Antoine BIOY Anne MAQUET
Se former à la relation d’aide
Concepts, méthodes, applications
Se former à la relation d’a...
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Antoine BIOY Anne MAQUET
Se former à la relation d’aide
Concepts, méthodes, applications
Se former à la relation d’aide
Collection Psychothérapies LES PSYCHOTHÉRAPIES Jean AUDET, Didier KATZ Précis de victimologie générale Christian BALLOUARD Le travail du Psychomotricien Valérie BOUCHERAT-HUE et al. Les psychothérapies analytiques en institution Annie BOYER-LABROUCHE Manuel d’art-thérapie Sylvie CADY Psychothérapie de la relaxation Marie-Claire CÉLÉRIER Psychothérapie des troubles somatiques Olivier CHAMBON, Michel MARIE-CARDINE Les Bases de la psychothérapie Jean-Pierre CHARTIER Guérir après Freud Gérard DUCOURNEAU Eléments de musicothérapie Edmond GILLIÉRON • Le Premier Entretien en psychothérapie • Manuel de psychothérapies brèves Gérard LOPEZ, Aurore SABOURAUD-SÉGUIN et coll. Psychothérapie des victimes Edmond MARC Le changement en psychothérapie Christine MIRABEL-SARRON, Bernard RIVIÈRE Précis de thérapie cognitive Christine MIRABEL-SARRON, Luis VERA L’Entretien en thérapie comportementale et cognitive Henri PAUMELLE Le rôle du corps en psychothérapie Martine RUSZNIEWSKI Le Groupe de parole à l’hôpital SAMI-ALI et al. Manuel de thérapies psychosomatiques Bertrand SAMUEL-LAJEUNESSE, Christine MIRABEL-SARRON, Luis VERA, Firouzeh MEHRAN et coll. Manuel de thérapie comportementale et cognitive Claudine VACHERET et al Pratiquer les médiations en groupes thérapeutiques Luis VERA, Christine MIRABEL-SARRON Psychothérapie des phobies
L’ENFANT, L’ADOLESCENT ET LA FAMILLE Tony ATTWOOD Le syndrome d’Asperger Annie ANZIEU, Loïse BARBEY, Jocelyne Bernard-Ney, Simone Daymas Le Travail du dessin en psychothérapie de l’enfant Annie ANZIEU, Christine ANZIEU-PREMMEREUR, Simone DAYMAS Le Jeu en psychothérapie de l’enfant Maurice BERGER
Le Travail thérapeutique avec la famille Gérard BLÉANDONU • Les Consultations thérapeutiques parents-enfants • Le Soutien thérapeutique aux parents Sylvie CADY L’enfant allergique Colette COMBE Soigner l’anorexie Solange COOK-DARZENS Thérapie familiale de l’adolescent anorexique Nicole FABRE Le Travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant Jean-Marie GAUTHIER et al. • Le Corps de l’enfant psychotique • L’Observation en psychothérapie d’enfants Gisèle GEORGE, Luis VERA La Timidité chez l’enfant et l’adolescent Marie-Rose MORO Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants Pierre PRIVAT, Dominique QUÉLIN-SOULI-
GOUX
L’enfant en psychothérapie de groupe Jean-Luc SUDRES L’Adolescent en art-thérapie
L’ADULTE ET LA PERSONNE ÂGÉE Pierre CHARAZAC • Psychopathologie du patient âgé et de sa famille • Introduction aux soins gérontopsychiatriques Marguerite CHARAZAC-BRUNEL Prévenir le suicide Marie-Claire CÉLÉRIER et al. La rencontre avec le malade Marie-Bernard CHICAUD La Crise de la maladie grave Maurice CORCOS, Mario SPERANZA et al. Psychopathologie de l’alexithymie Jean-Paul DESCOMBEY Précis d’alcoologie clinique Alberto EIGUER Clinique psychanalytique du couple Christian LACHAL, Lisa OUSS-RYNGAERT, Marie-Rose MORO et al. Comprendre et soigner le trauma en médecine humanitaire Henri GOMEZ Soigner l’alcoolique Laurent MORASZ • Le Soignant face à la souffrance • Comprendre la violence en psychiatrie Alain MOREL, François HERVÉ, Bernard FONTAINE Soigner les toxicomanes Alain MOREL et coll. Prévenir les toxicomanies
Antoine BIOY Anne MAQUET
Se former à la relation d’aide Concepts, méthodes, applications
Ce pictogramme mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, particulièrement dans le domaine de l’édition technique et universitaire, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les
établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20 rue des GrandsAugustins, 75006 Paris).
© Dunod, Paris, 2003 ISBN 2 10 007819 4 /B3 93@ 0;09D@3@ 3A 1B3# =G205<57>B3 B3993 3993@ @<;A 7;1=
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
1 PARTIE 1
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
FONDEMENTS DE LA RELATION D’AIDE Chapitre 1. De l’humain à la relation d’aide Spécificité de l’homme et perspectives thérapeutiques Qu’est-ce que l’humain ? 5 • Le partage, donnée inhérente à une rencontre 6 • Responsabilité et manipulation 8 • La recherche de la vérité ? 10 Place du savoir Des connaissances plurielles 11 • Place du patient dans le champ du savoir 11 • Quel savoir pour le thérapeute ? 13 • Subjectivité et irrationalité chez l’homme 13 • Place des croyances 15 Centration sur la personne Un autre en face de soi 15 • Un autre qui vit 16 Chapitre 2. Du mouvement humaniste à la pratique rogérienne Les grands courants préhumanistes Précurseurs de la psychologie 19 • Naissance et développement de la psychologie 20 • Naissance du courant humaniste 21 Carl Rogers et Abraham Maslow, deux grandes figures du courant humaniste Carl Rogers 21 • Abraham Maslow et la pyramide des besoins 23 Counseling Débuts 24 • Qu’est-ce que le counseling ? 25 • Le groupe de counseling 26
5 5
11
15 19 19
21 24
VI
SE
FORMER À LA RELATION D’AIDE
Introduction à la relation d’aide Définition et champs d’application 27 • Qualité de la relation d’aide 27 • Comment créer une relation d’aide ? 28
27
Chapitre 3. Principes fondateurs Éthique globale de l’homme Liberté et autodétermination 33 • Notion de responsabilité et de choix 34 • Abord thérapeutique de l’homme libre, responsable, effectuant des choix 36 Individu en développement Dynamique du mouvement progressif et maturation personnelle et sociale 37 • Recherche de l’expression personnelle 38 • Modalités de développement personnel 39 Notion d’inconscient Entre inconscient et « boîte noire » 40 • Humilité du thérapeute 41 • Priorité au changement 43 Éléments de croissance et d’arrêt au changement Événements de vie 44 • Le social et son action 45
33 33
37
40 44
PARTIE 2 MÉTHODE HUMANISTE Chapitre 4. Attitudes thérapeutiques Recevoir une demande Écoute Définition 50 • Les trois niveaux d’écoute 51 Acceptation Définition et expressions 54 • Effets 54 Absence de jugement Définition 55 • Jugement en thérapie 56 Empathie Définition 57 • Expression et condition d’être 57 Congruence Définition 58 • Expression 58
49 49 50
Chapitre 5. Techniques thérapeutiques Questions ouvertes et fermées Définition 61 • Avantages 61 • Utilisation 62 • Limites 62 Reformulation du contenu Définition 63 • Avantages 63 • Utilisation 64 • Limites 64 Reformulation des émotions Définition 64 • Avantages 65 • Utilisation 65 • Limites 66 Technique du reflet Définition 66 • Avantages 67 • Utilisation 67 • Limites 67
61 61
54 55 57 58
63 64 66
DES MATIÈRES
VII
Écho Définition 67 • Avantages 68 • Utilisation 68 • Limites 68 Clarification Définition 69 • Avantages 69 • Utilisation 69 • Limites 69 Focalisation Définition 70 • Avantages 70 • Utilisation 70 • Limites 71 Confrontation Définition 71 • Avantages 71 • Utilisation 71 • Limites 72 Silences Définition 72 • Avantages 72 • Utilisation 73 • Limites 74
67
Chapitre 6. Cadres de pratique Place du symptôme dans un suivi thérapeutique Visages du symptôme 75 • Demande du patient 76 • Lâcher prise du patient 77 • Lâcher prise du thérapeute 78 Cadre institutionnel de la pratique humaniste Comment définir un cadre 80 • Variabilité du cadre 80 • Pratique libérale 81 • Pratique institutionnelle 83 Cadre particulier de la pratique : le groupe Caractéristiques générales du groupe 84 • Non-directivité et rôle du facilitateur 85 • Comment devenir facilitateur 87 • Changements par le travail de groupe 87
75 75
TABLE
69 70 71 72
80 84
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PARTIE 3 PRATIQUE CLINIQUE Chapitre 7. Le thérapeute et son patient 91 Assises de la pratique psychothérapeutique humaniste 91 Vision générale du patient 91 • Confiance en soi 92 • Objectifs thérapeutiques 93 • Cadre social de la pratique humaniste 93 • Abord thérapeutique 95 Qu’est-ce qu’être psychothérapeute humaniste ? 95 Le terme « thérapeute » 95 • Ressources de la fonction de thérapeute 96 • Être et apprendre à être 99 Place de la relation en pratique humaniste 100 Efficacité de la relation d’aide : l’alliance thérapeutique 100 • Dépendance envers le thérapeute 101 • Mouvements transférentiels 102 • Fin du suivi 103 Chapitre 8. Liens à l’environnement 105 Liens naturels 105 Notions d’écosystème 105 • Notions de liens 106 • Liens en relation thérapeutique 107
VIII
SE
FORMER À LA RELATION D’AIDE
Interactions et handicaps 108 Interactions familiales 108 • Dépendance dans la naissance du handicap 110 Quand la dépendance devient pathologique 111 Dépendance pathologique 111 • Processus progressif 111 • Place de la souffrance 113 • Le patient dépendant en consultation 114 Pathologies du relationnel 114 Codépendance 114 • Autres dépendances du relationnel 116 Chapitre 9. Place des émotions Qu’est-ce qu’une émotion ? Définir une émotion 119 • Émotion et cognition : primat de la poule ou de l’œuf ? 120 À quoi sert une émotion ? Les émotions nous informent 120 • Les émotions nous servent à nous « dire » 122 Les quatre genres d’expériences émotionnelles Les émotions simples 122 • Les émotions complexes 123 • Les émotions réprimées 123 • Les pseudos émotions 124 Travail avec les émotions Du symptôme à l’émotion 126 • Place des émotions dans les étapes du processus thérapeutique 128
119 119 120 122 126
PARTIE 4 CADRES D’ACTION SPÉCIFIQUES Chapitre 10. Afflictions à caractère chronique Dynamique et rupture temporelle dans la vie du patient Définir les afflictions chroniques 135 • La question du temps 136 • Irruption de la pathologie 137 • Moments symptomatiques 139 • Entre absence et présence du symptôme 140 La maladie en compagnon de vie Place de la souffrance 141 • Différence, rejet et exclusion 143 • Un nouvel équilibre à trouver 144 • Notion de culpabilité 145 Du médical à la prise en charge psychothérapeutique L’individu médicalisé 146 • Place des examens et prise en charge 148 • Prise en charge psychothérapeutique 149
135 135
141 146
Chapitre 11. Accompagnement palliatif 155 Définir le palliatif 155 Le palliatif : une histoire courte 155 • Comment définir les soins palliatifs ? 157 • Prise en charge de la souffrance au premier plan 158
TABLE
DES MATIÈRES
IX
Le temps du palliatif 160 Un temps de renoncement 160 • Un temps de vérité 161 • Un temps de crise existentielle 161 • Un temps de reconstruction 162 Qu’est-ce que l’accompagnement ? 163 Une attitude plus qu’un rôle 163 • Peurs du mourant et accompagnement 164 Étapes de l’accompagnement 165 Favoriser une relation de parole 165 • Identification et gestion des émotions 165 • Identification et gestion des émotions venant des soignants 166 • Attitudes en relation d’aide 167 Chapitre 12. Le monde de la filiation et de l’enfance Figures d’enfant La filiation 171 • Le désir d’enfant 171 • L’enfant imaginé 173 • Le blanc d’enfant 175 • Pré-naissance et naissance 176 • De l’enfant imaginé à la découverte de l’enfant réel 176 • Choix du prénom 177 Fœtus in vivo Le bébé est une personne 178 • À la recherche de son histoire 179 Interactions parentales dans la vie de l’enfant Développement du nourrisson 180 • Stade pré-objectal 180 • Angoisse de séparation 181 • Place des apprentissages et les bases de l’affirmation de soi 182 • Adolescence 183 Supports thérapeutiques de l’enfant Le dessin, présentation 185 • Dessin dirigé 186 • Attitudes et techniques thérapeutiques 188
171 171
CONCLUSION
195
BIBLIOGRAPHIE
197
INDEX
201
178 179
185
INTRODUCTION
L
a relation d’aide : une expression qui semble signifier simplement ce qu’elle est, par sa seule énonciation. Pourtant, sa pratique relève d’une certaine expertise. Elle se construit dans un espace professionnel, et répond à des objectifs précis. Cette pratique, ou peut-on déjà dire cette attitude d’un praticien envers son patient, a été particulièrement développée dans le champ de la psychologie humaniste de Abraham Maslow et de Carl Rogers. La pratique de ce dernier a donné lieu à un courant particulier : le counseling, une forme d’aide centrée sur la personne. Beaucoup des principes humanistes sont enseignés sans être nommés tels quels, particulièrement dans le cursus soignant. La psychologie humaniste et son apport premier dans la compréhension de la relation d’aide ont « infiltré » les pratiques et le langage courant. À l’instar de la psychanalyse, son savoir s’est vulgarisé. Des termes comme « empathie », « écoute active » ou encore « alliance thérapeutique » s’entendent souvent, sans toujours que l’énonciateur l’utilise dans un cadre conceptuel adéquat. Nous souhaitons donc, dans cet ouvrage, offrir à tout psychothérapeute formé ou en formation un support pour comprendre les tenants et aboutissants de la relation d’aide : son cadre, ses méthodes, sa pratique, ses objectifs. Au fil des pages, ces différentes notions seront vues en détail. Mais comme son nom l’indique, la psychologie humaniste possède avant tout pour préoccupation l’humain, et particulièrement les relations entre un être humain et sa dynamique de vie. Il ne saurait donc être question ici de prétendre aborder et éclaircir toutes les situations pouvant se présenter au thérapeute humaniste. Il s’agit de préciser les bases fondamentales pour comprendre cette culture de prise en charge psychothérapeutique, et les connaissances nécessaires pour l’appliquer à chaque patient, dans sa singularité.
PARTIE 1
FONDEMENTS DE LA RELATION D’AIDE
Chapitre 1
DE L’HUMAIN À LA RELATION D’AIDE
L
a relation d’aide constitue une modalité de rencontre bien particulière entre deux êtres humains. Avant même de définir le terme de « relation d’aide » plus avant, il est utile de préciser le cadre de cette rencontre, à la fois ses présupposés comme ses déterminants. La relation d’aide prenant corps au sein d’une relation dite thérapeutique, c’est-à-dire visant à aider une personne qui en fait la demande, ce mode relationnel est celui qui y est ici décrit dans ses fondements.
SPÉCIFICITÉ
DE L’HOMME ET PERSPECTIVES
THÉRAPEUTIQUES
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Qu’est-ce que l’humain ? Malgré le titre de cette partie, il serait très prétentieux de notre part de penser exposer exhaustivement ce qu’est l’être humain. Voyons-en cependant quelques aspects, qui peuvent amorcer une pensée plus large sur le thème. En particulier, certaines caractéristiques qui interviennent très directement en relation d’aide. • En premier lieu, l’être humain est différent de l’animal. Il possède des comportements qui lui sont propres, qui témoignent d’une vie psychique bien spécifique. Il en est ainsi, par exemple, du suicide comme solution à une souffrance devenue intolérable. Si l’on a cru pendant longtemps que le suicide tel que nous venons de le définir se retrouvait dans les comportements animaux, l’éthologie nous apprend aujourd’hui qu’il n’en est rien. • L’être humain possède un cœur et un cerveau. Exprimé de façon moins métaphorique, l’homme possède une intelligence cognitive
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FONDEMENTS
DE LA RELATION D’AIDE
(traitement de l’information, capacités mnésiques, etc.) et une intelligence affective (il ressent émotionnellement des situations, des pensées, etc.). • L’humain est un être communicant. Cette communication est consécutive à un besoin inné de contact, de mise en relation avec autrui, de partage. Il peut s’agir d’une demande formelle (réalisation de tâche), mais aussi informelle mais tout aussi vitale (exprimer un sentiment, susciter un geste affectueux, etc.). • L’humain est un être de langage. Ce langage peut être de différents niveaux, mais là aussi, il est spécifique à l’humain. Si l’on ne considère que le langage verbal, on sait ainsi que l’homme est le seul être vivant à pouvoir s’exprimer au conditionnel. Il construit un « monde du possible », établit des projets qu’il peut décrire par avance, avant même toute tentative de réalisation. Il peut construire un lieu de projections et de désirs, un « second monde » pour reprendre les travaux de Pierre Oléron (1978). • L’être humain s’inscrit dans le temps, mais son parcours n’est pas linéaire. Comme tout être vivant, l’humain possède un passé, un présent mais aussi un futur. Ce temps se construit à plusieurs, il est peuplé de rencontres avec d’autres personnes qui vont l’influencer, ou l’ont déjà fait. Si ce temps de vie peut être pensé chronologiquement, il faut bien percevoir que dans les faits, l’humain est en perpétuelle transaction non seulement avec son passé (expériences vécues qui influencent ses choix présents) mais aussi avec son futur (analyse des diverses situations se présentant, analyse du « coût » et de ses « bénéfices »). Ces points sont importants à souligner lorsque l’on entre en relation avec un être humain dans un contexte de relation aidante. En effet, on touche alors à un monde intérieur complexe et riche. Un être qui pense, qui ressent, qui agit, et avec qui l’interaction est inévitable. En situation thérapeutique, cette interaction va être à la fois le fruit d’une histoire, d’un présent douloureux, mais elle s’inscrit également dans la perspective d’un futur souhaité plus serein. Pour autant, cette rencontre n’est pas unilatérale, et ce sont bien deux histoires qui se croisent et se rencontrent : celle du thérapeute et celle de celui qui demande son aide. Ainsi, le discours du patient vient réveiller immanquablement des éléments similaires vécus que l’aidant a pu connaître. Ce sont des humains qui se rencontrent et qui, finalement, partagent quelque chose qui leur est intime. Le partage, donnée inhérente à une rencontre Il ne peut y avoir de rencontre sans partage, et ce partage est même au cœur du processus thérapeutique. Nous parlons ici du partage
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DE L’HUMAIN
À LA RELATION D’AIDE
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humain, c’est-à-dire de cette forme de communication où l’un et l’autre des protagonistes vont se reconnaître comme des individus à part entière. Certes, le patient arrive avec une demande, le plus souvent symptomatique : « Je me sens assez déprimé », « Je ne supporte plus ma vie », « Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à être heureux », « J’aimerais comprendre pourquoi cette maladie est là », etc. Pour autant, ce qui est demandé en premier lieu au thérapeute par le patient est qu’il le reconnaisse en tant qu’être, qu’il lui donne une place en tant que tel. C’est d’ailleurs le sens symbolique d’une acceptation de suivi : « Oui, je te reconnais en tant qu’être, et être souffrant. Ta souffrance est digne d’intérêt, car toi-même tu es digne d’intérêt. » Cette acceptation d’un suivi va se poursuivre par des séances, régulières et fixes, où vont s’échanger des données de l’ordre de l’intime. Le patient se raconte, au travers de son symptôme, et est amené, voire invité, à dire des choses de lui-même et de sa vie. Il s’agit bien sûr de son propre regard, loin de toute objectivité, mais c’est précisément là que se situe la vraie intimité. Cette donnée ne concerne en effet que superficiellement les données personnelles du patient (mode de vie, deuils, viols éventuels, problèmes de boisson ou autre). L’intimité a à voir avec la façon dont le sujet les vit, les appréhende, les comprend. Le thérapeute est peu à peu amené à entrer dans la crypte étrange du conscient et de l’inconscient de son patient, à voir par les yeux de l’autre. C’est là qu’intervient une autre notion importante : celle de responsabilité. La responsabilité du patient tout d’abord. Le patient est invité à dire ce qu’il ressent, ce qu’il pense, avec l’étendue de sa subjectivité, d’une situation, d’une personne, d’une action particulière. L’espace thérapeutique est un espace où le seuil de responsabilité est abaissé : le patient peut livrer ce qu’il souhaite, comme il l’entend. Insulter par procuration une personne, dire un fantasme, avouer ses transgressions en toute impunité. Le thérapeute est là pour l’écouter et l’aider sans jugement. Tant que la parole est le véhicule du conditionnel et de la subjectivité du patient, la notion de responsabilité passe au second plan. Seul le passage à l’acte est répréhensible, parfois pénalement, mais dans le propos qui nous intéresse ici, il n’en est pas question. Nous parlons de vie psychique, du partage de l’intime dans ce lieu bien particulier qu’est l’espace thérapeutique. Pour autant, cet abaissement du seuil de responsabilité du patient n’empêche pas une certaine culpabilité, ou honte. Culpabilité à haïr un père absent, honte pour des pensées que le patient juge lui-même anormales, voire amorales. Mais c’est bien au prix de cet abaissement du seuil de la responsabilité du patient que cet échange est possible, que ce matériel affectif de la culpabilité peut surgir.
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FONDEMENTS
DE LA RELATION D’AIDE
Pour autant, la responsabilité du patient n’est pas transférée au thérapeute. En allant plus loin, on pourrait même dire qu’il s’agirait d’une faute professionnelle. Le thérapeute n’est pas le garant d’une certaine morale, n’est pas un guide du « bien penser » ou de la bonne tenue. Il saisit le matériel qui lui est offert pour le remanier dans une construction à deux, sans autre forme de jugement. Si, nous le verrons, replacer le patient au centre de sa responsabilité va être l’un des soucis majeur en thérapie, la condition à cela est qu’à aucun moment le thérapeute ne se soit fait le porte-parole de la responsabilité du patient. Qu’à aucun moment le patient ne se confronte au regard réprobateur de son thérapeute ou entende des phrases comme : « Un fils peut-il haïr son père en toute impunité ? » ou : « Ce que vous évoquez est trop violent pour que vous puissiez encore y penser. » Pour autant, le thérapeute possède sa propre responsabilité : celle que lui donne sa profession tout d’abord, au travers d’un code de déontologie qu’il épouse en même temps que son métier. Ne pas nuire au patient et ne pas aller à l’encontre de ses libertés sont des règles de base importantes parmi d’autres. Également, le thérapeute est responsable des outils thérapeutiques qu’il utilise, et de la façon dont il les emploie. Responsabilité et manipulation Notons dès à présent la légitimité d’un questionnement qui concerne toute forme de suivi thérapeutique : la place de la manipulation dans le processus d’entraide. En effet, le patient est un être en demande. Il est fragilisé par un symptôme, une situation, et demande de l’aide à ce propos. Tout cela concourt à inscrire la relation qui l’unit au thérapeute dans une forme d’inégalité. Si le patient garde la liberté de changer de thérapeute, de dire « oui » ou « non » à un suivi avec une personne donnée, pour autant sa situation s’inscrit dans une grande fragilité. Souvent désespéré, dans la difficulté de trouver une solution à son problème par lui-même (sinon, pourquoi viendrait-il ?), le patient se place dans la position de demandeur. Il vient chercher une réponse et place ainsi le thérapeute dans la position du sujet « supposé savoir », pour reprendre la célèbre formule du psychanalyste Jacques Lacan. « Moi je ne sais pas, mais lui va me dire comment faire » est une pensée qui sous-tend la quasi-totalité des demandes de suivis thérapeutiques. Tel un enfant faisant confiance à ses parents, le sujet est prêt à essayer les solutions que lui propose l’autre. Bien sûr elles ne viendront pas, puisque le travail thérapeutique consiste à aider le patient à se forger ses propres solutions par lui-même et non le conseiller par des voies toutes faites. Pour autant, cette illusion est présente dans chaque début de suivi, au moins comme désir et parfois comme désir verbalisé par le patient.
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DE L’HUMAIN
À LA RELATION D’AIDE
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Cela dit, l’aide à trouver ses propres solutions passe par des techniques données que le patient est prêt à recevoir, puisqu’il vient justement les chercher. La focalisation sur un thème du discours, la clarification d’un propos, la confrontation entre deux pensées énoncées, etc., sont toutes des techniques de type communicationnel et toutes sont basées sur le principe de suggestion. Même l’interprétation en suivi analytique n’échappe pas à la règle (Grünbaum, 1993). Il ne peut y avoir d’échanges, de mise en relation entre deux êtres humains sans communiquer. « On ne peut pas ne pas communiquer » dit le psychologue Paul Watzlawick (1979). Or la manipulation est inhérente à toute forme de communication. La psychologie s’est d’ailleurs maintes fois penchée sur les formes de manipulation en communication humaine (Joule, Beauvois, 1987). Lorsque l’on échange un propos, que l’on construit un argumentaire, on le fait en fonction de celui auquel on s’adresse, avec un désir de convaincre plus ou moins important. On manipule son propos pour manipuler la pensée de l’autre. Qu’est-ce à dire dans la situation thérapeutique ? Que le thérapeute tente de manipuler son patient ? En partie, oui. En lui suggérant d’arrêter son propos à un moment donné, en lui demandant d’expliciter une parole, etc. Il attire son attention sur un point précis, et tente de lui offrir une nouvelle perspective aux situations qu’il expose. Et c’est précisément sur ce point que la notion de responsabilité prend tout son sens. Si le thérapeute le fait, il doit agir dans le sens du bien de son patient, en accord avec les objectifs que celui-ci a fixés, dans le respect strict de la déontologie qui guide sa pratique. Il agit avec tout le poids de son expérience, avec la conscience de la portée de sa pratique sur un sujet, et dans le respect de ce dernier. Ce qui l’autorise à le faire, c’est également le libre-arbitre du patient en face de lui, sa capacité à refuser ce qu’il lui est proposé. Au thérapeute de ne pas « forcer la porte » : suggérer n’est pas imposer, mais une invitation à voir les choses autrement. Notons tout de même que si le thérapeute suggère quelque chose à son patient, ce principe de suggestion joue de façon croisée. Ainsi, un patient qui dit à son interlocuteur : « Je n’en peux plus, je n’y arrive pas, c’est trop dur pour moi » suggère au thérapeute qu’il faut l’aider et parfois que lui seul peut l’aider. Il est important que ce dernier soit très au fait de cette dimension pour pouvoir agir. Également, que dire d’un patient qui dépeint un membre de sa famille comme un tortionnaire sans vergogne si ce n’est une tentative de manipulation implicite pour rallier le thérapeute à sa façon de voir, et conforter son système de pensée ? Une part du travail de ce dernier est précisément de ne porter aucun jugement non seulement sur le patient, mais également sur les faits exprimés. Cela n’offre en effet aucun intérêt, seules comptent la recherche de solution et la construction de perspectives nouvelles permettant au patient de sortir de la situation qui le met en souffrance.
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FONDEMENTS
DE LA RELATION D’AIDE
La recherche de la vérité ? Même la pire situation exposée par un patient ne peut constituer en soin un socle à un dialogue thérapeutique. En effet, ce qui piège un patient n’est pas une expérience, même aussi humainement révoltante qu’un abus sexuel, mais la façon dont il l’a traversée. Discuter d’une situation ne peut mener de la part du thérapeute qu’à un sentiment de compassion, qui peut un temps apaiser le patient mais qui ne peut l’aider. Il ne vient pas chercher un témoin mais un aidant. La compassion (comme la pitié) est un sentiment piège pour le thérapeute, car elle empêche tout travail constructif. Sortir des faits pour passer à celui des émotions et du vécu est une nécessité thérapeutique, car c’est là que se trouve la cage dans laquelle le patient est enfermé. Cette idée, importante, signifie aussi qu’un événement lourd peut être non problématique pour le patient qui aura su le gérer. À l’inverse, un incident qui paraît mineur peut tout à fait mettre le patient dans un sentiment d’angoisse important et avoir une emprise mortifère sur celui-ci. Aussi le thérapeute doit sortir des faits pour s’intéresser au poids subjectif que le patient accorde à ses propos et aux événements qu’il rapporte. La gestion du vécu, principalement émotionnel mais aussi cognitif – ces deux notions étant liées chez l’être humain –, est le but de tout suivi thérapeutique et en particulier psychothérapeutique : l’art de soulager non l’esprit mais par l’esprit. Un autre écueil pour le thérapeute pourrait être de valider les faits apportés par le patient, de les considérer juste ou faux. Là encore, la recherche de la vérité ne peut se concevoir en situation thérapeutique. En effet, il est impossible de dire si un événement rapporté par le patient est vrai ou non, même si cet événement est dit avec la plus grande sincérité. Par exemple, un souvenir d’inceste ne saurait être validé en tant que tel. Le poids du récit et de la panique qui accompagne sa « révélation » ne signe en rien la véracité du propos, même si encore une fois le patient peut le relater le plus sincèrement du monde. Les fantasmes sont parfois si présents qu’ils possèdent une allure réelle. Même s’il est important de se poser la question du signalement dans les cas où le thérapeute n’est plus soumis au secret professionnel (abus sur enfant, par exemple), pour autant l’espace thérapeutique n’est pas un lieu de révélation judiciaire. Il n’en possède ni la fonction, ni la prérogative. La seule vérité à prendre en ligne de compte pour le thérapeute est celle de la parole du patient, c’est-à-dire de son appréhension subjective des choses, du poids de son symptôme pour lui. Le travail thérapeutique est toujours un travail qui se fait dans la subjectivité de l’autre, du patient. À la fois matériau et levier thérapeutique, cette subjectivité est primordiale. On peut cependant se poser la question de savoir par quelle approche cette subjectivité peut être abordée.
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PLACE
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DU SAVOIR
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Des connaissances plurielles Nous l’avons dit, le patient vient chercher une aide à ses difficultés auprès d’un thérapeute à qui il prête un certain savoir. Il est dans le fantasme, l’illusion, d’un savoir tout-puissant pouvant lui venir en aide. Cette place particulière du savoir est à interroger, car elle est centrale dans le travail thérapeutique. Première observation : les modèles du savoir se conjuguent au pluriel. Dans le champ de la « psy » (psychologie, psychiatrie, psychanalyse, psychopathologie, psychothérapie) on assiste même à une construction qui rappelle le mythe de la tour de Babel. Des « peuples psys » réunis autour d’une même idée, d’un même travail : la connaissance de l’homme, mais qui n’arrivent pas à s’entendre, qui n’usent pas du même langage. Le savoir isole. Pour autant, il est indispensable. Comment prétendre en effet pouvoir aider l’autre si un certain savoir n’est pas présent pour soutenir une action ? Seconde observation : le savoir de chacun est motif à querelles. En effet, être le dépositaire d’une certaine science, d’une certaine compréhension des choses mais savoir que cette vision n’est pas unique incite à vouloir la défendre. Quoi de plus légitime ? Cependant, la confrontation des points de vue consiste souvent en un dialogue de sourds. Les arguments s’opposent, et l’autre est toujours l’ennemi, celui qui est dans le faux. Or si nous avons dit que la vérité n’existait pas en thérapie, il en est de même pour les savoirs qui les sous-tendent. Tous les modèles de pensée à l’heure actuelle ne sont que des façons de penser l’individu, le patient. Aucune n’est vraie, elles correspondent à des approches les plus explicatives des conduites humaines. Rien de plus, et pourtant c’est essentiel. Un exemple à cela est la notion d’inconscient. Qui peut prétendre actuellement prouver l’existence de l’inconscient ? Nul ne le peut sérieusement. Comme l’a écrit Freud, il s’agit d’une hypothèse, « l’hypothèse de l’inconscient », sur laquelle peut se construire une modélisation, une explication semblant rendre compte de la dynamique psychique d’un individu. Mais nulle vérité absolue dans cette idée, juste une intuition géniale et salutaire qui fonde une modélisation de l’appareil psychique. Place du patient dans le champ du savoir Dans tout ce capharnaüm théorique, un seul savoir prévaut : celui du patient. Puisque la thérapie s’intéresse à lui, à sa subjectivité, mais aussi aux ressources qui lui appartiennent et que l’on va mobiliser pour qu’il
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puisse construire « sa » solution, il faut bien admettre qu’il est détenteur de son propre savoir. En exposant sa situation, la façon dont il voit le monde et le poids des événements qui le concernent, le patient nous livre son savoir intime sur son monde intérieur. Le thérapeute doit être en premier lieu à l’écoute de ce savoir. Certes, de son côté, il met en œuvre des techniques qui lui sont propres et c’est sur ce point précis que s’appuie la notion d’expertise. Sa profession, sa connaissance, son savoir intellectuel ne le placent pas dans la position de celui « qui sait » (ce dont souffre le patient, ce qu’il faudrait faire) mais dans celle d’aidant, de celui qui va accompagner le patient à l’aide d’outils qui lui sont propres. On pourrait prendre ici l’image du passeur. Le patient est au bord d’une rivière, et veut quitter la rive où il se trouve. Il dit ne pas savoir nager, ne pas trouver de pont. Il fait appel au passeur pour monter dans sa barque. Le patient/passager lui indique son souhait de changement d’environnement, son désir d’atteindre un nouveau rivage où il pense être plus heureux. Au fil de la course, il va devoir choisir un chemin, indiquer au passeur quel endroit il souhaite explorer pour ensuite déterminer où la course se termine. Le passeur/thérapeute est là pour mener la barque en fonction non seulement de la demande du patient/passager, mais aussi en fonction de sa connaissance de la navigation fluviale (un savoir qui se paie !). L’expertise du thérapeute porte sur la technique, mais c’est bien au patient que revient la notion de savoir. Si le thérapeute décide qu’il sait où il doit déposer son passager, nul doute que la course sera insatisfaisante et ratée. Dans ce schéma, le patient est à la fois auteur et acteur de sa parole et de ses choix et ne doit pas en être privé par le thérapeute, ou ce dernier perd immanquablement sa fonction d’aidant. La demande ne sera pas satisfaite. Le voyage en barque est l’exploration par le patient de lui-même, de ce qu’il est, de ce qu’il produit en termes d’actes et de sens qu’il donne à son parcours, à sa vie. La thérapie possède cette fonction essentielle de non seulement permettre au patient d’accéder à une certaine connaissance de soi, mais surtout à un vrai souci pour soi. De toucher pour le patient sa propre intimité, ce qu’il est en tant qu’être ressentant et possédant une identité. Cette notion est fondamentale puisque bon nombre des patients qui demandent de l’aide semblent avoir perdu leur propre identité. Oscar Wilde disait que : « vivre est la chose la plus rare. La plupart des gens se contentent d’exister ». La thérapie est l’un des moyens possibles pour accéder à sa propre vie. Ce n’est pas le seul, bien sûr, mais c’est en tout cas celui qui, à un moment donné, paraît le plus opérant pour le patient. Là encore, il est utile de bien percevoir qu’il s’agit d’un acte
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volontaire, l’expression d’une pulsion de vie : outre cas bien particulier, c’est toujours le patient qui vient vers le thérapeute et non l’inverse. Quel savoir pour le thérapeute ? Nous avons décrit le « savoir connaissance », les théories, comme un élément qui freine les processus thérapeutiques plus qu’il ne les encourage. Seules les émanations des théories sous la forme de pratiques, de techniques suffisamment malléables pour préserver et utiliser le savoir du patient peuvent avoir une utilité. C’est ce qu’il est possible de nommer « savoir faire » et « savoir être ». « Savoir faire » tout d’abord. Il s’agit de façon globale de l’habileté communicationnelle du thérapeute, des techniques qu’il emploie, et de sa vision globale des processus en jeu chez le patient qui vont soustendre son action. Le savoir faire est utile, mais ne peut se suffire à lui seul. Pour être véritablement opérant, le thérapeute doit faire montre de « savoir être », c’est-à-dire de son implication en tant qu’être humain en interaction avec un autre. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces données, importantes en relation thérapeutique. Insistons simplement ici sur cette rencontre entre deux individus qui vont partager ce qu’ils sont, avec un objectif assigné par l’un et l’aide éclairé de l’autre. Balint, médecin psychanalyste, parlait d’une rencontre entre « une confiance » et « une conscience » : cette phrase d’un autre siècle reste toujours d’actualité. Confiance du patient envers son thérapeute, sa fiabilité et sa pratique, conscience pour ce dernier de ce dont il est investi, et des règles de son métier. Notons combien cette phrase inscrit la rencontre thérapeutique dans un principe de relation forte, emprunt par-là même d’éléments subjectifs importants.
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Subjectivité et irrationalité chez l’homme Le cerveau humain, comme la nature, a horreur du vide. Le besoin de comprendre constitue souvent une nécessité impérieuse, et proportionnelle au degré de souffrance d’un individu. « J’ai besoin de savoir ce que j’ai pour me défendre » est une phrase entendue couramment, prononcée par les patients. Parfois cependant, la science ou simplement les événements ne peuvent répondre rationnellement à des difficultés rencontrées. Ainsi, toute maladie ne possède pas encore une étiologie bien déterminée, certaines douleurs ont un caractère rebelle au-delà de la compréhension que l’on peut en avoir médicalement, des cas de ruptures amoureuses sont inexplicables pour celui qui les subit, etc. Le psychologue Jean-Pierre Deconchy (1984) a montré combien le recours à l’irrationnel constituait un chemin souvent emprunté lorsque les événements de la vie possèdent une origine non expliquée. Avant
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lui, l’école freudienne s’est intéressée à cette question avec une même conclusion : face à l’inexplicable, l’humain préfère des solutions irrationnelles plutôt que faire l’aveu de sa propre ignorance. Pourtant, chacun sait que la science évolue et que ce qui n’est pas explicable un jour peut l’être le lendemain. Pour autant, le besoin de compréhension se fait souvent impérieux, et chaque personne construit sa propre explication des choses lorsque la science ne le peut. Ainsi, un patient atteint d’une sclérose en plaques dont il attribuait la survenue au fait qu’il avait quitté le foyer familial à 18 ans, perdant tout contact avec ses parents. Également, une patiente avec un cancer du pancréas métastasé, qui voyait dans la survenue de cette pathologie la marque coupable de n’avoir pu accompagner sa sœur, elle-même atteinte d’un cancer, durant sa fin de vie. Parfois aussi, la réalité est si lourde que l’appel à l’irrationnel constitue une voie de salut non négligeable. Ainsi, une patiente persuadée qu’elle devait avoir une sorte de démon intérieur expliquant de multiples traumas arrivés dans sa vie (viol, maltraitance conjugale, etc.) et ses douleurs dorsales actuelles. Chaque fois qu’elle ressentait un mieux-être, « son démon quittait son corps » pour revenir sous la forme d’un envahissement par des araignées dans son appartement. Envahissement qui l’avait déjà fait déménager trois fois. Folie de la pensée ? Non, subjectivité construite et qui fait sens pour cette patiente. Troisième niveau où la subjectivité intervient, les explications que donnent les patients à leurs maux, même lorsqu’une explication « rationnelle » est présente. En effet, tout événement singulier, toute irruption de maladie possède un caractère d’étrangeté pour l’individu. Depuis l’enfance, l’être humain se forge un projet de vie. Se marier avec la maîtresse, puis sa mère, puis avec une femme qu’il aimera, être pompier, puis aviateur, puis mathématicien, etc. Quasiment à chaque instant, l’individu possède des projets, une idée de ce qu’il aimerait que sa vie soit. Or la maladie, les accidents de la vie, les deuils ne font pas partie de ces projets. On pense rarement que dans 5 ans, on aura un cancer ou que ses parents décéderont d’ici 10 ans. Quand de tels événements arrivent, ils font effraction dans la vie du sujet, ne correspondent pas à la trajectoire de la vie que se donne une personne ni à son sens. Il s’agit alors pour la personne d’inscrire ces événements dans la compréhension subjective qu’il a de sa vie, de lui donner du sens. Ainsi, cette patiente ayant un cancer pulmonaire du fait d’une tabagie importante, qu’elle savait être un risque : « De toute façon, je ne me suis jamais imaginé vivre vieille, je n’aime pas la vieillesse, sans doute que le destin m’a entendu. » C’est à partir de ce matériel que le travail thérapeutique va pouvoir se faire. Nous pourrions prendre l’exemple de ce qui est nommé « travail de deuil », et de l’aide qu’il nécessite parfois. Il s’agit bien là non pas
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d’oublier ce qui vient à disparaître (un conjoint, un membre amputé, etc.) mais bien d’apprendre à faire avec cette disparition : de vivre autrement avec une perte et de l’inclure dans un processus de vie pensé et vécu en toute subjectivité. Place des croyances La croyance constitue la forme de pensée subjective par excellence. Elle n’est fondée sur rien d’autre que sur la foi d’un individu ou de plusieurs, que l’on parle de croyances mystiques, religieuses ou plus particulières. Les croyances constituent une somme de savoirs subjectifs, plus ou moins organisés autour de rites mettant ces savoirs en pratique. Toutes les croyances sont des paris, au sens pascalien du terme. Chaque individu possède ses propres croyances. Est-il pour autant utile de les connaître pour bien prendre en charge une personne ? Il semble bien que non. En effet, même lorsqu’il s’agit d’une croyance « universelle » comme une religion, elle se vit différemment selon les individus qui la pratiquent. Or ce qui intéresse justement le thérapeute est la vision de la personne qu’il est amené à prendre en charge. Penser qu’il faut connaître les croyances d’une personne pour bien la prendre en charge revient à avoir une nouvelle fois recours au « savoir connaissance » dont nous parlions tout à l’heure, au risque de passer à côté de l’individuel du patient.
CENTRATION
SUR LA PERSONNE
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Un autre en face de soi Pour centrer son attention sur la personne en face de soi, il faut avoir la possibilité de penser cette personne. Qu’il le veuille ou non, le thérapeute possède lui aussi des croyances (ne serait-ce que la croyance qu’il peut aider l’autre) mais aussi un certain « cadre de pensée ». Ce cadre est la somme des études, des lectures, de l’expérience de vie mais aussi de l’expérience professionnelle du thérapeute. Ce dernier n’est jamais vierge de croyances et de présupposés. Ainsi, si un patient est dépressif, le thérapeute cherchera à évaluer le risque suicidaire, ce qu’il ne fera pas pour un autre profil. Si un patient est alcoolique, il recherchera éventuellement une « culture familiale » autour de l’alcool pour en démonter les mécanismes, etc. Cette capacité de questionnement en fonction de ses croyances est essentielle pour le thérapeute. Elle constitue le cadre de pensée qu’il va offrir à son patient, plus ou moins consciemment. Mais il s’agit surtout d’un point de départ. Comment en effet construire une trajectoire sans
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point de départ ? Comme tout point de départ, il s’agit progressivement pour le thérapeute de laisser de côté ses croyances et préjugés pour entreprendre un voyage avec le patient, celui de la thérapie. En clair, le thérapeute doit savoir réinventer sa clinique au contact du patient, presque découvrir une théorie du patient qui ne sera valable que pour lui seul. Là se situe réellement l’idée de la « centration sur la personne » si chère aux psychologues humanistes rogériens. Prendre en compte le patient dans sa globalité et la globalité de sa situation, et savoir réinventer sa pratique à son contact. Cette idée, même si elle paraît simple, voire évidente à mener, ne l’est pourtant pas. En effet, ce « point de départ » dont nous parlions tout à l’heure est si sécurisant pour le thérapeute… Il est si bon de savoir que sa patiente est hystérique et de ne plus se laisser surprendre par elle… Pour autant, est-on alors toujours en mesure d’écouter la vraie souffrance qui se cache derrière des « effets de langage » dramatiques, une verbalisation à outrance, des gestes théâtraux ? Les étiquettes ont parfois du bon, autant se le dire, puisque les processus de catégorisation font partie des processus humains normaux, et même de façon innée, y compris chez le praticien le plus chevronné ! Ces processus, le recours aux étiquettes et au « savoir connaissance », sont en tout cas inévitables et ne pas vouloir le reconnaître serait pour le thérapeute un déni bien préjudiciable à la rencontre humaine en situation thérapeutique. Ils ne constituent pas un frein à la thérapie, mais bien un solide point de départ pour débuter le travail, qu’il convient de lever peu à peu au fur et à mesure que se construit la relation. Un autre qui vit Pour autant, penser l’autre n’est pas uniquement le penser dans sa singularité humaine. La centration passe également par un intérêt pour son quotidien, son existence, et plus particulièrement la façon dont cet individu s’inscrit dans sa vie, sa « tension à vivre », à se sentir exister au travers de ses doutes comme de ses réalisations. Par ailleurs, placer la personne au centre de la thérapie va constituer la meilleure manière de le repositionner au centre de sa vie, lui redonner une identité au sein de son monde, ou plutôt de sa vision du monde. La thérapie s’achève d’ailleurs souvent lorsque le patient dit avoir retrouvé une certaine harmonie dans sa vie, ce qui revient bien souvent à avoir repris en main son existence, à avoir retrouvé le sentiment d’en être acteur, comme il est acteur de sa thérapie. De quelle façon ? C’est ce que nous voyons à présent…
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La relation thérapeutique est le cadre où va s’inscrire la relation d’aide : l’action d’une personne sur une autre pour l’aider à avancer dans sa vie, à gérer les situations d’arrêt qu’elle vit ou pense vivre. Cette relation est loin d’être anodine, et possède diverses dimensions importantes : l’intimité, la responsabilité, le jeu des croyances et de la subjectivité et la notion d’identité. Claude Béraud (2000) décrit la nécessité en situation d’aide de se placer dans une « quadruple disponibilité ». Temporelle d’abord, car pour parvenir à « […] soigner un malade, il faut s’asseoir auprès de lui et prendre le temps de l’écouter ». Une disponibilité intellectuelle ensuite, car « soigner implique l’acceptation des opinions de l’autre et de ses décisions ». Également, une disponibilité morale est nécessaire, car « soigner implique de ne porter aucun jugement sur des comportements qui ne sont pas conformes à ceux que les règles sanitaires conseillent ». Et enfin une disponibilité affective, car « soigner implique accueil et empathie ». Il serait très compliqué de définir ce qu’est un thérapeute. Mais quelqu’un pouvant mettre en place ces quatre disponibilités peut certainement prétendre en être un.
Chapitre 2
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e chapitre est consacré à présenter le courant humaniste, le replacer dans l’histoire de la psychologie et des différents apports de tout ce qui l’a précédé. Il présente ses grands maîtres, Carl Rogers et Abraham Maslow. Carl Rogers est souvent reconnu comme le spécialiste de la relation, de cette relation centrée sur la personne et dans la confiance de sa capacité à s’actualiser.
LES
GRANDS COURANTS PRÉHUMANISTES
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Précurseurs de la psychologie Le courant humaniste est une des écoles de la psychologie. Pour en comprendre son émergence, il est nécessaire de faire un rapide retour sur l’histoire et l’évolution de la psychologie. Celle-ci a en effet considérablement évolué depuis sa naissance, de ses premiers balbutiements aux nombreuses branches qui s’offrent aujourd’hui à l’être humain en quête de bonheur et de santé. Philosophes et religieux sont les premiers au Moyen Âge, et ce jusqu’au XVIIIe siècle, à se pencher sur l’étude des comportements humains, ce qui n’est pas sans influence, durant plusieurs siècles, sur le « contrôle » exercé par l’idéologie chrétienne selon laquelle la pensée humaine et l’âme n’étaient pas dissociées.
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Naissance et développement de la psychologie Wilhelm Wund1, reconnu comme le père fondateur de la psychologie scientifique, crée un siècle plus tard, en 1879, le premier laboratoire de psychologie, et est à l’origine d’une école de pensée qui prit plus tard le nom de « structuralisme », intégrant l’étude des structures des processus psychiques et d’introspection. Les premiers cours de psychologie font leur apparition dans la célèbre université de Harvard, à Boston. William James2 y enseigne son école de pensée dite « fonctionnaliste » ou « pragmatiste », étudiant les liens entre comportements et situations, et considérant que « la vérité est ce qui est pratique, utile ou efficace ». Chacun s’intéresse ici et là en Europe comme dans le reste du monde, à comprendre le fonctionnement du comportement humain. Le début du XXe siècle marque irrémédiablement l’évolution de la psychologie par les nouvelles théories psychanalytiques de Sigmund Freud3, dans lesquelles s’inscrivent des notions fortes comme celle d’inconscient. Pour la première fois, Freud propose une analyse psychodynamique du fonctionnement psychique. Son apport marque un véritable tournant épistémologique, une fracture dans la façon de penser l’homme. Il s’agit de la troisième « blessure narcissique » de l’humanité : la terre n’est pas au centre du système solaire (Copernic), l’homme descend du singe (Darwin) et Freud « le dote » d’un inconscient ! Freud, de par ses nombreuses découvertes concernant le psychisme de l’être humain, met fin au scientisme et ouvre la voix à la psychanalyse et à l’ensemble des courants qui en découlent. Le début de ce siècle est également marqué par les travaux de Carl Gustav Jung4 disciple et un temps ami de Freud. Il se sépare des idées de son maître, s’opposant comme d’autres (tel Pierre Janet) au primat de la sexualité dans l’apparition des conflits psychiques, et fonde une nouvelle école de pensée de psychologie analytique. Il dirigea à Zurich l’Institut Jung, jusqu’à sa mort. Carl Gustav Jung développe particulièrement l’idée d’inconscient collectif (Roudinesco, Plon, 1997).
1. Psychologue allemand (1832-1920), d’abord médecin, puis physiologiste. Il a réalisé de nombreux travaux sur la perception et la sensation dont Gründige der Physiologieschen Psychologie (1874). 2. Médecin, philosophe américain (1842-1910), Principe de psychologie (1890). 3. Neuropsychiatre autrichien (1856-1939). De sa nombreuse bibliographie, citons : La science des rêves (1900) ; Introduction à la psychanalyse (1917) ; Inhibition, symptôme et angoisse (1926). 4. Psychologue et psychiatre suisse (1875-1961). Parmi ses nombreux ouvrages, citons L’Homme à la découverte de son âme (1943) ; Types psychologiques (1921) ; Ma vie (1962).
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John Watson1 quant à lui, introduit le mouvement béhavioriste, au début du XXe siècle. La psychologie devait se définir selon lui comme la science du comportement et devait fonder son étude sur l’observation du comportement de l’organisme en situation et non sur la conscience et l’introspection. Naissance du courant humaniste
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Le courant humaniste naît en réaction au courant psychanalytique et béhavioriste : les humanistes souhaitent approfondir une approche plus confiante du développement de l’être humain, car ils considèrent que les psychanalystes ont une approche négative, car basée sur la psychopathologie. Entre autres, Freud décrit l’être humain comme voué à lutter contre ses pulsions. Quant aux béhavioristes, ils ne prennent pas suffisamment en compte les aspirations et les besoins de l’humain selon les humanistes. L’approche humaniste envisage donc l’être humain comme un être se construisant selon ses propres perceptions du monde et tendu vers sa propre actualisation. La vie est celle que chaque personne expérimente par elle-même : « Même si je suis conscient de l’incroyable taux de destruction, de cruauté, et de comportements malveillants dans notre monde, depuis les guerres insensées jusqu’aux agressions dans la rue, je pense que l’homme n’est pas démoniaque de nature. Dans un climat psychologique qui permet des choix et un développement, je n’ai jamais connu un individu qui a choisi la cruauté ou un cheminement destructeur. Le choix se fait toujours vers une plus grande socialisation et vers l’amélioration des contacts avec autrui. Ainsi, mon expérience m’a amené à croire que ce sont les influences culturelles qui sont les principaux facteurs de comportements démoniaques… Alors je vois les membres de l’espèce humaine comme les membres des autres espèces, essentiellement constructifs dans leur nature fondamentale, mais endommagés par leurs expériences. » (Rogers, 1971)
CARL ROGERS ET ABRAHAM MASLOW, DEUX GRANDES FIGURES DU COURANT HUMANISTE Carl Rogers Carl Rogers naît en 1902 à Chicago dans une famille religieuse et stricte, qui ne laisse de place qu’aux valeurs du travail et considère les 1. Psychologue américain né en Caroline du Sud (1878-1958).
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activités de loisirs et fréquentations en dehors de la famille comme inacceptables moralement. Le jeune Carl comble le manque de contacts sociaux et de chaleur humaine par la lecture d’ouvrages d’agronomie et d’élevage d’animaux, qui lui permettent d’acquérir les méthodologies d’expérimentation scientifique. Il s’inscrit en 1919 en agronomie à l’université du Wisconsin selon le désir de ses parents. Carl Rogers, désormais éloigné du contexte parental, découvre les relations amicales et chaleureuses dans sa vie estudiantine. Il remet alors en question son choix d’étude et se dirige vers l’histoire afin d’y étudier les bases de son futur travail de pasteur. Il sort de l’université diplômé d’histoire, mais ne devient pas pasteur. Carl Rogers ne supporte plus l’étroitesse de la vie qui lui avait été réservée et acquiert de l’indépendance tant spirituelle qu’affective et intellectuelle. Il se marie et déménage à New York. Il commence alors à s’intéresser à la psychopédagogie clinique, au Teacher’s College de Columbia, où il décide de consacrer sa carrière à la psychologie. Durant ses études, il travaille à l’Institut de guidance infantile et en 1928, il devient psychologue dans une clinique psychopédagogique à Rochester. En 1939, Rogers publie son premier livre, The Clinical Treatment of the problem child, ouvrage qui contient les bases de sa démarche. Il y décrit notamment l’importance du rôle du thérapeute, et les attitudes thérapeutiques qu’il emploie. Cette publication lui vaut d’être nommé professeur titulaire à l’université d’État d’Ohio. Il y poursuit ses recherches et affine ses observations et convictions sur la thérapie centrée sur la personne : « La relation d’aide est une relation permissive, structurée de manière précise, qui permet au client d’acquérir une compréhension de lui-même à un degré qui le rende capable de progresser à la lumière de sa nouvelle orientation. Cette hypothèse a un corollaire naturel : toutes les techniques utilisées doivent avoir pour but de développer cette relation libre et permissive, cette compréhension de soi dans l’entretien d’aide, et cette orientation vers la libre initiative de l’action. » (Rogers, 1942)
Carl Rogers publie régulièrement le résultat de ses recherches et des développements de son approche dans un domaine tel que l’enseignement. Il quitte alors l’institution universitaire du Wisconsin, dont le cadre lui semble trop étroit et aliénant, devient membre du Western Behavioral Science Institute à la Jolla, où il travaille à la dynamique de groupe. Il fonde en 1968 The Center for studies the person, publie en 1972 Becoming partners : mariages and its alternatives, puis On personal power en 1979, dans lequel il présente les conséquences politiques de ses théories. Il s’implique dans la paix mondiale et publie
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The way of being en 1980. Il est proposé pour le prix Nobel de la paix, mais ne le saura pas : il fait une chute dans un escalier le 4 février 1987 et en décède. Abraham Maslow et la pyramide des besoins
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Abraham Maslow, américain, fils d’immigrant, fait ses études en béhaviorisme. Il ne peut concevoir que l’homme soit étudié à partir de ses comportements anormaux tels que la névrose, la psychose et l’ensemble des états pathologiques ; cela revient pour lui à la théorie de l’anormalité. Maslow va donc partir de l’observation de l’être humain et développe en 1954 une théorie relative à l’existence d’une hiérarchie dans les besoins qui prend en compte la conscience, l’éthique, l’individualité et les valeurs spirituelles. C’est l’insatisfaction du besoin qui entraîne la souffrance. L’émotion est un indicateur précieux de satisfaction ou de non-satisfaction du besoin (voir partie 3, chapitre 3). La « normalité » est ainsi définie par Maslow comme étant l’unité, l’intégration, la cohérence lorsque nos besoins sont satisfaits et le comportement pathologique par son contraire du fait d’une distorsion des besoins. Maslow représente sa théorie sous la forme d’une pyramide. Celle-ci est constituée de besoins progressifs, qui expliquent sa représentation pyramidale. Lorsque les besoins de bases sont satisfaits, apparaissent alors les « métas besoins ». Maslow estime que les besoins de base tendent à combler un manque et que les métas besoins sont fondés sur la croissance. • Les besoins physiologiques : ce sont nos besoins de base tels que manger, boire, respirer, dormir, avoir suffisamment chaud, besoin de lumière, de toucher, de sentir, besoin de sexualité, etc. Les besoins biologiques sont communs à tous les êtres vivants et constituent les échanges au monde extérieur nécessaires à la perpétuation de l’espèce. Ils se rapportent à l’instinct de vie. Une personne privée de l’un de ces besoins dans son enfance peut en être affecté toute sa vie. Maslow les a placés à la base de sa pyramide. • Les besoins de sécurité : lorsque les besoins physiologiques sont satisfaits, apparaissent d’autres besoins, tels que la sécurité, la protection, la stabilité, besoin de structure, d’ordre, de lois, de limites. • Les besoins d’amour et d’appartenance : il s’agit de nos besoins d’affection, d’amour, d’amitié, d’appartenance à un groupe. Ce sont peut-être de nos jours les besoins les moins satisfaits. • Les besoins de reconnaissance : c’est notre besoin d’estime de soi et le besoin d’être estimé par les autres ; il se traduit par notre besoin de
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puissance, de réalisation, d’adéquation, de maîtrise et de compétence. • Les besoins de réalisation de soi : selon Maslow, « ce qu’un homme peut être, il doit l’être. »
COUNSELING Débuts Le counseling est né aux États-Unis au début du XXe siècle, en réponse à l’industrialisation massive et les problèmes sociaux qu’elle pouvait engendrer. Frank Parson ouvre en 1908 le premier centre de counseling à Boston, sous le nom de « centre de guidance juvénile ». En 1909, le Mouvement de santé mentale dirigé par Clifford Beers met au point des programmes de ce type dans les services de psychiatrie. Le véritable essor de ce mouvement s’effectue avec Carl Rogers et son apport fondamental d’approche centrée sur la personne, qu’il confirme dans son ouvrage Counseling and Psychotherapy en 1942. Carl Rogers est le premier à utiliser le terme de « counseling », une astuce de langage pour contrecarrer les psychiatres qui refusaient aux psychologues l’exercice de la psychothérapie. Ces derniers, désormais à l’abri derrière le counseling, purent ainsi continuer leur métier, sans changer quoi que ce soit à leur pratique et de ce fait sans inconvénient pour leur patient. Cette bataille menée par Carl Rogers est à l’origine de la création d’un nouveau métier dédié à la relation d’aide « dont les praticiens sont issus d’un large éventail de disciplines et où ni la médecine, ni la psychologie ne font la loi » (Thorne, 1994). L’émergence du counseling en France apparaît en 1928 par le biais de « conseils d’orientation professionnelle » et en 1950 sous la forme du « case work » ; cette aide psychosociale repose sur les principes fondamentaux de Carl Rogers. L’Association française des centres de consultation conjugale (AFCCC) autour du psychiatre et psychanalyste Jean Lemaire développe le counseling en 1961 autour de la fonction de conseiller conjugal. En 1987, l’OMS recommande le counseling comme méthode la plus adaptée pour faire face aux nombreuses menaces de l’épidémie de l’infection par le VIH. En France, la psychologue Catherine TouretteTurgis (1996) développe ce mouvement. Confrontée à de nombreux problèmes dans tous les domaines, notre société est face à l’urgence de former des professionnels aux métiers de la relation d’aide, de l’accompagnement, de la médiation, ou du counseling. Les services sociaux et les milieux associatifs, les entreprises, les établissements scolaires, certains quartiers de zones urbaines sont
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très souvent démunis face à des situations de désarroi, de dépression, de violence, d’exclusion auxquelles ils ne savent pas vraiment toujours comment répondre. La médecine, la psychiatrie ou la psychothérapie ne sont pas toujours adaptées, nécessaires ou indispensables à la résolution ou à l’amélioration de certaines situations qui pourraient trouver un soulagement efficace, une amélioration par d’autres voies, comme celle du counseling, par exemple. Qu’est-ce que le counseling ? L’objet du counseling est d’apporter une aide, une facilitation, une médiation à une personne ou un groupe. Le counseling a ceci de différent de la psychothérapie, qu’il s’exerce dans tous les domaines de la vie personnelle, professionnelle et collective et s’applique à toutes les dimensions biologique, psychologique et sociologique de la personne. Il utilise également des techniques et des ressources d’informations.
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« L’expression « accompagnement psychologique » serait insuffisante dans la mesure où les champs d’application du counseling désignent souvent des réalités sociales productrices à elles seules chez les individus d’un ensemble de troubles ou de difficultés. » (Tourette-Turgis, 1996, p. 25)
La psychothérapie centrée sur le psychisme s’exerce quant à elle systématiquement dans le cadre protégé d’un « cabinet » dans l’exercice d’une profession libérale ou dans le cadre d’une structure de soins ou hospitalière, sous forme de consultation individuelle, la plupart du temps. Le counseling est d’abord une relation humaine qui se pratique là où se rencontrent les problèmes, dans leur contexte, en situation, car c’est la situation qui est cause du symptôme et non l’inverse. De plus en plus d’associations font aujourd’hui la demande de recevoir ce type de formation. Une structure associative dont le but est de favoriser la réinsertion sociale par exemple, accueille une population dont les problèmes dépassent largement celui de l’emploi et sont de tous ordres. Le personnel est quotidiennement confronté à de nombreux problèmes pour lesquels il n’est pas formé et face auxquels il se trouve parfois démuni. Autant il n’est pas réaliste de penser que les associations puissent avoir les moyens financiers d’embaucher un psychothérapeute humaniste pour accompagner chaque personne dans une thérapie (ce qui n’est pas non plus une demande systématique de celui qui est accueilli, ni plus qu’une réponse adaptée), autant ces associations peuvent répondre à une grande diversité de problèmes par la formation de leur encadrement au counseling. Il ne s’agit pas pour ce technicien
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du bâtiment, qui encadre des hommes sur un chantier de réinsertion, de devenir une sorte de psychothérapeute, mais plutôt d’être formé à la relation d’aide pour prendre en compte la dimension humaine de son travail et résoudre une part non négligeable des difficultés qui se présentent à lui chaque jour. L’écoute et la compréhension de la personne en difficulté lui permettent par exemple de désamorcer des conflits. Le groupe de counseling Il existe aujourd’hui de nombreux groupes d’accompagnement ou de soutien animés par des counselors ou des thérapeutes formés aux techniques de counseling, qui répondent à des problèmes spécifiques, tels que la maladie grave (cancer, VIH, sclérose en plaque), mais aussi le deuil, les suites d’attentat ou d’accident, l’alcoolisme, la toxicomanie, la codépendance, la violence domestique, l’inceste et le viol, le suicide, etc. Le groupe est animé en fonction du public auquel il s’adresse ; un groupe de toxicomanes ne sera pas animé de la même façon qu’un groupe de personnes atteintes d’un cancer. Les techniques seront les mêmes, mais elles seront plus ou moins utilisées en fonction de la problématique. Il existe par ailleurs quatre grands courants dans les groupes de counseling, aux techniques très différentes : les groupes de Gestalt, les groupes adlériens, les groupes de développement personnel, les groupes cognitifs comportementalistes. Les avantages du groupe sont de permettre l’identification projective et le feedback, qui favorisent la prise de conscience et le changement, dans un environnement protégé et favorisant le soutien. Cela est particulièrement accentué dans les groupes qui ont pour objectif de favoriser le changement, comme les groupes de toxicomanie, par exemple. Les personnes qui constituent le groupe partagent le même problème, même si elles le vivent individuellement différemment. Le groupe offre la possibilité de réaliser que d’autres ressentent la même chose que soi qui peut se partager dans l’écoute, sans jugement et dans la tolérance. Les participants ont donc la sensation d’être vraiment compris par d’autres personnes qui vivent le même problème. Ce sentiment est inégalable dans la relation individuelle. Chacun a ainsi la possibilité d’exprimer à un groupe restreint ce qu’il vit au quotidien dans un groupe plus grand qui est celui de la société. Ces deux groupes sont finalement assez semblables et renvoient les participants aux mêmes difficultés, à ceci près que le soutien est ici constant et sécurisant.
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INTRODUCTION
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Définition et champs d’application La relation d’aide intègre dans sa formulation deux paramètres essentiels à sa définition, en ce sens qu’elle est « relation » et « aide ». C’est par exemple la relation mise en place par les professionnels de la psychologie. Il nous faut la distinguer de la relation de soin, qui consiste à soigner, prescrire des soins, comme dans des professions telles que infirmière, médecin, dentiste, kinésithérapeute, etc. Cette relation est également une relation d’aide en ce sens que l’attitude du praticien peut être en soi thérapeutique. Il ne peut en être autrement car l’être humain est un être biologique, psychologique et spirituel. L’aide ne peut être complète et de qualité sans une relation qui prenne en compte ces trois dimensions. Il est alors possible de définir la relation d’aide comme étant une rencontre entre deux personnes ou un groupe de personnes, qui favorise l’aide et le soutien, dans le respect des trois dimensions biologique, psychologique et spirituelle de l’être humain. Carl Rogers la définit comme :
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« des relations dans lesquelles l’un au moins des protagonistes cherche à favoriser chez l’autre la croissance, le développement, la maturité, un meilleur fonctionnement, et une plus grande capacité à affronter la vie. […] On pourrait encore définir la relation d’aide comme une situation dans laquelle l’un des participants cherche à favoriser chez l’une ou l’autre des parties ou chez les deux, une appréciation plus grande des ressources latentes internes de l’individu, ainsi qu’une plus grande possibilité d’expression et un meilleur usage fonctionnel de ses ressources. » (Rogers, 1961, p. 27)
La relation d’aide possède d’innombrables champs d’application, tels que le domaine de la santé, de l’éducation, de la pédagogie, des relations sociales. La relation thérapeutique est une relation d’aide dont la particularité est d’accompagner une personne à atteindre les objectifs qu’elle s’est donnés en termes de mieux-être. Cette relation est centrée sur le psychisme de la personne, car ses problèmes ont des répercussions de cet ordre, et tout en tenant compte des autres aspects de son être. Qualité de la relation d’aide La relation d’aide a encore des progrès à faire en matière de qualité. Il existe de bons soignants partout en France, mais il existe encore des relations d’agressivité, voire d’indifférence, et des accueils peu chaleureux.
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Il n’existe que deux perdants dans ce type de relation : le « patient » s’impatiente et sa guérison s’en trouve retardée d’autant, le soignant quant à lui accumule du stress dans sa vie professionnelle. Un patient stressé par son mal-être, sa maladie, son hospitalisation, ou sa situation sociale ne pourra guère rajouter l’inconfort de n’être pas complètement compris ou écouté, d’être pris en compte partiellement du fait de contraintes administratives ou financières. Comment créer une relation d’aide ? Carl Rogers pose cette question fondamentale dans son livre Le Développement de la personne (1961). Il examine finement une dizaine de comportements d’approche du thérapeute (ou autre accompagnant) par un questionnement et y répond par la façon dont il conçoit la relation d’aide « centrée sur la personne ». Ces questions permettent de se positionner par rapport à une sorte de check-list indispensable à la mise en place d’une relation d’aide, telle que l’envisage la vision humaniste. • Puis-je arriver à être d’une façon qui puisse être perçue par autrui comme étant digne de confiance, comme sûre et d’une façon conséquente au sens le plus profond ? Carl Rogers entend par être « digne de confiance », la capacité d’être soi, d’être ce que l’on est vraiment, au lieu d’être une représentation de ce que l’on pense que l’autre souhaite. C’est lorsqu’un être est « réel », qu’il est alors perçu comme digne de confiance, parce que le fait qu’il « soit » est sécurisant. • Mon expression de moi-même peut-elle être telle que je puisse communiquer sans ambiguïté l’image de la personne que je suis ? Cette question est corrélée à la première. Lorsque je suis capable d’une relation d’aide avec moi-même, je suis capable d’en établir une avec un tiers. Cela veut dire que je suis à l’écoute de ce que je ressens du patient. Suis-je agacé ? Suis-je tendu ? Si je suis conscient de ce que je ressens, il m’est possible de poursuivre mon évolution et j’ai moins de risque de communiquer un malaise au patient d’une manière ou d’une autre et de mettre ainsi la relation en échec. • Suis-je capable d’éprouver des attitudes positives envers l’autre : chaleur, attention, affection, intérêt, respect ? L’habitude la plus rencontrée dans une relation professionnelle, quelle qu’elle soit, est de la vivre avec une forme de distance qui préserve de la peur d’être en difficulté ensuite. Cette relation risque de devenir impersonnelle et finalement sans intérêt pour le patient. Peut-on objectivement confier les choses les plus personnelles à une personne que l’on sent distante ? Peut-on se sentir compris et totalement accepté lorsqu’on ne perçoit ni chaleur, ni attention, ni affection ?
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Faire l’expérience d’une relation empreinte de chaleur, d’affection et d’intérêt, ne peut mettre en danger lorsqu’elle est respectueuse et authentique. Cela n’exclut pas que toute relation thérapeutique comporte des limites prévues par une éthique personnelle et un code de déontologie qui apportent des nuances à la chaleur et l’attention que l’on pourrait souhaiter apporter à un patient ! • Puis-je avoir une personnalité assez forte pour être indépendant de l’autre ? Être indépendant de l’autre signifie que j’ai une personnalité assez forte pour ne pas « me confondre » avec l’autre, rester moi-même, différent de l’autre, quelles que soient la souffrance ou l’émotion qu’il exprime. Suis-je assez fort pour ne pas être déprimé par sa dépression, angoissé par son angoisse et englouti par sa dépendance ? Lorsque je reste moi-même, indépendant de ce que j’écoute, je suis capable d’accompagner l’autre car je n’ai pas peur de me perdre, c’est une force que le patient ressent et qui le sécurise.
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• Ma sécurité interne est-elle assez forte pour lui permettre, à lui, d’être indépendant ? Cette question est elle aussi fortement corrélée à la précédente. Il s’agit, comme le souligne Carl Rogers, de se demander si en tant que thérapeute, père, ou directeur, je souhaite que le patient, l’enfant ou l’employé, fasse ce que je souhaite, selon mes conseils ou suis-je capable de le laisser être vraiment ce qu’il est, différent de moi ? Suis-je déçu qu’il ne suive pas mes conseils ? Ou suis-je heureux de le voir développer sa personnalité, fût-elle différente de la mienne ? • Puis-je me permettre d’entrer complètement dans l’univers des sentiments d’autrui et de ses conceptions personnelles et les voir sous le même angle que lui ? Comprendre signifie « prendre avec », comprendre en partie une personne lui renvoie le sentiment de n’être pas compris du tout ; tenter de comprendre le mieux possible quelqu’un nécessite de rentrer dans son univers, en faisant abstraction de son propre univers de référence. Lorsque je suis apte à reformuler clairement ce que l’autre a souhaité exprimer, peut-être de façon vague ou confuse, je lui procure alors une aide réelle à ce que ce soit plus clair pour lui, et le sentiment qu’il est vraiment compris. • Suis-je capable d’accepter toutes les facettes que me présente cette personne ? Puis-je la prendre comme elle est ? Puis-je lui communiquer cette attitude ? Lorsqu’un thérapeute a une difficulté à accepter le patient tel qu’il est, il met en place une relation qui ne peut permettre le changement du
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patient. Peu ou proue, de façon directe ou indirecte, le soignant communique ce manque d’acceptation. Il suffit d’un geste, d’un regard, d’une parole que le ton trahit, pour que le patient sente le refus d’une part de sa personnalité. Il est alors parfois trop tard pour que cette relation redevienne thérapeutique ou relation d’aide. Le refus du soignant est souvent guidé par la peur ou la sensation de menace en lui-même du fait de ce qui vient d’être dit. • Suis-je capable d’agir avec assez de sensibilité dans cette relation pour que mon comportement ne soit pas perçu comme une menace ? Pour pouvoir affronter en lui-même des conflits qui lui paraissent menaçants, la personne a besoin de ne rencontrer aucune menace extérieure. Le ton de la voix, son volume, le choix d’un mot qui outrepasse ce que ressent le patient, sont autant de « détails » qui peuvent représenter une menace. Carl Rogers expose les conclusions d’une étude qui indique que : « Le réflexe psychogalvanique (la mesure de la conductibilité de la peau) plonge brusquement quand le thérapeute réagit par un mot qui n’est qu’un peu plus fort que les sentiments du client. Et à une réflexion comme « Dieu, que vous avez l’air bouleversé ! », l’aiguille bascule presque à quitter le papier. » (Rogers, 1942)
• Puis-je le libérer de la crainte d’être jugé par les autres ? Nous passons beaucoup de temps dans l’enfance, et sans doute toute notre vie, à être évalué. À l’école, à la maison, avec des approbations et des désapprobations : « c’est bien », « ce n’est pas bien », « ce n’est pas gentil ». Évaluer un patient ne favorise pas le développement de la personnalité et ne peut faire partie de la relation d’aide. L’évaluation positive est tout aussi peu recommandée, car elle représente finalement le risque de son contraire ; si je suis jugé positivement, quand le serai-je négativement ? Carl Rogers conclut que : « Plus je peux maintenir une relation sans jugement de valeur, plus cela permettra à l’autre personne d’atteindre le point où elle reconnaîtra que le lieu du jugement, le centre de la responsabilité, réside en lui-même. » (Rogers, ibid.)
Il est toutefois possible de partager une joie avec le patient lorsque celui-ci exprime par exemple son bonheur d’avoir réussi à vaincre une angoisse. Il s’agit alors de partage, et non d’évaluation. • Suis-je capable de voir cet autre individu comme une personne qui est en devenir, ou vais-je être ligoté par son passé et par le mien ? Il est question ici de la façon dont je perçois l’autre et la façon dont je le traite ; je peux le traiter comme une personnalité névrotique et
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l’enfermer dans des limites ou l’entrevoir comme un être en devenir et ouvrir le champ de ma vision. « Si j’accepte l’autre comme quelque chose de figé, déjà diagnostiqué et classé, déjà formé par son passé, je contribue à confirmer cette hypothèse limitée. Si je l’accepte comme processus de devenir, alors je fais ce que je peux pour confirmer ou réaliser ses potentialités. » (Rogers, ibid.)
Carl Rogers a souvent insisté dans l’ensemble de son œuvre sur le fait que selon lui, les relations thérapeutiques ne sont qu’une forme de relation interpersonnelle et que « les mêmes lois régissent les relations de ce genre ». La famille ne serait-elle pas différente si nous prenions réellement le temps d’écouter nos enfants, en toute conscience « qu’il est » et que « je suis », différent de lui, de les laisser exprimer dès le plus jeune âge leurs émotions ? Nos relations dans l’entreprise ne seraient-elles pas plus performantes si nous avions la possibilité de communiquer de façon authentique ? Les enseignants chargés de l’apprentissage de nos enfants ne seraient-ils pas plus à l’aise de pouvoir partager de la chaleur, de l’attention, de l’intérêt, de l’affection et du respect ? « Si nous essayons de réfléchir pour comprendre notre tâche d’administrateurs, de professeurs, de conseillers pédagogiques, de conseillers d’orientation, de psychothérapeutes, nous nous attaquerons au problème qui déterminera le devenir de cette planète. » (Rogers, ibid.)
Chapitre 3
PRINCIPES FONDATEURS
L
’être humain est un individu qui évolue au cours de sa vie. Il semble suivre une trajectoire, son histoire, qui pour autant n’est pas linéaire. Dans ce chapitre, nous présentons les grandes directions de compréhension de cette maturation et la façon de l’envisager au cours d’un suivi s’inscrivant dans une relation d’aide.
ÉTHIQUE
GLOBALE DE L’HOMME
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Liberté et autodétermination Durant les quatre-vingts années que constitue son espérance de vie, l’homme va effectuer un certain nombre d’expériences et connaître un nombre important de situations nouvelles. En somme, l’individu va être confronté à de nombreuses expériences de vie. Pour Rogers (1968), l’expérience est « l’autorité suprême ». Si ces expériences sont parfois dictées par l’entourage (apprentissage de la marche par exemple), la plupart (pour ne pas dire toutes) restent néanmoins soumises pour une part à l’appréciation personnelle. Ainsi, l’apprentissage de la propreté, même si elle est incitée par l’activité parentale, possède un temps d’acquisition variable, fonction notamment du désir de l’enfant à gratifier ou non son entourage en faisant ce qui est attendu de lui. Les apprentissages fondamentaux acquis, l’homme traverse les âges en accumulant les expériences, lui permettant ainsi de faire face à des situations nouvelles. Ainsi, c’est avec l’expérience des premiers émois amoureux, son expérience de l’observation de la vie de couple parentale et les expériences de couples cumulées que chaque individu se
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DE LA RELATION D’AIDE
forge ce qui deviendra un jour une relation conjugale1. Ces expériences peuvent être conjuguées pour en forger une nouvelle. Ainsi, c’est l’expérience de la situation d’évaluation (Bac, etc.) et l’expérience de la hiérarchie (relations parentales, etc.) qui, entre autres, permettent à un individu de faire face à son premier rendez-vous d’embauche dans le milieu du travail. Pour autant, les expériences simples et conjuguées ne conditionnent pas l’individu et ses réponses. Elles constituent en fait une somme de savoir sur la vie et la façon personnelle que chacun à de traverser tel ou tel événement. Une situation nouvelle est soumise à l’évaluation d’une personne, qui puise en elle des ressources en termes d’expériences pour la comprendre et la vivre. Mais ce savoir n’offrant pas de réponses unilatérales, les différentes situations font l’objet de plusieurs réponses possibles. Ainsi, un individu pris dans une joute verbale peut décider selon son niveau de connaissance rhétorique, ce qu’il sait de la personne avec qui il converse, son degré de connaissance du sujet, soit de poursuivre la conversation, soit de se taire, ou encore d’en venir aux mains ! Les réponses sont certes fonction des expériences passées du sujet, qui constituent autant de ressources, mais ces expériences sont toujours soumises à son évaluation et la réponse qui en découle lui est propre tout autant que résultant d’un choix. Les modalités de réponse sont toujours fonction d’un contexte, et en particulier des normes et lois qui régissent ce contexte. Dans le processus d’évaluation d’une situation dont nous parlions tout à l’heure, il faut inclure la perception de ces normes par le sujet. Il peut à loisir faire le choix de suivre une loi, de la transgresser sciemment ou encore de l’ignorer. C’est le cas de l’adolescent qui obéit ou non à la permission de minuit. Chaque individu possède donc la liberté d’agir comme il le souhaite. En faisant ses choix, l’individu se détermine, affirme qui il est et construit ainsi son identité. Néanmoins, il se détermine par rapport à un contexte, une situation, et sa réponse est fonction de ses apprentissages, de son évaluation et de son intention à agir de telle ou telle manière. Chacun est libre de ses choix, à une condition néanmoins : être capable et accepter d’en assumer l’entière responsabilité. Notion de responsabilité et de choix L’homme est un être humain qui pense et agit sa pensée. Il la transforme en acte en fonction des données que nous venons de voir : ressources personnelles (issues de ses expériences passées), évaluation de la situation et décision d’une réponse. Une personne possède sa 1. Terme emprunté à Francesco Alberoni pour désigner la vie de couple non uniquement basée sur le principe de satisfaction, mais comportant un projet commun et l’aptitude aux conflits et à leurs résolutions.
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propre liberté d’action, de détermination face à une situation, mais accepte par-là même d’assumer les conséquences de ses actes, autant sur une valence positive que négative. C’est ce que l’on nomme la responsabilité. Cette notion est fondamentale dans le processus thérapeutique, puisque le suivi en relation d’aide va consister pour une bonne part à redonner une certaine responsabilité au patient. En effet, il vient avec son symptôme qu’il subit. Il s’ensuit un sentiment général de soumission par rapport à un certain nombre de choses : soumission à la douleur, à une fatigue, à la mauvaise humeur de son entourage qui ne le comprend pas, etc. Il s’agit alors de réinscrire le patient dans sa vie en le réinscrivant dans ses choix, de l’amener à sortir de cette impression de subir pour lui redonner la liberté d’agir. Pour se sentir responsable de ses actes, encore faut-il les faire et avoir choisi le mode d’expression souhaité. La notion de « choix » intervient ici. Elle est fondamentale, car au cœur du processus thérapeutique. Le patient qui arrive avec un symptôme a déjà effectué un certain nombre de choix. Certains sont à l’origine du symptôme (une prise de risque conduisant à une invalidité difficile à accepter, par exemple), d’autres lui sont consécutifs (refus de sortir suite à une brûlure à la face, par exemple). Le patient a également choisi d’y répondre en faisant le choix d’un certain mode de réaction. Par exemple, répondre par le mépris à ceux à qui ce patient attribue une attitude de rejet à son égard. Si le patient vient voir le thérapeute, c’est bien que ces choix se sont révélés inopérants. Il faut donc en établir de nouveaux, et le patient réclame de l’aide pour se faire. L’aidant doit s’attacher dans un premier temps à ce que toutes les informations dont le patient a besoin pour effectuer ses choix soient réellement en sa possession. Tenants et aboutissants qu’il peut percevoir d’une situation, ressources dont il dispose, celles déjà essayées et celles encore non explorées. C’est à ce prix que le patient pourra légitimement dire que ce qu’il décide est un choix, fonction de choses qui lui appartiennent et dont il accepte la responsabilité. Pour autant, cet objectif thérapeutique n’est pas moraliste. En effet, en centrant son attention sur la personne du patient, le thérapeute n’est pas là pour réaffirmer telle ou telle loi sociale, mais bien pour amener le patient à s’interroger sur la façon dont il se positionne par rapport à cette loi, à un état de fait, à une situation ou à une autre personne à laquelle il attribue un sentiment particulier. La donnée importante est que le patient fait à un moment donné le meilleur choix possible pour lui. Cela ne veut pas dire que le choix effectué ne se révélera pas néfaste ou aux conséquences compliquées, bien évidemment. Mais, pris dans une situation donnée, en proie à sa
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subjectivité et mû par un désir d’avancer, le patient agit selon les ressources dont il dispose à un instant « t ». Ainsi, une femme en proie à de la violence conjugale peut décider de rester auprès de son mari, et ce sera pour elle à ce moment-là le meilleur choix entrevu, celui qui paraît et sans doute celui qui est le plus opérant. Regard social, amour pour le conjoint, présence d’enfant, désir de changer l’autre malgré tout sont des données qui participent à ce choix. Vu de l’extérieur, ce choix peut paraître absurde et dangereux. Mais qu’adviendrait-il de cette femme si elle décidait de partir sans être prête à affronter le regard des autres, la violence de la rupture avec un être aimé, privée d’énergie pour lutter pour la garde de ses enfants ou juste faire face, notamment financièrement au quotidien, sans ressources pour assumer l’idée qu’elle a choisi sans contrainte d’épouser un être voué à la détruire ? Cette femme s’enliserait dans une nouvelle souffrance. En cela, aussi cruel que cela puisse être perçu, cette femme fait, à un moment donné, le meilleur choix pour elle : celui de rester. Le travail thérapeutique va alors consister à travailler tous les éléments abordés, à trouver de nouvelles ressources pour faire face à un nouveau futur et alors lui permettre d’effectuer un nouveau choix de vie, qui sera le meilleur pour elle lorsqu’il s’effectuera. Abord thérapeutique de l’homme libre, responsable, effectuant des choix La personne est à construire, elle est en évolution permanente car toujours en situation, en train d’expérimenter des moments inédits. Pour la comprendre, l’aider à faire ses choix en tout état de cause et se responsabiliser dans sa vie, il y a la nécessité dans un premier temps, de comprendre le monde dans lequel elle vit. Et ce, avant même de comprendre la personne en face de soi. L’altérité commence par l’appropriation du regard de l’autre, autrement dit, ce que nous nommerons l’empathie. Néanmoins, cette notion inclut également la perception de la différence à visée constructive : qu’est-ce qui, dans la façon de penser, de voir le monde, de réagir, distingue la personne de moimême ? Comment puis-je faire pour entrer en contact avec elle, pour épouser son appréhension des choses et des gens ? En effet, l’attention portée sur la personne n’est pas une notion « idéaliste » et pouvant être immédiatement mise en œuvre. En relation avec l’autre, il s’agit bien de partir de soi vers l’autre. Pour voyager, il faut un point de départ qui ne peut être que la personne du thérapeute, avec toute sa subjectivité. Par la suite, ce nouveau monde, découvert peu à peu, qu’est le patient permet de centrer l’étude, de construire la carte, non plus en fonction du point de départ mais pour ce que le paysage du patient offre par lui-même. Évidemment, comme le rappel-
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lent les tenants de l’école de Palo-Alto, « la carte n’est pas le territoire », et l’humanité du patient, sa pluralité, sa complexité, ne sauraient être réduites à ce qu’il montre durant la période d’un suivi. Ce serait trop réducteur et aucun thérapeute ne peut décemment prétendre tout connaître de son patient. Mais la carte tracée permet un repérage, un travail de guide tout autant que d’exploration, où le patient décide des zones à découvrir, s’offre un nouvel horizon.
INDIVIDU
EN DÉVELOPPEMENT
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Dynamique du mouvement progressif et maturation personnelle et sociale Nous l’avons dit, l’homme est en constante évolution. Cela ne signifie pas qu’un individu part d’un point pour arriver à un autre de façon linéaire. Il part effectivement d’un point, d’une situation, d’une expérience, mais celle-ci va lui ouvrir de nouveaux horizons. Rares sont les expériences de vie qui mènent réellement à l’exact endroit où l’on souhaitait parvenir, de la manière dont cela était prévu. Chaque rencontre en amène une autre, chaque situation appelle à en construire une nouvelle. C’est en cela que l’on peut parler d’une véritable dynamique de maturation chez un individu. Il s’agit d’un être de désir, qui apprend et est amené sinon à construire ses désirs, tout au moins à être guidé par eux dans des directions inédites, jour après jour. Cette guidance du désir qui produit construction et maturation personnelle au travers d’expériences est ce qui permet de dire que non seulement l’homme s’inscrit dans une dynamique, mais surtout dans une dynamique positive de vie. Certes, il existe dans certaines cultures, et notamment francophones, un curieux évitement de tout ce qui pourrait ressembler à quelque chose s’apparentant à de la « pensée positive ». Pourtant, la clinique nous apprend tous les jours à observer cette guidance du désir, ce souhait de grandir chez l’homme qui se meut en mouvement naturel vers une maturation souhaitée. La souffrance humaine correspond dans la plupart des cas à l’arrêt de ce processus d’évolution naturelle et positive. La plainte naît d’un sentiment réel ou fantasmé d’un arrêt de la maturation : arrêt d’un amour perçu comme transcendant, perte d’une fonctionnalité physique limitant les projets souhaités, deuil d’un être cher et avec lui d’une référence morale ou éducative, etc. Mais même dans ces processus d’arrêt, source de détresse, le désir est là, présent, et donc mobilisable. La simple démarche des patients vers une relation où l’aide de l’autre est recherchée en témoigne. Même dans les cas les plus extrêmes, comme
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la tentative de suicide, le désir et le souhait de reprendre sa dynamique positive de vie sont présentes. En effet, comment qualifier autrement l’appel à la destruction de soi que comme la recherche d’une réponse lorsque toutes les portes semblent avoir été tentées pour retrouver quelque chose de l’ordre du bien-être, de la sérénité ? Que seraient également les croyances, les religions, sans cette quête d’une voie pour se transcender et transcender sa condition humaine, sans ce désir de grandir et de se grandir ? Recherche de l’expression personnelle Il n’existe pas d’étapes au bien-être, de caps à franchir absolument pour se sentir vivre pleinement sa vie. Pourtant, un certain schéma social existe : être en couple, avoir des enfants, un travail, une certaine aisance financière, des loisirs etc. Ce schéma est bien sûr à moduler selon le type de croyances d’un individu, cela dit sa trame essentielle se retrouve assez généralement. Il est à noter que lorsque la souffrance point dans la vie d’une personne, on observe dans les suivis thérapeutiques une perception aiguë de ce schéma, un désir plus ou moins avoué de tendre vers une sorte d’idéal social, d’acquérir ce schéma social du bonheur comme une sorte de lieu où tout problème trouverait sa solution. Parfois, le patient tente de plaquer ses désirs sur une sorte de conformité sociale. Cet aspect recouvre deux dimensions : à la fois la recherche de solution selon une formule magique qui serait donnée par un extérieur à soi (l’icône sociale du bonheur) mais aussi un désir de nonvisibilité de son trouble. En effet, lorsqu’un individu donne le visage d’un certain équilibre social, il offre à son entourage l’image d’une certaine réussite. L’être humain est ainsi fait qu’il est très sensible au regard de l’autre et faire l’économie d’une souffrance soupçonnée par l’autre est souvent un désir important, mais qui a un prix. Ainsi, une patiente qui disait : « Je n’en peux plus de tous ces sourires de façade que je présente aux autres. Au travail, personne ne se doute de rien, ni même dans ma famille. Ma vie de couple est pourtant un enfer, et je ne peux rien dire. » À la souffrance personnelle s’ajoute une souffrance collective : celle de ne pas montrer, de ne pas faire aveu de faiblesse. Au théâtre de la vie, personne ne souhaite avoir le rôle de l’exclu. La « recette magique » est bien sûr un leurre, une mythologie qui se révèle plus source de souffrance que réellement aidante. Et pourtant elle persiste, et nombre de patients s’improvisent alchimistes, et cherchent la pierre philosophale, celle qui transformerait le plomb de leur vie en or. Le travail en relation thérapeutique consiste entre autre à aider le patient à sortir de ce mythe, et l’amener à méditer sur la sagesse de cette comptine pour enfant : « le bonheur est dans le pré, cours-y vite,
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cours-y vite, le bonheur est dans le pré, cours-y vite il va filer… ». Sur un ton ironique, ces vers soulignent la vacuité d’une recherche d’un bonheur idéal, en dehors de soi, dans le champ d’à côté. Alors que chaque parcours est singulier, comment penser que la solution peut être autre chose qu’une construction personnelle ? La voie pour l’élaborer ne peut passer que par l’exploration par le patient et avec le patient (pour le thérapeute) de son monde, de ses désirs, de ses réalisations effectives et escomptées. Il en découle que les modalités d’expression personnelle, d’affirmation de soi, d’autodétermination se conjuguent à l’individuel. Le travail en relation d’aide va donc s’attacher à explorer les façons dont un patient entrevoit ces principes pour lui, les activités qui le font se sentir vivre et devenir responsable de sa vie. Au quotidien également, sans parler d’activités comme l’écriture, les loisirs, etc., l’expression personnelle passe par un questionnement autour de l’idée de ce que le patient souhaite communiquer de lui-même aux autres et les modalités relationnelles qui lui conviennent le plus. Ainsi, quasiment à chaque séance, le thérapeute est amené à étudier et comprendre avec le patient le type de relations qu’il entretient avec chacun des membres de son entourage, ce qu’il mobilise en terme d’émotion à leurs contacts, la façon dont il gère ses modalités relationnelles. L’expression personnelle ne peut faire l’économie de cette analyse lorsqu’elle est source de difficultés. On ne s’exprime bien qu’à travers les autres, et souhaiter une bonne expression personnelle revient immanquablement à questionner la place que l’on occupe au contact des autres. L’identité comporte nécessairement une composante sociale, relationnelle à l’autre.
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Modalités de développement personnel Les modalités de développement personnel, comme on peut s’en douter, suivent des voies très diverses. Certains patients cherchent à se réaliser principalement socialement, d’autres privilégient l’expression et la satisfaction de leur monde intérieur. Contrairement à une idée répandue, cette dernière voie d’expression n’est pas un chemin obligatoire vers un certain sentiment de sérénité. L’objectif à atteindre pour le patient est un certain sentiment d’appartenance et de maîtrise sur sa vie, c’est souvent le sens de l’accompagnement psychothérapeutique. La vie n’étant pas un mouvement linéaire, mais une dynamique complexe dans des directions diverses, le développement personnel est également quelque chose d’évolutif. Il se poursuit en fait jusqu’à la mort de l’individu, et prend des directions et des visages très différents en fonction de l’évolution des désirs du patient, ses rencontres et ses apprentissages. Est-ce à dire que le travail thérapeutique ne doit jamais
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cesser ? Il est bien évident que non, tout comme l’aide d’un thérapeute ne constitue pas une ressource obligatoire pour chacun. Ce travail intervient lorsqu’un individu sent que sa dynamique de vie est interrompue, que son processus de développement est comme arrêté. L’aide consiste à faire en sorte que le patient se réapproprie ses propres outils pour poursuivre cette maturation, que le sentiment d’appartenance renaisse, de façon à poursuivre les étapes suivantes dans la voie de l’expression de soi, dans l’affirmation de son identité.
NOTION D’INCONSCIENT Entre inconscient et « boîte noire » L’inconscient constitue une hypothèse de travail essentielle pour tout thérapeute. Il est bien difficile d’en donner une définition consensuelle, ou tout du moins de s’entendre sur ce que peut bien renfermer cette notion d’inconscient. Cloaque des désirs, des éléments refoulés, d’une dynamique psychique intérieure mobilisante pour la psychanalyse et « boîte noire1 » pour les autres, siège de processus automatiques et d’éléments insondables jouant sur nos comportements. Cette intuition de l’existence d’un inconscient est une idée ancienne. Elle a accompagné pour partie le développement des sciences humaines, et en tout cas elle existe dans le champ de la psychothérapie depuis ses prémisses avec le magnétisme animal puis l’hypnose, considérée comme la « mère de toutes les thérapies » car c’est avec l’hypnose de Bernheim et Liébault qu’apparaissent les premières modalités de prise en charge psychothérapeutique en tant que telles. Arrêtons-nous quelques instants sur les racines du mouvement psychothérapeutique dans nos sociétés occidentales, c’est-à-dire sur le magnétisme animal de Franz Anton Mesmer. De nos jours souvent abordés avec une ironie à peine voilée, le magnétisme animal puis le somnambulisme (selon la dénomination de A.M.J. Chastenet, marquis de Puységur) contiennent pourtant avec une incroyable lucidité quasiment tous les éléments qui constituent les psychothérapies modernes, et ce il y a de cela plus de deux siècles2. Mise en relation de deux personnes, importance de la qualité relationnelle dans le processus de guérison, reconnaissance de la puissance de l’imagination (terme désignant alors la subjectivité de l’homme), importance donnée au cadre de la prise en charge… Particulièrement, Puységur, puis son élève 1. Expression popularisée par Watson. 2. Voir à ce propos l’excellent livre de Stefan Zweig, La Guérison par l’esprit (1931) Paris, Le Livre de poche, 1993, qui retrace la vie de Mesmer, mais aussi celles de Freud et Baker-Eddy.
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Deleuze, ont mis l’accent sur le fait que ce n’est pas le thérapeute qui possède un pouvoir de guérison, mais bien le patient lui-même. Leurs techniques étaient avant l’heure ce que l’on nomme des « thérapies centrées sur le patient », avec un accent porté sur les données relationnelles et les facteurs de guérison internes au patient (Chastenet, 1784) comme autant de ressources à réveiller. Bien qu’anciennes, ces références font dates dans l’histoire moderne de la psychothérapie. Tous ces auteurs, et les suivants notamment dans ce champ, ont eu l’intuition de quelque chose qui n’était pas encore nommé inconscient, mais dont la description ne permet aucun doute. Freud en est le digne héritier, très inspiré des théories de Delboeuf, auteur le plus cité dans L’Interprétation des rêves (1900). Il formalisera donc la notion d’inconscient, puis celle du transfert qui là encore se retrouvait sous une autre appellation dès les premières psychothérapies pré psychanalytiques (Chertok, de Saussure, 1973). Freud a modélisé l’ensemble (Ellenberger, 1970), et sa conception reste à ce jour la plus opérante pour comprendre la dynamique psychique humaine. Dans les thérapies dont l’axe est la relation d’aide, c’est-à-dire d’orientation humaniste au sens rogérien du terme, l’inconscient est une instance dont l’existence est posée en hypothèse de travail, à l’instar de la psychanalyse. Cela dit, sa perception est moins conceptualisée. L’inconscient renferme l’ensemble des ressources dont le patient dispose. Les modalités thérapeutiques étant axées sur les conflits entre un individu et sa situation dans un environnent donné, les conflits internes ne font que peu l’objet d’une élaboration en tant que telle. L’expression de ces conflits inconscients (au sens freudien) est incluse dans la prise en charge mais ne fait pas l’objet du processus de centration sur le patient. Elles existent, sont ratifiées, mais non élaborées en tant que telles. Humilité du thérapeute Fondamentalement, le thérapeute prend une « position basse » par rapport à son patient. Ce n’est pas le praticien qui sait, mais son interlocuteur. Il doit retrouver la voie guidant vers les modalités de résolution de ses difficultés, dont il dispose déjà. De même, il est vain de penser que l’on peut saisir tous les méandres de fonctionnement des processus inconscients. Plus, le thérapeute ne cherche pas à les percer, se laissant guider par leur expression. Quelle ressource sera utilisée ? Comment sera-t-elle atteinte ? Le thérapeute l’ignore, tout comme son patient. Il ignore même si la thérapie peut fonctionner, c’est-à-dire si le cadre proposé et la qualité relationnelle entretenue sont propices à l’émergence d’une solution. Car oui, une thérapie peut échouer, et pas toujours à cause du patient et de ses « résistances » prétendues ou réel-
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les. Le thérapeute doit faire de son mieux, mais doit rester humble, même sur le succès du processus entamé… L’atout majeur du thérapeute est de se positionner en dehors de la scène que présente son patient. Ce dernier est au centre du tableau de sa vie, il en décrit les éléments qui l’environnent, les tonalités de couleurs, les autres motifs et ce qu’ils évoquent, etc. Le thérapeute est celui qui se positionne à distance de ce tableau, il ne participe pas à sa construction. Mais avec ce recul, les voies d’exploration du personnage central sont guidées, accompagnées, ce qui explique qu’au moins pour un temps, le thérapeute est perçu comme un élément fiable, un tuteur nécessaire, avant que le patient ne se sente suffisamment en confiance pour poursuivre son exploration seul. Pour autant, cette métaphore n’est pas tout à fait exacte. Si le thérapeute ne participe pas à la construction du tableau, pour autant ses réactions, la qualité de son accompagnement et le degré de confiance de la relation vont jouer sur la nature et l’importance des éléments que le patient va explorer. Le thérapeute va être plus ou moins contenant pour le patient, lui offrir un cadre sécure d’exploration de ses tourments, des éléments de souffrance. Mais encore une fois, ce travail se fait dans l’ignorance totale de ce qui va émerger de la vie affective et émotionnelle du patient. L’expression d’événements du passé qui vont être réactualisés, l’émergence de conflits inconscients, sont inconnues dans la façon et le moment de leur survenue. Elles sont ratifiées, et font partie de la prise en charge. Ainsi, un patient : « Je crois maintenant que devenir dépendant à la drogue était une façon pour moi de refuser l’aide de mes parents et en même temps de m’en rapprocher, de continuer à être au plus proche d’eux. Je voulais qu’ils me reconnaissent enfin, qu’ils me disent que j’étais quelqu’un à leurs yeux, mais au prix de la peur au ventre. Peut-être le risque de mort, pour moi ou pour eux. » On voit bien dans cette phrase toute la problématique œdipienne poindre, l’angoisse de castration, et la problématique identitaire qui en découle. Néanmoins, dans le travail qui nous concerne, l’accent sera porté sur le processus de reconnaissance et les conditions à l’autorisation « d’être pour soi », et non sur l’élaboration de la position œdipienne. Nous l’avons dit, l’être humain est perçu en relation d’aide comme un être en constante évolution positive sur le chemin de sa vie. Il s’agit là d’un principe de base, qui explique que toute expression inconsciente est reçue comme une manifestation nouvelle à visée de changement, l’expression d’une forme de ressource possible qui guide vers une solution aux motifs de souffrance du patient. En cela, le thérapeute donne foi à cette nouvelle expression de la dynamique positive du patient, et fait confiance à l’inconscient et au-delà, aux ressources internes du patient. Il est sur son chemin, avance parfois de façon chaotique, mais avance tout de même. Le thérapeute engagé dans une rela-
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tion d’aide fait œuvre de confiance concernant les capacités et ressources du patient pour remplir les objectifs que lui-même assigne. Les expériences de vie ne sont pas linéaires, il en va de même pour les tentatives de solutions de patient. Ainsi, dans le cas de patients alcooliques par exemple, les rechutes font partie de son expérience. Elles ne sont pas négatives en soi si le thérapeute sait accompagner son patient pour tirer de ce trébuchage une forme d’enseignement : les conditions dangereuses pour lui, les émotions non encore bien gérées et qui ont trouvé un recours avec l’alcool, et la façon qu’il y aurait maintenant de les identifier et moduler différemment. Priorité au changement Quelle que soit la demande du patient, elle peut se synthétiser en disant que ce qui est visé est un changement :
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« Les individus n’évoluent pas à partir d’un point fixe et “homéostatique” vers un nouveau point fixe, bien que ce genre de processus soit possible. Au contraire, le continuum le plus significatif se développe à partir d’un point fixe vers le changement, à partir d’une structure rigide vers une fluidité, à partir d’un état de stabilité vers un processus évolutif. » (Rogers, 1968)
Le changement constitue donc un processus inhérent à tout parcours de vie, et le suivi se justifie lorsque la possibilité de changement semble pour le patient occulté. La stratégie de changement va donc consister à ouvrir « le champ des possibles » au patient. En effet, tout symptôme, quel qu’il soit, focalise l’attention, et déborde très souvent sur plusieurs dimensions de la vie du patient. Ainsi, une apathie, une humeur dépressive altèrent les relations à l’entourage et diminuent les liens sociaux. Il va donc falloir enlever cet « effet loupe » induit par le symptôme et décoller le patient de son symptôme, sans oblitérer pour autant ce dernier. Il s’agit là de la dynamique interne de ce que l’on nomme la stratégie du changement. Notons d’ailleurs qu’en psychopathologie, on dit que quelque chose devient pathologique lorsqu’un mode de pensée et les conduites qui en découlent sont rigides, qu’un individu fait appel de façon stéréotypique à un fonctionnement qui l’isole et altère la relation à l’autre. La fluidité, c’est-à-dire la possibilité de choix entre plusieurs comportements, redonne au patient la possibilité d’être à nouveau acteur de sa propre vie. Ainsi se définit la notion d’engagement. Être partie prenante dans sa vie, à la fois vivre le moment présent et s’offrir la possibilité de choisir entre plusieurs futurs en terme relationnel et de conduites. Et s’y engager avec responsabilité et sans doute avec également un certain sentiment de sécurité.
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DE CROISSANCE ET D’ARRÊT
AU CHANGEMENT Événements de vie L’homme connaît durant sa maturation de très nombreux événements de vie, des plus banals aux plus inattendus. On pourrait nommer « événements de vie » toutes les expériences qui sortent l’individu de sa routine, qui attirent son attention. Cela dit, tout « événement de vie » ne revêt pas un caractère inhabituel. Un individu peut tout à fait par exemple être attiré par l’expression d’un visage dans une rue, ou ressentir une émotion intense à la vue d’un tableau. Cela constitue un événement de vie. En fait, ce n’est pas l’événement qui est exceptionnel en soi, mais la tonalité que lui donne l’individu lui-même. Son attention est attirée vers quelque chose selon de multiples prérequis à la fois internes (la façon de penser, le vécu antérieur) et externes (sollicitation par une autre personne, appel aux sens, comme un son particulier). Aussi, lorsqu’un patient parle d’un événement de vie, il parle de lui, de ce qui l’a amené à s’intéresser à cet événement, et pourquoi ce dernier a fait résonance en lui. Nous avons là un signe de l’homéostasie entre un individu et son monde, et des points de confluence entre interne et externe. De cet événement de vie, l’individu va pouvoir se forger une expérience, préambule aux ressources. L’expérience va être la façon dont il appréhende son événement de vie. Pour reprendre les exemples précédents : la façon qu’il aura de réagir au visage dans la rue (le garder pour lui, accoster la personne…) ou les pensées et associations qui lui viendront à la vision du tableau et les réactions qui vont suivre (attitudes de rejet et/ou de fascination, acquisition du tableau…). Notons que les expériences peuvent être modulables en fonction du temps. Nous avons dit, en parlant du choix, qu’un individu à un instant « t » faisait le meilleur choix pour lui. De la même façon, les expériences au contact d’un même événement de vie varient. Ainsi, le même tableau vu une deuxième fois pourra avoir une autre résonance, une compréhension différente et produire des émotions différentes. Un patient, qui avait vu une rétrospective du peintre Jean-Michel Basquiat, en était ressorti bouleversé, avec un sentiment de dégoût. Après s’être renseigné sur ce peintre, il retourna voir l’exposition et son attitude changea radicalement. Il y vit le désir de différenciation du peintre, son obsession pour les corps apprise depuis la lecture d’un livre d’anatomie offert. Il fit le lien avec son propre rapport au corps et ses transformations lors de ses phases d’anorexie. C’est la raison pour laquelle, en relation d’aide, la thérapie est une méthode dans « l’ici et maintenant » : quelle est l’actualité du patient, son rapport au monde, la façon dont il vit ses événements de vie et les
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expériences qu’il en tire. La compréhension de ces expériences permet d’appréhender des ressources qui vont pouvoir aider le patient. Ainsi, pour le patient anorexique, un travail à partir du dessin de son propre corps a été entrepris, et la façon de vivre son corps soumis au regard des autres, comme lui a été « voyeur » des corps de Basquiat. En se réappropriant son corps, en redevant acteur de celui-ci, le patient a amélioré sensiblement son symptôme anorexique. Savoir ce qui a été remanié en profondeur, mystère… Et c’est bien là que se situe l’humilité du thérapeute, dont nous avons parlé plus haut, mû par la confiance en la dynamique positive sans nécessairement un souci de compréhension de ce qui, au niveau inconscient, a été transformé par ce simple travail médié par le dessin. Tour à tour éléments de croissance ou d’arrêt au changement, les événements de vie n’en restent pas moins une construction du sujet. C’est la façon dont il les appréhende qui leur donne l’un de ces deux statuts. Il revient au travail en séance, lorsque le patient aborde un événement de vie, de discerner ce qui lui donne telle ou telle tonalité, les facteurs de frein comme d’accélération dans le processus de changement et la dynamique positive de vie. Ils ne sauraient en tout cas être mis de côté, car ils sont constitutifs de la vie de l’individu et de la façon dont ce dernier appréhende et s’approprie cette dernière.
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Le social et son action Le patient qui consulte possède une histoire. Mais il participe aussi à d’autres histoires : celles de ses proches, de son entourage. Il est en interaction avec eux. Même si le thérapeute centre son action sur le patient, il ne peut être dupe que ce dernier est en constante interaction avec son environnement et que ce dernier va influer sur sa possibilité de choix. On ne saurait, bien sûr, limiter l’être humain à cette dimension d’être social. Mais « l’être individuel » se nourrit et évolue de façon constante avec l’environnement dans lequel il vit. Si le patient possède son propre rythme d’évolution, il en est de même de son entourage. Et ce rythme de l’entourage influe sur le rythme interne du patient. Ainsi, si un patient possède une difficulté conjugale, son « champ des possibles », les choix qu’il souhaiterait réaliser seront fonction de l’évolution de sa femme à son propre changement. Le mouvement est dynamique, et implique autant de rythmes qu’il existe d’intervenants concernés. Ainsi, il n’est pas rare, loin s’en faut, que le suivi en relation d’aide auprès d’un individu modifie non seulement sa perception du monde, sa détermination dans sa vie, mais également celle de son entourage. Une psychothérapie, même centrée sur le patient, n’est pas circonscrite à un individu, mais en touche en fait pléthore. Les ajustements de
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l’entourage sont évidemment moins importants que chez le patient, mais ils existent et participent de la dynamique générale dans un sens de ralentissement ou d’accélération des processus de changement. Chaque individu possède en lui les capacités de se comprendre, de changer l’idée qu’il a de lui-même et de son mode de vie, ses attitudes et sa manière de se conduire. Il est dans une dynamique positive de vie, en interaction avec son environnement. Lorsqu’un processus de changement est empêché ou freiné, le patient peut puiser dans ses ressources. La condition à cela est que, lors du suivi en relation d’aide, un climat d’attitudes psychologiques « facilitatrices » soit assuré.
PARTIE 2
MÉTHODE HUMANISTE
Chapitre 4
ATTITUDES THÉRAPEUTIQUES
L
es attitudes thérapeutiques désignent la façon dont le thérapeute « est » en séance. Il s’agit d’une notion importante, puisque fondamentalement, c’est l’interaction entre les attitudes du praticien et ceux du patient qui va déterminer si ce dernier se sent en confiance, écouté, libre de dire son problème et ce qu’il est.
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RECEVOIR
UNE DEMANDE
Un patient qui consent à prendre un rendez-vous pour demander de l’aide le fait en général pour deux raisons majeures : il a acquis la conviction qu’il ne pourrait pas résoudre sa difficulté par lui-même et il n’a pas trouvé dans son entourage d’autre solution. C’est dans l’ambivalence de le faire à contrecœur et avec l’envie d’aller mieux, conscient des contraintes de temps et d’argent que ces séances vont représenter, qu’il va s’engager dans ce face à face. Il se pose mille questions sur ce qu’il va dire, comment il va le dire, ce que « le psy » va lui demander, ce qu’il va penser de lui, la certitude qu’il ne dira pas certaines choses, l’envie d’arriver au bout de sa cure le plus vite possible. Cette relation, inégale dès le départ, le place clairement dans la position de patient, c’est-à-dire de personne qui a un problème qu’elle souhaite régler et place l’interlocuteur dans la position de professionnel de la psychologie qui est censé aider. Les connaissances universitaires feront partie du mode d’intervention particulier du thérapeute, mais elles ne suffiront pas pour autant à créer les conditions de l’aide. C’est la mise en place d’attitudes, de capacités « d’être » d’une certaine façon, qui créeront ou faciliteront le développement de la personne et sa responsabilisation. Elles peuvent être décrites, illustrées
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d’exemples, mais restent à expérimenter par soi, et exprimées selon sa propre personnalité. Michèle, 35 ans, sous antidépresseur depuis deux ans, est envoyée par son médecin, qui ne constate pas d’amélioration réelle de son état. Installée sur le bord de son fauteuil, Michèle semble prête à repartir. Prendre ce rendez-vous lui a coûté beaucoup d’efforts et de courage. Ses mains se frottent, son corps est regroupé, sa voix est faible et elle arbore un pauvre sourire qui ressemble à une excuse. Ignorant les raisons de sa souffrance, elle prévient d’emblée que « la thérapie, c’est pas son truc », et décrit, gênée, coupable, prudente, son manque d’énergie, ses chutes de tension vertigineuses, son impression d’être incomprise de son mari, sans savoir exactement ce qu’elle souhaiterait qu’il comprenne. Elle ponctue son récit de « je sais que c’est bête », « vous allez penser que je suis bizarre », ou bien encore « je suis compliquée n’est-ce pas ? » Mais elle ne l’entendra jamais de son thérapeute qui se place dans l’écoute, l’acceptation, l’empathie et la congruence, l’absence totale de jugement. Ces attitudes thérapeutiques, vont permettre à Michèle de s’installer petit à petit, et réellement, dans son fauteuil pour entreprendre le récit de son histoire, en totale confiance avec son thérapeute.
ÉCOUTE Définition Du latin auscultare « être attentif à, tenir compte de ce que quelqu’un dit, exprime, de sa volonté, de ses désirs » (Petit Larousse, 1995). Cette définition du Larousse indique déjà en soi plusieurs contenus implicites de l’écoute : quelqu’un qui est « attentif à » utilise sa vue et son ouïe, et « tenir compte de » implique la prise en compte, soit la notion de comprendre (prendre avec soi). La compréhension ne consiste pas à écouter, mais l’écoute est indispensable à la compréhension. L’écoute thérapeutique est très différente de celle que nous vivons dans notre vie de tous les jours. Cette dernière, souvent hâtive, empreinte de jugement, sans attention réelle, chargée de « il faut que », « tu n’as qu’à », « tu devrais », renvoie alors une solitude accentuée, chargée de frustration, de colère, d’image de soi négative et de l’impression de n’être pas comme les autres, enfin de n’être pas compris. Le thérapeute, de par la qualité de son écoute, met en place une relation particulière avec le patient ; une relation centrée sur la personne, sur son monde intérieur qui ne ressemble à aucun autre. Il ne peut le faire que s’il ne se sent pas lui-même en danger de ce qu’il va entendre, voir et sentir.
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Nathalie, 30 ans, mère de trois enfants, affirme qu’elle ne peut s’approcher de ses boîtes d’antidépresseurs sans envie irrépressible d’en consommer une grande quantité. Nathalie a été hospitalisée pour tentative de suicide : « Je ne comprends pas, je suis certaine de ne pas avoir eu envie de me suicider, ce qui se passe c’est que je ne peux pas résister à l’envie d’en prendre, c’est comme si j’avais en face de moi une plaque de chocolat. » L’écoute permet de comprendre que Nathalie n’est pas suicidaire mais pharmacodépendante. Elle n’en avait jamais eu conscience, n’en avait jamais parlé à personne. Elle poursuit maintenant son récit en se remémorant sa consommation excessive d’alcool dans les années passées, sa recherche de médicaments dans la maison, évoque alors l’alcoolisme de son père. Cette prise de conscience la soulage, car même si l’on peut estimer que sa pathologie est morbide, Nathalie a maintenant une vision claire de son problème et par-là même, un début de solution. Elle propose d’emblée de revoir son médecin traitant pour envisager une cure de sevrage.
Les trois niveaux d’écoute
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Premier niveau Il concerne ce qui est dit dans la relation. Le thérapeute centre son attention pour écouter dans le silence ce que lui dit la personne. Il est calme, regarde son interlocuteur, ne fait pas autre chose, et met de côté ce qui le préoccupe. Toute son attention est centrée sur la personne. Il n’est pas toujours possible de maintenir le regard. Lorsqu’une personne est en proie à de vives émotions, telles que la tristesse exprimée par des larmes, il est parfois préférable de ne la regarder que par séquences, comme pour respecter ce moment d’intimité. Le thérapeute écoute quoi qu’il en soit, même s’il ne regarde pas le patient à ce moment précis, son écoute se manifeste d’une façon plus subtile, par sa présence à la fois forte pour soutenir le patient et discrète pour ne pas entraver son processus. Le thérapeute écoute un récit, mais ne peut en rester là, car cela reviendrait à écouter une histoire, comme on lit un livre.
Deuxième niveau C’est également par « l’attention flottante », deuxième niveau d’écoute, qu’il va prendre en compte le récit au-delà des mots. Le thérapeute va collecter toutes les informations qui arrivent à ses sens : il entend le récit, les mots utilisés, les changements dans la voix, ses niveaux sonores, les attitudes corporelles, les gestes, leur cadence, leur niveau d’amplitude, le mode respiratoire, l’expression du visage, l’habillement, etc. L’ensemble de ces informations émane d’une communication non verbale. Elle est à ce point importante que certains spécialistes l’estiment à 80 % de ce qui est communiqué.
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La communication non verbale comporte selon Mario von Granach 1 trois fonctions distinctes : la fonction expressive, qui exprime nos émotions, l’estime de soi et l’opinion que nous avons d’autrui. « Le comportement non verbal exprime notre état émotionnel, l’opinion que nous avons d’autrui et donne aussi de l’information sur notre estime de soi. Il est plus fiable de considérer le non verbal, plus révélateur que le verbal de l’opinion et de l’émotion de l’interlocuteur. » (Bioy, Fouques, 2002, p. 166)
La fonction d’étaiement du langage est celle qui appuie nos gestes, les accompagne pour mettre en évidence le ressenti ; et enfin, la fonction quasi linguistique, qui concerne les gestes dont le sens est le même pour toutes les personnes d’une même culture. Ce sont, par exemple, les yeux en l’air qui indiquent le mépris, la tête qui bouge de gauche à droite pour dire non et de haut en bas pour dire oui. Nathalie évoque une bonne relation avec son mari. Pourtant, sa voix devient forte, aiguë, et ressemble à un cri de colère. Le volume est élevé, le rythme de parole s’accélère, ses yeux deviennent fixes. Martine, à l’évocation de sa mère, plaque son dos vers l’arrière du fauteuil et agite ses mains de gauche à droite devant elle, comme pour dire non ou se défendre. Carole, 21 ans, relate la violence son ami, désormais incarcéré pour 3 mois. Son visage est triste, sa voix grave, son corps est tendu, replié, ses mains bloquées sur ses jambes refermées, le pied enroulé autour de la cheville. Pierre, 38 ans, a effectué une peine de 14 mois. Son regard se porte toujours vers la fenêtre et la porte. L’inquiétude se lit sur son visage : « J’ai constamment la peur d’être encore enfermé depuis mon incarcération, je sais que je ne suis plus en prison, mais dans une pièce, il faut toujours que je vérifie que la porte est ouverte et que je sente l’air dehors. »
L’ensemble de ces signes est indispensable à la compréhension de ce qui est exprimé. Ils permettent parfois de sentir qu’un propos est infirmé, contredit par les gestes, ce qui indique que le patient dit autre chose que ce qu’il ressent réellement. La plupart du temps, il semble que la communication corporelle précède l’expression verbale. Il ne s’agit que de quelques secondes durant lesquelles la mimique, la position du corps, son mouvement vont indiquer ce qui est ressenti.
1. Ancien professeur de psychologie à la Faculté de Berne.
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Troisième niveau Le troisième niveau d’écoute concerne l’écoute du thérapeute de luimême. Que pense-t-il en écoutant son patient, que ressent-il, quelles sont ses sensations corporelles ? Cette écoute de soi est indispensable à l’écoute d’un patient, car elle peut servir de « caisse de résonance ». Le mode de communication de deux personnes est toujours subjectif. Il est fondé sur un certain nombre de croyances de chaque personne de cette relation. Que ces croyances soient justes ou fausses n’est pas important car ce qui compte véritablement, c’est l’idée qu’une personne se fait d’une autre personne. La relation va en effet se construire à partir de cette vraie fausse réalité. Prenons un exemple : le patient a la croyance que son thérapeute peut l’aider. C’est à ce point que lorsqu’il rencontre une difficulté, il attend sa séance avec hâte, se sent soulagé à l’idée de pouvoir raconter sa semaine à quelqu’un qui le comprend. Le thérapeute, en ce qui le concerne, a cette croyance qu’il comprend cette personne, croit qu’il est en mesure de l’aider. Voilà les bases positives de cette relation. Elle ne se joue pas tant sur ce que sont réellement ces deux personnes, mais plutôt sur leurs croyances réciproques. Si le thérapeute croit qu’il ne peut pas aider un patient, il est probable qu’il ne pourra pas l’aider. Si le patient croit que ce thérapeute ne peut pas le comprendre, il est probable que la relation ne pourra pas être thérapeutique, car le transfert nécessaire à son efficacité ne sera pas. La caisse de résonance dont nous parlions au début de ce paragraphe se réfère à ce que le thérapeute croit ressentir de la réalité de son patient à un moment particulier de la séance : « Je ressens que le patient est triste. » Ce ressenti peut être un « outil » pour la thérapie, si le thérapeute est vigilant au contre-transfert éventuel que cette tristesse peut réveiller de son vécu. Laure, 28 ans, évoque les maltraitances de son enfance sans faire apparaître pour autant ses émotions. Elle évoque ses souvenirs comme elle raconterait une histoire sans la vivre. « Je ressens votre peine en vous écoutant », lui indique le thérapeute ; Laure a les larmes aux yeux, puis elle éclate en sanglots, comme une enfant inconsolable, durant plusieurs minutes. Le thérapeute ressent également de la peine, une peine qui se rapporte à son passé, une réactualisation d’autres relations passées qui le concerne lui en tant que personne et qui n’a rien à voir avec le patient ; c’est en étant conscient de sa part de ressenti, en identifiant ce contre-transfert qu’il peut choisir le moyen d’y remédier de façon à ce que la relation soit et reste profitable. Le contre-transfert peut se manifester identiquement par des actes manqués tels qu’oublier le rendez-vous avec ce patient, ou commencer
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la séance régulièrement en retard. C’est en prenant l’habitude du questionnement sur soi (qu’est-ce que cela me fait ? que puis-je faire pour m’adapter à cette émotion ?) que le thérapeute pourra faire face au contre-transfert.
ACCEPTATION Définition et expressions « Consentir à prendre, à recevoir, admettre » (Petit Larousse, 1995). L’acceptation manifestée à un patient se caractérise par un ensemble de signes verbaux ou non verbaux du praticien. Ces signes veulent dire : « Je vous accepte exactement comme vous êtes. » Ceux-ci indiquent que le thérapeute consacre toute son attention, toute sa sensibilité à vouloir comprendre ce que ressent précisément la personne à ce moment-là. Pour reprendre l’expression de Rogers (1961) : « Je voudrais sentir ses impressions, qu’il sache que je le comprends. » Ces signes s’expriment selon la personnalité du thérapeute, ce sont, par exemple, un signe d’acquiescement de la tête, la présence et le soutien du regard, un « oui » prononcé doucement, un « hum » qui encourage à poursuivre, une avancée du corps lorsque le désespoir recroqueville le patient sur sa souffrance. Effets Ces signes d’acceptation favorisent la restauration de l’image et de l’estime de soi du patient. « Lorsque je parviens à comprendre affectivement les sentiments qu’il exprime, lorsque je puis accepter ses clients comme ayant une personnalité individuelle qui leur appartient en propre, c’est alors que je m’aperçois qu’ils ont tendance à s’orienter dans certaines directions pour les décrire le plus exactement possible, je dirais qu’elles sont positives, constructives, qu’elles tendent vers l’actualisation de la personne, qu’elle progresse vers la maturité et vers la socialisation. J’ai acquis la conviction que mieux un individu est compris et accepté, plus il a tendance à abandonner les fausses défenses dont il a usé pour affronter la vie et à s’engager dans une voix progressive. » (Rogers, 1961)
Dans le cas contraire, précise Rogers (1942), « lorsqu’une attitude est conditionnelle, elle ne peut alors développer ou changer les aspects que je ne peux accueillir ». Les représentations que la personne se fait d’elle-même et la relation que la personne entretient avec ce qu’elle imagine être, peuvent
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se trouver peu à peu restaurées, car le patient ressent qu’il lui est possible d’être vraiment lui-même, respecté véritablement, en tant que personne, différente de toute autre, digne d’intérêt pour elle-même et pour les autres. Un patient s’attend souvent, notamment en début de thérapie, à un certain type de réaction de celui qui écoute, en début de thérapie. Il le manifeste par une sorte d’interrogation du regard, une sorte d’hésitation, des remarques telles que : « J’espère que vous ne trouverez pas cela ridicule. » L’acceptation du thérapeute ne veut pas dire qu’il est d’accord avec ce que dit le patient, mais plutôt qu’il comprend celui-ci sans jamais faire intervenir un jugement d’ordre moral sur ce qui est dit. Le rôle du thérapeute n’est pas d’avoir un avis sur ce qui est dit, de penser qu’une situation est bien ou mal, mais plutôt et uniquement de comprendre l’histoire du patient, son mode de comportement, son ressenti, et cela dans le but de l’accompagner et favoriser son développement. Lorsque le patient ressent l’acceptation du thérapeute, il est fréquent de constater un changement d’attitude. Il va consacrer beaucoup moins d’énergie à observer les réactions de son thérapeute et se concentrer beaucoup plus à exprimer ce qu’il ressent, ce sur quoi il s’interroge, car il sera dégagé de la peur d’être jugé. Il dispose d’un large espace d’expression qui ne risque pas d’être entravé ; il sera au contraire encouragé à poursuivre selon son mode à lui. Une attitude thérapeutique ne peut à elle seule guérir un patient de sa souffrance, mais elle favorise le développement de la personne, alors que toute autre attitude entrave celui-ci.
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ABSENCE
DE JUGEMENT
Définition Le jugement se définit ainsi : « Porter une appréciation sur quelque chose, se faire une idée, imaginer quelque chose » (Petit Larousse, 1995). Cette définition indique que le jugement est fondé sur une « idée », une « imagination », partant de soi vers l’autre qui pourtant est une autre personne différente de soi. Il s’agit toujours de « sa » vision du monde, par rapport à « son » vécu et non celui de l’autre. Il est impossible de ne pas avoir de jugement du tout, et le jugement donne des repères. En thérapie en revanche, le jugement ne permet pas le développement de la personne.
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MÉTHODE
HUMANISTE
Jugement en thérapie Nous passons notre vie à recevoir des évaluations. Le bébé, l’enfant, l’adolescent, entend des « c’est pas gentil », « ce n’est pas bien », « on ne t’a donc rien appris ? », « où avais-tu la tête ? », « tu aurais pu y penser », « tu aurais pu réfléchir », « tu es méchant », « tu peux mieux faire », « ça mérite un zéro », « tu n’es pas sage », « tu es ridicule » ; puis, adulte, « ce n’est rien », « arrête de dramatiser », « tais toi », « tu es nul ». L’adulte continue à recevoir des jugements dans un système professionnel organisé sur l’évaluation des compétences, du comportement, de la conformité à la culture d’entreprise et de la société, de l’atteinte des objectifs, système finalement très proche du système scolaire. Nous prenons parfois nous-mêmes le relais de ce mode de pensée, à tout propos : « je suis nul », « je suis trop bête », « je suis c… », « je ne devrais pas », « je suis un raté », « quel imbécile », « comment j’ai pu », etc. Le jugement ne peut pourtant pas trouver place satisfaisante dans la pédagogie, la relation d’aide ou de soin et a fortiori dans le processus thérapeutique. Qu’il soit positif ou négatif, il représente une menace pour le patient et entrave la thérapie. Carl Rogers (1961) relate sa conviction basée sur l’expérience : « Si je peux le libérer aussi complètement que possible de la menace extérieure, il peut alors commencer à vivre et s’occuper des sentiments et des conflits qui l’habitent et dont il se sent souvent menacé […] Curieusement une évaluation positive est à la longue aussi menaçante qu’une négative, du fait de dire à quelqu’un qu’il “est bien” vous donne aussi le droit de lui dire qu’il est mal… Aussi j’en suis venu à penser que plus je peux maintenir une relation sans jugement de valeur, plus cela permettra à l’autre personne d’atteindre le point où elle reconnaîtra que le lieu du jugement, le centre de la personnalité, réside en elle-même. Le sens et la valeur de son expérience dépendent uniquement d’elle et aucun jugement extérieur ne peut rien changer à cela. Aussi j’aimerais me forcer d’arriver à une relation où je ne juge pas autrui en mon for intérieur. »
Lorsqu’un patient souhaite partager sa joie d’avoir compris un mécanisme, il est alors possible de le partager avec lui et de lui manifester son émotion sans jugement pour autant : « Je suis très heureuse de pouvoir partager avec vous votre joie », ce qui est très différent de : « C’est bien que vous ayez compris cela. » Il est fréquent qu’un patient cherche le jugement de son thérapeute. Que pensez-vous de ? Est-il normal que ? Aurélie ponctue souvent sa réflexion de « vous allez me dire que c’est bête », « vous allez me dire que je ne devrais pas », par manque d’estime d’elle-même, et d’habitude du jugement. C’est en évitant le plus possible toute forme de
ATTITUDES
THÉRAPEUTIQUES
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jugement qu’une personne peut accéder à sa responsabilité, à la connaissance d’elle-même et à l’estime d’elle-même. Jean-Marc, 38 ans, a connu la toxicomanie durant de longues années. Durant cette période noire, il a commis un meurtre. Il ne l’a jamais avoué à quiconque et son crime n’a jamais été découvert. C’est un secret qu’il a porté seul depuis 15 ans et qu’il ne peut plus garder. Jean-Marc attend plusieurs séances avant d’aborder le sujet. Il se lance alors dans son récit avec une extrême gravité et une attention permanente aux réactions du thérapeute, craignant à tout instant d’être jugé. Ce n’est que lorsqu’il aura la certitude d’être compris et de n’être pas jugé, qu’il accédera aux émotions qui l’étouffent et qu’il refoule depuis tant d’années.
EMPATHIE Définition L’empathie est une attitude à pouvoir percevoir de façon intuitive le monde d’une personne : « Percevoir de manière empathique, c’est percevoir le monde subjectif d’autrui “comme si” on était cette personne, sans toutefois jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une situation analogue, “comme si”. » (Rogers, ibid.)
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Expression et condition d’être La capacité empathique implique donc que, par exemple, on éprouve la peine ou le plaisir d’autrui comme il l’éprouve, et qu’on en perçoive la cause comme il la perçoit (c’est-à-dire qu’on explique ses sentiments ou ses perceptions comme il se les explique), sans jamais oublier qu’il s’agit des expériences et des perceptions de l’autre. Lorsque James, 14 ans, exprime sa peine, le thérapeute ressent de la peine, à ceci près qu’il ne confond jamais la peine de James, en tant qu’émotion de celui-ci, et son expérience personnelle. Lorsque le thérapeute confond l’émotion de son patient et sa propre expérience, il s’agit alors d’identification, qui se manifeste par une compassion excessive. Il est donc question de s’approcher le plus possible de sa vie, de son monde intérieur, de ressentir ses émotions comme il les ressent, sans jamais franchir la frontière de lui et de soi. Être empathique implique une attention de tout instant, centrée sur le ressenti du patient, des émotions changeantes, qu’elles soient exprimées de façon claire ou à peine consciente, et de pouvoir sans crainte les communiquer en retour, sans peur de ce dont l’individu a peur.
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Pour ne pas souffrir avec le patient, le thérapeute doit apprendre à trouver la bonne distance. La relation doit toujours rester professionnelle, c’est-à-dire n’être pas trop proche, favorisant la familiarité, et pour autant pas trop éloignée pour que cette relation ne soit pas froide et artificielle. « Quand le monde extérieur de client est ainsi clair pour le thérapeute, et qu’il s’y meut aisément, alors il peut aussi bien communiquer sa compréhension de ce qui est clairement connu par le client, que proposer des significations de ce que celui-ci éprouve de façon à peine consciente. » (Rogers, ibid.)
CONGRUENCE Définition Carl Rogers développe l’hypothèse que « le changement de la personne se trouve facilité lorsque le thérapeute est ce qu’il est ». Il s’agit, pour le thérapeute, de vivre une relation authentique, correspondant à ce qu’il est vraiment, à ce qu’il ressent vraiment : « J’ai fini par comprendre qu’être digne de confiance n’exige pas que je sois conséquent d’une manière rigide, mais simplement qu’on puisse compter sur moi comme un être réel. J’ai employé le mot « congruence » pour désigner ce que je voudrais être. J’entends par ce mot que mon attitude ou le sentiment que j’éprouve, quels qu’ils soient, seraient en accord avec la conscience que j’en ai. Quand tel est le cas, je deviens intégré et unifié et c’est alors que je puis être ce que je suis au plus profond de moimême. C’est là une réalité qui d’après mon expérience, est perçue par autrui comme sécurisante. » (Rogers, ibid.)
Lorsque je suis capable de reconnaître et accepter mes propres sentiments, je peux favoriser chez l’autre la croissance et le développement de l’authenticité. Expression Un thérapeute dans la congruence se comporte de façon naturelle, sans tenter de paraître une autre personne que celle qu’elle est réellement ; ses paroles, ses gestes sont en cohérence avec ce qu’il ressent. « Je me rends compte que mes propres craintes peuvent par moments l’amener à voir en moi un intrus, indifférent et repoussant, quelqu’un qui ne comprend pas.
ATTITUDES
THÉRAPEUTIQUES
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Je veux accepter pleinement ses sentiments en lui, tout en espérant que mes propres sentiments éclateront si clairement dans leur réalité, qu’avec le temps, il ne pourra manquer de les apercevoir. Et surtout, je veux qu’il rencontre en moi, une personne réelle. Je n’ai pas à me demander avec gêne si mes propres sentiments sont thérapeutiques ; ce que je suis et ce que je sens peut parfaitement servir de base à une thérapie, si je sais « être » ce que je suis et ce que je sens, dans mes rapports avec lui de façon limpide. Alors il arrivera peut-être à être ce qu’il est, ouvertement et sans crainte. » (Rogers, ibid.) Dominique, 53 ans, n’a pas revu ses enfants depuis 30 ans. Il décrit cependant qu’il n’en est pas affecté, que c’est un choix de ses enfants auquel il s’est habitué et « c’est très bien comme cela ». Pourtant, lorsqu’il évoque ce sujet, il se tord de gauche à droite, son dos est très douloureux. – Je n’ai pas l’impression que ce que vous dites corresponde vraiment à ce que vous ressentez. – Vous les psys, vous voyez toujours des problèmes là où il n’y en a pas, moi si je vous dis que cela ne me pose pas de problème, c’est parce que je le pense. – J’ai le sentiment que ce que vous pensez est différent de ce que vous ressentez lui répond le thérapeute. – Et bien oui, mais c’est comme cela ; revoir mes enfants me causerait trop de souffrances et je n’en ai pas envie, ils m’ont de toute façon oublié. – Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? – Je leur ai écrit une lettre dans laquelle j’avais mis tout mon cœur et je n’ai pas eu de réponse. (Dominique a apporté cette lettre.) – Si je recevais une lettre comme celle-ci, lui dit le thérapeute, je serais très en colère et très déçue… – Ah bon, s’étonne Dominique, et pourquoi donc ? – Il me semble à la lire que vous expliquez à vos enfants toutes les raisons qui vous ont conduit à les abandonner. Vos enfants attendent sans doute que vous leur demandiez pardon, ils se sentiraient alors probablement considérés à vos yeux. Dominique paraît fortement contrarié et perturbé de ce qu’il vient d’entendre. – Que ressentez-vous à cet instant ? – Je me dis que vous avez peut-être raison, je crois que je ne me suis pas moi-même pardonné de les avoir abandonnés. Dominique prévient alors le thérapeute qu’il ne peut guère consacrer d’argent à la thérapie ; il a d’autres priorités et « il se sent bien ». Ces quelques séances lui suffisent, il a tout dit. Quelques jours plus tard, Dominique appelle le thérapeute : « J’ai appelé mes enfants, vous êtes incroyables vous les psys ! Mes enfants pleuraient de joie ; moi aussi, je leur ai demandé pardon et nous avons parlé 3 heures. J’ai l’impression de revivre ! »
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MÉTHODE
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Les attitudes thérapeutiques sont primordiales dans l’entretien thérapeutique. Elles offrent également un grand bénéfice pour le thérapeute qui ressent du contentement et de la sérénité à pratiquer son métier de façon très humaine. Ce contentement lui permettra de plus de l’exercer encore mieux et d’affiner en permanence sa sensibilité.
Chapitre 5
TECHNIQUES THÉRAPEUTIQUES
L
es techniques thérapeutiques sont des outils précieux de l’entretien thérapeutique. Bien qu’indispensables, elles ne sont pas une fin en soi, et ne se forcent jamais. Leur utilisation doit toujours être motivée par le souci d’agir « pour le bien » du patient c’est-à-dire pour le but qu’il souhaite atteindre pour son mieux-être. Elles ne sauraient être suffisantes à elles seules malgré tout pour mener une cure thérapeutique de façon satisfaisante et accompagner le patient au soulagement de sa souffrance.
QUESTIONS
OUVERTES ET FERMÉES
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Définition Une question ouverte est une question qui donne la possibilité d’une large réponse. Par exemple : « Que ressentez-vous à cet instant ? » À l’inverse, on définit une question fermée par le fait qu’elle engage une validation en « oui » ou « non » : « Ressentez-vous de la tristesse ? » ou une réponse donnant une information très opératoire : « Quelle heure était-il ? » Avantages La question ouverte est particulièrement utilisée dans l’entretien thérapeutique. Elle permet au patient d’exprimer son point de vue ou son ressenti, le responsabilise dans l’entretien tout en l’aidant à explorer lui-même ses attitudes, ses émotions, ses comportements, ses valeurs, sans être influencé par la vision et l’univers du thérapeute.
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MÉTHODE
HUMANISTE
La question fermée, moins utilisée, permet néanmoins de valider une réponse ou une reformulation. Utilisation Les questions ouvertes se formulent à partir des propos du patient en se centrant sur les « allant de soi » qui méritent une description plus fine. « J’en ai marre » par exemple, contient un sens et une expression différente selon chaque personne. Cela peut vouloir dire « je suis fatigué », ou « j’ai envie de mourir », ou « je me sens dépressif », ou « je suis très en colère ». Le thérapeute peut alors poser des questions ouvertes telles : « Que ressentez-vous précisément lorsque vous dites “j’en ai marre” ? », « Comment se manifeste cette sensation dans votre corps ? » ou bien encore : « Quelles sont les pensées qui traversent votre esprit dans ces moments-là ? » L’attitude du thérapeute est par ailleurs déterminante. Poser une question ouverte implique que le thérapeute reste très conscient de l’orientation de sa question, des raisons qui le motivent à la poser et des « contenants » qu’il va ou risque d’y mettre. Ces contenants vont précisément permettre au patient de se sentir accepté, compris et libre d’être authentique, ou au contraire, lui laisser rapidement une sensation du malaise de n’être ni réellement compris, perçu tel qu’il est, et non pris en compte en tant que « vraie personne », différente de toute autre. Le choix des mots, le ton de la voix, l’émotion qu’il va y mettre sont autant d’éléments qui ne manqueront pas d’être perçus par la personne et influencer sa réponse ou son ressenti. Le patient – Je ne me sens pas bien, mon mari m’exaspère. Le thérapeute – Pourquoi êtes-vous encore avec cet homme ? Cette question ouverte indique que le thérapeute pense et juge de fait, que la patiente ne devrait pas vivre avec cet homme, ce qui induit que le thérapeute serait censé savoir ce qui est bon ou moins bon à la place du patient. Que le patient aurait de ce fait à s’expliquer sur ce choix. Que le contenu émotionnel de « je ne me sens pas bien » et de « cela m’exaspère » risque d’être occulté. Limites Le thérapeute doit être totalement guidé par le souci constant de comprendre et d’aider, sans chercher à satisfaire sa curiosité. Il est préférable de poser des questions fermées pour aider un patient gêné, peu habitué à parler de lui à un « étranger », timide, ou peu enclin à exprimer librement ses émotions, notamment au cours des premiers entretiens.
TECHNIQUES
THÉRAPEUTIQUES
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Le thérapeute – Bonjour Thomas, comment vas-tu ? Thomas, 15 ans – Heu… (sourire gêné, timide, pas d’autre réponse). – Plutôt bien, plutôt moyennement bien ou plutôt pas bien ? – Plutôt pas bien. – As-tu une idée des raisons pour lesquelles tu ne vas pas bien ? – Oui, je crois. – Voudrais-tu en parler ? – Oui, mais je ne sais pas bien expliquer. – Voudrais-tu essayer avec tes mots, comme tu peux ? – Oui, je veux bien essayer ; ma mère, elle dit que je ne suis pas dégourdi, parce que j’ai un peu peur d’aller dans la rue, parler aux gens tout ça… – Que ressens-tu exactement quand tu as peur ? – Je ressens que je voudrais partir, j’ai peur parce que je ne sens que du vide en moi et je deviens comme un bloc de béton, les gens doivent penser que je suis débile.
REFORMULATION
DU CONTENU
Définition La reformulation consiste à reprendre ce qui vient d’être dit par d’autres mots, en tentant de rester le plus précis et complet possible.
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Avantages Premier stade de l’écoute, la reformulation permet de vérifier et de s’assurer que l’on a bien compris ce que veut dire précisément le patient. La reformulation ne contient donc aucune interprétation, ni aucun jugement, ni plus d’éléments supplémentaires à ce qui vient d’être dit. La reformulation a un effet très bénéfique sur le patient, qui se sent totalement écouté et compris. Il perçoit qu’il est pleinement autorisé à exprimer ce qu’il ressent profondément, autorisé à être ce qu’il est et accepté tel qu’il est. Lorsqu’il entend ce qu’il vient de dire, il est souvent très touché d’entendre parler de lui avec cette attention. C’est la plupart du temps ce type d’attention qu’il ne trouve pas dans son entourage. Cette perception extérieure provoque un effet miroir, soulageant et sécurisant. Elle permet également de recentrer l’entretien quand celui-ci semble prendre plusieurs directions à la fois.
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Utilisation Elle peut être introduite par une phrase telle que « si j’ai bien compris… » Le patient – J’en ai marre, je ne supporte plus rien, je suis fatigué, la secrétaire ne comprend rien, les clients s’impatientent, la banque me harcèle, je suis seul, je suis nul, nul pour tout, je me demande ce que je fais sur terre ; j’ai décidé de ne plus voir mes enfants le week-end, à chaque fois qu’ils viennent les pauvres, je dors ou je rattrape le travail que je n’ai pas eu le temps de faire dans la semaine. Le thérapeute – Si j’ai bien compris, vous ressentez une très grande lassitude liée à votre surcharge de travail, et aux préoccupations liées à celui-ci, au point que vous n’avez plus le temps ni la force de consacrer les loisirs que vous souhaiteriez partager avec vos enfants. – Oui, c’est exactement cela, je suis surmené par mon travail, il faut que je trouve des solutions pour garder du temps pour faire des choses avec mes enfants, si ça c’est réglé, je vais pousser un grand ouf.
Limites Il arrive dans certaines séances qu’un patient ait besoin de « vider son sac » ; ce n’est pas le moment de tenter de reformuler ses propos. Durant les premiers entretiens de conjoints de malades dépendant de l’alcool par exemple, le besoin du patient est de parler de la maladie et du comportement de son conjoint. Le plus important à ce moment-là est de pouvoir le dire, de pouvoir être compris, d’exprimer l’exaspération, le découragement, les angoisses, la colère et l’amour aussi. Il est préférable que le thérapeute soit dans une écoute totale et signifie sa présence et sa compréhension par des petits signes, tels qu’un léger mouvement de la tête, sans interrompre le patient.
REFORMULATION
DES ÉMOTIONS
Définition Reformuler une émotion consiste à reprendre l’émotion et le sentiment que la personne éprouve ou tente d’exprimer à cet instant pour l’aider à se comprendre elle-même. Le répertoire des émotions est très riche, mais il existe cinq émotions de base : • • • • •
la peur, exprimée par l’inquiétude ou la méfiance ; la colère, par la frustration et l’agressivité ; la tristesse par l’abattement et la peine ; le dégoût par l’écœurement et la déception ; la surprise par l’étonnement et le saisissement.
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Elles se déclinent en une multitude de ressentis, tels que : être horrifié, soulagé, envieux, hésitant, triste, misérable, blessé, déçu, frustré, furieux, ennuyé, heureux, agressif, inquiet, torturé, timide, effrayé, surpris, exaspéré, harcelé, fatigué, paniqué, vulnérable, perdu, impuissant, dévalorisé, seul, honteux, angoissé, découragé, libre, serein, nostalgique, etc. Avantages De nombreux patients ont de réelles difficultés à identifier leurs émotions et à les exprimer librement. Les reformuler leur offre la possibilité d’identifier plus clairement le ou les émotions et de les exprimer véritablement. Lorsqu’une personne âgée exprime par exemple l’envie de mourir par des expressions telles que « je voudrais que le Seigneur me reprenne », la tendance habituelle est de lui opposer un « mais non, la vie est belle, il ne faut pas penser à des choses comme cela », assez moralisateur, alors que la personne exprime peut-être son sentiment de solitude et non son envie de mourir. Reformuler son sentiment de déprime lui permet de poursuivre en identifiant son sentiment de solitude et non une envie réelle de mourir, permettant de les différencier. C’est à partir de ce moment-là qu’elle pourra se réorganiser de façon quasi instinctive, et agir pour se sentir moins seule, par exemple.
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Utilisation La reformulation des émotions implique que le praticien se centre non seulement sur ce qui est dit, mais également sur la façon dont le patient l’exprime ou le manifeste corporellement. Il arrive fréquemment qu’une personne exprime une émotion corporellement en exprimant le contraire de cette émotion verbalement. Il suffit parfois de reprendre les derniers mots prononcés pour que la personne poursuive l’expression de ce qu’elle ressent à ce moment-là. Le sentiment négatif, devra être reformulé comme n’importe quelle émotion, afin de permettre au patient d’exprimer toutes les émotions positives comme négatives, d’y faire face et de se réorganiser. Il arrive également que derrière un sentiment négatif se cache un désir qui n’ose pas s’exprimer. Aurélien (27 ans) – J’ai peur que mon père en arrive à me dire qu’il ne veut plus que je travaille avec lui. Le thérapeute – Vous avez peur que cela arrive ? – En fait, je me dis que si cela arrive, ce serait plutôt une bonne chose, parce que j’en ai marre, d’essayer de lui plaire sans arrêt. Je pense, en fait que j’aimerais bien lui dire que je ne veux plus travailler avec lui.
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MÉTHODE
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Limites Il est important que le thérapeute sache contrôler et contenir ses émotions, quelle que soit la situation. Certaines situations sont très émouvantes ou éprouvantes à entendre, mais le patient ne doit jamais avoir l’impression qu’il rend le thérapeute triste ou ému au point qu’il en pleure devant lui. Les larmes du thérapeute ou toute autre expression d’émotion ou de défense contre cette émotion n’auraient d’effet que d’interrompre l’émotion du patient. Le thérapeute soutiendra par exemple le patient par l’expression silencieuse de sa compassion, son soutien par sa présence attentive et son calme, mais dans la plus totale neutralité qui soit pour ne pas stopper le processus thérapeutique qu’il a mis en place. Catherine, 16 ans, est entourée de ses parents pour cette séance. Elle est extrêmement en colère contre son père et l’exprime de façon violente. Son père écoute et ne dit pas un mot. Il paraît épuisé d’entendre des propos qui ne lui paraissent pas justifiés et accompagnés d’injures qu’il a trop entendues et qu’il ne supporte plus. Le silence se fait dans la pièce, l’adolescente se tourne vers son père et constate les larmes sur son visage, elle se tourne alors stupéfaite vers sa mère, car elle n’avait jamais vu son père pleurer et constate que sa mère est en larmes, elle recentre son regard vers le thérapeute, visiblement déstabilisée, et se met elle-même à pleurer. L’émotion est très forte pour le thérapeute face à cette famille dont tous les membres sont silencieusement en larmes devant lui.
Reformuler une émotion implique qu’il reste suffisamment de temps dans la séance pour que le patient ait le temps de l’exprimer complètement. Il arrive qu’un patient attende les dernières minutes d’une séance pour exprimer son émotion. La situation est alors délicate car il sera difficile de trouver le temps nécessaire à son expression et il est parfois délicat de le laisser repartir avec des sentiments très douloureux. La solution consiste peut-être à le laisser exprimer une partie de cette émotion sans chercher à aller plus avant, à mettre en évidence le fait que le patient a choisi ce moment « ultime » de la séance et à revenir sur ce sujet lors de la séance qui suivra.
TECHNIQUE
DU REFLET
Définition La technique du reflet consiste à exprimer au patient ce que le thérapeute perçoit du patient à ce moment-là. Il peut s’agir d’une émotion, d’un sentiment ou d’un état.
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THÉRAPEUTIQUES
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Avantages La technique du reflet est un essai de compréhension d’une situation ou d’un point de vue du patient. Elle permet de mettre en évidence ce qui, à ce moment-là, ne paraît pas perçu clairement par un patient. Utilisation Le thérapeute exprime ce qu’il perçoit des émotions et des sentiments du patient à ce moment-là ou dans une situation passée. Il s’appuie pour cela sur ce qui est dit verbalement, sur la façon dont cela est dit, et sur les expressions corporelles. Sont-elles cohérentes avec ce qui est dit ? Le thérapeute s’appuie sur l’impression que lui laisse l’ensemble de ces paramètres, pour en déduire son propre ressenti, du ressenti du patient : « Il me semble que vous ressentez de la tristesse dans cette situation », « Il me semble que cela n’est pas aussi clair que vous le dites, à vous écouter, j’ai le sentiment que vous n’avez pas encore fait le deuil de cette situation, je ressens de la tristesse dans votre voix. » Francis, 52 ans, est marié et a une relation extraconjugale depuis un an. C’est la raison pour laquelle il consulte un thérapeute. Le thérapeute – Comment vivez-vous cette situation ? Francis – Moi, très bien, j’aime ma femme et j’aime cette autre femme. – Je n’ai pas ce sentiment à vous entendre, il me semble que vous l’exprimez avec une forme d’anxiété. – Oui, c’est vrai, en fait, je suis heureux quand je suis avec ma femme, mais je pense à mon amie et quand je suis avec mon amie, j’ai à la fois un grand sentiment de bien-être, mais j’ai peur que ma femme finisse par ne plus supporter cette situation et qu’elle veuille divorcer, ce que je ne peux pas imaginer ».
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Limites La reformulation des émotions implique que le thérapeute ait confiance dans sa pertinence à percevoir de façon juste ce qui semble se passer pour le patient, car s’il se trompe, le patient risque d’en être agacé.
ÉCHO Définition La technique de l’écho consiste à reprendre les derniers mots qui viennent d’être prononcés par le patient, tel l’écho qui renvoie le son.
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Avantages L’avantage est de pouvoir permettre au patient de poursuivre son récit ou de développer les propos qu’il vient de dire. Cette technique et particulièrement efficace avec les jeunes enfants qui expriment alors réellement et naturellement leur ressenti. Utilisation Le thérapeute répète les deux derniers mots de ce qui vient d’être dit comme s’il les relançait au patient, sans autre commentaire. Agnès, 5 ans, annonce le jour de la rentrée : – Moi je ne veux plus aller à l’école (elle prend un petit air décidé et boudeur), c’est nul l’école, je n’irai plus jamais. Le thérapeute – Tu n’iras plus jamais ? – Non, plus jamais, c’est vraiment nul, à midi je n’ai rien mangé à la cantine (elle replie ses jambes sur son buste). – Rien mangé ? – Non j’ai mis des choses sur mon plateau mais je n’ai pas réussi à le porter, c’était trop lourd, je suis encore petite et je ne savais pas comment faire, alors je l’ai laissé (elle lève les bras en l’air). – Tu l’as laissé ? – Oui, et j’aurais voulu que ma maman soit là, et j’étais triste et perdue (elle se frotte les yeux). J’ai pleuré et il y a une dame qui m’a aidée mais je n’avais plus faim, mais sinon, la maîtresse est très gentille, alors j’espère que demain on m’aidera, parce que j’ai envie d’aller à l’école (elle saute sur le fauteuil). – Tu as envie d’aller à l’école ? – Oh oui j’ai envie, je suis à côté de ma copine et la maîtresse nous apprend à faire des lettres (elle dessine dans l’air des lettres).
Limites Il n’est pas adapté d’utiliser la technique de l’écho lorsqu’un patient particulièrement fragile a besoin au contraire d’être « remonté » ou lorsqu’il arrive à la fin d’une séance particulièrement éprouvante. Il arrive aussi qu’un patient ne soit pas encore au stade d’être suffisamment centré sur lui-même pour « entendre » cet écho. Il semble ne pas entendre ce que lui dit le thérapeute, il est alors nécessaire de renoncer provisoirement à cette technique.
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THÉRAPEUTIQUES
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CLARIFICATION Définition La clarification est une des techniques fréquemment utilisée en thérapie, qui consiste à rendre plus clairs les propos d’un patient, d’un objectif, ou d’éléments évoqués au cours de l’entretien. Charles Berner, thérapeute américain, a élaboré une méthode de développement personnel et de psychothérapie dans les années soixante, basée sur la clarification. Le présupposé de base de cette méthode est qu’un grand nombre de problèmes est lié à un mode de communication dysfonctionnel. L’individu communique indirectement, c’est-à-dire en fonction de son désir d’être aimé, s’éloignant ainsi de lui-même et des autres de façon inconsciente dans cet état figé. Avantages Cette technique permet d’accroître la capacité d’analyse d’un patient et la verbalisation concernant des situations ou des événements, l’amenant à une communication authentique, directe, à la fois corporelle, émotionnelle, et mentale. Utilisation
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Le thérapeute encourage le patient à rendre plus clair ce qu’il exprime, en lui posant des questions. – Quelles sont les raisons qui vous amènent à envisager une psychothérapie ? – Je ne sais pas bien où j’en suis actuellement. – Comment se manifeste cette impression ? – Je ne me sens pas bien dans mon travail, et je ne sais pas si c’est de ma faute ou si je dois changer de travail. – Comment exprimeriez-vous le ou les objectifs que vous souhaitez atteindre à l’issue de votre psychothérapie ? – Je voudrais comprendre pourquoi je ne me sens pas bien dans mon travail et ce que je dois faire pour être bien.
Limites Le patient peut être dans une telle fragilité que le thérapeute pense qu’il serait inadapté de tenter de clarifier ses propos à ce moment-là. Il est préférable d’apporter le plus de sécurité possible au patient par une attitude de calme et de confiance.
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FOCALISATION Définition La focalisation a pour objet de centrer l’échange sur l’exploration d’un problème. Avantages La focalisation permet de faire émerger des éléments du passé ou du présent en lien avec le problème, dans le but de trouver des liens de cause à effet et de faciliter sa résolution. Le patient peut ainsi atteindre une émotion plus profonde, retrouver l’origine d’un trouble ou d’une émotion. Utilisation La focalisation est facilitée par le questionnement, comme par exemple : « Pouvez-vous imaginer à qui s’adresse la colère que vous ressentez ? », « Si cette personne était ici dans cette pièce, qu’auriezvous envie de lui dire ? », « Vous souvenez-vous avoir ressenti cette sensation dans votre enfance ? », « Que retenez-vous de tout cela ? », « Comment réagira votre entourage selon vous ? », « Que pouvez-vous faire dans cette situation ? », « Que ressentez-vous à cet instant ? » Marianne, 32 ans – Je viens vous voir parce que j’attends un bébé, et comme il s’est passé des choses dans mon enfance, je ne voudrais pas faire pareil. Le thérapeute – Vous est-il possible de dire ce qui s’est passé dans votre enfance ? – Oui, je n’ai pas été désirée. – Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? – Ma mère avait rencontré un homme, il était étranger et un mois après leur rencontre, il a dû repartir dans son pays, ma mère était enceinte, il ne l’a pas su. Ma mère a décidé de me garder malgré la colère et le rejet de ses parents. Elle était majeure alors elle a maintenu sa décision et elle s’est débrouillée seule, elle a trouvé un travail et un appartement. – À vous écouter, j’ai l’impression au contraire que votre mère vous a vraiment désirée, elle a fait face à la situation malgré le départ de son ami, le refus de ses parents de mener à terme cette grossesse puis leur abandon. – C’est vrai, en fait, je n’avais jamais vu cela comme ça, mais c’est clair, ma mère m’a vraiment désirée.
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THÉRAPEUTIQUES
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Limites Lorsque le thérapeute remarque que le patient affiche un mode de défense particulièrement fort, il est préférable d’attendre qu’il soit moins défensif et qu’il se focalise lui-même sur un thème de son histoire lorsque le moment sera venu. Daniel, 38 ans, a déjà consulté plusieurs psychothérapeutes et a toujours abandonné sa démarche au bout d’une ou deux séances, estimant que « les psys voulaient absolument lui faire parler de son enfance, alors que son problème relève du présent et non du passé ». À la troisième séance, le patient aborde cette période de lui-même sans que le thérapeute ne lui pose aucune question, ni ne focalise sur l’un de ses propos, le laissant cheminer, à son rythme.
CONFRONTATION Définition La confrontation consiste à mettre en évidence certains éléments du discours ou du comportement du patient, qu’il ne semble pas avoir perçus lui-même. Avantages La confrontation permet de faire découvrir à un patient son degré d’implication dans une situation ou de se rendre compte qu’il exprime des sentiments contradictoires, de l’ambivalence, ou du déni.
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Utilisation La confrontation, comme toute autre technique thérapeutique, nécessite d’être conscient des mots que l’on choisit et du ton sur lequel les phrases sont exprimées, pour que le patient se sente respecté et non jugé. Il n’est pas question de le « coincer », mais de l’aider à voir plus clair dans son problème. Le thérapeute – Vous disiez au début de cette séance que vous ne compreniez pas que votre compagne exprime très souvent des craintes concernant votre capacité à lui être fidèle et vous exprimez clairement du désir pour cette autre femme. Pouvons-nous regarder cela ? Alain, 25 ans – Je pense que je ne suis pas clair effectivement ! Cela m’énerve vraiment de l’entendre me demander si je l’aime, etc., et en fait, j’ai conscience qu’elle essaie de se rassurer parce que c’est vrai, j’ai envie de sortir avec d’autres femmes, mais le problème c’est que je n’ai pas envie de la quitter non plus.
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Cet exemple indique l’intérêt de la confrontation : mise en évidence d’une ambivalence, prise de conscience et réorganisation du patient autour de son problème. Limites Le thérapeute doit avoir suffisamment confiance en sa capacité d’aider et être confiant sur la capacité d’évolution de la personne.
SILENCES Définition Le silence du thérapeute consiste à ne pas interrompre les propos ou l’expression d’une émotion d’un patient. Le respect du silence d’un patient est une des clefs de l’accueil qui lui est fait, de la présence, et du non-savoir du thérapeute. Avantages Les silences d’un patient (et du thérapeute) au cours de l’entretien sont tout à fait riches. Le silence ne l’est qu’en apparence, il peut se comparer à la fin d’une note sur une partition, avant la reprise d’une autre note. Le son de la note est encore très présent alors même qu’il ne s’entend plus. Il en va de même pour une parole qui vient d’être dite. Le silence est alors encore très riche de ce qui vient d’être dit et n’est qu’un pont de quelques secondes entre deux paroles. Lorsque le thérapeute n’interrompt pas celui-ci, le patient poursuit l’expression de sa pensée, en précise les nuances, revient éventuellement sur ce qu’il vient de dire, soutenu par la présence silencieuse et attentive du thérapeute. Le patient ressent alors qu’il a le temps et l’espace nécessaires pour entrer en contact avec lui-même, et s’exprimer, à son rythme de pensée. Il se sent autorisé à être ce qu’il est, confortable pour laisser venir ce qui lui vient à l’esprit et consacrer un moment d’élaboration en présence d’une autre personne. Celle-ci lui permet alors de vivre une autre forme de présence au monde. De disposer de ce confort est un soulagement pour le patient. Il prend conscience que le thérapeute n’a pas d’attente particulière le concernant, pas plus que de savoir : sa parole, ses peurs, ses colères, sa tristesse, ses angoisses, ses joies, ses désirs, ses croyances peuvent s’exprimer à loisir dans l’espace qui est le sien, durant sa séance, il peut être lui-même, simplement.
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Utilisation
La pause douloureuse ou après l’expression d’un sentiment Il intervient lorsque le patient est plongé dans une émotion forte comme la tristesse, telle cette jeune femme dans le silence, le visage recouvert de larmes. Lorsque le thérapeute ressent ce silence douloureux et le laisse vivre, la tristesse s’exprime alors véritablement, Catherine ne tente pas de vaincre ses larmes pour parler, mais éclate en sanglot durant plusieurs minutes, puis exprime clairement les raisons de sa tristesse : « Je me demande comment il est possible d’être aussi méchant avec son enfant, il est très douloureux pour moi de me rendre compte que ma mère ne m’a jamais aimée… » Lorsque ce silence persiste, il arrive que le thérapeute le ponctue doucement par un « hum », ou un « oui », ou bien encore par « que ressentez-vous à cet instant ? », qui relance le discours du patient. Il va alors souvent exprimer exactement ce qu’il ressentait qu’il ne verbalisait : « Je suis un peu perdu », « Je ne sais que penser », ou « J’étais en train de penser à… », « J’ai l’impression que je ne m’en sortirai jamais », etc. Le patient peut aussi avoir besoin d’une pause après avoir exprimé un sentiment.
Le silence entre deux thèmes Le passage d’un thème à un autre thème se marque souvent par un silence de courte durée qui marque la transition. Claire, après un bref silence, reprend par ces mots : « Je voudrais vous parler d’un autre sujet qui n’a rien à voir avec mon père… »
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Lors d’une découverte ou après une découverte Le silence marque le temps de réaliser la découverte et permet le temps de la mettre en forme et en mots. « Je viens de réaliser qu’en fait, je n’ai jamais pu me sentir à l’aise durant ma scolarité, commente Claire après un moment de silence, je pensais n’avoir eu des problèmes qu’au lycée, mais je me souviens qu’étant au primaire, j’avais des nausées et mal au ventre le matin à l’idée d’aller à l’école, je n’osais le dire car je savais que mes parents attendaient de moi que je sois très intelligente et forte je ne voulais pas risquer de les décevoir en me montrant faible… (silence assez long) Finalement un jour j’ai été incapable de passer la porte de la maison, fini, j’étais pliée en deux et ça a duré quatre mois… (silence).
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Limites Le silence est très différent du mutisme. Plus encore, ils n’ont rien de commun. Le mutisme, tout comme le bavardage du thérapeute, relève du symptôme de prise de pouvoir sur l’autre, de dominance, de dénégation, de non-désir d’entendre. Les silences décris ci-dessus n’ont rien à voir avec ceux qui surviennent lors des premiers entretiens et qui sont liés à la gêne que ressent un patient face à une personne, et un environnement qu’il ne connaît pas. Un patient qui consulte un thérapeute pour la première fois ne sait en général pas trop « par quoi commencer », il peut être déstabilisé par un environnement qu’il ne connaît pas. L’interruption des silences « timides » est alors au contraire favorable pour mettre à l’aise ce patient « débutant ». Le patient peut être silencieux face à un thème qui le gêne, tel que sa sexualité par exemple. Ce type de silence est en fait une demande de soutien qui s’exprime également par le regard et l’expression corporelle. Le patient peut ainsi commencer par : « heu », suivi d’un silence et des mains qui se frottent l’une contre l’autre, le regard semblant implorer de l’aide pour oser continuer l’expression. Le thérapeute utilise également la rupture du silence lorsqu’il sent que le patient risque de se figer dans une impasse. Par cette interruption, il aide le patient à reprendre pied. Les techniques thérapeutiques sont utiles à l’entretien et ne sauraient se dissocier des attitudes thérapeutiques étudiées dans un chapitre précédent. Selon Carl Rogers (1961), le praticien se doit d’avoir toujours à l’esprit un certain nombre de questions dont il ne saurait faire l’impasse telles que : Ai-je confiance en ma capacité d’aider ? Suis-je authentique ? Ai-je bien conscience de moi ? Suis-je capable de relations positives ? Ai-je la force d’être distinct ? Ai-je assez de force intérieure pour laisser l’autre libre ? Jusqu’où peut aller ma compréhension empathique ? Puis-je accepter l’autre tel qu’il est ? Puis-je lui apporter la sécurité dans notre relation ? Sans jugement ni évaluation ? Puis-je le voir en développement ?
Chapitre 6
CADRES DE PRATIQUE
L
a pratique psychothérapeutique obéit à la fois à des règles de fonctionnement, mais également à un cadre de pratique définie. Ce cadre va être aussi important dans le processus thérapeutique que le sont les attitudes et techniques déployés par le thérapeute. Le cadre est d’ailleurs ce qui va accueillir ces méthodes, comme il accueille le patient avec son symptôme et sa plainte liée au symptôme. La première démarche du thérapeute va consister à analyser le symptôme et sa plainte, pour définir dans un second temps un cadre adéquat d’accueil au patient et à sa dynamique.
PLACE
DU SYMPTÔME DANS UN SUIVI THÉRAPEUTIQUE
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Visages du symptôme Le symptôme peut se définir comme un élément d’expression inhabituel pour un patient et qui va être investi subjectivement par lui. Naïvement, on pourrait tenter de faire une distinction entre symptôme physique (comme la douleur) et symptôme psychique (comme la phobie). Dans les faits, cette distinction ne pourrait refléter que la façon dont un thérapeute pense son patient et sa pratique, mais elle ne correspond pas à une réalité (Keller, 2000). Les deux sphères psychique et physique sont liées, quel que soit le symptôme que l’on considère : « Le corps humain vivant auquel nous avons à faire inclut le psychisme, suppose l’animation par l’intelligence de l’esprit […]. Il est pour nous une totalité vivante animée par la pensée et activée par les sensations qu’elle recompose. » (Roustang, 2003, p. 50)
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Ainsi, la douleur, même somatiquement très définie, possède des répercussions anxiodépressives qui, en retour, viennent modifier le vécu douloureux, l’intensité et la fréquence des crises, et rend le soulagement plus difficile à obtenir. Autre exemple, la phobie possède des répercussions physiques en temps de crise, mais qui peuvent se chroniciser hors contexte phobique et favoriser les moments de détresse psychique aigus. Le symptôme ne souffre donc d’aucune classification a priori. Vouloir comprendre le patient au travers d’une nomenclature sémiologique dessert le processus thérapeutique. En effet, on limite alors d’emblée le patient à une dimension (pathologique) de ce qu’il est. Le symptôme est avant tout une construction du patient : ce qu’il montre et dit de lui. Une part de lui-même et de son histoire est portée par ce qu’il érige en symptôme. La simple phrase « je suis triste, tout me déprime, je ne veux plus me voir comme ça » est une mine d’information sur le patient. Il y parle de son état affectif, de son évaluation sur sa vie actuelle, de son désir de changement, de ses valeurs personnelles. Le symptôme et la plainte qui en découle constituent donc les fondements de la rencontre thérapeutique. Elle en est plus que le motif, elle constitue une vraie porte d’entrée vers la dynamique du patient. Peu à peu, la plainte va laisser place à une élaboration psychique. En effet, elle est loin d’être utile au développement de l’individu. La plainte est avant tout une forme de communication, on peut même dire un cri, une intention archaïque d’entrer en relation avec un autre, à l’instar d’un enfant cherchant de l’aide auprès de son entourage, car il ne peut faire face à sa situation. Une fois la communication établie, la plainte n’a plus lieu d’être, et se tait au profit du travail thérapeutique. Si elle continue, le thérapeute doit s’interroger sur la nécessité pour le patient qu’un mode de communication aussi archaïque soit maintenu : les moyens thérapeutiques sont-ils adaptés ? Le patient recherche-t-il une fusion émotionnelle comme un enfant avec sa mère ? Le patient possède-t-il une certaine complaisance envers son symptôme ? La continuation de la plainte n’est en tout cas jamais arbitraire, et correspond toujours à une intention chez le patient : quelque chose continue à se dire, qui n’est pas encore objet d’élaboration au sein du cadre psychothérapeutique. Demande du patient La demande du patient est toujours ce qui structure le premier entretien. Avec la demande, le patient explicite le motif de sa rencontre avec le thérapeute, mais également les objectifs auxquels il aspire. Les objectifs tels qu’ils sont présentés évoluent souvent entre l’explicitation d’un idéal et la prudence. Le thérapeute doit donc dans un premier
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temps s’attacher à ce que cette demande soit la plus clairement énoncée. Cette énonciation concerne à la fois les motifs de consultation et les premiers éléments dynamiques du patient. Ce que nous nommons le pôle idéal de la demande renvoie à l’idée qu’exprime le patient que le suivi doit l’aider à gommer une partie de sa vie, celle où son symptôme est présent. Ainsi, le patient peut souhaiter « que tout redevienne comme avant » ou bien de revenir sur un choix fait et qui s’est révélé préjudiciable aux yeux du patient (révélation à l’entourage, un mariage, etc.). Idéalement, pour le patient, le suivi doit opérer comme une vraie stratégie d’annulation. Formulé autrement, on peut dire que la demande tourne alors autour de l’idée que les conséquences d’une situation sont ingérables pour le patient, qu’il ne souhaite plus les subir (autrement dit, les assumer). Il « faut » donc les annuler. La partie idéale de la demande va souvent avec une idéalisation du processus thérapeutique et une démission du patient en ce qui concerne ses propres ressources. Elle n’est jamais simple à manier, et le thérapeute doit s’attacher à recadrer la demande autour des possibilités du patient à apprendre à gérer ce qu’il lui arrive. Ce que nous nommons le pôle prudent de la demande renvoie à l’idée que le patient n’est pas sûr qu’un suivi puisse réellement l’aider. Il questionne le thérapeute et cherche en lui les objectifs qui seraient réalisables. Il attend de lui qu’il lui dise ce qu’il est possible ou non de réaliser. Il s’agit des formulations telles que : « Je ne sais pas trop ce que vous pourriez m’apporter » ou : « Je ne sais pas trop quoi attendre de nos rencontres mais je me dis pourquoi pas ». Souvent, cette demande s’accompagne d’une faible idéalisation du processus thérapeutique. Assez curieusement, plus le symptôme est ancré et plus le patient va vers la demande idéale, la demande prudente étant souvent le fait d’un symptôme récent ou d’un début de réponse déjà trouvé par le patient. Dans tous les cas, le thérapeute doit manier la demande et l’explicitation du symptôme en s’attachant à ce que le patient ait un rôle actif dès cette première rencontre. Le premier entretien signe déjà le commencement d’un travail d’aide avec des moyens appropriés. Et ce d’autant que l’on peut être surpris de l’importance des effets d’une première rencontre sur un symptôme. Lâcher prise du patient Le thérapeute va mettre en place des techniques qui lui sont propres afin de réveiller les ressources vives du patient, et avoir une action sur le symptôme et/ou sa gestion par ce dernier. Néanmoins, cela ne va être possible qu’à la condition que le patient, à un moment donné, « lâche prise » par rapport à son symptôme.
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Contrairement à l’entendement commun et donc à la représentation que s’en font les patients, lâcher prise dans un cadre thérapeutique ne veut pas dire abandonner ou se laisser aller. L’action de lâcher prise est le moment où le patient possède des assises personnelles qu’il juge suffisamment stables pour s’autoriser à ne plus river toute son attention et ses préoccupations autour du symptôme. Ainsi, une patiente qui possède une lombalgie chronique. Progressivement, elle a appris à ne plus refuser des week-ends ou des activités en prévision de douleurs potentielles, mais à les accepter si cela correspondait à ses désirs. Soit elle pouvait réaliser ce qui était prévu, soit elle changeait ses projets au dernier moment. Elle a appris en tout cas à faire avec cette précarité de prévision à moyen et court termes, acceptant l’idée de ne pas déterminer sa vie en fonction de ses douleurs mais à replacer son désir au centre de tout, quitte à adapter la situation si nécessaire. C’est-à-dire de se replacer dans un processus de choix somme toute d’une grande normalité. En situation thérapeutique stricte, lâcher prise signifie également s’autoriser à abaisser le niveau de ses défenses, à s’autoriser l’expression d’une émotion alors que cette expression était jusque-là jugée trop dangereuse. L’exemple classique est celui des pleurs, lorsque le patient invité par son thérapeute s’autorise à reconnaître de la tristesse en lui et l’exprime sous forme de pleurs, alors qu’auparavant cette expression paraissait dangereuse. Comme si les pleurs allaient engloutir l’individu et ses défenses sous une vague de chagrin dans laquelle il ne pouvait que se noyer. Aussi, ce lâcher prise en séance est important, car il constitue le prototype de ce que le patient doit apprendre à faire avec son symptôme : éloigner sa peur de néantisation ou l’affronter, et apprendre à gérer l’élément ennemi (le symptôme) en lui accordant paradoxalement moins d’intérêt, ou en tout cas en faisant en sorte que sa vie ne se réduise pas à ce symptôme. Dans ce cadre, nous n’hésitons pas à dire que le thérapeute ne doit pas se tromper : les pleurs ne servent à rien, comme il ne sert à rien de trop encourager le patient à pleurer. La catharsis ne vient pas de la libération émotionnelle (ou abréaction), mais de l’apprentissage qu’effectue le patient au contact de ses émotions et de leurs manifestations comportementales. Pleurer ne sert strictement à rien thérapeutiquement parlant, si ce n’est pour le patient à se sentir soulagé un temps. En revanche, apprendre à gérer ses pleurs, sans en profiter pour réprimer l’émotion qui en est la cause, là se situe la vraie efficacité du lâcher prise. Lâcher prise du thérapeute Le thérapeute également doit faire preuve d’un lâcher prise important. Ce lâcher prise concerne l’idée de pouvoir sauver son patient, de
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guérir un symptôme, et remettre en question sa toute-puissance et l’efficacité des moyens qu’il met en œuvre. De façon certes un peu provocante, on pourrait dire que la résolution d’un symptôme doit constituer un artéfact heureux mais imprévu du processus thérapeutique… L’attention du thérapeute doit en effet être concentrée sur la dynamique interne de son patient, sa capacité à se réinscrire dans sa vie, et non sur le symptôme qu’il présente et qui n’est que l’expression anecdotique du processus psychique. Anecdotique mais certes parfois lourd. Il ne faut donc pas que le thérapeute se détache d’un objectif symptomatique fixé par le patient, ou le mette de côté. N’oublions pas que la plainte à propos du symptôme constitue un fait de communication important. Mais le thérapeute doit suffisamment faire confiance à son patient pour percevoir que si résolution de symptôme il doit y avoir, il sera du fait du patient après remobilisation de ses forces vives, et non du fait de techniques externes qu’il pourrait apporter. Cela ne veut pas dire qu’un traitement symptomatique est inefficace en soi. Cela signifie qu’un traitement symptomatique, pour qu’il soit efficace, doit forcément venir remanier la façon dont le patient se perçoit, perçoit sa vie, et la place du symptôme dans sa vie. Pour utiliser une métaphore, on ne peut espérer rendre un gâteau, peu avenant en soi, appétissant sans en modifier les ingrédients pour le rendre plus onctueux, plus ferme, etc. La notion de lâcher prise chez le thérapeute concerne également la façon dont il appréhende les choix du patient. Le travail thérapeutique consiste à redonner à ce dernier les pleins pouvoirs de ses capacités afin de l’aider à mieux gérer ses choix ou à en faire de nouveaux. Parfois, les choix que le patient annonce au thérapeute ne semblent pas à ce dernier particulièrement opérants. Cependant, si le choix va être fait en tout état de cause et ne lui est pas préjudiciable directement et/ou à un membre de son entourage, pourquoi ne pas laisser ce choix, cette nouvelle expérience se faire ? Ainsi, une femme ne pouvait accepter que son ancien amant retourne avec sa femme. Malgré la distance instaurée par cet homme et le fait que les choses aient été clairement verbalisées, la patiente ressentit le besoin de s’y confronter une dernière fois, en le regardant se promener avec sa femme et ses enfants dans un parc. Elle en conçut une grande souffrance, une tristesse pénible, mais put, à partir de ce moment, tourner la page et entamer quelques mois plus tard une relation avec un autre homme. L’issue de cette vérification par la patiente de la fin effective de sa relation était prévisible. Mais il était important, en tout état de cause, qu’elle se confronte aux émotions liées à la perte pour pouvoir tourner la page.
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INSTITUTIONNEL DE LA PRATIQUE HUMANISTE
Comment définir un cadre Ce que l’on nomme cadre est fondamentalement l’ensemble des règles qui vont définir la rencontre entre le thérapeute et son patient. Le cadre contient des éléments de nature explicites mais aussi d’autres, implicites, sur lesquels le thérapeute doit toujours s’interroger. En effet, lorsque le patient possède une conduite inhabituelle en séance, il est toujours utile de se questionner sur la façon dont le patient perçoit le cadre, ou ce qui le dérange ou d’ailleurs l’arrange pour se conduire comme il le fait dans les règles établies (souvent d’ailleurs dans les règles implicites). Les règles explicites concernent : le lieu de la rencontre (cabinet, institution), sa forme (individuel, groupal), son horaire (heure de rendez-vous fixe), sa durée (à donner explicitement), sa périodicité, et sa forme de paiement (nous reviendrons plus avant sur ce dernier point). Il n’existe pas de règles en soi. Le thérapeute doit définir un cadre qui lui convienne avant tout. En effet, il doit d’une part être à l’aise pour recevoir le patient. Mais surtout, l’une de ses fonctions étant d’être garant du cadre, de préserver ce lieu d’intimité où vont se déployer paroles et émotions, il est important que ce cadre lui soit familier et bien identifié. Les règles implicites concernent tout ce qui se passe à l’intérieur du cadre explicite, comme la notion de secret professionnel, primordiale mais pour autant rarement formulée. Mais aussi, d’autres situations plus formelles font parties des règles implicites. Ainsi, si le téléphone du thérapeute sonne, répondra-t-il ? Faut-il prévenir même à la dernière minute d’une non-venue ou cela peut-il être discuté par la suite ? En cas de crise, le patient peut-il contacter son thérapeute entre deux séances ? Les règles implicites concernent également la façon dont la parole circule : niveau d’interactivité, place des silences, etc. Il serait difficile de faire ici un catalogue exhaustif de toutes les règles implicites qui existent dans le cadre d’une rencontre thérapeutique. Mais il est important que le thérapeute interroge ce qui dans le cadre qu’il propose peut mobiliser tel ou tel comportement chez le patient. Le cadre thérapeutique n’est pas une parenthèse dans la vie du sujet, il y réagit comme il réagit à tout ce qui le concerne dans son environnement direct. Variabilité du cadre Souvent, le patient rencontre le thérapeute pour se donner de nouveaux repères et viser un changement. Il paraît donc légitime que le lieu de la rencontre possède en lui-même un certain nombre de repères
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fixes. Aussi, lorsque l’on parle de variabilité du cadre, on ne parle pas de variabilité d’une séance à l’autre, elles sont en effet minimes ou occasionnelles. On parle plutôt des différences, de la variabilité, que le cadre instaure en soi et de ses effets sur la dynamique relationnelle. Ainsi, la topographie des lieux. La dynamique de mise en relation sera différente si thérapeute et patient sont face à face sans rien entre eux ou si une table est présente. Dans le second cas, le patient (comme le thérapeute) est moins en position de fragilité, une certaine protection est dressée entre soi et l’autre. Mais à l’inverse, le contact humain sera à établir différemment, une table rappelant inévitablement une consultation médicale et donc une approche axée non sur le patient, mais sur un symptôme. Pour autant, il n’y a pas de bonne disposition en soi de la topographie des lieux. Le thérapeute doit se sentir à l’aise dans l’environnement qu’il propose à son patient, mais être au fait de la façon dont la simple disposition des lieux va avoir une incidence sur les modalités relationnelles à venir, et l’instauration d’un certain climat à la consultation. Le temps des consultations est souvent normé, évidemment pour un patient, mais aussi d’un patient à l’autre. Il est cependant important que ce temps corresponde à quelque chose pour le thérapeute comme pour le patient. Il doit être le reflet essentiellement des capacités du thérapeute (il vaut mieux une demi-heure d’écoute active qu’une heure avec une attention médiocre due à une fatigue attentionnelle). Le patient s’inscrit par la suite avec son propre rythme dans le cadre temporel donné, et le thérapeute peut tout à fait être attentif à ces rythmes de la part du patient pour modifier légèrement le cadre si nécessaire. Une fois fixé, il est préférable que la durée ne varie pas d’une séance à l’autre, ou que cette variation s’inclut dans une stratégie thérapeutique. Par exemple, écourter une séance où le patient parle peu est utile pour le confronter, si nécessaire et souhaitable, à l’image qu’il a bien pu donner de luimême et qui a justifié un changement de cadre perceptible. Pratique libérale Le cadre de la pratique libérale a ceci de commun avec l’ensemble de toute activité professionnelle qu’il est soumis au secret professionnel. Le secret professionnel s’entend dans ce sens que le thérapeute s’engage à ne pas divulguer ce qui lui est confié par son patient, qu’il prend les dispositions nécessaires pour que le cabinet soit insonorisé et pour ne pas donner un accès libre aux informations écrites ou sous d’autres formes (cassettes, document laissé par le patient, etc.)1. Le 1. C’est-à-dire sans le consentement du patient. Le thérapeute peut néanmoins, dans certains cas, être délié de son secret professionnel dans un cadre juridique.
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patient prend donc le risque de faire confiance et de se confier. La confiance qu’il accorde à un professionnel ne peut jamais être bafouée. La situation est différente avec un enfant parce qu’il est mineur. Il peut être utile pour la thérapie d’aborder un aspect d’un problème vécu par l’enfant avec le parent. Il n’existe pas de règle précise à ce sujet car il se peut que le partage avec le parent rende la situation encore plus difficile pour l’enfant. C’est au thérapeute d’en juger et il est nécessaire d’avoir l’accord de l’enfant. Le secret professionnel avec l’enfant peut être levé lorsque l’enfant est en danger1. Le thérapeute se doit de prévenir les autorités compétentes pour protéger l’enfant. La difficulté étant de pouvoir définir clairement la notion de danger. La pratique libérale a ceci de différent qu’elle implique une relation entre deux personnes. Il n’y a pas d’équipe, il s’agit de deux personnes assises l’une en face de l’autre. La relation est de ce fait plus intimiste et le patient ne la vit peut-être pas de la même façon que dans le cadre hospitalier. Cela veut dire aussi que le patient a une plus grande amplitude à manipuler ou à masquer sa réalité : « Je vous ai menti depuis des mois, dit ce patient et vous ne vous en êtes même pas aperçu » ; « Estce important que je m’en aperçoive, ou est-ce important que vous ayez besoin de mentir ? », lui répond le thérapeute. L’avantage de cet inconvénient est que le patient se responsabilise peu à peu. Il a le choix de payer une séance pour manipuler, de se mentir à lui-même et de mettre éventuellement fin à sa mascarade. C’est l’une des raisons de l’importance du paiement de la thérapie. Comme nous le verrons plus bas, cela ne veut pas dire que sans paiement, la thérapie n’a pas lieu. Il est indéniable que le patient s’engage par le paiement, il donne de la valeur à son travail, il n’est pas pris en charge par la Sécurité sociale, mais se prend en charge. Le prix de la séance se discute avec le patient de façon à ce qu’il soit adapté à ses ressources. Un thérapeute a également la possibilité de choisir le seuil en dessous duquel il ne lui sera pas possible de prendre un patient en charge. Si le thérapeute est un être d’humanité, il n’est pas un sauveur. La gratuité ou un paiement particulièrement faible est possible, mais selon des critères qui ne peuvent être de l’ordre de la compassion. Dans tous les cas, c’est au thérapeute de décider du paiement, comme de l’ensemble des règles qui régissent son cadre de pratique. Ces règles doivent néanmoins être partagées avec le patient, et validées par lui (par exemple, le paiement ou non des séances annulées en dernière minute). La relation entre deux personnes est une réalité aussi pour le thérapeute qui est seul face à ce patient. Il peut dans certains cas, lorsqu’il le juge nécessaire, contacter le médecin de ce patient sous le sceau du secret professionnel ou avec l’accord de son patient pour communiquer 1. Ce qui se nomme le « devoir d’alerte » concernant un mineur.
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avec d’autres praticiens consultés par le patient. Il a également la possibilité de se faire superviser en cas de difficulté, notamment en début de carrière.
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Pratique institutionnelle C’est peut-être une évidence, mais rappelons que la pratique institutionnelle n’est pas une pratique libérale en institution… Cela a des implications importantes, comme la nécessaire communication et collaboration avec d’autres disciplines que celle du thérapeute, autrement dit une nouvelle appréhension de la notion de secret. Dans une pratique institutionnelle, le secret professionnel devient un secret d’équipe, également appelé secret partagé. Cela ne signifie évidemment pas que le patient n’a plus droit à une confidentialité des entretiens. Mais que le thérapeute peut, s’il le juge utile, communiquer quelques informations aux autres praticiens qui ont le patient en charge. Ainsi, prévenir un médecin que les périodes d’auscultations peuvent faire remonter des épisodes difficiles de la vie du patient pour expliquer une position de retrait est assez courant en pratique institutionnelle. Pour ce faire, le patient doit évidemment bien percevoir que la pratique institutionnelle n’est pas une pratique libérale dans un lieu autre. Dans la plupart des institutions, un patient est suivi par des intervenants de différentes disciplines ou du moins connus de plusieurs personnes. Faire circuler une information à visée d’amélioration de la prise en charge est du devoir du thérapeute dans ce cadre, et peut d’ailleurs se faire après concertation avec le patient. En situation institutionnelle, le paiement est rarement effectué directement, du patient au thérapeute. Le consultant doit bien souvent passer par une caisse ou un secrétariat administratif pour enregistrer la consultation et valider le paiement. Souvent, le remboursement total de la consultation est de mise. On entend souvent parler de l’importance du paiement dans une consultation, un acte symbolique fort. Cela n’est pas à remettre en ligne de compte, mais il convient tout de même de relativiser : la quasi-totalité des patients peut effectuer de vrais changements de vie même si la consultation est pour eux gratuite et qu’ils n’ont rien à débourser… Si la thérapeute sent néanmoins qu’un investissement externe (comme l’argent) est nécessaire symboliquement, il peut jouer sur d’autres facteurs, comme un horaire de rendez-vous plus contraignant pour le patient. Ainsi, une contrainte horaire marque bien au patient qu’il ne vient pas ici « gratuitement » mais que cela lui demande un effort et autant qu’il rentabilise cet effort en favorisant le changement ! Notons que parfois, certains thérapeutes luttent pour préserver une pratique libérale à l’intérieur d’une institution, justifiant de la spécificité
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de leur métier basée sur la rencontre intime. Ils oublient bien vite dans cette pensée toute-puissante que la situation d’intimité est la même entre un psychologue et un patient qu’entre un médecin et un patient. Seuls changent les méthodes mises en place et les objectifs de prise en charge du patient, mais le fait de relation, la qualité du lien humain, l’intimité et le secret qui en découlent sont du même ordre. Pourquoi les psychothérapeutes seraient-ils les seuls à ne pouvoir se plier à la pratique institutionnelle avec certes ses inconvénients, mais aussi ses qualités (modalités d’action enrichies, rencontres plurielles, etc.) ? S’il ne s’agit pas de tout dire ni de tout faire, pour autant l’efficacité d’un traitement doit pouvoir passer si nécessaire par un cadre de pratique différent du libéral, mais tout aussi efficace.
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PARTICULIER DE LA PRATIQUE
:
LE GROUPE
Caractéristiques générales du groupe Le groupe tel que nous l’exposons dans cette partie fait référence aux techniques rogériennes, non directives, celles que Rogers a largement expérimentées dans sa carrière, qui ne fut pas dédiée uniquement à l’entretien individuel. Le groupe n’est pas en soi une innovation : le groupe humain est existant depuis le début de l’humanité et le sera tant qu’il y aura des hommes. Le groupe tel qu’il est formé est une représentation de la société. Le groupe que nous explorons ici est celui que Rogers (1973) nomme « le groupe intensif ». Ces groupes sont composés d’un nombre restreint de personnes (8 à 10), ils laissent la libre parole aux membres et sont assez peu structurés, chaque membre ayant plutôt tendance à fixer lui-même ses objectifs personnels. Le groupe est animé par un « facilitateur » qui la plupart du temps propose des supports théoriques, des supports d’information. Chaque groupe est différent et procède de façon unique et personnelle. La mise en place d’un groupe est toujours motivée par un thème ou une problématique. Les Alcooliques Anonymes sont constitués par exemple de personnes qui ont un problème avec l’alcool. Il existe de nombreux groupes qui rassemblent des personnes concernées par un problème ou un sujet. Le groupe de ce type n’est jamais lié à la politique, les religions et l’argent. Il peut être payant, par exemple dans le cadre de stages de développement personnel, ou groupe résidentiel, mais il n’a jamais pour objet de financer une cause extérieure au groupe. Le facilitateur établit les règles de fonctionnement du groupe. Cellesci concernent l’anonymat, la discrétion (un participant ne répète pas à
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l’extérieur ce qu’il a entendu ou vu d’une personne du groupe), le comportement (la non-attaque personnelle verbale ou physique), la participation régulière, les horaires. Le groupe possède donc un cadre bien défini. Non-directivité et rôle du facilitateur
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A priori ce mot « non-directivité » n’est guère rassurant, évoquant le chemin qui ne dirigerait nulle part, l’égarement dans le manque de coordination, d’objectifs et de manque de compétence éventuel de celui qui anime ce groupe, et qui pourtant ne donne pas de direction précise. La non-directivité du facilitateur ne veut pas dire qu’il ne fait rien, bien contraire, mais qu’il ne s’impose pas en manager, ne désigne pas les buts de chacun, n’indique pas le chemin que va prendre ce groupe, d’une part parce qu’il l’ignore lui-même, et d’autre part parce qu’il ne souhaite pas contraindre le groupe à prendre telle ou telle direction ; il le laisse la prendre par lui-même et l’accompagne vers la responsabilisation. Cela ne veut pas dire non plus que le groupe n’aura pas de reconnaissance de son rôle. Il va le reconnaître en tant que facilitateur par sa façon d’être et d’agir, de non-agir, en un mot par sa subtilité, son raffinement dans sa façon d’être vraiment là s’en être directif pour autant. • Le facilitateur, de par son attitude, met en place un climat de confiance dans le groupe. La non-directivité fait partie de ce climat, même si le groupe est un peu surpris au démarrage. Il s’attend à être « managé », dirigé, mais fait peu à peu l’expérience de pouvoir exister comme il le souhaite, de façon individuelle ou collective et se responsabilise sans tutelle. Le facilitateur ne juge pas, fait preuve d’empathie, d’authenticité et reste congruent. En procédant de la sorte, il donne le ton au groupe qui à un moment donné, de façon naturelle ou par identification, procède de la même façon. • De la même façon que Rogers fait confiance à l’humain dans sa capacité à s’actualiser, il fait confiance au groupe à se réorganiser. Rogers prend pour image l’exemple des globules blancs qui, face à une bactérie, procèdent à son élimination en l’entourant et en l’engloutissant : « De la même façon me semble-t-il le groupe discerne les éléments malsains du processus, se concentre sur eux, éclaircit la situation ou les élimine, et tend à devenir un groupe plus sain, c’est ma façon de dire que j’ai observé « la sagesse de l’organisme vivant » à tous les niveaux, de la cellule au groupe. » (Rogers, 1973, p. 44)
• De cette confiance naît la permissivité, cette permissivité d’être et de dire, tout en mettant sur la voix de la signification pour chacun.
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• Le facilitateur favorise pour cela l’expression des émotions lorsqu’il juge le moment opportun, d’une façon quasi intuitive ou par déduction de son écoute, de ce qui est dit verbalement ou non verbalement. Ces interférences sont contrôlées, grâce à l’alternance délicate de l’intervention et de la non-directivité, pour permettre la responsabilisation : « J’écoute de manière aussi attentive, exacte et sensible que possible chaque individu qui s’exprime. Que les propos soient superficiels ou importants, j’écoute. À mes yeux, l’individu qui parle a de la valeur et vaut la peine qu’on le comprenne ; dès lors il a de la valeur pour avoir exprimé quelque chose » (Rogers, ibid., p. 47)
Cette écoute est malgré tout sélective, en ce sens qu’elle ne s’attache pas véritablement au récit mais à ce qui semble signifiant dans le récit. C’est pour mettre à jour cette signification que le facilitateur va mettre l’accent sur ce qu’il ressent. • Le facilitateur n’écoute pas une seule personne à la fois, il observe les réactions non verbales du groupe, les émotions qui surgissent sur le visage, sur le corps marquant par exemple le repli, la fermeture. Il ne s’y attarde pas à cet instant mais les « entend ». • Le facilitateur utilise les mêmes techniques thérapeutiques que dans l’entretien individuel : le reflet, la confrontation, mais tient compte du fait que le temps de parole de chacun est plus limité du fait du nombre de personnes et qu’il s’agit d’un groupe et non d’un entretien individuel en thérapie centrée sur une personne. Il favorise en revanche le feedback des participants, pour favoriser la dynamique de groupe. • Le facilitateur peut réussir à animer un groupe s’il n’est pas sur un mode défensif. Il est donc à l’écoute de lui-même, conscient de ses éventuelles défenses, conscient d’un éventuel contre-transfert. Il peut alors choisir de le gérer au mieux. • Il arrive qu’une situation difficile pointe dans le groupe. Il est alors intéressant de constater que le groupe sera plus à même de réguler la situation que le facilitateur empreint de ses connaissances intellectuelles : en effet, une personne ne possédant pas ce type de connaissance va plutôt réagir de façon naturelle, et de ce fait réguler la situation. Nous l’avons dit, le rôle du facilitateur est subtil et n’est pas sans nombreux paradoxes : « Pour le présent, le paradoxe est d’assurer la croissance de l’identité personnelle par la voie de l’altérité intensifiée. Le paradoxe est encore de soutenir la fluidité des devenirs personnels par le recours à une forme particulière d’expérience de l’« ici et maintenant » au sein d’un groupe.
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Il est aussi de conjoindre la croissance de la sensibilité et l’affinement de l’intelligence, l’élucidation de valeurs de plus en plus personnelles et la comptabilité grandissante d’individus très différents. Plus généralement, Rogers, comme à son habitude, associe, dans une interférence contrôlée, la pratique et la recherche, l’instant et le devenir, la non-directivité et l’intervention délicate, la concentration sur autrui, et l’implication non défensive de soi-même. » (Rogers, ibid.)
Comment devenir facilitateur Un facilitateur est un thérapeute humaniste. Cependant, il existe peu également en France de formations spécifiques à la facilitation. Elle peut être enseignée en Californie, au centre de « La Jolla », ou plus simplement auprès d’un facilitateur expérimenté qui forme en intégrant la personne au groupe en tant qu’observateur et par le débriefing après chaque groupe, jusqu’à ce que le « stagiaire » soit en mesure de faciliter un groupe, observé par son formateur.
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Changements par le travail de groupe Le changement par le travail de groupe a cette caractéristique qu’il se produit de façon différente pour chaque personne. Il est de ce fait très difficile de décrire un processus identique pour tous. Il est sans doute plus opportun de tenter de décrire ce qui se passe dans un groupe et qui est commun à l’ensemble des groupes, à un moment ou à un autre. La plupart du temps, la personne arrivant dans un groupe est un peu perdue. Elle va découvrir ce qui se passe sans que le chemin ne lui soit montré et se retrouver dès cet instant face à elle-même. Cette façon est différente pour chacun, l’un sera curieux, l’autre anxieux, agressif, replié sur lui, dans l’attente neutre, etc. Chaque personne participe à ce groupe, qu’elle s’exprime ou non. Elle est dans le groupe, elle voit, elle entend, elle s’exprime éventuellement, elle est sollicitée par les autres, parfois rudement, parfois avec tendresse. Chaque membre du groupe va vivre un certain nombre d’expériences qu’il n’a peut-être jamais connues et réagir à ces expériences en fonction de sa personnalité et de son histoire. Même lorsqu’il s’agit de l’expérience de quelqu’un d’autre qu’elle (une personne du groupe qui exprime du chagrin ou de la colère), cette expérience sera sienne grâce au ressenti qu’elle va expérimenter, face aux larmes de l’autre. Elle sera alors peut-être toujours encline à vouloir lui porter secours, à tenter de la consoler, de la sauver, ou à éviter d’être confrontée à ses larmes, etc. La confrontation, l’identification, le feedback vont permettre le changement. Telle personne deviendra plus tolérante, telle autre plus confiante dans son travail, celle-ci entreprendra une thérapie
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individuelle, etc. Les changements s’opèrent à l’intérieur du groupe ou à l’extérieur du groupe, parfois plusieurs années après le travail. Ce changement passe par « l’oser ouvrir la porte », vivre la tempête, traverser la vallée du désespoir (sous forme de régression), progresser dans l’émergence des émotions, et la possibilité de ressentir, de payer le prix de l’indépendance (jamais connue auparavant donc effrayante), progresser à nouveau, revivre le doute jusqu’à la liberté d’être. Le travail de groupe comme tout autre travail thérapeutique quels qu’en soient sa forme et son cadre de pratique, peut opérer des changements, et ce dans de nombreux domaines. Le travail de groupe prend tout son sens dans une multitude de besoins de notre société actuelle : « Des changements il pourra s’en produire dans les personnes ellesmêmes, dans les institutions, dans l’isolement qui caractérise notre civilisation urbaine, dans les conflits raciaux, dans les tensions internationales, dans nos idéologies, dans nos valeurs, dans notre image même de l’homme » (Rogers, 1961).
PARTIE 3
PRATIQUE CLINIQUE
Chapitre 7
LE THÉRAPEUTE ET SON PATIENT
L
a pratique humaniste avec pour objet la relation d’aide possède un cadre d’exercice précis. Nous en avons désigné les grandes dimensions jusqu’à présent, elles sont synthétisées ici dans l’objectif très opératoire du suivi du patient. La philosophie humaniste demande à ce que soient précisées les spécificités du thérapeute, de sa fonction et de son rôle pour asseoir une réflexion autour du mode relationnel qui l’unit à son patient.
ASSISES
DE LA PRATIQUE PSYCHOTHÉRAPEUTIQUE
HUMANISTE
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Vision générale du patient Le patient est perçu dans sa dynamique positive de vie et sa liberté, notamment de choix. Cette liberté est ce qui permet de transcender les événements de vie, les habitudes quotidiennes, les actions réflexes. Le patient doit prendre la responsabilité de son existence afin d’assurer sa croissance personnelle. Cette responsabilité lui donne une place sociale active. En d’autres termes, la dynamique individuelle du patient lui donne une dynamique sociale, son individualité lui donne une identité et un rôle social. En pratique de relation d’aide humaniste, le patient est reconnu dans sa capacité à prendre en charge sa formation, à mobiliser ses ressources pour apprendre de ses événements de vie. Le patient est un être de désir. Ce désir est une impulsion positive mais paradoxalement, c’est également ce désir qui est source de souffrance, car il entraîne une forme d’insatisfaction. Ainsi, le handicap
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n’est pas objet de souffrance en soi, mais le patient souffre notamment de ce qu’il souhaite faire sans pouvoir le réaliser. L’être humain est pour le psychothérapeute humaniste un être unique. Il est distinct de l’animal dans son organisation psychique et les modes réactionnels qui en découlent. Des besoins spécifiques le guident : l’actualisation (constant processus de maturation), l’affirmation de son identité (il est distinct de ses congénères), la recherche de transcendance (se dépasser et agir sur son milieu de vie de façon significative), le besoin des autres (importance des liens relationnels, qui sont vitaux), le besoin d’un cadre d’évolution (place et fonction dans son monde, objectifs de vie à atteindre). Confiance en soi L’une des phrases que le thérapeute est le plus amené à entendre est : « Je n’ai pas confiance en moi. » Le patient en fait d’ailleurs souvent un motif à son symptôme, à un sentiment d’enlisement personnel. Le thérapeute doit pouvoir entendre cette phrase, mais aussi en comprendre la signification et la portée. En effet, elle est souvent prononcée dans un contexte de désœuvrement, à un moment-clé où le patient se pose la question de savoir comment il perçoit sa vie, si celle-ci recèlera toujours un caractère de souffrance. La phrase « je n’ai pas confiance en moi » est par ailleurs toujours un appel à l’aide, une demande aiguë d’aide adressée au thérapeute qui ne saurait être banalisée. Le sens de cette phrase peut recouvrir deux dimensions principales, deux sens presque distincts. Le premier sens est souvent celui d’avoir la croyance que ses capacités personnelles ne permettent pas au patient de reprendre le contrôle de sa vie. Le patient subit son symptôme, a essayé de faire face, mais sans trouver de solution adéquate à son problème ; il pense que celui-ci est insoluble. Le « manque de confiance » est ici à entendre comme « je pense ne pas avoir les ressources nécessaires en moi pour gérer ma vie au-delà du symptôme ». Cette première acception renvoie à la notion d’estime de soi, dans ce cas altérée. Le second sens fait référence à l’acceptation de soi. Le patient n’accepte pas chez lui les troubles qui l’ont amené à consulter. Le handicap, une humeur dépressive, ou tout autre symptôme revêt alors un sentiment d’étrangeté pour le patient, quelque chose qu’il se refuse à accepter pour lui. Cette seconde acception renvoie à l’idée d’image de soi. Bien sûr, même si l’un ou l’autre de ces traits va être prégnant dans le discours du patient, dans les faits, ils sont liés et notamment dans leur dimension sociale. En effet, c’est une certaine sécurité sociale et la qualité de regard des autres sur soi qui va conditionner pour partie le
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THÉRAPEUTE ET SON PATIENT
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regard que le patient se porte lui-même. L’image de soi est en partie liée à l’image que l’environnement du patient porte sur lui, et de ce qu’il en perçoit. Si ce regard externe est perçu négativement, l’estime que le patient se porte sera altérée. Pour autant, lorsque l’une ou l’autre des dimensions est présente, la forme de la prise en charge sera différente. Dans le premier cas, une estime de soi altérée, le travail d’aide se portera préférentiellement sur la restauration de la trajectoire de vie, sur la réappropriation de la dynamique personnelle et la gestion des nouveaux événements de vie. Dans le second cas, une image de soi altérée, le travail sera plus introspectif. Entre autres, le thérapeute mettra l’accent sur la connaissance que possède le patient de ses limites, de ce qu’il pense savoir et pouvoir faire, et ce qu’il pense qui lui est difficile. Il est impossible d’envisager la poursuite d’un travail thérapeutique tant que ce cadre ne sera pas restauré. Le sentiment d’être perdu, sans ressources, perdurera tant que ne sera pas repris le cadre des aptitudes supposées du patient, lui permettant dans un second temps de reprendre l’exploration de luimême à l’intérieur de ce cadre du « Soi » bien établi.
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Objectifs thérapeutiques Le psychothérapeute humaniste porte un regard global sur son patient. Il s’intéresse à ses expériences, à son vécu émotionnel, à ses désirs (satisfaits, frustrés, escomptés). Le symptôme est replacé dans la réalité de vie du patient, compris en tant qu’élément actif et influent de son monde. Le thérapeute explore les potentialités positives de son patient, ainsi que les conditions de réalisation optimales de ses potentialités. Le symptôme n’est jamais dissocié de ce contexte. La disparition du symptôme n’est pas recherchée directement, mais peut être atteinte lorsque le patient retrouve sa dynamique de vie. Aussi, c’est plus la gestion du symptôme qui constitue l’approche thérapeutique bien plus que sa disparition directe. Le thérapeute accompagne le patient pour s’engager dans sa vie, pour en devenir acteur, il l’aide à s’actualiser. Pour ce faire, il utilise une attitude et des techniques thérapeutiques propres à son approche qui vont constituer le cadre idéal pour atteindre cet objectif. Le patient va progresser lorsque « les plaisirs de la croissance et les angoisses de la sécurité sont plus grands que les anxiétés de la croissance et les plaisirs de la sécurité » (Maslow, 1962, p. 53). Cadre social de la pratique humaniste L’être humain possède une identité individuelle, mais en partie constituée d’une identité sociale. Ainsi, un certain nombre de besoins,
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comme le besoin de considération, ne peuvent être satisfaits que dans des conditions qui impliquent fortement la qualité relationnelle que le patient a construite avec son entourage. Par ailleurs, ce sont les autres qui donnent au patient une évaluation de lui-même, et de son comportement. Ce lien entre identité individuelle et identité sociale, la forte dépendance de la première envers la seconde, peut engager une certaine angoisse chez l’individu, notamment celle de décevoir les autres, ou de se sentir isolé. La gratification par l’environnement est un besoin important. En situation de crise, lorsque la qualité de l’identité sociale devient fragile, le thérapeute possède une place très importante : il va occuper la place de celui qui doit réparer une qualité relationnelle défaillante. En d’autres termes, le patient vient lui demander de façon aiguë de le gratifier, de le rassurer sur lui-même. C’est par la consolidation des ressources propres du patient que le thérapeute va réellement pouvoir aider le patient dans cette voie. En effet, il se crée alors un espace de sécurité interne au patient lui permettant d’envisager avec une plus grande sérénité l’exploration de son univers social. Il peut relativiser les marques de gratitude, d’indifférence ou de rejet de son entourage, donner la priorité au regard d’une personne privilégiée, donner à chaque membre de son entourage une fonction particulière. Ainsi, une patiente, venue consulter à la suite d’un divorce, car elle souffrait du regard réprobateur de ses enfants : « J’ai l’impression qu’ils me reprochent de les avoir privés d’un père. » Après quelques séances, elle définit que dans son entourage, les personnes ressources pour discuter du divorce étaient ses parents, et vit dans le regard de ses enfants une expression de leur peur quant à leur avenir et la crainte de perdre l’affection paternelle. En revanche, elle fut moins sensible à ce qu’elle prenait comme une évaluation de ses enfants sur ses choix de vie en temps que femme, et put retrouver ce qu’elle-même nomma « être vraiment une mère », c’est-à-dire assumer sa vie de femme et expliquer cela à ses enfants en tant que mère, sur le mode d’une information empathique et non plus de justification. Elle quitta la place « d’accusée » qu’elle pensait lire dans les attitudes de ses enfants. L’autoréalisation, c’est-à-dire la capacité de se plonger totalement dans ses expériences de vie, sans peur et en assumant ses émotions, nécessite donc un espace intérieur suffisamment sûr, source de confiance pour le patient. Cet espace va pouvoir constituer le point de départ de la découverte de l’autre et de son monde, en sachant que cet espace constitue également un point de repli en cas de difficulté. La qualité de cet « intérieur » source de confiance va agir positivement sur la résolution des problèmes qui ont mené le patient à consulter. Cet espace est source du « Soi » selon Carl Rogers. Le « Soi » se définit comme le lieu de l’identité, la conscience du rapport entre un individu et son monde. Un Soi fort permet à l’individu une certaine autocritique
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THÉRAPEUTE ET SON PATIENT
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sans sentiment de se mettre en danger, lui ouvrant ainsi un espace des possibles dans lequel, par les choix de vie qu’il va effectuer, il peut se réaliser.
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Abord thérapeutique Le lieu de la thérapie en relation d’aide est avant tout une rencontre entre deux êtres humains. C’est une rencontre dans « l’ici et maintenant », l’actualité du patient. Ce dernier est envisagé dans la totalité de ce qu’il est, et la thérapie est centrée sur lui, bien plus que sur son symptôme. Dans la perspective humaniste, on considère que chaque être est à la recherche d’une certaine conscience de soi, il doit affirmer et consolider son « Soi » pour bien habiter sa vie. Ce qu’à de propre la relation d’aide, c’est qu’en situation thérapeutique, elle fait appel à la notion de conseil. Le conseil n’est pas le fait d’imposer son point de vue à l’autre, ou d’avoir recours à des solutions toutes faites. La prise en charge rogérienne (qui décrit les principes de la relation d’aide) se nomme le counseling, qui pourrait se traduire par « tenir conseil », c’est-à-dire met l’accent sur un travail, une construction à deux. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le terme de « conseil » : plus un renvoi à un cadre de pratique qu’à une méthode conversationnelle. On sort ici du contexte à la fois du travail psychologique (évaluation pure), psychopathologique (axé sur le symptôme) et analytique (mise à jour et gestion des conflits internes et de la vie pulsionnelle). Toutes sont néanmoins nobles et possèdent une utilité indéniable. Cependant, dans le cadre de prise en charge qui nous concerne, l’abord est autre, axé sur la dynamique de vie et l’actualité du patient en face de soi. La thérapie est centrée sur lui. Un « conseil » se tient à deux pour réveiller les ressources du patient et l’aider à s’actualiser. L’entretien est dynamique, le thérapeute est en interaction avec son patient, l’allure est conversationnelle, reproduisant le style relationnel le plus commun dans la vie. Les objectifs thérapeutiques, le savoir-faire et savoir-être du counselor (pour reprendre le terme anglo-saxon), son expérience, garantissent le professionnalisme de cette rencontre et la dynamique thérapeutique.
QU’EST-CE
QU’ÊTRE PSYCHOTHÉRAPEUTE HUMANISTE
?
Le terme « thérapeute » En Grec, le mot « thérapeute » signifie soigner, dans le sens de prendre soin (le terme « soin » renvoyant à la fois à « souci » et « besoin »).
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Cela pose d’emblée le fait que le thérapeute n’est pas celui qui soigne (fonction avant tout allouée au médecin) mais qu’il prend soin de l’autre en face de lui. Son rôle est avant tout créatif : il doit inventer les voies qui faciliteront le changement chez le patient, les conditions les plus favorables à la réalisation de soi de son consultant. Il crée un espace de rencontre, une atmosphère, à l’aide d’outils professionnels propres mais aussi à l’aide de ce qu’il est. L’authenticité du praticien recouvre une importance majeure dans le processus thérapeutique. La prise en charge thérapeutique en relation d’aide est une approche concrète, car ancrée dans l’actualité du patient, dans « l’ici et maintenant ». Si le savoir occupe une place importante dans le processus de réflexion autour d’une pratique, pour autant le seul savoir qui a de l’importance face à un patient, c’est celui que ce dernier fournit sur lui-même. La thérapie humaniste de la relation d’aide est une voie de connaissance à la fois de l’autre, mais aussi pour l’autre. Le consultant se réapproprie son savoir après que son thérapeute l’a aidé à trouver les ressources dont il avait besoin. La dynamique de l’entretien est l’antichambre de la dynamique de vie à venir. Enfin, le thérapeute est celui qui s’intéresse à l’actualité du patient, c’est-à-dire à la fois de ce qui va comme de ce qui ne va pas. Il a de l’intérêt à la fois pour le symptôme du patient comme pour les zones d’équilibre de sa vie et ce qui contribue à faire perdurer une certaine dynamique de vie. Pour autant, les deux « êtres » ne sont pas clivés ni dans l’intérêt que leur porte le praticien, ni dans la prise en charge. Le thérapeute évalue chacune des forces en présence, l’équilibre que les forces (de vie et de stagnation) possèdent entre elles et la façon dont elles interagissent. Ressources de la fonction de thérapeute Le thérapeute se préoccupe des besoins fondamentaux du patient. Notons d’ailleurs qu’en Grèce antique, le therapeutes somatos est un cuisinier (Leloup, 1999), l’alimentation correspondant au premier des besoins vitaux. Le thérapeute moderne élargit bien sûr son intérêt pour les besoins du patient à tous les besoins fondamentaux, et particulièrement les besoins de se sentir vivre, les besoins affectifs et spirituels (au sens existentiel du terme). Mais cet enracinement du terme dans la cuisine est une idée importante, le repas étant un moment de partage. Cette notion de partage, de communion autour de quelque chose d’essentiel est une notion fondamentale. Elle marque à la fois l’idée de rencontre que nous avons abordée, de communication, au sens classique en relation d’aide, de communier (Bioy, Bourgeois, Nègre, 2003).
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Le thérapeute est à la fois équilibriste et transformiste. Équilibriste, car il doit aider son patient sans le froisser, le guider sans imposer son itinéraire, constituer une ressource sans créer un lien de dépendance. Transformiste, car il va présenter plusieurs visages à son patient. Ces visages lui seront d’ailleurs pour partie imposés par les mouvements transférentiels présents. Le praticien doit pouvoir s’en vêtir avec fluidité, accepter les rôles que lui prête son patient et ainsi l’accompagner dans les mouvements affectifs et projectifs qui jonchent un parcours thérapeutique. Le thérapeute prend soin des archétypes et croyances du patient. Il respecte les images intériorisées par le patient (archétype maternel…), entre en communication avec eux pour comprendre la façon dont le patient perçoit son monde, son entourage, sa vie, ses difficultés et points de force. La façon de vivre ses images archétypales pour un individu est toujours nimbée de subjectivité, en cela les images lui appartiennent et sont des miroirs de ce qu’il est. Elles constituent toujours la racine de ce vers quoi un patient veut tendre. Les images archétypales du patient vont donc constituer pour partie le matériau princeps de la thérapie. Il en est de même pour les croyances, ce en quoi le patient croit, ce qui le concerne, concerne les autres et la façon dont la vie est organisée (déterminisme ou part de hasard, loi du Destin, etc.). Des archétypes, croyances mais aussi expériences de vie découlent un certain nombre de valeurs pour le patient. Ces valeurs ne sauraient être bousculées. Elles peuvent demander en revanche à être réajustées avec l’aide du thérapeute si elles vont à l’encontre de la dynamique de vie du patient (par exemple, accorder une valeur trop importante au bien-être de l’autre jusqu’au sacrifice de soi). Les valeurs du patient constituent ce qui oriente le désir, l’énergie au changement, et le thérapeute doit prendre soin de cette dynamique interne, même si elle ne correspond pas à ses propres valeurs de vie. Le thérapeute est un manipulateur de désirs. Il peut les initier, en les soumettant à l’appréciation du patient si nécessaire. Cette initiation se fait toujours en fonction de ce qui est perçu du patient, de ses objectifs de vie et dans une dynamique pour en trouver la voie de réalisation. Mais fondamentalement, il ramène toujours le patient à la question de ce qu’il désire vraiment pour lui, en termes de satisfaction personnelle, sociale, c’est-à-dire en termes de satisfaction de vie. Lorsqu’un patient consulte, ses désirs sont souvent entravés, il ne peut accéder à ce qu’il souhaiterait, il est dépendant de choses qui l’empêchent d’agir ou contaminent ses projets de vie. Le thérapeute apprécie cette dynamique du désir et va accompagner les modifications escomptées (intensité du désir, formes que ce désir prend, nouveaux investissements) sans jamais en modifier la trame, l’énergie dynamique dont elles sont l’expression.
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Le cadre thérapeutique est un lieu d’expression des désirs et de leurs remaniements. Le thérapeute travaille avec les émotions. La démarche thérapeutique consiste en partie à observer les émotions dont fait preuve le patient, l’aider à les identifier (il s’agit d’un vrai apprentissage) pour en faciliter la gestion. Les émotions ne sont pas niées, abrasées ou encore banalisées, elles occupent même une place essentielle, puisque le patient en est le siège. Les émotions accompagnant les événements de vie conditionnent pour partie les expériences du patient (la façon dont il va vivre ses événements de vie). Pour qu’il soit capable de gérer ses émotions, le thérapeute doit lui apprendre à les dissocier de ce qu’il est, c’est-àdire que les émotions émanent de l’identité du patient, mais ne sont pas lui. Ainsi, le patient peut éprouver de la peine, mais il n’est pas cette peine, il ne l’incarne pas, il l’éprouve. La peur d’éprouver de l’émotion ou de la dire est toujours liée à la peur de perte d’identité, car lorsqu’une émotion l’envahit, le patient a justement cette impression qu’il n’est plus qu’une émotion, sans autre ressource. Dire son émotion reviendrait alors se vider de sa substance, se priver de ce que l’on est, alors même que la vraie privation est de ne pas assumer ses émotions En autorisant le patient à libérer ses émotions, le thérapeute l’aide à les apprivoiser mais aussi à se libérer lui-même, à percevoir à la fois sa complexité, sa richesse, mais aussi son potentiel de contrôle sur sa vie. Avant de vivre sa vie, le patient l’éprouve et possède une part de contrôle sur ce ressenti : il possède la liberté de donner la place qu’il souhaite à ses émotions pour se donner une place dans sa vie, et la façon dont il s’y détermine. Ce travail autour des émotions passe par l’utilisation de ses propres émotions par le thérapeute en situation d’aide : il favorise ainsi la congruence, l’empathie, et guide le patient vers la verbalisation des émotions en verbalisant les siennes et en demandant leur ratification par le patient. Le thérapeute fait preuve d’harmonie. Il se met en position de recevoir du patient, source d’harmonie aidante : l’harmonie avec l’autre. Mais pour que celle-ci soit possible, le praticien doit être en harmonie avec lui-même, savoir utiliser pour lui-même les outils qu’il va partager avec le patient. Il doit « être » dans la situation, c’est-à-dire faire preuve d’authenticité et utiliser ce qu’il est, humainement. Cela nécessite un travail sur soi, une certaine capacité d’introspection en temps réel, de prendre le temps de s’écouter pour écouter l’autre. Ce que le patient dit fait toujours résonance avec des choses chez le thérapeute, il s’agit d’une forme de dynamique interpsychique. Étant humain et à ce titre possédant lui aussi un inconscient, le thérapeute n’est jamais neutre face à un patient. Il doit être capable de puiser dans ce qu’il ressent, dans ses réactions, dans sa propre histoire pour aider l’autre. En d’autres termes, de se servir de son expérience pour aider le patient à
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poursuivre les siennes de la façon la plus satisfaisante pour lui. Le thérapeute n’est cependant pas parfait, il doit en être conscient, mais doit pouvoir écouter ses faiblesses comme ses forces pour les mettre à contribution efficacement. Il gère ses manques pour aider le patient à accepter les siens. Cette écoute interne et son utilisation dynamique est fondamentalement ce qui différencie un partage avec un thérapeute et un ami : la première va être aidante en profondeur, la seconde ne peut qu’être transitoire. Le thérapeute est quelqu’un de humble. Il ne sait jamais avec précision ce qui a permis le changement chez le patient, il ne sait pas non plus par avance quelle forme ce changement prendra pour s’exprimer dans la vie du patient. Le thérapeute est là pour installer un cadre qui va favoriser ce changement, et c’est là tout son domaine d’expertise. Il est à la fois initiateur, maître d’œuvre et garant de ce cadre qui offre au patient un espace sécurisant où il va pouvoir regarder en face ses difficultés comme ses ressources. À l’intérieur de ce cadre, seul le patient a droit de cité. Le thérapeute n’intervient pas dans les mouvements psychiques qui se déploient, s’attachant par contre à leur donner une contenance et un espace d’expression. Ce cadrage est le cœur du processus thérapeutique, l’outil par excellence du praticien de la relation d’aide. Lorsque le changement survient, lorsque le patient se réapproprie sa vie par ses seules ressources, le thérapeute peut en être satisfait, participer au bonheur du chemin parcouru par le patient, et peut d’ailleurs le verbaliser. Si parfois les patients sont reconnaissants envers le thérapeute, pour autant ce dernier ne doit jamais attendre de son patient une quelconque gratification. De façon certes un peu provocante, nous pouvons même dire qu’un indice du succès total d’une thérapie est lorsque le patient dit qu’il se sent maintenant bien, en équilibre, et qu’il ne sait pas trop si c’est dû à la thérapie ou simplement au cours naturel de la vie. Nous avons là l’indice par excellence que le patient a bien reconquis sa dynamique de vie, et que ce qui s’est passé à l’intérieur du cadre thérapeutique a été totalement assimilé par le patient, est devenu un processus naturel. La maturation est à nouveau en marche… Être et apprendre à être Sans doute l’écoute est-elle la qualité première de tout psychothérapeute. Écouter ne veut pas simplement dire percevoir les mots, mais savoir entendre ce qui se cache derrière, notamment la vie émotionnelle du patient, sa dynamique interne. L’écoute ne s’apprend pas, mais elle se cultive au contact de l’autre. Cette écoute nécessite également un certain savoir. Ce savoir s’acquiert par une formation spécifique ainsi que des lectures. Ce savoir est nécessaire car un thérapeute ne peut se passer
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d’une technique apprise et d’une réflexion continue sur sa pratique. Ce savoir est progressivement intériorisé, ce qui permet une écoute libre du patient. Tout savoir mal compris ou survolé a tendance à resurgir lors des entretiens : le thérapeute voit le patient au travers de son savoir, tente de retrouver la théorie avec le patient, et par-là même l’emprisonne dans un savoir général qui ne peut le concerner. Être thérapeute demande donc du temps, le temps de l’acquisition de connaissances, mais aussi le temps d’apprendre des patients reçus. Le thérapeute est aussi une personne qui fait preuve de curiosité. Une curiosité pour le genre humain, mais aussi pour les productions humaines et la société dans laquelle il vit. Et ce pour deux raisons. La première est que lui aussi doit s’actualiser. La seconde est qu’au travers de cette curiosité, il apprend à percevoir les archétypes véhiculés par la société, ce qui constitue l’actualité de notre inconscient collectif. La curiosité du thérapeute doit aussi concerner l’individualité de son patient, ses productions créatives comme les rêves, grande richesse symbolique permettant de saisir la dynamique du patient. Non en euxmêmes, mais à travers ce qu’en dit le patient. Les rêves, ce que dit le patient d’éventuels dessins, etc., sont à considérer au même titre que des événements de vie à part entière.
PLACE
DE LA RELATION EN PRATIQUE HUMANISTE
Efficacité de la relation d’aide : l’alliance thérapeutique Il est toujours difficile de percevoir ce qui constitue le « levier thérapeutique » et ce qui va conditionner l’efficacité d’une thérapie. Des études montrent que plusieurs facteurs jouent : • la qualité de la relation de confiance entre les deux acteurs ; • la croyance du thérapeute que sa méthode fonctionnera sur le patient ; • la croyance du patient en la valeur de son thérapeute et de ses méthodes. L’homme est un être qui fait preuve de subjectivité, cette subjectivité est au centre des suivis, il est normal qu’elle apparaisse comme un moteur de l’efficacité thérapeutique ; subjectivité dans le contact humain (premier facteur cité) et subjectivité dans l’approche utilisée (second et troisième facteur). C’est la raison pour laquelle la thérapie humaniste qui donne ses fondements à la relation d’aide ne s’attache pas à créer une « métapsychologie », c’est-à-dire une construction théorique du fonctionnement psychique humain donnant lieu à une pratique. Elle s’atta-
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che plutôt à favoriser les facteurs qui jouent de façon déterminante sur l’efficacité du thérapeute : les aspects relationnels, dans le cadre d’un échange emprunt de subjectivités croisées. Cet échange est ce que l’on nomme l’alliance thérapeutique.
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Dépendance envers le thérapeute Le patient qui vient consulter est par nature dans une double position : il est à la fois fragile et mis sur un pied d’inégalité avec le thérapeute. En effet, il est fragilisé par son symptôme, sa dynamique de vie est freinée, voire stoppée. Sa vie même s’organise autour du symptôme : activités qu’il lui est possible de faire ou non, limitation dans ses désirs, etc. Cela est particulièrement valable pour les symptomatologies algiques (Bioy, Nègre, 2001), mais on peut sans difficulté étendre ce point à l’ensemble des symptomatologies. Le patient est, pour cela, en demande d’aide. Il s’adresse donc à un thérapeute et à son savoir, se plaçant d’emblée dans la position de celui qui reçoit. En cherchant une réponse auprès de quelqu’un à qui il prête une certaine prescience, le patient se place dans une relation de type inégalitaire. Si le thérapeute n’y prend pas garde, il crée alors chez son patient une relation à la fois régressive (de type parent/enfant ou encore maître/élève) et surtout de dépendance. Entre autres, la dépendance affective peut être accentuée par l’abord « nourricier » du praticien humaniste. Les premières séances, souvent sources de satisfaction pour le patient, sont particulièrement enclines à cela. Nous pourrions faire un rapprochement (un peu curieux au premier abord, nous en convenons !) entre les séances de thérapie et les séances pour apprendre à conduire. Les premiers temps, les apprentissages sont nombreux, on progresse vite. Le système de doubles-commandes du moniteur donne confiance. Par la suite, les apprentissages sont moins visibles, paraissent moins rapides à l’élève. Pourtant, c’est un temps de consolidation et surtout d’autonomie. Le moniteur intervient moins, et positionne son élève dans des difficultés particulières : ronds-points très fréquentés, mauvais fléchage au sol, créneaux difficiles, etc., il est moins aidant. Enfin, l’élève se détache de son moniteur, et il lui est permis de conduire seul, prudemment puis normalement après un certain temps. Imaginons que le moniteur, après la première phase, continue à utiliser de façon importante le système de doubles-commandes en anticipant presque sur son élève. Le gain d’autonomie ne peut se faire et l’élève ne pourra jamais conduire seul. Il en est de même pour la thérapie. Certes, il est indispensable, voire préférable, que les premières séances jouent sur cette dimension de dépendance, car elle est profondément sécurisante et aide à établir un climat de confiance. Par ailleurs, c’est souvent le premier visage qu’offre
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le patient au travers de sa demande d’aide. Comme tout matériel amené par le patient, le thérapeute doit s’en saisir. Mais il ne saurait se leurrer : cette période ne constitue pas le cœur de la thérapie, qui ne peut se concevoir sans que le patient soit guidé vers une certaine autonomie. Si le thérapeute conserve sa place de « béquille psychique », toujours rassurant, avenant, présent pour son patient quoi qu’il arrive, non seulement il ne sera pas aidant, mais il entretiendra le symptôme. Il n’engagera pas le patient vers son autodétermination, ne lui donnera pas la liberté de faire et d’assumer ses propres choix, bref de se réinscrire individuellement dans sa vie. Une forme de servitude psychique s’est créée, qui prolonge la plainte du patient et l’inscrit d’emblée dans une thérapie interminable, puisque non réellement productive bien que d’allure positive. Le thérapeute doit donc être très vigilant quant à cette dimension de dépendance du patient envers lui et porter une attention particulière à favoriser l’acquisition d’une certaine autonomie. Mouvements transférentiels En psychanalyse, le transfert désigne : « le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux […] (c’est) une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué » (Laplanche, Pontalis, 1967).
Il s’agit donc d’un mouvement psychique où le patient projette sur son thérapeute des désirs, et le matériel affectif qui en découle, éprouvés auparavant dans son histoire. Le thérapeute occupe fantasmatiquement la place d’un autre à qui ces désirs étaient adressés. Les visages du transfert sont divers, et le thérapeute occupera de nombreuses places durant le processus thérapeutique. Par nature, l’homme n’étant pas qu’un être « du présent », toute relation humaine est empreinte de mouvements transférentiels. La question n’est donc pas de savoir si le transfert existe dans telle mise en relation et en particulier dans une mise en relation dont la finalité est thérapeutique, mais la question est plutôt celle de la place qui est accordée au transfert dans un suivi. Le transfert est sans doute, avec l’hypothèse de l’inconscient, le principal trait de génie de Freud, une trouvaille précieuse dans le champ des sciences humaines et de la compréhension de la dynamique humaine. À ce titre, le transfert occupe une place fondamentale dans la cure analytique où il est expérimenté et analysé dans un jeu transfert/contre-transfert (mouvement transférentiel croisé du patient et de son thérapeute). En revanche, dans une perspective humaniste, le transfert n’est pas l’objet d’un travail particulier. Le transfert n’est pas nié, Carl Rogers l’a
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lui-même souligné, et le thérapeute a conscience de son existence et de ses manifestations possibles dans le cadre d’un suivi. Pour autant, la relation d’aide faisant l’objet d’un suivi dans « l’ici et maintenant », les expressions transférentielles sont maniées comme toute autre émotion ou expérience de vie du patient. Le thérapeute humaniste ne cherche pas avec son patient à trouver la source du transfert, ou à lui donner une interprétation. Les interprétations sont d’ailleurs rarissimes dans un suivi humaniste, puisque la primeur n’est pas donnée à la compréhension des choses, mais à leur expression. L’expérience et le ressenti du patient priment sur la connaissance et l’appréhension intellectuelle qui pourraient être acquises. Fin du suivi
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Un suivi thérapeutique doit posséder un début, un milieu et une fin. La question de la durée est toujours épineuse, beaucoup de patients demandant combien de temps le suivi va durer. Nos sociétés favorisent la quick consommation : rapide, efficace, le moins coûteux (et notamment en termes d’efforts) possibles. Pourtant, un suivi doit être le plus court possible, mais aussi long que nécessaire. Il s’agit d’une façon certes elliptique mais juste, de dire que la durée d’un suivi ne saurait être estimée par avance mais aussi, comme nous l’avons signalé au paragraphe précédent, que la thérapie ne doit pas devenir une béquille pour le patient. Le suivi doit être efficace et circonscrit dans le temps. L’évaluation du moment où le suivi peut s’arrêter revient fondamentalement au patient. Trois cas majeurs peuvent se présenter : • soit le patient est inconfortable dans le suivi et/ou veut fuir le cadre, ou un problème donné. Le thérapeute doit accepter ce choix du patient, lui signifier qu’il reste présent si le patient le souhaite ou souhaite une autre orientation (en face à face ou par téléphone si ce ne peut être fait autrement). Le thérapeute doit néanmoins se demander s’il a bien respecté le temps du patient, s’il n’a pas essayé d’aller trop vite par rapport au rythme de ce dernier, notamment par des interprétations trop précoces. Cela peut être verbalisé, et doit en tout cas être l’occasion d’une autocritique à poursuivre en supervision avec un autre thérapeute ; • soit le patient pense réellement que le problème qui l’a conduit à consulter est résolu, et pense pouvoir affronter le reste de sa vie en faisant ses propres choix sans guidage. Le thérapeute doit cependant évaluer si le patient habite de nouveau bien sa vie ; • soit le patient souhaite « se tester ». Il n’est pas sûr de pouvoir poursuivre seul, avoir repris sa pleine liberté de choix, mais veut voir s’il en est capable. Le thérapeute doit évaluer si le moment est réellement venu, et en discuter avec le patient. Un bon moyen est de lui proposer
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de se projeter à un, cinq ou dix ans et lui demander de décrire sa vie. Également, lui demander de se projeter dans des exemples concrets qui correspondent à ses difficultés et lui demander quel mode de réaction il choisirait. Quoi qu’il en soit, un désir d’arrêt du suivi doit faire l’objet d’une discussion avec le patient, qui peut nécessiter parfois la durée d’une ou deux séances. Si l’arrêt se confirme, il peut être utile de faire une synthèse du chemin parcouru, des ressources utilisées et maintenant disponibles. Si le patient décide de l’arrêt du suivi, pour autant le thérapeute évalue cette décision et en fait le motif d’un échange spécifique. Comme il l’a fait jusque-là avec le patient, le thérapeute n’intervient pas dans le processus de décision, mais aide le patient à le clarifier, à en saisir les fondements, l’expression et les objectifs. La relation d’aide dans un cadre humaniste est avant tout la rencontre entre deux personnalités. C’est une période d’échange, où les deux protagonistes « tiennent conseil ». Le thérapeute construit un cadre, le patient y déploie ce qu’il est, ce qu’est sa vie présente, et ce vers quoi il tend sans pouvoir encore y arriver. L’efficacité du processus tient beaucoup de la qualité du lien relationnel qui unit ces deux êtres humains, qui partagent leurs savoirs respectifs autour des expériences de vie du patient.
Chapitre 8
LIENS À L’ENVIRONNEMENT
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e chapitre est consacré à la façon dont nous vivons nos liens. Présents dans toute relation, ils varient d’intensité, allant du lien de dépendance naturelle à des formes de réactions entraînant une sorte de rapport logique de cause à effet, jusqu’à prendre des formes pathologiques, comme dans les problématiques de dépendance ou de relations destructrices.
LIENS
NATURELS
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Notions d’écosystème Toute vie sur terre implique un lien à l’environnement. Le minéral, le végétal, l’animal et l’être humain n’existent et ne peuvent exister qu’en relation étroite et en interaction avec chaque élément de l’ensemble dans lequel ils sont placés. C’est du lien, de l’interdépendance que va émerger la vie, qu’elle peut s’anéantir ou se maintenir. L’arbre n’est pas qu’un arbre, mais un lieu de vie pour des centaines d’insectes, d’oiseaux, dont la vie est liée à la présence et à la qualité de ce qu’est un arbre. Un arbre en plastique ne ferait pas l’affaire. Toute modification de l’une des parties de l’écosystème, si infime soit-elle, retentit sur l’écosystème. Il en va de même pour l’être humain. Placé dès sa conception dans un univers dont il est totalement dépendant, il évolue avec un contrôle plus ou moins important sur ce qui l’environne. Il faut ici différencier la dépendance physique et la dépendance psychique. La dépendance physique est un fait qui accompagne la vie d’un individu, jusqu’à sa mort, et ce depuis les premiers instants de son évolution. Ainsi, la
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cellule ne deviendra œuf, fœtus, puis nouveau-né qu’en fonction de l’existence et du maintien d’une multitude de paramètres, de conditions liées les unes aux autres, qui doivent converger vers le même but. La défaillance de l’un des paramètres peut engendrer l’échec de l’ensemble du projet. Après la naissance, ce système de dépendance perdure : tous les êtres humains sont dépendants de l’air qu’ils respirent, de l’eau qui hydrate leurs cellules, de la nourriture qui permet aux fonctions physiologiques de pouvoir se faire. La dépendance psychique concerne pour un être humain à la fois le besoin essentiel d’appartenance à un groupe, mais aussi de reconnaissance et de réalisation de soi (les niveaux 3, 4 et 5 des besoins de Maslow). Ces besoins sont fortement dépendants des autres, de l’environnement d’un être humain, de la façon dont il perçoit le soutien social dont il dispose, de la qualité du regard des autres sur lui, etc. Il est donc vain de tenter de comprendre l’être humain sans tenter de comprendre quelle place il pense avoir dans son réseau relationnel, et la façon dont ce réseau va influer sur sa dynamique psychique et de vie. Notions de liens Certaines figures, telles les images parentales, sont à ce titre des références fortes pour tout être humain. Non seulement les parents donnent la vie, mais ils sont au moins un temps objet de dépendance physique (ils nourrissent le bébé immature physiquement…) et psychique (ils sont objets d’attachement affectif fort). On pourrait dire que ces liens parentaux déterminent en grande partie la façon dont un être humain va découvrir, puis appréhender, le monde qui l’accueille. Pour autant, ces liens parentaux ne sont pas immuables et subissent de nombreux changements avec la maturation progressive de vie. Objet d’attachement fort durant l’enfance, remis en question durant l’adolescence, pour un devenir variable durant l’âge adulte. Les relations qu’entretient un être humain avec son environnement possèdent pour finalité d’atteindre la réalisation de soi, « d’être », le sentiment d’habiter sa vie et ce de façon la plus équilibrée possible. La recherche d’homéostasie avec son environnement est une quête constante chez un être humain, qui peut être tour à tour objet de gratification ou de souffrance. De cette capacité de vivre ses relations aux autres de façon le plus équilibrée possible, il en est toujours question en thérapie. Il s’agit, accompagné ou non, de s’approprier sa propre histoire, d’autoriser l’expression de ses émotions, d’être en mesure d’agir et non plus simplement de réagir aux expériences de vie, expériences fortement dépendantes du monde qui environne. De cet enfant pourtant devenu grand va naître petit à petit, un adulte, responsable, conscient de sa
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place, de ses paroles, de ses gestes, conscient de ses liens, digne et capable de vivre ses choix, dans le respect de lui-même et des autres.
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Liens en relation thérapeutique Les liens qui unissent le patient à son thérapeute s’attachent à être à la fois humains et professionnels. Humain, car le thérapeute, dès lors qu’il reçoit son patient, s’inscrit dans sa vie. Le patient l’invite à partager un moment de sa vie, à entrer dans son monde. Il le reconnaît comme un être humain auquel il donne une place. En retour, nous avons dit que les liens à l’environnement déterminaient pour partie la façon dont un individu vit sa vie, s’inscrit dans son histoire, trouve sa place. Un patient qui se présente à un thérapeute, quel que soit le symptôme dont il dit souffrir, est une personne qui souffre aussi d’un déséquilibre des liens sociaux. Ainsi, une personne qui se dit dépressive souffre non seulement des émotions négatives qu’elle ressent, mais aussi de la réponse de son environnement immédiat. Ainsi, une patiente : « J’ai dit à mes enfants que je souffrais, que je me sens seule. Mais ils n’en ont rien à faire : l’un me dit que je dois me secouer, l’autre me dit que ça passera. Ils ne veulent pas entendre. » Du fait de son statut d’être humain, le thérapeute est donc doublement investi. D’une part, le patient lui prête le pouvoir de soulager sa souffrance, mais d’autre part le patient vient aussi chercher auprès d’un congénère une reconnaissance, il vient restaurer ses liens à l’environnement. La patiente citée vient consulter à la fois pour gérer sa dépression, mais aussi pour être écoutée dans ce lieu de rencontre thérapeutique, puisqu’elle n’a pas l’impression de trouver une écoute à l’extérieur de ce lieu. L’attitude d’accueil du thérapeute, dès le premier entretien, est en ce sens fondamental. Avant toute chose, il s’inscrit dans un objectif fondamental de restauration : être reconnu par le thérapeute comme un égal, obtenir de la considération, retrouver une bonne qualité de liens humains. Bien sûr, les liens qui unissent un praticien de la relation d’aide à son patient sont de type professionnel : la restauration des liens doit s’inscrire dans un objectif thérapeutique. Le patient a besoin de cet espace sécurisant, un peu hors du monde, pour retrouver une confiance dans son potentiel à retrouver des liens humains satisfaisants. Mais le thérapeute doit s’attacher à ce que, une fois cette confiance retrouvée, le patient s’autonomise en dehors du lieu de consultation. Qu’il expérimente ses capacités retrouvées, la réactualisation de ses ressources dans le domaine du social in vivo. La première étape du suivi dans cette perspective consiste à rétablir la notion d’autonomie au sein même du lieu thérapeutique. En effet, la relation d’aide est par définition une relation inégalitaire. Il ne peut en
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être autrement car elle est une demande de l’un, le malade, le patient, et une réponse de l’aidant, le sachant. Le patient est celui qui souffre, et sa souffrance le place dans une position de demande, toujours inconfortable, alors qu’il est déjà fragilisé par son trouble. Il ne sait pas toujours pourquoi il souffre ou de quoi il souffre, il n’est guère compétent pour juger de la partie « technique » de sa maladie, il reste dans l’attente de savoir, de comprendre, d’aller mieux, de guérir. En d’autres termes, il est dépendant de ce que va dire à ce propos le thérapeute, dépendant de sa réponse : « Va-t-il me reconnaître comme souffrant, comme ayant besoin d’aide ? », et le premier point : « Va-t-il m’accepter pour un suivi ? » Cela explique l’aspect parfois très dramatique des premières consultations : il s’agit pour le patient d’être en premier lieu accepté par le thérapeute, qu’il soit reconnu au travers de son symptôme, tout comme il souhaite retrouver une reconnaissance de la part de son entourage. Ce besoin explique parfois une plainte qui peut sembler disproportionnée, mais à la hauteur de la demande de reconnaissance du patient, au-delà de son symptôme. On assiste ici à une reproduction, sur la scène thérapeutique, de la scène « du vivant » que connaît le patient : une demande de reconnaissance et affective forte, une reconnaissance de son symptôme mais toujours au travers de celui-ci une reconnaissance de qui il est, de son statut d’humain, digne d’exister socialement et affectivement aux yeux des autres. Le thérapeute, en aidant son patient à rejoindre une relation égalitaire avec lui, l’aide à repasser d’une situation de dépendance affective à l’autre contrariée (il est en demande) à une situation d’autonomie (expérimenter à nouveau la position d’acteur sur la façon dont il vit les liens à l’autre, à son environnement). Il s’agit d’un véritable apprentissage, qui sera « exportable » de la situation thérapeutique au quotidien du patient.
INTERACTIONS
ET HANDICAPS
Interactions familiales Le patient possède toujours un environnement humain, qui inclut la plupart du temps un environnement familial. Lorsqu’un de ses membres est malade, chaque membre du système réagit pour s’adapter à la situation. Le soutien des proches participe réellement au rétablissement. Face à l’enfant hospitalisé, la mère va fréquemment entrer en fusion avec celui-ci, accompagner les soins, dormir près de son enfant, ou souffrir lorsqu’il souffre. Parfois même jusqu’à épuisement, un refus de « lâcher prise ». La communication autour du patient est ambiguë, car elle tend souvent à protéger jusqu’à parfois surprotéger,
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mais parfois aussi à reprocher, sous forme de discours moralisateur : « Tu devrais faire des efforts pour t’en sortir », ou encore de banaliser la situation par le déni : « Il y a des gens qui souffrent plus que toi, reprends-toi ! » Il faut y voir le fait que la famille du patient est souvent perdue entre plusieurs attitudes, se culpabilise de n’être pas assez à la hauteur, ne sait pas réellement quelle attitude serait la plus adaptée. La famille souffre de voir souffrir l’un de ses membres et peut parfois montrer des mécanismes d’adaptation tout aussi surprenants que ceux du patient lui-même. Mais y compris au travers de comportements qui paraissent peu à propos, c’est toujours une tentative d’adaptation de l’entourage qui se donne à voir. Les tensions trop fortes se reportent parfois sur l’entourage professionnel. Ainsi, un homme âgé de 65 ans fait une chute dans l’escalier de la maison durant la nuit. Son épouse alerte le SAMU : « Qu’est-ce que tu as encore inventé là ! », s’exclame-t-elle. Le SAMU tente de sauver le mari qui en fait a été victime d’un infarctus : « Vous allez me le rendre, n’est-ce pas ? », puis : « Mais, qu’est-ce que tu faisais debout à cette heure là ? », puis : « Dépêchez vous, vous voyez bien qu’il souffre ! »
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Le patient fait partie d’un environnement. Nous avons précisé que cet environnement jouait sur sa dynamique interne et de vie. Il faut ici ajouter de façon réflexive que le patient joue aussi sur son entourage. À l’apparition d’un symptôme, à la condition qu’il soit identifié par l’entourage, une adaptation du réseau social s’opère immanquablement. En effet, tout individu cherche un équilibre dans son écosystème. Plus ou moins, un équilibre se crée entre cet individu et son environnement. Lorsque quelque chose dysfonctionne (apparition du symptôme), il est demandé à la fois au patient et à son entourage de trouver un nouvel équilibre, même si cet équilibre se construit autour du symptôme. Ainsi, une adolescente de 14 ans, anorexique, qui reprochait à ses parents de ne pas s’être occupé suffisamment d’elle et de lui préférer sa sœur, cause de son trouble selon elle. La mère s’est mise en arrêt maladie, a centré toute son attention autour de sa fille, le père a accepté de faire chambre à part pour que la mère dorme dans la chambre d’ami, contiguë à celle de sa fille. La situation a duré près de 3 ans. Le départ du foyer familial de la fille anorexique a fait imploser la famille : divorce des parents, deuxième fille qui refuse de revoir ses parents. Bien que mortifère, un équilibre avait été trouvé. Lorsque le symptôme disparaît, cet équilibre vole en éclats.
Aussi, le thérapeute doit toujours prêter attention à la façon non seulement dont le patient évolue, mais également à comment évolue son entourage avec lui. Souvent, la stratégie du changement prend du temps car elle concerne autant un individu que son entourage. Tout se
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passe comme si dans la plupart des cas, le symptôme ne pouvait disparaître que lorsque l’entourage était près à trouver un nouvel équilibre, hors symptôme. Cela se fait progressivement. Dans le cas contraire, on assiste le plus souvent soit à l’implosion d’une dynamique sociale autour du patient, soit à l’apparition d’un deuxième symptôme touchant un autre membre de la famille. Ainsi, le cas d’une patiente avec des lombalgies. Sa vie s’organisa autour de ce symptôme (adaptation des efforts, nouvelle répartition des tâches dans le couple, etc.). Lorsque les lombalgies disparurent, le mari déclencha ce qu’il nomma « une dépression ». Le couple, vivant depuis 10 ans autour d’un symptôme, n’avait pas encore pu penser, trouver, un équilibre conjugal hors symptomatologie.
Dépendance dans la naissance du handicap Toute personne connaissant une difficulté, quelle qu’en soit la nature, à tendance à fixer son attention sur cette difficulté. Il s’agit de tenter un rééquilibrage, de rétablir un état « normal ». Lorsqu’une personne se trouve confrontée à la maladie et particulièrement au handicap, elle est centrée sur la vision interne qu’elle a de sa maladie et la vision que les autres peuvent avoir. La naissance d’un handicap peut provenir de la perte de fonction d’un membre (perte de la vue, paralysie, perte de la marche, etc.), la perte par ablation d’un membre (ablation du sein, membre coupé, etc.), ou encore la dégradation passagère (perte des cheveux dans la chimiothérapie) ou dégradation progressive et définitive (amaigrissement dans le cancer, incontinence, pathologies rhumatoïdes ou neurologiques). Des données importantes interviennent dans le rapport que le malade va entretenir avec son handicap, telles que sa personnalité, l’environnement dans lequel il est placé, et bien sûr le degré de gravité de la maladie. Le patient effectue douloureusement ce deuil de « personne en bonne santé, valide » à « personne malade, handicapée ». Il doit changer d’identité sociale, ce qui demande une adaptation en termes d’identité personnelle. Par ailleurs, il se retrouve face à des émotions multiples, dont la plus courante est la peur : peur de son devenir, de la perte de nouvelles fonctionnalités, du regard des autres, de perdre l’amour des siens, etc. Mais l’environnement est également confronté à des émotions diverses. Ainsi, Marianne a une enfant trisomique. Dès qu’elle sort de chez elle, elle sent les regards sur son enfant. Ces regards ne veulent pas dire « qu’il est mignon », mais plutôt « oh, la pauvre femme », des regards effrayés, désolés, curieux. Marianne en souffre au point de ne plus oser sortir. Une adaptation, difficile à trouver, sera l’objet de sa demande thérapeutique. Parfois, le patient culpabilise de ce qu’il dit faire subir à
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son entourage, de ces adaptations nécessaires. Ainsi, un patient leucémique qui, en larmes, disait ne plus en pouvoir non de sa maladie ou de son traitement, mais du fait que ses parents n’avaient « plus de vie en dehors de moi ». Cette forme de culpabilité, très ancrée dans une réalité, est toujours difficile à accompagner, car elle demande au patient une adaptation autour de quelque chose d’inacceptable fondamentalement : avoir l’impression que l’on empêche la dynamique de vie d’autrui.
QUAND
LA DÉPENDANCE DEVIENT PATHOLOGIQUE
Dépendance pathologique Il existe de nombreuses dépendances pathologiques et il ne saurait être envisageable de toutes les étudier dans ce chapitre. On peut néanmoins en donner l’approche suivante : une dépendance devient pathologique lorsqu’elle contient l’idée d’une conduite excessive et dérangeante, définie comme telle par un patient. La dépendance pathologique contient en soi l’idée d’une perte de liberté. Manger n’est pas pathologique, même s’il s’agit d’une dépendance. Devoir avoir « le ventre plein » pour se sentir exister relève du symptôme tel que peut le définir un patient. Une dépendance pathologique met une condition à la recherche d’un état de bien-être chez l’individu. Il perd une part de sa liberté de choix, comme cette patiente qui ne pouvait dormir sans sentir la présence de son mari à ses côtés ou de son substitut (une chemise portée par lui, sa montre à porter autour du poignet, etc.).
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Processus progressif Lorsqu’une difficulté apparaît, l’être humain doit s’y adapter et possède à sa disposition une multitude de conduites différentes pour se faire. Ainsi, les enfants font souvent appel au jeu ou à l’imaginaire pour fuir une réalité contraignante ou qui suscite des émotions trop fortes. Il est aussi possible (enfants et adultes) de faire appel au sport, à des activités récréatives, ou tout simplement à ses ressources internes pour gérer le quotidien. Parfois, un individu face à une situation ne trouve pas en lui les ressources pour faire face : incapacité à gérer une émotion qui déborde, ou à l’évacuer par une activité physique. Il peut alors faire appel à une conduite inédite (se « vider l’esprit » en allant faire du shopping à outrance) pour essayer de résoudre une difficulté qui demande une réponse. Il peut aussi faire appel à une conduite connue (exemple :
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CLINIQUE
boire de l’alcool) en l’amplifiant jusqu’à ce que le problème semble s’évanouir. La dépendance pathologique va apparaître lorsque ces conduites seront utilisées à outrance, c’est-à-dire comme une « réponse magique » dont la personne va user chaque fois qu’elle se sentira en difficulté. Mais avec elle, une souffrance apparaît : celle de perdre sa liberté de choix, sa labilité de comportement, de se restreindre le champ des possibles pour agir contre ce qui agresse. Cette souffrance, cette perte de liberté, peuvent être plus ou moins avouées ou reconnues par la personne, elle sont en tout cas inéluctables. Progressivement, la perte de liberté entraîne une tension qui va se manifester tant psychiquement que physiquement et créer une source de déplaisir de plus en plus continue. De la tension va naître un besoin dont le but est d’annuler la tension. La tension donne alors lieu à une pulsion que le mental transformera en comportement de consommation pour éliminer la tension. Le cercle est construit : problème, recours à une conduite stéréotypée, privation du sentiment de liberté, tension ressentie face à cela, tension traitée par la même conduite stéréotypée : la dépendance pathologique. Ce fonctionnement circulaire replie le sujet sur lui-même et l’éloigne petit à petit de ses besoins subtils, jusqu’à en être de plus en plus étranger. Tout se passe comme si un « autre soi », prisonnier de sa dépendance, prenait la place du « vrai soi » du patient. Ainsi, cet homme enfermé dans la dépendance alcoolique où seule existe une relation entre son objet de dépendance pathologique et lui. Coupé de toutes les autres relations, coupé de ses autres besoins, de ses désirs qu’il ne perçoit même plus, il souffre au point de sombrer dans la dépression et le désespoir, qu’il tente de combler par un peu plus d’alcool. Étranger aux autres, à ses proches, sans pouvoir assumer ses responsabilités, indifférent au temps qu’il ne voit pas passer, aux objets, indifférent à la perte de sa maison, étranger à sa maladie hépatique, au traitement, aux efforts de guérison que l’on tente sur lui. Enfermé dans son déni, il vit alors dans une souffrance considérable la pire des aliénations : celle d’être étranger à son aliénation. Souvent, les patients dépendants pathologiques ne se reconnaissent plus, disent vouloir se retrouver. Ainsi, cette patiente boulimique : « Je me vois manger tout et n’importe quoi. C’est comme dans un film, je me vois faire et je pleure de ne pas pouvoir reprendre contrôle de ce que je vois. Je veux me retrouver, retrouver celle que j’étais avant, celle qui ne me fait pas pleurer. » Ressentir l’intolérable de la perte de liberté des choix qui les concerne et concerne leur vie est sans doute le point de départ essentiel du travail thérapeutique, même si en soi il est source d’une grande souffrance.
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À L’ENVIRONNEMENT
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Place de la souffrance
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Quel que soit l’objet de la dépendance pathologique, il est bien un symptôme, c’est-à-dire un motif de plainte qui dès lors qu’il est défini comme problématique par le patient, l’engage vers un chemin de souffrance. Parfois, l’objet de dépendance peut prendre une figure « inoffensive » de prime abord, et c’est bien le degré de perte de liberté et le niveau de souffrance qui vont motiver l’aidant à accompagner son patient. Ainsi, Hélène est en apparence heureuse. Elle s’est néanmoins aperçue qu’au contact doux et onctueux du chocolat dans sa bouche, elle se sentait plus calme, plus en sécurité, plus au chaud avec elle-même. Les tensions de son corps, dont elle avait à peine conscience, se faisaient moins fortes. Elle retrouvait là une sorte d’aisance qui lui permettait un soulagement. Considérant cela comme une habitude sympathique, elle s’aperçut malgré tout que sans ce produit, il ne lui était pas facile de se sentir à l’aise. Alors, au fil des jours, des mois et des années, l’habitude est devenue besoin, besoin indispensable, besoin irrépressible, qui la faisait courir au supermarché, se lever la nuit, rentrer le plus vite possible à la maison, quitter cette dernière le moins possible, puis consommer le jour et la nuit, si possible à l’abri des regards et de l’indicateur de la balance. Hélène remplaçait les soins à ses enfants par des hurlements, n’avait plus de relation avec son mari, n’avait plus d’amis. Seuls comptaient ses moments de solitude avec le chocolat, son goût, sa position fœtale dans le canapé lorsqu’elle le consommait. Devenue étrangère à tout, elle ne se centrait que sur le chocolat dans un désespoir intérieur grandissant. Elle se comparait parfois à une « machine à engranger le chocolat », incapable « de trouver du plaisir ailleurs » et sentait le poids de la solitude peser de plus en plus sur elle. Personne ne semble comprendre cet attachement à un produit si familier, et toute remarque à ce propos provoque chez elle des cris et des larmes. La mort lui semblait être la seule solution lorsqu’elle demanda une consultation, « pour essayer ». La première étape de son processus de rétablissement la mit devant l’évidence d’un sevrage, qu’elle réalisa seule. Il prit quelques semaines et se déroula au prix de quelques rechutes. Les séances étaient alors toutes consacrées aux difficultés du sevrage, articulées à son désir de changement, à retrouver la possibilité de dire « non » pour ne plus conditionner ses actes et les émotions éprouvées à la prise ou non de chocolat. Hélène put ensuite accéder au récit de son enfance. D’une enfance considérée de prime abord comme normale surgirent peu à peu les réalités. Elles étaient très douloureuses, marquées par la perversité d’un beau-père et d’une mère consentante aux souffrances endurées par son enfant. Deux ans de thérapie permirent à cette jeune femme de redevenir belle, de retrouver sa dignité et de mettre le chocolat au placard, en même tant que tous les liens qu’elle entretenait avec son entourage familial lorsque ceux-ci étaient vécus avec une souffrance qu’elle disait inutile.
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PRATIQUE
CLINIQUE
Le patient dépendant en consultation Une personne qui arrive en consultation pour un problème de dépendance est avant tout une personne piégée par un objet ou un comportement qui, s’il était d’abord un ami, s’est révélé devenir un ennemi à terme, toujours destructeur. Le patient qui arrive et s’assoit en face du thérapeute ne se sent souvent pas vraiment piégé par ce produit, mais piégé par une souffrance. Mais il ne peut nier que cette souffrance possède sans doute une cause. Il accepte d’aller derrière le visible, son symptôme, pour explorer le caché : sa prison, les modifications de vie qu’il connaît avec ce symptôme, et parfois ses raisons. Le patient vit les choses avec plus ou moins un sentiment de honte. Il est conscient de l’évidence de son problème perçu par l’entourage, de ses amis qui s’éloignent, du regard d’autrui sur sa situation, interprété à tort ou à raison comme jugeant. La personne dépendante sait qu’elle « a tort », elle est harcelée depuis des années, ou abandonnée, sans trouver pour autant la sortie du labyrinthe dans lequel elle s’enfonce chaque jour un peu plus. Cette personne assise, sans rempart en face de son thérapeute, s’attend au rituel des questions sur sa consommation, sur son comportement, sur le délabrement de sa vie, mais elle ne s’attend peut-être pas à son humanité, à son respect. C’est en ressentant l’humanité du thérapeute, sa sensibilité, sa capacité d’être humain qui regarde son humanité sensible et blessée, qu’une lueur d’espoir va jaillir chez le patient et lui permettre de ressentir du respect pour lui-même, en retour à celui du thérapeute. C’est alors seulement que le patient va, pas à pas, trébuchant et tremblant, renouer et remonter son fil d’Ariane, qui le conduira à sortir de son état d’étranger à lui-même, si ce temps est venu. Vivre sans sa béquille lorsqu’on s’est appuyé sur elle depuis de nombreuses années implique encore de nombreuses souffrances, de doutes, une nouvelle traversée du désert avec l’impression de n’avoir qu’une jambe et plus de béquille. Retrouver la marche de sa vie de façon plus libre se fera grâce à de nombreux apprentissages, comme celui de la rechute et de sa gestion, pour mieux cerner ce qui fait encore défaut et les moments à risque. C’est aussi le ré-apprentissage de la joie « d’être pour soi », dans sa vie, qui se regagne peu à peu.
PATHOLOGIES
DU RELATIONNEL
Codépendance La codépendance (être dépendant avec) s’inscrit dans la problématique d’un besoin de liens trop important à l’autre. L’apparition d’un symptôme chez l’autre va donner l’occasion d’assouvir la nécessité d’une omniprésence de « faire » pour l’autre. Le co-dépendant va tenter
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À L’ENVIRONNEMENT
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de sauver l’autre de son symptôme, jusqu’au sacrifice de soi. Il s’agit d’une dépendance pathologique au lien important, dont le symptôme de l’autre est le prétexte. Elle se manifeste par des pensées obsédantes, qui ne portent pas sur la consommation compulsive d’un produit à la façon de la dépendance, mais sur l’obsession à vouloir modifier le comportement d’une personne dépendante, et qui se solde par une compulsion à vouloir l’aider, à n’importe quel prix, malgré les constats d’échec permanent et les conséquences négatives qui en découlent. Les deux modes de comportements (dépendant et codépendant) se reflètent alors en miroir et se renforcent mutuellement dans un mode fusionnel. La personne codépendante ressemble étrangement de ce fait à une personne dépendante. Sa dépendance va s’opérer sur le malade dépendant, avec la même force de compulsion que celle utilisée par le malade dépendant sur son produit d’élection. Il est ainsi coutume de dire que le codépendant « s’obsède sur celui qui s’obsède ». Cette complicité aggrave la situation du dépendant et du codépendant, qui pensent tous deux avoir le contrôle de la situation, ce qui, de ce fait, ralentit le processus de rétablissement en maintenant la résistance au changement. Ce système soutient en effet le malade dépendant et de façon paradoxale la progression de sa maladie. La personne codépendante met en place un mécanisme très puissant qui consiste à tenter un rééquilibrage continuel d’une situation qui elle, se détériore avec autant de puissance, sans qu’une vraie solution ne soit visible. Ce n’est que lorsque l’entourage (au sens large) aura épuisé l’ensemble de ses ressources que la structure fusionnelle se brisera, laissant le malade dépendant face aux conséquences engendrées par son comportement. C’est lorsque le codépendant « touche le fond » qu’il se tourne vers une aide spécialisée, souvent à l’origine d’un changement véritable. Pour autant, le malade codépendant ne réalise pas toujours l’ampleur de sa situation. Lorsqu’il consulte un thérapeute c’est pour évoquer la dépendance de « l’autre », et non la sienne. Son but n’est pas de se préserver, mais encore et encore de vouloir arrêter la consommation du dépendant. Lorsqu’il reste enfermé dans ce déni puissant, le malade codépendant met un temps extrêmement long à se rétablir, lorsqu’il se rétablit. Il est fréquent que des conjoints co-dépendants divorcent et se remarient avec une personne dépendante, invoquant l’infortune de leur situation et l’injustice de la vie. Les personnes co-dépendantes ont une difficulté majeure à respecter leurs limites et à tenir compte de leurs propres besoins. Leurs vies se trouvent basées sur l’illusion de procurer un bien-être, d’être toujours prêtes à recommencer à zéro, à faire confiance malgré de lourdes souffrances et de nombreuses déceptions.
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PRATIQUE
CLINIQUE
Autres dépendances du relationnel
Impossibilité à être seul Tout être humain ressent un besoin naturel à partager des moments avec d’autres personnes. Il est naturel d’assouvir des besoins de sociabilité, d’amour, par l’amitié, la création d’un couple ou d’une famille. Souffrir d’être seul est une résultante de ce besoin naturel. Ce besoin prend aussi d’autres formes de souffrances plus intenses, dans laquelle la personne est dans l’incapacité à être seule. Il n’est guère possible d’être seul longtemps. Nous sommes en contact fréquent avec d’autres personnes. L’impossibilité d’être seul dont nous parlons correspond à une angoisse d’être seul une heure ou une soirée, de vivre sans conjoint pour un certain temps, de ne pouvoir se remettre du décès du conjoint, etc. La solitude est vécue comme un abandon, une absence de cohérence de vie, un vide angoissant. Même si l’individu est un « être social » qui a besoin du contact des autres, la réalisation de soi (dernier besoin évoqué par Maslow) ne peut passer que par un certain détachement des liens à l’environnement. Plus précisément, par la perception que ces liens font partie de la vie, de la dynamique de vie, et qu’il n’est pas besoin perpétuellement de les questionner pour s’assurer qu’ils sont présents. Paradoxalement, être dans sa vie, et dans la dimension sociale de sa vie, passe par l’apprentissage de la solitude, c’est-à-dire de la capacité à être seul, à savoir trouver des ressources en soi pour ne pas continuellement avoir besoin du lien à l’autre pour se sentir vivre et exister. Parfois, ce sentiment de sécurité intérieure, cette solitude fondamentale de savoir que l’on peut des choses pour soi, est absente. Ce ressenti absent guide vers une aliénation pour l’autre, pour son contact rassurant, une dépendance forte aux liens sociaux perçus comme vitaux alors qu’ils ne sont que nécessaires. Cette situation se reproduisant infailliblement en situation thérapeutique (dépendance au praticien : « Vais-je faire les bons choix si vous n’êtes plus là ? »), l’aide apportée le sera principalement autour de l’acquisition de l’autonomie en séance, la confrontation au silence du thérapeute, à la verbalisation qu’il ne peut pas savoir pour l’autre, obligeant le patient à puiser en lui ces ressources qu’il pense absentes.
Le besoin de devenir La dépendance peut aussi apparaître sous les traits d’une exigence excessive au besoin de devenir. Ce besoin devient tellement fort, se réaliser, qu’il empêche le patient d’y accéder. L’énergie de vie n’est plus placée dans les moyens qui seraient les plus adaptés pour atteindre son but, mais fixée dans « le vouloir ». Tout se passe comme si le patient était un athlète tellement pris par l’idée de gagner qu’il en
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oublierait de construire sa course, d’aller à la rencontre de ses possibilités réelles alors même que cette rencontre est le vrai lieu de la réalisation, du dépassement de soi, de la construction progressive de son identité et de ses réalisations. Claude, 40 ans, aimerait rencontrer une femme, il y pense constamment, y compris la nuit, y compris le week-end durant lequel il reste chez lui, ne veut voir personne, s’est coupé de ses amis, il préfère être seul, écouter de la musique qu’il trouve très belle et dont il aimerait partager l’écoute avec une femme. Claude est tellement dépendant de son désir qu’il met en place tous les moyens pour ne pas y accéder.
Les souffrances de l’être humain sont toujours liées à la façon dont il vit ses liens. Nous sommes toutes et tous dépendants de nos besoins, jusqu’à souffrir de nos vides, de nos manques, de nos désirs. Il n’existe guère de différence entre un malade dépendant de l’alcool et l’homme de la rue. Celui-là s’est pris au piège d’un produit et cet autre vit sans doute d’autres liens qui se remarquent moins. Il est toujours question de notre condition d’être humain, fort et fragile à la fois, selon son expérience de vie, sa personnalité et sa résistance.
Chapitre 9
PLACE DES ÉMOTIONS
L
es émotions tiennent une place considérable dans notre vie. Nous consacrons beaucoup d’énergie à « contrôler », les « gérer », les « contenir », « assumer », mais aussi les éviter et les fuir à toutes jambes, alors qu’il nous faudrait peut-être vivre avec elles en paix, oser les regarder, les sentir et lâcher prise pour en fait, mieux contrôler ce qui est un processus constitutif et donc incontournable de notre condition d’humain.
QU’EST-CE
QU’UNE ÉMOTION
?
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Définir une émotion Le Petit Robert la définit comme : « un état affectif intense, caractérisé par une brusque perturbation physique et mentale où sont abolies, en présence de certaines excitations ou représentations très vives, les réactions appropriées d’adaptation à l’événement ».
Le Petit Larousse la conçoit de façon plus positive avec cette définition : « Trouble subi, agitation passagère causée par un sentiment vif de peur, de surprise, de joie, etc. »
Ces deux définitions traduisent les caractéristiques intrinsèquement liées aux émotions. Une émotion est en effet un processus non volontaire,
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prioritaire, automatique, et de courte durée1, induit par de nombreux facteurs internes ou externes à l’individu, tels que des processus physiologiques, cognitifs, psychiques ou extérieurs, comme l’agression. Les émotions existent chez tous les êtres humains, indépendamment de leur sexe, de leur âge, de leur culture. Que l’on soit blanc, noir, jaune, jeune ou moins jeune, homme ou femme, nous vivons tous des réactions émotionnelles, telles que le tremblement face à la peur, les larmes dans la tristesse, l’agitation ou les cris dans la colère. Nous connaissons tous la sécheresse de la bouche, des variations du rythme cardiaque, la sensation de malaise ou de défaillance, dans des circonstances similaires. Darwin a été l’un des premiers à défendre la thèse de l’universalité des émotions. Des comparaisons interculturelles révèlent que l’expression des émotions est interprétée de façon identique d’une culture à l’autre, même si la culture influence les règles d’expression des émotions. Émotion et cognition : primat de la poule ou de l’œuf ? L’ensemble des études neurobiologiques et cliniques converge à la conclusion que les émotions sont intimement liées à la dynamique fonctionnelle du système nerveux central. Les processus émotionnels semblent générés par le cerveau au niveau des structures dites limbiques. L’activation de ces structures engendrerait des réactions du corps, perçues par le conscient comme une émotion. Ce sont des réactions motrices telles que les tremblements, ou le tonus musculaire, des réactions comportementales, telles que l’incapacité de bouger, l’agitation, la fuite, et physiologiques telles que la pâleur, le rougissement, la sensation de malaise, les palpitations. Les sensations émotionnelles conscientes relèveraient d’une perception cognitive de la modification des états physiologiques du corps, consécutifs et sans doute quasiment concomitants à une émotion. L’émotion précéderait donc la cognition car il est nécessaire que notre cerveau identifie et traduise l’émotion pour lui donner un sens.
À
QUOI SERT UNE ÉMOTION
?
Les émotions nous informent Nos émotions sont des sortes de guides, qui nous permettent d’obtenir des informations sur ce que nous aimons, ce que nous n’aimons pas, 1. Une émotion a une durée de quelques secondes ; lorsqu’elle dure des heures, il s’agit « d’humeur », et d’un « trouble affectif » lorsqu’elle persiste durant des semaines ou des mois.
PLACE
DES ÉMOTIONS
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ce que nous souhaitons, ce que nous ne souhaitons pas, l’état dans lequel nous nous trouvons physiologiquement. Elles nous servent de repères face à nous-mêmes, face aux autres, face au monde. Elles nous signalent des événements signifiants et engendrent des comportements d’adaptation. Mon enfant traverse la route alors qu’une voiture arrive. La peur m’envahit et me fournit une dose d’adrénaline me donnant une énergie suffisante pour courir et le saisir avant le passage de la voiture. L’émotion nous informe que nous sommes « touchés », « concernés », « atteints » par un événement ou quelque chose. Ce quelque chose nous pose problème dont l’importance sera déduite par l’intensité de l’émotion. Une personne est agressée par une voiture qui la poursuit à vive allure, elle ressent une peur vive, intense, de la terreur, correspondant à son besoin fondamental de sécurité, à son envie de vivre et à sa peur de mourir. Cette émotion s’exprime dans son corps par des tremblements, des battements de cœur à vive allure, des cris, des larmes peut-être et la pâleur de son visage. Ces émotions peu agréables lui permettent cependant de s’adapter, d’agir pour développer des moyens de rétablir sa sécurité : rapidité, concentration, fuite, recherche de secours. Henri Laborit précise que :
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« Nous demeurons inconscients du rôle de protection que ces réactions ont sur la structure biologique. La vasoconstriction cutanée diminue la température de la peau, puis refoule le sang vers les organes indispensables à la fuite ou la lutte. L’accélération du rythme cardiaque aboutit à une meilleure alimentation sanguine de ces organes. » (Laborit, 1994, p. 100)
Les sensations nous informent également de notre état psychique. Par la seule pensée, il est possible de déclencher une émotion. Penser à son ami, ressentir combien j’ai de l’amitié pour lui. Il est possible de ressentir de la nostalgie à la simple évocation de son enfance. À la seule vue d’un ascenseur, une personne ressent les symptômes de son angoisse de claustrophobie. Même si nous n’aimons pas la sensation qu’elle nous procure, cette angoisse est une émotion « information » de l’état psychique, qui offre la possibilité d’en rechercher le sens, de comprendre et d’actualiser. Il peut en être également de l’inverse. Les sensations physiques provoquent des émotions qui nous renseignent sur notre état de santé, ou la situation dans laquelle nous nous trouvons : la tristesse nous révèle un manque, l’impatience nous informe que ce que nous entendons ou faisons n’a pas de sens pour nous, la colère que nous rencontrons un obstacle dans nos besoins à satisfaire.
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Les émotions nous servent à nous « dire » Les émotions ont une importance majeure dans la communication en ce sens qu’elles servent à nous « dire ». Preuve en est, la richesse du vocabulaire concernant leur expression : « je ressens un amour fou », « j’ai la chair de poule », « je suis fière comme Artaban », « j’en ai assez, la coupe est pleine », « je suis perdue », « j’ai mal », « je t’aime », etc. La liste peut être très longue et il ne peut être envisagé de pouvoir communiquer sans émotion. Nos échanges n’auraient pas de contenu, pas de richesse, et l’art, l’amour, la tendresse, n’existeraient tout simplement pas, puisqu’ils ne sont qu’expression d’émotions.
LES
QUATRE GENRES D’EXPÉRIENCES ÉMOTIONNELLES
Les émotions peuvent être regroupées en quatre catégories : les émotions simples, les émotions complexes, les émotions réprimées, les pseudos émotions. Les émotions simples sont elles-mêmes classées en quatre catégories : les émotions indicatrices de satisfaction ou d’insatisfaction, telles que nous l’avons étudié ci-dessus, les émotions par rapport au besoin1, les émotions par rapport à la difficulté ou au responsable, les émotions d’anticipation. Le désir, par exemple, est une émotion simple, positive, qui traduit l’anticipation du besoin de plaisir. La peur est une émotion simple, négative, qui traduit le besoin de sécurité. Les émotions d’anticipation sont vécues par rapport à ce qui pourrait arriver ; elles peuvent être positives ou négatives. Ce sont des émotions telles que le désir, l’inquiétude, la peur. Même si elles sont déclenchées par l’imagination, ces émotions nous informent également sur nos besoins. La peur m’informe de mon besoin de sécurité. Même lorsqu’elles sont irréalistes, elles traduisent ce qui est important pour nous. Ma compagne part pour un long voyage en avion, je ressens de l’inquiétude qui traduit mon amour pour cette personne. J’anticipe par l’imagination les difficultés qui pourraient survenir durant son voyage. Les émotions par rapport à l’obstacle ou au responsable reflètent nos réactions par rapport à ce que nous pensons être à l’origine de l’émotion. La source peut être soi ou une autre personne. Les émotions simples Les émotions simples sont constituées des émotions positives indiquant la satisfaction, et des émotions négatives indiquant l’insatisfaction. 1. Voir chapitre 1, « la pyramide des besoins selon Maslow ».
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DES ÉMOTIONS
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Elles transmettent des informations relatives à l’état de nos besoins selon qu’ils sont satisfaits ou insatisfaits. Elles traduisent le degré de satisfaction et la nature du besoin. Ce sont des émotions positives telles que le plaisir, la jouissance, l’émerveillement, le ravissement, la volupté, et, lorsqu’elles traduisent l’anticipation, le désir, l’envie, l’excitation ; et des émotions négatives telles que le chagrin, l’amertume, la douleur, le mécontentement, la nostalgie, l’ennui, le désœuvrement, et, en tant qu’émotions d’anticipation, l’effroi, l’épouvante, la frayeur, la peur, la terreur. Le seul fait de ressentir une émotion simple donne un accès direct au besoin qu’elle traduit ; il est alors facile d’agir dans le sens du besoin pour le satisfaire et le réguler : je me sens seul et triste, cela traduit mes besoins sociaux, je peux alors agir pour rencontrer d’autres personnes, partager des activités… Les émotions complexes Elles sont composées en soi de plusieurs émotions. Elles contiennent en général une ou deux émotions et des défenses contre ces émotions. Contrairement aux émotions simples, il est nécessaire de les décomposer pour comprendre les défenses qu’elles recouvrent et le sens caché de ces émotions. Ce sont des émotions telles que la culpabilité, la pitié, la honte, le dégoût, la jalousie, le mépris. Le trac est un exemple d’émotion mixte : il contient la peur d’échouer et l’excitation de réussir.
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Les émotions réprimées Les émotions réprimées correspondent aux malaises ressentis physiquement lorsque des émotions ne sont pas directement exprimées. Lorsque les troubles ressentis ne sont pas liés à des troubles d’ordre directement physique, il s’agit d’émotions réprimées : la sensation « d’un coup de poignard dans le dos », « de ventre noué », « de jambes en coton », « de vide dans la tête » ou au contraire « de la tête prête à exploser », la douleur d’une migraine, la sensation de ne pouvoir bouger, « la lourdeur », « les mâchoires serrées » ou la surexcitation, la nausée, etc. Notre vocabulaire est très riche des images que nous utilisons pour exprimer les sensations vécues. Les mêmes symptômes physiques peuvent apparaître lorsqu’on s’efforce non pas d’en refouler le ressenti, mais d’en éviter l’expression. Ce sont des manifestations comme la main qui tremble, traduisant la colère qui n’ose s’exprimer et la gifle que la main retient, les poings serrés, prêts à se battre, les lèvres pincées, qui semblent retenir les mots de colère, la boule dans la gorge de la tristesse non exprimée, etc.
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L’angoisse et l’anxiété sont également des expressions très répandues d’émotions repoussées. Une angoisse est une expression de peur, liée à la fuite des préoccupations majeures, qui peut être très inconfortable et engendrer la fuite des manifestations de l’angoisse elle-même par l’évitement des situations les produisant, et aboutir à des phobies1. Ce sont des phobies telles que la phobie sociale, la claustrophobie (peur des espaces clos), l’agoraphobie (peur des lieux publics), l’hydrophobie (peur de l’eau), la phobie de certains animaux telle que Freud la décrit dans le cas « du petit Hans » (1909) qui n’osait pas sortir dehors par peur que le cheval attaché à une carriole ne le morde. Il est nécessaire de décoder petit à petit ces manifestations pour retrouver et comprendre l’émotion refoulée. Même si les émotions refoulées n’aboutissent pas toutes à des angoisses ou des phobies, elles créeront beaucoup plus d’inconfort que de faire face à ce que nous vivons. Corinne, 35 ans, est claustrophobe. Elle ne peut monter dans un ascenseur, un train, un magasin. Elle ne peut plus non plus progressivement se rendre chez des amis ou recevoir quelqu’un chez elle. Elle évite le plus possible toutes ces situations d’où elle a toujours « envie de fuir, de sortir ». Finalement elle n’est bien que dans son lit, mais là aussi, petit à petit, elle se réveille avec la sensation de panique et d’étouffement. Cette femme est mariée à un homme, capable de violence et de perversité tout en « l’aimant » intensément. C’est de cette situation que cette femme voulait sortir et qui s’exprimait dans toute sa vie, jusqu’à la nuit. Le travail en thérapie lui permit de mettre du sens sur ces paniques, qui s’arrêtèrent le jour où elle prit la décision d’engager une procédure de divorce.
Les pseudos émotions Elles correspondent à une « façon de dire les choses », et traduisent notre réalité sans pour autant être véritablement des émotions en soi, mais plutôt des expressions qui contiennent des émotions. Parmi les plus courantes, citons : les concepts divers, les images, les états d’âme, les attitudes, les évaluations.
Concepts divers Des concepts tels que l’ambivalence, le rejet, la solitude n’expriment pas en soi une émotion. Celle-ci peut différer d’une personne à l’autre, voire d’un moment à l’autre, pour une même personne et une expression identique : la solitude n’est pas une émotion alors que nous utilisons des phrases telles que « je suis seule » pour exprimer le besoin 1. Du grec « phobos ». Pour conjurer la peur au combat, les Grecs avaient divinisé Phobos, et les guerriers l’honoraient avant de partir à la guerre.
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DES ÉMOTIONS
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d’être avec une autre personne, par exemple. « Je me sens seul » n’est pas systématiquement l’expression de la solitude ; je peux être heureux et soulagé d’être seul ou ressentir de la tristesse. L’ambivalence est quelque chose que l’on fait, on hésite entre deux solutions, on passe de l’une à l’autre, on ne peut se décider pour l’une ou l’autre des solutions. L’ambivalence est donc une action et non une émotion. Il en est de même pour le rejet. Le rejet est une action. Il est alors difficile de « se sentir rejeté ». Le fait de se sentir rejeté provoque en revanche des émotions telles que la peine, la douleur, la colère ou le découragement. Nous utilisons souvent des images pour traduire ce que nous ressentons. Il s’agit donc bien de « traductions » qui reflètent le ressenti et non d’émotions proprement dites. Elles nous permettent parfois de donner une idée plus précise de ce que nous ressentons ou bien encore d’exprimer plus rapidement ce qui nécessiterait plus de mots. « Ce que tu fais est petit », « je suis au-dessus de ça », « je le sens loin », « je l’adore », « il est distant », « écrasé », « toisé », « être à quatre pattes devant quelqu’un », « faire la tête », « avoir un caractère de cochon », « une vie de chien ».
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États d’âme Nous confondons dans ce cas les émotions et l’état dans lequel nous nous trouvons : le calme, le trouble, la sérénité, l’énervement, la confusion, la déprime, correspondent à des états qui sous-entendent des émotions. « Je suis calme », recouvre peut-être un sentiment d’ennui ou une colère froide que je réprime en donnant l’apparence de calme, « je suis énervé » contient peut-être de la tristesse, de la peur, de la frustration. Seul le questionnement sur soi permet d’exprimer l’émotion de cet état.
Attitudes Nous utilisons souvent des attitudes, des façons d’être, pour exprimer des émotions, telles qu’être chaleureux, curieux, ouvert, extraverti, renfermé, secret, hostile, disposé, etc. Ces états sous-entendent inévitablement des émotions ou des modes de comportements. Être curieux signifie positivement qu’une personne est toujours prête à expérimenter de nouvelles situations et négativement qu’elle s’occupe de ce qui ne la regarde pas. Être généreux veut dire que je suis souvent dans une relation de don avec les autres, être secret, que je n’exprime pas volontiers ce que je ressens ou ce que je vis dans ma vie privée. Quelqu’un qui a une attitude hostile utilise la contradiction, l’opposition, voire l’agressivité.
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Être « ouvert » signifie que je suis disposé à concevoir d’autres vues, d’autres propositions que la mienne.
Évaluations Nous utilisons souvent un mode d’évaluation pour exprimer des émotions. « Être nul », « bête », « stupide », « débile », « handicapé » et autres sobriquets qui servent à nous qualifier, mais ne peuvent en soi se ressentir, contrairement à une émotion. Ces formulations peuvent traduire « j’ai honte », ou « j’ai peur d’être jugé », ou « je ne sais pas comment faire » ; « je ne ressens plus rien pour toi » veut dire « je ne ressens plus assez d’amour pour vivre avec toi » mais peut également signifier « je suis tellement en colère de ce que tu as fait que je suis coupé de mon amour pour toi », ou peut-être une autre émotion encore.
TRAVAIL
AVEC LES ÉMOTIONS
Du symptôme à l’émotion Les personnes qui consultent un professionnel de la psyché entament cette démarche car elles ont une souffrance psychologique qui les perturbe et qu’elles n’arrivent pas à soulager. C’est au cours de la première séance qu’un patient évoque ce qui l’amène à consulter un psychothérapeute : « J’ai des insomnies, j’ai une phobie, j’ai mal au dos, j’ai des angoisses, je fais une dépression nerveuse, j’ai du psoriasis, un torticolis spasmodique, j’ai peur de vomir, je suis au bord du divorce, je ne vais pas bien et je ne sais pas pourquoi, j’ai des chutes de tensions inexpliquées », etc. Il serait possible de remplir des pages et des pages sur la façon dont s’exprime la souffrance psychologique. Elle a toujours pour origine le refoulement d’émotions, et la non-satisfaction d’un ou de plusieurs besoins à un moment donné, et ce moment se répétant fréquemment engendre une souffrance. De séance en séance, le patient va évoquer ses difficultés, raconter son histoire, sa vie, accompagné de son « psy », qui ne manquera pas de le solliciter sur ce qu’il ressent, l’initiant à prendre contact avec luimême, avec ses sentiments et émotions, dans un climat et une relation de confiance. Le contact avec soi est une expérience assez peu habituelle pour le patient. Comme nous l’avons vu dans le début de ce chapitre, il n’est d’emblée pas si facile d’exprimer précisément toutes les nuances de ce que nous ressentons. Notre mode d’éducation et notre culture ne considèrent pas non plus qu’il soit indispensable d’apprendre à identifier et exprimer ses
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émotions. Nos parents (autant que leurs parents) dans le meilleur des cas, ont été vigilants à notre état de santé, à nos bons résultats scolaires, à nous apprendre à dire bonjour, merci, pardon et s’il vous plaît, mais les petits garçons ont su très tôt de la bouche de leurs parents, qu’un garçon « ça ne pleure pas comme une fille » et que des blessures qui feraient hurler des adultes, ne sont que des petits bobos, dont on ne se plaint pas. En d’autres termes, nous avons appris très jeunes, filles ou garçons, que nos émotions n’étaient pas ce processus naturel et incontournable de l’être humain, clignotant utile pour nous indiquer l’état de satisfaction de nos besoins, tout aussi fondamentaux, mais plutôt une sorte de défaut, de caprice, qu’il nous fallait refouler, enfouir au plus profond de notre être, ne pas montrer sous peine de paraître désagréable, voire pénible ou compliqué. Le déni est collectif et transgénérationnel, il relève quasiment du mythe et du tabou ! La négation des émotions ne s’arrête pas à l’enfance. Il nous est tout aussi difficile, une fois adulte, de vivre conscient de ce que nous ressentons et de ce fait de faire face également aux émotions des autres. Nous sommes la plupart du temps effrayés d’entendre une émotion, car nous ne savons pas gérer les nôtres. À une amie qui pleure pour évoquer sa tristesse, on dira fréquemment : « Arrête de pleurer, tu te fais mal », ou : « Ne me parle pas de cela, tu vas me faire pleurer ». En fait, nous nous défendons de nos émotions comme s’il n’était pas correct de les ressentir et nous nous défendons de ressentir celles des autres, qui nous renvoient à notre propre malaise interne. S’occuper de ses besoins provoque en général chez un patient, un sentiment de culpabilité, et le sentiment d’être égoïste. Exprimer une émotion provoque un sentiment de gêne et de peur : « Vous allez dire que je suis bête », ou : « J’espère que vous n’allez pas me prendre pour un fou ». Il semble que la seule folie qui soit est d’imaginer pouvoir vivre en évitant ses émotions ! Comment penser être capable d’une relation authentique à autrui, lorsque nous ne sommes pas en mesure d’écouter nos besoins ? La France est le plus grand consommateur d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, au moins en Europe qui sont malgré tout un recours nécessaire dans des situations telles que la dépression. Mais la tendance à masquer les émotions, à les fuir, y compris à renfort de médicaments, est assez générale et systématique. Il est pourtant utile de comprendre ce qui nous maintient éveillé lors d’une insomnie, plutôt que de la masquer au plus vite par un somnifère. Ressentir une émotion n’est pas pathologique, mais naturel. En thérapie, il en va d’un processus totalement différent. Nous l’avons dit, l’une des expériences importantes que va faire le patient et qu’il n’a probablement jamais faite, est d’apprendre à identifier ses émotions, à les ressentir et à les exprimer. Il va progressivement partir de ses
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symptômes, remonter aux émotions qu’ils expriment, aux besoins que ces émotions signifient, et agir pour les équilibrer. C’est par ce cheminement qu’un patient pourra analyser ses comportements, se responsabiliser, en s’appropriant sans jugement son histoire et son ressenti. Une personne en thérapie va réaliser petit à petit par exemple, que les colères qu’elle exprime à tout vent sont sans doute étouffées et destinées à son père ; c’est en contactant sa colère, en l’identifiant, qu’elle va accéder à l’origine de celle-ci, y mettre du sens, l’exprimer en toute sécurité et en faire le deuil jusqu’à retrouver sa sérénité : « Cette personne en vient à se voir elle-même de façon différente, s’accepter et accepter ses sentiments plus totalement, devenir plus confiante en elle-même et plus autonome. » (Rogers, 1961, p. 189)
Place des émotions dans les étapes du processus thérapeutique Carl Rogers a distingué sept stades d’évolution dans le processus thérapeutique, « étapes successives par lequel le sujet passe de la fixité à la fluidité, d’un point situé près du pôle statique du continuum à un point près de « son pôle en mouvement » (ibid.).
Premier stade Lors du premier stade du processus, la personne a une réelle difficulté de parler d’elle personnellement. Elle communique alors autour de sujets, de personnes, ou de problèmes très éloignés d’elle-même : « Je tiens à vous dire que je ne viens pas ici par plaisir et j’aimerais savoir si ça va être long ou pas ; j’aurais préféré m’en sortir toute seule, et j’ai toujours critiqué ces gens qui viennent parler à un étranger » ou bien encore : « Lorsque je vois les problèmes des autres, je trouve que mon problème n’est pas très important, ma collègue de travail a des soucis vraiment importants avec sa fille qui est toxicomane et ça, ce sont des vrais soucis. » À ce stade, les émotions sont niées, non identifiées, et non exprimées comme telles, le patient est très éloigné de ses affects. « Le sujet ne se communique pas lui-même, il ne communique que des détails extérieurs. Il tend à se considérer comme dégagé de tout problème, ou bien les problèmes qu’il reconnaît sont perçus comme tout à fait extérieurs à sa personne. La communication interne entre le moi et l’expérience immédiate est sérieusement bloquée. L’individu à ce stade se laisse décrire en terme d’immobilité, de fixité, à l’opposé de toute fluidité, de tout changement. » (Rogers, ibid., p. 87)
Lorsque le patient fait l’expérience qu’il est totalement accepté, il passe au deuxième stade.
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Deuxième stade Lors de ce deuxième stade, le patient communique de façon moins superficielle, même s’il perçoit toujours les problèmes comme extérieurs à lui-même. Il en est de même pour les émotions qui, à ce stade, sont toujours maintenues à distance, comme extérieures à soi, sans nuance, même si elles sont exprimées. Un patient va dire par exemple : « D’après ma mère, mes problèmes sont liés à mon père, c’est pour cela que j’évite de le voir, ça m’ennuie parfois, mais ça évite les problèmes. » Lorsqu’un patient ressent que le thérapeute est dans l’acceptation totale de ce qu’il est, (même si ce dernier est conscient que son cadre de référence est très différent du patient), il lui sera possible d’accéder au troisième stade de son évolution.
Troisième stade Le troisième stade est caractérisé, comme le souligne Carl Rogers, par le fait que « le discours ayant le moi pour objet devient plus facile », et « le client parle encore de ses expériences personnelles comme s’il s’agissait d’objets ».
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Clothilde, 40 ans, évoque, le regard perdu : « Quand vous vivez avec une mère qui a ce genre de problème, vous ne savez pas comment faire pour l’aider, vous essayez tout, mais on dirait que tout le monde s’en fout et vous êtes seule à chercher des solutions, à surveiller tout le temps que tout va bien, alors que vous savez que personne d’autre que vous ne va le faire, votre père regarde la télévision, comme si tout allait bien, c’est fatiguant et désespérant, ça a duré des années et on s’étonne que j’aille mal. »
Les émotions sont de plus en plus exprimées et se rapportent beaucoup au passé. Elles sont très peu acceptées, et exprimées souvent par le patient avec d’infinies précautions comme quelque chose d’honteux, d’anormal, comme d’un défaut de caractère : « Je ne devrais vraiment pas dire cela, mais je suis un peu en colère contre ma mère, enfin pas vraiment, je ne sais pas exactement pourquoi j’ai dit cela, j’ai honte parce qu’elle a fait tant de choses pour ses enfants, elle a sacrifié toute sa vie pour nous, elle nous le dit tout le temps et c’est toujours vrai. Mon père, ça l’agace, ma mère dit qu’il a mauvais caractère. Quand je vais chez ma mère, elle me fait les plats que j’aime et je repars avec tout un tas de choses que ma mère a préparé pour ma semaine. Tout le monde aimerait avoir une mère comme cela. » Les schèmes sont rigides et vécus à la manière d’un schéma personnel, une sorte de trait de caractère de la personnalité et non une difficulté à vivre ses émotions dans la fluidité.
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La tristesse envahit le visage de ce patient qui est de toute évidence au bord des larmes, il fait beaucoup d’efforts et à coup de fortes respirations tente de contenir ses larmes, son visage en devient rigide, ses mains s’agitent : « Oui, je sens bien que ça ne va pas, mais ça me gêne de pleurer devant quelqu’un, j’ai l’impression d’être faible » ; puis, à la vision d’une boîte de Kleenex posée à côté de son siège, il annonce d’un ton moqueur : « Je vois que vous avez tout prévu, mais vous savez, je n’ai pas pleuré depuis des années et j’aime mieux être seul si cela m’arrive. » Ou bien encore cette patiente, qui éclate en larmes : « Excusez-moi, je suis vraiment désolée, vous devez en avoir marre de voir des gens pleurer, je suppose que ça doit arriver, des gens qui pleurent devant vous. »
Quatrième stade Lorsque le patient se sent accepté comme il est, compris et accueilli, il se produit une sorte de relâchement de cette rigidité et une plus grande facilité à exprimer plus librement, plus pleinement ce qu’il ressent ; il exprime des émotions intenses et commence à se les approprier, mais sans acceptation réelle : « Je me rends bien compte que personne n’est responsable de ce que je ressens, il s’agit de moi, mais ça m’énerve, ça me rend folle, je me demande bien quand cela va s’arrêter. » L’acceptation de l’expérience est suffisante pour permettre l’expression des sentiments mais ceux-ci restent effrayants. Le patient – Je me rends compte depuis plusieurs séances qu’il m’arrive encore d’avoir tendance à parler d’autres personnes lorsque j’ai envie de fuir une émotion, je m’en rends compte maintenant, plus vite qu’avant, mais estce que tous les patients font cela ? Le thérapeute – Ma réponse est-elle importante pour vous ? – Heu, oui, enfin je ne sais pas, enfin j’ai peur de me dire que je suis la seule à faire ça ! – Pouvez-vous parler de cette peur ? – C’est une peur qui me donne envie de fuir.
Le patient est, à cette étape, de thérapie dans une relation suffisamment confiante pour exprimer sa difficulté, mais cette relation reste empreinte de craintes, de danger potentiel : « En général, je prépare dans ma tête à l’avance ce dont je vais vous parler, mais hier je n’ai pas trouvé, j’ai pensé vous appeler pour annuler ma séance, mais finalement je suis venue, et je me rends compte que j’avais beaucoup à dire ! » L’évolution d’un stade à l’autre n’est jamais linéaire. Le patient peut traduire une certaine régularité dans sa progression et « flotter » pour autant d’un stade à un autre avant que celui-ci ne soit intégré.
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Cinquième stade Ce stade annonce une liberté de plus en plus grande du patient à exprimer ses sentiments comme s’ils étaient éprouvés dans le présent : « J’ai vraiment honte d’avoir rechuté, j’ai honte en face de vous, j’aurais tellement aimé vous donner une plus belle image de moi. » ou bien : « Je ressens un trouble que j’ai un peu de mal à identifier. Je ressens de la peur, je la sens dans mon ventre, et j’aimerais regarder avec vous de quoi j’ai peur exactement. » Les émotions sont exprimées totalement et ouvertement pratiquement au moment où le patient les ressent, ce qui implique que malgré le désagrément que cela peut lui procurer, le patient accepte de les laisser monter, ressentir et verbaliser sans distance. Les émotions exprimées se réfèrent désormais à une expérience intime que le patient est capable de sentir, sans pour autant la comprendre vraiment. Carl Rogers précise que : « On voit apparaître l’intuition naissante auprès duquel il peut vérifier l’exactitude de ses symbolisations et de ses formulations cognitives. Cela ressort souvent d’expressions qui indiquent le caractère proche ou lointain de cet objet pour le client. » (Rogers, 1961)
Le patient apprécie l’authenticité dont il s’approche. Il tient à exprimer son « moi » et vivre pleinement ses sentiments. À ce stade, il ne ressemble guère à celui des premières séances.
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Sixième stade Le patient en arrive à vivre l’expérience, elle ne fait plus seulement l’objet du sentiment, il est possible de sentir dans son discours une nette différence : « Je me rends compte que j’ai passé beaucoup d’années à fuir mes émotions. Je tentais de les remplacer par des concepts intellectuels, aujourd’hui, je me sens en vie, je me sens vraiment vivre, je me sens heureux, je me sens très ému de vivre cela. » Les mots utilisés par le patient sont ceux qu’il utiliserait également pour exprimer une émotion, la différence se fait sentir par le sentiment que le patient le vit intimement et pleinement. Comme l’explique Carl Rogers : « Le moi à ce moment, est ce sentiment. Il n’existe que dans l’instant, avec une faible conscience de soi, mais avec surtout une conscience réflexive, pour reprendre les termes de Sartre. Le “moi” est, subjectivement dans le moment existentiel. Ce n’est pas quelque chose de perçu. » (Rogers, ibid.)
Le patient, à ce stade, ne considère plus depuis longtemps son problème comme extérieur à lui-même. Lorsqu’il évoque son
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problème, il ne cherche ni à le masquer, ni à le résoudre. Il le vit dans l’ici et maintenant, dans l’acceptation, dans la douceur, la sollicitude avec lui-même.
Septième stade Dans ce dernier stade, la personne n’a guère besoin du thérapeute, car sa relation à autrui est généralisée. Elle se comporte en dehors des séances comme lors d’une séance. Elle n’est plus en effet au stade d’expérimenter « en séance », mais plutôt de raconter ce qu’elle vit, avec une richesse et une clarté de sentiments. Le patient atteint l’acceptation de soi, vit dans une confiance en son évolution que le thérapeute perçoit comme véritablement installée : « Je n’ai pas l’impression d’être la même personne que lorsque je vous ai rencontré la première fois, je sens que j’ai vraiment changé, je ne fais plus d’effort pour lâcher prise par exemple, je vis le lâcher prise sans réfléchir, j’aime laisser passer les émotions dans mon corps et ensuite tout se passe naturellement, simplement, clairement. C’est tout simplement pour moi, une nouvelle manière d’être, sans rigidité, comme un roseau. » Les émotions sont naturelles à l’être humain qui, s’il ne sentait rien, ne pourrait pas évoluer, créer, et probablement survivre. A contrario, l’homme est capable de blesser, de tuer, de torturer, de détruire lorsque ses émotions dépassent sa raison. Les émotions ne créent pas en soi de handicap, celui-ci viendrait plutôt de leur non-expression, d’où la place importante qu’elles occupent en thérapie et l’importance d’en permettre l’expression, si dure soit-elle dans certains ressentis.
PARTIE 4
CADRES D’ACTION SPÉCIFIQUES
Chapitre 10
AFFLICTIONS À CARACTÈRE CHRONIQUE
L
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es maladies à caractère chronique peuvent survenir à n’importe quel moment dans la vie d’une personne. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces maladies deviennent de vraies compagnes de vie pour celui qui en est l’hôte. Qu’il s’agisse d’un diabète, du VIH, de l’asthme, d’une douleur, etc., ces maladies font plus qu’être présentes dans la vie d’un individu, elles en rythment de nombreuses dimensions. Bien que familières, ces maladies n’en sont pas pour autant simples à vivre, elles constituent bien souvent un poids et sont difficiles à accepter, voire ne le seront jamais. Aussi, nombre de motifs de consultations peu ou proue sont liés à ces maladies.
DYNAMIQUE
ET RUPTURE TEMPORELLE DANS LA VIE DU
PATIENT Définir les afflictions chroniques De façon assez classique, il est possible de différencier deux grandes familles d’afflictions pouvant déséquilibrer la santé d’une personne. Il s’agit d’une part des afflictions aiguës et d’autre part des afflictions chroniques. Les premières possèdent un début, un milieu et une fin : c’est le cas de la grippe, d’une fracture ou encore d’une hépatite A. Il s’agit d’expériences curables, qui n’engagent pas de mesures préventives particulières dans l’avenir ; le pronostic vital n’est pas menacé. Les afflictions à caractère chronique peuvent en revanche concerner trois grandes dimensions :
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• les maladies dégénératives (exemple : polyarthrites rhumatoïdes) ; • les pathologies qui peuvent être stabilisées, mais qui nécessitent un suivi régulier (exemple : séropositivité au VIH) ; • les pathologies vaincues mais qui engagent une surveillance régulière (exemple : cancer du sein). Les points communs aux afflictions sont de deux ordres. Le premier est qu’elles installent au-dessus de la tête des patients une épée de Damoclès : soit que la maladie pourrait se développer de façon subite, soit qu’il pourrait y avoir récidive ou apparition d’une maladie plus ou moins en lien avec une autre du passé. Le second point commun à l’ensemble des afflictions chroniques est que la personne concernée va se confronter au domaine du soin avec une régularité exceptionnelle et non anodine. Aussi, ces personnes demandent-elles souvent un accompagnement spécifique. La relation d’aide à instaurer concerne à la fois les intervenants du soin qui vont prendre en charge le patient, comme un thérapeute externe. Même si le type de travail en fonction des spécialités n’est jamais équivalent d’une profession à l’autre, pour autant il est vrai que les thèmes d’abord seront équivalents, car issus des préoccupations du même patient. Ce point souligne que le travail en équipe, lorsqu’il est possible, constitue parfois un atout important dans l’encadrement d’un patient, avec l’accord de celui-ci. Dans un schéma humaniste, les pathologies à caractère chronique perturbent les besoins fondamentaux du patient, à différents niveaux : • il faut inclure au besoin physique (dit aussi de survie) la possible nécessité d’un traitement ; • le besoin de sécurité inclut les liens aux experts soignants ; • le besoin d’appartenance pose la question du rapport à la maladie : le patient ne peut plus être reconnu comme un bien portant, la question identitaire se pose ; • le besoin de reconnaissance doit se rééquilibrer autour d’une estime de soi souvent malmenée ; • le besoin de réalisation de soi pose la question des possibilités du patient, de ses compétences atteintes par la maladie pour atteindre ses objectifs de vie. La question du temps Nous avons eu l’occasion, dans la première partie de cet ouvrage, de préciser combien l’occurrence d’une maladie venait effracter les projets de vie d’un individu. Événement non prévu dans une dynamique traditionnelle de vie, l’affliction chronique vient modifier (voire rompre) une trajectoire planifiée par avance. En fonction des critères de la maladie mais aussi la façon dont l’individu la perçoit, cette modification
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peut concerner des projets professionnels, personnels ou sociaux. Bien sûr, la question du temps et de son organisation peut devenir un problème de durée, celle de la vie dans le cas où le pronostic vital est engagé. Cela dit, même en dehors de ce cas précis, la mort reste présente au moins symboliquement lorsqu’elle est conditionnée par la nécessité d’un suivi particulier. C’est le cas notamment des patients en dialyse. Outre cette question de la durée, il est nécessaire pour le psychothérapeute de bien percevoir combien l’irruption d’une affliction chronique modifie le quotidien du patient, avec des rythmes imprégnés de contingences dues à la maladie : prise de médicaments, rendez-vous médicaux mais aussi psychothérapeutiques dans une perspective de soutien, etc. Il s’agit là d’une situation bien particulière qui enferme le patient dans une forme de répétition, de « rythmes en boucle » avec lesquels il va devoir apprendre à faire. Cette répétition concerne des niveaux différents, que nous voyons à présent : l’irruption de la maladie et la question de l’expression de symptômes, qu’ils soient présents ou latents.
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Irruption de la pathologie Le premier temps de la répétition concerne l’annonce de la maladie et son écho. La littérature relève que l’annonce d’un diagnostic grave constitue un trauma pour le patient (Ruszniewski, 1995), une sorte d’orage émotionnel, affectif et cognitif. On pourrait étendre cette définition à l’ensemble des maladies chroniques. « L’orage » peut s’exprimer de façon démonstrative, comme par de la révolte ou de la colère. Mais ce trauma peut aussi s’exprimer de façon plus invisible, par une position de repli (jusqu’à la sidération) ou un déni de la pathologie même. Pour autant, il s’agit dans les deux cas d’une réaction active de l’individu face à l’annonce qui lui est faite. Ce trauma demande à être géré. Cette gestion ne consiste évidemment pas à accepter l’inacceptable, une forme de dépendance inattendue et parfois vitale, mais bien à intégrer l’élément effractant dans la dynamique de vie du sujet : lui donner une place qui reste à construire. Un risque pourrait être, dans ce travail à effectuer sur un plan psychique, de nier le caractère exceptionnel et important de l’irruption de la maladie dans la vie du sujet. Toute affection doit conserver une place d’exception, et ce qui doit être remanié n’est pas l’importance de l’événement, mais bien la reprise de la dynamique de vie avec cette nouvelle donnée à intégrer. Ainsi, on ne saurait banaliser les remaniements d’un diabète de type 2 (gras) sur la vie d’un patient, puisque même son régime alimentaire va s’en trouver modifié. Il va falloir construire une place à cette maladie dans l’organisation de vie au quotidien,
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à la dimension de l’importance que le sujet va lui assigner. Si néanmoins une négation devait avoir lieu, elle toucherait non seulement la maladie elle-même, mais aussi les espoirs de traitement et compromettrait toute tentative de prise en charge. En effet, pourquoi se préoccuper de quelque chose que l’on ne veut pas voir, auquel on ne souhaite pas donner une place particulière ? Ainsi, un patient à qui des risques de nature cardiovasculaire avaient été annoncés : « Dites-moi pourquoi je changerais mes habitudes ? Mes artères sont encrassées depuis bien longtemps, je vais pas m’encombrer avec je ne sais quel traitement si je me sens bien. Je connais mon corps, quoi qu’ils en disent, il fonctionne normalement. » Quelle que soit la réaction que va adopter le patient, l’irruption d’une affection chronique constitue un trauma, qui appelle une gestion pouvant être plus ou moins satisfaisante physiquement et psychiquement. Parfois, le trauma va devenir traumatique au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire qu’il générera un certain nombre de symptômes parfois psychiques, parfois comportementaux, parfois somatiques. Cependant, même si le trauma de l’annonce se gère bien, le trauma de la maladie va imprégner le quotidien du patient : empêchement d’une activité à cause d’un asthme, évitement du regard des autres lors d’un lymphœdème, problématique autour du désir d’enfant remanié à cause d’une pathologie VIH, hésitation à conduire des projets au long cours en raison d’une pathologie maniacodépressive, etc. On est donc dans un présent et un futur en constante interaction avec quelque chose qui s’est passé, et qui s’est ancré dans la mémoire à partir de l’annonce d’un diagnostic. Cette cassure dans la dynamique « chronologique » de vie du patient constitue comme on peut le voir un moment important. L’annonce de la maladie est un moment de crise, au sens premier du terme, c’est-à-dire un moment où quelque chose de l’ordre de la vie et de la mort se joue pour un individu. Cette crise prend place dans la quasi-totalité des cas au sein d’une relation soignante. Pour faciliter l’annonce du diagnostic, mais aussi pour anticiper sur les mouvements à venir (trauma, gestion…), il est impératif que la relation de soin soit également une relation d’aide, que le praticien prenne d’emblée une position aidante. Dans le cas contraire, le diagnostic est souvent perçu comme une sentence. D’ailleurs, le terme de « crise » renferme également dans son origine étymologique l’idée de jugement et de sentence. Si éviter l’écueil de la sentence paraît une évidence, il ne s’agit pas pour autant de quelque chose de simple. En effet, cette idée de sentence est également présente de façon plus ou moins inconsciente chez les médecins, seul corps de métier habilité de nos jours à pouvoir délivrer une telle annonce de diagnostic. Habilité
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mais non formé… Le cursus médical est encore très pauvre sur la façon d’annoncer un diagnostic à un patient, et les données de relation d’aide qui y sont liées. Sur le terrain, le praticien médical est bien seul face à son patient, et ne possède souvent pas les outils lui permettant d’effectuer le plus adéquatement possible l’annonce d’un diagnostic. C’est pourquoi ce ressenti de sentence est également présent chez eux : dire à un patient qu’il a un cancer reste encore symboliquement un acte équivalant à lui annoncer sa mort ; dire à un patient qu’il est asthmatique revient encore symboliquement à poser soi-même une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. En relation d’aide, il n’en est rien puisque cette relation est tournée vers la dynamique de vie, mais combien de praticiens ont accès à ce mode de prise en charge ? Les politiques actuelles engagent le médecin à « tout dire » à son patient, mais dans quelles conditions et avec quelles répercussions ? Là, les directives sont muettes et laissent le médecin dans l’obligation de gérer sa propre angoisse, celle du patient, et les répercussions de l’annonce, en le considérant comme infaillible, tout-puissant, et surtout en oubliant que si faire l’annonce d’une maladie chronique a des répercussions sur le patient, elle en a aussi sur le médecin, tous deux étant des êtres humains pensant et ressentant. Ainsi, la relation soignante est complexe, et a fait l’objet de nombreux travaux, notamment sous l’angle communicationnel (Bioy, Bourgeois, Nègre, 2003). Parfois, cette relation d’aide soignante est peu contenante, et soutient souvent des demandes de suivi psychothérapeutique.
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Moments symptomatiques Le second niveau de répétition concerne le « plein de symptôme », comme une crise algique, ou une phase dépressive. Il s’agit de moments où la maladie pousse un cri au travers du corps et du psychisme du patient. Là aussi, avec ce cri, c’est toute une histoire de la maladie qui s’exprime, tout un passé (celui de la maladie) qui s’exprime dans le présent (celui du cri symptomatique). Ainsi, tout patient concerné, mais aussi tout psychothérapeute et tout soignant savent bien que l’intensité des crises va souvent crescendo. Non à cause de l’éventuel développement de la maladie, mais parce que le poids de la maladie est cumulatif. Des phrases comme « j’en peux plus, c’est à se flinguer », « parfois, je voudrais vivre normalement, même si c’est moins long, tant pis » s’entendent après des mois, voire des années, de confrontation à la maladie, et non dans les premières semaines ou les premières crises. La répétition est toujours difficile avec le temps, alourdit la vie. Dans ces moments, la relation d’aide va avoir pour objectif d’intégrer le cri symptomatique, et de faire en sorte que ce cri ne vienne pas
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effacer les moments asymptomatiques et sources de mieux-être. Il s’agit d’intégrer le symptôme tel qu’il se présente, de lui donner du sens (sans le banaliser), de soutenir le patient lors de ces moments, de l’aider à trouver un mode de gestion personnalisé et adéquat pour le prochain « cri de la maladie au travers du corps ». Pour autant, il est vrai que cette position n’est pas toujours simple à tenir. Entre autres, l’aidant peut ressentir un fort sentiment d’impuissance lorsque le patient est en crise ou lorsqu’il relate une telle crise. Pour autant, il faut bien percevoir que ce sentiment d’impuissance dénote une relation empathique : le praticien perçoit ce que le patient ressent lui-même lors des expressions symptomatiques de sa maladie. Ce sentiment d’impuissance va donc constituer un moteur, et non un frein, à la relation d’aide : confrontation, gestion de ce sentiment en priorité, etc. Entre absence et présence du symptôme Enfin, le troisième niveau de répétition concerne le « vide de symptôme », c’est-à-dire lorsque les symptômes liés à la maladie ne s’expriment pas ou plus. Outre les données liées à l’évolution de la pathologie elle-même, cette situation se retrouve le plus souvent dans les cas où les thérapeutiques actives (exemple : médications) ou passives (exemple : changement dans les modes de vie et activités) sont adéquates. Mais même dans ces cas, on observe un effet de répétition. En effet, prendre par exemple une médication n’est pas un acte anodin, et revêt des symboliques multiples et fortes (Bioy, Fouques, 2002, p. 45-48). À tel point que le psychiatre Édouard Zarifian propose la création d’une spécialité à part entière pour l’étudier : la « pharmacopsychologie » (Zarifian, 2001, p. 55). En particulier, un médicament est ce qui va rappeler à l’individu qu’il est malade. L’absence de symptômes conditionnée par des thérapeutiques ramène paradoxalement à la présence de la maladie. Là se trouve un effet de répétition important, là se trouve une obligation symboliquement marquée. Chaque prise de médicament rappelle de façon itérative au patient qu’il est malade. On peut en dire de même des éventuels rendez-vous chez un médecin, un kinésithérapeute, un psychothérapeute ou autre. Pour autant, en relation d’aide, l’effet de répétition induite par la présence, même à intervalle régulier, du patient possède une valeur thérapeutique essentielle. On peut même dire que c’est cette notion de répétition qui va instaurer le changement. En effet, c’est de cet effet de répétition que l’élaboration psychique de la maladie va pouvoir se faire car le travail thérapeutique ne stoppe pas avec la séance, il se poursuit entre les séances. On « soigne le mal par le mal », la douleur
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de la répétition en en re-créant une autre. Si la seconde devient gérable, elle devient un terrain d’élaboration de la première. Le temps de la personne atteinte de pathologie chronique est un temps différent de celle à pathologie aiguë et bien sûr de la personne non atteinte. La répétition dicte ce temps, à plusieurs niveaux. C’est cette notion de temps qui va guider pour une bonne part la réflexion à mener autour de la souffrance du patient, car elle introduit la notion de finitude.
LA
MALADIE EN COMPAGNON DE VIE
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Place de la souffrance Toute pathologie chronique renvoie l’individu à son statut de mortel. Il y a en premier lieu les afflictions dont l’expression peut faire toucher au patient du doigt sa finitude, c’est par exemple le cas de l’asthme. La perturbation d’un cycle aussi vital que l’est la respiration suffit en effet durant les périodes de crises sévères pour évoquer l’imminence d’une fin promise depuis les premiers symptômes. Par ailleurs, la respiration possède une symbolique forte : au-delà du souffle de vie qu’elle représente, c’est aussi le symbole de la transaction salutaire d’un individu avec son environnement : prise dans l’air des molécules nécessaires à la vie (tel l’oxygène), et rejet des gaz inutiles, voire nocifs (comme le dioxyde de carbone). Pour autant, même les afflictions qui ne touchent pas à la respiration ramènent l’individu à sa propre fin, mais d’une façon bien particulière. En effet, Freud nous apprend que l’inconscient ne connaît pas la mort. Au-delà, aucune civilisation ni aucune culture ne possèdent une représentation de la mort. Même la définition de la mort n’existe pas en tant que telle. La mort ne peut se définir que par défaut (l’absence de vie1) ou au travers des croyances que l’on en possède (un passage, un relais2, même un « après vie », un « ailleurs », etc.). La représentation la plus proche que l’on possède de la mort est le squelette (la « faucheuse »), le cadavre. Ainsi, c’est la décomposition et plus largement l’atteinte corporelle qui va rappeler à un individu son statut de mortel.
1. C’est d’ailleurs la compréhension qu’en a la médecine actuelle. L’absence d’un certain nombre de paramètres vitaux amenant le soignant à déclarer mort un patient. 2. Citons en exemple la très poétique épitaphe de l’écrivain Jules Supervielle qu’il a fait inscrire sur sa tombe, à Oléron-Sainte-Marie (64) : « Ce doit être ici le relais où l’âme change de chevaux. »
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On comprend donc que toute atteinte corporelle active chez l’individu l’idée de sa possible mort. Chaque crise, quelle qu’en soit la maladie, peut évoquer cela. Lorsque l’on parle des afflictions chroniques, on peut dire que le sentiment de fragilité de son corps est le plus aigu, le plus présent. Une épée de Damoclès existe au-dessus de la tête du patient, même si les symptômes peuvent être bien maîtrisés, comme dans le cas du diabète insulinodépendant. Bien sûr, la gestion de cette « épée » peut être opérante, auquel cas la crise ne réactive pas à chaque fois une possible mort. Cela dit, une première souffrance, existentielle, est à trouver dans cette idée d’une proximité d’avec la mort. Ainsi, un patient séropositif disait : « C’est l’horreur à chaque relevé. Si ma charge virale monte, je me dis qu’il ne me reste peut-être que quelques mois à vivre. » Ou encore, cette patiente atteinte d’une sclérose en plaques : « Je n’avais pas fait de crise depuis 8 ans. J’ai l’impression d’avoir remis un pied dans la tombe. Même si je me sens mieux, je me dis, est-ce pour demain ? » Enfin, cette patiente, en dialyse rénale : « J’arrive à bien intégrer mes trois séances par semaine, même si je suis assez fatiguée après. C’est ma vie, elle tient à ces fils que vous voyez là ! » La seconde souffrance est celle due aux effets directs de la pathologie. Ces effets s’expriment très majoritairement par de la douleur à la fois physique et psychique. La douleur est un cri, c’est même un ressenti très archaïque puisque la vie post-partum débute immédiatement par un cri. La douleur est définie comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, liée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en termes d’une telle lésion »1. Il s’agit donc d’un ressenti emprunt de subjectivité, la douleur ne se prouvant pas, mais s’éprouvant (David Le Breton, 1995). Par nature, la douleur est un symptôme qui envahit un sujet, qui le prive de ses ressources habituelles pour faire face aux difficultés rencontrées. Elle constitue une atteinte narcissique importante, tout autant que physique, mettant l’individu face non seulement à sa fragilité, à sa précarité, mais surtout à sa propre impuissance devant la maladie. À la souffrance existentielle se rattache donc cette seconde souffrance, liée à l’impuissance d’un individu face à sa douleur, et finalement face à sa maladie. La troisième souffrance est liée à la différence que la maladie instaure, l’exclusion du groupe des « bien portants », la privation d’un certain nombre d’activités. Nous voyons cette donnée plus en détail.
1. Définition de l’International Association for the Study of Pain (IASP), reprise par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
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Différence, rejet et exclusion La santé est une norme statistique. Un certain nombre de données individuelles comparées à une moyenne statistique, comprise entre des écarts que mesure chaque examen médical, comme une prise de sang. Être en bonne santé relève par contre d’une approche subjective. Même un individu qui possède une pathologie chronique peut se dire en bonne santé lorsqu’il n’est pas en crise, ou que sa maladie est asymptomatique. On a affaire à une appréhension subjective d’un état personnel, un ressenti corporel que l’individu évalue en fonction de ses propres critères, voire de son propre système de valeurs (Jeammet, Reynaud, Consoli, 1996). Il en est d’ailleurs de même pour la notion de maladie, qui possède un « seuil de diagnostic » variable selon les personnes. Ainsi, un individu se dira malade au moindre toussotement alors qu’un autre attendra d’être alité avec une forte fièvre pour se décider à faire appel à un médecin. Pour autant, un individu porteur d’une maladie et qui se dit en bonne santé n’est pas ignorant de son état médical (sauf déni, toujours possible notamment au moment de l’annonce initiale). Il possède en fait des repères qui ne sont pas ceux de quelqu’un « de sain ». C’est-à-dire qu’il n’est pas ignorant de la barrière qui le sépare du groupe des bien portants, autrement dit de sa différence. Or cette différence peut être source de souffrance, ou du moins d’un stigmate indélébile. La maladie exclut, car la norme sociale dans toutes les sociétés est le statut de médicalement bien portant. Même un individu qui naît avec un handicap est sujet à cette différence. On pourrait penser naïvement que quelqu’un qui possède une pathologie congénitale ne serait pas sensible à cette dimension de la norme, n’ayant pas connu de situation autre. En fait, la norme est si présente que l’individu la ressent très tôt, et donc ressent très tôt sa différence. Il est donc important que cette différence soit le plus tôt sinon acceptée, au moins tolérée, et qu’elle n’entrave pas les projets de vie du patient. La relation d’aide va avoir cette priorité. En effet, si la tolérance face à la différence est une donnée idéologiquement valorisée dans nos cultures (et renforcée par le poids des croyances : chrétienté, bouddhisme…), dans les faits, elle est pour le moins aléatoire. Parfois, les afflictions entraînent des handicaps si lourds qu’elles peuvent donner lieu à des exclusions larvées. Si la société a prévu des palliatifs, notamment dans le domaine du travail, comme les mi-temps thérapeutiques et le statut d’adulte handicapé, elle renforce souvent bien malgré elle le sentiment de différence et d’exclusion. Ainsi, un patient hémophile en pleurs lorsqu’il fut reconnu adulte handicapé : « Avant, les gens ne savaient pas et je pouvais expliquer mes coups de fatigue et les autres effets de la maladie et des traitements, mais maintenant, tout le monde le sait que je suis malade, même s’ils ne
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savent pas de quoi, ils me regardent différemment. J’ai aussi l’impression qu’ils m’en veulent du travail en plus qu’ils ont à cause de moi. » Aussi, en premier lieu, il est important que le patient accepte sa différence, mais apprenne également à être tolérant avec lui-même. Certes, l’accompagnement dans ce travail peut être long et d’autant plus difficile que le poids de la maladie handicape. Mais pour autant, ce travail est nécessaire car il touche à des notions importantes comme l’estime et l’affirmation de soi, mais aussi la capacité à faire des choix, à se responsabiliser et à assumer sa vie. Un nouvel équilibre à trouver Toute maladie instaure un état de dépendance. Dans le cas des afflictions chroniques, cette dépendance peut prendre diverses formes. Dépendance à un médicament, à des rendez-vous médicaux, dépendance aux autres à cause d’une altération fonctionnelle, comme la perte de la marche. Cette dépendance peut être assez lourde à supporter, et demande souvent un certain accompagnement. Cet accompagnement peut être ponctuel, notamment lorsque la maladie n’évolue pas. Cependant, lorsque la maladie évolue en accroissant le niveau de dépendance et notamment dans le cas d’afflictions dégénératives, l’accompagnement est généralement plus long, et prend souvent une forme bien caractéristique. Lorsqu’un patient voit une fonction s’altérer, son premier mouvement est souvent de considérer que cette fonction est définitivement perdue. Tout se passe comme s’il fallait « forcer le deuil » pour moins en souffrir. Ainsi, un patient artiste avec une pathologie rhumatoïde qui provoquait des douleurs de plus en plus violentes, ce qui entraînait une grande fatigue quand il peignait : « Je ne peux plus peindre, c’est fini. Avant, je pouvais faire une toile en une journée, maintenant c’est à peine si je peux. Autant arrêter. » Le travail thérapeutique va s’attacher à rendre sa réalité au patient et l’aider à s’y adapter. Généralement, on peut distinguer deux phases : • faire le point avec le patient de ce qu’il peut encore faire, faire partiellement, et ne plus faire du tout ; • renforcer les activités existantes, aider le patient à adapter sa réalité en fonction du degré d’altération, trouver des palliatifs à ce qu’il ne peut plus faire. Les activités encore existantes sont importantes, car ce sont des repères de vie pour le patient. L’adaptation au handicap peut concerner diverses données, fonction des situations. Dans l’exemple ci-dessus, il s’agit que le patient vienne à accepter l’idée qu’une toile qu’il réalisait en une journée peut être réalisée, mais sur trois jours par exemple. Une
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fois achevée, on peut être sûr que le temps passé à la réaliser sera oublié au profit du bonheur ressenti devant un travail achevé. Si la perte de la fonction est réellement totale, il faut aider le patient à trouver des palliatifs qui peuvent prendre la forme d’une autre activité. Dans le cas de la peinture, il serait à rechercher ce qui plaisait vraiment : une activité demandant méticulosité et attention, une forme de communication de son monde intérieur, etc., pour trouver ce qui pourrait venir non remplacer mais compenser ce qui a été perdu, au-delà de la fonctionnalité. Un cas particulier est à aborder, celui où la pathologie chronique entraîne des remaniements réversibles en termes de vie. C’est le cas de certaines douleurs chroniques. Ainsi, on peut considérer que la douleur fait passer d’un état d’équilibre asymptomatique à un nouveau, qui va s’organiser autour de la douleur. Le patient souhaite souvent que « tout revienne comme avant », c’est-à-dire souhaite retrouver son état d’équilibre antérieur. Cela est impossible, car on ne peut gommer l’épisode douloureux et ce qu’il a pu remanier en termes relationnel et pratique au sein de la cellule familiale. Il y a donc obligation pour le patient de trouver un état d’équilibre inédit, post-douleur. Ce travail, longuement décrit dans la littérature (Bioy, Nègre, 2001), demande également un appui thérapeutique important.
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Notion de culpabilité Il faut sans doute différencier ce qui est de l’ordre de la culpabilité du patient par rapport à son affliction chronique et de la culpabilité ressentie envers l’entourage du patient. La culpabilité par rapport à la maladie s’imbrique souvent avec celle du sens de la maladie : « Pourquoi moi ? » S’engage alors un travail de recherche de sens, une sorte de cohérence interne à l’apparition d’une affliction sévère dans la vie d’un sujet. On assiste à un véritable « travail de la maladie » (Pedinielli, 2000, p. 160-175) psychique vers cette quête de sens et les croyances qui en seront issues. Cette culpabilité est toujours difficile à prendre en charge au sein d’une relation d’aide. Le travail consiste à encadrer cette recherche de sens, la guider, ainsi que les croyances qui en sont issues. Quelque « folkloriques » qu’elles puissent parfois paraître, elles n’en recèlent pas moins une vérité, celle du patient. Elles témoignent d’une certaine vie psychique et vont immanquablement mener à un regard différent sur cette vie, voire des aménagements dans la façon dont un patient se perçoit et perçoit les autres. Ainsi, une patiente qui attribuait son cancer du sein à une incapacité ressentie à être une « bonne mère ». Tout danger médical écarté et la patiente redevenue « comme vierge » (selon son propre terme), elle souhaitait se rapprocher affectivement de ses enfants, « recommencer une nouvelle maternité ». Le travail thérapeutique a consisté pour une bonne part à travailler autour de la
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croyance de la patiente dont l’apparition s’est trouvé mêlée avec un sentiment de mort imminente. Également, la patiente a élaboré son désir actuel au regard de celui de ses enfants et a différencié sa dynamique de vie et le sens qu’elle y trouvait en relation avec ce qu’elle percevait de la dynamique de ses enfants. Elle a fini par entrevoir que ce qu’elle considérait comme un manquement de sa part ne correspondait pas au ressenti de ses enfants, et le travail thérapeutique s’est alors ouvert vers autre chose, ses relations à sa propre mère. Cet exemple est en fait quasiment à l’articulation avec la deuxième forme de culpabilité, celle qui est directement issue des relations à l’entourage. C’est le cas notamment lorsque l’affliction chronique entraîne une forte dépendance physique. « Ils n’ont pas à souffrir de ça », « vous ne savez pas ce que je leur fais endurer » sont alors des phrases assez communes de la part des patients. Cela dit, il existe un autre moment où la culpabilité du patient envers son entourage se fait importante : lorsque, paradoxalement, le patient retrouve un certain équilibre de vie. Ainsi, un patient hémophile : « Je ne sais pas combien de fois mes parents ont dû m’emmener aux urgences, ma mère a dû arrêter de travailler pour veiller sur moi, on a même déménagé pour habiter plus près de l’hôpital, je m’en veux. Je sais que je suis pas vraiment responsable, mais ils se sont sacrifiés pour moi. » Bien sûr, l’aide que porte l’entourage à un patient est un choix, une forme d’implication à la fois matérielle et affective consentie pour celui qui souffre. Mais elle donne au patient l’impression d’une dette insolvable dont il est bien difficile de l’extraire. La clinique nous apprend qu’il est d’ailleurs impossible pour le patient de sortir totalement de cette dette. Le thérapeute est celui qui va recentrer l’attention du patient autour du choix qui a été fait par l’entourage, mais qui va également l’aider à entrevoir que l’aide apportée vise un objectif : le soulagement, l’autonomie ou autre. Le patient peut alors s’inscrire dans ce désir s’il est conforme au sien et répondre ainsi du mieux possible aux attentes de son entourage. Ainsi, la dette ne s’efface pas, mais elle devient un élément de vie partagé.
DU
MÉDICAL À LA PRISE EN CHARGE
PSYCHOTHÉRAPEUTIQUE L’individu médicalisé Fondamentalement, un individu ayant une maladie chronique est un patient en relation constante avec la médecine et/ou ses thérapeutiques. Bien souvent, ces patients possèdent d’ailleurs une connaissance de leur maladie assez surprenante, un savoir médical acquis au fil du temps. Ce sont également des patients à l’écoute de leur corps, qui sont
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à même de pouvoir distinguer les signes annonciateurs d’une crise. Dans le cas de maladies somatiques graves, cette préoccupation pour les signaux envoyés par le corps se nomme « l’hypochondrie d’alerte » (Revidi, 1994). Ce point est important en situation de relation d’aide car les données apportées par le patient le seront souvent au travers du ressenti corporel. Le travail autour des émotions localisées dans le corps (voir partie 3, chapitre 3) va également être facilité. Les soignants vont avoir une place de choix dans l’environnement du patient. Ces images médicales peuvent être tour à tour idéalisées ou dénigrées, aimées ou haïes, dans une ambivalence somme toute à la fois normale et aidante. En effet, si la maladie est souvent perçue comme non contrôlable par le patient, tout ce qui gravite autour de la maladie peut l’être. Les médications bien sûr, mais nous y reviendrons, également la relation aux soignants. Bien souvent, le rejet de la « chose médicale » signe un rejet de la maladie, un souhait de défusion important et parfois une exaspération de la lourdeur de la prise en charge imposée par la maladie elle-même. Les soignants sont assez au clair avec cette notion, même si sur le terrain elle reste assez difficile à manier. Il reste toujours difficile de ne pas prendre une parole dure du patient comme autre chose qu’une attaque personnelle. À l’inverse, l’idéalisation renvoie souvent à la toute-puissance accordée à celui qui soigne, qui renvoie à un mode de séduction pour obtenir une guérison de celui qui a le savoir. Si le psychothérapeute n’est pas directement concerné par ces données, il l’est cependant par le biais du transfert. Lorsque le patient évoque ses relations ambivalentes ou clivées aux soignants, les émotions véhiculées sont projetées sur le psychothérapeute. À lui de pouvoir les manier, d’y confronter le patient ou d’autoriser une catharsis, selon les cas de figure. La relation soignant/soigné apparaît ainsi comme revêtant une extrême complexité, avec au centre le symptôme et la plainte à son propos, qui renvoient directement à la notion de maladie. Valérie Tassain (2003), psychologue, parle d’ailleurs pour la plainte douloureuse d’un objet quasi transitionnel, qui va mobiliser toute la subjectivité des mouvements psychiques des deux parties : soignant et soigné. Il en découle que dans la relation d’aide, il convient se sortir des faits et de se centrer sur le patient : comment vit-il son présent ? À quoi correspond son ressenti actuel ? Quel est le lien avec la façon dont il appréhende sa maladie ? Parfois, le patient cherchera un allié en la personne du psychothérapeute, lui montrera l’horreur de sa prise en charge, les soins vécus comme des tortures ou tout simplement mettra en avant l’incapacité soignante à le comprendre. Ce dernier mouvement est d’ailleurs souvent accompagné d’une séduction vis-à-vis du thérapeute : « par contre ici je me sens bien », « vous devriez leur apprendre comment on fait », etc. Ce mouvement sert bien souvent au
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patient pour briser un sentiment d’isolement où le plonge sa maladie, pour que son fardeau soit porté « à deux ». En cela, il est légitime. Pour autant, la centration autour du vécu que nous venons de décrire et non des faits relatés va permettre de sortir de la demande d’alliance du patient pour lutter contre la chose médicale, angoissante et brutale, car renvoyant à la maladie elle-même. Cette alliance « de combat » est alors remplacée en alliance thérapeutique, seule à même de pouvoir aider le patient et surtout n’emprisonnant pas le thérapeute en l’obligeant à prendre parti. L’efficacité du suivi s’en trouverait alors grandement compromise, puisqu’il perdrait sa place de tiers symbolique, sa position de neutralité bienveillante, nécessaire à tout travail thérapeutique. Place des examens et prise en charge Être atteint d’une maladie chronique possède souvent pour corollaire de voir sa vie rythmée par des examens de diverses natures. Ces examens, même s’ils sont routiniers, n’en sont pas moins des étapes importantes, dont les résultats peuvent modifier une prise en charge. Aussi, une charge anxieuse peut être liée à ces examens, notamment diagnostiques. Selon la formule consacrée, une simple prise de sang peut faire basculer une vie (dépistage VIH…). C’est également une prise de sang qui va permettre de diagnostiquer par exemple une poussée de polyarthrite rhumatoïde, ou contrôler des dosages de psychotropes. Ces étapes, loin d’être anodines, sont importantes pour un individu. Elles balisent la vie du sujet et nourrissent souvent les entretiens thérapeutiques. Le travail thérapeutique au sein de la relation d’aide va consister à aider le patient à dissocier ce qui est de l’ordre de résultats normés et de la façon dont lui se perçoit, perçoit son corps, et sa vie affective. Ces données sont importantes, car elles vont conditionner l’observance du patient à son traitement. Des examens découlent la prise en charge, et le patient y adhérera selon une appréciation complexe et bien entendu très subjective. Le Health Belief Model distingue quatre dimensions nécessaires pour obtenir une bonne observance du patient quant à son traitement : • le patient doit croire à sa maladie ; • le patient doit croire que la maladie peut avoir des conséquences néfastes sur sa santé ; • le patient doit croire à l’efficacité thérapeutique de ses traitements ; • le patient doit croire que les effets bénéfiques des traitements contrebalancent avantageusement les effets négatifs, secondaires ou autres. On voit combien la croyance est au centre de l’observance, combien sa subjectivité va jouer. Si l’une des étapes est perturbée, le patient ne sera pas observant. Ainsi, si le patient ne croit pas que ses médicaments
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peuvent l’aider à combattre les effets néfastes de la maladie (étape 3), pourquoi les prendrait-il ? Par espoir de guérison ? Si cet espoir n’est pas sincère, l’observance ne dure jamais longtemps. S’il l’est, on retrouve bien l’idée de la croyance bénéfique du patient. Certes, le psychothérapeute ne doit pas devenir le garant de la bonne observance du patient. Ce n’est pas son rôle, puisqu’il n’est pas le prescripteur (qu’il soit médecin ou non). Pour autant, si le sujet de l’observance vient dans le discours du patient, il devient un objet de la relation d’aide entre le patient et son psychothérapeute. Et ceci pour deux raisons. La première, c’est que si le patient en parle, c’est que son choix (d’observance ou de non-observance) n’est pas réellement bien établi : le patient requiert au moins indirectement l’aide du psychothérapeute pour affiner ce choix. Le second argument pour faire de l’observance un élément de la psychothérapie, c’est que, comme nous venons de le voir, parler d’observance, c’est parler des croyances du patient, de son système de valeurs. On est donc bien dans le cadre d’un suivi psychothérapeutique, dans une relation d’aide centrée sur le patient et sa vie intrapsychique. L’important reste toujours que le patient puisse faire un choix éclairé pour lui et qu’il puisse l’assumer quel qu’il soit et quelles qu’en soient les conséquences.
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Prise en charge psychothérapeutique Lorsqu’elle est chronique, une affliction devient une véritable compagne de vie pour le patient. Une compagne évidemment le plus souvent mortifère, mais comment qualifier autrement cette « chose » qui l’accompagne depuis des mois, des années, des décades ? Le discours des patients peut d’ailleurs être emprunt d’une certaine personnification de la maladie : « Elle me connaît, elle sent quand je vais flancher », « Elle est insidieuse, me surprend lorsque je m’y attends le moins », « Chaque fois que je suis heureux, elle me rappelle qu’elle est là, prête à frapper », « Parfois elle part, et puis revient. » L’affliction chronique rythme la vie des patients, est sujette à leur attention, à l’attention de leur entourage et de celle des soignants. On pourrait dire que l’affliction chronique est l’objet de beaucoup d’attentions, et la tentation est parfois grande de limiter le patient à cette seule dimension : « J’en ai marre que la première chose que l’on me demande c’est comment je vais, ce que pense le médecin de ma santé, ou si mon nouveau traitement est efficace ! » s’est un jour écrié une patiente épileptique. Mais parfois aussi, c’est le patient lui-même qui se limite à cette seule dimension, avec des séances peuplées de récits touchant à la maladie : les derniers résultats, les effets secondaires des traitements, les commentaires sur le dernier scanner ou la dernière radio. Certes, ces données sont importantes pour le patient. Mais sans doute que le
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psychothérapeute doit veiller à ce que la maladie ne soit pas au premier plan de la vie du patient, et veiller à replacer le patient au centre de l’attention qu’il porte aux choses qui le concernent. Sans nier la maladie et son poids, la psychothérapie est aussi là (et sans doute surtout là) pour que le patient conserve son identité. Une identité d’humain malade certes, mais d’humain avant tout avec des espoirs, des désillusions, et surtout des désirs. Ce travail n’est cependant pas aisé, la « compagne » prenant une place conséquente dans la vie des patients. Pourtant, il s’agit bien là d’un enjeu important dans une relation d’aide : toujours centrer autour d’un individu pensant et ressentant, en quête ou inscrit dans une dynamique de vie où la maladie possède une place, mais n’est pas tout, et certainement pas l’essentiel.
Cas clinique Madame A. est une patiente séropositive au VIH, qu’elle a contracté par voie veineuse, reste de sa vie d’usager de drogues, maintenant révolue. Il semble que sa consommation d’héroïne soit venue masquer un syndrome hyperactif présent depuis l’enfance. Il y a quelques années, elle a contracté une maladie de Hodgkin, affection cancéreuse dont elle s’est parfaitement remise. Peu à peu, elle s’est reconstruit une vie sans stupéfiants et travaille avec un statut d’adulte handicapé dans une agence de voyages. Madame A. n’a pas souhaité une prise en charge médicamenteuse de son syndrome hyperactif : un suivi thérapeutique débuté il y a un an semble lui avoir donné des assises nécessaires pour contrôler cette dimension de sa personnalité. Il s’agissait de sa demande première. Depuis deux séances, elle se pose la question de l’arrêt du suivi, sans oser franchir le pas : « j’ai un peu peur de me confronter à la vie seule. Je me pose la question de savoir si je peux vraiment avoir confiance en moi. Au fond, je le pense, mais ça fait si longtemps que je n’ai pas eu de vie normale ». Célibataire depuis 15 ans (elle en a 35), Madame A. a rencontré depuis deux mois un jeune homme et ils viennent de s’installer dans un appartement depuis une semaine. Madame A – Je m’entends bien avec D., on peut même dire que l’on vit le grand amour. C’est la première fois pour lui et moi. Mais il y a un problème : il sait que je suis séropositive, mais il veut un enfant. Psychothérapeute – Est-ce qu’il s’agit d’un désir que vous partagez ? – Oui, j’ai toujours voulu des enfants. Vous savez, un mari, un travail, une maison, des enfants, et pas forcément dans cet ordre ! Là ça y est, j’ai tout, mais je sais pas quoi faire. il ne se rend pas compte. – Quelle émotion ressentez-vous maintenant, lorsque vous évoquez ça ? – Je ne sais pas, de la peur, je crois. C’est quelque chose que je pensais que je ne connaîtrais plus. Elle est là (elle montre sa poitrine), c’est comme si mes poumons rétrécissaient de moitié. C’est un risque énorme, pour moi, pour lui, pour l’enfant (quelques respirations profondes). – Avez-vous eu l’occasion d’en discuter avec votre compagnon ?
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– Oui, bien sûr, mais il dit que ce n’est pas un problème. On est allé voir ensemble mon médecin hier, c’est vrai qu’il a été assez rassurant sur les risques que l’enfant ne soit pas séropositif. Mais c’est un tel poids, est-ce que je peux faire subir mes traitements à l’enfant durant ma grossesse ? Je ne suis pas sûr de vouloir tenter le coup. Si D. ou lui est infecté, je ne me le pardonnerais jamais. – J’entends la difficulté de ce choix pour vous et cette peur présente. – Oui, et je ne veux pas le décevoir. J’ai peur de perdre D. si je refuse. Et puis ça pose d’autres problèmes, je ne sais pas si je peux me permettre un congé maternité dans mon cas. – Dans votre cas ? – Mes collègues pensent que si j’ai un statut particulier, c’est parce que je ne suis pas complètement remise du cancer. Je n’ai pas pu leur dire que c’était autre chose, c’est lâche, mais je ne veux pas qu’ils me regardent bizarrement. – Si j’ai bien compris, vos collègues ont compris que des conséquences de votre cancer vous empêchaient d’avoir un statut autre que celui que vous avez, c’est bien cela ? – Oui. En fait, c’est compliqué. J’ai honte de ce statut, et j’ai peur qu’ils pensent que je profite du système. Du coup, je travaille à fond, c’est eux qui sont obligés de me dire de me freiner. Mais c’est comme si je devais leur prouver quelque chose. – Et de quoi devez-vous leur offrir la preuve ? – Que je ne suis pas malade, enfin, si, je suis malade, mais que je ne suis pas impotente, que ce n’est pas grave, que le cancer n’est pas grave. – Vous voulez leur apporter la preuve que la maladie qu’ils pensent que vous avez n’est pas grave pour vous. C’est un peu le cas, non ? – Oui, puisque je n’ai plus de cancer. Mais je ne me vois pas leur dire, enfin pas ça. Je ne sais pas trop, en fait. – Quel message souhaiteriez-vous leur transmettre ? – Je trouve ridicule que ma vie aille aussi bien et que je sois encore en train de mentir. J’ai l’impression de retourner des années en arrière. Je voudrais assumer ma nouvelle vie.
Commentaires Cet extrait d’entretien débute avec les paroles de Madame A. Elle y expose clairement son problème « l’ici et maintenant » : avoir un enfant avec son compagnon. Avec une question fermée, le thérapeute resitue la question autour du désir, c’est-à-dire autour des projets de vie de la patiente : « Est-ce qu’il s’agit d’un désir que vous partagez ? » C’est d’ailleurs bien sur ce plan que la patiente répond : « Oui, j’ai toujours voulu des enfants […] ». Néanmoins, le détachement dont elle fait preuve pour répondre incite le thérapeute à aller plus avant. Le ton humoristique employé par la patiente (« Vous savez, un mari, un travail, une maison, des enfants, et pas forcément dans cet ordre ! ») semble indiquer que la verbalisation n’est pas congruente avec les émotions
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ressenties. C’est donc sur ce point que la relance se fait, assez simplement. L’humour étant un mécanisme de défense peu consistant, la vraie émotion de la patiente point : la peur, facilement située. On peut imaginer que le suivi déjà entamé depuis un an permet à la patiente d’être maintenant facilement à l’écoute de son corps. Si le désir est identifié au sein d’un projet de vie clair, pour autant le poids de la pathologie chronique de la patiente (le VIH) l’empêche visiblement de faire un choix. Elle semble comme prise dans une problématique qui lie risques et culpabilité. Le désir d’enfant s’inscrivant également dans un projet de couple clairement établi, c’est par ce biais que le psychothérapeute relance la conversation, par une question fermée : « Avez-vous eu l’occasion d’en discuter avec votre compagnon ? » En effet, si la réponse se situait dans un simple monologue intérieur de la patiente, probablement que cette réponse serait déjà présente au moins de façon embryonnaire, ce qui n’est pas le cas. Par cette question fermée, le psychothérapeute propose à la patiente un autre angle de réflexion. La réponse de la patiente montre que si elle et son partenaire ont entrepris des démarches, la réflexion de la patiente reste comme piégée par l’émotion peur : « Mais c’est un tel poids, estce que je peux faire subir mes traitements à l’enfant durant ma grossesse ? Je ne suis pas sûr de vouloir tenter le coup. Si D. ou lui est infecté, je ne me le pardonnerais jamais ». Le psychothérapeute verbalise alors son empathie (« J’entends la difficulté de ce choix pour vous et cette peur présente »), l’objectif étant d’aider la patiente à ne pas se trouver débordé par sa peur, lui offrir un cadre de pensée sécurisant où elle pourra, à l’inverse, tenter de la gérer au mieux. La réaction de la patiente apparaît néanmoins comme surprenante, puisqu’elle sort de la réflexion autour des projets du couple pour aboutir à la question de la faisabilité sociale, sans que le problème soit réglé (« Je ne sais pas si je peux me permettre un congé maternité dans mon cas »). Le thérapeute suit les mouvements psychiques de la patiente, et ne recadre pas. Pour tenter de comprendre le lien fait, le thérapeute use d’une formulation en écho autour d’une imprécision de la patiente (« Dans mon cas ? »), sans doute porteuse de la signification de ce déplacement de problématique surprenante. Une reformulation permet de cerner plus avant la difficulté cachée : le regard des autres (« Si j’ai bien compris, vos collègues ont compris que des conséquences de votre cancer vous empêchaient d’avoir un statut autre que celui que vous avez, c’est bien cela ? »). L’entretien s’articule alors autour des altérations des besoins d’appartenance (recherche d’une communication efficace) et de reconnaissance de la patiente (être reconnue comme valide, non malade) qu’ont provoqué la maladie. La patiente verbalise ses difficultés à avoir une bonne estime d’elle-même (ressenti de honte) et la stratégie qu’elle
AFFLICTIONS
À CARACTÈRE CHRONIQUE
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a mise en place (« comme si je devais leur prouver quelque chose »). Le thérapeute relance par une question ouverte, qui focalise autour de la notion de « faire ses preuves ». La patiente reproduit en verbalisant de façon confuse toute la confusion de sa situation. La confrontation que fait le thérapeute (« Vous voulez leur apporter la preuve que la maladie qu’ils pensent que vous avez n’est pas grave pour vous. C’est un peu le cas, non ? ») a pour but de recadrer la patiente, de lui faire verbaliser ce qui est l’essentiel pour elle, ce qu’elle fait : « Je trouve ridicule que ma vie aille aussi bien et que je sois encore en train de mentir. J’ai l’impression de retourner des années en arrière. Je voudrais assumer ma nouvelle vie. » Dans cet extrait, le problème initial de la patiente n’est certes pas réglé. Mais le déroulé de l’entretien, son excentration accompagnée par le thérapeute vers une autre problématique, a permis de laisser émerger le noyau de ce qui tiraillait la patiente : sa tentative infructueuse pour colmater les remaniements de la maladie au travers du regard d’autrui. Débrouiller cette stratégie engageant la patiente vers des liens de dépendance affective importants lui permettra sans doute d’y voir par la suite plus clair en ce qui concerne son désir d’enfant. En effet, elle a su réaffirmer sa nouvelle dynamique de vie, libérée du poids du passé. Une affliction chronique vient toujours remanier la vie d’un patient, dans sa dynamique et ses choix de vie. Son quotidien s’en trouve modifié. Quelle que soit la forme que va prendre la maladie dont souffre le patient, elle demande une certaine gestion, qui va faire l’objet du travail thérapeutique. Au centre de la relation d’aide se trouvent les désirs du patient, le sens qu’il donne à cet événement, et la place qu’il lui accorde dans sa relation à lui-même comme aux autres.
Chapitre 11
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«P
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alliatif » : le terme fait peur et pour cause : il inscrit le patient dans un temps où sa fin est annoncée. Tout comme la mort se définit par une absence de vie, les soins palliatifs se définissent par le fait que les soins curatifs s’achèvent. La situation palliative marque un temps où le pronostic vital est engagé à court et plus rarement à moyen terme. Cela explique que le terme « palliatif », dans le langage courant, est un synonyme de fin de vie. Nous préférons parler d’une période conclusive, qui s’inscrit autant dans la souffrance que dans un temps de richesse humaine. Si 70 % des personnes en France meurent en institution hospitalière, les soins palliatifs ont eu du mal à être acceptés. Tout s’est passé comme si les équipes de soins étaient sidérées par ce temps où la mort est proche, ne sachant comment réagir. De nos jours, le palliatif fait l’objet d’un développement important, l’accompagnement durant cette période étant marqué par un savoir spécifique.
DÉFINIR
LE PALLIATIF
Le palliatif : une histoire courte Le terme « palliatif » vient du latin « pallium », manteau. Symboliquement, ce terme renvoie donc à l’idée de protection, de pallier une difficulté par un acte humain. Autrement dit, d’accomplir un acte d’aide. La pratique palliative a débuté en France dans les années soixante-dix, mais ne s’est réellement développée que depuis une quinzaine d’années. L’histoire nous donne quelques dates qui ont marqué ces étapes.
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En 1842, Jeanne Garnier crée « Les Dames du Calvaire » à Lyon, une œuvre caritative se consacrant au service de malades incurables, qui s’implante à Paris en 1874 (future Maison médicale Jeanne Garnier). Il s’agit du premier « hospice » (« hospes » en latin : hôte) qui se définit alors comme un lieu accueillant des personnes en fin de vie. Ce terme sera abandonné en 1974, le professeur Balfour Mount lui préférant alors le terme de « service de soins palliatifs ». En 1967, Cicely Saunders lance les bases modernes de l’accompagnement palliatif en ouvrant le Saint Christopher’s Hospice en GrandeBretagne. Elle met en place des protocoles antalgiques (dont l’utilisation de morphine buvable) et prône une prise en charge pluridisciplinaire qui inclut bénévoles et personnes du culte. À la même époque, en 1969, Élisabeth Kübler-Ross, psychiatre d’origine suisse établie aux États-Unis, publie On death and dying, ouvrage dans lequel elle décrit les « stades du mourir ». Cet ouvrage est traduit en 1975 en France, et les cinq stades sont alors popularisés : déni, colère et agressivité, marchandage, dépression et tristesse, acceptation. L’approche de Kübler-Ross se focalise sur la réaction psychologique face à l’échéance funeste. Elle insiste sur le rôle actif du patient et la nécessité de le considérer jusqu’au bout comme une personne vivante évoluant intérieurement par la parole. Avec elle, les soignants trouvent des bases d’accompagnement normatives non médicales qui marquent encore la pratique actuelle, même si nous sommes amenés à les discuter. Se développent également la recherche clinique médicale, la recherche en soins infirmiers, la réflexion éthique, et les multiples prises en charge individuelles à penser et construire. En France, ce qui a été nommé « la philosophie des soins palliatifs » a connu une éclosion plus tardive (les années quatre-vingt), due notamment aux traductions des travaux anglo-saxons et à l’expérience relatée de praticiens français prescrivant de la morphine à domicile. Ce champ d’action se généralise à d’autres mourants comme les personnes âgées ou encore les patients sidéens. Est rapidement créé le Comité consultatif d’éthique médicale, sous la direction du professeur Jean Bernard, notamment pour mener une réflexion autour de l’euthanasie. Le 26 août 1986 est publiée la « circulaire relative à l’organisation des soins et à l’accompagnement des malades en phase terminale » sous la signature de la ministre Michèle Barzach. Ce texte de référence va donner un essor considérable aux soins palliatifs, avec la création des premières unités spécifiques hospitalières qui se définissent par une triple mission : de soins, d’enseignement et de recherche. Une vie associative éclot autour des soins palliatifs et en 1989, est créée la très importante Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) qui réunit une centaine d’associations. Depuis 1994 « soins continus » remplace en principe la terminologie « soins palliatifs »
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dans le vocabulaire médical. Le 9 juin 1999 est publiée une loi « visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs », qui définit notamment une rémunération des professionnels de santé délivrant des soins à domicile et prévoit un « congé d’accompagnement » limité à trois mois, non rémunéré. De ce parcours, on peut retenir un intérêt pour la nécessité d’un travail spécifique en ce qui concerne le domaine palliatif. Ce travail fait intervenir de multiples intervenants qui, professionnels ou assimilés, s’inscrivent dans une relation d’aide auprès du patient. L’accent sur la dimension humaine est posé, avec la nécessité de percevoir le patient en palliatif comme un vivant et non comme un mort en sursis. En fait, les soins palliatifs se sont bâtis en lien avec la pratique auprès de patients cancéreux. Dans les faits, on parle d’accompagnement palliatif autant pour les patients atteints d’une maladie somatique grave en phase terminale que dans les cas d’accompagnement auprès de personnes âgées. Il faut cependant noter que la vieillesse ne mène pas à la mort de la même façon que pour un patient plus jeune. Le patient âgé connaît l’échéance à venir, et rares sont les patients qui traversent des périodes de révolte ou encore d’agressivité. La relation passe souvent par le toucher, notamment avec les patients déments. Généralement, les femmes âgées acceptent plus facilement la vieillesse que les hommes. Elles utilisent un mode réactionnel plutôt régressif, les hommes un mode réactionnel plus direct, voire agressif. De même, les réactions de l’entourage sont souvent variables selon l’âge du patient. La vieillesse ne rend pas la mort plus simple à gérer pour l’entourage, mais possède cependant un caractère de normalité plus grand que, par exemple, le cas d’un jeune patient leucémique. Dans le dernier cas, la mort est une source de souffrance importante, doublée d’un sentiment profond d’injustice dont il est toujours très difficile et long de se relever. Comment définir les soins palliatifs ? Quelle acceptation du terme « palliatif » faut-il retenir ? Sans doute quelque chose qui a à voir avec le fait d’accompagner la fin de vie de manière que ce temps se déroule dans la qualité requise par la dignité humaine. La SFAP en donne la définition suivante : « Les soins palliatifs sont des soins actifs, dans une approche globale de la personne atteinte d’une maladie grave, évolutive ou terminale. Leur objectif est de soulager les douleurs physiques ainsi que les autres symptômes et de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle. Les soins palliatifs et l’accompagnement sont interdisciplinaires. Ils s’adressent au malade en tant que personne, à sa famille et à ses proches, à domicile ou en institution. La formation et le soutien des
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soignants et des bénévoles font partie de cette démarche. Les soins palliatifs et l’accompagnement considèrent le malade comme un être vivant et la mort comme un processus naturel. Ceux qui les dispensent cherchent à éviter les investigations et les traitements déraisonnables. Ils se refusent à provoquer intentionnellement la mort. Ils s’efforcent de préserver la meilleure qualité de vie possible jusqu’au décès et proposent un soutien aux proches en deuil. Ils s’emploient par leur pratique clinique, leur enseignement et leurs travaux de recherche à ce que ces principes puissent être appliqués. » (SFAP, 1999)
Cette définition est bien plus qu’une simple définition des soins palliatifs, elle propose les dimensions que doit recouvrir la relation d’aide. Cette dernière concerne autant le patient que son entourage, et l’individu en situation palliative est reconnu dans son individualité et sa condition humaine. Les soins palliatifs visent ici principalement des objectifs qualitatifs, la qualité de vie primant notamment selon les textes officiels sur la durée de vie du patient. Ainsi, dans la pratique, on prend soin de la personne avant de prendre soin des organes mourants. Particulièrement, le travail des aidants doit s’adapter aux désirs du patient, ce qui engage une adaptation maximale et une organisation des équipes en conséquence. Ces désirs peuvent tout aussi bien concerner le strict domaine de la vie privée que celui des rituels commandés par les croyances du patient, ou encore les désirs spécifiques quant aux conditions de sa mort : être entouré ou non, etc. Prise en charge de la souffrance au premier plan Toute la question est de savoir ce que l’on nomme dans la période palliative une « souffrance ». Nous pouvons y voir toute situation qui déborderait les résistances physiques et/ou psychiques du patient, créant ainsi une situation de détresse. La souffrance peut ici avoir plusieurs visages : • La souffrance physique concerne principalement la douleur. De façon large, cette dimension concerne la question des besoins de survie et de sécurité tels que définis par Maslow. La douleur instaure un climat d’inconfort et d’épuisement majeur dont on perçoit immédiatement les liens entre la sphère somatique et psychique. Entre autres, c’est la douleur qui rappelle à l’individu la violence de sa situation, la fragilité de son corps et la précarité de la vie. D’autres symptômes propres à chaque pathologie sont présents, dont certains peuvent à eux seuls engager le pronostic vital, comme l’anorexie ou encore la détresse respiratoire. Le travail d’aide s’axe bien souvent, lorsqu’émerge cette problématique, autour de la notion de fragilité du corps et de gestion de l’angoisse de mort. Parfois, la douleur peut recouvrir un sens expiatoire, mais ce cas reste tout de même marginal. Si néanmoins il se
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présente, le travail est bien souvent orienté vers les croyances du patient, le sens donné à ces douleurs, et leur difficile articulation avec le domaine du soin. Aussi, il n’est pas rare de devoir mettre en place ou accentuer le travail avec les équipes de prise en charge pour que soit compris le point de vue du patient. Les soignants ont en effet la réaction logique de penser qu’ils font souffrir inutilement le patient et participe à une mort plus rapide de ce dernier. • La souffrance psychologique est en lien direct avec la perception de la mort prochaine. Si Élisabeth Kübler-Ross a contribué de façon importante à comprendre le cheminement psychologique du mourant. Sa contribution a été primordiale pour mettre en avant la dimension humaine et individuelle du patient en situation palliative. Pour autant, les étapes du mourir qu’elle décrit ne constituent pas une loi d’airain dans leur déroulé. Souvent, on observe des allers et retours d’une étape à l’autre, et la dernière (« l’acceptation ») est plus à comprendre en termes de « lâcher prise ». Elle est d’ailleurs loin d’être atteinte par tous les patients. Nous osons même dire qu’elle est exceptionnelle. En effet, comment accepter l’inacceptable, ce que l’on peut à peine oser considérer comme réel : sa propre mort, effective et imminente ? Le travail d’aide est en fait un travail du quotidien, sans schéma initial à suivre, mais qui va s’attacher à saisir et comprendre les fluctuations émotionnelles et affectives du patient. Les stades ne sont là que pour offrir quelques repères aux soignants, mais qui cliniquement doivent s’oublier. Seules comptent l’actualité du patient et l’aide à la gestion de sa souffrance psychologique que l’on peut lui offrir. • La souffrance familiale est présente, avec en arrière-fond une résignation au pronostic médical. La famille (comme le patient) doit s’adapter à une situation où la mort est présente avant le trépas (dans la situation, les gestes, le discours). Les réactions familiales sont aussi singulières que vont l’être les réactions du patient : chaque situation est particulière et réclame la vigilance éclairée des soignants. On observe parfois une attitude paradoxale des familles, qui souhaitent à la fois que le patient ne souffre pas (ce qui engage des thérapeutiques qui souvent ont pour effets secondaires de « l’ensuquer », comme les morphiniques) et à la fois qu’il reste éveillé pour continuer un contact avec lui, puisque celui-ci sera bientôt rompu. Ces demandes confrontent les soignants à leurs limites thérapeutiques, mais s’expliquent par cette souffrance familiale. Un recadrage est alors nécessaire, notamment pour bien fixer, en commun, les objectifs souhaités de l’accompagnement. Parfois émerge également la parole « coupable » (ressentie en tout cas comme telle) que la mort du patient est souhaitée, que les souffrances infligées à la famille épuisent trop et le souhait que tout se termine au plus vite. L’accompagnement de la famille fait souvent partie du travail d’aide en situation palliative, comme le rappelle la
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définition de la SFAP. Le thérapeute s’attachant à observer les évolutions rapides des liens affectifs entre le patient et son entourage. • La souffrance spirituelle ne concerne pas que la question religieuse, même s’il est vrai qu’elle en fait partie. Cette souffrance relève du questionnement existentiel du patient, de sa quête de sens, du retour sur le chemin parcouru et des voies qui n’ont pas été explorées. C’est la question de l’Être dans sa propre existence. Cette souffrance est sans doute celle qui se retrouve le plus fréquemment dans le discours des patients. Elle regroupe les besoins d’appartenance, de reconnaissance mais aussi de réalisation de soi tels que définis par Maslow.
LE
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Un temps de renoncement Les soins palliatifs succèdent aux soins curatifs, lorsque ceux-ci correspondraient, s’ils étaient poursuivis, à une « obstination déraisonnable ». La voie palliative marque ainsi une série de renoncements et de pertes : • pour le patient, renoncement à un corps sain qui pourrait le soutenir et éventuelles pertes fonctionnelles (marche…) ; • pour les soignants, renoncement à une idéologie du soin qui porte autour de l’idée de guérison et perte du sentiment de « toutepuissance ». Une adaptation va donc s’avérer nécessaire avec transformation des représentations de soi, de son rôle et de ses idéaux, et ce de part et d’autre. Pour trouver une réponse à la souffrance du patient, l’aidant se confronte en premier lieu à sa propre souffrance d’être confronté à la mort de l’autre, qui renvoie à l’idée de sa propre mort. En effet, l’angoisse de mort est contagieuse et l’impuissance est éreintante. Plus la situation est critique, plus elle induit chez l’aidant, comme dans l’entourage, des sentiments tels que culpabilité, agressivité, angoisse. Il s’agit là de ressentis bien naturels, qu’il ne faut en aucun cas dénier : ils font partie intégrante de la notion d’accompagnement. Mieux, ils servent cette notion puisque c’est grâce à eux que va pouvoir s’établir une relation à la fois empathique et congruente. S’ils sont néanmoins mis de côté, ces sentiments sont à l’origine d’une éventuelle mise à distance spatiale et relationnelle du malade ou à l’inverse d’un processus d’hyperactivité où les limites entre soi et l’autre sont abolies. L’aidant se perd alors dans son accompagnement.
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Un temps de vérité L’annonce du pronostic engageant la mort est une étape importante, elle doit se faire impérativement par un médecin référent et « senior », avec le soutien de l’équipe :
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« La plupart des patients, sinon tous, le savent de toute façon. Ils le sentent par l’attention différente qu’on leur porte, par le comportement nouveau des gens à leur égard, par des voix qui chuchotent ou des bruits qu’on étouffe, par le visage en larmes d’un proche ou l’expression sombre et grave d’un membre de la famille qui ne peut dissimuler ce qu’il ressent. » (Kübler-Ross, 1990)
Ce pronostic dit, il n’écarte pas la possibilité pour le patient de reposer la question « vais-je mourir ? » à d’autres intervenants, par la suite. Si le patient ne le fait pas, c’est souvent pour épargner ceux dont ils pensent qu’ils ne peuvent entendre les angoisses que cette question véhicule. Les hésitations du patient sur son pronostic sont dans ce cadre des signes de sa souffrance, et ne sont pas le plus souvent de « vrais » sujets de discussions. Le patient cherche, et c’est bien légitime, dans les paroles de celui qui revêt encore quelque chose de tout-puissant, le « sujet supposé savoir », des paroles presque conjuratoires d’un sort qu’il souhaiterait éviter. La vérité au sujet du pronostic est un impératif. Comment sinon accompagner le patient et lui offrir un vrai espace palliatif où un certain nombre de choses vont pouvoir être élaborées ? L’acceptation de sa propre mort par le patient n’est cependant jamais simple. En tout cas, il est notable qu’elle va se faire progressivement et nous serions tentés de dire que cette acceptation va accompagner tout le temps du palliatif, avec des moments de désespoir mais aussi d’espoirs. Le travail d’aidant est ici spécifique, puisqu’il ne doit en aucun cas rentrer dans une discussion autour de la réalité ou non de la situation palliative du patient. Bien sûr, cette parole doit être acceptée et entendue, mais avec l’objectif de guider le patient vers l’essentiel : l’aménagement des derniers temps, l’émergence de ses désirs en fin de vie, la construction d’une conclusion la plus satisfaisante possible pour lui sans pouvoir néanmoins la garantir. Le patient est accompagné dans son parcours, à son propre rythme, et personne ne peut dire à l’avance comment les choses vont se dérouler. Un temps de crise existentielle La crise existentielle peut être vue comme un temps de retour par le patient sur des moments importants de sa vie, la recherche du sens de son existence, et un temps de recherche d’une conclusion pour clore l’histoire du mieux possible. On parle souvent de la recherche « d’une
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belle mort » du patient, répondant à la fois à ces objectifs et au meilleur confort somatique possible. En fait, chaque histoire est singulière, comme l’est ce temps de glissement vers la fin, et les conclusions sont multiples, quelle que soit la qualité des accompagnements. La crise chez le patient est avant tout psychique, avec généralement un débordement des défenses habituelles. La relation au corps est également bouleversée, puisqu’il n’apporte plus que des sensations douloureuses et de déplaisir, avec une sensation d’étrangeté qui peut naître, parfois de dissociation et de refus d’habiter dans ce corps, le souhait que cela cesse (dont découle la demande d’euthanasie) et de pouvoir refaire l’expérience de sensations bénéfiques et plaisantes. Le travail d’aide est ici primordial. En effet, ce retour sur un parcours se fait souvent de façon anarchique, immédiate et impulsive, avec une perception aiguë du temps qui passe. L’aidant est présent pour accompagner le patient dans un travail de synthèse, de hiérarchie dans ses désirs, dans la recherche d’une ligne directrice à trouver sur le parcours accompli. La relation au corps est souvent difficile à accompagner, ce dernier étant perçu comme une sorte de « véhicule » nuisible, un poids. Si la restauration de ce corps est souvent le fait des médicaux et paramédicaux (touchers massages, etc.) pour autant, le thérapeute participe à ce mouvement, par exemple en posant sa main sur l’avant-bras du patient pour indiquer sa présence et restaurer le rôle relationnel du corps, ce support organique au lien humain. Du côté des soignants, la crise prend généralement naissance dans un sentiment d’impuissance et un ressenti d’échec, l’idéologie du soin étant majoritairement guidée par l’idée de guérison. Martine Derzelle fait à ce propos l’hypothèse que « le désespoir larvé qui traverse régulièrement les équipes » est dû non pas à la mort des malades en elle-même mais plus « parce que cette mort se produit après de longues tentatives de soins, faisant se poser la question : à quoi bon se donner tout ce mal pour en arriver là et pour lui imposer tout ça ? » (Derzelle, 1998). En cela, on peut bien parler d’une crise existentielle chez les soignants qui doit être prise en charge selon les modalités qui paraîtront les plus judicieuses (groupes de paroles, etc.) (Bioy, 2003). Un temps de reconstruction La situation palliative n’est pas uniquement un temps de destruction et de déliaison. Elle correspond aussi à une période de restauration de ce qui peut l’être, comme le sentiment d’utilité pour le patient. Il est important que l’aidant aide à la construction de cet espace où le patient va pouvoir reconstruire ce qu’il est, c’est-à-dire affirmer une certaine identité, de nouveaux désirs. Cet espace nécessaire au patient pour se réaliser passe d’abord par l’acceptation de l’état de crise que nous
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venons de décrire. Ce travail n’est évidemment pas simple à effectuer, et il doit passer par une écoute importante, et un soulignement dans les paroles du patient de tout ce qui relève de l’affirmation de quelque chose le concernant.
QU’EST-CE
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Une attitude plus qu’un rôle Lorsque l’on parle d’accompagnement, il ne s’agit pas de guider le patient vers certaines modalités pour mourir, ce qui reviendrait à lui ôter sa place du sujet. Il ne s’agit pas non plus de réaliser coûte que coûte les projets du patient concernant sa mort. Parfois, les conditions ne le permettent pas et la souffrance d’un combat perdue est toujours plus dangereuse pour le patient que la réussite d’un objectif modeste. Pour Marie-Sylvie Richard (1996, p. 80), l’accompagnement nécessite : « attention profonde et compétence attentive », dont les grands axes sont l’écoute, la communication, le réconfort et le respect de l’autre. L’accompagnement a en fait pour objectif de réinstaller le patient dans le sentiment de son existence et de son appartenance à la communauté des vivants : aider à vivre pleinement jusqu’à la mort : « il s’agit d’être une présence vivante à l’écoute, non d’un mort en puissance » (de Pontiniac, 1984, p. 18). Pour autant, il y a toujours un peu de nous dans l’autre qui meurt, et il est important de connaître ses limites, sans chercher à se dépasser. Sans cela, le travail d’accompagnement va devenir le moyen pour le praticien d’exercer son « idéologie de soins », sans précaution pour l’aspect individuel de chaque situation, et la relation d’aide sera impossible (de Hennezel, 1996, p. 334-340). La difficulté est toujours d’arriver à faire avec la souffrance d’un corps et la valorisation de son individualité. On peut légitimement se poser la question de savoir si dans ce cadre, le travail d’accompagnement est encore un travail psychothérapeutique. Il s’agit indéniablement d’un travail engageant une relation d’aide puissante, avec l’autre au centre des préoccupations, mais qui engage également à une écoute plus aiguë de soi. La psychothérapie désigne, au sens le plus large : « Toute utilisation de moyens psychologiques pour traiter une pathologie mentale, une inadaptation ou un trouble psychosomatique. » (Grand Dictionnaire de la psychologie, 1991)
Est-on encore dans une perspective de traitement ? Dans cette définition, on peut en douter. Pour autant, la psychothérapie engage un
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travail d’élaboration psychique chez le patient selon des objectifs que lui-même assigne. Et cette modalité de prise en charge est bien celle que nous décrivons ici. Certes, elle acquiert des caractéristiques spécifiques en termes de temps, de modalités de prise en charge et est sans doute plus interventionniste qu’un suivi traditionnel. Néanmoins, le travail d’accompagnement constitue bien un travail de type psychothérapeutique. Peurs du mourant et accompagnement Dans le travail d’accompagnement, on peut dégager sept dimensions correspondant aux angoisses du patient1 : • les angoisses liées au processus de la mort et de la douleur physique (l’incertitude pèse sur le patient, la douleur rappelant l’échéance funeste) ; • les angoisses liées à la perte de contrôle (peur d’un emballement soudain de la pathologie) ; • la peur du devenir des siens (matériellement ou en termes de partage affectif) ; • la peur de la peur des autres (peur d’un éloignement y compris des soignants guidant vers une certaine solitude lors des derniers instants) ; • la peur liée à la situation (perte fonctionnelle, fatigue, forte dépendance à l’entourage) ; • la peur de l’inconnu (celle de la mort, de l’après vie, du néant) ; • la peur que sa vie n’ait pas de signification (l’heure du bilan). Aussi, un certain sentiment de sécurité est à restaurer chez le patient. Des repères, notamment temporels, doivent être donnés, ainsi qu’une bonne information sur la situation et les objectifs conjointement fixés. Également, il est important de restaurer le besoin d’appartenance des patients, qui concerne aussi bien l’appartenance au monde des vivants que l’appartenance à un entourage et à une famille en particulier, dont le besoin de considération est le corollaire. Enfin, et c’est sans doute à la fois le plus important et le plus fluctuant, il est nécessaire de maintenir une relation affective continue avec le patient, tout en restant dans un cadre professionnel. Cette relation affective est favorisée par la disponibilité de l’aidant. Cela ne veut pas dire qu’il doit être toujours présent auprès du patient, mais bien qu’il est présent lorsqu’il le peut et lorsque le patient le souhaite. Rappelons enfin les données éthiques qui guident les soins palliatifs en général et l’accompagnement en particulier : principe de bienfaisance (et de non-malfaisance), principe 1. Librement inspirées de : Poletti R., Dobbs B. (1993), Vivre son deuil et croître, Genève, édition Jouvence.
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d’autonomie (le patient décide), principe d’humanité (dignité du patient indépendamment de ses actes), principe de proportion et principe de (non-)futilité (tous les actes doivent avoir un bénéfice pour le patient).
ÉTAPES
DE L’ACCOMPAGNEMENT
Favoriser une relation de parole Au fur et à mesure de l’accompagnement, la parole s’amenuise pour laisser place à la communication non verbale, qui constitue, à l’instar du silence, un mode d’expression fort. Cependant, de façon générale, les soins palliatifs engagent vers une parole vraie permettant de verbaliser la souffrance et favorisent ainsi une élaboration. La parole vient pour panser les moments de crise, elle rend féconde la confrontation entre l’imaginaire et le réel. Elle réintroduit le passé, porte le présent, engage vers un avenir vécu comme moins destructif. Certes la parole n’évacue pas la souffrance, elle permet cependant de prolonger l’être au-delà du corps et de ses souffrances : « Parole et souffrance sont les deux moments d’un acte où se pose la question de l’homme qui prend corps. » (Vasse, 1983, p. 11).
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Complément de la parole, l’écoute est également importante. Le contenu de ce que va dire le patient est en partie conditionné par ce qu’il sera possible d’entendre par le thérapeute. L’écoute constitue « l’hospitalité intérieure » (Bellet, 1989) qui va laisser au patient la possibilité d’être, de continuer à s’affirmer en tant que vivant. L’écoute est une autorisation donnée à l’autre pour parler, la parole est une invitation à dire et sous-tend l’idée que l’on peut entendre tout ce qui sera dit. Identification et gestion des émotions La période palliative est riche en émotions. Là encore, on ne saurait établir des catégories d’émotions nécessaires ou inévitables chez un patient, mais il est vrai que certaines émotions restent communes aux situations palliatives et demandent à être prises en charge en relation d’aide. • La tristesse, voire la dépression, font partie des étapes décrites par Élisabeth Kübler-Ross. Elles s’enracinent dans la notion de perte (de l’autonomie notamment) et vont croissant avec la perte d’espoir du patient quant à la possibilité d’échapper à sa mort et l’importance de sa détresse spirituelle. Pour aider le patient, l’aidant peut se rendre disponible, tout en préservant le besoin qu’a le patient d’être avec ses
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proches, et en facilitant les relations entre l’environnement et le patient. Il peut dire au patient la normalité de ses réactions sans les banaliser, et l’aider à faire le point sur les ressources dont il dispose pour y faire face. • La colère est souvent une émotion présente, notamment ressentie par rapport à la maladie et à ce qu’elle fait endurer. L’aidant peut recevoir cette émotion, tout en donnant des limites à son expression pour éviter qu’elle ne déborde le patient même. • La peur et la honte sont souvent deux émotions liées en période palliative ; les moments de soins les réactivent souvent. Peur en son avenir, honte ressentie face à son impuissance et au fait d’être de plus en plus dépendant de l’entourage. Ces émotions procèdent de l’impuissance ressentie par le patient dépossédé de son corps « idéal » (celui qui était source de plaisir). Il existe bien souvent une altération de l’image corporelle, dont il est important d’évaluer les répercussions, car c’est l’image corporelle qui détermine en grande partie la notion d’estime de soi et d’affirmation de soi. • L’anxiété est le plus souvent due à la situation d’attente et d’incertitude du patient : « L’anxiété est une réaction à un danger souvent non spécifique ou inconnu pour la personne. » (Bioy, Bourgeois, Nègre, 2003)
L’objet de ce danger se situe très souvent dans le champ imaginaire des représentations, l’anxiété est donc une construction subjective du patient. Outre la réassurance par le biais de repères présents concrets, il est important que l’aidant puisse aborder avec le patient ce qui se cache sous cette anxiété, son motif comme son sens, et l’angoisse spécifique qui s’y cache. Identification et gestion des émotions venant des soignants Il est vain de croire que confronté à la mort du patient, le soignant peut ne pas être touché par la souffrance de l’autre (Maudry, Gatt, 1995), et nous avons précisé combien l’identification de ce fait pouvait constituer une aide importante, car source de congruence et d’empathie. Un exercice permet de mieux apprivoiser ce qui dérange dans la situation de l’autre. Nous vous le proposons. Par écrit, en prenant le temps, il s’agit de répondre à ces deux questions : Quelle est ma mort idéale ? Autrement dit, quelles sont les conditions dans lesquelles je souhaiterais mourir ? En fonction de ce que je connais de ma situation actuelle (santé, travail, etc.) comment pourrait être ma mort ? Ainsi, on peut arriver à dégager les dimensions qui d’une part rendent insupportables la mort de l’autre dans sa situation actuelle et
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d’autre part, ce qui fait résonance entre la façon de mourir du patient et ce que le soignant imagine pour lui-même.
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Attitudes en relation d’aide La première visite est souvent associée à de la peur pour le patient : un intervenant nouveau dans une situation où précisément les repères sont fondamentaux pour éloigner les angoisses liées à l’incertitude. Il est donc rare qu’un contact totalement satisfaisant pour chacune des parties soit présent dès le premier entretien. L’aidant doit rester naturel, attentif à ce qui est dit tout autant qu’à ce qui est encore caché, mais point peu à peu l’idée de mort, et son cortège mortifère pour l’esprit et le corps. L’aidant doit s’attacher au plus tôt à installer une relation de confiance, empathique et congruente, en laissant la parole se dérouler à son rythme. Le patient doit sentir qu’il est invité à dire ses émotions quand il le souhaite, mais aussi comme il le souhaite, qu’il n’est pas contraint. Le patient, en tant qu’individu, garde son libre-arbitre et guide lui-même ses choix. Le patient n’a jamais été plus vulnérable de sa vie que dans ce temps palliatif. Il est important de lui offrir un cadre contenant, où sa parole sera reçue tout autant que ses silences. Plus que dans toute autre situation, il est impossible d’évaluer réellement le poids et l’influence du relationnel dans le cadre d’un accompagnement palliatif. L’aidant doit donc s’attacher à être le plus authentique possible, et se départir de toute réflexion « évaluative » : le patient guide lui-même les entretiens, l’aidant peut le cadrer mais jamais imposer, notamment son système de croyances. Il fait preuve d’une attention positive inconditionnelle, libérée de toute attente. Il est impossible pour un aidant de vivre l’accompagnement comme un « expert » : lui-même n’est jamais mort, ni même n’a eu à vivre son temps palliatif. Aussi, il s’agit pour l’essentiel de recevoir et tenter de comprendre l’autre, d’entrer du mieux possible en empathie avec lui. On peut tenir la main du mourant, mais fondamentalement, c’est le patient qui prend la main de l’aidant pour le guider. Ce dernier n’a pas à « faire » ou « dire », juste (et c’est déjà beaucoup) « être ». Reconnaître l’autre dans son humanité par sa simple présence et écoute. Si une émotion vient, on peut confronter le patient à cela, dire ce que l’on ressent pour savoir si l’on est congruent avec l’autre. Le patient est en effet toujours au centre du processus, il ne s’agit pas d’une thérapie à deux. Pour le soignant, l’important est l’autre et l’accompagnement qu’il peut avoir auprès de lui, le plus sincère possible. L’aidant doit aussi être capable de s’observer, d’analyser ce qu’il ressent. Dans un premier temps pour se protéger et identifier ses signaux d’alerte le cas échéant lorsqu’il ne supporte plus telle ou telle
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situation ou parole. Mais aussi car ce qu’il ressent se transmet au patient dans le non verbal, et va donc avoir une incidence sur la façon dont le patient se comporte face à lui.
Cas clinique Monsieur E. a été hospitalisé pour des troubles respiratoires. Les examens ont montré un cancer du pancréas avec des métastases pulmonaires. Son état général l’inscrit d’emblée dans une situation palliative, ce qui lui a été annoncé par le praticien hospitalier en charge de ce patient. Monsieur E. a 56 ans, il est marié et père de deux enfants, de 30 et 26 ans. À la demande du service, un psychothérapeute est appelé à son chevet, le patient semblant dans le déni, il demande en effet à retourner chez lui. Psychothérapeute – Monsieur E. ? Bonjour, je suis Arnaud F., et je suis psychologue dans ce service. Mes collègues m’ont parlé de vous, et m’ont proposé de venir vous rencontrer pour discuter avec vous afin de savoir comment vous vivez votre hospitalisation. Monsieur E – Je pense que vous êtes au courant de ma situation. Mais moi je me sens bien, je souhaiterais rentrer chez moi. – Je comprends. Il me semble que vous avez eu un entretien avec le docteur J. ce matin. Les informations qu’il vous a données concernant votre santé ont-elles été claires pour vous ? – Oui, j’ai compris que j’avais un cancer et que je n’en avais plus pour longtemps (il commence à pleurer). C’est pour cela que je souhaite rentrer chez moi, je veux être proche de ceux que j’aime. (Après un temps de silence) – Je comprends vraiment. Il est aussi vrai que dans ce service nous pouvons commencer à assurer un suivi de votre état. – Pour quoi faire ? Il n’y a plus d’espoir. – Nous allons essayer de faire en sorte que tout se passe du mieux possible, le plus confortablement pour vous. Vous pouvez voir avec l’assistante sociale pour un suivi en dehors de l’hôpital, mais il faudra un peu de temps. – Oui. Vous savez combien de temps il me reste à vivre ? – Non, seul le docteur J. peut vous donner une indication. Mais vous savez, cela reste une indication, et quel que soit ce temps, vous pouvez le mettre à profit pour réaliser un certain nombre de choses. Si j’ai bien compris vous rapprocher de votre famille est important pour vous. (Le patient pleure) – Oh oui, ils sont ma famille. Je ne sais pas comment ils vont prendre ce qui m’arrive. On pensait que c’était une pneumonie ou quelque chose comme ça. C’est terrible (il pleure). – C’est une situation de grande souffrance pour vous. Comment imaginezvous pouvoir leur annoncer ? – Je voudrais le dire quand le docteur J. sera là. Je veux dire avec lui, il pourra expliquer si besoin (il pleure et reprend). D’abord ma femme, et puis on le dira à deux à nos enfants. Mon fils est en province, mais il va venir ce week-end.
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– Si vous m’y autorisez, je peux communiquer au docteur J. votre souhait. Comment vous sentez-vous ? – Je crois que j’ai comme froid. Je tremble. Regardez. – Oui, effectivement, je vois cela. Avez-vous une idée de ce que pourraient exprimer vos tremblements ? – Je crois que je n’ai pas froid, en fait. Je crois que c’est du stress… De la peur. – Comment comprenez-vous cette peur qui vous fait trembler ? – Elle est due à tout : à ce qui m’a été dit, à ce qui m’attend. – La situation est une source de souffrance pour vous, je le comprends, et je souhaiterais pouvoir vous aider à la traverser si vous le désirez. – Comment ? Il n’y a rien à faire. – Nous venons de discuter de certaines choses qu’il est possible de faire, de comment réaliser ce que vous souhaitez durant cette période à vivre. Sans doute que de nouvelles choses apparaîtront, et nous pourrions en discuter au fur et à mesure. – Je veux bien.
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Commentaires Dans un premier temps, le psychothérapeute se présente, et cadre les raisons de sa venue. Particulièrement, il est important que la venue de ce praticien ne soit pas isolée mais bien perçue par le patient comme consécutive à un désir du groupe des personnes qui le prennent en charge. D’emblée, l’annonce situe la rencontre dans une relation d’aide : « Mes collègues m’ont parlé de vous, et m’ont proposé de venir vous rencontrer pour discuter avec vous afin de savoir comment vous vivez votre hospitalisation. » Un accent est porté sur le ressenti subjectif du patient, mais la réponse de ce dernier est en demi-teinte. Il engage la discussion autour de sa « situation ». La présence du « mais moi je me sens bien » indique que le ressenti est plaqué, pour justifier sa demande : le retour à domicile. Ce « mais » placé entre le « niveau situationnel » et le niveau du ressenti indique un lien arbitraire, indiquant qu’en réalité, quelque chose ne va pas. Le thérapeute valide donc le propos du patient (« je comprends ») et poursuit sur le niveau situationnel, puisque le patient l’a lui-même mis en avant (« Les informations qu’il vous a données concernant votre santé ont-elles été claires pour vous ? »). Le « mais » lâche alors, laissant entrevoir les émotions qui sont la réelle justification du retour au domicile. Ce n’aurait pas été le cas s’il y avait une vraie adéquation entre situation et ressenti. Le thérapeute laisse un temps à l’émotion (le silence, dans une attitude d’écoute), et verbalise son empathie (« Je comprends vraiment »). Il propose une situation alternative (rester hospitalisé) en s’attachant à donner au patient toutes les informations nécessaires pour faire son
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choix, y compris en termes de temps. La question « Vous savez combien de temps il me reste à vivre ? » est toujours difficile à négocier, et très mobilisatrice en termes d’émotions à la fois pour le patient et le thérapeute. Ce dernier recadre la question du temps non autour de la durée, du temps qui s’écoule avant l’échéance fatale, mais en termes de temps de réalisations, de la concrétisation de désirs. Il redonne au patient le désir par avant formulé : « Si j’ai bien compris vous rapprocher de votre famille est important pour vous. » La proposition de poursuivre l’hospitalisation est implicitement entérinée par le patient, il a fait un choix. C’est la raison pour laquelle il ne discute plus de son départ ou non, mais bien de la suite de son hospitalisation, et notamment de l’annonce du pronostic à sa famille. De nouveau, le thérapeute valide les émotions du patient, verbalise son empathie et fait une focalisation sur le problème qu’évoque le patient, celui de l’annonce : « Comment imaginez-vous pouvoir leur annoncer ? » Le patient libère rapidement la façon dont il souhaiterait que cela se passe, sans que le thérapeute n’ait besoin de le relancer ou de l’aider plus avant à nourrir une stratégie et à se projeter plus avant. Cela permet d’entrer plus directement dans le ressenti du patient, de façon moins intrusive que si la question des émotions avait été abordée sans que soit réglée ce qui préoccupe dans l’instant le patient. La question des émotions est abordée par une simple question ouverte : « Comment vous sentez-vous ? » et aide le patient à faire le lien entre ressenti physique et émotion : « Avez-vous une idée de ce que pourrait exprimer vos tremblements ? » La peur du patient est alors verbalisée, mais pas uniquement. Son identification permet de l’isoler, et de lui donner un sens : « Elle est due à tout : à ce qui m’a été dit, à ce qui m’attend. » Le thérapeute indique son empathie au patient, mais aussi son acceptation positive inconditionnelle : « La situation est une source de souffrance pour vous, je le comprends, et je souhaiterais pouvoir vous aider à la traverser si vous le désirez ». Ceci permet d’envisager une relation d’aide plus durable qu’un simple passage, unissant patient et thérapeute vers un même objectif : un accompagnement humainement fructueux et efficace. L’accompagnement d’une situation palliative est toujours un temps d’émotions. Il s’agit d’une période d’une grande richesse humaine, mais toujours très complexe à gérer. Des liens se forment ou s’estompent, et la nécessité de préserver les besoins fondamentaux du patient articule tout le travail du thérapeute. Une inconnue bouscule tous les repères : la notion de temps à vivre, de durée des choses, qui ne doit idéalement pas sidérer l’action du thérapeute ou la pensée du patient. « Être » dans sa vie, c’est aussi préparer son départ.
Chapitre 12
LE MONDE DE LA FILIATION ET DE L’ENFANCE
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es remaniements psychiques surviennent tout au long des différentes étapes de la venue de l’enfant, qu’il s’agisse de sa conception, de la période de grossesse, à la naissance et tout au long de la vie d’enfant. Ces interactions constituent une sorte de bagage, parfois lourd, en tous les cas toujours chargé de sens, pour ce petit être qui devra trouver sa place au sein de la famille, puis de la société.
FIGURES D’ENFANT
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La filiation Devenir parent pour la première fois place le couple dans la nécessité de se repositionner : le couple sans enfant va disparaître au profit de la naissance d’une famille. La parentification amène le couple à positionner l’enfant dans la filiation, c’est-à-dire à lui donner une place dans le rang de la famille. Le premier enfant du couple et de la famille de ce couple, va créer la place de parents, la place de grands-parents, la place éventuelle d’oncle et de tante. Le désir d’enfant Le désir d’enfant contient un certain nombre de significations inconscientes. Il prend naissance très tôt dans l’enfance, durant la période œdipienne, avec le désir fantasmé d’avoir un enfant du père, ou de la mère. C’est par le renoncement à ce désir fantasmé qu’un jour se
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formera un autre couple, celui de cette petite fille devenue adulte désireuse d’un autre homme que son père et du petit garçon devenu homme, portant son regard sur une autre femme que la mère. Le désir d’enfant peut alors s’inscrire dans ce couple « légitime », désamorcé de l’ambivalence et de l’inceste. Il reste à ce désir devenu légitimé l’envie de plaire aux parents en leur offrant la joie de l’arrivée d’un enfant, de les séduire par cet acte. Cela se traduit par le moment où ce couple va annoncer aux parents de chacun, « la bonne nouvelle ». C’est un moment chargé de toutes ces interactions inconscientes. C’est à partir de ce moment-là que ce couple emprunte le chemin de futurs parents. Lorsque le parent est déjà décédé au moment de l’arrivée de ce nouvel enfant, la fille ou le fils réactive ce chagrin de n’avoir pas eu le temps de séduire, de faire plaisir et l’exprime souvent de cette façon : « Mon père ne verra pas son petit-fils, j’aurais tellement voulu qu’il le voie. » C’est un chagrin énorme de n’avoir pas pu offrir cet enfant légitime. Le désir d’enfant occupe une place importante dans la formation du couple. Durant l’adolescence se forment bien des couples, qui sont éphémères car il ne s’agit pas à ce moment-là de fonder une famille, mais de faire l’expérience de la relation sexuelle, du premier bisou au passage à l’acte entre deux jeunes adultes. Le couple qui se forme ensuite sera plus mature, il sous-entend cette fois l’évolution vers la création d’une famille. Une patiente l’exprime ainsi : « Je n’aime pas que mon ami me présente encore comme « sa copine », j’ai l’impression d’être une adolescente, aujourd’hui je voudrais me marier, c’est pour moi le symbole d’une étape qui me fait passer au rang de femme et je suis prête à créer une famille, j’aimerais avoir un enfant, un couple sans enfant ne sera qu’un couple, pas une famille, moi je veux une famille. » Il peut être important de la même façon que la femme ait besoin de vérifier son bon fonctionnement biologique. Il lui faut vérifier qu’elle peut réaliser son désir d’être mère. Ce n’est pas un besoin à lui seul, en d’autres termes cela ne veut pas dire que la femme a un enfant pour cette raison, mais ce besoin s’intègre dans l’ensemble des désirs. Le père va plus généralement vouloir poursuivre une lignée, créer une descendance, et s’inscrire à son tour comme père. Il aura de la même façon besoin de vérifier s’il est capable de procréer. Enfin, même si le désir d’enfant s’inscrit généralement, pour la femme ou l’homme, dans la fonction maternelle ou paternelle telle que nous venons de le voir, il peut être aussi question parfois de vouloir quelque chose de son conjoint : un lien supplémentaire et sécurisant, ou peut-être un espoir de survie du couple lorsque celui-ci est en danger. Émilie est mariée à un homme atteint d’un cancer. Ses chances de survie sont estimées à quelques mois : « J’ai eu cette enfant de François car je voulais que la vie se prolonge après sa mort. » Il s’agit pour cette jeune
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femme d’offrir un enfant à son mari avant qu’il ne meure et de le faire « vivre » après sa mort par la présence de cet enfant.
Il s’agit maintenant pour ce couple légitime de devenir de futurs parents, de faire sienne leur place de parent, d’en construire l’identité. Cela ne se fait pas sans re-visiter les souvenirs de sa propre enfance :
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« Les parents qui donnent la vie sont eux-mêmes porteurs de représentations, de scénarios plus ou moins conscients, de marques signifiantes, venus de leur histoire et de façon transgénérationnelle, de celle de leurs ascendants. Ces marques sont transmises à leur insu en même temps que le souffle biologique. » (Bydlowski, 1997)
La nouvelle place de parent s’effectue notamment en fonction des modèles parentaux, dans la suite de reproduction du schéma familial, ou en opposition à celle-ci et avec toutes les nuances comprises entre ces deux extrêmes. Il arrive qu’une mère ait un enfant à l’âge ou sa mère a eu un enfant, conçoit un enfant « seule » alors qu’elle a été abandonnée par son père, conçoit un enfant dans le cadre du mariage comme ses parents, etc. Il s’agit dans ces exemples de reproductions ou d’évitement inconscients : « Je suis fille unique, alors je souhaite avoir quatre enfants par ce que je ne veux pas que mes enfants s’ennuient comme je me suis ennuyée, entre mes deux parents » ; « Je ne veux qu’un enfant car j’ai eu cinq frères et sœurs et mes parents n’ont pas eu le temps de s’occuper de moi » ; « Je veux avoir un garçon, car mon père n’attend que cela », etc. Il arrive qu’une mère programme de façon inconsciente la date d’arrivée de son enfant, celle-ci commémorant un événement (le décès d’un membre de la famille), un anniversaire (celui de la mère par exemple, ou celle du père, marquant l’enfant donné au père), ce qui n’est pas sans charger émotionnellement le nouveau-né. La date de son anniversaire sera marquée à vie par exemple, de la date de décès de son grandpère et de l’impact émotionnel de ce décès sur la mère : « Pas plus que le prénom la date prévue pour la naissance ne serait toujours et complètement le fruit du hasard, mais pourrait dans de nombreux cas être un représentant littéral et méconnu du désir des parents, le plus souvent illisible par celui qui va en être le porteur. » (Bydlowski, ibid.)
L’enfant imaginé La grossesse marque une nouvelle étape de représentations parentales : la mère et le père, de façon différente, vont anticiper l’image qu’ils se font de leur enfant, la relation qu’ils auront avec lui. Au fil des mois, ils vont « le désirer », en l’imaginant fille ou garçon,
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blond aux yeux bleus, grand ou petit, sage, gentil, ou turbulent, comme le grand-père, ou le cousin, ou peut-être comme ce qu’ils auraient aimé entendre durant leur enfance de leurs parents. Il est parfois difficile aux futurs parents d’oser exprimer leurs projections. Le futur parent dans cette peur fait déjà acte d’être dans sa fonction de parent qu’il voudrait être idéale. S’il avoue qu’il souhaiterait un enfant comme ci ou comme ça, il se croit coupable de ne pas aimer son enfant à venir tel qu’il sera. Il lui semble se comporter peut-être comme ses parents et faire subir à son enfant ce qu’il a subi. Un parent attend la plupart du temps son enfant avec un amour considérable, un désir de bien faire, de bien penser, de bien aimer, de ne pas faire d’erreurs. Il souhaite être un parent tout neuf sans passé, une « vraie nouvelle génération », n’ayant rien à voir avec celles d’avant. Ces projections sont pourtant nécessaires parce qu’elles aident le parent à réaliser que l’enfant va venir. C’est en le décrivant d’une façon qui ne peut, à ce stade qui précède la naissance, qu’être imaginaire, que la femme et l’homme vont prendre la mesure qu’ils vont avoir un enfant. Jusque-là, ils ne le savaient que par un résultat lu sur un papier qui indique un état de grossesse. C’est en imaginant l’enfant qu’ils pourront réaliser qu’ils deviennent des parents. Corinne, 28 ans, attend un enfant. Il lui a fallu attendre de comprendre le mystère qui jusque-là l’en empêchait. Et puis un jour, elle arrive en séance, victorieuse, fière, émue : « Ça y est, j’attends un enfant. » Quelque temps plus tard, elle arrive cette fois coupable, quelque chose la gêne qu’elle n’ose pas dire. « Il me semble, lui dit le thérapeute, que vous n’osez pas dire quelque chose » ; « Eh bien en fait, je m’en veux, parce que je vois bien que mon mari et moi, on commence à se dire, peut-être qu’il aura tes yeux, on se dit des tas de choses comme cela et je trouve que ce n’est pas bien ; j’ai l’impression qu’il entend et j’ai peur qu’il pense qu’on ne l’acceptera pas comme il est. » Le thérapeute explique alors au parent qu’il s’agit d’un processus d’amour et non pas de manque de respect pour l’enfant à venir. Corinne est soulagée : « Ça m’a fait du bien d’oser dire ma peur, et je me rends compte que c’est normal d’avoir peur, ça prouve peut-être que je serai capable d’aimer mon enfant. »
Les projections du futur parent sont parfois des projections négatives. Il est très gênant pour une femme d’oser les exprimer. Il en est de même pour les sentiments négatifs. Il va lui falloir un grand acte de courage pour oser le dire. Elle a bien sûr extrêmement peur d’être perçue comme un monstre, d’être classée dans le rang de ces femmes « indignes de devenir mère et qui attendent des enfants ». La plupart du temps, une femme qui est enceinte désire cet enfant puisqu’elle l’attend. Ce n’est qu’en acceptant pleinement d’entendre, d’écouter, de
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respecter ces projections négatives que le thérapeute pourra permettre l’expression plus avant pour en trouver et comprendre le sens caché. La patiente – J’ai voulu cet enfant mais je me sens triste, j’ai l’impression de ne plus le vouloir, je n’ose pas en parler à mon mari, de toute façon on ne peut rien faire maintenant, j’espère que vous n’allez pas penser que je suis un monstre. Le thérapeute – Il me semble qu’il s’agit peut-être d’autre chose que de « ne plus vouloir », peut-être une peur ? Avez-vous une idée à ce sujet ? – Je me dis que je vais me retrouver à la maison coincée, je vais devoir arrêter ma formation, je n’y ai pas pensé à ce moment-là. – Qu’est-ce qui vous fait penser que vous ne pouvez pas faire cette formation et avoir un enfant ? – Je ne sais pas en fait, parce qu’en plus, ce sont des cours par correspondance et en ce moment, je travaille et je fais aussi cette formation… Oui, c’est possible, je m’en rends compte maintenant. Cette jeune femme est tellement dans le désir de son enfant qu’elle pense qu’elle devra se consacrer totalement à lui. Prise dans cette croyance d’amour, elle pensait devoir se sacrifier pour pouvoir mettre un enfant au monde.
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Le blanc d’enfant Les premiers mois de grossesse vont être vécus par la mère comme une période de « blanc d’enfant », comme la décrit M. Soulé, ou de « blanc de fantasme » selon Revault d’Allones (1991). La mère, à ce moment, ne perçoit pas encore de signe de la présence de son enfant, mais seulement les éventuels désagréments de son état de grossesse, tels que des nausées ou de la fatigue. C’est au cours des mois qui vont suivre qu’elle sentira progressivement les mouvements de son enfant, qu’elle découvrira les premières images de celui-ci sur l’écran de l’échographe. Les représentations de l’enfant se feront alors plus riches au sein du couple, car les futurs parents commenceront à partager autour de cette grossesse. C’est probablement la mère qui introduit ce partage, elle exprime ce qu’elle ressent, les modifications qui s’opèrent en elle. Ce partage va petit à petit permettre au père de sortir du blanc d’enfant qui se prolonge pour lui, du fait qu’il ne vit la grossesse que par les récits de la mère. Il s’agit pour lui d’élaborer un processus d’adoption de son enfant. C’est d’abord un acte de confiance dans ce couple. Le conjoint ne peut envisager d’être père que parce qu’il sait qu’il a participé à la conception de celui-ci. Mais il ne sent pas cet enfant dans son corps, il ne peut qu’être observateur de l’état physique de la femme. Il devra donc intérioriser cet événement d’une autre façon. C’est par un processus de projection qu’il va passer de spectateur à père.
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Pré-naissance et naissance Le troisième trimestre sera quant à lui plus marqué par les différentes craintes à l’idée de l’accouchement. Les parents se préparent et s’organisent durant cette période précédant la rencontre avec la réalité de leur enfant. C’est la période où la mère va penser à acheter le trousseau de son enfant, où les parents envisageront concrètement la préparation de sa future chambre, matérialisant ainsi son arrivée par l’achat d’équipement nécessaire : baignoire, landau, couche, poussette ; les futurs grands-parents participent à cette préparation, fiers et protecteurs de leur enfant, ils communiquent autour de la grossesse, ils conseillent ; la grand-mère achète ou tricote la layette, elle continue à jouer son rôle de mère pour sa fille qui devient mère. La fille a réussi à séduire ses parents, l’homme va devenir le chef de famille offrant le relais à son père qui devient grand-père, satisfait d’avoir été un bon père. Cette période de joie et de désir se vit aussi dans l’ambivalence. Elle est empreinte de la peur de l’accouchement : la peur de la souffrance, l’angoisse de ne pas être à la hauteur, capable, vis-à-vis de soi, vis-à-vis de ses parents, de ses amis, la peur qu’il arrive quelque chose mettant en danger l’enfant, la peur d’être coupable, de décevoir. Martine attend des jumeaux pour l’été. À la surprise de son mari, elle achète un petit manteau et des chaussures pour l’hiver, semblant ignorer l’ensemble des besoins de vêtements d’un nouveau-né. Cette jeune mère occultait probablement les difficultés à venir, pour accéder directement à son désir de les voir grands. Dans ce cas, la mère est angoissée à l’idée d’accoucher. La naissance de jumeaux, du fait de sa particularité, augmente les difficultés et les angoisses. Dans cet exemple, la mère procède par évitement, occultant l’accouchement, qu’elle redoute, et les premiers mois de vie des bébés, pour acheter des vêtements d’extérieur, accédant ainsi directement à une période plus sécurisante où elle peut montrer fièrement ses jumeaux.
De l’enfant imaginé à la découverte de l’enfant réel L’accouchement conduit les parents à découvrir réellement l’enfant qu’ils attendaient jusqu’à cet instant dans une représentation imaginée. Cette découverte est corporelle : la forme de son corps, sa taille, l’apparence de son visage et de ses traits, la couleur de ses yeux et tous les signes particuliers qu’ils pourraient remarquer, tels que la forme et la taille des pieds ou des mains. Ils peuvent alors tout de suite annoncer cette réussite à leurs parents, leurs amis, cette réussite de tout ce qu’ils souhaitaient, consciemment et inconsciemment. Cette découverte se passe bien, la plupart du temps, mais dans certains cas plus difficilement, au point que certaines situations créent une telle souffrance aux parents, et de ce fait à l’enfant, qu’elles nécessitent une aide thérapeutique.
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Cela peut être le cas notamment lors de la venue d’un enfant handicapé. Mettey a décrit en 1996 cinq stades de réaction des parents à l’annonce du handicap de leur enfant qui sont sensiblement identiques aux différentes étapes du deuil décrites par Élisabeth Kübler-Ross : sidération, phase de choc, souvent empreinte de déni, durant laquelle les parents ont une réelle difficulté à intégrer les informations qu’ils entendent (Bioy, Fouques, 2002) : • la colère, signe de décharge émotionnelle qui s’exprime sur soi sous forme de culpabilité ou sur l’équipe médicale ; • la transaction, appelée « la négociation » par Kübler-Ross ; phase durant laquelle les parents tentent de négocier les éléments du diagnostic, les pronostics de survie, d’évolution ou de guérison ; • la résignation et la dépression : il s’agit de la prise de conscience de l’enfant réel, phase de déprime accompagnée de repli sur soi ; • l’acceptation du handicap : l’adaptation à l’enfant réel. L’arrivée d’un enfant handicapé dans la famille ne sera pas sans impact dans la fratrie, provoquant un déséquilibre important dans celleci (voir partie 3, chapitre 2). Le travail du thérapeute consiste à accompagner et soutenir les parents, la famille, dans ces différentes étapes du deuil, à laisser s’exprimer toutes les émotions sans exception, à les replacer dans les étapes du deuil, à accompagner éventuellement les parents à savoir présenter ce nouvel enfant au reste de la fratrie, et à les aider de façon à ce que chacun puisse exprimer son ressenti et s’adapter à cette nouvelle situation.
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Choix du prénom Le choix du prénom de l’enfant peut également être chargé de remaniements des parents. Freud (1923) disait à ce propos que « le nom n’est pas quelque chose de conventionnel et d’indifférent, mais un attribut significatif et essentiel ». Ainsi, dans certaines familles, l’enfant porte le prénom de l’un des membres de la famille, du grand-père par exemple, du fils aîné qui de génération porte toujours le même prénom – et peut être une histoire dont on peut douter qu’elle soit tout à fait la sienne. Le choix du prénom peut contenir une symbolique religieuse, tels ses parents dont les fils portèrent des noms d’apôtres : Luc, Jean, et qui affublèrent leur fille du prénom de Marie-Madeleine, dite dans La Bible « la pécheresse ». Il s’agit dans ce cas d’une stratégie d’évitement, et d’une décharge émotionnelle que représente cette enfant en tant que fille, née alors qu’une autre fille était décédée. Ces parents avaient perdu une fille aînée, alors qu’elle avait 9 ans. Le deuil de cette enfant ne s’était probable-
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ment jamais fait, et s’était trouvé brutalement réactivé à l’arrivée de cette fille. Les parents avaient en apparence accepté leur enfant, mais l’avaient inconsciemment chargée de leur refus, de leur colère d’avoir perdu une autre fille, en choisissant ce prénom : elle était ainsi une « pécheresse », message inconscient que leur fille disparue ne pourrait jamais être remplacée, et que la seconde fille ne peut exister que dans la culpabilité d’être là. La filiation est ainsi refusée…
FŒTUS
IN VIVO
Le bébé est une personne « Le bébé est une personne », série télévisée, présenté par Bernard Martinot aura marqué des millions de spectateurs. On a longtemps pensé que le fœtus était un être végétatif qui ne sentait pas. Il est aujourd’hui une évidence scientifique que le fœtus est une personne dont la vie commence au moins au plan sensoriel avant la naissance, celle-ci n’étant qu’une étape de cette vie. Il est aujourd’hui démontré que l’enfant ressent, entend ; le fœtus réagit au son et nous en sommes aujourd’hui à penser qu’il garderait le son en mémoire avec une sorte de souvenir prénatal. L’enfant entend en effet un certain nombre de sons : les sons de l’intérieur du corps de la mère, tels que les battements de son cœur, les gargouillements, et des sons provenant de l’extérieur telle que la voix de la mère, et du père. Varenka et Olivier Marc (1992) ont notamment travaillé sur l’idée que l’enfant gardait en mémoire sa vie prénatale, sa mémoire corporelle. C’est en observant les dessins d’un enfant de 1 à 6 ans, Alexandre, qu’ils ont mis en évidence le récit prénatal de l’enfant. Ils proposent qu’« en se dessinant, l’enfant se fait naître » et « représente les traces d’une vie antérieure dont il a peut-être du mal à se séparer ». Otto Rank en a déduit l’hypothèse d’un traumatisme de la naissance Il publie, en 1954, Le Traumatisme de la naissance, dans lequel il soutenait l’idée « qu’à la naissance, tout être humain subit un traumatisme majeur qu’il cherche ensuite à surmonter en aspirant inconsciemment à retourner dans l’utérus », car l’enfant ne dispose pas encore de mécanismes de défenses suffisamment forts pour faire face aux bouleversements de la naissance. Celui-ci va en effet passer en quelques heures de l’intrautérin à l’extra-utérin ; cette situation est un bouleversement à tous niveaux : l’enfant reçoit brutalement l’air dans ses poumons, perçoit de façon plus forte les sons autour de lui, reçoit la lumière de façon intense comparée à son ancien milieu de vie, et perd l’ensemble de ses repères. C’est le contact avec la mère qui va l’apaiser ; posé contre elle, il entend à nouveau le battement de son cœur, reconnaît sa voix.
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Cette prise de conscience du fœtus en tant que « personne » a fait naître l’haptonomie, définie par le docteur Welman comme « la science de l’affectivité ». C’est en prenant contact avec le fœtus par le toucher que la mère débloque un contact affectif, devenant une base très sécurisante pour l’enfant. À la recherche de son histoire Il peut arriver que les conditions de la grossesse procure une souffrance au fœtus. C’est le cas de Jonathan, âgé de 5 ans, qui a mis fin à ses conduites suicidaires en écoutant de ses yeux écarquillés, le récit de sa mère concernant sa venue au monde. Ses dessins reproduisaient toujours la même chose : il y était question de « canons qui tuaient des œufs ». Inlassablement, ce jeune enfant dessinait des canons marqués du symbole de la croix nazie, reliés à un pauvre petit corps pantelant par une sorte de cordon qui lui nouait le cou. En fait, la mère attendait deux enfants, dont l’un était mort durant la grossesse, laissant Jonathan dans un univers différent et seul désormais. Cet autre enfant, qui déclara un jour en séance : « Tu sais, j’étais malheureux dans le ventre de maman, j’avais peur d’une aiguille. » Étonnant propos d’un enfant de 4 ans… Le thérapeute s’enquiert auprès des parents de ce que pourrait être cette « aiguille » durant la grossesse : « J’ai eu une amniocentèse, effectivement et on m’a introduit une aiguille dans le ventre pour ponctionner un peu de liquide amniotique » ; « Oui, ajoute le père, et le médecin nous a dit : “regardez, l’enfant approche son doigt de l’aiguille.” » Cet enfant avait gardé la mémoire émotionnelle de cet événement effrayant.
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INTERACTIONS
PARENTALES DANS LA VIE DE L’ENFANT
Tout parent s’adresse à son enfant en fonction de son passé d’enfant et des représentations culturelles. Sans expérience, à l’arrivée du premier enfant, les parents vont de plus effectuer leur rôle bien souvent avec la crainte de ne pas bien faire, en se référant à la culture parentale et la culture de la communauté d’appartenance : « Pour l’enfant qui naît dans une culture donnée, l’enculturation passe par une initiation précoce. Dès ses premiers jours, la transmission des logiques culturelles est en œuvre. Elle se fait principalement par le corps, les soins donnés au bébé, le langage, le mode d‘être relationnel, que la mère et le groupe établissent avec lui, en d’autres terme, par les interactions qui véhiculent une grille de lecture du monde, des manières de faire et de penser. » (Weil-Barais, Cupas, 1999, p. 105)
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Développement du nourrisson Le bébé est une personne dont l’ensemble du développement reste encore à faire. Il n’a, à son arrivée, aucune capacité à assumer ses besoins par lui-même et reste totalement dépendant de la mère, à ce point qu’il semblerait qu’il ne fasse qu’un avec elle. Ce n’est que petit à petit, par étapes, qu’il pourra se différencier de celle-ci dans la construction de sa propre identité, de son psychisme. La construction des liens entre le nourrisson et ses parents s’effectuera notamment par un ensemble d’interactions précoces. Le nourrisson intériorisera un sentiment de sécurité en fonction de la qualité, de la régularité des relations avec le parent. L’ensemble de ces images du parent fut introduit par Jung en 1912 par la notion « d’imago » terme qui désigne « la représentation inconsciente à travers laquelle un sujet désigne l’image qu’il se fait de ses parents » (Roudinesco, Plon, 1997). On parlera ainsi d’imago maternel positif, ou paternel positif pour désigner toute inscription positive de l’enfant en relation avec le parent, les bras rassurants de la mère, son odeur, sa chaleur, le contact du sein, le ton de sa voix, etc., et d’imago maternel et paternel négatif de la même manière. Les interactions de l’entourage sont déterminantes et considérées par de nombreux auteurs comme favorisant la désorganisation somatique, notamment dans la dépression du nourrisson. Celle-ci peut survenir lorsque le nouveau-né, épanoui dans une relation affective satisfaisante et sécurisante, se trouve privé brutalement de cette relation ; l’enfant se replie alors sur lui-même. Spitz1 s’est particulièrement intéressé au développement du nourrisson et à l’influence considérable de l’environnement dans lequel il est placé sur sa croissance, notamment par son étude comparative entre les enfants placés en institution et privés de leur mère, et les enfants placés dans une crèche pénitentiaire, où ils recevaient des soins de leur mère. Il fit le constat que les enfants en institution dépérissaient dans un vrai syndrome dépressif, alors que les enfants « en prison » se portaient bien. Stade pré-objectal La relation dans laquelle l’enfant se trouve, à sa naissance, avec la mère est par nature fusionnelle. La façon dont il va vivre ce lien avec sa mère contient également en soi le ressenti de l’enfant, de l’ensemble des remaniements qui ont eu lieu jusqu’à cette rencontre « réelle » avec la mère : sa place dans la filiation, le désir de son arrivée, l’enfant imaginé et l’enfant réel, le choix de son prénom, les conditions de la 1. René Arped Spitz, psychiatre et psychanalyste d’origine hongroise (1887-1974). Il fit sa carrière aux États-Unis.
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grossesse, de l’accouchement, etc., sont autant d’événements que l’enfant a « vécus » à sa manière et qui feront partie de l’appréhension de la relation. L’enfant au stade pré-objectal décrit par Spitz (1968) est en contact fusionnel avec la mère. Il reconnaît sa voix, son odeur, il lui fait part de ses besoins par le cri. Ses pleurs disent : « J’ai faim, j’ai du chagrin, je suis en colère, j’ai sommeil, j’ai mal ou je suis assez satisfait… ». « Il nous faut reconnaître que du plaisir entre dans les pleurs, de même que dans l’exercice de toute fonction corporelle. » (Winnicott, 1957)
La mère, en empathie naturelle avec son enfant, répond à ses demandes par la tétée ou le biberon, les bercements rassurants, l’amour et la tendresse : « Les bébés ont besoin de lait et de la chaleur de la mère et également de son amour et de sa compréhension. Si vous connaissez votre bébé, vous serez en mesure de lui procurer l’aide qu’il désire exactement au moment où il la désire. Et comme personne ne peut connaître un bébé aussi bien que sa mère, personne sinon vous, ne peut l’aider comme il faut. » (Winnicott, ibid.)
C’est au troisième mois que l’enfant commence à faire la différence entre les cris et sons qu’il émet et ceux qu’il entend. Il émet des gazouillis, adresse ses premiers sourires de façon intentionnelle.
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Angoisse de séparation Le huitième mois est caractérisé par Spitz par l’angoisse de séparation. Elle se définit par un sentiment de peur, et de pleurs de l’enfant. Spitz a décrit trois étapes de cette angoisse : la tension s’exprimant chez l’enfant, l’évitement des situations qui lui font peur entre 4 et 6 mois, et l’angoisse de séparation au huitième mois. Le thérapeute peut accompagner la mère à trouver le chemin le plus juste possible pour son enfant. Il ne s’agit pas de lui éviter totalement cette étape en le surprotégeant de cette angoisse, ni de vouloir raisonner l’enfant ou d’ignorer son angoisse. Chaque mère réagit différemment en fonction de sa personnalité, de son vécu, de son entourage, etc. Chaque mère sera en mesure de trouver les moyens pour aider son enfant. Le thérapeute est là pour guider les pas de la mère pour ellemême et son enfant.
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Place des apprentissages et les bases de l’affirmation de soi L’apparition du « non » décrite par Spitz marque une nouvelle étape du développement du jeune enfant. L’enfant fait ses premiers pas, il a physiquement la possibilité de pouvoir aller à la découverte de ce qui l’environne et se trouve curieux de tout ce qu’il rencontre sur son chemin. Ces parents, si heureux de le voir faire ses premiers pas, ne vont cependant pas tarder à lui interdire de toucher à certaines choses. Ce « non » sera vécu comme agressif par l’enfant. L’enfant s’approche de la cheminée, il n’a pas la notion du danger du feu. Les flammes sont pour lui une chose amusante et jolie dont il a envie de s’approcher. La mère intervient : « Non ! Tu ne t’approches pas, c’est dangereux, ça brûle », l’enfant regarde la mère mais n’entend que le « non », il ne sait pas ce que veut dire dangereux. Il insiste et voudrait toucher les flammes tellement jolies : « J’ai dit « non » », la mère prend l’enfant dans ses bras et l’éloigne du feu, l’enfant pleure. Il lui faut trouver une solution à cette ambivalence de désir et d’interdit vécu comme agressif, il choisit le compromis en s’identifiant à « son agresseur », sa mère. Il va alors manifester lui-même le non, et marquer ainsi son désaccord, sa volonté, son jugement et affirme par-là même sa personnalité, il se différencie et progresse sur la route de sa propre identité. Ce non de la mère ou du père renvoie le parent à son enfance. Cela est valable pour toutes les étapes du développement de l’enfant. Il n’existe pas d’enfant difficile, l’enfant comme le parent exprime sa difficulté. Chaque parent aime son enfant, cet amour prend le visage qu’il est dans la réalité psychique de chacun. Ces visages chargés de fantômes du passé prennent parfois des formes différentes pour chaque individu. Il est de même pour l’enfant, qui selon sa personnalité réagira à sa façon. Un événement identique sera vécu différemment par plusieurs enfants. Il comportera des ressemblances mais conservera sa particularité qui est justement la particularité de cet enfant et de ce parent. C’est là où le rôle du thérapeute est important ; il lui faudra sentir, comprendre la mère et l’enfant. Il lui faudra descendre dans ces particularités sans méthode apprise, avec sa sensibilité, son ressenti pour accompagner. La psychanalyse s’est particulièrement intéressée, depuis Freud, à l’ensemble des apprentissages de l’enfant, en lien avec sa dynamique psychique (ce sont les stades du développement psycho-affectif). Les sciences cognitives ont également eu un apport notable dans la compréhension des apprentissages durant l’enfance, cette fois de façon plus factuelle avec notamment les travaux de Piaget. L’ensemble des apprentissages seront disponibles pour l’enfant devenu adolescent, ouvrent un champ de relation d’une grande
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complexité entre parents et enfant. Si la crise d’adolescence n’existe pas stricto sensu (Bioy, Fouques, 2002), on peut néanmoins parler d’adolescent en crise.
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Adolescence L’adolescent réactive durant cette nouvelle période, le complexe d’œdipe qui avait été mis sous couvert durant la période de latence. Cette réactivation va cependant comporter des différences, car l’enfant devient un jeune adulte dont le corps s’est modifié. Il est en mesure à cette période de sa vie d’expérimenter la relation sexuelle, qu’il ne pouvait que fantasmer durant l’œdipe. Des remaniements par rapport aux représentations parentales seront indispensables, et entraîneront un travail de deuil. L’adolescent va mettre de la distance, entrer en conflit, jusqu’à aboutir à l’individuation. Les parents se trouvent souvent démunis face à leur adolescent, ils ne reconnaissent plus leur enfant qui était si gentil lorsqu’il avait 10 ans. Les difficultés pour les parents sont qu’il n’est pas si facile de réaliser et d’accepter que son enfant a grandi, qu’il n’est plus le jeune garçon qui va aller se coucher lorsque ses parents le lui diront, il n’est pas facile d’accepter d’être « des vieux » aux yeux de son enfant, de le voir se tourner vers l’extérieur même à l’intérieur de la maison à passer son temps à écrire des « SMS » ou mobiliser le téléphone de la maison pour raconter des bêtises à un copain qu’il vient juste de quitter, de l’entendre parler avec grossièreté, et habillé à l’opposé de la façon dont les parents l’ont habillé pendant toute l’enfance. Cet enfant n’est plus un enfant et il n’est pas encore un adulte. Ses parents ont peur d’avoir perdu leur enfant en si peu de temps et ont peur qu’il se perde. Cet adolescent, va nécessairement se tourner vers l’extérieur, semblant abandonner ses parents, ses valeurs, vouloir tout et refuser tout le reste. L’autre difficulté des parents est qu’ils ont peur pour leur enfant ; ils ont peur de mal faire, de ne pas avoir vu un danger à temps, ils tentent de s’en référer à leurs amis, leurs parents, ne sachant pas vraiment ce qu’il doivent faire, ne pas faire, ou comment faire La mère – Ma fille ne peut pas s’assumer seule, je lui demande de débarrasser la table, c’est pourtant simple, elle le fait mais le lendemain il faut recommencer c’est épuisant, s’insurge cette mère, que va-t-elle devenir ? (elle éclate en sanglots). Je ne sais plus que faire. Le thérapeute – Votre fille va devenir une femme progressivement, il est normal que votre fille ne puisse pas s’assumer seule, elle n’a que 13 ans. Il s’agit de rassurer cette mère qu’elle est une bonne mère, que le comportement de sa fille est normal, qu’il n’y a rien de si grave.
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Cette période est d’une très grande fragilité pour l’adolescent et nécessite parfois des prises en charge spécifiques. Cet adolescent constate les transformations de son corps, expérimente des sensations qu’il n’avait jamais ressenties jusque-là. Ces transformations sont pour lui à la fois grisantes et effrayantes, rapides mais « bizarres ». Il voit ses pieds grandir jusqu’à chausser du 45, mais conserve la même taille. Puis il se met à grandir et se retrouve dans un corps d’un mètre quatrevingt-dix, si vite qu’il ne sait guère comment faire avec son corps. Il est gauche, maladroit, ne sait plus dire bonjour, on dirait à le voir qu’il ne sait pas où se mettre et aurait toujours envie de fuir, comme s’il était honteux d’être ce qu’il est devant un adulte. Sa quête d’identité passe par des conflits avec ses parents. Il ne comprend pas pourquoi, se sent rejeté et non aimé. Dans sa quête d’identité, il communique par le passage à l’acte : la drogue, les absences au collège, l’alcool, l’agressivité, voire la violence, l’habillement provocant. C’est cet adolescent qu’il faut écouter, comprendre, dans sa totalité en thérapie. Sandrine ne peut plus se rendre au lycée. Elle était excellente élève en troisième mais elle ne supporte plus la pression de l’entrée au lycée. Elle est effrayée au point de perdre ses repères. Elle est hospitalisée, reste « trois mois à ne rien faire », puis fugue de l’hôpital. Elle ne s’y sent pas comprise. On l’assène, dit-elle, de : « Retourne en classe, tu ne sortiras pas d’ici tant que tu n’accepteras pas d’y retourner. » Le désespoir l’envahit, ses parents ne savent plus que faire. Doivent-ils la laisser sortir de l’hôpital et pour quelle solution ? C’est en thérapie que Sandrine va retrouver ses repères. Elle a besoin de prendre son temps, de faire une pause, de ne plus s’obliger à faire ce qu’elle n’arrive plus à faire. Elle arrive tantôt les cheveux dans les yeux, tantôt avec un bandeau sur le front, puis sophistiquée, ressemblant à une femme qui va se rendre à son travail, change de coiffure, coupe ses cheveux. Le thérapeute ne commente jamais, l’accueille dans l’acceptation, la congruence, l’écoute pour la comprendre vraiment sans jamais prendre position. Elle reprend pied progressivement, hurle sa colère contre ses parents, leur reprochant d’avoir fait toujours pression sur elle pour ses études, remonte à ses cauchemars d’aller en classe en primaire, avec la peur d’échouer, de décevoir. Elle reprend des cours par correspondance, court dans la campagne chaque jour car c’est une vraie sportive qui pour autant « refuse la compétition » puis annonce un jour à ses parents qu’elle est prête à reprendre le lycée à la rentrée car elle veut passer son bac, sortir de sa retraite et tracer son avenir.
Le thérapeute se place dans une position que l’adolescent attend et dont il n’a pas l’habitude. Il connaît les blâmes : « Tu nous mens, c’est honteux de faire ça à ses parents », les pronostics sur son avenir : « Tu vas devenir éboueur », les interprétations culpabilisantes : « C’est parce
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que tu ne veux rien faire », les ordres : « Range ta chambre ou tu ne sors pas ! » Difficile d’être adolescent, difficile d’être parent ! Difficile de trouver le juste chemin entre le laxisme et l’autorité.
SUPPORTS
THÉRAPEUTIQUES DE L’ENFANT
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Le dessin, présentation Le dessin et le jeu sont deux des outils précieux de la thérapie d’enfant, qui ne peut utiliser la parole de la même façon que l’adulte. Son apport linguistique, son mode de pensée et son rapport à la réalité sont fragiles car il perçoit ce qu’il vit sans pouvoir réellement l’analyser. Il « reçoit » les expériences et y répond par des ressentis de type « j’aime bien ou j’aime pas, il est gentil, il est méchant ». L’enfant raconte son histoire par le jeu ou le dessin, sur un mode symbolique, exprime ses fantasmes et ses désirs. Mélanie Klein souligne que « lorsqu’il joue, il agit au lieu de parler » et à propos du dessin et « qu’il est un appel au regard de l’autre », regard qui va pouvoir constituer le cadre technique de la relation thérapeutique. Le thérapeute occupe essentiellement une place d’observateur, de ce qui se dégage émotionnellement de l’enfant à son arrivée, la façon dont il prend place, le langage de son corps, ce qu’il semble souhaiter faire, un jeu, un dessin, parler, etc. et c’est à cet endroit que doit se placer le thérapeute. Il entre de plain-pied dans le monde de l’enfant, sans a priori, confiant en ses capacités. Cette écoute active va lui permettre d’entrer en contact avec l’enfant, et non pas en position « d’adulte parent » face à un enfant. L’enfant perçoit très nettement tout ce que peut être cet adulte dans son attitude avec lui. Il ressent la gentillesse, l’autorité, la maladresse, la méchanceté. Il s’agit bien de ressenti et non pas d’analyse. Il adapte son comportement face au comportement de l’adulte. Un enfant en confiance avec l’adulte va oser être lui-même, parler, jouer, crier, exprimer librement ce qu’il est. Lorsque l’enfant renverse le pot de crayons qui est là devant lui, il va réagir comme il réagirait en fonction de ce que diraient les adultes qui l’entourent habituellement, mais dans cet espace thérapeutique, à part, il s’agit de le laisser être de façon à ce qu’il puisse le concevoir pour lui-même pour obtenir les informations nécessaires afin d’aider cet enfant. C’est parce que tel enfant va montrer une culpabilité à avoir renversé le pot de crayons, de l’anxiété, de la honte, etc., que le thérapeute va pouvoir travailler à le libérer de ces sentiments.
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Dessin dirigé
Dessin du bonhomme Il existe un certain nombre de tests pour enfant sous forme de dessin. Ce sont par exemple le dessin du bonhomme, qui permet d’évaluer la maturité de l’enfant. Il est proposé à l’enfant de dessiner un bonhomme aussi beau que possible et de le colorier s’il le souhaite. L’analyse du dessin de l’enfant porte sur la façon dont il a dessiné la tête, le schéma du corps, les vêtements, les couleurs qu’il a utilisées, les priorités qu’il a accordées dans le mode de représentation, son comportement durant la réalisation du dessin.
Dessin de la famille Très largement utilisé, il consiste à demander à l’enfant de dessiner sa famille sans autre précision. Fabien, 7 ans, s’exclame : « Oh, alors ça, ça va être compliqué ! » Il ne pourra du reste pas représenter sa famille. Après un « ha ! je sais », il dessine un personnage Pikatchou, personnage (symboliquement) des dires de l’enfant « mignon, fort, capable de produire de l’électricité ». L’enfant n’acceptera plus de dessiner, probablement parce que ces représentations s’offrant au regard sont vécues émotionnellement trop douloureusement. Il proposera le jeu et petit à petit raconte son histoire, la souffrance que lui cause la mort de son père, l’alcoolisation de sa mère, sa difficulté à trouver des repères dans la famille d’accueil, et ce de façon non directe, par bribes de phrases, à son rythme. Arthur dessine sa famille (dessin n˚ 1) et fait ce commentaire : « Je suis mis à l’écart. » Il se représente en dehors de la table familiale, par une tête, sans
« C’est moi. Je suis mis à l’écart » Dessin 1
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corps, les différents personnages de la famille ne sont pas réellement identifiables, Arthur manifeste qu’il n’existe pas selon lui de communication, le noir emplit chaque visage, le dessin semble « silencieux ». À la demande de « dessine-toi, quand tu étais petite », Liliane (dessin n˚ 2), se représente comme enfermée derrière des barreaux, dans l’observation du monde extérieur : « J’avais 18 mois », précise-t-elle.
« Quand j’étais petite » Dessin 2
Dessin libre
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Le dessin libre permet l’expression directe de l’inconscient. Il favorise véritablement la non-directivité de la séance. Joël, 9 ans, (dessin n˚ 3) dessine dit-il, « la canne (à sucre) et la machine qui la coupe ». Hormis le fait que le père de cet enfant travaille dans l’exploitation agricole de canne à sucre, l’enfant exprime par ce dessin l’angoisse de castration. L’omniprésence des symboles phalliques (la canne) et la machine qui la coupe (peur de la castration). Martin, 8 ans, craint le divorce de ses parents. Ses parents vont divorcer, mais ils n’ont pas encore prévenu l’enfant de façon claire. L’enfant dessine (dessin n˚ 4) « l’avion qui va tomber sur la maison » l’avion (le divorce, force implacable qui tombe du ciel) qui en s’écrasant coupe en deux partie les éléments représentant la maison. L’enfant a placé un cœur de part et d’autre, représentation symbolique de deux cœurs séparés (ses parents) par la bande noire du milieu, le divorce, sa peur, son chagrin. Le dessin suivant (dessin n˚ 5), représente « le monstre en colère ». Il est dessiné par le même enfant, durant la séance qui a suivi le dessin de l’avion qui tombe sur la maison.
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Dessin 3
Attitudes et techniques thérapeutiques Les attitudes et techniques thérapeutiques avec l’enfant en entretien sont les mêmes que celles requises pour l’adulte. Il est possible d’utiliser l’ensemble des techniques thérapeutiques dès son accès au langage, si l’on s’adapte à son mode d’expression et au langage de son âge.
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« L’avion va tomber sur la maison »
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Dessin 4
En particulier, la technique du reflet et l’écoute active dans l’entretien non directif placent réellement l’enfant en confiance pour exprimer progressivement librement ce qu’il ressent. Le thérapeute aura à s’adapter à l’âge de l’enfant, privilégiant particulièrement l’écoute non verbale, corporelle. L’enfant regarde systématiquement à qui il a à faire : il ne tient pas à être dupé ; il est très sensible au ton de la voix, à la douceur employée avec lui, au respect qui va lui être accordé, pour ajuster son comportement. Dès qu’il sent l’authenticité, l’empathie, la congruence, il se détend et envoie des signes de confiance accordée ; chez le jeune enfant, cela se traduit par des signes d’affection, spontanés, généreux, authentiques, qui semblent dire : « Je suis tellement content(e) que tu sois comme tu es avec moi. »
Cas clinique Océane est une jeune patiente âgée de 5 ans. Ses parents sont séparés depuis un an et selon les propos de la mère, l’enfant en est perturbée. Elle mange très peu, son poids est inférieur à celui d’une enfant de son âge. Océane est très active en séance. Elle déplace la table de dessin, le siège, taille les crayons. Son langage est particulièrement développé, Océane
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« La colère » Dessin 5 semble passer beaucoup de temps à réfléchir puis affirme les conclusions de sa réflexion avec vigueur et assurance. Elle voit peu son père et dit ne pas en être affectée. Océane – Je veux te faire un bisou, par ce que je t’aime beaucoup. Le thérapeute – Moi aussi, je t’aime beaucoup, Océane. – Aujourd’hui je voudrais dessiner sur le grand tableau. – Tu veux dessiner sur le grand tableau ? – Oui, je voudrais faire un dessin grand comme cela (elle lève les bras en rond dans un geste large au-dessus de sa tête), et tu dois t’asseoir là à côté de moi sur le petit siège, comme ça tu pourras voir. – Si j’ai bien compris, tu veux faire un grand dessin et tu voudrais que je vois ce que tu dessines en m’asseyant près de toi.
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– Tu as tout compris, mais c’est normal puisque toi tu me comprends, bon maintenant faut que je dessine. Tu ne parles plus, d’accord ? – D’accord ! Océane dessine une maison, un jardin, une sorte de potence, une petite poule suspendue par les pieds au bout d’une corde, deux personnages de sexe opposés qui semblent regarder la petite poule. Océane – Voilà j’ai fini, tu vois ça c’est une poule à l’envers. Le thérapeute – Qu’est-ce qui arrive à cette petite poule ? – Elle a peur de mourir, elle voudrait enlever la corde de ses pieds, mais ils l’ont mise la tête à l’envers. – Est-ce que tu sais qui lui a mis la tête à l’envers ? (Elle s’assoit sur les genoux du thérapeute et passe sa main autour du cou) – Eh bien, je vais te dire, ce sont ses parents qui ont fait cela, ils ne se rendent pas compte que la petite poule, elle a la tête en bas et elle a peur. – Qu’est-ce qui s’est passé ? – Je ne sais pas, ils ne l’ont pas dit, mais il ne faut rien dire. Bon, je vais te dire, mais c’est un secret très important entre toi et moi, il ne faut pas le répéter à Maman, elle aurait trop peur. Moi, j’ai peur, depuis que Papa est parti, j’ai la tête à l’envers comme la poule, et avant j’avais envie d’aller rejoindre Papi là-haut. Je me disais que je me mettrais avec lui dans la boîte et j’ai demandé au bon Dieu de me mettre là-haut près de Papi. Mais si je dis ça à maman, tu comprends, elle va avoir peur, je l’ai dit à mon lapin, mais lui il s’en fout, il mange tout le temps. – Et toi, tu n’as pas très faim. – Non, moi je pense tout le temps à mon Papa. Je voudrais le voir, mais Maman elle dit qu’il est méchant, qu’il est avec « sa poufiasse », alors… – Que ressens-tu ? – Je suis triste, vraiment vraiment triste, et j’ai mal au ventre » (silence). Mais moi, je vais te dire que je décide de le dire à Maman, mon Papa, moi je l’aime, même s’il est parti, et j’ai envie de le voir…
Commentaires L’enfant est déjà venue à plusieurs séances avant cet entretien, ce qui explique les sentiments positifs qu’elle manifeste à son thérapeute : « Je t’aime beaucoup ». Celui-ci y répond dans l’authenticité : « Moi aussi, je t’aime beaucoup ». Cette réponse n’est pas donnée pour les besoins de la séance, le thérapeute ressent vraiment qu’il aime beaucoup cette enfant. L’enfant manifeste le souhait de dessiner sur le grand tableau. Océane l’exprime librement car elle sait qu’elle peut oser être ellemême, le thérapeute le lui a indiqué en la laissant faire ce qu’elle désirait dans les séances précédentes. Océane est là dans ce qu’elle « désire », dans la satisfaction du besoin, elle qui n’arrive pas à satisfaire son besoin fondamental de s’alimenter.
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CADRES D’ACTION
SPÉCIFIQUES
Le thérapeute répond à ce désir par une question fermée en écho, à laquelle Océane répond par oui, validant ce désir. Océane émet alors l’autre désir que le thérapeute « soit assis à côté d’elle pour voir ». Le thérapeute entend ce désir et ce qu’il sous-entend : « voir » qui peutêtre veut dire « comprendre ». Il reformule les demandes de l’enfant, et y consent dans la non-directivité. Le thérapeute est centré sur les désirs de l’enfant et non sur son propre « vouloir ». Par ce lâcher prise, il indique de nouveau qu’il est dans l’acceptation et qu’il ne se sent pas menacé par les désirs de l’enfant. Ce dernier ressent de la sécurité devant un adulte lui-même en sécurité. La demande de l’enfant semble être une demande de sécurité qui pourrait s’exprimer par : « J’ai besoin que tu sois à côté de moi, pour que je me sente en sécurité, toi, assis à ma hauteur d’enfant, pour que tu me comprennes. » Ce besoin de sécurité indique au thérapeute qu’il y a une peur sousjacente de l’enfant. Celle-ci commence à s’exprimer. L’enfant exprime cette sécurité avec gratitude : « Tu as tout compris, c’est normal puisque toi, tu me comprends », ce qui laisse à penser que d’autres ne la comprennent pas. Le thérapeute note ce « toi », mais n’intervient pas, car l’enfant a envie de commencer son dessin : « Bon, je dessine, tu ne parles plus, d’accord ? » Océane établit un contrat avec son thérapeute qui l’accepte, elle marque son besoin de « contrôler » ce moment de la séance, ce qui valide son insécurité. Le dessin est particulièrement « fort ». Le thérapeute suppose que « la petite poule à l’envers » est la représentation que l’enfant se fait d’elle-même, mais il ne l’indique pas à l’enfant directement. De façon non directive, il accompagne l’enfant en focalisant sur cet élément du dessin. Océane commence à nommer les émotions, l’état d’angoisse, « la peur de mourir » et la perturbation, « la tête à l’envers », d’autant que même si Océane ne l’a pas verbalisé, il est probable que si cette poule est pendue par les pieds, c’est sans doute pour être tuée par la tête tranchée, comme il est courant de tuer les volailles dans les fermes. Le thérapeute poursuit la focalisation dans la douceur, sans brutalité pour cette enfant qui exprime une très grande souffrance. Elle a du reste besoin de venir se blottir pour confier cette souffrance : « Ce sont ses parents qui ont fait cela. » Le thérapeute, par la question « qu’est-ce qui s’est passé ? », reste dans la focalisation qui permet la progression de l’expression de sa souffrance, mais il ne s’impose pas. Il manie le dialogue avec subtilité pour offrir la possibilité d’avancer par étapes. Il constate que l’enfant n’a pas compris ce qui s’est passé, elle a sans doute compris que ces parents ont divorcé mais elle se sent « divorcée » de son père, elle qui est encore au stade œdipien, dans la peur de faire peur à sa mère. Océane raconte combien cette absence la blesse, au point d’avoir eu envie de mourir : « Moi, j’ai peur, depuis que Papa est
LE
MONDE DE LA FILIATION ET DE L’ENFANCE
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parti j’ai la tête à l’envers comme la poule, et avant j’avais envie d’aller rejoindre Papi là-haut. Je me disais que je me mettrais avec lui dans la boîte et j’ai demandé au bon Dieu de me mettre là-haut près de Papi. Mais si je dis ça à Maman, tu comprends, elle va avoir peur, je l’ai dit à mon lapin, mais lui il s’en fout, il mange tout le temps. » L’enfant est réellement en relation avec le thérapeute, celui-ci le sent au point de pouvoir se permettre de proposer ce lien avec la perte d’appétit d’Océane. Cette dernière exprime alors le désarroi lié au ressenti de « manque » de son père et la peur de décevoir sa mère, voire de la perdre. Le thérapeute peut alors à ce moment proposer à l’enfant d’exprimer clairement ses émotions : « Que ressens-tu ? », ce que fait l’enfant, qui se sent suffisamment acceptée et aimée pour se responsabiliser : « Je me sens triste, vraiment triste, j’ai mal au ventre. » Elle est à ce moment dans l’être, dans sa tête et dans son corps, elle qui était suspendue « la tête à l’envers ». La libération de ce secret lui permet l’actualisation exprimée par : « Je décide (dans l’ici et maintenant) de le dire à Maman, mon Papa, moi je l’aime, même si il est parti, et j’ai envie de le voir. » Océane ose cette fois agir malgré la colère exprimée par sa mère envers cet homme, et elle dépasse de ce fait ses peurs et ses angoisses. De la conception à l’âge adulte, l’enfant et ses parents traversent des remaniements nombreux et permanents. Les consultations demandées par le futur parent ou pour l’enfant font souvent l’objet de repositionnements, des plus simples, comme le besoin d’information ou de compréhension d’une situation qui les inquiète, aux plus complexes de blessures qui nuisent au développement harmonieux.
CONCLUSION
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S
’inscrire dans une relation d’aide est une expérience de vie à la fois pour le patient comme pour le thérapeute. Elle est initiée à la demande du patient, socle de la relation humaine à venir. Le thérapeute va tout mettre en œuvre pour que les désirs du patient soient satisfaits. Son « savoir » va lui permettre dans un premier temps de penser l’autre, le patient, mais aussi la demande et la relation entreprise. Ce savoir et son utilité ne sont pas à nier. Pour autant, en thérapie humaniste, ce savoir théorique, conceptuel, cette première écoute du patient par le filtre des connaissances et des croyances, va peu à peu s’évaporer. Le thérapeute va « être » en relation, pour aider le patient à « être » dans sa vie. Il l’accueille, l’écoute, et finalement ne fait pas grandchose, si ce n’est être présent pour son patient, lui accorder du temps et par-là même, le reconnaître comme être humain digne d’intérêt pour ce qu’il est. Au-delà du symptôme, le patient sera reconnu dans son humanité, dans sa dynamique de vie. Le thérapeute fait peu de choses, mais le peu qu’il fait est l’essentiel. Il redonne du volume à celui qui s’est recroquevillé sur ses difficultés, l’aide à ouvrir son champ des possibles, l’accompagne pour se réinscrire dans sa vie. D’apparence simple, ce travail de présence n’en est pas moins complexe. « Être » pour l’autre nécessite un lâcher prise, une facilité d’adaptation que permet une acuité aiguë pour le cadre. Le cadre de pratique est en effet ce qui autorise la pratique humaniste. Il est le reflet du professionnalisme du thérapeute, l’élément de sécurité nécessaire au déploiement de la parole, de la dynamique des séances, le berceau des changements à venir pour le patient. « Être » pour l’autre, c’est aussi une expérience qui ne cesse de s’enrichir à chaque instant de la relation d’aide. On dit souvent qu’un suivi consiste à partir à la découverte de l’autre. Nous n’aimons pas beaucoup cette expression, car le thérapeute ne va pas à la rencontre de l’autre, il lui offre un espace où le patient lui-même part à sa propre découverte. S’il est vrai que l’on parle d’une rencontre, d’un lieu où la relation humaine est au centre de tout, pour autant, centrer son attention sur le patient peut se faire simplement par une attitude d’accueil où le patient peut se révéler si cela lui est utile sans autre forme d’incitation. Se révéler au thérapeute, mais avant tout se révéler à lui-même, pour ce qu’il est : acteur de sa propre vie.
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PSYCHOTHÉRAPIES
PSYCHANALYSE PSYCHOTHÉRAPIES HUMANISTES THÉRAPIES COMPORTEMENTALES ET COGNITIVES
Antoine Bioy Anne Maquet
SE FORMER À LA RELATION D’AIDE
Concepts, méthodes, applications La pratique de la relation d’aide a été particulièrement développée dans le champ de la psychologie humaniste d’Abraham Maslow et de Carl Rogers. Ce dernier est à l’origine d’un courant particulier : le counseling, une forme d’aide centrée sur la personne, particulièrement répandue dans les milieux soignants. La psychologie humaniste et son apport premier dans la compréhension de la relation d’aide ont « infiltré » les pratiques et le langage courant. À l’instar de la psychanalyse, son savoir s’est vulgarisé. Des termes comme « empathie , « écoute active » ou encore « alliance thérapeutique » s’entendent souvent, sans toujours que l’énonciateur les utilise dans un cadre conceptuel adéquat. Cet ouvrage présente les bases fondamentales pour comprendre cette culture spécifique de prise en charge psychothérapeutique, et les connaissances nécessaires pour l’appliquer à chaque patient, dans sa singularité. Il offre à tout psychothérapeute formé ou en formation un outil illustré de nombreux exemples cliniques pour comprendre les tenants et aboutissants de la relation d’aide : son cadre, ses méthodes, sa pratique, ses objectifs.
6641898 ISBN 978-2-10-051133-4
www.dunod.com
ANTOINE BIOY est docteur en psychologie, maître de conférences à l’université de Bourgogne. Il est aussi hypnothérapeute et psychologue clinicien dans le cadre de l’unité douleur et soins palliatifs du CHU Bicêtre (Le-Kremlin-Bicêtre). ANNE MAQUET est psychothérapeute humaniste, formatrice expert dans le domaine de la dépendance et de la relation d’aide.