Sens et présence du sujet poétique La poésie de la France et du monde francophone depuis 1980
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Sens et présence du sujet poétique La poésie de la France et du monde francophone depuis 1980
FAUX TITRE 285 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Sens et présence du sujet poétique La poésie de la France et du monde francophone depuis 1980 Études réunies et présentées par
Michael Brophy et Mary Gallagher
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2006
Cover design: Pier Post The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN-10: 90-420-2039-3 ISBN-13: 978-90-420-2039-9 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2006 Printed in The Netherlands
Reliefs du sujet Rapport de moi à soi dans l’unicité d’une langue, où s’est assujetti le sujet. (Michel Deguy) [Le] « sujet » […] n’a jamais cédé sa place à « personne ». (Nicole Brossard) effet d’apparence qui tire vengeance de son épaisseur (Bernard Noël)1
La poésie n’est pas seule. Elle est, selon Michel Deguy, puissance et passion d’une mise en figures qui nous ouvre un monde à habiter sur le mode du comme, nous plonge « dans l’élément de ce qui est comme-unicable, pouvant être reconnu par les autres comme étant un bien pour tous, un esprit donc »2. « La poésie comme l’amour », autre fragment de la méditation deguyenne, revient, retenu et magnifié par Jean-Michel Maulpoix, pas seulement comme l’intitulé de son essai sur la relation lyrique, mais comme la véritable devise d’un écrivain pour qui « [l]’effort de la poésie consiste à vouloir prendre langue avec le monde, avec autrui, avec soi-même, voire plus précisément avec la quantité d’altérité que l’on porte en soi »3. « Il s’agit de rapprochement » (PPS, 103), souligne Deguy, et si, pour Maulpoix, poésie et amour participent d’un même souffle vital, c’est qu’ils nous montrent, au moment où la raison économique tend à privilégier sur 1. Voir respectivement Michel Deguy, Poésie & Valeur, avec une traduction de Christopher Elson (Halifax, Nova Scotia : Éditions VVV, 2004), p. 10 ; Nicole Brossard, « Préface », Poèmes à dire la francophonie (Paris : CNDP / Bordeaux : Le Castor Astral, 2002), p. 8 ; Bernard Noël, Fable pour le cœur (Laon : La Porte, 2004), non paginé. 2. Michel Deguy, La Poésie n’est pas seule (Paris : Seuil, 1987), p. 104. (PPS) 3. Jean-Michel Maulpoix, La Poésie comme l’amour (Paris : Mercure de France, 1998), p. 39. (PCA)
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l’effort de la relation une solitude saturée d’abêtissantes images, que la vie humaine est tout au contraire, et même au premier chef, « une affaire de liens, de mise en rapport, de ressemblance et de réciprocité » (PCA, 156). Toutefois, pour qu’il y ait rapprochement et relation, pour que l’analogie agisse comme pont et tremplin, il faut veiller sur la différence, la préserver au sein même de la comparaison, en faire le moteur, le garant d’un mouvement vers, qui jamais n’éclipsera l’énigme de l’autre ni ne taira la question du rapport du monde à sa figuration. « Tout est dans le mouvement » (PPS, 103), nous rappelle Deguy, et c’est justement par l’écart, l’intervalle, le principe de la non-identité soigneusement maintenu, que la poésie « invente la passe » (PPS, 102), qu’elle se garde de toute assimilation abusive en nous amenant à adhérer à la possibilité de la trans-figuration du réel en sa réalité de figure. N’est-ce pas à ce mouvement qu’on peut associer aujourd’hui d’une part ce qu’on nomme lyrisme (mais un lyrisme privé d’élévation, trop souvent tombé dans la prose, dégrisé et prompt à déchanter), d’autre part — et nonobstant son acharnement à dynamiter « la passe » analogique — ce qu’on qualifie de littéralité (pour JeanMarie Gleize, une « poésie à la lettre, toute à l’expérience de l’irréductible distance entre les choses et les mots, tendue pour la réduire, sans illusion (aucune) sur les chances de sa réussite »4) ? Le lyrique ne ferait-il pas autant que le littéraliste, mais sous d’autres formes, l’expérience d’une approche se caractérisant par « un mouvement impossible, paradoxal (en ce qu’il se sait impossible et que cependant il se tente) » ?5 La poésie « malgré tout » n’empiéteraitelle pas par moments sur le terrain frontal que s’assigne l’entreprise « post-poétique », et inversement ? Questions délicates sans doute, dont la réponse — si réponse il y a — doit tenir compte dans tous les cas de l’immense disparité qui demeure entre l’ambition d’une transaction secrète ou d’une coïncidence totale, et l’épreuve d’une béance imbouchable. « [S]e “ trouver une langue” pour verbaliser l’expérience que nous faisons intimement du monde » tout en sachant que « la langue […] nous délivre du monde au moment même où elle prétend nous le livrer » : voilà ce qui constitue la pierre 4. Jean-Marie Gleize, À noir. Poésie et littéralité (Paris : Seuil, 1992), p. 16. 5. Il s’agit, en l’occurrence, d’une lecture comparative de Rimbaud et de Guglielmi proposée par Jean-Maris Gleize dans À noir (op. cit., p. 200).
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d’achoppement, mais aussi la nécessité subversive, de l’écriture (post)poétique, voilà ce qui motive durablement, selon Christian Prigent, « une exigence de “ poésie ” », « [e]t d’abord bien sûr contre la poésie, dans le meurtre de la poésie, dans la poésie comme mise en cause de la poésie »6. Proposant comme objet commun d’interrogation « le sens et la présence du sujet poétique », tel qu’il se manifeste ou se refuse, dérive ou déborde, s’éprouve ou s’échappe dans la production poétique de la France et du monde francophone depuis 1980, le présent volume réunit un nombre prodigieux d’études et de réflexions qui, parties de divers postulats, penchants ou postures d’écriture, englobent bien des courants et des clivages dont s’alimentent encore fructueusement aujourd’hui, mais non sans les contester ou les réorienter, poésie et pensée critique. Toutes les contributions émanent du colloque international qui s’est tenu à University College Dublin en septembre 2003. Elles se disposent dans les pages qui suivent sans les nombreuses lectures de poètes qui les ont accompagnées, rythmées, reliées avec énergie et grâce7, mais témoignent, de par leur impressionnante envergure collective, du bouillonnement d’idées et d’échanges que cet événement a soulevé. C’est précisément en souhaitant garder trace de ce bouillonnement décloisonnant que nous avons opté pour une simple présentation des auteurs par ordre alphabétique plutôt que de risquer, au nom d’une configuration plus raisonnée, les inévitables à-peu-près ou les démarcations par trop étroites d’un classement thématique, esthétique, axiologique, géographique ou autre. En fait, si les paradigmes lyrique et textualiste servent encore de références majeures, désignant d’un côté une éclipse du sujet pensant au profit d’une poétique de la « lettre », de l’autre le rapport d’un sujet instable et inquiet au monde et aux aléas de l’existence quotidienne, il existe, par-delà ces paradigmes (qui, rappelons-le, continuent eux-mêmes à évoluer et à rompre avec toute définition simple), des approches plutôt mixtes qui cherchent à penser ensemble le littéralisme et le lyrisme, le réflexif et le référentiel, l’écrire et le vivre, à faire même de l’un l’indispensable 6. Christian Prigent, À quoi bon encore les poètes (Paris : POL, 1996), pp. 17–19. 7. Voici la liste de ceux et de celles qui ont lu des extraits de leurs œuvres : Robert Dickson, Benoît Conort, Jean de Breyne, Thierry Orfila, Marie-Claire Bancquart, Yves Charnet, Michel Collot, Daniel Leuwers, Jean-Michel Maulpoix, Pierre Ouellet, Jean-Claude Pinson, Nathalie Watteyne, Colette Guedj.
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doublure, le levain et le lest, de l’autre. Il n’est que de songer, par exemple, aux parcours singuliers de Dominique Fourcade et de Bernard Noël, dont il sera effectivement question plus loin. Et puis il y a, d’Aimé Césaire à Nicole Brossard, de Lorand Gaspar à Tahar Ben Jelloun, toutes ces voix hors France, dont la rubrique « francophone », dotée sans doute d’une trop grande et vague extension, ne fait guère valoir comme il faut ni la merveilleuse spécificité ni la pertinence immédiate8. De l’absence à la présence, de la froide objectivation dispositale aux troublants sursauts et silences de l’instance subjective, de la négativité du re-jet à la palpitation difficilement localisable du sub-jet ou du sur-jet, le lecteur est convié à savourer un très large et très riche éventail d’approches qui convergent toutes sur la même problématique en éclairant avec finesse l’étonnante pluralité d’enjeux autour desquels s’articule la poésie contemporaine en général. Que chacun découvre pour soi, dans la multiplicité des perspectives élaborées, non seulement une fluante com-possibilité des contraires, mais encore, confortée par toutes sortes d’échos et de résonances, une comparabilité qui ne minore en rien les différences.
Français / francophone : le vif du sujet Pour incontournable que soit devenue l’expression « francophone », certains de ses effets de sens sont bien malencontreux. Passant pour distinguer l’aire culturelle française de l’aire extra-métropolitaine dite « de langue française », cette étiquette s’est attiré au fil du temps des connotations aussi tacites que tenaces, lesquelles font du sujet français une instance souveraine, et du sujet francophone une instance sinon soumise ou assujettie, du moins dérivée, dont les préoccupations tourneraient autour d’une hantise de l’identité, voire de la marginalité. Ainsi, l’altérité ou l’excentricité présumée du sujet francophone se 8. Tout récemment, dans sa preface à la première anthologie de la poésie suisse romande éditée en France, Bruno Doucey soutient qu’« [i]l faut avoir l’honnêteté de reconnaître que la France annexe les valeurs qui l’intéressent (les cas de Rousseau, Constant, Cendrars ou Jaccottet sont éloquents), mais laisse pour compte des voix qui lui semblent plus ténues ou des figures qui manifestent une altérité trop radicale ». Voir La Poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars, présentée par Marion Graf et José-Flore Tappy (Paris : Seghers, 2005), p. 10.
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répercuterait sur une interrogation identitaire incessante, sur une quête inlassable du lieu ou de l’appartenance, ou encore sur une interrogation obsessionnelle du rapport aux origines et à la légitimité. Plusieurs essais privilégient dans ce volume la question de la présence du sujet poétique dans la poésie d’outre-France, qu’il s’agisse de la poésie canadienne — franco-ontarienne ou québecoise —, de l’écriture antillaise, de l’œuvre de Lorand Gaspar, poète d’origine hongroise, ou enfin de l’écriture de Tahar Ben Jelloun, de René Depestre, de Rose Després et d’Esther Nirina, commentée au pied levé par Michael Bishop. Or, dans quelle mesure les modalités de présence du sujet poétique chez les poètes français et « francophones » confortent-elles les poncifs hautement discutables esquissés ci-dessus ? S’avèrent-elles en effet indissociablement liées chez les seuls poètes non-hexagonaux à une problématique identitaire ? Autrement dit, jusqu’à quel point un questionnement ontologique, phénoménologique ou éthique — l’interrogation du rapport à la mort ou à la langue, par exemple, du rapport à l’espace (différent du rapport au lieu) ou au temps (ce qui n’est pas la même chose que l’histoire) — anime-t-il de façon privilégiée la parole des poètes français de France ? Et réciproquement, dans quelle mesure la parole extra-métropolitaine censée privilégier des questions d’identité et de différence collectives, et passant pour s’afficher hautement attachée au lieu — pour ne pas dire assignée à domicile — s’avère-telle en effet très fortement référentialisée (la fréquence des toponymes, des références au climat, à l’histoire, etc, suffisant pour le démontrer) ? Or, même si les lecteurs du présent recueil seront peut-être amenés à contraster la portée de la préoccupation identitaire dans la poétique ultra-hexagonale avec sa discrétion ou sa raréfaction relatives dans l’écriture des poètes de France, ils/elles ne se contenteront sans doute pas d’en rester là. Ne peut-on pas espérer, en effet, que les conclusions auxquelles les conduira la réflexion plurielle menée dans le présent volume seront, à l’image de celle-ci et du questionnement poétique qu’elle étudie, tout sauf réductrices ? Car l’un des défis les plus délicats que pose la diversité de la production poétique auscultée ici, n’est-ce pas justement celui de distinguer en quoi consiste à chaque fois la teneur proprement poétique de la subjectivité s’inscrivant de manière si diverse au sein de l’écriture tant métropolitaine qu’extra-métropolitaine ? Et en relevant ce défi,
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comment éviter de constater qu’une attention proprement poétique et réflexive à l’inscription du sujet n’est nullement exclusive d’une approche historique, politique, identitaire, géographique, linguistique (et l’inverse) ? Ainsi Aimé Césaire — relayé par Tahar Ben Jelloun — insiste-t-il sur la tension entre l’impératif d’une lutte politique, d’une part, et « l’essentiel sans tapage » de la « vie du sujet chanté », de l’autre. De même, la poétique de Daniel Maximin, quoique soumise à l’articulation d’une identité collective, n’en témoigne pas moins de l’inflexion d’une subjectivité interpersonnelle foncièrement relationnelle, l’un et l’autre souci étant fait moins pour lier ou contraindre l’écriture que pour la délier ou l’amplifier, en l’ancrant dans un certain dépassement de l’identité (à soi). C’est que la servitude référentielle et identitaire dictant à Maximin, à Césaire, ou à Ben Jelloun l’écriture du « poème du nous », peut très bien infléchir leur poétique dans le sens d’une relationnalité à résonances proprement poétiques. Prenant, de même, ses distances d’avec les grilles schématiques et les dichotomies rigides, la poésie francoontarienne contemporaine refuserait de choisir entre la poésie de l’être et la poésie du pays en faveur d’un nouvel équilibre du sujet, lequel se cherchera éventuellement entre l’impératif (inévitablement quelque peu sectaire) de « l’appartenance à une communauté », d’une part et, de l’autre, l’affirmation d’une « individualité » non sans résonances universelles. Indifférente, par ailleurs, à l’exigence d’une référence identitaire stable, l’écriture d’un Jacques Brault ou d’un Lorand Gaspar semblerait épouser, bien au contraire, les aléas d’un vagabondage ou d’un nomadisme poétiques, s’inscrivant ainsi en faux contre tout schématisme manichéen qui distinguerait un sujet collectif et localisé, d’une part, et d’autre part un sujet singulier et déréférentialisé. Comment ignorer, enfin, tous les liens textuels, thématiques et rhétoriques qui se tissent entre les sujets présents dans ce que l’on a pris l’habitude de représenter comme deux espaces poétiques, métropolitain d’une part, francophone de l’autre, des liens qui témoignent de multiples affinités et homologies sous-jacentes ? Le simple fait de considérer ensemble, côte-à-côte, comme le fait Michael Bishop, les démarches de poètes français et de poètes francophones, conduit à mettre en doute le bien-fondé d’une ligne de partage entre les modalités de la présence du sujet poétique français et francophone. La hantise de « l’espace entre » mise en valeur chez
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Patrice Desbiens, poète du pays franco-ontarien, cette préoccupation de l’espacement et du déplacement, ne retentit-elle pas également dans la quête ontologique de bon nombre de poètes métropolitains ? L’interrogation de l’identité et du positionnement identitaire ne serait donc pas propre aux poètes non-métropolitains, pas plus que le choix d’investir la mouvance de l’écriture plutôt que les lignes et les limites de l’identité ne caractérise que l’entreprise des seuls poètes hexagonaux. Voilà qui explique la question des origines, de l’appartenance et de l’identité que travaille — et qui travaille — Yves Charnet, ou encore le fait que l’une des repères d’une étude des rapports entre le paysage d’une part, et le sujet de la poésie française contemporaine, de l’autre, soit Édouard Glissant, grand poète martiniquais. Tout porte à croire, en effet, que l’impératif poétique se subordonne, ou du moins récupère en le noyautant, sans pour autant l’étouffer, le sens de la distinction français/francophone. Ainsi se tissent des échos d’une subjectivité poétique à une autre, de manière parfois superficielle, parfois profonde, mais qui bousculent les rubriques réconfortantes de la pensée classificatoire pour les embarquer et les déconstruire dans le questionnement autrement plus incertain, plus fécond, plus libérateur, plus résistant, plus transgressif et plus vrai, de la relation et donc de la subjectivité poétiques.
Michael Brophy Mary Gallagher
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Gérard Titus-Carmel, ou « l’apparat d’absence » Marie-Claire Bancquart Gérard Titus-Carmel a par-devers lui une carrière notable de plasticien, commencée dès 1963, et qu’il poursuit toujours. Il est venu par la suite, vers les années 1990, à la poésie. Je n’aurai donc pas l’impression de négliger sous l’aspect de la durée son œuvre poétique, en ne parlant ici que de ses trois derniers recueils1. J’évoquerai toutefois d’abord le travail du plasticien, qui met sous nos yeux — par le dessin, les collages, les objets, la peinture — une recherche de ce qui pourrait apparaître comme une géométrie perverse. Ainsi : des figures de la détérioration, comme gangrenées ou incomplètes ou balafrées, mais très précises dans le faire ; ou bien des cadres renflés autour d’un grand blanc central ; ou bien des barres ornées de fausses fourrures, ou des bâtons qui semblent avoir été brisés, puis pansés à la hâte avec des chiffons, ou des fragments de toiles peintes réunis ensuite en une seule grande toile, comme ses récentes « forêts ». En fait, une entreprise généralisée de démontage à la fois de ce que l’on nomme le réel et de ce que l’on nomme l’art. Une attaque, un morcellement des choses menés avec dynamisme et maîtrise, pour les faire parler dans leur langage latent. « Il y a chez le dessinateur à la fois du cantonnier et du fossoyeur », déclare Titus-Carmel. Toujours un sens très fort de la matière, qu’il s’agisse de dessiner ou de graver (de déposer ou d’ôter, dit-il). Très souvent, des entreprises menées par séries, qui multiplient en variantes numérotées les pourrissements, déformations, fissures, usage des chiffons hirsutes, et jusqu’à la solitude du précaire, dans la série de « Neuf constructions frêles ». Morcelées, rongées, en 1. Il s’agit de La Rive en effet (Sens : Obsidiane, 2000), Demeurant (Sens : Obsidiane, 2001) et Ici rien n’est présent (Seyssel : Champ Vallon, 2003), qui seront désignés dans les références par les sigles REE, D, IRP.
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morceaux, les œuvres de Titus-Carmel sont donc les témoignages d’une exclusion première, mais bâtissant quoi ? Deuil, ou recomposition ? Elles montrent en tout cas une violence. Violence, pour faire sortir la mort ou l’étrangeté, avec un savoir-faire du gauchissement. C’est ce dernier qui frappe Titus-Carmel, dans les peintures qu’il a commentées : « La raie » de Chardin (1999), « L’indolente » de Bonnard (1990). Quand le plasticien prend la parole, il garde ses enjeux, mais pour les exprimer de manière moins cryptée encore. Tout d’abord, il rejette explicitement le langage du biographe en prose, comme condamnant irrémédiablement à fausser le jeu, à plaider pour soi, être dupe et duper : car par le biais du destin fermé d’un autre, que je prétends retracer, « je survis à ma mort, qui est expérience impossible dans cet espace qu’ouvre la fiction et qui toujours travaille mon corps »2. TitusCarmel demande au langage poétique d’être cet espace restreint devant lequel le corps est un « je » qui se prend au « jeu », tout en n’oubliant jamais qu’il s’agit d’un fragment qui fait ressortir le silence environnant, et s’installe en garant de lui. « Garder le silence, c’est ce que à notre insu nous voulons tous, en écrivant » : cette phrase de Blanchot est l’épigraphe de La Rive en effet. Quel est ce « je » devant la toile blanche du langage ? Il se sent comme exclu, d’emblée, de ce que Titus-Carmel appelle la ville du père disparu — celui qui apparaît dans Ici rien n’est présent comme « calfeutré dans son silence », « furtive silhouette » qu’on découvre « se glisser au milieu de la nuit, comme une écharde sous la peau » (IRP, 59). Des remparts de cette ville paternelle, du corps du père, le corps du fils est à jamais chassé, errant seul avec son ombre, traversant désert et mer. « Ici rien n’est présent »… L’expérience se répète avec la disparition de la jeune épouse : « j’ouvre à nouveau le livre et t’y trouve souillée de mort / À chaque page tournée dans la patrie des mots le cœur dévasté / Et réduit de si vaste brûlure » (D, 61). L’état de fait dont on part est bien celui du dénuement, de l’écrasement, comme à tout jamais celui de l’enfance écrasée contre la fenêtre. Aussi bien est-ce l’état de fait général dans ce monde de l’impermanence, où la mort l’emporte toujours sur « la désolante
2. « Le moins en dehors », Revue des Sciences humaines, Paradoxes du biographique, juillet-septembre 2001, pp. 115–21.
Titus-Carmel ou « l’apparat d’absence »
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histoire des hommes / leurs récits de guerre et de rois vaincus » (IRP, 14). Le corps du « je », par le ressac « où je heurte continûment ton ombre roulée », est déchiré par le milieu, fendu par les lames de la mer (D, 63). Démantèlement dont l’image est sans cesse présente dans les poèmes de Titus-Carmel : cœur dissous, vide intérieur ; ou bien, pour commencer par la peau, « mon corps, un jardin d’estafilades, toutes également courtes et droites, comme des tirets. Inexpliquées, parfois profondes. Comme si je m’étais roulé dans la paille coupante et, le rouge collé au sang, jusque dans le dessin des hachures » (IRP, 51). Mais qui ne voit ici une distanciation, un dédoublement entre le « je » coupable et l’autre qui le rédime en l’observant comme une œuvre de plasticien, et si je puis dire, à l’extérieur de lui ? L’entaille jusqu’à l’os est aussi un motif obsessionnel chez Titus-Carmel, et souvent il est accompagné d’une comparaison implicite avec le procédé de la gravure : « Nous plongions dans l’acide l’image de la mort avant qu’elle / Ne nous remonte au visage ah vapeurs toutes ces heures passées à polir » (IRP, 80). Au fond précisément de l’entaille de douleur, réside une sorte d’espoir : on grave le mirage du corps attaqué ; et peut-être aussi que, au cours de cette campagne de fouille, on construit à neuf la ville, le corps tant cherchés. L’exclu tente de bâtir, comme des morceaux arrachés d’autres élements font un collage qui a sa présence à lui. « Cessez donc de faire du bruit cessez de chanter ma mort je ne suis plus / Que forge et mourir ne consens je creuserai cette entaille pour signer / Ma présence au monde et peu me chaut de me battre contre les moulins » (IRP, 80). Voilà un exemple des somptueux vers longs de Titus-Carmel, éléments importants de son architecture poétique. De l’un à l’autre vers, la liaison est forte, le sens ne s’interrompt pas, et pourtant le passage à la ligne, comme l’initiale au début de chaque vers, nous avertissent qu’il y a rupture du continuum : c’est à la fois équilibre et déséquilibre, recherche d’un corps qui possède une solidité dans le morcellement même. Cette recherche ne peut se faire que par le langage poétique. À l’exception de tout autre, dans lequel le mot, quand il est prononcé, partage le malheur du corps, parce qu’il en fait partie. Le corps est sa besace, comme il est celle des émotions. Quittant la bouche avec son « palais » (ce mot équivoque, qui nous parle d’un bâtiment), le mot est
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lui aussi un exclu, un perdu. S’attarder sur lui, c’est s’attarder « à la graisse d’un mot pris au pied de la lettre / son obit pour tout dire ». Ce qui assemble d’ordinaire les mots, c’est un « espace de déception où coulerait une âme / autrement trempée » (REE, 47). Oui, mais il ne s’agit pas en poésie d’assembler selon une syntaxe de communication courante. Le travail de fouille rédime « les mots bosselés dirait-on /de mensonges » (IRP, 19), réserve une « alliance avec le monde / dans les seuls mots / ciel et lilas ». L’architecture propre à la poésie agence ces exclus en espaces vivables. Ainsi les séries de poèmes portant des numéros, que l’on trouve dans les recueils que je considère, par exemple, dans la partie « L’entaille » d’Ici rien n’est présent : chacun d’entre ces poèmes possède sa physionomie propre, mais s’intègre dans un tempo général commandé par le premier poème, et reprend ses motifs de la mer, de l’horizon, de la saignée, de l’effort pour surmonter le vide. Ainsi, toujours dans Ici rien n’est présent, l’alternance très concertée de vers relativement courts et troués de blancs, de prose et de vers amples. Il existe une distanciation des mots, comme une distanciation du sujet. Ils se construisent dans la différence et la fragilité, mais ils s’étaient mutuellement : ils sont les éléments d’une sorte de mur complexe. Un appareil de l’absence, qui est aussi apparat d’absence tendant à une présence. Touchant le sujet, on trouve donc chez Titus-Carmel un « je » qui renvoie la balle à l’autre : ces trop brèves considérations sur la formalisation du texte le donnent à comprendre. On trouve aussi un jeu de balle à trois, avec l’emploi très fréquent du « nous », qui ne renvoie nullement, le poète me l’a confirmé, à une communauté recherchée, à une adresse au lecteur, mais à l’« autre » presque au sens rimbaldien du terme : à une autre face du « je ». L’emploi de ce « nous » est lui aussi délicatement agencé, selon des rapports toujours en évolution dans ce jeu de balle. Libre naturellement au lecteur, qui, sans être sollicité, est entraîné à la suite du poète, de prendre sa part dans le jeu très ouvert. Il existe en effet un fort dynamisme dans ces recueils, dont TitusCarmel parle, avec son goût habituel du concret, comme d’une pâte à crêpe dans laquelle il ne doit pas rester de grumeau, ou comme de la levée au moins provisoire d’une herse qui ne doit pas retomber trop tôt. Le questionnement étant toujours celui de l’exclusion peut-être bâtisseuse, il convient que le point de faiblesse demeure en même
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temps et paradoxalement un temps fort, comme le pansement de chiffons sur les bâtons dans la partie plasticienne de l’œuvre, ou bien comme la suture entre des fragments de toile peinte, qui sont à la fois autonomes et unis aux autres. Demeurera-t-il jusqu’au bout, ce temps fort du sujet ? Voilà une autre question. L’heuristique du poète, marquée par le corps et la mort, s’arrête à « notre inhabileté fatale » : celle de ne pouvoir vivre notre propre mort avec la distanciation de l’écriture, avec son apparat. « Memento mori »3, certainement : tout comme il peint des séries de crânes à la fois semblables et différents, Titus-Carmel évoque dans sa poésie des morts, imagine ce que sera sa propre mort. Son écriture fouille jusqu’à l’os, et vomit l’os, comme sa peinture, héritière des « vanités » du XVIIe siècle. Mais Titus-Carmel ne peut pas plus nous exhiber son crâne à lui une fois mort, que parler, après sa disparition, de ce que fut sa mort passée. Le vide ne peut évoquer le vide. « Nous serons […] si seuls aussi que même le ciel ne pourra accueillir nos paroles », lisons-nous à la fin de Demeurant ; et à la fin de Ici rien n’est présent, « j’oublierai tous les mots ajustés / à ma bouche aussi la gloire amère / d’avoir si longtemps vécu / le rouge au bout des doigts // quand griffant les murs / de mon autre nom de solitude / je disais lynx ou corail / dans le jeu violent des images / ce que je fus ». Le sujet écrivant ou peignant d’aujourd’hui ne se reconnaît plus d’immortalité possible en Dieu, à la différence des auteurs anciens de « vanités » ; il lui reste seulement « l’amère satisfaction d’épuiser en nous des images, sans quoi notre passage sur la boule ardente qu’est la terre ne serait que rêve et fumée »4.
3. C’est le titre d’une partie de l’exposition présentée à l’abbaye aux Dames de Saintes en 2002, et dont le catalogue présenté par Paul Louis Rossi a été publié par les éditions Le Temps qu’il fait, la même année. 4. Gérard Titus-Carmel, Épars (Cognac : Le Temps qu’il fait, 2003).
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Le théâtre de l’ouvert Michael Bishop L’ouvert, ici, c’est le divers, le signe d’un imaginaire radicalement différencié, libre, se différant au-delà des idéologies et polémiques ; c’est cette aise par rapport à ses multiples spécificités assumables ; c’est cette joie — qui peut devenir objoie, objeu — face à l’infinité du poiein, son devenir incessant, exaltant, cette mouvance qui rend homonyme ce que nous offrent le Mallarmé de Sa fosse est creusée, tâtonnant, cloîtré, et celui qui écrit Un coup de dés, cette ouverture qui nous autorise, au sein même de leurs distinctions, à considérer ensemble l’œuvre d’Yves Bonnefoy et celle de Michelle Grangaud, un recueil de Nicole Brossard et quelques pages de Trente et un au cube, un poème de Jacques Chessex et un texte d’Olivier Cadiot — théâtres, tous, d’une curieuse mêmeté qu’on appelle poésie et qui ne véhicule que différence et diversité, comme nos empreintes digitales… Entrer en scène, c’est à la fois accueillir cette faisabilité sans limites et l’interroger ; mais vivre pleinement les grands et petits drames du théâtre de l’ouvert, c’est, au-delà des intellectualisations, aimer la pureté de son geste et le tantôt radieux tantôt renfrogné lyrisme d’un sujet qu’il donne à voir… Ce qui suit, 12 petites fenêtres sur un théâtre de l’infini où, nécessairement, règne secrètement ou avec flagrance la musique d’un vécu… Dans Prendre l’air (2001) d’Yves Leclair, comme partout dans son œuvre, les signes d’un certain « sujet poétique », comme on a choisi de l’appeler, se multiplient. Voici une poésie telluriquement ancrée, spatialement située, datée : « “monté” à l’Échelle, dans les Ardennes. À P. et B., pour leur accueil, 17 et 18 avril 1997 »
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(P, 108)1 ; « Du côté de Château-Thierry, une bière à la main, 17 avril 1997 » (P, 106), etc. Des traces minimales, dira-t-on, mais qui témoignent d’un besoin de ne pas se détacher de l’observé, du contextualisant, de cela qui, physiologique et matériel, historique et culturel, est censé former nos capacités intellectuelles et affectives. Et, bien sûr, le je de ces textes reste une constante déterminante à la fois comme rappel d’une quête orientée à partir d’un micro-ontos et, site d’une machine générant humour, ironie, jeux de mots, comme rappel de la relativité de tout discours d’autoinsertion. Intimité et distance, force et fragilité. La forme poétique, dominée, inlassablement caressée, lieu d’un plaisir textuel très manifeste, ne s’impose pourtant 1. J’utilise les abréviations suivantes : P : Yves Leclair, Prendre l’air (Paris : Mercure de France, 2001) ; PC : Tahar Ben Jelloun, Poésie complète (Paris : Seuil, 1995) ; E : Esther Tellermann, Encre plus rouge (Paris : Flammarion, 2003) ; VP : Rose Després, La Vie prodigieuse, (Moncton : Éditions Perce-Neige, 2000) ; EN : Anne-Marie Alonzo, … et la nuit (Laval, Québec : Éditions Trois, 2001) ; A : Marie-Claire Bancquart, Anamorphoses, (Trois-Rivières : Écrits des Forges, 2003) ; J : René Depestre, Journal d’un animal marin (Paris : Gallimard, 1990) ; LA : Liliane Wouters, L’Aloès (Québec : Lunot Ascot, 1983) ; PS : Pierre Chappuis, D’un pas suspendu, (Paris : José Corti, 1994) ; VM : Esther Nirina, extraits de Multiple solitude (1997) dans Voix de Madagascar (Athens OH : Ohio University Press, 2002). D’autres recueils évoqués : Jean-Claude Pinson : Fado (avec flocons et fantômes) (Seyssel : Champ Vallon, 2001) ; Jean-Michel Maulpoix, Domaine public (Paris : Mercure de France, 1998). Parmi les nombreuses études critiques consacrées à la poésie française et francophone contemporaine, on notera celles de : Jean-Claude Pinson, Habiter en poète (Seyssel : Champ Vallon, 1995), et Sentimentale et naïve (Seyssel : Champ Vallon, 2003) ; Jean-Michel Maulpoix : Du lyrisme (Paris : José Corti, 2000), et Le Poète perplexe (Paris : Corti, 2002) ; Jean-Marie Gleize, A noir (Paris : Seuil, 1992), et Le Théâtre du poème (Paris : Belin, 1995) ; Michael Bishop, Contemporary French Women Poets, 2 vols (Amsterdam/Atlanta : Rodopi, 1995), et, avec Christopher Elson, Contemporary French Poetics (Amsterdam/Atlanta : Rodopi, 2002). D’autres titres pertinents : Pierre Nepveu et Laurent Mailhot, La Poésie québécoise (Montréal : L’Hexagone, 1990) ; Gérald Leblanc et Claude Beausoleil, La Poésie acadienne (Moncton : Éditions Perce-Neige, 1999) ; Renée Linkhorn et Judy Cochran, Belgian Women Poets (New York : Peter Lang, 2000) ; Jean-François Sam-Long, De l’élégie à la créolie (Saint-Denis de La Réunion : Éditions UDIR, 1989) ; Maryse Condé, La Poésie antillaise (Paris : Nathan, 1977) ; Tahar Bekri, De la littérature tunisienne et maghrébine (Paris : L’Harmattan, 1999) ; La Poésie négro-africaine d’expression française (Paris : Seghers, 1976) ; Anthologie de la poésie d’Afrique noire d’expression française (Paris : Hatier, 1987) ; Quatre poètes [suisses] (Lausanne : L’Âge d’homme, 1998). Bien sûr, je n’oublie pas les commentaires de Bonnefoy, de Hocquard, de Prigent, de Deguy et de bien d’autres… Les années poétiques de la French Review paraissant aux USA fournissent aussi une bibliographie relativement complète de la production poétique de chaque année.
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aucune hygiène mallarméenne, aucune rupture par rapport à cette soidisant simplicité autobiographique, « sentimentale et naïve », dirait peut-être Jean-Claude Pinson, où l’emporte le désir d’aller étreindre le monde autour et dedans, mais sans prétention, sans aucune idée de possession, conscient pourtant d’un merveilleux à l’état naturel, poétiquement vivable, habitable, mais pas sur le mode surréalisant : (un diplôme) André Dhôtel est allé à l’école buissonnière, a poursuivi ses études hautes de propre à rien pour obtenir l’éternel diplôme d’hôte du rien. Il a fallu qu’il dépiaute l’idole du moi, qu’il s’abandonne à l’hébétude du rôdeur abruti pour revenir sur les chemins de l’idylle du rien loin des philosophies et des missels au pays où arrive la merveille. (P, 124)
Écrire, pour, comme Tahar Ben Jelloun l’affirme, citant Aimé Césaire, chercher à « m’installer au cœur de moi-même et du monde » (PC, 9), tâche étonnamment difficile pour celui qui traverse « une ère de lutte pour les libertés, pour la justice et la démocratie » (PC, 10) mais qui sait que cette lutte, malgré sa pertinence, risque de le faire dérailler, de le détourner de ce qu’il appelle « l’essentiel sans tapage » de l’enfance, des contacts avec ceux et celles qu’on aime… Poésie lyrique, oui, poèmes d’amour, non (PC, 9), certes pas au début, et même plus tard : aucune ode ici, une poésie sans style élevé, loin de toute articulation exaltante s’inspirant d’un sacré débordant… Mais, une passion est là, coléreuse, justicière, dramatique, intime et vécue ; la terre blessée et meurtrie garde ses faveurs et ses bénédictions ; l’épopée fragmentée des gens du peuple — souvent nommés, ou anonymes — fait pleurer, de sobriété, de nostalgie et d’idéalité implicite, une textualité qui est à la fois témoignage, interrogation sans réponse et vestige d’un amour et d’un espoir qui, nécessairement, chancellent ou trébuchent : « Fès aimée / Fès trahie / Fès oubliée, emportée sur un paquebot / Vers Venise / Pour laver les murs et paver les rues. // Fès est une nuit de Shahrazade / Avec ses palais abîmés / Ses ruelles infinies / Avec ses pierres / Ses mots, ses versets et ses étoiles déchues. // Fès circule au Caire, la jupe fendue, le buste nu /
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Fès s’installe au marché de Sana’a / Et essuie les balles de la guerre // Fès voyage / Et lâche ses oripeaux / Partout où elle est prise d’asthme » (PC, 543). Si sujet poétique il y a, il est lieu d’affinités, de multiple altérité, plongé au cœur de l’horreur de l’assujettissement comme de la gloire mystérieuse de toute vie, de tout homme, de toute femme, de tout enfant, gloire du sujet chanté face à sa spectrale dégradation Guerre extrême (1999) et Encre plus rouge (2003) d’Esther Tellermann : intensité et envoilement, pénétration des zones les plus opaques et occultation fatalement résiduelle, la poésie ici est une longue antinarration rythmée, un chant éclaté fait d’injonctions et de pulsions à la fois personnelles et, comme dit Tellermann, inhumaines. Aucun jeu textuel, d’ailleurs, plutôt un langage et méditatif et discursivement intermittent, erratique ; ni aucune flagrance narcissique, rien de ce « self-story » qui peut problématiser parfois l’écrit, plutôt ce que Michel Deguy appelle une autobiopoièse, « suspendu[e] » (E, 22), urgente mais entre oubli et impuissance, « mots d’aveugle » (E, 90). Si le désir incite à apostropher, dialoguer, citer, mythifier tout le vécu, orchestrer ainsi une certaine continuité du sujet poétique, celui-ci ne se constitue qu’en fragments, « tessons », autrement dit en un antidiscours ou déchant, où foisonnent insuffisance, perte et non-coïncidence. Le poème, ainsi, mimant cette « sonate / au fond rouge / dans toute chose / qui tombe » (E, 227), est un poiein synonyme de vigilance, de vœu, de volonté et de vision clignotante. Pour la poète acadienne Rose Després — je pense à sa Vie prodigieuse de 2000 — écrire, c’est s’ouvrir aux passions qui la traversent, aux transformations de celles-ci, à l’ouvert d’un théâtre où dedans et dehors sont indissociables, malléables, à jamais repensables. Després est celle qui accuse et s’accuse, expose et s’expose, celle qui a en horreur « distorsion, déviation, tangence, détour et cul-de-sac » (VP, 26), celle qui, audacieuse, libre, impulsive, « plong[e] dans l’aventure » de sa propre personne loin de tout sentiment d’« échec décidé d’avance », ceci en dépit de maladresses, mensonges et malheurs, dans celle aussi du « mystère de l’autre » (VP, 44). Vivre cette candeur, cette viscérale explosivité, c’est pour Després s’abandonner à la simplicité, à l’inapparente innocence du cosmos et à un certain soulagement jubilatoire face à ce qu’elle est : « L’aube éclate de rire / et ma démence me rassasie » (VP, 57) Quelque part les
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parfois attristantes flagrances du monde n’exercent pas d’influence fixe sur la lyre : horreur et déception « n’atteindr[ont] pas la joviale planète derrière nos yeux / … n’éteindr[ont] pas l’étonnement qui habite nos cœurs » (VP, 60). La vie ne cesse de diversifier ses prodiges et ce geste qui « à grands coups de plume [permet au] je [de] lib[érer] son essence » (VP, 95) y reconnaît sa prodigieuse hydre-muse (hydra-musa). Le lyrisme de Jean-Claude Pinson ? Oui, certes : célébration, comme le dira Jean-Michel Maulpoix, vision du corps glorieux audelà du transitoire, inspiration (et donc éthique), élévation car refus de ce qui opprime, effervescence, désir d’incarnation car prise de parole à des fins ontologiques, et, j’ajouterais, refus aveugle à la fois de l’expression de l’échec de la poésie et de la thèse, gleizienne par exemple, de la fictionalité pure, intransitive, autonome, infailliblement antiréaliste de l’écrit. Mais Fado (avec flocons et fantômes), paru en 2001, confirme aussi ce qui s’affirmait déjà dans J’habite ici, Laïus au bord de l’eau et Abrégé de philosophie morale, suivi de Mécanique lyrique avec nus et paysages : le poiein est acte et lieu d’exploration et de théâtralisation des multiples voix et noms d’un sujet autour duquel tourne le langage, le guettant, le happant au cœur de cette fugitive mouvance qu’est la conscience — la theoria : le défilé des conceptions — de ce que l’on fait, a, est. Être lyrique, chantre de ce que l’on vit, pense vivre, en tant que poésophe-philopoète, c’est mettre en scène et en musique les virtualités (qui sont aussi des réalités) d’une danse et d’un rythme, ontiques (de l’ontos) mais purement symboliques, allégorisés en tant que langage : opéra en variantes et variations du sujet poétique, entre confiance (faite à la parole et au sens en émergeant) et une vague incertitude, souriante car assumée, s’enracinant dans toute aventure expérimentale et polyphonique pratiquée sur et par la psyché. La problématique du poiein telle que la conçoit Anne-Marie Alonzo, cofondatrice des Éditions Trois au Québec et auteur d’une importante œuvre poétique : « Écrire comme être ou écrire je suis en ces jours derniers du dernier siècle [c’est] écrire entière et enterrée écrire double et enfermée dans l’histoire muette tuée de mots » (EN, 9), voici ce qu’on lit dans … et la nuit (2001). Mais ce n’est pas tout, car écrire c’est aussi veiller, choisir, assumer son je, son être, au sein même des contradictions et contrastes (EN, 27), c’est prendre sur soi « la force [qui y] réside », faire taire la peur, savoir, vraiment savoir
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que « le vin est bon les olives tendres » (EN, 32), que la vie (dans chacune de ses manifestations, comme dans chacun de ses sujets, et comme le poème lui-même) est « comme un poème inachevé » (EN, 37), et c’est comprendre enfin, malgré tout ce qui pousse à penser, c’est-à-dire à créer, le contraire, qu’« en toi » — qu’en chaque phénomène — « [il y a] toute la beauté du monde » : créativité, faisabilité, infinité, et pour Alonzo continuité simplement pressentie au-delà du mortel, puissance inimaginable : « les fruits mûrissent sur le bord de la fenêtre une mangue rutile au soleil tu souris c’est la vie regarde » (EN, 52). Et écrire, enfin, devient cocréation où le sujet part incessamment à la recherche d’un toi qui « es mon seul objet de valeur mon seul sujet de conversation » (EN, 81), où la lyrique « [s]’en remet à d’autres » pour mieux creuser une intériorité L’acte d’écrire, l’art, pour Marie-Claire Bancquart ? : anamorphose — c’est le titre de son dernier recueil, au pluriel — , « procédé perspectif extrême, qui brouille le message visuel [ou autre], et pose la question de la “réalité” » (A, 7). Être poète, c’est être celle qui, s’adonnant aux mots, aux formes, s’adonne (mais sans jamais s’abandonner, car le moi est le fatal garant d’une séparation, d’une double perspective, perceptible et secrète, dite et indicible, choisie et questionnée, provisoirement vraie et énigmatique) — celle, donc, qui s’adonne à ce mouvement, cette dérive qui n’en est pas une, ce « s’en aller » entre totem et exorcisme, qui permet d’entrer dans et qui « mène au pays des fables » (A, 7), pays imaginaire, entraperçu où « des perspectives se creusent : une infra-fable de la fable », pays de l’objet-sujet, pays fusionnel, pays de ces emblèmes et rites et rythmes et aventures qui gardent intacte l’énigme fondatrice, créativement possibilisante… Oui, être sujet poétique et poète lyrique, ici, c’est ne cesser d’entrer, comme ce Frénaud qu’admire Marie-Claire Bancquart, dans la question de l’ontos et de ce qui nous autorise à la poser. « Au centre / dans l’obscur / les fables nichent », écrit-elle (A, 109) : la poète, rhéteure, dans les mots et le style, cherchant à voir au-delà, à « vaincre l’image dans l’image ». Un seul texte de Jean-Michel Maulpoix pour pousser plus loin cette analyse kaléïdoscopique, ce très beau poème « La Tête de Paul Verlaine », texte liminaire de Domaine public, choisi au hasard dans une œuvre qui, mélancolique et riante, languide et vigoureuse, cascadante et contemplative, immédiate et secrète, plonge profond dans la vie d’un cœur s’ouvrant aux immenses micropaysages de
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l’instant pour, dit-il, citant Dali, « systématiser la confusion et contribuer au total discrédit du monde réel ». Démasquer, c’est-à-dire, révéler, non pas détruire ; ce qu’on discrédite c’est l’habitude, l’œil fatigué, fermé même, l’acceptation des rationalisations les plus réductrices de ce qui est (qui n’a rien à voir avec ce consentement à l’étonnant, à l’improbable)… Et le poème, dès son début, et jusqu’à sa fin, c’est du lyrisme à l’état pur : paysage et moment vécu, charme et melancholia, fenêtre sur le monde et conscience pressante de cette constante qu’est le moi, hâte et méditation, désir et désillusion, poétique du peu mais d’un peu susceptible d’offrir clarté, justesse ou sens, concentration et multiplication, « prose » et poésie comme « vaisselle brisée » ou « vieille chienne », amour et absence, ubiquité et simultanéité, acte de « faire rimer ensemble » x et y, de « faire chanter » ce qui « a perdu ses raisons d’être », vérité et fantaisie, quête et croyance, revendication et nostalgie, grimace et caresse contre-lamontre : un sujet poétique brut et subtil, sec et ému, sobre et pétillant, infinitésimal et cosmique, tasse de thé, bouteilles d’encre et instinct de ciel. Si sujet poétique il y a, René Depestre révèle, dans son Journal d’un animal marin de 1990, à quel point la voix qui l’articule s’éloigne de tout programme strictement centré sur le scripteur, même si la pertinence de l’existence du scripteur reste primordiale, déterminante : « Un coup d’état poétique, déclare-t-il, peut fournir l’électricité, sans une panne pendant cent ans, à une ville de dix millions d’habitants » (J, 8). Chanter le monde, ses foisonnantes merveilles au sein de ses puissants contrastes qui, précisément, permettent de se retrouver, se dire, c’est, pour ce grand poète haïtien, opter pour un faire qui cherche à ne pas « laisse[r] derrière [soi] des varechs et des cétacés en putréfaction […], des langues mortes sous la hache d’un bourreau » (J, 9), un poiein qui soit (J, 19) lancement, rafraîchissement, bonne mutation, entraide et maison pleine d’oiseaux, un poiein, oui, pour survivre, mais au-delà de ce minimum, « pour que naisse la céréale dorée de l’humain » (J, 25) : osmose, sobriété mais exaltation aussi, langage pris dans les dédales de son intériorité mais geste loin de toute idée d’œuvre monologuante, satisfaite, repliée sur des valeurs excarnées. Consciemment anti-autobiographique, la conception du poétique qu’a Liliane Wouters — qui reçoit le Goncourt en 2000 pour son Billet de Pascal (mais j’évoque ici surtout son recueil L’Aloès de
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1983) — cette conception ne l’empêche nullement de nous donner une œuvre à la fois charnelle et mystique, viscéralement impétueuse et psychiquement aérée, ceci pourtant à partir d’un « soi [avec qui] on se trouve étranger » (LA, 161). Acte et lieu, ainsi, de non-coïncidence et d’intime autoexploration, de concentration sur un corps et un esprit dont le récit n’est pas censé fournir un autoportrait, le poiein d e Wouters cherche le moyen d’échapper à ce qui l’emprisonne dans son vécu et les limites langagières qui en découlent, « désespérément soi enfermé en soi-même » (LA, 159) : sujet poétique sans le vouloir ? Être poète lyrique ici, c’est ainsi, pour Wouters, deux choses : « consentir […] / respirer, respecter son souffle » (LA, 163), faute de mieux, et savoir combattre, contester, « esp[érant] quoique n’ayant rien, ne croyant plus en rien » (LA, 160). C’est ainsi vivre les paradoxes de ce rien et de ce quelque chose au-delà du quoique, c’est « écrir[e] du phénix la geste » (LA, 165), écrire par « antiphrases » loin des « phrases toutes faites », truquées (cf. LA, 173), écrire ce nonlieu, dans ce non-lieu, de perte et de « salut », d’inadéquation et de vérité simplement humaine : work-in-progress, quoique sachant mal « rester dans l’indécis », ce qui explique ce choix de développer un immense et fourmillant rapport aux autres, ceux qu’on aime, ceux qu’on réfute… Discrétion et puissance du lyrique chez Pierre Chappuis, pour qui — il cite Dupin dans D’un pas suspendu (1994) : « Nous sommes tous les lieux, et aucun, nous sommes le passage d’un lieu à un autre lieu » (PS, 7) — pour qui, donc, les mots « viennent consteller la voix » (PS, 11), offrant « un chant peut-être, à naître » (PS, 64), quoique « ne tra[çant] pas plus de quelques signes » (ibid.). Ici, le sujet poétique s’élabore au sein de tout un réseau de paradoxes : l’être « voué à l’informulable », « n’a[yant] poids dans la réalité » ; « vraie vie » qui est enchantement et trésor et dépossession de soi (PS, 9) ; adoration pourtant de « tout l’espace provisoirement », qui n’est que provisoirement (PS, 19) ; l’épars, l’éparpillé, qui « [est] à ramener au centre d’un espace défroissé » (PS, 26) ; non-espace, d’être et d’absence simultanément… La poésie, cette musique pressentie de l’ontos comme le dit Chappuis dans un poème offert à Sylvie et Michel Collot, « en marche vers nous (cette esplanade, ce vide) la même phrase, sans cesse reprise, sans cesse se bris[ant] », peut-être. Et ce peut-être orchestrant la lyre…
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Et, pour terminer, la voix malgache d’Esther Nirina (dite Rabemananjara) — et je lis, ici, surtout Multiple solitude (1997) : « Le souffle, écrit-elle, pénètre / Jusqu’aux os de mes vertèbres / J’en fais la flûte / De ma conscience » (VM, 253) Le sujet du poiein est conçu dans toute sa viscéralité, dans le mystère de l’anima qui sous-tend cette viscéralité et dans ses rapports à l’éthique, à une réflexion socioculturelle où les tensions linguistiques se profilent sur l’arrière-plan d’un silence où se joue le vrai drame ontologique, même si, aux yeux de Nirina, l’ontos « ne peut se passer / Du livre » (ibid.). Écrire le sujet de son poiein, c’est ainsi, pour elle, musicaliser l’agapè ressenti face aux phénomènes de l’être-là : « Par amour, j’ai appris à saisir bribe par bribe les paroles les plus vraies encore tapies dans les ténèbres de leur peau » (V M , 257) Fragmentation et accès à l’authentique, opacité de l’ontos et faisabilité relative mais étonnante d’une entreprise poétique cherchant à accéder à l’autre, à l’authentifier dans le site d’un « sujet » distinct, jamais définitivement aliéné car chantant, se chantant, mal ou bien. N’est-ce pas pourquoi nous sommes tous et toutes ici, non pas pour confirmer un échec mais pour honorer l’énorme résidu vivant d’un élan libre, possible, s’ouvrant instinctivement au foisonnant théâtre ouvert d’un improbable ontos. « Aspirée, écrit Nirina, par de multiples regards, j’écris [– comme nous écrivons –] pour ne pas taire à vide » (VM, 259).
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Du clochard à l’histrion : figures du sujet dans Il n’y a plus de chemin de Jacques Brault Lucie Bourassa Le vagabond et le poète archétype Si Jacques Brault a toujours aimé la figure du clochard, il lui accorde une place bien particulière dans Il n’y a plus de chemin1, son seul livre de poésie majoritairement composé de poèmes en prose. Ceux-ci déploient en effet une importante isotopie de l’errance, laquelle est annoncée par des exergues couplés qui introduisent chacune des parties du livre, selon une logique que Jacques Paquin interprète ainsi : Les deux épigraphes rivalisent toujours de la même manière pour brosser un portrait du vagabondage : la première transmet la pensée commune, la doxa, tandis que la seconde, signée par un écrivain, agira comme critique (parodique ou irrévérencieuse) de celle qui la précède2.
La thématique affleure aussi, de manière plus discrète, dans les courtes strophes de vers qui scandent ici et là les proses.
1. Jacques Brault, Il n’y a plus de chemin (Saint-Lambert/Cessons : Noroît/Table rase, 1990). Les références à ce livre seront indiquées désormais entre parenthèses dans le texte, à l’aide du sigle IPC, suivi du numéro de page. Les abréviations suivantes seront utilisées pour les autres ouvrages de Brault que je citerai : M, pour Mémoire, dans Poèmes (Montréal, Noroît, 2000) ; AFJ pour Au fond du jardin (Montréal : Noroît, 1996) ; PQC pour Poèmes des quatre côtés (Québec : Noroît, 1975) ; PC pour La Poussière du chemin (Montréal : Boréal, 1989). 2. Jacques Paquin, L’Écriture de Jacques Brault. De la coexistence des contraires à la pluralité des voix (Québec : Presses de l’Université de Laval, 1997), pp. 214–15.
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La dualité des points de vue présentés dans les épigraphes évoque lointainement les discours que l’on tenait sur le vagabondage en France à la fin du XIXe siècle, tels que les décrit Jean-François Wagniart3. Ce chercheur montre que, au cours de la période qu’il traite, seuls les artistes épris de liberté, les bohèmes, parlaient des clochards avec sympathie. Les autres, qu’ils soient médecins, hommes de lois ou politiciens, en donnaient une représentation fort négative, qui servait d’alibi à la répression sévère dont les itinérants faisaient l’objet dans cette société. Le vagabondage y était en effet, jusqu’à tout récemment, passible d’emprisonnement. L’asocial faisant tache « dans une société qui resserr[ait] les régulations du travail »4, il fallait l’éradiquer : ainsi, plutôt que de considérer les liens entre ce mode de vie et la misère attribuable à un ensemble de conditions économiques ou sociales, on prétendait soit que l’errance était un choix délibéré, correspondant à un goût de la liberté ou à un refus de l’effort, soit qu’elle était le résultat d’une maladie mentale, telle la fameuse « dromomanie » ou « maladie des routes » dont parlaient les psychiatres du XIXe siècle. Or, Wagniart montre en fait que même les écrivains, paradoxalement, ont nourri le discours répressif avec leur apologie de l’errant : en présentant celui-ci comme un philosophe ou un lettré, ou encore comme un rebelle en rupture avec les valeurs bourgeoises, ils ont pratiqué une idéalisation propre à conforter le mythe du vagabond par choix. Il est loisible d’imaginer qu’une telle apologie ait pu rejaillir sur la figure de l’écrivain lui-même, notamment en poésie, lorsque le sujet lyrique se compare à l’exclu. Le clochard est en effet l’une des représentations susceptibles de conforter l’archétype romantique du « poète en marge », que sa singularité et son authenticité vouent à un rôle d’élection, l’opposant à « un “fond ” négatif et dévalorisé »5, à une multitude dépréciée. Pour en revenir aux épigraphes d’Il n’y a plus de chemin, je dirais que si l’antagonisme décrit par Jacques Paquin entre un point de vue 3. Jean-François Wagniart, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle (Paris : Belin, 1999). 4. Ibid., p. 210. 5. Ce qu’a montré Michel Condé dans « Société et individu romantiques », Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte/ Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 9. Jahrgang, Heft 1/2, 1985, pp. 96–121. Je dois cette référence à un article de Pierre Popovic, « Le différend des discours dans Regards et jeux dans l’espace », Voix et images, XII : 1, automne 1986, pp. 87–104 ; voir en particulier p. 99.
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doxique (associé au discours non littéraire) et une perspective critique (issue d’une parole d’écrivain) est très net dans les deuxième et troisième couplages, il l’est un peu moins dans le quatrième, et surtout dans le premier. On voit bien ici, par exemple, comment la citation d’écrivain confère un côté dérisoire à la teneur de la parole du psychiatre : Le vagabondage est un indice de désordre mental un psychiatre Mignon, allons voir si la rose, tantôt éclose, vaut mieux que ta névrose W.A. Caswell (IPC, deuxième couple d’épigraphes)
Dans l’exemple qui suit, par contre, l’énoncé du sociologue ne semble pas formuler un discours répressif, mais plutôt rappeler à quel point la clochardisation peut menacer tout le monde : On devient clochard simplement comme on descend un escalier. un sociologue et c’est si beau que je n’en finis plus de crever Franco Lucentini (IPC, premier couple d’épigraphes)
Je ferai l’hypothèse ici que la confrontation de points de vue que mettent en scène les épigraphes n’annonce pas seulement une critique des représentations doxiques du vagabond par le discours littéraire, mais également un travail effectué par cette sémantique clocharde sur la figure du poète, s’il est vrai, comme le proposent certaines réflexions récentes, que le lyrisme […] construit une mémoire du sujet au point précis où convergent, à l’intérieur du présent, les linéaments d’une mémoire formelle : mémoire sédimentée en tradition et dont les composantes collectives ont été intériorisées pour donner naissance à la figure singulière du poète, par référence à la norme antérieure du Poètearchétype 6.
6. Joëlle de Sermet, « L’adresse lyrique » dans Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique (Paris : P.U.F., 1996), p. 82.
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Mimésis clocharde 1 : description, narration L’un des traits caractéristiques des proses d’Il n’y a plus de chemin — sur lesquelles je concentrerai mon analyse — c’est que le je ne s’y assimile pas de prime abord à une figure de poète, mais qu’il apparaît d’emblée appartenir à celle d’un clochard. Autrement dit, on n’a pas là une énonciation lyrique, au sens que Käte Hamburger donne à cette notion. La critique allemande appelle ainsi une énonciation à la première personne qui se rapproche d’une prise de parole « réelle », à ceci près qu’elle ne consiste pas en la communication, par un individu identifiable, d’une information « dans un contexte d’objet »7, mais en la constitution d’une « expérience vécue inséparable de son énonciation, dont l’origine reste indécidable»8. Il s’agit d’un je qui ne se confond pas avec l’écrivain, avec l’individu dans sa biographie, et qui ne renvoie pas non plus à un personnage de fiction ; son identité reste problématique, elle se cherche dans le discours. Le lecteur rattache toutefois son dire à celui d’une persona poétique. C’est dans cette forme d’énonciation qu’apparaissait la sémantique du vagabondage dans les recueils antérieurs de Brault, par exemple dans le poème « Rue Saint-Denis », où des appositions telles que « clochard de mes amours » et « histrion de mes jours » (M, 48–9) apparaissent comme des jalons du mouvement par lequel le « je » articule « lyriquement » une « quête d’identité »9. Lisant Il n’y a plus de chemin, l’on attribue spontanément le discours des proses à un personnage de clochard ayant roulé sa bosse. Le mode d’énonciation y rappelle le poème monodramatique, dont parle aussi Hamburger, où le je représentait un personnage emblématique : dans les emplois traditionnels du genre, c’est le titre qui conférait au je son identité ; dans le livre de Brault, ce sont les exergues qui assument cette fonction. Cela dit, il y a plus. Tel un acteur sur scène qui doit par ses propos faire connaître l’identité du rôle qu’il incarne, le locuteur d’Il n’y a plus de chemin émaille son discours de multiples indices synecdochiques et métonymiques, qui peu à peu lui construisent un 7. Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, tr. Pierre Cadiot (Paris : Seuil, 1986), p. 234. 8. Gérard Genette, « Préface », dans Käte Hamburger, op. cit., p. 10. 9. Karlheinz Stierle, « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique, 32, novembre 1977, p. 436.
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signalement. Dès les premiers poèmes, le « je » évoque des parties de son corps marquées par l’usure et la saleté : il ne peut s’asseoir que « jambes raides » (IPC, 18) et ses mains sont « cornées, crasseuses » (IPC, 21). Peu à peu, il mentionne également des accessoires typiques du clodo, au détour d’une boutade : « Mettons que je parle à mon chapeau » (IPC, 23) ; d’une anecdote : le « lacet gauche cassé » d’une « chaussure » prend la pluie (IPC, 46) ; ou de la description d’une activité quotidienne : le soir, il vide un « sac» où se trouvent « [e]ntre la broche et la ficelle, […] une paire de chaussettes couleur pavé, des chaussures sans semelles, […] une gourde et un paquet de mou, gris et rose […] » (IPC, 60). Les lieux dont il parle et les événements qu’il raconte contribuent aussi à le caractériser. Notre clochard se trouve tantôt « au bord d’une bouche d’égout » (IPC, 49), tantôt dans une « ruelle hérissée de barbelures » (IPC, 47), tantôt près d’un « mur de briques » où « tous les crachats s’écrasaient » (IPC, 23) ; il envoie « valser une boîte de conserve rouillée » (IPC, 58) ; il fouille dans « la poubelle du déjeuner » (IPC, 23) ; il « se paie une sieste dans un terrain vague bordé de maisons closes ou dans des buissonnements qui s’ensauvagent » (IPC, 60). Des allusions à son passé nous le présentent comme issu d’un milieu ouvrier, défavorisé. Un tel signalement mâtine la suite de quelques ingrédients de réalisme. Le traitement particulier dont fait l’objet la narration dans la suite des proses complète cette mimésis. Plusieurs poèmes contiennent des récits fragmentaires, des souvenirs racontés au passé composé ou à l’imparfait. Par ailleurs, les verbes au présent forment, dans l’ensemble de la suite, une intrigue rudimentaire que l’on peut décrire en programmes narratifs. Le premier programme consiste en l’interruption d’une avancée : À quoi bon continuer comme ça ? Il paraît que lorsqu’on avance, l’horizon recule. […] Tu finiras par tomber, fichu horizon. On t’acculera, un de ces jours, à quoi, je ne sais pas, mais on te passera dessus. Je n’aimerais pas me terminer en horizon. Finir chien couché. En arrière, les traces à mesure s’effacent. C’est fait exprès. Aller encore, mais où donc ? Je devine qu’après il y a du rien ; et encore du rien. Je reste. D’ailleurs, il n’y a plus de chemin. Angoisse et solitude il y a ; une de trop. (IPC, 15)
Le clochard décide de s’arrêter, parce que l’objet de sa quête est frappé de négation : la destination est inaccessible ou inexistante ; les moyens pour se rendre quelque part ont disparu. Le récit naît d’une
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disparition du sens, entendu comme direction dans l’espace, signification et justification d’existence : « Non, plus de chemin. Plus de sens » (IPC, 57). Dans les deux dernières proses, le narrateur est subitement mû par un désir de se remettre en route. La perte de sens, qui motivait d’abord l’arrêt, devient le mobile d’un nouveau départ ; l’absence de chemin apparaît alors accessoire : « on l’inventera » (IPC, 66), dit le locuteur. La valeur n’est plus investie dans le but, mais dans l’avancée elle-même ; et le « non-sens », le « rien », l’« espace vide », le « nulle part » sont soudain valorisés (voir IPC, 65). Ce départ conduira cependant plutôt à une immobilisation définitive qu’à une inversion de l’arrêt du début, parce que le locuteur ne peut plus se lever, qu’il est irrémédiablement seul, et que l’invention n’est qu’un leurre : Il n’y a vraiment personne ? On imagine, on s’enroule dans une image, on s’invente une autre vie. Façon de mourir en douce, à petites secousses. […] Maintenant, ça y est, je vais me mettre au trou avec la sombre vagabonde. (IPC, 66)
Tout ceci suppose que quelque chose avait continué après l’interruption initiale, à savoir la parole. Après le constat de perte, le locuteur n’a pas cessé de bavarder, manquant à une promesse qu’il s’était faite jadis : Je m’étais promis, quand ça arriverait, de me taire. Voilà, c’est arrivé ; je ne me tais pas. Personne, pourtant, aux alentours. […] Et si Personne n’était pas personne ? J’aurais au moins un semblant de moi. (IPC, 16)
Il se justifie par un subterfuge, une invention, celle d’un interlocuteur, ce qui lui ouvre une possibilité d’existence. Même si cette ouverture est vite niée par la réitération de la perte et de la décision (« J’allais oublier : il n’y a plus de chemin. Rester là. » (IPC, 16)), il en demeure quelque chose jusqu’à la fin, puisque le je poursuit son bavardage et que la dernière prose s’achève ainsi : « Mon espérance, ne meurs pas avec moi » (IPC, 66). En tant que discours, le monologue accomplit donc lui-même un programme narratif, qui oscille entre le désenchantement et l’espoir (ou l’illusion). Le sujet parle pour se persuader de ne plus bouger, de composer avec l’inéluctable ; mais il cause aussi pour gagner du temps, dans l’espoir d’éviter de se « terminer en horizon », hors des chemins et seul.
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Cette intrigue inverse le modèle culturel le plus prégnant du récit, celui de la quête comme représentation imaginaire du sens de la vie, dans lequel un sujet, mû par le désir, tend vers un objet valorisé ; mais elle colle plutôt bien au profil de l’itinérant en bout de course, tel que nous le décrit par exemple Hubert Prolongeau : Plus le SDF avance sur la voie de la clochardisation, plus il se contente de peu. Les besoins se raréfient, le désir meurt, et sa mort est aussi celle de l’individu. […] Chez le clochard, [les besoins] ne provoquent plus ni tensions ni conflits. Et entraînent du même coup un comportement sans but.10
Elle ne reprend pas la légende du vagabond par choix, car elle met en relief le caractère tragique de la destinée des clochards, le fait que « le bout de leur route est un cul-de-sac »11.
Mimésis clocharde 2 : dramatisation Malgré ces éléments de vraisemblance mimétique, Il n’y a plus de chemin ne ressemble guère à un texte réaliste. La sémantique et la syntaxe des poèmes minent la construction de référence tout autant qu’elles ne la produisent, notamment en brisant certaines règles de cohérence et de cohésion textuelles. Les liens logiques entre les phrases et les propositions sont peu marqués ; le texte progresse souvent par rupture thématique. Cette discontinuité logique est quelque peu compensée par des processus analogiques — associations libres et retours de signifiants. Dans le poème qui suit, le lien entre le comparé « côté musique » et le comparant « cours d’école, lotissements tristes » est un peu curieux : Côté musique, jamais été qu’une pauvre cloche. Comme dans les cours d’écoles, lotissements tristes où des oiseaux sont mis à l’échouage. On m’a parlé d’un certain Sibelius. Il paraît qu’un jour il en a eu assez. Buté dans son mutisme. Pendant trente ans. Traqué, cerné ; acculé à une folie tranquille. Gîte, couvert et compagnie, tout en lui se mêlait dans un râle vitreux, qu’on n’entendait pas. Il continuait d’être, à bruit perdu ; il avait de longs silences à la traîne. Ça n’a pas paru quand il est mort. Sibelius, c’était aussi le nom d’un 10. Hubert Prolongeau, Sans domicile fixe (Paris : Hachette, 1993), p. 205. 11. Ibid., p. 208.
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Sens et présence du sujet poétique clown au chômage, je m’en souviens, un traîne-la-savate qui rêvassait en ligne droite de retomber en enfance. A fini dans le fleuve. Une cloche grelotte du côté du port. Ou un rire d’enfant. (IPC, 62)
Mais si on attribue à « cours d’école » le sens « d’enseignements », on peut induire que le narrateur se qualifie de « cloche » en musique et en classe12. Dans l’échouage des « oiseaux », on entend l’écho de l’échec scolaire de la « pauvre cloche ». La musique mène, de fil en aiguille, aux oiseaux et à Sibelius. Le nom propre permet le passage du musicien au clown. Dans l’ensemble du poème des mots sont repris : côté, cloche, traîne, enfance-enfant ; ils ne soutiennent pas la cohésion, car ils apparaissent dans des sens et selon des plans différents ; ils favorisent, par contre, l’établissement de correspondances entre les personnages du narrateur clochard, du compositeur et du clown. Ce mixte de décousu et d’analogie, dans un style qui emprunte à la langue parlée, pourrait relever d’une autre forme d’imitation de la réalité, mimer le discours du « batteur de pavé » dont l’esprit, affaibli ou détraqué par trop de misère matérielle et affective, se met lui-même à battre la campagne, à extravaguer, à « déparler »13. « L’absence de responsabilité finit par leur enlever toute suite dans les idées »14, écrit Prolongeau à propos des clochards. « Plus de chemin. Plus de sens », c’est vrai non seulement pour l’existence, mais aussi pour la parole, qui déraille au gré du signifiant. Outre les illogismes et l’enchaînement par analogie, peuvent être symptomatiques de quelque divagation le fait de haranguer des compagnons imaginaires (l’angoisse, la solitude, Personne), de proférer des menaces contre l’horizon, de penser, avec quelque sentiment de persécution, que si « En arrière, les traces à mesure s’effacent », c’est que « [c]’est fait exprès » (IPC, 15). À ces traits d’un « parler-clochard » on pourrait ajouter le caractère théâtral, voire cabotin, du discours15. La comédie appartient bien aux vagabonds, qui adoptent des rôles, parfois comiques, le plus 12. Une autre association est possible, à partir du sens spatial : les « cours d’école » sont des lieux de récréation, de sports, où les enfants moins habiles peuvent se sentir mis à l’échouage… 13. « Bondieu, quel soleil me tape sur la tête, que je déparle pareil ? » (IPC, 57) 14. Op. cit., p. 206. 15. Jacques Paquin souligne aussi (op. cit., p. 157) le caractère théâtral des proses d’Il n’y a plus de chemin.
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souvent pitoyables, pour mendier. Certains clochards, écrit Patrick Gaboriau, voient la mendicité comme « une relation d’échange […] » dans laquelle « [l]’argent donné […] serait la rétribution d’une présence, voire d’un rôle social d’animation de rue »16. La simulation est encore présente autrement dans l’univers des vagabonds. Ils se leurrent parfois eux-mêmes, alors que, pour supporter leur sort, ils « récrivent » leur histoire en reprenant à leur compte la légende du clodo libre et maître de son destin17. Il leur arrive par ailleurs d’être victimes de supercheries, quand, déjà à la rue, mais pas encore complètement clochardisés, ils se font prendre dans les rets d’arnaqueurs plus ou moins patentés qui leur offrent divers petits boulots18. Dans Il n’y a plus de chemin, la place publique est vide, le sujet ne mendie pas, il n’anime personne sinon lui-même, mais pour y arriver, il se fait un théâtre, se crée un leurre, un compagnon invisible, « Personne ». Curieusement, il se perçoit lui-même comme étant dupé, victime de ses sens et de sa mémoire défaillante, mais aussi de quelque instance obscure (« Il y avait foule autrefois ; hier, me semble-t-il. Peut-être que je me trompe. Toujours trompé » (IPC, 34)) ou d’une gigantesque farce (« J’ai bu tout mon saoul de cet air qui pue la bouffonnerie » (IPC, 50)). Il fait régulièrement le bouffon ; son monologue est truffé d’ironie et de jeux de mots : « Les cheminées dans le ciel cheminaient et la foule se foulait » (IPC, 37).
Le retour du poète Cette hypothèse d’une mimésis de parole a ses limites. La plupart des traits d’écriture que j’ai associés plus haut à une parole « fêlée » peuvent aussi bien être considérés comme des marques de poésie. Et malgré son « apparence brouillonne »19, la prose fait l’objet d’une organisation serrée, qui met à distance, sans l’annuler, la référence au comportement verbal de l’itinérant. Certaines tournures reviennent fréquemment, avec variations, pour former des ritournelles par leur syntaxe et leur intonation : on trouve un grand nombre d’affirmations ponctuées par l’incise « qu’ils disaient », de propositions dont le sujet 16. Patrick Gaboriau, Clochard (Paris : Julliard, 1993), p. 76. 17. Voir Hubert Prolongeau, op. cit., p. 202. 18. Voir ibid., pp. 176–8. 19. Jacques Paquin, op. cit., p. 215.
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est « on », de groupes qui commencent par « comme » ou par « il y avait », « il n’y a plus », « c’est », « c’était », souvent accompagnés du mot « chemin ». Deux signifiants forment de vastes réseaux phonosémantiques : le « on » de vagabond, et la « cloche » de clochard. Au premier, qui déborde les proses pour essaimer aussi dans les exergues et les vers, se greffent le [çn] de personne et le [çm] de comme. Ce réseau associe l’isotopie de l’humain à celles des animaux et des choses, car la majorité des substantifs désignant ces derniers en font partie. Dans cette grande série, on trouve par ailleurs l’isotopie du son, voire de la poésie, avec « chanson » (IPC, 49) et « chansonnette » (IPC, 21) qui rappellent les premiers vers de la suite : Voici qu’on siffle un petit air ancien de mal à l’âme a-t-on idée d’avoir une âme et qui a mal en plus où chante sans en avoir l’air l’ombre de qui n’est plus (IPC, 9)
Diverses variantes morphologiques du mot « cloche », qui jouent avec sa double origine, réunissent la sémantique du vagabondage à celle du son et de la voix. Ce sont d’abord des dérivés de « cloppicare », qui a donné « clocher » au sens de boiter ou de mal fonctionner, « cloche » pour une « personne niaise et maladroite, un peu ridicule »20, et bien sûr la « cloche » des clochards : le personnage, à cause d’un lacet cassé, arrive « à cloche-pied au bord de la fosse » (IPC, 46) ; faisant le bilan de sa vie d’errance, il constate qu’après s’être mis en ménage avec l’angoisse et la solitude, il « s’hébête », il « cloche » (IPC, 50). C’est ensuite la « clocca », la « cloche » comme « instrument creux, évasé, en métal sonore », qui apparaît par exemple dans le « rire en clochettes » (IPC, 21) de la petite fille. L’association entre les deux isotopies se matérialise clairement dans un épisode où le narrateur envoie valser une « boîte de conserve rouillée », décrite comme une « chose clocharde » d’où surgit un « secret sonore » (IPC, 58). S’ajoutent au faisceau de relations les sèmes de la voix, du mutisme et du silence, par exemple dans le poème qui commence en présentant le narrateur comme « une pauvre cloche » « côté musique » et à l’école, 20. Les définitions citées ici sont empruntées au Petit Robert. Dictionnaire de la langue française (nouvelle édition), Dictionnaires Le Robert, VUEF 2001, édition canadienne.
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et s’achève par une « cloche qui grelotte du côté du port », laquelle est comparée à un « rire d’enfant » ; entre ces deux « cloches », apparaît le compositeur enfermé dans son « mutisme », son « râle vitreux qu’on n’entendait pas » et « ses longs silences à la traîne » (IPC, 62). De nombreux éléments confèrent au texte une dimension autotélique. L’isotopie de la clochardise déborde le plan littéral pour envahir les comparaisons et les métaphores, ce qui replie le texte sur lui-même. Le locuteur a des chaussettes « couleur pavé » et il « ressemble à un sac de couchage » (IPC, 60) ; il traîne dans sa tête « des morceaux de chemin », ce qui lui « fait une cervelle rapiécée comme [le] pantalon [de] Personne » (IPC, 63) ; quand il lui faut « vider son sac » (IPC, 60), c’est à la fois matériellement, pour la halte du soir, et verbalement. Par ailleurs, la comédie et l’humour se fondent essentiellement sur l’autoréférence et l’intertextualité. La conversation avec « Personne » rappelle une pièce d’Alain Pontaut21 dont Brault a fait un compte rendu intitulé « Il n’y a plus d’îles » (PC, 96–102), qui met en scène un certain Gama, lequel, comme notre clochard, discute avec un ami invisible, Sibélius. Et le leurre de la création de Personne est exhibé comme tel par son inventeur luimême, qui revient fréquemment sur son propre discours : « Plus de sens. Je détresse des fils nattés. Je me creuse sur place ; jusqu’à toi, qui n’existes pas. Personne ; inventé. Éventé » (IPC, 57). Son ironie porte le plus souvent sur des discours. L’incidente « qu’ils disaient » marque une distance sceptique face aux propos qu’elle ponctue, qui sont souvent des énoncés de « gros bon sens » un peu déformés : « La nuit, tout est gris ; comme les chats, qu’ils disaient. Possible » (IPC, 30). Mais bien plus que la parole commune, ce sont des discours nobles, comme la critique littéraire, la philosophie et la poésie, qui sont les cibles du locuteur : « Ce n’était pas la peine que j’écoute les philosophes. Se fendre en quatre et en trente-six pour découvrir que le temps succède au temps. Et inversement » (IPC, 51). Cette dérision s’accompagne souvent d’autodérision : « La semaine dernière ? à l’heure mauve, ma préférée, aussi timide qu’un matin lève-tard, bah ! tu bavardes comme les poètes-perroquets […] » (IPC, 37). Enchevêtrant la parole errante et l’écriture poétique, la référence fictive et l’autoréférence, la sémantique de la cloche boiteuse et celle 21. Alain Pontaut, Un bateau que Dieu sait qui avait monté et qui flottait comme il pouvait, c’est-à-dire mal (Montréal : Leméac, 1970).
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de la cloche sonore, Il n’y a plus de chemin ramène, en sous-main, la liaison entre le vagabond et le poète. En faisant de son personnage un lettré capable d’ironie sur lui-même, ce texte retrouve quelques traits du légendaire clochard philosophe. Il ne reprend pas, toutefois, ceux du rebelle ayant choisi son destin. Et l’on aura compris, avec l’ironie, que les valeurs clochardes n’idéalisent guère le sujet poétique dans sa marge. L’intrigue ne lui confère aucun rôle d’élection, au contraire. Si l’impasse tragique dans laquelle se trouve le clochard comporte une dimension universelle, peut être comprise comme une figuration des limites de la condition humaine, elle ne fait pas du protagoniste celui qui pourrait, mieux que d’autres, en révéler quelque signification. Sa parole naît d’une absence de justification d’existence, elle ressemble au comportement sans motivation ni orientation définie qui est celui du clochard. La forme du Rollengedicht, qui donne lieu ici à une véritable dramatisation, octroie au je une dimension histrionique. Loin de le singulariser, la solitude le dépersonnalise : cela apparaît nettement dans le poème où il invente « Personne », ce fantôme grâce auquel il s’autorise à parler. On croirait voir là une parodie de la fameuse situation d’interlocution qui, selon Benveniste, permet l’avènement du sujet dans et par son langage22. Cette scène est un faux dialogue, où un tu est inventé grâce à un artifice consistant à transformer l’indéfini « personne » en nom propre, à jouer sur l’ambivalence de ce mot qui dit autant l’absence que la présence de quelqu’un23. Le sujet qu’instaure ce tu en devient lui-même un simulacre : « Et si Personne n’était pas personne ? J’aurais au moins un semblant de moi ». Le je simule, car son « moi » est frappé non seulement d’inauthenticité, mais de manque à être. Dans cette relation du je à « Personne », on pourrait voir aussi une caricature de l’adresse lyrique, où Joëlle de Sermet décelait une « pure projection métaphorique de l’espace subjectif scindé en sujet et objet »24 : après avoir parlé de son « semblant de moi », le locuteur ajoute en effet : « On se dirait ou pas,
22. Voir Émile Benveniste, « La nature des pronoms », Problèmes de linguistique générale 1 (Paris : Gallimard, 1966), pp. 251–7. 23. Ce glissement de l’indéfini au nom propre rappelle aussi bien sûr, comme l’écrit Jacques Paquin, « la ruse qu’utilise Ulysse pour échapper au cyclope Polyphème », op. cit., p. 157. 24. Joëlle de Sermet, op. cit., p. 93.
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on se tairait ou pas, il y aurait un peut-être. Une chance. De quoi, je me-te demande » (IPC, 16, je souligne). Les associations sémantiques suscitées par les retours, la signifiance, enrichissent ces valeurs. La ritournelle des « on » accuse la « dé-singularisation » de la figure du poète, l’assimilant au clochard anonyme plutôt qu’au marginal rebelle ou génial. « On », qui vient de « homo, tout homme », est, selon les linguistes, « la catégorie grammaticale qui a la plus grande imprécision »25. Il tient à la fois du pronom indéfini et du pronom personnel. Au plan sémantique, il est indéfini : il n’a formellement « aucune valeur référentielle »26, et peut fonctionner sans identification, désigner tout aussi bien, sous un aspect indéterminé, « tout le monde y compris moi », « n’importe qui », « personne », etc.27. Au plan morphologique, il est indifférencié : il ne porte aucune marque de personne, de genre ou de nombre et peut « se substituer à tous les pronoms personnels »28. Françoise Atlani le qualifie de pronom « illusionniste » parce que, étant situé à la frontière de la personne et de la non-personne, de l’identifiable et du non-identifiable, « on » se prête à de nombreuses métamorphoses énonciatives. Il n’y a plus de chemin joue de l’illusionnisme, exploitant de nombreux emplois possibles du pronom, dans des contextes où l’on ne peut toujours l’interpréter avec certitude. Le « on » y est souvent le substitut d’un « nous », comme dans la langue parlée : quand il prend en charge le je et ses doubles (Personne, solitude, angoisse), il renforce l’ambivalence du signifiant « personne ». Il renvoie ailleurs à une collectivité indifférenciée, qui peut ou non inclure le je ; dans les cas où le « on » inclut le je, il introduit des énoncés gnomiques qui généralisent l’expérience du sujet. Cette généralisation pourrait relever de l’universalisation censée caractériser le sujet lyrique, sauf que le clochard ici n’est pas l’élu qui saisit, interprète ou révèle mieux que d’autres la voix de tous ; ses sentences ont souvent un caractère
25. Harald Weinrich, Grammaire textuelle du français, tr. Gilbert Dalgalian et Denise Malbert (Paris : Didier/Hatier, 1989), p. 79. 26. Françoise Atlani, « ON L’illusionniste », La langue au ras du texte (Lille : Presses universitaires de Lille, 1984 ), p. 23. 27. Ibid. 28. Jean Dubois, Grammaire structurale du français. Nom et pronom (Paris : Larousse, 1965), p. 111.
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dérisoire, et le « on » y manifeste plutôt la dissolution du je dans le commun, l’insignifiant, l’idiot même — enfance exceptée : Naître idiot ; lot commun. Avoir du génie ; éclair d’une enfance. Avant de finir crétin, on se normalise, on se fait aimer, on s’habille de cicatrices. Autobiographie, qu’ils disaient. (IPC, 51)
Le réseau des nasales [ç) ], [ç n], [ç m], qui réunit les isotopies de l’homme et des choses, recrée d’une autre façon l’ambivalence entre personne et non-personne ; il contient par ailleurs plusieurs lexèmes porteurs des traits « comédie », « tromperie », « ridicule », « connerie »29 ; certaines occurrences de « cloche » vont dans le même sens, évoquant la boiterie, le disfonctionnement et le ratage : Écoute, Personne30, ne ris pas. Tu n’y vois pas mieux que moi. On est là comme des cons à croire que et à penser que. On se ressemble ; toi invisible, moi immobile. Ou encore : maladroits à être. Qu’ils disaient, pour consoler d’importance. (IPC, 18) Il y avait foule autrefois ; hier, me semble-t-il. Peut-être que je me trompe. Toujours trompé. (IPC, 34) Alors, au fil des routes, on laisse des morceaux. On traîne sa carcasse et un peu d’espace. On se met en ménage avec l’angoisse, avec la solitude. Deux sangsues qui ventousent le petit reste. On s’hébête. On cloche. J’ai bu tout mon saoul de cet air qui pue la bouffonnerie. (IPC, 50)
29. Les sonorités /ç)/, /çn/ et /çm/ sont souvent précédées d’un /k/ dans la suite, si bien que les signifiants « cons » (IPC, 18) et « connards » (IPC, 56) font écho à des mots porteurs de significations clés dans le texte : « continuer », « conduire », « compagnie », « compagnon », « rencontre », (qui renvoient à l’ancienne vie de vagabondage et à l’actuelle situation de solitude) ; « consoler », « content », « connaître », « reconnaître », « contempler » (qui font référence aux affects du personnages et à son activité perceptive et cognitive) ; « comme » et « commun » (par où s’échangent les sèmes de la comparaison, de la communauté et de la banalité). 30. Je souligne en italique les lettres qui renvoient aux phonèmes appartenant aux réseaux phono-sémantiques.
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La série rassemble enfin toute une série de mots liés à la négativité, à la chute et à cette « sombre vagabonde » qu’est la mort31.
Ouvertures : du désenchantement à l’invention Dans Il n’y a plus de chemin, la figure du clochard, de même que les valeurs dont elle est investie, unissent étroitement le tragique et la dérision, selon un mouvement semblable à celui qu’Emmanuel Jacquart décrivait chez Samuel Beckett : Si au premier abord la dérision et le tragique peuvent paraître antinomiques, en fait, tous deux résultent d’une prise de conscience de la condition humaine. Celle-ci n’offrant aucune issue, aucun espoir, est tragique pour l’intéressé. En un second temps, lorsque l’intéressé se fait spectateur, elle se fait absurde, donc, par définition, privée de sens. Elle s’impose alors comme une farce grotesque, comme une inconcevable moquerie — d’où la dérision32.
Cette dérision, ou ce rire face aux limites de la condition humaine peut prendre, selon Simon Critchley33, deux formes bien différentes. La première est celle de l’affirmation tragique, elle consiste en un rire héroïque, nietzschéen, qui défie et raille le peloton d’exécution — « Go ahead, shoot me, I don’t care »34. Critchley y voit le rire d’un maniaque, d’un « ego gonflé et triomphant dans la solitude vide et les rêves infantiles d’omnipotence »35. L’autre relève de ce que Freud décrit dans « Der Humor ». Ce rire a la structure formelle de la dépression, c’est-à-dire qu’il émane d’une relation asymétrique entre un surmoi dominant et un moi dominé. Cependant, le surmoi ici ne serait pas hostile, mais consolateur et libérateur : il observe de haut le moi, qui dès lors a l’air minuscule et insignifiant ; ce faisant, il permet au sujet de rire de lui-même, de trouver ses intérêts futiles. Critchley 31. Par exemple : « tomber », dans diverses variantes morphologiques (IPC, 15, 18, 34, 43, 46, 62), « sombre » (28, 29, 66), « ombre(s) » (9, 30, 31), « encombrés », « fond », « au fond » (43), « bas-fond » (63), « condamné » (23, 32), « agonie », « agonise » (60), « non-sens » (34, 66), « non » (20, 33, 36, 43, 44, 50, 57). 32. E. Jacquart, Le Théâtre de dérision (Paris : Gallimard, 1974), p. 93 ; cité par Véronique Sternberg-Greiner dans Le comique (Paris : Flammarion, 2003), pp. 223–4. 33. Simon Critchley, On Humour (London/New York : Routledge, 2002), pp. 105–7. 34. Ibid., p. 105. 35. Ibid. Je traduis.
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affirme qu’un tel humour « naît de la sensation palpable de notre incapacité, de notre impuissance, de notre inauthenticité »36. Il fait l’hypothèse que le surmoi capable d’humour vienne prendre la place du moi idéal et des fantasmes du narcissisme primaire, comme, par exemple, celui de la fusion avec dieu ou avec un moi essentiel. Ridicule, impuissance, inauthenticité sont quelques-unes des valeurs que la figure du clochard assigne à celle du sujet poétique dans le livre de Brault. En convoquant la fable freudienne revue par Critchley, je ne souhaitais nullement assimiler ces figures aux instances de la psychanalyse ; je voulais simplement montrer qu’Il n’y a plus de chemin, comme d’autres textes de Brault, mais de façon plus radicale, tente de se délivrer des mirages narcissiques associés au lyrisme, par exemple ceux de l’originalité, cette « enflure arriviste » (PQC, 94) ou du « souci ontologique, maladie aigresistentielle » (AFJ, 116). Je voulais aussi montrer que cette « déconstruction de l’illusion lyrique » ne ressortit pas à une dérision triomphante, méprisante et destructrice. L’humour dont parle Freud voudrait dire quelque chose comme : « Regarde, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie »37. En associant au désenchantement sur le moi un jeu avec une autre forme d’illusion, cet humour libère. Dans Il n’y a plus de chemin, le jeu — l’invention d’un interlocuteur qui aide le je à espérer, à survivre — est démasqué en même temps que produit : l’humour reste donc toujours « blessé » (IPC, 47), mais il est porteur d’ouverture, car il permet la parole. Cette dérision rappelle ce que Brault disait du parodique chez Alain Pontaut, à qui il emprunte son simulacre : La pièce d’Alain Pontaut, avec, parfois, des échos de dialogues boulevardiers, ne s’en remet à la charge que pour mieux se délester d’une oppression : regarder en face l’insignifiance de vivre, génération après génération, nul (individu ou peuple) ne le supporte longtemps. Le parodique ne sert pas qu’à fustiger des tares sociales ou à dénoncer les abus de l’ordre politique, il donne du champ à la conscience quasi fascinée par l’injustifiable de sa condition, il l’amène à déceler une faille dans le mur d’un horizon fermé. (PC, 98)
36. Ibid., p. 106. 37. Sigmund Freud, « L’humour », dans L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, tr. Bertrand Féron (Paris : Gallimard, 1985), p. 328.
Du clochard à l’histrion : Jacques Brault
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Il n’y a plus de chemin ne fait pas que projeter les traits de la « pauvre cloche » sur le moi, poétique ou autre ; il fait de toutes ces « choses clochardes » le lieu d’où peut surgir « un secret sonore », le fondement d’une poétique. Car toutes ces valeurs vagabondes — le commun, l’insignifiant, le risible, l’inauthentique, le boiteux — vues non plus comme des propriétés du poète, mais du langage lui-même, sont une source d’invention verbale constante dans ce livre.
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Le passant et le reste chez Bernard Noël Michael Brophy L’œuvre de Bernard Noël est cette invitation maintes et maintes fois renouvelée à entrer par le travail du regard dans l’espace de la relation. Cette entrée entraîne invariablement une sortie de soi qui s’étend tout le long de l’axe du regard en prenant pied, si j’ose dire, dans, et à travers, le volume aérien, « la substance fenêtre »1, de ce même regard. « Regardez comme dans cet espace en mutation chaque corps en soi est déjà, vers vous, un geste et une pensée, chaque corps un signe… » : c’est par cette exhortation que se clôt le recueil d’essais intitulé La Castration mentale (CM, 133), exhortation d’autant plus saisissante qu’elle est précédée d’analyses désespérément en révolte contre la privation du sens dont s’arme le pouvoir économique, et qui, au seul profit des intérêts mortifères de ce pouvoir, mine insidieusement de l’intérieur toute liberté de penser, et partant, toute résistance au processus généralisé d’évidement et d’évacuation qui draine le suc éthique et créatif du corps social. Comparons d’ailleurs le frisson de délectation qui se glisse dans cette adresse finale à la déclaration rageuse qui termine le texte précédent : « Je déteste l’optimisme parce qu’il n’a principalement servi qu’à supporter l’oppression : j’appelle au désespoir parce qu’il possède une énergie 1. L’Été langue morte (Montpellier : Fata Morgana, 1982), sans pagination. J’emploie les abréviations suivantes pour désigner les ouvrages de Bernard Noël cités dans le corps du texte : BL : Bruits de langues, (Le Rœulx : Talus d’approche, 1980), sans pagination ; CT : La Chute des temps (Paris : Flammarion, 1983) ; JR : Journal du regard (Paris : POL, 1988) ; P : La Pornographie, in Le Château de Cène suivi de Le Château de Hors, L’Outrage aux mots, La Pornographie (Paris : Gallimard, 1990) ; OD : L’Ombre du double (Paris : POL, 1993) ; CM : La Castration mentale (Fontaine-lès-Dijon : Ulysse, Fin de siècle, 1994) ; RV : Le Reste du voyage (Paris : POL, 1997) ; EP : L’Espace du poème (Paris : POL, 1998) ; VHM : Vers Henri Michaux, (Draguignan : Éditions Unes, 1998) ; MS : La Maladie du sens (Paris : POL, 2001).
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propice à la colère… » (CM, 127)2. S’inscrit effectivement en miniature dans ce recueil la stratégie du chant et du contre-chant qui, par exemple dans La Chute des temps (1983), marie audacieusement le grinçant et l’élégiaque, la révolte et l’acquiescement, le désarroi et l’éblouissement. Même en plein contre-chant dans Bruits de langues (1980), usant hargneusement d’une « plume dépressive », le poète laisse transparaître soudain à travers les borborygmes et les béances d’une trame qui détraque, ce qui promet de ranimer un verbe essoufflé : « le visible déjà me prend comme une mer… » (BL, Troisième suite). Ces deux phrases et ce vers précités finissent tous par des points de suspension, c’est-à-dire que l’auteur refuse précisément d’y attribuer une fin. De plus, dans deux cas, l’adverbe « déjà » revient, et c’est comme si une force d’attraction et d’entraînement courait devant le texte et brisait sa clôture, transformant sa ligne en tremplin, en instrument du saut, plutôt qu’en lieu d’accomplissement et glissement vers le repos. Dans l’ensemble de l’œuvre, propositions et contrepropositions se multiplient de la sorte, sans qu’il y ait ni prise de position définitive ni tentative assurée de synthèse, car décidément, pour Bernard Noël, « l’opposition est cette relance, qui fait que rien ne sera jamais acquis » (P, 170). Et c’est par ce mécanisme de la relance qu’il s’évertue à reconvertir en pro-jet l’écriture qui peu à peu se forme et se fixe, à exposer aux yeux non seulement sa cristallisation mais aussi et plus essentiellement son surgissement, c’est-à-dire sa qualité d’événement dans l’espace mental et sa translation comme forme vers le dehors. Ainsi, tout comme l’attrait de ces « choses » de l’artiste Bertholin que le poète évoque dans La Castration mentale, l’invitation de l’œuvre vise en grande partie à ouvrir en nous « l’appétit d’une invention » (CM, 38), à nous joindre à son élan, à nous emporter dans le mouvement de son propre à-venir, qui est le seul garant du sens, la seule voie vers la présence. Mais revenons à cette exhortation qui ne clôt La Castration mentale qu’en se refusant à toute claustration. En nous engageant à lever les yeux sur l’espace où se meut l’Autre, le poète semble vouloir diriger le regard bien au-delà des limites du texte. Cependant, usant des mots « geste », « pensée » et « signe », il nous renvoie 2. Entre en résonance avec cette déclaration la prise de position de Michel Deguy dans L’Énergie du désespoir, ou d’une poétique continuée par tous les moyens (Paris : Presses Universitaires de France, 1998).
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paradoxalement à la production de l’écriture au moment même où nous sommes encouragés à nous en détacher, avec cette différence que la pensée ne tend plus le relais au geste pour se désigner en dehors du corps par le biais d’un alignement de signes abstraits : tout au contraire, pensée, geste et signe coïncident parfaitement dans la matérialité même du corps, qui pointe dans l’espace comme présence au fur et à mesure de la compénétration du dedans (« chaque corps en soi ») et du dehors («…est déjà, vers vous… ») qu’il assure. Si le corps s’érige en signe ici, ce signe n’exige aucun acte d’abstraction ; il n’est pas à décrypter, mais à savourer immédiatement sur le plan sensible ; il fait appel en premier lieu à l’émotion et non point à l’entendement. Par cet impératif « Regardez », le poète cherche donc à nous détourner du lisible pour nous engager au plus près du visible. Il souhaite que seul commande le regard le simple et inestimable « plaisir de voir », car, comme il le note dans son Journal du regard (1988), « le plaisir de voir nous plonge dans l’émotion de la présence qui nous retire du mouvement de la signification », et cette présence est « en elle-même toute sa compréhension » (JR, 114). Les jalons « pensée », « geste » et « signe » qui ne se succèdent plus dans le mouvement générateur du sens, mais soudain se croisent et s’équivalent, nous permettent de saisir tout ce que la pratique de Bernard Noël aspire, ne serait-ce de façon utopique, à nous mettre sous les yeux : une écriture apte à nous rattacher d’emblée à sa propre qualité d’évidence, à revêtir ce qu’il nomme « une littéralité communicable », à faire basculer l’expression et l’exprimé dans une « identité agissante »3. Cette littéralité, cette fluante indifférenciation dont le poète fait l’éloge dans un bref essai sur Rimbaud, participent pour lui de « la concrétisation d’un état pensif — ou poétique », à quoi il ajoute sans hésitation : « ce qui est pour moi la même chose »4. Comme Rimbaud, lui cherche à délimiter un espace où couler « de la pensée accrochant la pensée et tirant », où amener vers sa concrétion verbale l’expérience d’un mouvement qui constamment s’échappe, expérience que cette même concrétion ne cesserait en revanche de raviver et de relancer en sollicitant l’adhésion du lecteur. C’est l’art qui aurait su découvrir en premier dans l’espace pictural cette efficience de la forme qui, entrant dans le champ visuel, 3. « De la pensée accrochant la pensée et tirant », Europe, 746–7, juin-juillet 1991, pp. 61–2. 4. Ibid., p. 62.
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y déclenche aussitôt un phénomène de circulation et de contagion, phénomène que le poète explique ainsi : Un tableau est après tout un dépôt d’énergie — une énergie communicative. Le regard l’active dans le tableau, si bien qu’elle pénètre en lui, l’envahit, l’arrime en retour. C’est en somme la réciprocité qui est contagieuse : on retrouve là le processus érotique. (EP, 92)5
Cette notion de « dépôt » revient d’ailleurs lorsque le poète parle de l’écriture, car tout ouvrage contiendrait selon lui un dépôt de temps égal au temps de la vie employé à sa réalisation, et ce dépôt laisserait « une empreinte qui facilite la communication, qui peut-être même est le véhicule de la communication à travers l’acte sacrificiel du don fait de soi à l’œuvre » (E P , 134). N’est-ce pas en effet cette empreinte — « la chose la plus fugace, la plus incertaine, mais peut-être la plus fondatrice », insiste-t-il — que la fictive Madame Mallarmé poursuit dans La Maladie du sens en méditant dans le sillage de la disparition de son époux « l’étrange contamination d’existence que suffisent à propager quelques pages » (MS, 39) ? À l’œuvre de l’absent la narratrice associe « une littéralité » qui se traduit par une « empreinte contagieuse », « un entraînement irrésistible » (MS, 13), et que l’écrivain aurait su étayer par le travail du nombre amené à « donner prise sur la matière verbale et sur l’énergie sensée » (MS, 19). L’écriture noëlienne est ce lieu de la dépense et du dépôt, du surgissement et de la cristallisation, de l’aération et de la condensation, que le poète souhaite ériger en « lieu du tout à la fois, de la précipitation et de l’éclat » (C M, 21–2). Cependant, tout en s’efforçant vers ce summum d’une concrétion énergétique, il est hanté comme écrivain par un sentiment d’insuffisance qui rappelle le tranchant de l’inacceptabilité à soi-même dans la poétique d’André Frénaud : Il y a là un mystère qui résiste, et dont l’effet principal est de me laisser insatisfait de tout ce que je fais : ce n’est pas assez. Ce ne sera jamais assez. Il ne s’agit pas de réussite littéraire au sens de
5. Voir aussi à cet égard Matisse (Paris : Hazan, 1988), p. 16 : « La visibilité de cet espace est en soi agissante par la faculté qu’elle a de s’unir à la vue du spectateur, de la délier de son cloisonnement et de l’entraîner dans son sens ».
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perfection, mais de souffle… Est-ce bien le mot ? Souffle — oui, souffle d’emportement […] (P, 179)6
Aller jusqu’à bout de souffle, voire s’élancer jusqu’au bout du souffle, est la suprême tentation, alors que s’impose l’inévitable mouvement de retour vers soi qui exige que soit reconnue dans cette entreprise la trop grande part d’illusion. « Quelqu’un est sorti du souffle / il a mangé mon visage // il est où je suis / quand je ne suis rien », proclame le poète dans L’Ombre du double (O D, 37), mais deux pages plus loin il est contraint d’avouer que « nul ne va jusqu’au bout du tu / un couteau de mirage crève l’œil ». Écrire consiste pour Bernard Noël non seulement à « assumer notre animalité à travers sa conscience », mais à faire de cette conscience pleinement assumée à son tour le lieu d’une seconde nature où nous jeter pour devenir « des poissons dans le mental ou dans le verbal » (EP, 77–8). Voilà tout ce vers quoi font signe les mots « événement verbal entier » (EP, 53), et qui est le propre du parlant ou, comme Christian Prigent nous le rappelle, de ce que Artaud nomme « le partant : le séparé, l’arraché à l’immédiateté animale de l’expérience »7. Ce triomphe d’une énergie mentale dont l’élan informe et oriente tout l’espace du poème, Bernard Noël n’hésite pas à le confirmer par exemple chez Michaux : […] on apprend à glisser depuis la phrase dans la pensée ; ici, on s’allège en la lisant pour flotter dans son éclat — c’est-à-dire qu’en lui prêtant l’attention qu’il faut, elle se déleste de son sujet et vous déleste aussi de vous-même afin qu’à travers vos yeux file son seul courant. (VHM, 63)
Lors d’un tel entraînement, il n’est plus possible de parler de sujet, ni même de relation intersubjective, car la relation se situe plutôt impersonnellement entre le visuel, le verbal et le mental dont la fusion allégeante révèle un seul et même espace d’où découle tout le sens, et ce qu’on peut appeler présence. Par contre, dans sa propre pratique, le 6. Pour Frénaud, « le poète édifie un équivalent imparfait d’une expérience exorbitante », et il poursuit plus loin dans le même texte : « La fête n’est jamais qu’une “pauvre fête”. La forme rayonnante qui réfracte dans la durée quelques éclats d’une force indicible et déjà évanouie fait preuve d’une inhabituelle puissance mais aussi de notre “inhabileté fatale” ». Voir « Fragments sur la poésie », in GeorgesEmmanuel Clancier et Jean-Yves Debreuille, André Frénaud (Paris : Seghers, 1989), pp. 245–6. 7. Christian Prigent, À quoi bon encore des poètes ? (Paris : POL, 1996), p. 37.
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poète désigne sans cesse les fulgurances et les intermittences de la présence qui tour à tour se donne et se dérobe, comble et prive, exalte et déroute. « Chez moi, la place du JE est vide », affirme-t-il8, mais il sait aussi que le TU joue double jeu, que le passage du JE au TU n’est pas seulement projection vers l’autre mais aussi interrogation de tout ce qui se tait et se soustrait à l’exercice de la langue, et qui, se refusant, le renvoie au « peu de corps » et à la désolante « insignifiance de soi » (CT, 43)9. En outre, comment juger d’une telle projection qui volatilise le corps quand, de l’aveu du poète, on peut ressentir cette volatilisation « comme une perte ou comme une intensification de la présence jusqu’à sa portée extrême » (EP, 29). « Debout », proclame-t-il dans L’Ombre du double, « dans les quatre vents / du oui et du non // de je et du tu » (OD, 110). Telle serait la posture rebelle du poème qui mue en débat et battement le bât de la bouche, qui passe et repasse entre « le trop et le trop peu » (OD, 105), « la tente de fumée » (OD, 14) et la « tente d’os » (OD, 97), le « je d’ange » (OD, 43) et l’alarmant constat que « déjà / tu te faisandes » (OD, 103) — qui s’acharne, enfin, à aiguiser les contradictions, à les relancer, à trouer de leurs cruels et inapaisables élancements l’opaque et l’insoluble. Faute du saut définitif ardemment souhaité, c’est la reprise du même élan qui s’impose — et l’implacable remontée des mêmes élancements. « L’élancement », déclare le poète à la fin de L’Ombre du double, « le pas assez / de fin / en toute chose finissante » (OD, 119). Par la voie de la paronymie, « pas assez » rejoint le verbe « passer », et au parlant, au partant, il faudrait effectivement ajouter chez Bernard Noël la figure du passant et son troublant corollaire, le reste. Ainsi, constituant un seul volume, « Le Passant de l’Athos » est suivi des deux sections intitulées « Le Reste du voyage » et « Le Reste d’un poème ». Lors de son séjour dans un monastère ruiné au mont Athos, ce passant qu’est le poète est obligé de se mesurer, et de mesurer du même coup son art, à une folle prolifération de restes qui demeurent réfractaires à la nomination et révèlent par là la mise en échec des mots qui « ne suffisent plus / comme si l’adéquation creusait ici / un abîme où elle se jette elle-même » (RV, 32). Dans les 8 . « Rencontre avec Bernard Noël », L’O&il de la lettre, 1995, p. 6. 9. « Sur le peu de corps » est le troisième et dernier poème de L’Ombre du double. Selon Bernard Noël, c’est le suicide de son ami François Lunven qui l’a « jeté dans le “TU” » (« Avec Bernard Noël », Prétexte, 16, hiver 1998, p. 85).
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poèmes suivants, le reste est d’emblée explicitement verbal et évoque ce qu’il s’avère en grande partie impuissant à réaliser : « le désir que le passager prenne fin / dans le silence et l’harmonie au bord d’être » (RV, 94). Le regard et le dire du passant trébuchent sur le reste, le reste verbal s’astreint à donner prise en revanche sur toutes les formes dissolvantes ou aériennes de l’être ou de la vie qui passe. Souvent, de part et d’autre, il paraît qu’« on a encore frôlé la solution » (RV, 13), et ces frôlements, ces remous, ces rumeurs de la langue ne font que souligner l’énorme disjonction entre tout ce qui appelle le regard et tout ce qui se tapit et se tait dans la langue, le tout à dire et le peu dit. Le passant et le reste posent donc une sorte d’inéquation qui diffère perpétuellement l’espèce de réalité absolue qu’envisage le poète. Leur relation relativise la littéralité, car le mot « passant » suggère un mouvement continu et inéluctable là où « surgissement » annonce tout un événement, et le reste ne serait que la forme figée et infiniment réduite de cette concrétion active et totalisante que promet la cristallisation. La coïncidence du surgissement et de la cristallisation nous hisse jusqu’au plan utopique d’une deuxième nature ; le décalage temporel et spatial entre le passant et le reste, leur incompatibilité, leur antinomie, nous replongent dans le quotidien où contempler de nouveau « un long travail d’illusion » (RV, 68) et un monde en perdition où seul « le mystère demeure entier » (RV, 106). Il me semble que là gît la véritable sagesse de l’œuvre, car après L’Ombre du double, l’élan qui met le sujet hors de soi et donc hors jeu est très sensiblement modéré dans Le Reste du voyage. Comme son Mallarmé, Bernard Noël y choisit de lier tout mouvement d’abstraction à « des élans tirés de la marche ordinaire du jour » (MS, 15) : le rythme des offices monastiques au mont Athos, les diverses gravitations et concentrations de la foule en ville, les voyages en TGV et en train corail, la masse des fleuves qui se déplace inépuisablement, des cyclistes qui passent très vite. Ces écoulements du quotidien qui scandent l’écriture l’arrachent au théâtre d’ombres qui déroule les évolutions pensives d’un ballet tout aérien dans le livre précédent. Ils concourent à rattacher ce ballet non seulement au mouvement premier d’une matière terraquée et charnelle, mais aussi à ce qui, de cette matière, roc solaire ou crâne poudreux, se détache du mouvement, y résiste, reste. En effet, au moment de composer « Le Passant de l’Athos », le poète va jusqu’à se demander si ce qu’il écrit est vraiment un poème, tant le texte est « fléché » et « circonstanciel »
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(EP, 49). C’est la vue de l’érection crayeuse du mont Athos lui-même qui déclenche la première « note verticale », et ces notes se multiplient, prennent la forme d’un nouveau journal du regard, constituent autant de sondes d’un verbe « jeté vif dans l’instant précis » (RV, 75). Dans ce journal, s’il y a du surgissement et de l’envol, il y a tout d’abord la marche d’un « je» qui passe pieds sur terre et qui, pendant que les yeux tâtent l’air, demeure également attentif à tout ce qui, ayant subi bien d’autres piétinements, craque et s’écrase sous les pas. « Chaque pas bât briquet sur les éclats », déclare le poète (RV, 44), et c’est le vers de onze syllabes qu’il emploie pour capter ces craquements et ces crissements, car comme ces bruits émanant d’objets saccagés, sa forme bancale et asymétrique dévoie le chant, « rate à tous les coups » (E P , 48), rit des « vieux commandements » (RV, 40). Le pas-à-pas journalier qu’est devenu le poème s’ouvre même à la prose (le récit du père Paul, les confidences du père Maximos) et baigne dans des bruits de langues qui livrent à l’oreille leurs « pets » et leurs quiproquos10. Le jeu pronominal prend chair, les acteurs se nomment, et la simple humanité de l’autre suffit à séduire le cœur et à ranimer le souffle du poème : en toutes choses dites par Maximos j’aime la conviction simple et l’ardeur naturelle qui toujours tempère et met de la candeur (RV, 42)
Tout autrement Bernard Noël nous demande dans ce livre de marcher sur les pas du créateur, car il faudrait sentir avant le battement de l’aile tout le poids de chaque pas du passant plongé « au milieu d’aujourd’hui » (RV, 10). « Il m’étonne », déclare la veuve devenue lectrice de son mari dans La Maladie du sens, « et me devient par là impersonnel, ou bien me rend impersonnelle en m’amenant à plumer mon moi de tout ce qui le fait chatoyer inutilement » (MS, 31). Le reste du voyage, c’est aussi le voyage qu’il nous reste à faire comme la narratrice de ce récit, et auquel le poète nous invite en nous faisant passer avec lui de « l’ange du jamais assez » (CT, 61) au moi plumé de ses illusions, rendu au sol, redonné à la marche. Mais pardelà ces versants, entre ce qui passe et reste, il nous montre que ange et moi plumé se font éternellement signe dans la langue, n’y sont peutêtre que d’une seule pièce, car n’est-ce pas, mystérieusement, comme 10. Voir p. 10 et p. 15.
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dans ce récit, « une vie, que là encore, la Destruction manifeste » (MS, 28) ?
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Un corps-esprit : la question du sujet poétique dans Patmos et autres poèmes1 et dans Apprentissages2 Colette Camelin étranger. Sauf en ce silence oublié où se meut l’ardeur d’être ici clarté confiante en sa source. « Étranger »
Le sujet poétique des œuvres de Lorand Gaspar s’inscrit certes dans l’aventure poétique du XXe siècle, notamment celle de Michaux, mais il ouvre une voie singulière, éclairée par la pensée taoïste, la philosophie de Spinoza et les neurosciences contemporaines. Dès l’adolescence, Lorand Gaspar voulait être à la fois écrivain et physicien : il considérait la science et la poésie comme des moyens de se connaître soi-même, de connaître le monde et d’éclairer la condition humaine dans sa finitude. Les vicissitudes de la guerre l’ayant chassé de l’École polytechnique de Budapest et de sa Transylvanie natale, l’apprenti ingénieur est devenu chirurgien et le poète s’est affirmé par une œuvre importante, accompagnée d’essais
1. L. Gaspar, Patmos et autres poèmes (Paris : Gallimard, 2001). Ce recueil comprend des poèmes déjà publiés (Patmos (1989), Amandiers (1974, suivi de Sidi-Bou-Saïd, Raouad, Linaria, 1996), La Maison près de la mer I (1991), Genèse (1981), Sefar (1983), Étranger (1981-1982)), ainsi que des inédits : La Maison près de la mer II, Nuits, Nuits et neiges, Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd, Poussière de Judée, Mer Rouge. Pour identifier les citations, nous indiquons entre parenthèses (sauf lorsqu’il est clair de quel poème il s’agit) le titre du poème, suivi du numéro de la page dans cette édition. Il faut noter que Sefar et Étranger sont des éditions séparées de poèmes longs rassemblées finalement dans Patmos. 2. L. Gaspar, Apprentissage (Paris : Deyrolle, 1994) (APP, suivi du numéro de la page).
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qui tissent l’expérience du médecin, les questions du scientifique et l’écriture poétique. Le sujet des poèmes est intimement lié au chirurgien, au chercheur, comme, aussi, au nageur, au mélomane, au marcheur du désert, au pêcheur en mer Égée, au photographe des pierres et des sables. Lorand Gaspar affirme volontiers que la création poétique est « alimentée » par les sensations, les émotions, les pensées de la vie. Même si la position du sujet dans son œuvre semble rejoindre la tradition lyrique en raison de l’expression personnelle et de la célébration des forces de la nature, sa théorie du sujet poétique n’en est pas moins bien différente de celle des romantiques, fondée sur l’inspiration et sur la manifestation d’une énergie divine par la voix du poète. À la fin du vingtième siècle, la poésie de Lorand Gaspar vient apporter un éclairage nouveau sur la relation entre l’affectivité et l’entendement. La première moitié du siècle, dominée par le surréalisme, accorde une place prépondérante aux forces de l’inconscient freudien qui se manifestent par des émotions et des rêves. Rappelons la définition du surréalisme : « dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle de la raison » (Manifeste de 1924). Les limites du surréalisme sont apparues à travers les résultats de l’écriture automatique et le dogmatisme qui a figé le mouvement. Les poètes de l’après-guerre ont exploré d’autres directions. Les affects ne sont évidemment pas rejetés par Lorand Gaspar (quel poète le pourrait ?) puisqu’ils font partie intégrante du fonctionnement mental et de la relation humaine au monde. Le médecin montre la continuité, dans le cerveau, entre les structures corticales récentes et les activités mentales antérieures à la démarche logico-rationnelle : « La pensée rationnelle apparaît comme une activité très spécialisée en face de l’activité globale du système neuro-hormonal qui ausculte les moindres vibrations de la vie […]. Sans cette chaude fermentation de couleurs primitives, la pensée n’est qu’un scintillement abstrait » (AP, 87)3. La neurobiologie nous apprend en effet qu’à côté du cerveau « câblé », il existe un cerveau flou hormonal et humoral — « ce que j’ai su, je l’ai su dans la souffrance et dans la joie »4, écrit Jean-Didier Vincent. Pour Antonio R. Damasio, médecin et professeur de neurologie, un fil conducteur relie, sur le plan anatomique et 3. L. Gaspar, Approche de la parole (Paris : Gallimard, 1978), p. 87. (AP). 4. Jean-Didier Vincent, Biologie des passions (Paris : Odile Jacob, 2001).
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fonctionnel, la faculté de raisonnement à la perception des émotions du corps5. Mais, ajoute-t-il, connaître l’importance des émotions ne doit pas conduire à déprécier le rôle de la raison qui peut protéger contre des effets négatifs de celles-ci. Lorand Gaspar a poursuivi ces dernières années l’étude des structures émotivo-affectives grâce aux neurosciences et aux neurosciences cognitives6. Comme Lorand Galspar définit le sujet à partir des neurosciences cognitives, la dimension transcendantale n’existe pas chez lui, sa pensée étant bien plutôt immanente et moniste. C’est une pensée de la continuité ; du dessin des ARN ribosomiens de l’ADN à une fugue de Bach7, de l’organisation des galaxies à celle du langage et du poème, il perçoit « [une] pulsation du même / [un] perlement du continu » (Maison I, 72). Ainsi, à la différence du sujet romantique, dont le moi se dilate aux dimensions du monde, le sujet des poèmes de Lorand Gaspar a conscience d’être une infime particule dans l’infini du réel. Pour appréhender donc le sujet poétique chez lui, il faut tenir compte de l’évolution intellectuelle du poète : d’abord l’influence de la pensée taoïste et du bouddhisme Ch’an (terme chinois qui a donné « Zen ») qui s’inscrivait dans la recherche d’une pensée immanente ; ensuite, à la fin des années soixante, la lecture fondamentale de Spinoza ; enfin l’étude scientifique de la pensée humaine (successivement la psychanalyse de Winnicott, le cognitivisme de Beck et Ellis, et les neurosciences). Nous tenterons de cerner ici la spécificité du sujet poétique chez Gaspar en lisant les poèmes rassemblés dans son dernier recueil, publié en 2001, Patmos et autres poèmes et les proses d’Apprentissage. Nous ferons d’abord quelques remarques sur l’énonciation dans Patmos et Amandiers afin de mettre en lumière la notion de « corps-esprit », c’est-à-dire un récepteur de sensations et un sujet actif de connaissance, avant de conclure que le sujet poétique de Gaspar est peut-être surtout un exote.
5. Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes, la raison des émotions, trad. M. Blanc (Paris : Odile Jacob, 2001), p. 331–40. 6. Lorand Gaspar participe au groupe de recherche de Thérapie neuro-cognitive et comportementale (TNCC) dirigé par Jacques Fradin, dans le cadre de l’Institut de Médecine Environnementale. Cet institut poursuit des recherches théoriques fondées sur la neurobiologie, proposant une psychothérapie originale ainsi qu’un enseignement de la théorie et de la pratique de la TNCC. 7. Voir AP, p. 22 et p. 122.
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Le sujet de l’écriture Pour saisir les modalités de présence du sujet poétique chez Lorand Gaspar, nous partons de la manière dont il s’inscrit dans la lettre des textes. Sur les dix-huit poèmes de Patmos, six ne comportent pas de pronom personnel renvoyant au locuteur ; un seul est à la première personne du singulier ; deux aux première et deuxième personnes du singulier ; et quatre à la deuxième personne du singulier. Ces deux formes impliquent un dialogue intérieur. Quatre poèmes sont à la première personne du pluriel, ce qui suppose une généralisation. On relève dans les sept poèmes d’Amandiers quatre à la deuxième personne du singulier (dans le poème liminaire, le poète ne s’adresse pas à lui-même, mais aux amandiers et, dans le sixième, il interpelle le soleil), un à la première personne du pluriel, et deux sans marque d’énonciation. Les poèmes à la seule première personne du singulier sont rares ; soit le sujet s’inclut dans un « nous » collectif, soit il s’adresse à lui-même à la deuxième personne, soit il s’efface pour laisser parler les choses et les éléments. Rien ici de l’affirmation narcissique commune aux romantiques. Bien plus encore, comme les marques énonciatives de la subjectivité sont brouillées, la clôture que constitue la personnalité devient poreuse. Une correction est significative à cet égard. Le dernier poème de La Maison près de la mer commençait ainsi dans la première version8 : « Je regarde une vieille photo de famille », mais dans la dernière version, « je regarde » a été supprimé (77). L’effacement du sujet ne se fait ni par humilité, ni par ascétisme, mais par un mouvement d’ouverture aux êtres parmi lesquels il vit. Ainsi, dans Nuits, un épisode biographique est évoqué à la troisième personne, anonyme (« un homme »). Pendant la guerre des six jours, en 1967, l’hôpital français se trouvait au milieu des combats, le chirurgien et son équipe opéraient les blessés : « trois femmes et un homme / cherchant à recoudre des corps / que d’autres au dehors sans relâche déchiraient — » (149). L’accent est donc mis sur l’action collective, humaine, face à la violence, humaine aussi. À l’orée du volume Patmos, le poète (et le lecteur ?) sont accueillis par des personnages qui relient le texte à la tragédie : « le chœur antique me salue sur le seuil » (9) ; ce sont les vieilles assises le 8. L. Gaspar, La Maison près de la mer (avec des lavis de T’ang) ( Suisse : PierreAlain Pingoud, 1992), n. p.
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soir dans la rue d’un village grec. Par association ces vieilles évoquent les Erinnyes, et font remonter la peur, associée à l’obscurité des fonds marins. Un dialogue intérieur s’instaure entre deux instances du sujet : à « je me souviens de la peur », répond « tu ne sais pourquoi », interrogeant la présence des sinistres déesses sur un chemin familier. La peur et l’angoisse, liées aux expériences de la guerre, de la violence, de l’hôpital et, sans doute, à la conscience de la finitude humaine, sont récurrentes dans Patmos, où le sujet poétique est caractérisé par un dialogue intérieur qui tend à stimuler l’intelligence créatrice contre les états confus ou douloureux, et qui permet le recueillement. Dans « La Maison près de la mer », le poète s’adresse à lui-même pour tirer la conclusion de la perte de cette maison, détruite par les promoteurs — « ici tu as vu la fraîcheur / d’un ordre de vie se défaire » (62) — , tandis que la première personne rappelle la présence à cet ordre précaire, l’accord éphémère entre des oiseaux, un espace et un regard humain : et il s’agit bien de ce peu que j’ai vu vibrer sur une aile allumer l’inconnu d’un corps (63)
Un mouvement réflexif semblable se trouve dans Sefar où le retour sur soi (« tu peux battre ta mémoire dans l’aire d’un si grand mutisme ») contraste avec la sensation présente : « j’entends les bêtes qui ruminent » (93). Le poète apparaît souvent en position de complément d’objet car il reçoit les impressions venues du monde extérieur, qui mettent en mouvement son corps-esprit. Il est d’abord atteint par une lumière, une personne, une pierre, un vol d’oiseaux : « un regard qui t’ensanglante » (21). La lumière atteint le corps et suscite l’élan du poème, cette irruption ayant rompu le cours de pensées habituelles. La coïncidence entre le regard de l’homme et la chose qui vient à la rencontre de son regard est la définition même de la révélation selon le Ch’an. La poésie rend possibles ces rencontres. C’est pourquoi la parole poétique est action : l’injonction « Te faire surgir… » à l’attaque d’Amandiers (29) montre que le sujet poétique concentre son énergie de vivant afin que l’arbre prenne corps dans ses mots. Lorand Gaspar définit dans Apprentissage « l’acte poétique » (APP, 72) comme une façon de « creuser […] dégager un fond, des racines, une lueur » (APP, 74) à partir d’un foyer d’énergie intense mais confus, « fait de
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sentiments, d’idées, d’images » (APP, 73). C’est souvent la deuxième personne, le sujet de l’intelligence créatrice, qui prend en charge cette activité : « tu cours […] vérifier, comprendre, nommer / ce vent, / saisir une chose / un regard qui t’ensanglante / et tu creuses la douleur » (21). Par sa force de vivant, le poète cherche à évoquer ce que les présocratiques appellent « la Grande Vie » dont la puissance infinie contient et impulse toutes les vies particulières. Pour Lorand Gaspar, Dieu n’est qu’une notion floue, « chargée d’images conventionnelles ou fantasmatiques » (APP, 99). Il défend avec force la continuité entre le corps-esprit et la Nature : « être construits des mêmes éléments que la terre, que cette même matière se retrouve partout dans l’univers, n’est pas une illusion. Que toute vie parle le même langage chimique pour se gouverner, se construire et se reproduire, n’est pas une illusion » (APP, 78). La science permet aujourd’hui de démontrer l’intuition des philosophes présocratiques, selon laquelle les hommes ne sont pas distincts de l’étoffe du monde, et celle des penseurs taoïstes, qui considèrent chaque être humain comme un fil tissé et retissé sur le métier de la Grande Vie. Spinoza, à rebours du dualisme et de l’anthropocentrisme de la culture occidentale, affirmait que « nous sommes une partie de la Nature entière, dont nous suivons l’ordre »9, par conséquent il ne peut y avoir d’opposition entre l’âme et le corps, qui sont des attributs différents de la substance. Spinoza avait compris, comme l’écrit Einstein, que « le psychique et le physique ne sont que des formes phénoménales différentes, régies par les mêmes lois, d’une seule réalité »10 ; cela correspond aux résultats récents de la biologie et des neurosciences..Ainsi le sujet poétique de Lorand Gaspar ne se comprend-il qu’en relation avec « le tissu humain commun, lui-même relié nécessairement à celui non humain dans lequel il reste immergé » (APP, 100).
9. B. Spinoza, Éthique, IV, 32, tr. C. Appuhn (Paris : Garnier, 1965), p. 301. 10. Albert Einstein, « Lettre à la société Spinoza d’Amérique », Science, Éthique, Philosophie, textes choisis et présentés par Jacques Merleau-Ponty et Françoise Balibar (Paris : Seuil / CNRS, 1991), p. 247.
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Un corps-esprit Le sujet poétique, en effet, est un corps-esprit : l’esprit humain est incorporé dans un organisme biologiquement complexe, les phénomènes mentaux sont intégrés dans le corps. Sur les dix-huit poèmes de Patmos, par exemple, quatre comportent le mot « corps » ; « chair », « visage », « bouche », « oreille », apparaissent dans deux poèmes au moins du recueil ; on relève cinq occurrences du mot « main » et deux de « doigts » — main du chirurgien, main de l’écrivain, main du contact humain avec le monde (« …et tu regardes sur ta main / la lumière des étoiles déjà mortes » (13)). Lorsque la parole est envahie par l’angoisse, c’est à la main d’apporter la lumière : à la seule lumière des mains la bouche et l’oreille prises dans l’effroi sans couture — (25)
Ce que fait le poème c’est de construire la chaleur quand on est perdu « sans seuil et sans porte » : « tu rassembles des pierres, du bois pour le feu / l’esprit tout entier dans la main » (Patmos, 26). Lorand Gaspar commente lui-même l’importance de la main dans le corps du sujet poétique : « le désir de cette main qui écrit, de démêler le chaos intérieur d’images, d’émotions, d’affects et d’idées distordues »11. En ce sens, le travail de la main du poète rejoint le geste du chirurgien qui tente de rétablir l’ordonnance relative du corps et de faciliter la circulation du sang, de l’énergie, dans la chair meurtrie par une blessure ou une maladie. Les poèmes de La Maison près de la mer dessinent de la même manière le corps du sujet poétique : voix, yeux, cœur, et la présence récurrente des mains et des doigts — main du musicien dans Amandiers (« nos doigts raclent / des cordes invisibles » (34)) et main du peintre, souvent chinois. Les mains du plongeur, uni à la chair odorante de la mer, s’opposent aux « mains qui torturent » et aux « mains qui tuent » (Amandiers, 35). Le toucher est un sens privilégié : certes le médecin palpe, et la chirurgie est, proprement, l’art de la main, – mais surtout le toucher met directement au contact
11. L. Gaspar, « Entretien avec Colette Guedj », Sherzo, 4, juillet 1998, p. 7.
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des choses et des corps, en-deçà de toute image apprise, de toute catégorie préexistante : oui, oui, tant d’esprit dans les doigts, l’abîme muet du toucher cueilli sur les choses et les corps (Maison I, 69)
Le poète pose « les deux mains / de la pensée sur les choses, sur un corps / comme ceux qui ont le pouvoir de guérir » (Maison II, 120). Le sujet poétique fait de la pensée avec le corps. Il demande à la pensée abstraite d’arrêter de se focaliser sur ses propres développements envahissants et il se libère des soucis, pour faire place à un moment d’accord entre la chair et l’esprit : pensée arrête-toi et accueille cet instant de fraîcheur que ton corps compose avec la terre. (Maison II, 113)
En-deçà de l’abstraction, il s’agit de rétablir une circulation entre le sujet et les éléments (la nature), entre les différentes strates du sujet lui-même et entre les diverses régions du cerveau. Pour les taoïstes, le corps et l’âme constituent un même souffle-énergie. Alors que le regard pose le sujet face à l’objet, le toucher implique une continuité entre le corps et l’autre, qu’il soit vivant ou inanimé. Le fait d’écouter recueille au-dedans ce qui nous entoure, et ce jusqu’à l’échange de notre propre élan vital avec celui qui anime le paysage : « quelqu’un en moi écoute sans relâche / l’inaudible battement des choses » (Nuits, 147). Cette pulsation du vivant est portée par le vent, qui incarne un pouvoir de pénétration et de dissémination de l’énergie au-dehors, comme il anime les poumons et l’esprit. C’est une image possible du tao, car il se répand sans contrainte, de manière immanente ; il est ouvert, libre, d’une force infinie : j’écoute le vent les grands coups d’ailes du corps invisible mêlés à la mer, aux arbres et aux toits à tout ce qui dans mon corps bat ressent, respire levant les eaux, fouillant les fonds — brassant les feuilles de la pensée (Maison I, 116)
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Les neiges de l’enfance, par leurs légers tourbillons, elles aussi, rétablissent la circulation qui rend possible la joie : « aérez de vos danses tous ces mondes / d’épaisseurs immobiles jamais dits / faites jaillir le bonheur que l’on croit / à jamais banni de la finitude » (Nuits et neiges, 176). L’écriture poétique est une manière de rendre la vie plus intense : « ce que nous appelons beauté, n’est-ce pas le sommet du vivant ? » (APP, 97). Lorand Gaspar écrit aussi que sa seule ambition en écrivant est « d’exister davantage » (ibid). La célébration du monde dans ses poèmes se comprend en référence à la sagesse de Spinoza : « il nous faut toujours avoir égard à ce qu’il y a de bon en chaque chose, afin d’être ainsi déterminés à agir par une affection de joie »12. Un corollaire du « corps-esprit » est la « sensation-pensée ». Il n’y a pas de solution de continuité entre les sensations tactiles, visuelles, et la pensée poétique : sans tous ces corps et herbes bougés par la même montée de sèves de vents de lueurs dans l’œil, dans la main je n’aurais jamais rien pensé — (Nuits, 163)
Pour Antonio R. Damasio, les phénomènes mentaux sont « en rapport avec l’organisme entier, dans lequel le corps et le cerveau fonctionnent comme une unité, qui interagit pleinement avec l’environnement physique et social »13. Comme chez les poètes de la Renaissance, les liens entre macrocosme et microcosme sont suggérés par des métaphores. Dans un poème qui évoque « l’écriture d’herbe des Tchang Tche et des Wang »14, Lorand Gaspar associe le tissage des nervures végétales à celui des tissus du cerveau, aux dessins faits par le vent et à la composition musicale : tissage d’une feuille, d’un cerveau, l’empreinte fugitive du vent dans les sables d’une musique dans la mémoire mortelle — (Maison II, 138)
12. B. Spinoza, Éthique, V, 10, scolie, op. cit., p. 315. 13. Antonio R. Damasio, op. cit., p. 339. 14. Deux peintres-poètes chinois, Tchang Tche (Chang Hsieh) au milieu de XVIIIe siècle, Wang Wei au VIIIe siècle. Pour ce dernier, grand adepte du bouddhisme Ch’an (Zen), la peinture est un état d’âme, le résultat d’une longue méditation.
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L’écriture, comme le pinceau d’un Chinois, traverse les corps et les choses, selon les veines de l’énergie, du souffle qui les anime, ce qui correspond à une sagesse. La connaissance poétique en effet exige de se dévêtir des « noms qui collaient à la peau » (Amandiers, 32) pour faire entrer le silence nécessaire au rythme : « appelant sans nom le silence / qui cimente les sons de la musique » (32). Tel le sage taoïste, le poète fait communiquer librement l’esprit à travers les choses au lieu de le river à des identités particulières qui font écran ; il laisse ainsi « le souci des choses qui se comptent […] pour apprendre à vivre, à souffrir / aimer être un visage du vivant » (Nuits, 169). Faire silence, c’est se rendre disponible aux choses afin de les transcrire, en respectant leur rythme, leur mouvement, leur devenir. Le discours dogmatique est compact, la répétition des conditionnements étant une glu qui obstrue les pores, alors que la musique et la poésie se développent grâce à une respiration déployée à travers les silences, les blancs, soulignés, sur la page, par des tirets : « Ce qui se tait d’un silence infini / dans l’ajustement un jour des syllabes — » (Genèse, 88) La connaissance chez Gaspar est issue d’une pratique quotidienne, par exemple, vivre le lever du jour par la fenêtre de « la maison près de la mer » ; cette connaissance résulte d’un regard humain posé sur l’infini du ciel et de la mer, sur la fragile silhouette d’un oiseau ; le poète va à la rencontre de la lumière à l’instant où elle naît, moment fugitif où il éprouve la continuité entre toutes choses : Depuis tant d’années je demande à la première couleur si fraîche sur les lèvres humides de la nuit d’être la peau et d’être la pierre où mes doigts rencontrent le secret, ce savoir qu’ils sont et celui qui est des tonnes infinies de lumière. (Sidi-Bou-Saïd, 44)
Ce poème rappelle que la vue fonctionne grâce à l’œil, au cerveau et à la lumière. L’émouvant lever du jour est construit par les milliards de neurones qui interprètent les ondes particules de la lumière. C’est, écrit Lorand Gaspar, « une pensée avant les mots »15. Ces instants
15. L. Gaspar, « Paysage de la terre » (texte inédit communiqué par l’auteur), p. 1.
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d’éblouissante clarté nous permettent de percevoir l’insuffisance de notre connaissance du réel. La poésie est le « travail infime d’un très lent savoir » (Nuits, 151) parce que l’homme vit dans une opacité constituée par tout ce qu’il ignore du monde et de lui-même. Ainsi le sujet n’a pas l’autorité d’un prophète romantique dont la parole est authentifiée par Dieu ; il n’a pas non plus l’assurance d’un positiviste : ce que lui a apporté la science, ce sont des interrogations, la conscience de la relativité de nos connaissances : « tout ce que j’ignore et le peu que / je comprends », écrit-il (Nuits, 163). « L’ignorant » nous rappelle le titre d’un recueil de Philippe Jaccottet (« Plus je vieillis et plus je crois en ignorance / plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne »16), mais la volonté d’éclairer — aussi peu que ce soit — par la science et par la poésie l’obscurité qui nous entoure, cette volonté paraît spécifique à Lorand Gaspar. L’exote Si le sujet poétique de Lorand Gaspar est peut-être surtout un exote, selon le terme de Segalen, c’est-à-dire stimulé par « la joie d’aller à découvert » (Maison I, 125), c’est qu’il s’aventure dans des déserts lointains et dans les domaines les plus avancés de la recherche scientifique avec, comme boussole, le désir d’augmenter la joie et l’énergie de chacun, et d’améliorer les relations entre les hommes. En effet, il semble toujours en route, animé par une sorte de dynamique qui le mène vers de nouveaux territoires géographiques, intellectuels, scientifiques, artistiques, humains. Lorand Gaspar a non seulement quitté sans retour son pays natal à dix-huit ans et passé presque toute sa vie professionnelle en Palestine et en Tunisie, mais surtout, en tant qu’exote, il est attentif à la singularité fondamentale de chaque être vivant. S’il est « étranger », ce n’est pas en vertu d’un pouvoir ou d’un savoir supérieurs comme les sages antiques, mais parce qu’il est conscient à la fois que chacun est une particule infime prise dans un processus infini et que chaque être humain est unique. Dans le quatrain liminaire du poème « Étranger », le vagabond surgit dans la rougeur du soir (« fraîche la route de poussière / au pas du porteur du musique » (199). Il paraît « bégayant, boiteux » comme 16. Philippe Jaccottet, « L’Ignorant », L’Ignorant (Paris : Gallimard, 1957), p. 34.
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le sage taoïste, lent, morne, confus. Il est « à jamais sans racines audehors / autre que l’eau » (200). Telle est bien la leçon de Lao-tseu : « Moi seul je diffère des autres hommes parce que je tiens à téter la Mère »17. Si le sage taoïste se dirige vers l’eau, la racine de toutes choses, Lorand Gaspar, lui, cherche une « clarté », une « étendue, la même / sans bornes dehors ni dedans » (200). Il n’a pas de patrie, mais sa racine est le fonds d’immanence d’où ne cessent de procéder les choses particulières. L’errant18 se situe en dehors des hiérarchies, en repos, disponible aux transformations des choses ; aussi est-il « chez soi » dans la nuit du désert éclairée d’un feu, ou « dans le visage rouillé d’ors / des ciels d’icônes du couchant » (201). De fait, le désert a été pour Gaspar l’expérience intérieure qui l’a élimé, qui en a fait un sujet « indivis et fluide » (Genèse, 81), prêt à unir son chant à celui d’un oiseau. C’est en prenant conscience d’être un vivant relié au monde que l’individu s’affranchit d’un narcissisme réducteur : « J’ignore pour quelle raison certains hommes éprouvent plus que d’autres le besoin de […] faire éclater l’étroit carcan de l’ego », ayant choisi l’ouverture plutôt que « la poursuite inlassable de l’accumulation de toutes sortes de possessions »19. Grâce à l’élargissement du champ de nos perceptions et de nos connaissances, nous prenons conscience que « nous sommes toujours solidaires du tissage humain et inhumain. Et, écrit-il, je ne connais pas d’autre liberté que la conscience de ces rapports »20 — liberté dont Spinoza fait la condition de notre béatitude. Étudier les neurosciences, marcher dans le désert, apprécier un morceau de musique, regarder un lavis de T’ang, épier la première lueur de l’aube sur la mer, écouter un ami, écrire un poème, tout cela participe pour Lorand Gaspar du même processus de clarification. En somme, l’écriture poétique est, pour le sujet, une manière d’accroître sa force d’exister, de développer la conscience qu’il a de ses relations avec le monde et les autres — « images de désobstruction et de désencombrement, d’ouverture et de libre circulation » (APP, 27), ce qui implique des obstacles à dégager, de l’opacité à éclairer, pour conquérir la liberté fragile et précieuse d’épeler « ce qui de plus simple s’échange dans nos vies » (Genèse, 84). 17. Lao-tseu, Tao tö-king, XX, trad. Lio Kia-hway (Paris : Gallimard, 1967), p. 85 18. « Moi seul j’erre sans but précis comme un sans-logis » (Patmos, 86). 19. L. Gaspar, « Entretien avec Colette Guedj », op. cit., p. 12. 20. L. Gaspar, Feuilles d’observation (Paris : Gallimard, 1986), p. 60.
Entre Élisabeth Cardonne-Arlyck Deux ouvrages parus en 1998 lancent, en cours de réflexion, deux remarques qui semblent se faire face, antagoniquement. La première provient du livre de Michel Deguy, L’Énergie du désespoir, ou d’une poétique continuée par tous les moyens : Alors l’art dont nous parlons encore ? Ai-je la nostalgie de sa fonction de refaire du tiers, de l’entre, de l’autre, qui resépare, remette en relation avec l’absence, écartant le réel perçu et l’image fascinante ; réespaçant, refaisant de la place pour le vide, comme au théâtre ?1
À quoi semble rétorquer la seconde remarque, tirée du Traité de la toile cirée, de Jean-Louis Giovannoni : Tous ces petits rigolos, philosophes aux pieds légers, qui serinèrent pendant des siècles ces phrases absurdes sur l’entre-deux, l’élément tiers, désir et séparation, appel de l’horizon. L’inatteignable, quoi, ce sont nœuds coulants, strangulateurs pur jus. Plus on rêve, plus ça serre2.
Nonobstant les qualificatifs de « petit rigolo », « philosophe au pied léger », l’accusation de Jean-Louis Giovannoni n’est pas sans rapport avec l’interrogation de Michel Deguy. Au désir d’inaccessible que dénonce Giovannoni, Deguy oppose le souci de rendre le présent habitable, d’inventer « le programme du meilleur ici-bas » (ED, 2). Mais c’est précisément pareil programme qui est en cause. Suis-je coupable de nostalgie ?, demande Deguy. Oui, répondrait Giovannoni,
1. Michel Deguy, L’Énergie du désespoir, ou d’une poétique continuée par tous les moyens (Paris : PUF, 1998), p. 70. (ED) 2. Jean-Louis Giovannoni, Traité de la toile cirée (Bruxelles : Didier DevillezDeyrolle, 1998), p. 11. (TTC)
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il y a nostalgie à vouloir soutenir une croyance périmée en la poésie, à vouloir maintenir l’espoir que dans ce monde étouffant, saturé d’images, de choses, de discours, de corps, de doubles, de même, tous imbriqués les uns dans les autres et adhérants, la poésie puisse introduire de l’écart, de l’intervalle, de l’altérité dégageante, de l’espacement vide, de l’air, de l’entre. « Entre », préposition a priori bien claire et bénigne, pourrait ainsi, si elle sert à définir une présence ou un sens du sujet — ce que j’appellerais plutôt un rapport aux choses, au langage, à autrui ou à soi — cette préposition pourrait bien n’être pas aussi neutre qu’il y paraît. La charge critique qu’elle peut endosser se retrouve, inversée, dans un poème de Sentimentale Journée de Pierre Alferi, intitulé « Une défense de la poésie » : [...] Cela se passe Ici, non pas dans le « non-dit » Mais entre les vues du moment Du quartier tout à fait fidèles Et ce qu’elles couvrent qu’il faut dire. [...] Chaque ligne Mesure la distance entre le décor Constat que l’on dresse et son ombre Inventaire que l’on couche par écrit — Entre la sensation aiguë et le sentiment latent, entre Entre3.
« [E]ntre / Entre » : Pourquoi cette répétition, et à l’enjambement, point de tension du vers, qui occupe une place prééminente dans la prosodie de ce livre ?4 On ne peut certes accuser Alferi de faire partie des « poètes de l’espoir » qu’incrimine Giovannoni dans le Traité de la toile cirée, de ceux qui promettent « l’agrément du Transvoyage ». « Cela se passe / Ici », comme y insiste le premier rejet dans les vers d’Alferi que je viens de citer. Et la position parallèle de « Ici » et de « Entre » en rejet engage à les mettre en relation. Tout se passe donc entre ici et ici, le vif et le diffus, le clair et le sombre, sensation et sentiment, vue et pensée, perception et notation, événement et fiction, tour à tour projetés à la surface du texte. Pas de tiers, de trans-, de moyen terme, de navette vers l’ailleurs, pas de médiation. « Entre » 3. Pierre Alferi, Sentimentale journée (Paris : P.O.L, 1997), p. 54. (SJ). 4. Une prééminence réclamée : « N’en déplaise à qui n’apprécie / Pas que tu enjambes à tout bout / De champ [...] » (SJ, 23).
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marque les distances que les vers mesurent, selon ce qu’Alferi nomme une « proportion capricieuse », parmi le foisonnement de l’expérience et le flux mental, dont ils juxtaposent des fragments, des moments. « Entrant », dit plus loin le poème, « tu / As troublé le vieux jeu de l’âme / Et du paysage. » (SJ, 54). La paronomase sur l’autre signification possible de « Entre », invitation à s’introduire dans le poème, souligne l’intention polémique de la répétition : non plus paysage, mais « figures de cartes d’ici », non plus âme, mais « téléfilm » (SJ, 54). L’héritage romantique ou phénoménologique est balayé par Alferi comme par Giovannoni : « Un paysage ne se traverse pas », affirme celui-ci, « il est là pour retenir le regard. Toujours plus loin, et toujours la balustrade » (TTC, 10). Deux acceptions de la préposition « entre » s’accusent donc ici, selon qu’on privilégie la séparation ou l’intermédiaire. On pourrait, à partir de ce clivage, tenter de définir deux camps dans le champ de la poétique contemporaine, Anciens du Transvoyage, par exemple, et Modernes du Tram (« En tant qu’avion je naquis donc d’un tram » est le titre d’un des poèmes de Sentimentale journée). Mais cela serait bien évidemment faux, chaque poétique naviguant entre ou contre plusieurs autres. On ne peut pas plus accuser la pensée paradoxale de Deguy d’ascensionisme (de Transvoyage) que celle de Giovannoni, également paradoxale, de prosaïsme (de Tram). De fait, parce que la préposition « entre » désigne un espace « à l’intérieur de deux », selon l’étymologie de l’inter latin, on en infléchit radicalement le sens, selon qu’on vide ou qu’on remplit cet espace, qu’on l’active entre ses deux pôles ou qu’au contraire on le neutralise — zone franche ou friche — , qu’on l’arrime à ses termes, ou qu’on l’en affranchit. Cette versatilité explique l’usage récurrent, dans la poésie contemporaine, de la préposition, soit dépourvue de prédicat, comme dans les vers d’Alferi, soit substantivée, comme dans la phrase de Deguy. Ainsi, Christian Hubin titre « L’Entre » un poème publié dans le numéro du Nouveau Recueil consacré au « Lyrisme critique ». Il conclut le commentaire qui accompagne le poème par ces lignes : « Mais il n’y a plus dans certains poèmes d’objet ni de sujet. Ils montrent ce qui est entre eux, les sépare et les unit. Ils sont l’entre,
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l’immanence sans se concevoir »5. La facture du poème, dont les vers, limités à un ou deux mots, sont isolés en groupes de deux ou trois par un double interligne, répond à cette ambition de montrer l’informulable, « l’entre » qui désigne indirectement, « par réversion », un réel non-coïncidant avec sa nomination : Où ce qui écoute maintenant, dont maintenant est le choc renversé. Et la lumière vient d’une séparation6.
Les pôles sujet-objet étant résorbés dans la distance qui les constitue l’un pour l’autre (quel est ce ce qui écoute ?), émerge l’« entre », ou le « maintenant » (titre d’un recueil d’Hubin paru en 1995). Ils émergent comme « réfraction » de la scission intrinsèque à la perception et à la parole. L’« entre » figure cet effort pour saisir le présent dans sa division même. L’hypostase de la préposition, qui annule ses prédicats, en retourne le sens : « entre » n’engage plus une relation, un va-et-vient, mais sa béance ou son insécurité. Un poème de Peu importe, d’Antoine Émaz, en offre un autre exemple, quoique fort différent. Ce poème est le second d’une série de quatre intitulée « Fini » : les mots bougent trop vite on ne peut plus l’effort d’articuler ce qui passe
5. Christian Hubin, « L’Entre » , Le Nouveau Recueil, 52, septembre–novembre 1999, pp. 92–99.
6. Ibid.
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on lâche les mots vont vivre va on est où entre7
L’activité, que signifient les verbes « bouger », « passer », « aller », est tout entière du côté du langage et de l’existence (« les mots vont/vivre va »). Le sujet, quant à lui, est incertain et passif (« on est où »), largué. « Entre », sur quoi conclut le poème, ne signale pas un espace d’interaction entre les mots et la vie que régirait le sujet, mais le lieu paradoxal de son abandon, l’effet de son incapacité à accompagner le mouvement : « on lâche ». Le dépouillement de cette figure du sujet, embarqué sans plus avoir barre sur les mots ni la vie, est saisissant. « Entre », rejeté en fin de poème, comme dans une impasse, « fini », est à l’antipode de l’« entre » ambitieusement anticipatoire de Christian Hubin. La notion n’en est pas moins essentielle à la poétique d’Antoine Émaz, puisqu’il a titré Entre un recueil de poèmes paru en 19958. Malgré les fortes différences entre Hubin et Émaz, l’attention que chacun porte à ce qui se passe (ou ne se passe pas) entre pointe vers une commune volonté de situer et resituer les uns par rapport aux autres les tenants instables d’une existence dans le monde. Ce souci de l’intervalle se manifeste également dans la restreinte affinée du vocabulaire et de la versification dont ils usent chacun pour déplacer incessamment l’angle d’approche, l’espacement tendu entre les termes. C’est dans de telles délicates balances que le Traité de la toile cirée de Jean-Louis Giovannoni fonce comme dans un jeu de quilles. Là où entre sert à faire le vide, Giovannoni fait le plein, le trop-plein. En guerre ouverte contre toute idéologie de la poésie, il oppose aux idées de distance, de séparation, d’absence, d’ouverture, de passage, d’effacement, de silence, une vision gargantuesque d’un monde caoutchouteux, adhésif et pullulant, un monde organique et social suroccupé, qui tient : « Mais qu’on arrête la philosophie du vide! », s’exclame-t-il (TTC, 33). Loin qu’il soit possible de se dégager par le 7. Antoine Émaz, Peu importe (Chaillé-sous-les-ormes : Le Dé bleu/Le Noroît, 1993), p. 36. 8. Antoine Émaz, Entre (Paris : Deyrolle, 1995).
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regard ou la parole, nous sommes inéluctablement immergés, englués, étalonnés, coincés. Le monde grouille de corps qui collent à leur forme et à leur fond : « Pas question de te couler dans l’interstice, ou alors pour le combler » (TTC, 9). Chaque chose, chaque être s’active à s’enfoncer dans son territoire contre celui des autres. Chacun est ainsi déterminé, comme un spécimen de laboratoire : « Tu vivras sous l’emprise des autres. Le bouchon te suit, la vis te serre » (TTC, 10). Renvoyant dos à dos les poétiques, Giovannoni décrit un monde qui regorge de corps et de mots se nourrissant les uns des autres, sans interstice par où échapper, sans intervalle : « Tout est contenu » (TTC, 35). La description forcenée d’un univers monstrueusement glouton révèle la portée politique de la diatribe. Le monstre est aussi l’Occident du nord dévorant les ressources et les corps du reste de la planète : « Sers-toi ! Partout t’es chez toi » (TTC, 46). Ainsi dans l’exploitation sexuelle : « Tendresse thaïlandée à Bruxelles, / Baviérisé subito à Kyoto. Petits culs à peine crépus, oreillons d’abricots, doux noyaux » (TTC, 47). C’est Giovannoni contre Houellebecq. Traité de la toile cirée braque ainsi une lumière crue sur ce qu’une poétique aérée de l’espacement, du vide, du entre, risque de gommer : le corps biologique, la matière organique, la réalité sociale, les gens. Une formule en résume exactement la visée : « Combien est peuplé cet espace entre » (TTC, 28). Giovannoni peuple donc la prose d’une prolifération langagière qui rappelle celle de Jean-Pierre Verheggen, et qui a formellement, en elle-même, une portée polémique. Son déferlement outrancier s’oppose à la brièveté bien tenue de vers en italique qui coupent la prose pour exprimer les tentations contre lesquelles celle-ci vitupère : Être avec Être dans Mais sans le corps Simple passage Dans l’invisible Arbres et pierres minces Déjà me suivent La présence a peu de besoin Tout est dépoté Je pénètre le monde à mon tour (TTC, 67)
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Coups de patte à Bonnefoy peut-être, à Jaccottet, à d’autres sans doute. Mais surtout coup de patte à soi. Ce pamphlet est en effet une palinodie. Ce que vise en premier lieu le Traité de la toile cirée, ce sont les livres antérieurs de Jean-Louis Giovannoni, ou, plus exactement, ce contre quoi ils se sont appuyés pour s’écrire. Le Traité est leur envers, l’irruption de leur refoulé. Deux formules lapidaires parmi d’autres saisissent ce qui fut ainsi dénié : « Personne ne rate son corps » (TTC, 69) et « Dans ton histoire, où mettre les gens » (TTC, 57). Non que la poésie antérieure de Giovannoni ait oublié le corps, très présent dès son premier livre, Garder le mort (1979). Mais le corps y est pris, comme les choses, dans la logique de l’espacement, du décalage de soi à soi, de l’évidement. Et loin que cette logique soit une malédiction, la poésie a pour objet d’en déployer tous les plis, d’en faire un mode de dégagement de soi et des choses. Les vers suivants, tirés de L’Immobile est un geste, traduisent la volonté de pousser à la limite la scission qui régit notre rapport au monde : Il faudrait vivre entre son corps et le corps des choses ne plus chercher de terre ni de lieu9.
Le désancrage que signifie le renoncement à la terre et au lieu en faveur de l’« entre » — ce non-lieu de la parole qui n’est ni corps ni chose, mais la distance qui les sépare10 — le désancrage est donc exactement ce contre quoi s’inscrit le Traité. La parole ne libère ni corps ni chose de son être-là ; tout adhère à soi et à tout. La reprise du verbe « coller » d’un livre à l’autre est significative. Dans L’Invention de l’espace, qui date de 1992, on lit ainsi : [...] On écrit pour que les choses n’aient plus lieu d’être. Ne collent plus 9. Jean-Louis Giovannoni, L’Immobile est un geste (Le Muy : Éditions Unes, 1989), p. 35. 10. Jean-Louis Giovannoni, Le Pas japonais (Le Muy : Éditions Unes, 1991), p. 12 : « Tout a mesure de distance ».
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Sens et présence du sujet poétique à l’exigence au nécessaire11.
L’écriture de poésie serait l’antidote au repliement des choses sur elles-mêmes, ce dont elles ont besoin pour se décoller de leur propre existence, pour décoller. « Ce n’est pas un lieu / qu’il faut donner aux choses », dit plus loin le poème, « mais une absence / un passage / où aller. » (IE, 25). Le terme de « passage », qui traverse toute l’œuvre de Giovannoni, comme d’ailleurs d’autres poètes contemporains, est souvent associé à « entre ». L’un et l’autre traduisent le désir d’introduire de l’intermédiaire, du jeu, dans la clôture sur soi des choses et des sujets. À quoi rétorque le Traité : « Où tu mets la vue, tu colles » (TTC, 33). C’est donc un débat avec elle-même que livre à découvert la pensée de Jean-Louis Giovannoni. Elle donne à entendre les voix contradictoires entre lesquelles elle évolue. Cela se perçoit de livre en livre et, à partir de L’Invention de l’espace, à l’intérieur de chacun. « Combien est peuplé cet espace entre » pourrait constituer un constat d’échec, le désaveu d’une recherche singulière. Mais le caractère dialogique de l’écriture de Giovannoni engage à voir dans ce dénigrement la libération d’un démon familier. Comme l’indiquait la phrase de Deguy par laquelle j’ai débuté, l’entre n’est pas donné : Deguy parlait de « refaire du tiers, de l’entre, de l’autre ». Le Traité de la toile cirée expose ce contre quoi cet « entre » se refait : le déterminisme biologique, la prolifération à l’identique, l’oppression humaine. La pensée de Michel Deguy n’est pas si loin. Ni peut-être bien la poésie de Pierre Alferi dans Sentimentale journée, en dépit de son rejet de toute prétention éthique : « tant pis / Pour le gros bon, pour le grand beau. » (SJ, 49). La remarque de Giovannoni, en effet, « Combien est peuplé cet espace entre » ne trahirait pas le livre d’Alferi, si peuplé, lui aussi, de fictions provocantes et de voix contradictoires, entre lesquelles les vers zigzaguent. La dissension interne qui mène l’écriture de Giovannoni prend dans l’ouvrage d’Alferi la figure d’un dialogue entre le Je « poète » et des Tu ironiques, selon un trajet irrégulier, par bordées successives, que le mot de Michel Deguy, « dis-con-viens », définirait assez bien. « Peupler l’espace entre » pourrait de ce fait constituer la 11. Jean-Louis Giovannoni, L’Invention de l’espace (Paris : Lettres vives, 1992), p. 17. (IE)
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formule de poétiques de la disconvenance dialogique, dans lesquelles l’espacement ne conduit pas à une raréfaction autarcique, mais à un foisonnement ou une versatilité inquiète, propices au lecteur : « Entre », disent-elles. Jean-Baptiste de Seynes nomme « Entre » le poème liminaire de son livre en trois volumes, Vent, une étude12. Comme dans les vers d’Alferi et le livre d’Émaz, la paronomase permet de voir dans le titre de ce poème d’ouverture une adresse au lecteur, aussi bien qu’un signalement du champ que parcourra le livre, entre méditation anthropologique et réflexion personnelle, passé profond et présent aigu, morts et vivants : il reste ainsi entre la terre et l’eau des millions de regards qui ont perdu leur destination et vivent de vent (VE 1, 16)
Ainsi se termine « Entre », auquel fait suite « Âge poreux ». L’espèce de limbes que ces vers tracent, où flottent en foule des regards fantomatiques et désorientés, est un monde perméable, ouvert à la libre circulation du vent. C’est le non-lieu même de « entre », un sansfrontières. « Entre » peut se lire comme une invite à entrer dans la porosité du temps, qui, dépourvu de bords, de limites, imperturbable comme le vent, lie notre mort à notre naissance, la modernité à la préhistoire, l’histoire individuelle au sort de l’humanité. Espace peuplé, assurément — mais bien autrement que par la vitalité organique de Giovannoni ou le dynamisme urbain d’Alferi : espace peuplé par le temps. Dans Vent, une étude, entre en tant que principe poétique, superpose sans les faire coïncider l’immémorial et le présent, le personnel et le collectif : tâchant de faufiler ma pauvre histoire dans l’immense trame qui bat, pièce à pièce une vie mise à la coudre elle
12. Jean-Baptiste de Seynes, Vent, une étude, 1. Âge Poreux (Sens : Obsidiane, 1990) ; 2. Vif, 1994 ; 3. Leçon d’adieu, 1995. (VE)
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Sens et présence du sujet poétique me dépèce ; vieillir, aller sous le soleil, passer le même repère, toucher la corde ? (VE 3, 39)
La faufilure, de même que le battement et la reprise (« pièce à pièce », « passer le même repère »), tous figures de la répétition et de l’intermittence, temporalisent la métaphore spatiale de la trame, cependant que la disposition typographique inscrit sur la page tout ensemble les fils parallèles de la trame et le mouvement alternatif du faufilage. Entre opère ainsi à même la matière signifiante, interrompant la chaîne verbale, tendant l’espacement entre les mots. L’effet apparaît plus haut dans le recueil, dans « Vif » également, explicitement associé à la préposition, sur laquelle débute le deuxième poème du volume, et à la figure de la corde : entre les mains et les mots la corde sèche et rêche, roide vivre, maintenant, dénouer ce tour-là, non, cet autre entre la corde courent les fils, filins, laisses, longes — lanières (VE 2, 12)
Si la première occurrence de la préposition « entre » introduit une relation, une « corde », qui, toute « sèche et rêche », « roide », qu’elle soit, n’en associe pas moins « les mains » et « les mots », le faire et le langage, la deuxième occurrence, « entre la corde », semble défaire le lien précédemment posé, le décorder en différents fils de son réseau
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sémantique. Détourné de sa signification originelle et de son usage ordinaire, pour dire non plus « à l’intérieur de deux », mais « à l’intérieur de un », « entre » est ce qui dénoue une parole rigide, figée ou aride, en brins de sons et de sens, tout ensemble connexes et séparés. L’idée d’attache, peut-être contraignante, commune aux termes « filins », « laisses », « longes », « lanières » est à la fois réitérée et suspendue, faute de prédicat. La pensée du « entre » est une énergie de la parole scindée : « [...] parler danse entre le feu » (VE 1, 69). Outre le décalage des vers et le tiret, la scission que paradoxalement signifie la préposition prend la forme récurrente, particulièrement dans Âge poreux et Vif, de l’enjambement syntaxique d’un poème sur l’autre. Ainsi du recto au verso, souligné par la ponctuation : ou pas de vent sa fugue _________ œuvrant à découvert. [...] (VE 1, 9–10)
Le saut que la phrase effectue d’un poème (ou laisse) et d’une page à l’autre dramatise l’idée d’intervalle. Entre, dont le principe est ainsi à l’œuvre dans la typographie et la syntaxe, peut être aussi thématiquement présent : autour d’une table se retrouver et se mentir un peu avant d’aller s’étendre, de s’étendre ____________ entre les feux qui prennent entre les tables chacun sa place bien antérieure [...] l’herbe entre eux pousse (VE 1, 60–61)
La convivialité que connote « autour d’une table » est d’emblée corrigée par « se mentir un peu », puis par la répétition de « s’étendre », suggérant une fin de festin (tel celui des prétendants dans l’Odyssée ?). Entre, qui intervient doublement, par la mise en tension du blanc séparant les deux poèmes et par sa propre répétition, semble détruire les retrouvailles, comme un incendie (« les feux qui prennent ») ou comme le retour de divisions établies (« les tables »,
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« les feux qui prennent [...] chacun sa place »). Le végétal, pour finir, a le dernier mot, celui de la porosité sans cesse renouvelée du temps, de « l’effleurante ponctualité du perpétuel » (VE 2, 45). Entre est ainsi, dans Vent, une étude, un perturbateur, un facteur récurrent de dislocation ou d’écartement, plutôt que de médiation. Mais « entre » est également un agent de rapprochement entre des poètes par ailleurs très différents. « [N]e se répondent ni ne se correspondent, ni n’équivalent / par les chemins de surface / l’encombrement sol et ciel » (VE 1, 63). Ces vers de Jean-Baptiste de Seynes (proches dans Âge poreux de ceux que je viens de citer), Pierre Alferi et Jean-Louis Giovannoni pourraient y souscrire. Comme le peuplement de « l’espace entre » qu’affirmait celui-ci, « l’encombrement sol et ciel » transforme la « forêt de symboles » baudelairienne en un « ici-bas », ainsi que le souligne Michel Deguy, où les deux moitiés du symbole étant à jamais déboîtées, il s’agit bien de « refaire » de l’« entre » pour vivre dans ce déboîtement : « plis et trous de l’habit, — je / nu par-dessous, nu / par-dessus / — nu entre » (VE 1, 48).
Passion lyrique d’Yves Charnet Agnès Castiglione C’est au vocatif que j’écrirai, cher Yves Charnet, en réponse à une voix, la vôtre, qui toujours nous appelle. Car vous êtes une voix : vos lectures critiques, empathiques, prennent souvent la forme d’une lettre adressée à l’écrivain. Chacun de vos ouvrages a donné lieu, avec des amis comédiens comme Denis Podalydès, le « miroir sonore », à une expérience passionnante de mise en voix consubstantielle à votre écriture elle-même. « Qui donc est je ? », voilà la grande question de votre œuvre articulant poésie et autobiographie. J’aimerais examiner la singularité d’une telle œuvre qui place la bâtardise au principe de l’écriture et voir comment, dans cette poétique de la syncope et de la rupture, le sujet précaire se constitue dans un lyrisme contemporain qui fait vibrer la parole au cœur d’une voix dans laquelle « Je devient un autre ». Vous poursuivez l’aventure autobiographique qui, de Montaigne à Leiris, vous requiert. Vous en faites le lieu même du drame du sujet, confirmant cette présence du biographique au cœur de tout artiste et réaffirmant les liens vitaux entre lyrisme et autobiographie. Elle est un garde-fou contre le romanesque, la fiction : épigraphes et citations sont autant de « parapets » où vous vous penchez sur tous les paysages de l’intime. Vos Proses du fils mettent bien en place dès l’abord un tel pacte autobiographique et notamment cette passion du nom propre, attesté : votre prénom ne se fait guère attendre (PF, 15)1, ni non plus votre nom où gît précisément l’accroc biographique, nom de la « fille mère » (PF, 16) comme vous la nommez pour désigner cette étrange inversion des générations : « ce que j’appelle tu sais
1. Les références entre parenthèses renvoient aux ouvrages d’Yves Charnet, tous publiés à La Table Ronde, Paris. Les titres en sont ainsi abrégés : Proses du fils, 1993 (PF) ; Rien, la vie, 1994 (RV) ; Cœur furieux, 1998 (CF) ; Mon amour, 2001 (MA). Ils sont suivis du numéro de la page concernée.
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notre enfance tant je demeure persuadé que longtemps à la maison vécurent deux enfants dont j’étais de peu l’aîné » (PF, 24). Dès le titre inaugural de toute votre œuvre, Proses du fils, se dit le nœud biographique qui lie l’origine de votre parole à votre origine elle-même et s’affirme une filiation littéraire : de Baudelaire à Pierre Michon, le mutisme du père exalte la voix du fils dans une parole arrachée au silence. « Je n’ai que le portrait de mon père qui est toujours muet », lisons-nous dans les lettres de Baudelaire à sa mère. Et vous citez Michon lorsqu’il donne sa propre voix à Rimbaud le fils : « C’est que j’enfle ma voix pour te parler de très loin, père qui ne me parleras (jamais) » (CF, 83). Vous-même invoquez votre père : « Ce qu’il y a de plus spectral en toi — ô mémoire meurtrie — c’est ta voix… Ta voix qu’on n’entend jamais » (CF, 120). La bâtardise est donc en vous cette excentricité aux racines mêmes de la création : « Tache d’encre pour combler le manque de toute page » (PF, 33). Vous avez pathétiquement creusé cette question de la bâtardise, ainsi nommez-vous « ce réseau de hantises et d’hébétude » (PF, 33) au principe de votre écriture : « Le H qui barre mon nom bâtard me tranchera l’âme » (PF, 17). Mais avec quelle ironique lucidité la tournez-vous en dérision : « Prince d’une horde défigurée, j’arrive bien tard au banquet des bassesses. Après moi, la bâtardise c’est fini ! Cette pelote dépareillée dont nul ne veut plus, moi j’y risque une jouissance » (PF, 35). Jouissance en effet, et bien paradoxale, que cet emportement, cette « rage des mots » (PF, 33) au sein d’une création aussi intempestive qu’empêchée, vécue comme un théâtre de l’identité, de l’hybridité. Vous citez Pascal Quignard : « En moi peu à peu tous les genres sont tombés ». En effet, votre « confession détraquée » (RV, 161) ignore toute reconstruction logique ou chronologique : « Un autoportraitiste a son passé pour avenir » (CF, 41). Comme Hamlet, vous interpellez un père fantôme (128), un passe-muraille (PF, 78) ; pour vous comme pour lui, le temps est « hors de ses gonds » et vous observez que c’est le « rythme propre à notre filiation disloquée » (CF, 122). D’où, dans votre écriture, ces lacunes, trous, ellipses et déchirures de la trame biographique. D’où cette instabilité des tons et l’émotion du style coupé : phrases suspendues, noyaux nominaux, mots tronqués. « L’Élan & la syncope, titre d’une autobio » (CF, 82) proposez-vous pour ces proses ailleurs nommées « autoportrait syncopé » (CF, 138). D’où encore cette esthétique de la fragmentation qui semble
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gouverner votre écriture dans une œuvre « en miettes » (PF, 151), cette poétique de la rupture propre à notre modernité : « (m)orceaux de pensée impossibles à recoller » (PF, 152). Vous dites : « Je me volatilise — si je ne fais pas tenir ensemble — comment ? — ces morceaux, ces bouts, ces chutes, ces fragments, ces trucs, ces bricoles, ces petits papiers, ces notes, ces pages de carnets, ces feuilles volantes, ces machins griffonnés dans la marge, tout ce bordel » (MA, 93). Bien des fragments de ces proses ont d’abord paru dans des revues de poésie. Vos ouvrages ne sont pas des livres, mais des « configurations » de proses hachées, explosées (PF, 151), traversées de « constantes conjonctions-disjonctions »2. Vous-même les nommez « poèmes autobiographiques » (RV, 50), mais vous dites avec Nerval qu’il s’agit là d’une « poésie […] tombée dans la prose » (MA, 38). En votre place, en effet, la poésie y parle comme de travers : « Ce ressassement fait danser de traviole ma prose d’adulte » (MA, 73). Même si vous n’êtes pas « vraiment remis de cette chute » (MA, 38), pour vous, la poésie moderne se cherche dans la prose, dans un autre usage de la prose. Ce sont des proses, on le voit, indifférentes à la question du genre. Vous les nommez aussi bien « journal » — un journal écrit « au présent du clair-obscur » (MA, 39), dans le présent problématique d’un sujet suspendu aux éclats de sa voix — que « portrait » (CF, 7). Vous parlez, avec Nerval, de « biographies directes ou déguisées » (PF, 7), vous les nommez des « éclats » (CF, 144), des « essais » (MA, 140) : « essais de parole » (RV, 205), « essais de voix » (RV, 7). Vous les nommez aussi et surtout « confessions » (MA, 74) : une confession qui prend souvent la forme épistolaire de ces « lettres écrites aux fantômes » dans Rien, la vie (RV, 7). Car cette confidence, cette « (c)onversation bégayée » (MA, 140) est toujours adressée. Dans Proses du fils, « Tu sais » est le titre donné à deux ensembles de laisses lyriques. Votre poème, au vocatif, exige l’écoute. L’autre, mort ou vif, proche ou lointain, est constamment interpellé, toujours présent. « Il n’y a d’autobiographie que des autres », dites-vous dans Rien, la vie (R V , 8) à propos de ces instantanés que vous songez encore à nommer Confessions des autres 2. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Édition condamnée de 1857, Préface d’Yves Charnet (Paris: La Table Ronde, 1997).
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(RV, 73) : « la littérature participerait ainsi à sa façon de la communion des saints », dit Jacques Borel3. Ces « dialogues de personnes absentes » (CF, 120) font songer à Baudelaire : « volontiers je n’écrirais que pour les morts ». Cette pure intransitivité que paradoxalement vous semblez revendiquer n’est qu’apparemment provocante. Elle prend sens dans cette poétique qui procède à l’instauration d’un je problématique n’existant que dans la relation textuelle établie avec un autre que lui-même. Dans Proses du fils, le geste autobiographique est en même temps sa négation : « Ce qui tombe, c’est l’autobio de Pas-moi » (PF, 135). Vous débusquez et fustigez l’« incurable romantique qui (vous) tient lieu d’identité » (CF, 121). Mais vous ne renoncez pas à ses prestiges car vous n’êtes « qu’un rêveur en prose » (CF, 120). Dans l’élaboration de votre « mythe personnel » comme lieu de votre identité profonde, vous fictionnalisez, activant les mythiques modèles littéraires. Je songe ici à votre désespoir d’enfant apprenant « la mort de Jean Valjean » : « cette syncope restera ton acte de naissance » (PF, 60). Ainsi, « entre roman & poésie » (CF, 138), votre stratégie autobiographique autorise l’invention, la « réinvention de soi » (RV, 65). Elle est ce moyen de trouver sa vérité, de mettre sous tension le Moi et l’Autre, de procéder à l’invention de soi-même comme un autre. C’est le poème de votre vie qu’ainsi vous écrivez : la phrase nominale, l’abandon de toute linéarité au profit de la répétition, l’abus et l’excès du signifiant, votre rapport même à la langue le disent assez. Vos proses sont innervées d’éclats narratifs qui relancent une parolefusion entièrement soumise à la radicalité lyrique et qui activent les grandes figures de la transgression lyrique, laquelle ne peut être assumée que par la poésie. En épigraphe de Cœur furieux, vous en appelez à Jean Genet, à cette « héroïsation de la vie » car, comme lui, vous avez en vous « ce qu’il faut pour le faire, le lyrisme » (CF, 8). La « région de cette passion lyrique » (CF, 12) est intensément présente à vos Proses, fait vibrer votre parole. Aux racines de votre quête identitaire, votre géographie intime ne peut éviter la Corrèze, patrie de la mère. Une telle formulation dit bien la complexité des liens et des appartenances avec ce « théâtre de chimères » (CF, 11), pays du seul dire de la mère. Ainsi avez-vous « [d]’abord habité une Corrèze imaginaire », terre de votre « éducation lyrique » : « Ni 3. Jacques Borel, Postface à Proses du fils d’Yves Charnet, op. cit., p. 162.
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dehors, ni dedans : enchevêtrement » (CF, 12). Elle est inséparable de celle des bords de Loire : « J’habite en tremblant cet enchevêtrement du sol et de ma peau qui fait le paysage primitif de l’identité. […] La poésie recommence quand le lyrisme chante l’opéra des bords de Loire ; quand la romance, oui, pousse le cri d’une personne perdue » (CF, 26). Votre voix, émue, véhémente, transite entre le cri et le chant. Car votre vocation, c’est le chant, « à tue-tête » : « Enfant je voulais être chanteur » (MA, 70), confessez-vous. Et vous notez de même : « écrivant ces textes, je me gavais de chansons françaises […] — cherchant cette émotion de la voix nouée avec des mots en cadence » (RV, 172). Vos proses, mauvais genre, acceptent donc l’humble chanson populaire, les ritournelles sentimentales de la variété française tressées à votre écriture par « rengaines interposées » (CF, 46). Vous leur adressez un « remerciement en prose pour certaine romance des temps difficiles » (CF, 49), l’« idiome d’une enfance » (CF, 46), les « fragments de notre mémoire collective » (CF, 47). Votre « autoportrait syncopé d’un sujet sans repère » (CF, 138) épouse les cadences et les rythmes du blues. Vous retrouvez ainsi l’origine même de la poésie : « Guérir la mélancolie par des chansons, c’est l’enfance de l’art » (RV, 65). On s’avise alors que l’anagramme de Charnet, c’est chanter mais vous l’affirmez vousmême : « Chanter. C’est ça que veut dire, Charnet » (MA, 71). On comprend que de tels textes ne peuvent en effet passer que par la voix, le souffle ; on comprend l’importance de ces mises en voix avec ceux que vous nommez vos doubles et dont votre création même est inséparable : « Le peu que je sais de la poésie tient dans ce passage du texte à la voix où je devient un autre » (RV, 205). Mais l’ironie, l’autocritique et la dérision sapent en permanence votre parole tout en l’aiguisant. Vous identifiez lucidement votre « numéro de clown » (MA, 39). Vous dites : « Il n’y aura d’avenir que si le passé ressuscite dans un lyrisme critique » (CF, 128). Vous assumez donc la condition du saltimbanque : « Longtemps, je chantais face aux miroirs. Grimaces vocales dans de voraces reflets. Yves dévisagés vifs. Une musique dégorgeait : jonglerie de gueule. Longtemps, je perdais la face dans le froid des lustres. Gestes épongés par mon peignoir de sueur […]. Je brûlais de nudité. Loustic toqué. Je braillais l’absence. Matador débraillé » (PF, 50). Résolument, vous avez pris le parti de Rousseau : « je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche,
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sans gêne, sans m’embarrasser de la bigarrure » (CF, 7). De là ce lyrisme furieux, cette écriture ardente traversée d’allitérations explosives, d’assonances, de cris, d’associations, de rythmes savants ou populaires entre blues et flamenco. La corrida pour cette raison vous séduit : « J’aime cette bigarrure de breloque baroque » (MA, 99). Dans ce désir outré de langue portée à incandescence, le matador exprime tout un programme poétique introduisant dans « l’arène du poème » (98) ce fil rouge de la corrida, son chromatisme énergétique et son lyrisme baroque, car vous êtes un aficionado. « Écrire, toujours une corrida » (RV, 192), dites-vous : « Le matador fera bientôt couler le rouge de son double. […] Comme on met son cœur à nu. Dans un livre. […] Ce lien de sang entre le matador et son monstre. Entre l’autobiographe et son moi. Depuis l’enfance ce toro intérieur qui va charger. Contre nous » (MA, 99). Ainsi voit-on se dessiner les figures du sujet entre matador et « fou chantant » (CF, 52) : comme Hamlet, comme Baudelaire, vous pratiquez la stratégie du fou dont les « pitreries » (P F, 49), les « hystéries d’histrion » (PF, 36) installent le sujet dans la gloire dérisoire et christique du pitre. Vous retrouvez toute une tradition religieuse de l’introspection autour de topoï au premier rang desquelles s’impose la figure du Christ. Votre autoportrait tient de l’exercice spirituel qui vise à « décentrer l’exercitant pour le reconstituer in figura Christi », il est « hanté par la Passion »4. On peut donc, à tous les sens du terme, parler de passion lyrique dans ces proses où tel « visage crucifié » réactive de façon poignante la figure allégorique du Christ aux outrages : « Longtemps je perdais la face… ». Comment en effet ne pas jouer de ce modèle lorsque l’on est fils perpétuel d’une vierge mère, d’un père définitivement absenté, que l’on se sent et se veut l’incarnation du Verbe ? Charnel est votre rapport au langage (CF, 80) et votre vœu fervent, celui de réaliser « [l’]œuvre d’un homme, dans sa voix tout entier présent »5. Dans ce dialogue paradoxal que vous instaurez, non seulement dans le jeu des pronoms qui multiplient les destinataires et où vous dialoguez fréquemment avec vous-même, mais encore dans la « configuration » des proses au cœur d’un même recueil voire d’un livre l’autre, dans ces notes jetées en marge des livres, vous écrivez 4. Michel Beaujour, « Autobiographie et autoportrait », Poétique, 32, novembre 1977, p. 457. 5. Jacques Borel, op. cit., p. 160.
Passion lyrique d’Yves Charnet
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« l’autobiographie d’un lecteur » (RV, 93). Les livres en votre vie sont des « fétiches » (PF, 13) chargés de conjurer l’absence tout en désignant le manque ; ils sont la grande réserve où puiser pour votre « mythologie bricolée » (CF, 82). La paternité est une « histoire impossible » (CF, 165) et vos proses campent de belles figures de « patriarches » de substitution (CF, 58). C’est que la figure du père se confond, dans votre mythologie, avec celle de l’écrivain : « Très tôt […] j’aurai vécu l’absence de mon père comme cette autre et non moins éblouissante absence, celle de l’écrivain seulement connu par ses livres » (PF, 59). La fonction de vos proses est de raccommoder, de « recoller » (R V, 7) dites-vous bien des fois, et peut-être permettent-elles à celui qui se désigne comme « ce bâtard qui ne pourrait […] devenir ton fils, qu’en se faisant poète » (PF, 150), de devenir lui-même le « fils de son œuvre » (PF, 171). Votre identité est un palimpseste : « Écrire dans les trous. Être reconnu par cette tribu des maniaques […] qui fabriquent une œuvre hybride avec l’œuvre lue » (CF, 79). La citation est la mémoire de votre poésie (CF, 80). L’image du palimpseste dit admirablement la co-présence dans une même écriture du Moi et de l’Autre. Dans cet échange d’expériences, de pensées et d’émotions, la voix d’autrui est invitée, accueillie, assimilée. C’est la voix de l’autre de soi-même : « Muses, ces voix d’encre qui, quand je les capte, me rendent (étrangement) à moi-même » (CF, 80). Elles renferment cette part de soi réservée, concentrant ce qu’il y a de plus intime et réfractaire à la formulation, l’angoisse existentielle et poétique que l’autre dans son altérité permet de délivrer. Vous assignez à la lecture la fonction quasi sacrée de conversion : « Toute lecture n’est-elle pas une prière qui nous remet, soudain, en communication avec ce psaume intérieur que, en nous, un enfant dépossédé ne cesse de murmurer ? » (RV, 95). Ainsi voyez-vous l’écrivain « comme un enfant, cherchant son salut dans les mots » (RV, 96). Vos proses traquent donc une origine impossible qui « s’étrangle dans [le] corps comme dans un sac de rage » (CF, 129). Ce retour en amont s’effectue au seuil de vos Proses dans la compagnie de Baudelaire qui note l’importance de l’enfance au « principe d’une œuvre d’art » (PF, 8) et dans celle de Bernanos évoquant le langage de l’enfant qu’il fut, « langage oublié […] que je cherche de livre en livre » (PF, 9).
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Dans cette « autobiographie des autres » qui nous rend étrangement à nous-mêmes, dans ces recueils poétiques de « prière en prose » où « [é]crire promet un Miracle » (CF, 80), vous nous donnez beaucoup : l’énergie lyrique, l’élan vital, le souffle d’une présence bouleversante. Vous voulez, comme Nerval, « retrouver le natal dans la langue » (RV, 65). Par cet effort poétique d’impossible articulation et de reconstruction malgré tout, cette transformation lyrique continue, vous retournez le prosaïque en poésie de la survie ; du deuil et du désastre, de l’ennui, vous tirez votre énergie. Et puis, je songe à ce film de Téchiné dont le beau titre vous a ému, Souvenirs d’en France : « Ah ! ce mélange, dans la langue, du pays natal et du temps perdu » (RV, 115). Dans ce sentiment d’une identité culturelle commune vous nous faites vos contemporains en nous donnant quelque chose d’essentiel qui serait notre « mémoire en chantant » (PF, 109).
Qu’est-ce que la poésie en France peut nous dire en ce moment ? Mary Ann Caws Se référant à l’exigence de Georges Braque qu’un tableau puisse se tenir en face d’un champ de blé, André Breton avait ajouté, « et en face de la faim ». On pourrait, me semble-t-il, demander de la poésie à présent qu’elle puisse se tenir en face des catastrophes et globalisées et localisées. Ou, du moins, qu’elle s’y adresse, dans les limites du possible. Pour moi, je dirais très simplement qu’il faudrait que la voix qui s’élève— poétique ou autre — prenne en compte le découragement de ces jours-ci à dose entière. Je n’écoute pas bien à présent que les poèmes qui ont avalé ou qui ont tenté d’avaler la perte, qui la combinent avec l’examen de la parole, comme si les deux éléments étaient inextricablement liés à tout jamais. Cela peut bien rendre possible une sorte de démarche différente, dans ce monde d’après, tout en rendant impossible la même démarche d’avant. D’abord, la mort, la perte : s’y adresser... Tout de suite, et tout d’abord, je contemple les textes de Jacques Roubaud dans son très émouvant Quelque chose noir, et de Michel Deguy, dans À ce qui n’en finit pas, chacun après la mort de leur femme1. « Impossible d’écrire, marié(e) à une morte », dit Roubaud. Et il continue ainsi :
1. Je me réfère aux ouvrages suivants : Jacques Dupin, Le Grésil (LG) (Paris : POL, 1996) ; Contumace. (C) (Paris : POL, 1986) ; Écart (E) (Paris : POL, 2000) ; Alberto Giacometti (AG) (Tours : Farrago, 1999) ; Cahier Jacques Dupin : L’injonction silencieuse (IS), sous la direction de Dominique Viart (Paris : La Table ronde, 1995) ; Michel Deguy, A ce qui n’en finit pas: Thrène (Paris : Seuil, 1995), non paginé ; Edmond Jabès, Le Seuil, Le Sable : Poésies complètes 1943–1988 (LS) (Paris : Gallimard, 1990) ; Jacques Roubaud, Quelque chose noir (QCN) (Paris : Gallimard, 1986).
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Sens et présence du sujet poétique Je n’ai jamais pensé à un poème comme étant un monologue parti quelque part de l’arrière de ma bouche ou de ma main. Un poème se place toujours dans les conditions d’un dialogue virtuel. [...] Ce poème t’est adressé et ne rencontrera rien. (QCN, 124–5)
L’impossibilité de l’adresse bien trouvée, car il n’y aura pas de réponse de l’autre coté de la parole, c’est donc de cela qu’il s’agit. Deguy s’adresse également à cette question de l’adresse. Il y est question de la langue même, des paroles adressées ou non, contemplées très exactement dans leur inexactitude : [...] il y a un mois mourait ma femme, je ne peux dire tu mourais, d’un tu affolant, sans destinataire, et je dis bien “mourait”, non pas dépérissait ou lisait ou voyageait ou dormait ou riait, mais “mourait”, comme si c’était un verbe, comme s’il y avait un sujet à ce verbe parmi d’autres.
La question de l’adresse importe ici pour le poète, avant tout autre chose. Voici que la lettre du texte sera non-lue, sans destinataire, sans pronom attaché, en situation de non-recevoir. Là, nous comprenons ce que c’est que de ne pas supporter le nondialogue, la parole qui part sans destinataire, et qui arrive, seule. C’est bien notre cas, nous chez nous, nous en Amérique, nous très spécialement dans la ville de New York maintenant, qui avons l’impression d’émettre des paroles en plein air — comme si c’étaient des peintures en plein air — et de sentir le non-recevoir. Pas d’adresse. Pourquoi pas nous taire ? Écoutons Edmond Jabès, sachant ce que c’est que l’exil, que la perte de soi : « Nous mourons de ce qui nous réduit » (LS, 395). Même les poètes qui n’ont pas perdu, comme ceux déjà mentionnés, le destinataire du texte, se sentent parfois, et non moins terriblement que les autres, en chemin de perte. Écoutons Jacques Dupin, et je dois dire que c’est celui-ci que j’écoute comme je ne le savais pas faire avant, plus profondément ces jours-ci : Je suis sans identité comme, coupant, par les bois le pas d’un autre, toujours
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un autre, à la fin, par les bois [...] ma mort, sans l’avoir vécue, elle, sans voix, me tirant... (LG, 67)
Mais à quoi ça sert, tout ça ? Dupin en parle inimitablement, par le biais d’une « Histoire de la lumière », dans le recueil Contumace, où il se penche sur « l’aigreur // d’une langue désaffectée » (C, 13). Car làdedans il aperçoit une ombre dans la lumière coupant en son milieu le livre coupant le ciel et le sens nulle alternative de parole ou d’agonie (C, 14–15)
Ligne désœuvrée ligne ouverte à ce qui se joue mortellement dans l’espace écrit (C, 17)
quand rien ne passe dans l’air que le cri [...] et la langue ravalée dans la gorge où s’ancre et durcit l’odorante chaîne de paroles qui nous façonne selon selon sa terreur selon
et nous tire
la lumière (C, 21–2)
Et dans son « Bleu et sans nom », il reprend son examen de la langue — reprend, qu’est-ce que je dis ? Cet examen, qui me semble le plus essentiel, il ne l’a jamais quitté de vue ni de pensée :
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Que les mots fassent souche dans l’air, à la surface et dans la profondeur de l’air, qu’ils s’écrivent qu’ils relancent, qu’ils réactivent une énergie disloquante (C, 103)
Nonobstant, tout de suite après, il replonge dans la lamentation de la solitude anonyme, questionnante, angoissante : Suis-je seul, innommé, sommes-nous seuls, vivants, murés, innommés […] sommés à l’écart de nous […] (C, 105)
La séparation incontournable entre le « nous » et le « nous », le « je » et le « je » : cet écart qui reviendra dans ses écrits, comme dit de lui son ami André du Bouchet « d’un mot à un autre l’écart » (IS, 43), jusqu’à ce que s’efface l’idée même du nom personnel, notre distinction inébranlable, ce qui nous écarte nous aussi, comme les mots dans le texte, l’un de l’autre : […] ce bleu désuni qui s’allège […] s’écroulant contre nos genoux et ressurgissant lavé, bleu, et sans nom... (C, 109)
Cet « écriturier vorace », comme Dupin s’appelle dans son for intérieur et dans son personnage public (« Écrire écrire écrire » dira de lui encore Du Bouchet), ne s’arrête pas. Tout en s’avouant à l’écart, titre d’un ouvrage récent, il continue. À mes yeux, « Ongle du serpent » dans Écart, est autant un chef d’œuvre que la série de proses poétiques, « Moraines », série acclamée par maint lecteur. C’était après tout, dans une de ces moraines, que la notion de l’écart avait fait sa première apparition positive, son annonce essentielle, comme « le pacte fragile qui maintient l’homme ouvert dans sa division »... Dans tous ses éléments, ce long poème composé de paragraphes en prose hautement poétique manifeste ce qu’il appelle « l’amplitude du toucher » (E, 29). Toucher, c’est aussi bien le tact que l’émotion : « je touche ». Dupin nous touche.
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Partout, l’écriture est plus que nocturne : c’est la nuit qui écrit, qui élargit l’espace, qui nous montre que même l’échec peut briller après que la langue aura cessé, quand les textes ne trouveront plus leur destinataire : « Nuit de la lettre morte. De l’échec constellant » (E, 33). Quelle révélation : ce n’est pas de notre succès que provient l’illumination, plutôt de ne pas avoir réussi. De cela vient la lumière la plus éparpillée, qui illumine plus loin, et de plus loin. Tous, nous sommes poursuivis. Ce qui nous poursuit inlassablement, c’est bien ces poèmes d’un insuccès marqué, avoué, proclamé. Je dis « nous » car ici il s’agit non pas seulement d’un lecteur découragé en train de personnaliser tout texte, mais de cette communauté de lecteurs. Voici l’art poétique de ces jours après un désastre récent (ou plutôt les désastres, car il y en a toujours...) : La poésie qui nous chasse, et nous prend la gorge, elle rase plus près, elle blanchit plus noir. Possédée par le signifiant de la langue, pour elle la seule énergie, le dehors rayonnant, la sauvagerie de la vérité. Et le seul recours des lisières, des terres à l’abandon, des fissures dans la roche, des talus à la dérive butant contre la détresse du monde. (E, 35)
Et en nous, maintenant, selon Dupin, il faudra savoir « écrire dans le vide — pour que le vide écrive en nous » (E , 37). Oui, c’est exactement cela. Nous penchons, nous nous penchons sur le désastre : « Il suffit que la pente soit, que la pente glisse » (E, 43). Serait-ce donc vrai, ce que le poète semble dire, qu’il faudrait absorber en nous-mêmes cette partie de la vie qui s’appelle la mort pour que l’on puisse trouver le chemin de l’écrit ? : « la pensée que je suis mort, que je marche mort. Et qu’il faut que je meure une ultime fois, pour écrire enfin » (E , 47). En effet, c’est l’angoisse du soleil, comme dit le poète, qui signale la mort intérieure : Tout ce que je dis se retourne contre moi. Dans l’abandon du saisissement de toutes choses à chaque instant. [...] J’ai l’oreille fine, la langue exercée. Mais la mort est au travail dans les racines de mes dents. Je touche une lumière sans mémoire. (E, 50)
Comme c’est étrange : l’obstacle suprême à l’écriture, dit Dupin, c’est le grondement de ces multiples poèmes qui crient leur
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multiplicité dans ses oreilles, qui murmurent incessamment, dont les voyelles se dissolvent en l’air : « un contre-chant disloqué ». Il est amoureux, dit-il, de la fange et des brindilles, de la salive et la morsure : de l’agonie la plus sale. Rien de puritain ici, plutôt la définition la plus dépourvue du sentimental : « Poésie : l’ongle du serpent sur la peau des choses » (E, 51). Le serpent est présent dans plusieurs de ses textes, dans sa vérité menaçante. Et alors, comment effacer ce qui est dans les racines de ces dents derrière lesquelles surgit le texte dit ? Impossible, n’est-ce pas ? « Langue mère effacée, ineffaçable, chuchotée [...] ». Cela revient... Et pourtant, à la conclusion de cette épopée de l’ongle, du serpent, de la peau — car c’est bien une épopée — cette ongle, ce serpent, resteront inconnus. « Des aléas souterrains de la langue, je ne connais pas le serpent. Je ne connais pas les règles ni l’enjeu » (E, 56). La lumière se décomposera, et toute nomination, toute langue, tout texte disparaîtra : on n’a qu’à attendre « [l]’éparpillement dans la terre des lettres d’un nom éclaté » (E, 56). Mais ce n’est pas tout. Il y a une autre raison, profonde, pour mon choix de Jacques Dupin. Il y a que, comme Yves Bonnefoy, il a choisi Giacometti parmi les peintres. Ah, il y en a d’autres, certainement (on l’a beaucoup lu sur Miró, par exemple). Mais dans ses textes groupés sous le titre « Ateliers », reviennent non seulement l’ongle, maintenant au pluriel « les ongles », dont le mot est suspendu, mais — du moins, je l’entends toujours, à raison ou à tort — les pas, longs, inlassables, d’Alberto Giacometti. Et c’est peut-être pourquoi, comme j’écris cela à New York, juste après notre fameuse faillite de l’électricité ce mois d’août 2003, dans l’implacable souvenir de notre 9/11/2001, et pendant notre trop longue et impossible manque de politique intelligente aux USA, ce sont surtout les textes de Dupin — « cet aberrant et douleureux travail », comme le décrit Jean-Michel Maulpoix (IS, 33) — qui me parlent avec le plus de conviction, les textes que je lis avec une compréhension nouvelle, c’est ce qui me semble vrai, du moins. Nous, on est là, dans ce vide, où les personnages nous paraissent aussi dépourvus de chair et de substance que ceux de Giacometti, et nous-mêmes nous devenons, comme le dit Dupin : le lieu d’une interrogation extrême qui ne tient d’autre réponse que l’ouverture en nous du même espace interrogatif et fasciné. Par ce mouvement de notre être, par cette adhésion inconditionnelle, nous
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donnons un sens, mais absolu, à la démarche du sculpteur, une issue, mais fictive, à son tourment, et un nouvel objet à sa soif de détruire. (AG, 11)
Une figure de Giacometti, dit Dupin, « porte en elle sa distance et nous tient en respect » (AG, 9). Enfin, comme nous regardons chacun de ces personnages comme un tout (impossible d’en séparer une partie — cela revient toujours à une question d’ensemble) : « L’objet vu et dessiné, qu’il soit femme, atelier ou fleur, n’est pas séparable du vide qui le baigne et qui le soustrait » (AG, 91). Et nous-mêmes, qui écrivons à présent et sans doute toujours, à tout jamais, dans le vide d’une grande ville toujours sous la menace, dans une extrême incertitude de tout point de vue, nous éprouvons, en lisant les textes de Dupin — et d’Yves Bonnefoy — sur Giacometti ceci. Pour qu’un poème, une pensée poétique, puisse nous parler aujourd’hui, pour que nous l’entendions, il faudra absolument que le vide soit compris là-dedans : compris, au sens d’entendement, et compris, entouré, avalé, regardé en face. Comme compagnons dans notre marche, notre démarche parfois confuse, dans cette grande ville que nous sentons universelle à présent, en grande partie à cause de nos catastrophes, je choisirais Yves Bonnefoy, Jacques Dupin, et Jacques Roubaud, sachant qu’eux, comprendront, surtout quand nous sommes trop près pour bien comprendre. Leur parole guide. C’est donc sur ce vide nécessaire, ce vide-poème, ce voyage parfois désespéré, que j’aurais voulu écrire ici, en écrivant de la poésie à présent.
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Hors de moi Lettre à Bernard Noël Yves Charnet Que se passe-t-il si ce n’est plus moi qui pense, mais cet objet qui me fait penser ? (Journal du regard)
Il y a six ans je t’écrivais déjà — mon cher Bernard — cette lettre. C’était pour un dossier que te consacraient, dans leur livraison de l’hiver 1998, nos jeunes amis de la revue Prétexte. Intitulant « Ce qui nous touche au corps » le propos que je t’adressais sur cette énergétique de l’expression plastique qui traverse, et de part en part, toute ta critique d’art, je te confessais en quel point de ton écriture mon émotion se faisait la plus impérieuse — mettant des larmes, tu sais, dans ma pensée. Il y a six ans donc j’essayais déjà d’analyser cette énigme qui fait la sidération propre à ton écriture du visuel — sidération que j’appelais maladroitement une « troublante continuité de nos yeux et du dehors ». Six ans après je voudrais, aujourd’hui, repartir de cette « évidence » à laquelle n’auront cessé de m’ouvrir tes magnifiques écrits sur les peintres : un « débordement (disais-je) de notre chair sur le monde où frémit, hors de nous, la peau de notre être le plus intime ». Je voudrais tenter de m’approcher une nouvelle fois d’une expérience qui me paraît relever de la possession. De l’envoûtement. De ce que, dans L’Expérience intérieure, Bataille nomme, comme tu le sais, « l’extase ». De cette analyse fameuse je retiens ici que, selon Bataille, l’extase ne provient pas, bien sûr, d’une décision du sujet, ne saurait être « une direction volontaire venant » du sujet lui-même, mais se manifeste à ce dernier « comme la sensation d’un effet venant du dehors ». Cet effet, il me semble que, et l’un des premiers, Baudelaire l’aura noté dans un poème en prose de 1862, significativement intitulé « Le Confiteor de l’artiste ». En des termes qui pourraient déjà être de toi,
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le poète commence par analyser la façon dont l’air extérieur est, parfois, comme incorporé par le sujet de l’expérience : « Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu’à la douleur ! » Cette pénétration, qui sera l’un de tes thèmes les plus constants, est donc vécue par le sujet baudelairien comme une véritable effraction de « l’Infini » dans la sphère du « moi ». À la fois douloureuse et délicieuse, cette expérience des limites consiste en une progressive identification du sujet et du spectacle qu’il contemple — en une émouvante mise en relation du « moi » et de son « horizon ». Permets-moi de remettre sous tes yeux, et dans son intégralité, la strophe où s’inscrit en toutes lettres cette petite poétique de l’extase : « Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur ! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions ». Dans ce journal ou roman du regard qu’est aussi le poème en prose intitulé « Le Confiteor de l’artiste », Baudelaire prend acte d’une autre pensée propre, tu le sais, au sujet hors de soi qui fait, précisément, l’expérience de l’extase. De ce sujet « ouvert » Bataille écrit qu’il est « brèche béante ». Dans ce moment sans moment « il n’y a plus sujet = objet, mais “brèche béante” entre l’un et l’autre et, dans la brèche, le sujet, l’objet sont dissous : l’un et l’autre ont perdu l’existence distincte ». Proche de ce que Rimbaud choisira de nommer illumination, cette extase vient déchirer la trame même d’un quotidien ordinaire. Avec sa cruelle lucidité le poème baudelairien analyse, et sans complaisance, cette crise du sujet : « Toutefois, ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses ». Manifestant une irréductible interaction entre l’expérience et l’expression, cette sortie de soi ne va pas, en effet, sans une sortie du langage. Et l’on sent bien que l’intrépidité baudelairienne finalement recule à l’idée de risquer un pas au-delà. La douleur et le cri — qui seront la matière, par exemple, d’Une Saison en enfer ou de L’Ombilic des limbes — provoquent chez
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Baudelaire un effroi lucidement analysé : « L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu ». C’est par un tel duel que tu t’es d’abord risqué — mon cher Bernard — dans l’aventure du poème, explorant en 1956 la « situation lyrique du corps naturel » — avant, bien sûr, de faire dans notre mémoire moderne ce trou que demeure, et presque cinquante ans après, Extraits du corps, premier-dernier livre auquel il fau(drai)t sans cesse revenir. Un livre qui s’installe résolument dans ce territoire entrevu par Baudelaire où la parole, encore une fois, ne s’arrache au corps que dans le « malaise » et « la souffrance positive ». Ce livre où « d’un côté, il fait mal ; de l’autre, il fait nuit ». Ce livre où le sujet poétique est « une organisation du vide » qui peut « [s]e retourner comme un gant ». Ce livre où « l’écorché regarde son squelette et dit : qui est-ce ? ». De ce livre fondateur tu écris, dans ta « Lettre à Renate et Jean de S », qu’il correspondît à ton intraitable désir de « penser avec [t]on corps ». « D’atteindre [t]on Mexique intérieur ». En t’entraînant à te « regarder regardant, puis, un stade plus loin, à prendre conscience de ce regard du regard ». S’ils me paraissent, et de part en part, commander si puissamment tous les livres que tu as composés depuis 1956, c’est aussi parce que tes Extraits du corps sont, d’abord et avant tout, des extraits de l’œil. Le premier chapitre, sans doute, de ce journal ou roman du regard en quoi toute ton œuvre, tu sais, consiste. De ce mouvement fondamental quelque chose comme une nécessité intérieure me paraît se manifester quand, dans Journal du regard précisément, tu notes que « pour voir, il faut faire retour vers le corps ». Datant de 1976, soit trente ans après, pareille note me paraît strictement contemporaine de la recherche d’inconnu commencée par Extraits du corps. Ce que, à sa façon, annonce déjà, en 1964, ta « Lettre à Renate et Jean de S » : « On n’invente pas, on ouvre les yeux, c’est tout. Le regard crée le verbe. J’écris pour fixer le souvenir d’un regard ». Fixer un tel souvenir, tu ne cesseras plus d’en aiguiser l’énigme, c’est fixer un vertige du type de celui dont, dans « Le Confiteor de l’artiste », Baudelaire fait, en 1862, l’expérience fabuleuse. Cette expérience d’une pensée du paysage qui s’invente à même la chair du sujet percevant. Cette expérience — vécue dans son corps même par le sujet poétique — d’une réciproque pénétration du paysage par la pensée et de la pensée par le paysage. Cette expérience extatique dont toute ta poétique n’aura pas cessé, depuis près de cinquante ans, de
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renouveler le mystère s’avère aussi, comme tu le sais, une expérience fondamentale de notre esthétique moderne. C’est encore celle de Baudelaire montrant, dans ses Paradis artificiels, comment le sujet sous emprise devient bientôt l’arbre qu’il contemple ; comment, fasciné par les « nuages bleuâtres qui s’exhalent de [sa] pipe », le fumeur finit par appliquer à sa « matière pensante » « l’idée d’une évaporation lente » et par attribuer à sa pipe « l’étrange faculté de [le] fumer »… C’est aussi cette confidence de Cézanne, après plus de cent heures de pose devant la montagne Sainte Victoire : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience ». C’est encore l’entreprise phénoménologique d’un Merleau-Ponty posant, dans Le Visible et l’invisible, que « ce qui fait le poids, l’épaisseur, la chair de chaque instant, de chaque son, de chaque texture tactile du présent et du monde, c’est que celui qui les saisit se sent émerger d’eux par une sorte d’enroulement ou de redoublement, foncièrement homogène à eux, qu’il est le sensible venant à soi, et qu’en soi le sensible est à ses yeux comme son double ou une extension de sa chair ». C’est enfin tout l’effort, aujourd’hui, d’un Michel Collot montrant comment, dans notre poésie moderne et contemporaine, le paysage apparaît « comme un lieu d’échange entre objet et sujet, comme un espace transitionnel, à la charnière du dedans et du dehors ». Concluant l’étude qu’il consacre à ton Journal du regard, Collot suggère justement que « c’est sans doute une des caractéristiques les plus déroutantes d’une certaine modernité du regard et du dire, que la reconnaissance d’un sens du sensible s’y accompagne de l’émotion d’une présence absolument étrangère à la signification ». C’est d’ailleurs dans ces espaces du regard par excellence que constituent la peinture et la sculpture que tu auras le plus souvent vécu des extases où le corps devient, le temps d’un ravissement merveilleux, le lieu d’une autre pensée. Comme tu l’écris dans « Regard en demeure », une série de textes composés de 1978 à 1982, « l’art » devient, selon cette nouvelle perspective, « le dehors où le dedans s’exile pour se voir ». Quand, entre « le dedans » et le « dehors » la peinture a provoqué miraculeusement un « contact sans différence », « alors, l’air de la tête et l’air du monde se ressemblent au point de se confondre… » C’est dans l’importante préface d’un livre présentant, en 1984, des peintures de ton ami Olivier Debré que, presque trente ans après Extraits du corps, tu radicalises en les développant tes analyses sur le saisissement que peut provoquer un tableau. Je
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voudrais particulièrement insister ici sur la bouleversante nouveauté qu’introduit, dans ta méditation sur l’art, cette révélation d’« une relation qui ne concerne plus seulement le regard ». Il s’agit, en effet, d’un véritable « renversement » qui fait que « l’air où vont les yeux » forme avec « l’épaisseur » corporelle du sujet regardant « un seul et même lieu léger où se tient l’émotion ». « L’espace du corps », dans cette perspective dynamique, s’est tout à coup augmenté de « l’espace du regard ». Répondant à l’appel de la peinture, obéissant à son injonction silencieuse, tu ne cesseras plus, dans ces proses en poème dont ta critique d’art relance infatigablement le mouvement perpétuel, d’explorer, selon tous ses tours et détours, « un circuit d’échange entre la chair du corps et l’air du monde ». Tu chercheras, dans « le plaisir de voir », à retrouver « une harmonie entre l’intérieur et l’extérieur, un équilibre entre la visibilité de l’étendue du monde et l’invisibilité de l’épaisseur du corps ». Un monde d’avant « la séparation ». Une réunification adamique entre le monde et l’homme. Ton désir de la peinture tient aussi sa déchirante intensité d’être un désir du paradis perdu. Tu nommes significativement émotion l’état que provoque en toi cette sensation de noces entre le corps et la peinture — cette impression que, à de certains instants, le regard fait l’amour à la couleur. Tant que cette émotion « dure, le monde est UN en nous et nous sommes UN dans le monde ». C’est dans les années 1962–1965 qu’il te semble que Olivier Debré commence d’inventer vraiment cette merveille d’« un espace dont tous les composants se fondent en un seul élément ». Cette merveille, oui, d’« un signe-surface » qui vaut, enfin, comme « un signe émouvant, et non pas conceptuel ». Cette merveille qu’évoquait déjà Baudelaire quand il découvrait que, dans l’expérience extatique relatée par « Le Confiteor de l’artiste », les choses pensent autrement : « musicalement et pittoresquement ». C’est-à-dire, dans un autre langage que celui de la logique conceptuelle. Un langage « sans arguties, sans syllogismes, sans déductions ». Et cet autre langage — comme tu le dis si bien du « signe-surface » chez Olivier Debré — « n’appelle pas la compréhension, mais l’adhésion ». Cet autre langage « communique un espace sensé et non pas du sens ». C’est le langage-émotion « des parfums frais, tu sais, comme des chairs d’enfants »… Le langage, j’y reviens, de l’extase. « La pensée des yeux ». C’est d’ailleurs le titre que tu choisis, en 1983, pour regrouper, dans Journal
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du regard, une série de notes où tu rends compte de ta manière de percevoir le bleu du ciel. Expérience capitale en ce qu’elle te fait littéralement perdre la tête. Expérience de « l’Ouvert ». Expérience des limites où « [t]es yeux sont la fin de l’ouverture parce qu’ils en sont aussi le commencement ». Le bleu du ciel devient, en effet, ce milieu de la perception où, l’instant d’une extase, le corps du sujet percevant et la chair de l’univers environnant se trouvent furtivement « dans le même air ». Vivantes retrouvailles « dans le même ». Dans ce journal de ta relation mystique au monde tu notes, et avec une bouleversante sobriété, « l’à-vif du risque » propre à cette expérience : « Plongé dans le même je perds la tête. / Et la perdant, je suis vu par ce que je vois, car la peau de mes yeux n’arrête plus la substance du ciel : elle est en moi comme je suis en elle. » De telles phrases sont, bien sûr, exemplaires de la sidération propre à ton écriture du visuel — sidération dont je te confiais, au début de cette lettre, qu’elle mettait des larmes, tu sais, dans ma pensée. De telles phrases obligent à construire une autre pensée du corps, un autre rapport du dedans et du dehors, une autre définition de notre présence au monde et de la présence du monde en nous. Si, comme tu l’écris dans « La pensée des yeux », « la substance du ciel est aussi bien la substance de mon propre regard », s’il y a bien « sous la peau le bleu du ciel », alors il y a, dans cet espace « aérien » et « aéré » de l’expérience extatique, non seulement de quoi perdre la tête, mais surtout la possibilité d’habiter autrement l’espace dans lequel habite notre corps. La sidération propre à ton écriture du visuel me paraît précisément tenir à ton expérience du fait que, « dans l’aéré, il n’y a plus de limites, plus de coupure, plus de face, plus de dos ». Pour ce sujet dont tu dis justement que, parfois, il « tombe dans son regard », « il n’y a plus, d’une part, le monde du dedans et, de l’autre, le monde du dehors, mais un espace unifié — un élément infini, qui pénètre, qui est pénétré… » Je voudrais finir aujourd’hui cette lettre en insistant sur le fait que ce qui semble, et d’une façon privilégiée, provoquer ce ravissement du sujet, c’est l’activité que, à propos des peintures de Jan Voss, tu nommes « une contemplation mouvementée, distraite, légère, aventureuse ». Et j’ajouterais risquée. Du risque propre à cette contemplation aventureuse rien ne me paraît mieux témoigner que ces pages exemplaires où, dans Le Syndrome de Gramsci, tu montres comment — admirant, sur une colline voisine de Sienne, les pierres configurées en une sorte de « Site transitoire » par un sculpteur
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ami — tu t’es soudain « vu assis à l’intérieur d’une forme dont les dimensions s’articulaient si bien avec les [t]iennes que [t]es limites en devenaient perceptibles ». L’inquiétante étrangeté de cette expérience t’échappe d’autant moins que, dans ton interprétation de cette sortie extatique de ton être au monde, tu montres toi-même comment les limites « qui correspondent à celles de [t]on corps, [t]’étaient devenues perceptibles tout à coup parce qu’elles étaient dépassées ». On ne saurait sans doute être plus proche de l’analyse merleau-pontienne selon laquelle, comme je te le rappelais tout à l’heure, le sensible finit par être vécu par le sujet de la perception « comme son double ou une extension de sa chair ». Au-delà de cette profonde convergence entre deux analyses d’un tel phénomène, je voudrais surtout mettre en relief le risque existentiel propre à l’expérience que tu relates dans Le Syndrome de Gramsci. T’adressant à la destinataire de ce récit en forme de lettre, tu fais en effet apparaître sans ménagement cet enjeu : « Je vous parlais de la sculpture de P., ou plutôt de l’influence qu’elle exerçait sur ma perception de l’espace : ai-je bien fait comprendre qu’elle me jetait littéralement hors de moi ? » Plus encore que l’expérience de ce phénomène extrême, c’est sans doute l’explication que tu en donnes qui me paraît véritablement livrer au lecteur que j’essaye d’être le dernier mot de cette relation intime que, et toute ta vie, tu auras entretenue avec la vue. Ce dernier mot n’est pas, à proprement parler, de toi. Mais du peintre qui confie : « Quand je peins, je vois dans mon dos. » C’est à ce mot, en effet, stupéfiant de Matisse, que tu rapportes ton extase devant les sculptures en plein air proposées par « Site transitoire ». Jusqu’au jour de cette expérience tu considérais encore « [t]on dos comme la cloison arrière de [t]a vue ». C’est « la phrase de Matisse » qui, selon toi, « a détruit cette cloison ». Favorisant ces noces du corps tout entier avec tout l’univers environnant. Paradis, je l’ai déjà dit, retrouvé. Expérience paradisiaque qu’un peintre fait parfois de l’espace. En rentrant, comme Matisse, à l’intérieur même de son tableau. Tu cites souvent, autre confiteor de l’artiste, cette confidence faite par le peintre à son ami Tériade, en 1929 : « Mon but est de rendre mon émotion. Cet état d’âme est créé par les objets qui m’entourent et qui réagissent en moi ; depuis l’horizon jusqu’à moi-même, y compris moi-même. Car très souvent je me mets dans le tableau et j’ai conscience de ce qui existe derrière moi. J’exprime aussi naturellement l’espace et les objets qui y
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sont situés que si j’avais devant moi la mer et le ciel seulement… » Dans le tableau le peintre est paradoxalement hors de soi. Il vit dans l’autre perception de l’espace. Celle que permet le regard regardant propre à « la vision mentale — vision qui, non seulement ne sépare pas le peintre de son environnement, mais le plonge dans une continuité dont ce qui est derrière lui fait partie autant que ce qui est devant, puisqu’il fait mentalement espace avec toutes les directions de l’espace ». — Le lyrisme fait chanter l’émotion d’un sujet hors de soi…
Toulouse, 30–31 août 2003
Se retrouver paysage Michel Collot Un des aspects les plus intéressants et les plus méconnus du renouveau lyrique des années 1980, c’est le lien qui unit, chez plusieurs des poètes qui l’ont illustré, l’expression de soi à une invention du monde. Ce dernier, tenu longtemps à distance d’une poésie française qui avait choisi de s’enfermer dans la « clôture du texte », a fait retour discrètement dans les écrits néo-lyriques des années 1980, puis massivement dans la production et le débat poétiques des années 1990. Si massivement qu’il semble être passé inaperçu de la plupart des commentateurs ... Or cette présence retrouvée du monde dans la poésie française contemporaine est aussi le signe d’une modification ou d’un renouvellement de la subjectivité lyrique. Malgré une idée reçue, depuis longtemps caduque mais apparemment tenace, celle-ci ne s’est jamais réduite à l’expression du sentiment personnel : le sujet lyrique n’est pas le moi, mais une instance transpersonnelle, et à ce dépassement des limites de l’ego, contribue notamment sa relation au langage, au monde et aux autres1. De ces trois horizons d’altérité, celui du monde reste le plus négligé et pourtant à mes yeux, le plus important et peut-être le plus actuel. Nombre de recueils parus en France dans les vingt dernières années affichent dès leur titre leur appartenance au monde2, et l’une des contributions majeures à la poétique me paraît être, en ces temps de mondialisation galopante, la réflexion d’Édouard Glissant, qui, 1. Voir ma mise au point sur « Le sujet lyrique hors de soi » dans D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique (Paris : PUF, 1996), repris dans mon livre sur La Matièreémotion, (Paris : PUF, 1997), pp. 29–51. 2. Voir par exemple Gil Jouanard, L’Envergure du monde (Bruxelles : Deyrolle, 1996) ; Pascal Commère, De l’humilité du monde chez les bousiers (Sens : Obsidiane, 1996) ; Paul Fournel, Toi qui connais du monde (Paris : Mercure de France, 1997) ; Yves Leclair, Bouts du monde (Paris : Mercure de France, 1997).
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sous le signe du Tout-Monde, illustre et défend une conception de la mondialité fondée sur l’échange des différences et non sur leur arasement3. Or, parmi les multiples manifestations de ce retour au monde, la plus intimement liée, me semble-t-il, à la redéfinition du sujet lyrique, c’est les retrouvailles des poètes français contemporains avec le paysage. Certes, le thème n’est pas nouveau, puisque sa montée en puissance dans la poésie et dans la prose poétique françaises est contemporaine de l’émergence du romantisme. Mais, outre qu’il y a sans doute une certaine actualité du romantisme aujourd’hui, la question du paysage se pose à la fin du XXème siècle en des termes tout différents qu’à la fin du XVIIIème. Après avoir accédé au rang de genre pictural et de thème littéraire majeurs tout au long du XIXème siècle, le paysage a connu une brutale et souvent radicale remise en cause dans l’art et la littérature du XXème. Au point que le premier colloque qui lui a été consacré en France au début des années 1980 s’interrogeait sur une éventuelle Mort du paysage4. À cette interrogation concouraient puissamment les menaces qui pèsent sur notre environnement, mais aussi la recherche d’une nouvelle manière de le penser et de le représenter. Depuis un quart de siècle en effet, la réflexion menée en France par les sciences humaines et sociales a profondément transformé l’idée que nous pouvons nous faire du paysage5. Lorsque les poètes le retrouvent aujourd’hui, c’est donc sous un autre aspect, d’un point de vue différent et par des voies nouvelles. Il ne s’agit pas d’un simple retour à un thème éternel, mais de la redécouverte d’une dimension essentielle de notre relation au monde, que les poètes ont à réinterpréter pour réinventer le lyrisme. Car dans cette co-naissance au monde, il s’agit pour chaque poète aussi de (re)naître à lui-même. Ce faisant, il rencontre un double mouvement qui anime la pensée contemporaine du sujet et du paysage, et qui établit entre l’un et l’autre un chiasme ou un entrelacs qui intéresse au
3. Voir notamment ses essais Traité du Tout-monde et Poétique de la Relation parus chez Gallimard en 1997 et 1990. 4. François Dagognet (dir.), Mort du paysage ? (Seyssel : Champ Vallon, 1982). 5. Voir Alain Roger (dir.), La Théorie du paysage en France (1974-1994) (Seyssel : Champ Vallon, 1995).
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plus haut point « l’intrication lyrique » entre l’intérieur et l’extérieur6. D’un côté, la phénoménologie a mis l’accent sur l’étroite corrélation de la conscience et du monde, au point de définir le sujet comme « être au monde » ; de l’autre, la géographie moderne elle-même a montré que le paysage ne saurait se réduire à une réalité physique ni à une représentation objective, puisque, indissociable d’un point de vue et des images qu’il génère, il est irréductiblement subjectif, humain et culturel7. Se retrouver paysage dès lors pour un poète aujourd’hui, ce n’est plus emprunter les chemins balisés du sentiment de la nature et du lyrisme romantique. C’est s’engager dans un échange avec les nouveaux visages de la terre, à la faveur duquel il se change en luimême en transformant le monde et les mots. Face à un paysage souvent défiguré, il prend une figure inconnue de lui-même, qui le surprend, et donne au poème une configuration inédite, parfois méconnaissable. Se retrouver paysage, ce n’est pas se mirer dans sa propre image, mais sortir du moi pour tenter de rejoindre à travers le monde un soi qui ne va pas de soi et qui, fût-il passé, appelle à se dépasser vers un horizon jamais atteint. Pour illustrer ces retrouvailles, laissant de côté les jeunes poètes qui, venus à l’écriture dans les années 1980, se sont trouvés paysage sans avoir à revenir sur leur pas, je privilégierai le cas, à mes yeux exemplaire, de poètes qui s’étaient quelque peu coupés du monde et qui s’étaient perdus de vue dans les années 1960 et 1970 sous l’emprise du formalisme et du textualisme dominants, et qui se sont retrouvés dans les années 1980 et 1990 par les voies imprévues du paysage. J’ai déjà évoqué dans L’Horizon fabuleux l’exemple de Marcelin Pleynet8 ; j’aurais pu retracer l’itinéraire de Lionel Ray qui, après avoir épuisé les ressources de l’expérimentation formelle, revendiquait en 1983 le droit d’exprimer une intime altérité qui s’inscrit dans les figures d’un paysage ambigu9. J’ai préféré m’arrêter ici sur quelques écrits récents de Jacques Roubaud, qui, du fait de son appartenance à 6. Sur cette notion, voir Emil Staiger, Les concepts fondamentaux de la poétique (1946), tr. R. Célis et M. Gennart (Bruxelles : Lebeer-Hossmann, 1990). 7. Voir notamment les travaux d’Augustin Berque, dont les conclusions sont récapitulées par exemple dans Les Raisons du paysage (Paris : Hazan, 1995). 8. Voir L’Horizon fabuleux (Paris : Corti, 1988), tome II, pp. 214–16. 9. Lionel Ray, Nuages, nuit (Paris : Gallimard, 1983).
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l’Oulipo et de son souci de la « forme-poésie », est souvent considéré comme un poète formaliste, ce qu’il n’est ni seulement ni toujours. En fait, il ne l’a peut-être jamais été, même quand il se livrait ostensiblement aux combinaisons formelles les plus apparemment gratuites et ludiques. Dans son premier recueil, il exhibait à grand renfort de signes inhabituels une combinatoire formelle et une structure complexe, empruntées à la tradition poétique, à des modèles mathématiques et au jeu de go10. Mais si ce coup de maître, issu d’une longue maturation, a pu avoir un tel retentissement auprès de ses lecteurs, c’est que l’expérimentation y est inséparable de l’expression d’une expérience personnelle. Ce jeu raffiné revêt pour Roubaud un enjeu existentiel, qui touche aux rapports entre la vie et la mort, et il redistribue un matériau biographique fortement chargé d’affects, qui fournit la substance des poèmes et qui n’est pas pour rien dans leur capacité à nous émouvoir. Le signe d’appartenance qui donne son titre au recueil est une convention mathématique mais il renvoie aussi à une méditation sur l’appartenance au monde, comme en témoigne par exemple le premier sonnet du livre : 1.1.1
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Je ne vois plus le soleil ni l’eau ni l’herbe m’étant emprisonné où nul matin n’a de domaine si dans le cube pur de la nuit je distingue d’autres branchages que sur l’arche des pensées je les chasse je les cache n’ont de place que les lampes la division du clair au sombre au devant de moi coupant le visible le peu de monde matériellement étendu à plat oui devant moi accessible partout à mes mains car tous objets d’ici disparus j’ai suscité soleil pour soleil eau pour eau j’ai fait traverser des monceaux d’opaque à des soleillements d’ailleurs o soleils en qui j’ai confiance à quel point vous êtes moi je peux vous montrer à tous dire couleur des bois orange dire rouge et être cru soleils réveillés sur ma langue soleils alentour-averses
10. e (Paris : Gallimard, 1967).
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Ici comme chez Mallarmé, la suspension de la référence descriptive (« tous objets d’ici disparus »), mimétique et objective, s’accompagne d’une référence seconde, créatrice et subjective, qui redécrit le monde en y investissant l’affectivité du poète, pour le transformer en matière-émotion : « j’ai suscité soleil pour soleil ». Soleil et eau sont devenus dans le poème les composantes d’un paysage minimal mais essentiel qui condense les sensations et les affects dans lesquels un sujet cherche à se connaître et à s’exprimer pour être reconnu de ceux qui ont en partage la même langue et un monde commun : « à quel point vous êtes moi je peux vous montrer à tous dire couleur des bois orange dire rouge et être cru soleils réveillés sur ma langue ». À travers une savante construction formelle, c’est aussi l’histoire du poète et l’univers de son enfance qui s’élaborent au fil des pages du recueil, selon une dialectique de la dispersion et de la recomposition propre au fonctionnement de la mémoire, qui est pour Jacques Roubaud la Muse par excellence. Mais c’est surtout à partir des années 1980 que Roubaud va revendiquer et explorer cette dimension autobiographique jusqu’alors implicite ; elle se fait jour notamment dans Quelque chose noir, où le poète évoque le souvenir de sa femme, récemment disparue11. Roubaud avait, dès les années 1970, conçu le projet d’un vaste ouvrage en prose, intimement liée à l’histoire de sa famille, mais qui devait initialement prendre la forme d’un roman. Le Grand Incendie de Londres relate à la fois la genèse, l’échec et l’abandon de ce projet, et Roubaud en analyse les causes. Une des plus importantes est selon moi l’incompatibilité entre la fiction narrative et la diction d’un sujet, ce « Je-origine-réel » qui est, selon Käte Hamburger, la source de l’énonciation lyrique. Le luxe de contraintes dont s’entoure l’angoisse de l’écrivain pour aborder et préparer le Grand Œuvre a dû aussi peser sur sa réalisation, en le fermant aux risques et aux chances d’une écriture aventurée à la recherche de l’inconnu, qui ne se calcule pas. Pour s’inventer vraiment, il faut savoir oublier un instant son savoir, et se laisser aller un peu à l’aléa des circonstances. Et de fait, c’est le hasard qui va permettre à Roubaud de trouver une issue à l’impasse où il s’était enfermé. Ce sont les retrouvailles inattendues avec un paysage et une image venus du plus lointain de sa mémoire qui vont lui rouvrir l’horizon et un avenir d’écriture. 11. Gallimard, 1986.
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Roubaud les relate une première fois dans sa contribution à L’Hexaméron, en les attribuant à son double familier, M. Goodman : Il était maintenant sur une colline dans un pays de collines, il regardait une autre colline, lointaine, beaucoup plus haute, séparée de lui par une plaine, presque une montagne ; il faisait beau, un temps clair, léger, avec quelques nuages ; les nuages, blancs, nets, pleins, cotonneux, souples, arrondis, arrivaient au bord de la colline montueuse, là-bas, poussés par le vent clair ; ils semblaient regarder dans la plaine, hésitaient, puis se jetaient à l’eau bleue du ciel, et passaient devant M. Goodman, continûment, comme un chapitre de son livre12.
Le paysage se donne ici instantanément comme une image du livre à venir. Dans le spectacle que lui offre la page du ciel, M. Goodman se retrouve tel qu’il était enfant, contemplant les nuages là-bas, les merveilleux nuages, et il trouve le modèle ou le module de base du livre dans lequel il doit partir à la recherche de ce passé qui lui est devenu étranger et qu’il s’agit moins de retrouver que de réinventer. Ce livre sera donc un roman, mais un roman d’un genre bien particulier, puisqu’il renonce à toute fiction et doit avoir pour personnage principal son propre auteur, « ce qui veut dire tout simplement qu’il s’agit d’une autobiographie » : « il semble » à l’écrivain « infiniment plus naturel, plus facile, d’ouvrir sa fenêtre intérieure, de regarder et, simplement, décrire le “petit monde” de son propre passé »13. Ce que la vue d’un ciel traversé de nuages a révélé à Roubaud alias M. Goodman, c’est qu’il n’est pas un démiurge, inventeur d’un univers de pure fiction, mais un poète, adonné à la « contemplation » et à la description de notre monde d’un point de vue qui ne peut être autre que le sien. Et par là, cette vue est déjà en elle-même vision, l’imaginaire se glissant dans la perception à la faveur d’une rêverie où commence le processus de la re-création du monde. Dès lors, si l’ouvrage à venir est une autobiographie, celle-ci n’en comportera pas moins une part irréductible de fiction, car elle ne pourra s’écrire qu’à travers des images, comme celle qui revient alors à la mémoire du narrateur, et que dessinent à la surface d’une vitre hivernale et nocturne les efflorescences du givre. Une telle image, au même titre 12. L’Hexaméron, Sixième journée (Paris : Seuil, 1990), p. 112. 13. Ibidem, p. 114.
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que le paysage, est à elle seule tout un monde à l’état naissant, qui ouvre à l’écriture l’horizon d’une création nouvelle, même si elle vient du plus ancien passé : Comme le monde du sceptique de Russel, l’univers qui contient une image du passé vient de naître, et il cessera avec elle, c’est-à-dire presque instantanément. L’image du passé (et en fait, toute image est du passé), dite souvenir, n’a pas de durée. Elle vient au monde, elle devient monde, sans légende, sans mode d’emploi, sans explications14.
Cette image n’a pas à être expliquée, mais explicitée : le travail de l’écrivain consiste à en déployer les multiples implications, en suivant les embranchements d’une mémoire qui, soudain, s’anime, d’associations en associations. Ce qu’elle recèle et ce qui par elle se révèle, c’est la structure d’horizon du passé, qui fait que chaque souvenir peut en cacher un autre et fonctionner comme écran d’une réalité insaisissable. Car mon enfance ne peut être reconstituée comme le squelette d’un homme préhistorique : elle doit être recréée et réinventée. Et ce qui peut me rapprocher d’elle, ce n’est pas le témoignage des autres, ni même l’exploration de ma mémoire la plus secrète, c’est le spectacle du monde, dont quelques images et paysages retiennent en eux un reflet de ma vérité la plus fuyante et la plus essentielle ; celle qui ne se révèle qu’au contact des choses : « ce qui continue jusqu’à aujourd’hui, de cette chambre, de cette nuit n’est pas moi, mais le monde »15. Le livre projeté « ne sera ni un roman au sens ordinaire, ni une autobiographie ; ce sera le roman du passé me parvenant de son infinie distance, à la lumière qui tombe d’un ciel parcouru par des nuages zénoniens »16. La Boucle offrira la première « branche » de cette autobiographie atypique ; et lorsque celle-ci interroge le paysage et / ou l’image comme la condition même de sa propre possibilité, elle devient poésie. La structure discontinue et arborescente de l’ouvrage permet d’isoler ces moments comme de véritables poèmes en prose. Le récit cède alors la place à l’évocation lyrique, qui fait advenir au présent, dans une parfaite adéquation entre énoncé et énonciation, les événements révolus, les soustrayant à l’ordre du temps, comme elle universalise le 14. Ibidem, p. 118. 15. Ibidem, pp. 118–19. 16. Ibidem, p. 120.
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sujet qui en est à la fois l’acteur, le témoin et le créateur. Il ne s’agit plus d’un sujet biographique mais d’un Je lyrique, abdiquant son histoire et sa localité singulières pour s’espacer dans le monde entier : Et je les vois surgir dans le ciel clair, léger, bleu, légers eux-mêmes, blancs, nets, cotonneux, souples, arrondis, poussés par le vent net, décidé. Ils apparaissent, poussés au bord de la Montagne noire, hésitent, puis s’élancent, tombent un peu, se jettent dans la cuve d’eau bleue du ciel. Et je les suis des yeux dans leur navigation continue, de la gauche à la droite de la vue, jusqu’à ce qu’ils disparaissent, à ma droite, vers les lointains incertains de la Méditerranée 17.
Se répète ici la coïncidence avérée depuis le XVIIIème siècle entre l’écriture du paysage et la poétisation de la prose. Elle est d’autant plus surprenante, en l’occurrence, qu’elle déjoue les principes mêmes de l’auteur, pour qui la poésie se définit par la forme versifiée. Tout se passe comme si, pour s’ouvrir à l’inconnu du paysage et à une intime altérité, le poète avait dû s’affranchir de toute forme fixe. Seules la souplesse et la plasticité d’une prose poétique pouvaient épouser les « ondulations » d’une « rêverie » qui entraîne la parole et le sujet luimême dans une mouvance universelle. Le nuage est, à cet égard, le motif et le motif emblématique d’une forme en continuelle métamorphose, Gestaltung et non Gestalt. Image en mouvement, fluide pour dire la co-naissance au monde et de soi-même. Arborescente, l’image des fleurs de givre va dans le même sens : née au contact de l’intérieur et de l’extérieur, c’est une cristallisation précaire, aléatoire et soumise aux déformations que le souffle et les doigts de l’enfant lui imposent. La poésie doit ainsi abdiquer les structures et les contraintes qui la figent dans la forme versifiée, pour s’exposer dans la prose au risque de l’informe, aux aléas d’un libre processus. Mais en se coulant ainsi dans la prose, la poésie la transforme et en infléchit le cours. L’autobiographie par l’image et le paysage doit renoncer à la linéarité du récit classique, au profit d’une certaine mise en espace du texte, qui se déploie de branche en branche, selon les hasards et la nécessité d’une arborescence animée d’incessantes bifurcations. C’est dans son organisation même que le livre devient un paysage où l’écrivain découvre et construit la topographie de son être le plus secret. Une véritable géographie de l’âme. 17. La Boucle (Paris : Seuil, 1993), pp. 443–44.
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Mais ce paysage n’a pas fini de livrer ses secrets ni de pousser ses ramifications dans l’œuvre récente de Roubaud. Il est revenu à lui par un détour des plus inattendus : celui de la peinture, assez peu familière voire franchement étrangère au poète, sauf celle du plus grand des paysagistes anglais, Constable. Il lui a consacré en 1997, dans les cahiers Mezura, une longue étude18, dont il a repris certains éléments dans un livre où les tableaux du maître anglais rejoignent les nuages de l’Aude pour raconter autrement l’histoire de l’auteur et compléter sa géographie personnelle. Ce petit livre, à mes yeux le plus convaincant des textes récents de Roubaud, s’intitule Ciel et terre et ciel et terre, et ciel19. Ce titre, accompagné sur la couverture par un détail d’un des tableaux de Constable reproduit dans l’ouvrage, résume admirablement la structure essentielle de tout paysage, qui est l’alliance indéfiniment répétée et infiniment variée d’une étendue terrestre et de la voûte céleste, mais aussi l’organisation et l’ambition d’une prose qui casse la progression du récit et l’articulation logique de la phrase pour se faire poétique, grâce au jeu de quelques images inlassablement reprises et interrogées, et par l’instauration d’un rythme où s’inscrivent les mouvements conjoints du monde et d’un sujet en devenir. Comme le paysage, partagé entre la mobilité du ciel et la fixité apparente du sol, l’écriture prend ses repères sur quelques souvenirs fixes, qui sont autant de points d’ancrage historique, biographique et prosaïque, mais les soumet au travail de la mémoire et de l’imagination, qui les fait dériver du côté de la poésie lyrique. Le jeu des associations et des analogies refait le monde selon des lois qui ne sont plus celles de la géographie mais celles d’une géopoétique, faisant communiquer le passé et le présent, l’Angleterre et le midi de la France, l’intérieur et l’extérieur, l’art et la réalité. C’est en se promenant dans la vallée de la Stour, devenue un véritable monument national sous le nom de Constable’s Country, que le narrateur, encore déguisé en M. Goodman, dit avoir retrouvé le souvenir des copies que sa mère avait faites de quelques-uns des tableaux les plus célèbres du paysagiste anglais : elles ornaient la chambre où il a vécu réfugié pendant l’Occupation, dans l’attente de son départ tant espéré vers l’Angleterre, patrie de sa mère et de la liberté. Ces paysages peints, à leur tour, font ressurgir celui qu’il 18. « John Constable et l’histoire naturelle de l’air », Mezura, 47, 1997. 19. Paru dans la collection « Musées secrets », (Paris : Flohic, 1997).
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voyait alors de sa fenêtre et dont il contemplait les ciels lors de ses promenades dans la campagne environnante. C’est par la médiation d’un paysage et d’un paysagiste anglais que M. Goodman redécouvre un des lieux et un des moments les plus enfouis de son enfance méridionale, et l’une des expériences fondatrices de son rapport au monde : La visite qu’il venait de faire dans ce lieu irréel, cette Angleterre imaginaire non pas préservée mais fabriquée en fait de toutes pièces pour ressembler au tableau avait libéré sa mémoire. Grâce à l’art de Constable, lui, Goodman, avait retrouvé, [...] quelque chose de son enfance [...] Il ne s’agissait pas d’une restitution impossible. Seulement l’offre d’une possibilité : un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli. Il avait aimé et rêvé posséder les nuages ; et par les nuages, le ciel. Il avait rêvé d’un lieu sur la terre pour y vivre, qui avait eu pour lui le nom d’Angleterre et qui, il le savait maintenant, n’était pas un endroit ayant jamais existé en ce monde, mais un pays rêvé et inventé par un peintre, le pays de Constable, Constable’s Country. Il avait perdu ces rêves, et de la manière la plus brutale. Et pourtant, il n’avait pas tout perdu. Par le chemin des images, de ciel et de sol, de nuages et de rivières, il pouvait revenir au centre de sa mémoire, au pin d’été dans la garrigue, à la chambre de l’hiver révolu20.
Le « centre » de vérité du sujet ne réside pas dans son for intérieur, mais dans les paysages et les images qu’il lui a été donné de voir et / ou de rêver, et qui lui ont procuré l’é-motion la plus fondamentale, celle qui le fait sortir de soi pour se découvrir dans le monde. Le plus extime offre ainsi une perspective irremplaçable et inépuisable sur le plus intime, et l’écriture n’en finira jamais d’explorer l’horizon que lui ouvrent de tels paysages. Roubaud n’hésite donc pas à reprendre pour la troisième fois l’évocation de cette scène primitive paysagère où il lui semble être né au monde en même temps qu’à lui-même. Le décor et le personnage sont les mêmes et pourtant, comme les nuages, ils paraissent chaque fois différents, appelant une nouvelle variation, qui n’est peut-être pas la dernière, mais qui est pour l’instant la plus accomplie et la plus ouvertement lyrique et poétique :
20. Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, op. cit., pp. 77–79.
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Il s’asseyait sous un pin parasol, toujours le même, au point le plus haut de la garrigue, sur une épaule de pierres, jambes nues, griffées de ronces, brunes de soleil. Seul. Alors, de derrière la montagne, comme répondant à son appel chaque jour, arrivaient les nuages. Ce n’étaient pas des nuages de pluie, lourds et gris et bas. Pas d’orage en vue, pas de tempête. C’étaient des nuages sans affectation, sans responsabilité, des nuages gratuits, des nuages de promenade. Des nuages passant sur le paysage. Comme lui. Les nuages, blancs, nets, pleins, cotonneux, souples, arrondis, surgissaient au bord de la montagne, poussés par le vent paisible, dans l’air transparent, vitre propre, clair. Ils semblaient regarder un moment dans la plaine sans bouger, hésiter, puis se jeter dans l’eau bleue du ciel. À chaque minute, l’émotion le prenait devant l’arrivée d’un nouveau nuage, devant cette hésitation, ce glissement sur la couche d’air. Il s’efforçait de saisir l’instant de l’apparition, celui où la ligne noire de crête vide, frontière entre le sol sombre et le ciel, s’emplissait brusquement d’une vapeur dense, où se révélait d’un coup le nuage, personnage mystérieusement impalpable du théâtre de l’air, aux contours imprévisibles. C’était comme une création à partir du rien, comme si le vent répétait sans cesse le geste de la Genèse, comme si le souffle se faisait chose ; et cette chose était faite de buées21.
J’avoue préférer la limpidité de cette prose poétique, qui réussit à nous émouvoir et à nous transporter loin dans l’espace et dans le temps, aux spéculations abstraites et abstruses qui commentent l’échec du Grand incendie de Londres. Et aussitôt, je me sens coupable, car seul l’échec est aujourd’hui poétiquement correct. Aurais-je oublié qu’il faut être inutilement compliqué et décevoir résolument pour faire moderne ? Le bonheur d’expression signe infailliblement l’absence de conscience critique, qui doit conduire à une faillite inéluctable. Le plaisir est suspect ; seuls sont admis l’ennui et la délectation morose. Quant à la liberté d’allure de ce petit texte sans prétention, elle ne peut tenir, de la part d’un écrivain aussi sérieux, que de la récréation pure et simple. Roubaud s’y soustrait momentanément à la contrainte et aux règles du jeu, flirtant dangereusement avec l’ambition, essentielle à la poésie, de se re-créer en recréant le monde. La prose poétique est la formule la plus simple qu’on ait trouvé depuis deux siècles pour renouveler la poésie en la mariant à son prétendu contraire. Cette « seconde simplicité » a son prix, lorsqu’elle 21. Ibidem, pp. 11–13.
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est le fait d’un poète qui n’a jamais lésiné sur la complexité. Il y a pour moi plus de poésie dans cette évocation en prose, où s’invente librement un sujet lyrique, un rythme imprévisible et une forme souple, que dans certains des derniers recueils en vers de Roubaud, qui répètent mécaniquement les contraintes les plus éculées de la tradition oulipienne. Et comme chez tant d’autres contemporains, c’est à l’épreuve du paysage que se révèle un visage nouveau du poète et que la poésie change, — plus vite, heureusement, que les recettes, anciennes ou récentes, de la versification classique ou du formalisme. L’un des intérêts de cette rencontre entre le paysage et la prose poétique, c’est qu’elle permet à l’auteur d’exprimer sa plus intime singularité dans une langue et à travers une expérience partagées par ses lecteurs. À ceux qui ont le désir de sortir de la tour d’ivoire des poètes, et d’être ensemble sans se confondre ni se perdre dans les lieux communs, le paysage offre un terrain d’entente où ils peuvent se retrouver.
L’assujettissement du sujet poétique des Antilles françaises ? Mary Gallagher L’hypothèse que nous présentons ici ne relève-t-elle pas de la provocation ? Car qui dit assujettissement dit non seulement soumission à certaines contraintes, mais aussi un état d’asservissement. Et puis tenir le sujet poétique pour assujetti, c’est estimer qu’au-delà des servitudes de la langue et du genre, de la forme et du sens, c’est le sujet écrivant lui-même qui se trouve dans un état de sujétion ; pire, c’est nier, à la limite, sa présence en tant que sujet. Point n’est besoin de souligner les connotations lancinantes d’une telle diagnostique dans un contexte où l’abolition de l’esclavage n’est vieille que d’environ cent cinquante ans. Mais par qui ou par quoi le sujet poétique des Antilles françaises serait-il donc asservi ? Et surtout, en quoi le serait-il autrement, voire davantage, que le sujet poétique métropolitain ? Ayant la possibilité de choisir — ou de circuler — entre deux langues, le créole et le français, ne le serait-il plutôt moins que ce dernier ? Et en tant qu’il participe à la magnifique œuvre créatrice qu’est l’accouchement d’une culture nouvelle — antillaise, archipélique, créole, etc. — n’est-il pas plutôt moins contraint, moins sujet à diverses ordonnances esthétiques, que le sujet poétique métropolitain, porteur, lui, du poids de tant de siècles de conventions occidentales réglant des questions de genre et de forme ? Notre hypothèse ne semblerait-elle pas jurer également avec l’idée reçue selon laquelle le domaine poétique constitue — en matière d’écriture et d’imaginaire du moins — le règne par excellence de la liberté ? L’énonciation poétique ne se prêtet-elle pas tant au libre jeu sur le signifiant qu’à la liberté inépuisable du déploiement de l’écriture dans l’espace (pensons aux calligrammes d’Apollinaire ou à l’expérimentation de Mallarmé dans Un coup de dès) ? Ne rime-t-elle pas avec une parfaite liberté dans le temps, le sujet poétique étant libre de déjouer le carcan du récit, donc la
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primauté narrative de la chronologie, de même qu’il jouit d’une autonomie incomparable sur les plans de l’imaginaire et de la rhétorique : il suffit de penser aux extrêmes du surréalisme pour s’en convaincre. Enfin, le sujet poétique peut très bien aller jusqu’à se libérer du sens même : citons à ce titre la poétique de l’oulipo. L’émancipation, voire la transgressivité, tant au niveau linguistique que sur le plan rhétorique, ne sont-elles pas en effet au cœur du fonctionnement du langage poétique, de plus en plus désentravé au cours du vingtième siècle, et ceci non seulement du point de vue prosodique ? Pour souligner davantage encore tout ce qui parle contre un éventuel assujettissement du sujet poétique spécifiquement antillais, rappelons l’effet d’affranchissement produit au cours du siècle dernier par le mouvement de la négritude, mouvement dominé par des poètes antillo-guyanais comme Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Guy Tirolien. Comme le constate l’un des commentateurs de la littérature antillaise contemporaine, « beauté, danse, rythme, humanisme, élan révolutionnaire nègres, grandeur de l’Afrique-mère, tout cela ne pouvait se chanter qu’en se libérant des canons poétiques occidentaux pour adopter “un style nègre” propice à l’extériorisation de la négritude profonde »1. Le même critique ne manque pas de reconnaître toutefois les limites de la liberté ainsi acquise par le sujet poétique antillais. Car ce « style nègre » n’impliqua aucune révolution linguistique : « le choix d’une prosodie libérée ne s’accompagn[a] nullement d’un relâchement linguistique, pas plus que la thématique révolutionnaire ne s’accompagn[a] de la promotion de la langue vernaculaire »2, c’est-à-dire la langue créole. Ce conservatisme linguistique s’explique sans doute par l’audience à laquelle s’adressent les poètes de la négritude, c’est-à-dire l’Europe aussi bien que l’Afrique, la métropole aussi bien que les Antilles. Néanmoins, en privilégiant d’une part l’Afrique, d’autre part la langue française, ces poètes antillais se montrent « extravertis »3. Au lieu d’approfondir leur propre univers, rejeté puisque marqué du sceau de la transportation et de l’esclavage, ils se tournent vers d’autres espaces et favorisent d’autres histoires que les leurs. Il aura fallu attendre la parole du 1. Jack Corzani, in J. Corzani et al, Littératures francophones. Les Amériques, tome II (Paris : Belin, 1998), p. 125. 2. Ibid., p. 136. 3. Ibid.
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Martiniquais, Édouard Glissant (Les Indes, 1965), et du Guadeloupéen, Sonny Rupaire (Cette igname brisée qu’est ma terre natale, 1973), pour voir naître une volonté d’enraciner l’imaginaire antillais dans les Îles mêmes et dans leur culture. Et voilà que « assujettissement » à un projet extraverti se voit remplacé dès le début des années quatre-vingt par l’assujettissement à l’antillanité, ce projet local d’inflexion révolutionnaire, voire indépendantiste. Depuis la dernière décennie du vingtième siècle, c’est le mouvement de la créolité, dont l’esthétique est fondée sur l’engendrement d’un français pittoresque, irrigué par la parole créole, qui est devenu aux Antilles « un impératif catégorique »4 pour le sujet écrivant. Toujours est-il que le mot d’ordre de la créolité ne semble pas avoir inspiré beaucoup de poètes écrivant en français. Ces derniers, à l’encontre de leurs confrères romanciers et sans doute en conséquence de leur fidélité au français aux dépens du créole, ainsi qu’à une négritude résiduelle, seraient restés plus sensibles à l’impératif (géo-politique plutôt que linguistique) de l’antillanité. Quoi qu’il en soit, le sujet poétique des Antilles françaises est bel et bien soumis à une mission d’identité collective, laquelle fait de lui un sujet engagé. Il ne fait pas de doute que, depuis 1980, le sujet poétique antillais se décline au collectif et se trouve, pour ainsi dire, assigné à domicile. Cette date correspond à peu près au lancement par Édouard Glissant du mot d’ordre de l’antillanité. En effet, pour celui qui est le plus grand poète et poéticien contemporain des Antilles françaises, la mission de l’écrivain antillais est d’inscrire son lieu au monde5 et d’écrire « le roman du nous »6. Glissant lui-même a consacré la plus grande partie de son écriture, y compris de son œuvre poétique, à la réalisation de ce double projet d’enracinement et de communauté. Or, bien au-delà des connotations existentialistes et politiques de la notion de l’engagement (politique, culturel, et autres), il s’agit là d’une idée qui a des résonances particulièrement lancinantes aux îles
4. Ibid., p. 149. 5. « Le poète tâche à enrhizomer son lieu dans la totalité », Édouard Glissant, Traité du tout-monde (Paris : Gallimard, 1997), p. 122. 6. « On me dit que le roman du Nous est impossible [...] c’est un beau risque à courir. », Édouard Glissant, Le Discours antillais (Paris : Seuil, 1981), p.153. «Nous devons développer une poétique du sujet, pour cela même qu’on nous a trop longtemps objectivés [...] l’Auteur doit être démythifié [...] le Nous devient le lieu du système géneratif », ibid., pp. 257–58.
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Caraïbes francophones. L’expression « gens gagés » est une expression bien connue de tout Antillais francophone. Apparentés en cela aux zombis — ces êtres supposés exister entre le monde des vivants et le monde des morts — les « gens gagés » font partie de la foule d’êtres surnaturels qui peuplent l’imaginaire antillais. À la différence des zombis, toutefois, qui passent pour des êtres ensorcelés, voire asservis par un quimboiseur ou sorcier/guérisseur, les « gens gagés » auraient conclu avec le diable un pacte leur conférant certains pouvoirs magiques. Ils existeraient donc, tout comme les zombis, dans un état de sujétion, lequel traduit sans doute, tout en la déplaçant au niveau de l’imaginaire surnaturel, l’expérience de dépossession et d’aliénation liée à la condition d’esclave. Les connotations fortement négatives que l’on pourrait associer à la notion de l’engagement dans le contexte antillais ne se limitent pas, toutefois, au registre surnaturel. Car, dans l’histoire antillaise, les « engagés », terme que l’on traduirait en anglais par l’expression « indentured workers », jouissaient d’un statut et d’une existence guère plus enviables que ceux des esclaves. Ces laboureurs, provenant surtout du sud de l’Inde, furent transportés aux Antilles à la suite de l’Abolition de l’esclavage qui avait créé une certaine pénurie de main d’œuvre dans les plantations antillaises. Sans que la poésie de Daniel Maximin s’inscrive de manière exclusive dans aucun des projets théoriques qui animent la production littéraire aux Antilles depuis le début du siècle, le premier recueil de poèmes de cet auteur guadeloupéen, paru en 2000 et intitulé L’Invention des désirades, semblerait néanmoins favoriser le projet de l’antillanité et se situer à ce titre dans le sillage de l’écriture glissantienne7. L’Invention des désirades est divisé en trois parties : « Ailes », « Îles » et « Nous ». Comme l’on s’y attendrait, la première partie, que son titre met sous le signe de la mobilité et de la légèreté, est relativement peu contrainte au niveau de l’imaginaire. Le mot « ailes » englobe, certes, la graphie « îles », mais les poèmes de cette partie, pour commencer du moins, n’invoquent les Antilles que bien rarement. En dépit de plusieurs évocations ponctuelles de l’univers antillais, ils sont moins marqués par une mission de représentation géo-historique que par une intertextualité qui favorise la référence à la 7. Daniel Maximin, L’Invention des désirades (Paris : Présence africaine, 2000) (ID). Maximin est célèbre avant tout comme l’auteur de trois romans, tous publiés chez Seuil : L’Isolé Soleil (1981), Soufrières (1987) et L’Île et une nuit (1995). Mais c’est la fabrique poétique de ces romans qui retient avant tout le lecteur.
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négritude, mouvement universel certes, mais centré peu ou prou sur l’Afrique-mère. Ainsi, en privilégiant l’espace culturel africain, ces poèmes réalisent au niveau référentiel la mobilité (temporelle, spatiale et culturelle) suggérée par l’intertitre « Ailes ». Certes, dans « Soleil vert » (ID,14–15) il est question de la colonisation des Amériques : d’haciendas « si longues qu’elles occupent trois climats », de l’hiver post-colombien, d’une « île surchargée de ses trois Amériques », de conquistadors et de galions d’utopies. Mais si l’on considère les cinq poèmes suivants, « Apostrophe », « Quatre vérités », « Poète, enfant du tocsin », « Feuille vive » et « Conjugaison », ce sont la langue et la poésie qui y sont à l’honneur et le sujet qui aborde ces questions métapoétiques, non sans une certaine légèreté ou transparence, semblerait effectivement dépourvu, comme il l’affirme lui-même, de « rivage et de patrie » (ID, 25). « Initiation » marque, toutefois, une rupture de cette relative liberté de perspective pour inaugurer une écriture de plus en plus soumise à la fonction référentielle, le sujet privilégiant progressivement, et surtout au niveau intertextuel, le projet culturel de la négritude. D’une part, ces poèmes foisonnent d’épigraphes et de dédicaces invoquant les personnages clés de ce mouvement ; de l’autre, une pléthore de références et d’allusions intertextuelles rivent le sujet poétique à l’univers de la négritude. Non seulement « Catalogue » propose une sorte d’inventaire du mouvement, mettant en valeur surtout l’une de ses maisons d’édition principales, Présence africaine, mais de multiples résonances intertextuelles rappellent dans ce texte l’écriture de poètes (Césaire, Damas ou Tirolien) ou de romanciers antillais (Zobel, Roumain), fidèles à la négritude, ainsi que de nombreux auteurs d’Afrique noire, comme le Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, le Camerounais Mongo Béti, ou encore le Nigérien Wole Soyinka. « Donation » est dédié à l’écrivain congolais Tchicaya U’Tamsi et le titre du poème suivant (« Damas, foi de marron ») se réfère à l’un des plus grands poètes de la négritude antillo-guyanaise, Léon-Gontran Damas. Le débit quasiment paroxystique de cette « inter-référentialité » littéraire n’est en rien exceptionnel chez Maximin. Bien mieux, il s’agit là d’une tendance tout à fait caractéristique de la poétique maximinienne et de l’écriture antillaise en
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général et que nous avons approfondie ailleurs8. Elle concourt, certes, à produire cet effet de relation exponentiel que l’on ne saurait distinguer de l’effet poétique, mais il ne s’en agit pas moins d’une servitude référentielle et identitaire9, traduisant un besoin d’écho ou d’amplification et confirmant l’état de dépendance d’un sujet poétique tenu, bien au-delà des conventions du postmodernisme, de s’associer d’autres énonciations, de parler pour et à travers autrui, afin d’écrire le poème du « nous ». La deuxième partie du recueil, « Îles », est très marquée, comme l’intertitre le laisse pressentir, par le lieu caribéen même, au point où l’énumération des références à des réalités antillaises (histoire, culture, géographie, etc) serait bien fastidieuse. Non seulement les épigraphes et les dédicaces des poèmes font référence à des personnalités clés du paysage littéraire antillais10, mais les poèmes sont saturés d’allusions à la réalité géographique et à l’histoire esclavagiste des Îles. La nature antillaise surgit ainsi à travers des mentions de crapauds et de colibris, de cyclones, de lambis, de mornes et d’espèces botaniques comme le figuier-maudit ou le mancenillier. Quant à l’histoire, dans « La Jungla » par exemple, poème qui apostrophe le peintre cubain Wilfredo Lam, le passé colonial s’inscrit à travers les allusions à l’univers esclavagiste des plantations (pensons aux références à la canne, au sucre, au rhum, aux coutelas, etc.) ainsi qu’à la résistance, car il est question d’une sève qui marronne une liberté dans le déracinement des hommes-plantes. (ID, 45)
De même, dans « Désirade », le poète évoque des « phénix marronneurs » (ID, 49).
8. Voir le chapitre IV dans M. Gallagher, Soundings in French Caribbean Writing since 1950 : the Shock of Space and Time (Oxford : Oxford University Press, 2002). 9. Nous avons étudié cette question dans un contexte plus étendu dans « Contemporary French Caribbean Poetry : the Poetics of Reference », Forum of Modern Language Studies, XL : 4, pp. 451–62. 10. Alex Roy-Camille, par exemple, poète antillais et directeur des Éditions caribéennes maintenant défuntes, mais aussi Frantz Fanon, Sonny Rupaire et Simone Schwarz-Bart. Et puis « Pour céder une enfance » constitue une référence à SaintJohn Perse dont l’un des textes les plus connus s’intitule justement « Pour fêter une enfance ».
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Les poèmes de cette section soulignent surtout la tension constitutive de la créativité antillaise, fondée, toutefois, sur un arrachement et une violence indicibles. Dans « L’Exil et la genèse », le poète parle explicitement au nom d’un « nous » : « Nous sommes la création de mondes émigrés de la mer et de la fin du monde » (ID, 62). De même, il est question dans « Natale » des quatre continents [qu’il fallait] « pour se créer une île » (ID, 68). Le fait qu’aux Antilles, « la genèse » ait succédé à l’exode dans une dynamique créatrice qui inverse l’ordre biblique, renouvelle et resitue la notion de la créativité, ici tributaire du déracinement violent de la traite. Dans « Biguine Réflexions », non seulement le titre se réfère à la musique caribéenne, mais ceux qui parlent (à la première personne du pluriel), Nous orphelins nés muets écrasés d’ombre et de soleil
sont tous des « musiciens / ... avec dans le sang la sève improvisée », ayant « recréé / la liberté / dans les violons du marronnage / et la partition des tambours » (ID, 39). Le tissage soutenu d’allusions à la créativité culturelle et de références aux blessures de l’esclavage souligne ainsi à tout moment l’aliénation sous-tendant la richesse culturelle des Antilles. « Bienvenue », dont l’épigraphe est d’Aimé Césaire, ouvre sur les propos suivants : Île nue poussière d’Atlantide rescapée tu as dû tout accepter [...] les fruits de passions déracinées et l’embellie des sucres sur le venin des cannes. (ID, 40–41)
L’image du sucre empoisonné est particulièrement saisissante ici. Si, par ailleurs, dans « Océane », l’océan est comparé à un « collier d’écume à la gorge des îles » (ID, 42), il ne faudrait pas se tromper sur les connotations de cette image, des connotations non seulement de décoration (collier-chou créole) mais aussi d’asservissement et même d’instrument de torture. Les plaies infligées par le passé esclavagiste apparaissent aussi dans l’image de « la mer en sueur [qui] attaque l’injustice » et qui « investit les archipels édifiés de pièces d’inde et d’ébène / pour se faire une idée de l’oppression » (ID, 42), l’image des
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archipels étant une référence à la population servile des îles, entre esclaves noirs et engagés Indiens. La troisième partie du recueil, intitulée « nous », se distingue par la dynamique interpersonnelle qui la marque de bout en bout, sans que les poèmes cessent pour autant de se référer de façon soutenue — et souvent intertextuelle — à la créativité culturelle des Antilles. Ce troisième intertitre semblerait signaler le passage d’une relative extériorisation du sujet (sa parole étant mise sous le signe d’ailes, puis d’îles) — à une énonciation centrée sur la première personne « nous », donc sur la représentation du sujet d’énonciation même. Toujours estil qu’il s’agit de la première personne au pluriel, donc d’une subjectivité explicitement relationnelle, voire collective : une instance relationnelle ou composée qui associe au « je », soit un « tu» ou un « vous », soit une troisième personne (il(s)/elle(s)). Non seulement cet intertitre résonne avec le dispositif interpersonnel mis en valeur dans certains poèmes, mais il active aussi le sens homonymique et pronominal des deux premiers intertitres — Ailes/Elle(s) et Îles/Il(s) — , sens pronominal fortement marqué, bien entendu, par la question de la différence sexuelle. À cette question font écho d’ailleurs les thématiques de l’amour et du couple qui s’imposent dès les titres de certains poèmes. L’interpénétration de ces trois dimensions sémantiques — interpersonnelle, amoureuse et géoculturelle — accentue la valeur relationnelle, voire compositionnelle de l’intertitre « nous », lieu d’interpénétration de deux références : au lieu et au sujet, au point que les relations intersubjectives, surtout les relations amoureuses, sont comparées en quelque sorte aux relations archipéliques. Dans « La clé du chant », cette comparaison, ou mieux, cette interpénétration est explicitement postulée : « Nous sommes tous l’un à l’autre des îles à double tour, la clé de l’une entre les mains de l’autre » (ID, 75). Et dans « Antillaise », poème dont le titre met en valeur la différence sexuelle ainsi que l’identité géo-culturelle, le sujet thématise la composition du « nous », se réjouissant de sa teneur relationnelle, facteur de plénitude : plus tu es plus nous sommes plus tu donnes plus nous serons île et aile et nous tessons d’avenir en bouteille à la mer caraïbe (ID, 95)
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Ce recueil est donc marqué par la primauté d’un sujet identifié de façon tantôt explicite, tantôt oblique, comme appartenant à un certain lieu et même comme identifié ou s’identifiant à ce lieu, et par là à un certain passé. Bien plus encore, il s’agit d’un lieu archipélique, donc multiple, à l’image d’un sujet foncièrement pluriel, voire polyphonique, dans la mesure où les poèmes de ce recueil se présentent par le biais d’une intertextualité poussée comme une énonciation collective, et ceci indépendamment du fait que le sujet d’énonciations ponctuelles s’écrit « je », « on » ou « nous ». Ainsi, au lieu de se déclarer, à l’instar de Césaire, la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, le sujet poétique chez Maximin se constitue au fil de ce travail de tissage comme une instance multiple, fortement relationnelle, une instance profondément amarrée dans une poétique du lieu et de la mémoire et fortement engagée dans une poétique de la relation et de la prolifération. Et ne dirait-on pas de cette poétique double que, tout en l’assujettissant à une problématique d’identité collective, elle détermine le sujet poétique bien plus qu’elle ne le mine, et qu’en l’engageant, elle l’amplifie bien plus qu’elle ne le diminue ?
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Cut-up et montage : d’un sujet constructiviste dans la poésie de Vannina Maestri Jérôme Game […] peut-être la question de fond posée à la poésie actuelle est-elle celle de savoir ce qui peut soutenir un dépassement (une nouvelle forme de dépassement) du subjectif 1.
C’est avec cette interrogation de Christian Prigent à l’esprit que je voudrais réfléchir à l’objet de notre étude : « Sens et présence du sujet poétique ». Sens et présence de qui, exactement ? Ou de quoi ? Du sujet du poème ou du poète/lecteur comme subjectivités ? Qu’est-ce qu’un sujet poétique présent ou poétiquement présent ? Sans mauvais jeu de mot, son sens et sa présence se ressentent de la pluralité des réponses qu’on pourrait apporter à ces questions, ou plutôt de la façon qu’on pourrait avoir de les dérouler, de les reformuler. Par exemple : en quoi ce que l’on pourrait appeler l’acte poétique, ou le geste poétique — acte de production, de publication, de réception — produit-il ou affecte-t-il substantiellement un sujet — un sujet-humain ou un sujet-idée ? Prendre au mot cette invitation à l’équivoque, à la polysémie propre à ce prédicat « sujet poétique », permet de poser la question des relations intimes qu’entretiennent l’ontologie et l’expression : l’être en tant qu’il se constitue comme sujet dans le langage. Et de proposer, dans cette optique, que ce qui relie théorie de l’être et du sujet d’une part, et théorie de l’expression d’autre part, sens du sujet et sens des signes, est la notion protéiforme de constructivisme. Par « constructivisme » j’entends avec Gilles
1. Christian Prigent, Une erreur de la nature (Paris : P.O.L., 1996), p. 186.
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Deleuze la pensée non-essentialiste mais au contraire matérialiste rapportant le réel et le sens (l’être) à l’instance perpétuellement ouverte (c’est-à-dire instable) d’actes sans sujet, d’effets sans cause linéaire, c’est-à-dire au jeu du devenir au sein d’une théorie de l’immanence pure. Cet usage du terme « constructivisme » (que Deleuze remplace indifféremment par les termes de « productivisme » et de « constructionisme ») est ainsi tout à fait différent de celui des théoriciens et artistes constructivistes russes des années 1920 qui isolent l’aspect géométrique pur des formes du réel qu’ils agencent ensuite pour constituer des œuvres. Tandis que le constructivisme russe voit dans les lignes, les plans et les angles de constructions sculpturales, picturales, architecturales ou graphiques, l’expression d’une essence de l’univers (via une sobriété à l’opposé de l’esthétique baroque par exemple), le constructivisme ontologique et esthétique deleuzien auquel je me réfère généralise la constructibilité non seulement aux formes mais aussi aux signes, aux significations, et, en définitive, aux êtres eux-mêmes. Plutôt que de se fonder sur la notion d’identité (de « mêmeté du même » ou d’essence), l’être y est conçu2 comme une force qui passe son temps à se réagencer, à se reconstruire autour d’événements purs (que Deleuze nomme parfois « différenciants de la différence »), et qui sont de purs signes sans auteur ni, à proprement parler, objet ou adresse. La dimension dans laquelle ce constructivisme radical a lieu se nomme le virtuel que Deleuze définit comme l’infini de la signification ; le devenir — ou actualisation — étant quant à lui l’ensemble des formes spécifiques et précaires prises par le sens. Le virtuel deleuzien rappelle ainsi l’infini synchronique de la signifiance développée par Roland Barthes dans sa sémiotique générale. Les conséquences de cette ontologie du signe sur la notion de sujet sont importantes. Le sens comme virtuel ne peut en effet pas se rapporter à « un Cogito comme proposition de la conscience ou comme fondement [...] mais au Je fêlé d’un cogito dissous, c’est-àdire à l’universel effondement [i.e. absence de fondement] qui caractérise la pensée comme faculté dans son exercice transcendant »3. Aux concepts aristotéliciens d’identité, de ressemblance, d’opposition, 2. Dans une généalogie qui relie les présocratiques Stoïques, Spinoza, Nietzsche et Bergson. 3. Gilles Deleuze, Différence et répétition (Paris : Presses Universitaires de France, 1969), p. 251.
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et d’analogie inscrivant le règne du même au cœur de la différence et fondant les théories classiques de la subjectivité et de ses opérations est ainsi préféré un constructivisme radical à travers le concept de devenir. Ou pour le dire autrement : à une subjectivité conçue comme un Je pensant découpé sur le fond d’un Moi-substance est ainsi préférée une perpétuelle subjectivation sur un substratum préexistant et a-formel constamment à (re-)former : « affect de soi par soi incessant »4. Plutôt que d’être une substance définitive, la subjectivité est un acte infini et sans mode d’emploi préalable, une opération de subjectivation comme auto-affect constituée d’une série d’implications immanentes plutôt que d’(auto)explications transcendantes, et qui s’effectue au premier chef dans le jeu des signes5. L’intérêt pour une réflexion sur le « sens du sujet poétique » de la théorie deleuzienne de la subjectivation est d’autant plus évident que la littérature y est à son tour définie comme l’intensification du jeu de signes (propre à la subjectivation) en créativité stylistique. Corrélativement, la littérature se caractérise selon Deleuze par son aptitude à reposer dans les signes la question de l’expérience et de la déstabilisation de la subjectivité traditionnelle (le Je/Moi substantiel pris dans sa dimension chronologique) au profit de la production d’une identité poreuse et en perpétuel procès (la subjectivation comme épreuve d’un présent pur). Il s’agit pour elle de manifester par ses constructions le caractère précisément déjà constructiviste et immanent du réel, et notamment de la subjectivité. Où il en va en fait ici de la conception d’un sujet événementiel, matérialiste et contingent, en perpétuelle re-construction, et de la poésie comme l’un de ses langages possibles. Dans le cadre de cette problématique expression/subjectivation 4. Gilles Deleuze, Foucault (Paris : Minuit, 1986), p. 111. 5. Deleuze propose deux notions-clés à la base de toute stylistique : le percept et l’affect. Ces derniers se définissent comme pures sensations excédant toute expérience vécue et toute mémoire, c’est-à-dire rendant caduques l’interprétation traditionnelle du binôme subjectivité/identité comme exclusif conteneur de la sensation, refermé sur lui-même. Tandis que les affects se réfèrent aux devenirs nonhumains de l’homme, les percepts sont faits des paysages non-humains (nonanthropocentriques) de la nature, et ils rendent ceux qui en font l’expérience sensible aux forces du devenir. Percepts et affects diffèrent respectivement de perception et d’affection en ce qu’ils sont impersonnels (plutôt que rapportés à l’expérience d’un moi ou à l’expression d’un je), c’est-à-dire autonomisés du substrat humain et biographique dans lesquelles ils sont d’abord apparus.
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trop rapidement exposée ici6, c’est à l’aptitude de l’objet poétique à manifester par sa créativité stylistique la matérialité contingente et constructiviste de la subjectivité que je voudrais réfléchir. Il va de soi que des développements généalogiques s’imposeraient sur la façon dont la modernité littéraire, que Deleuze appelle aussi « postromantique »7, pré- ou re-détermine cette problématique. Il va de soi aussi que l’étude du nombre le plus large possible de poètes contemporains est nécessaire pour éprouver le mieux qui soit la fertilité du paradigme deleuzien qui sous-tend la présente étude, en ce que ledit paradigme rapporte la force d’une œuvre littéraire à ses effets ontologiques en insistant sur l’infini nombre de moyens, c’est-àdire d’agencements stylistiques, susceptibles de produire de tels effets. Dans cette pluralité de modalités poétiques, c’est à l’œuvre de Vannina Maestri que je m’attache, en ce que la poétique du cut-up et du montage qui s’y déploie produit d’intenses processus de subjectivation constructiviste. Vannina Maestri est l’auteur de trois livres : Débris d’endroits8, Avez-vous rencontré quelqu’un en descendant l’escalier ?9 et Vie et aventures de Norton10. Elle publie fréquemment dans des revues littéraires (Revue de Littérature Générale, Nioques, Action Poétique, TIJA, Formules, etc.), et présente régulièrement son travail lors de lectures publiques en France comme à l’étranger. Elle co-dirige également, avec Jacques Sivan et Jean-Michel Espitallier, l’importante revue de création Java. Débris d’endroits et Vie et aventures de Norton, sur lesquels je voudrais insister, sont tous deux fondés sur l’usage du procédé de cut-up cher aux surréalistes comme aux poètes beat américains Brian Gysin et William Burroughs : des énoncés ou syntagmes sont isolés puis prélevés d’un texte préexistant (coupures de presse, bouts de discours publics, statistiques, publicités, slogans, extraits d’articles, pensée théorique, etc.), puis importés dans le texte 6. Voir Jérôme Game, « Actualités du moderne, ou une certaine idée du contemporain poétique », in Dossier sur la poésie contemporaine, J.-M. Espitallier (dir.), L e Magazine Littéraire, 396, mars 2001, pp. 20–23, et « Le virtuel deleuzien: cogito pour un moi dissous », Barca: Poésie, Politique, Psychanalyse, 15, novembre 2000, pp. 57–80. 7. C’est-à-dire rimbaldienne et mallarméenne essentiellement, puis autour de Michaux, Ponge ou Roche, pour ne citer que ceux-là. 8. (Bruxelles : L’Atelier de l’Agneau, 1999), ci-dessous abrévié DD. 9. (Rouen : Derrière la Salle de Bains, 2001). 10. (Paris : Al Dante, 2002), ci-dessous abrévié VAN.
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en train de s’écrire, où ils sont ensuite agencés dans un ordre plus ou moins apparent. L’une des caractéristiques les plus flagrantes du procédé, c’est que l’écrivain n’est alors pas l’auteur exclusif ou entier de ses phrases, mais plutôt leur opérateur. Le texte de Débris d’endroits et Vie et aventures de Norton semble être la suture de toutes ces ponctions qui défilent, produisant de prime abord l’effet d’un sens-mosaïque abscons, parfois angoissant, parfois drôle, mais jamais directement représentatif, symbolique ou narratif. Cut-up, montages, sutures, dérive : un objet littéraire non-identifié se déploie, que je voudrais analyser dans les propres termes d’objectivisme ou de matérialisme radical qu’il utilise, c’est-à-dire en étudiant sa façon de suturer des énoncés fragmentés et parfaitement dépersonnalisés déterminant le sujet (de l’énonciation, de la « narration », de la réception) comme pure extériorité, pure absence d’intériorité — ce qui ne veut bien sûr pas dire comme néant ou trou noir ou vide, mais plutôt comme sensibilité réfléchissant des affects et percepts de façon plus ou moins ordonnée. Plutôt que l’image d’une subjectivité morcelée, erratique ou schizophrène, l’écriture de Maestri dévoile une subjectivité purement extériorisante, c’est-à-dire s’absentant du centre de contrôle logique ou symbolique qui est d’ordinaire son siège, que ce soit dans le discours rationnel ou dans le rêve inspiré, surréaliste par exemple. C’est cela qui me semble neuf et puissant dans cette écriture, plus que son aptitude à offrir un simulacre critique de la langue du spectacle médiatique (pour laquelle elle a été commentée11). Une analyse strictement littéraire de ces livres (au sens traditionnel du terme) trouvait du coup difficilement prise, et j’ai plutôt choisi d’étayer certaines lignes de force selon les critères deleuziens que j’ai dégagés. Dès la double allitération de son titre, Débris d’endroits agence les notions de fragment et d’espace en un jeu original. Le morcelé (« débris »), loin d’être un rebut qu’on rejette comme incomplet ou inapte, est élevé à la dignité de matériau riche, ou pour le moins non péjoratif : matière première de l’activité poétique. Sa neutre mondanité12 permet de poser le réel comme un terrain vague sémiotique, non-hiérarchisé, où tout reste à faire par la frange, la 11. Voir la note critique de Véronique Pittolo, Action Poétique, XXX, pp. 86–7. 12. Il n’y a là aucun romantisme du déchet dont on valoriserait la valeur négative, un peu à la Bataille ; ni de jugement normatif (fût-ce d’une ironie post-debordienne), a fortiori moral, sur la qualité intrinsèque de la matière première du texte.
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marge, l’incomplet que représente ce qui est d’ordinaire refoulé. L’hors-champ propre au « débris » attire alors à lui le cadre de l’« endroit », le dehors devient le dedans, le recto, le verso, l’envers, l’endroit — tandis que l’acte même de mettre à l’endroit le débris attribue au poème son lieu, l’espace où il se trouve et d’où il trouve. Mais que trouve-t-il d’autre que l’indéterminé du bougé dans lequel il se déploie ? La poésie de Débris d’endroits serait ainsi la localisation approximative, poreuse et paradoxale d’un décadrage en mouvement13 — et réciproquement. Par ailleurs, de quels débris s’agit-il ? Non pas, thématiquement, les ratés ou les excréments rejetés par le corps — social ou organique — , mais les grumeaux, digérés ou non, de la langue commune (médiatique, technique, etc.) qui retombent toujours en elle dans le mouvement de digestion d’ellemême, d’auto-constitution, qui la caractérise14. Les débris sont ce qui, dans cette langue — énoncés, interjections, mots — , se concatène comme artificiel, provoqué, emprunté, officiel, mais qui n’en demeure pas moins la langue réelle telle qu’elle se déploie le plus souvent, ici et maintenant, en France aujourd’hui. Corrélativement, ceci détermine les « endroits » ou lieux dont il est question : ils sont la langue contemporaine elle-même, et ce qu’elle charrie de notre réel socialhistorique, à savoir le pouvoir, le désir, l’aliénation tels qu’ils se condensent dans nos énoncés les plus prosaïques et immédiats. À travers ce palimpseste c’est ainsi la voix chuintante ou hystérique, sincère ou désabusée, concentrée ou inattentive à elle-même, d’un monde à la fois obèse et, tel un estomac, constamment à même de digérer ses propres signes, qui souffle à nos oreilles en un lyrisme paradoxal : ultra-matérialiste, objectif, impersonnel. Et le sujet qui est ici refait est tout à la fois politique, culturel, épochal, mondain15. Ce mouvement autotélique de l’ouvrage (également valable pour Vie et aventures de Norton) se déploie en mettant bout à bout, ou en faisant
13. Vannina Maestri travaille actuellement à un texte intitulé Mobiles. 14. Voir les réponses de Vannina Maestri au questionnaire sur le « Détournement » proposé par La Revue X, 1, 2003, www.larevuex.com 15. Plusieurs jeunes poètes français contemporains, dans la lignée des Dépôts de savoir et de technique de Denis Roche, travaillent à leur manière à faire surgir ce lyrisme objectif de la société contemporaine : Anne-James Chaton (Evénement 99 (Paris : Al Dante, 2001), et Autoportrait, même éditeur, 2003), Christophe Hanna, Olivier Quintyn et d’autres.
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se suivre à la ligne — c’est-à-dire, en vers comme en prose, des énoncés ou extraits d’énoncés : VITRINE EN COURS DE REALISATION ie croyais jamais non l’automne creuse fort cette année les carottes s’éternisent que ça bouille au début c’était jaune et clair tout en lumière collec le son de la porte feutre le gond (DD, 82)
Plutôt qu’une syntaxe générale subsumant entre eux et a priori différents syntagmes à la structure grammaticale le plus souvent tronquée selon la logique implicite, référentielle, de leurs liens apparents, un sens propre à la juxtaposition (invisible dans le champ exclusif de la signification linéaire) apparaît : celui du diffracté kaléidoscopique de la perception, de la sensation, comme de l’intellection et de son expression. L’éclatement de ces instances par la juxtaposition séquentielle d’affects et de percepts (dans l’extrait cidessus : la durée personnalisée en légume, le point de bascule de l’ébullition, un jaune clair comme moment et ce moment comme lumière, un son comme acte localisant un axe et un mouvement) implique l’altération de la subjectivité de « je » en « ie », sa fonte, son ramollissement, sa propre ébullition. Vie et aventures de Norton reprend ce dispositif en agençant à la façon d’une table de montage radiophonique la matière sonore du réel langagier contemporain en un ensemble fortement polyphonique où les voix du monde se suturent les unes aux autres, s’imitent, se font sursauter, trembler, et s’hybrident réciproquement, un peu à la manière du sample musical : formules toutes faites, novlangue politico-économique des médias et du pouvoir pris chez ses représentants officiels ou officieux, langage ordinaire et irréfléchi de la vie quotidienne, énoncés publicitaires, langue savante, historique, théorique ou mythique : SUPPRESSION DES DONNÉES ou comment sont d’anciens blancs ––––––––––––––
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Concomitamment, le cut-up organise une cartographie visuelle de la matière langagière sur laquelle il opère, comme en surplomb, à la manière d’un diaphragme photographique (le travail typographique — polices de caractères, corps, italiques, soulignés, encadrés — et de spatialisation sur la page est très développé16). La part de sens qui « saute » dans l’incohérence diachronique des énoncés montés en cut-up est gagnée dans la perception synchronique du sens profond du réel comme du je/moi en jeu dans ces textes : en suturant très rapidement des signifiants hétérogènes les uns aux autres, c’est à la fois la profusion objective du monde, sa prodigalité, sa créativité délirante qui se dévoile dans l’apparente aberration du texte mais aussi l’ineptie d’un sujet qui se croyait comme par miracle épargné par toute cette productivité contingente. Le poème agit à cet égard comme un agent contaminant qui exprimerait l’universalité d’un constructivisme radical au sujet lisant. Comme intense machinerie langagière consciente de sa propre artificialité ainsi que de sa finitude, l’expérience poétique fait passer le sujet parlant au travers d’un miroir dissolvant qui ruine les privilèges ontologiques et épistémologiques dont il se croyait à tort riche. Dans une métapoétique du cut-up, les montages de Débris d’endroits et de Vie et aventures de Norton désagrègent, effeuillent, effritent et recompactent tout aussitôt le sens de soi du sujet, révélant 16. Le sous-titre de Vie et aventures de Norton parle de « ce qui est visible à l’œil nu ».
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ainsi non seulement la nature et l’organisation de la matière-langage, mais aussi sa force, ses puissances, son aptitude à produire du devenir : n’utiliser que des principes réversibles (VAN, 37) un propos de densification d’hybridation de superposition (VAN, 127) les irrégularités des tracés / ça n’a pas d’objet (VAN, 136)
Débris d’endroits s’ouvre d’ailleurs sur un exergue qui sonne comme un conseil de lecture pressant et à double tranchant : « à feuilleter » est-il simplement écrit. Feuilleter c’est, entre autres, ne pas tenter de relier ou de saisir en un tout, non pas de peur que les débris et endroits nous plongent dans l’autisme et le néant, mais afin de lire par petits bouts et laisser agir le glissé, la diagonale du sens qui externalise la subjectivité et la vide de ses supposées plénitudes ou assises. Pris en écho à plusieurs passages du texte ce conseil de lecture se révèle ainsi comme un art poétique concentré : De toute façon il est nécessaire de ne suivre aucune règle.–––– (DD, 21) recommencer ensuite la chaîne de la confection et de la consommation toute la ch aîne de significations et de perceptions conduire à l’ama lgame où le hasard fait son choix où le destin luirealors comme l’am poule dans le commissariat décidedelheure de l’ instant propice à la compréhension aux recoupements à la compréhension aux recoupements à la création de l’esprit solitaire devant sa salade verte (DD, 23) Il est impossible de ne pas dévier. C’est moralement et physiquement impossible. Donc il faut toute une vie de travail pour tout recenser. Il faudrait commencer avant la naissance. (DD, 65)
Cependant l’apparition d’un sens nouveau n’a pas lieu une fois pour toutes, ni tout le temps, comme à toutes les pages : il ne s’agit pas d’une épiphanie sanctionnant rétrospectivement une
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herméneutique serrée et exhaustive du texte. Cette apparition a son mouvement et sa temporalité internes. Au fil de la lecture, la masse de texte apparemment erratique dont l’ambition est de « mener à bien une narration de digressions en digressions » (DD, 79) redétermine avec originalité le procédé du cut-up entre vers et prose. Refusant de choisir entre ces deux formes, Débris d’endroits et Vie et aventures de Norton additionnent ainsi la vibration statique, le staccato vertical et diachronique du cut-up lorsqu’il est utilisé en vers (je veux dire par là : enjambé17), et sa fluidité synchronique lorsqu’il est utilisé en prose. L’art de Vannina Maestri est donc essentiellement syntaxique mais il est spécifique en ce qu’il enchâsse la verticalité d’un agencement sémantique au bougé horizontal d’un « récit ». Ce dernier évolue plus qu’il n’avance ou ne progresse. S’il y a bien mouvement, celui-ci ne s’ordonne pas selon un arrière et un avant ou selon l’objectivité ou la fixité d’un contexte qui permettrait de l’orienter, mais plutôt selon l’intensité d’un geste : celui de bouger, un bouger concret dans une dimension abstraite. Les énoncés apparaissent en formant une surface sur laquelle le sens peut prendre forme mais celle-ci, pour être abstraite, ne préexiste jamais au poème comme le théâtre de son écriture ; elle doit toujours être produite, au rythme de la tension que crée la coupe du vers ou l’avancée de la phrase : en syncopes, élans, bifurcations sémantiques, télescopages, dérapages, etc. La dialectique horizontal-vertical est d’ailleurs directement portée au cœur du texte, selon le principe d’autotélie évoqué plus haut : on va de plus en plus de l’horizontal au vertical donc la voilà la plus verticale possible mais cette fois de manière radicalement impossible injouable sans représentations d’actions de dires de postures (VAN, 38) JE CONTINUE là je passe et repasse pas sûre du tout d’abord il y a la question faisant parler quelqu’un ensuite on décrit puis on joue 17. « Aucune définition du vers [...] n’est vraiment satisfaisante, sinon celle qui fait de l’enjambement, ou du moins de sa possibilité, le seul gage d’une différence entre le vers et la prose », Giorgio Agamben, Idée de la prose (Paris : Christian Bourgois, 1998), p. 21.
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puis on décrit on fait l’impossible et finalement avec les événements qui surgissent c’est un dynamisme fatal ça peut se reformuler ce sont des hypothèses et d’autre part VERTICALEMENT on s’approche on s’éloigne on s’ de la situation oui c’est la structure de la situation tu vois on ne peut pas empêcher les yeux de cligner
ÉVANOUISSEMENT (VAN, 25–6) sur lesquels est tendue verticalement la chaîne en laine séparées en deux nappes de fil pairs et impairs par les bâtons de croisure enserrent les fils impairs arrêts fréquents la représentativité devient de + en + abstraite (bon) (VAN, 42)
Ressort ici l’effet original d’un coulé de biais du sens et de ses formes, d’un tremblé diagonal, d’un glissé grumeleux subvertissant la différenciation horizontal/vertical à la fois génériquement (indétermination vers/prose) et métapoétiquement (en engageant ces deux notions dans le corps même du poème). Cette indifférenciation est reprise à un autre niveau encore, cette fois aussi sur le double registre des effets du texte et de sa teneur en signifiants : celui de la cinématographie. Car le vertical et l’horizontal peuvent facilement s’entendre non seulement du cadre (acte de cadrage de la caméra ou nature cadrée de l’écran de projection) mais aussi de la stylistique mettant en rapport l’horizontalité du plan-séquence ou du travelling panoramique avec la verticalité d’un montage saccadé. À ce titre, l’on pourrait soutenir, pour employer une métaphore cinématographique paradoxale, que l’écriture de Vannina Maestri invente une langue plan-séquence mais à base de montage. Qu’est-ce à dire ? Qu’elle tend à dévoiler les forces cachées, implicites, qui animent le réel langagier ; à révéler comme en négatif, par ses agencements, l’objectivité de ce réel. Lorsque les énoncés, quelle que soit leur provenance thématique
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ou générique, se concatènent dans la pratique du langage ordinaire pour y devenir des mots d’ordre banals, ils suivent alors le même chemin que bien des images : ils deviennent de pures icônes qu’on ne distingue même plus comme telles et qui pourtant nous cernent. Que faire de cette overdose, comment y vivre, y respirer ? Comment réagir au devenir-image, au devenir-icône du langage ? En le dissolvant à l’aide d’une langue poétique qui se serait approprié les techniques du cinéma mais pour son propre compte, et avec une visée non pas politique (aucun thématisme révolutionnaire ou subversif à cet égard) mais ontologique : éprouver les possibilités, les vertus et les risques d’une subjectivité nouvelle, d’une subjectivité en devenir via l’hybridation apportée à ses outils de perception. Et encore cette « visée » n’en est-elle pas vraiment une : cette poésie n’a pas de programme. Il s’agirait plutôt de l’effet très puissant d’une pure expérimentation (d’ailleurs peut-être pulsionnelle, comme l’atteste la langue hoquetée de Débris d’endroits18). Les risques en sont connus : incompréhension, perte totale de sens, pure incommunicabilité19. Les vertus en sont celles d’une liberté intense et fertile. Concrètement tout d’abord : de par l’architecture du texte, la lecture trébuche, puis, à un certain moment, finit par glisser sur la page, s’accélérer, y tracer non pas des figures rhétoriques directement signifiantes au niveau sémantique, mais des gestes plastiques, visuels (cinématographiques plutôt que lettristes ou calligraphiques). Qu’est-ce qu’un film ou une caméra littéraires ? Un ensemble cohérent d’opérations d’essence cinématographique (c’est-à-dire la manipulation d’outils de capture de 18. Voir Jean-Pierre Bobillot, « vanité d’la maestria », postface à Débris d’endroits. 19. Et les traditionnelles jérémiades sur le nihilisme dont se rendrait coupable la poésie contemporaine matérialiste n’ont pas épargné Vannina Maestri : « Une pratique, (un courant peut-être), se dessine autour de ces notions [le corps de la langue et l’écrit de la voix] et il semble que cela suffise à légitimer l’existence sur le marché de textes dont il faut reconnaître qu’ils sont pour la plupart difficiles à lire, voire carrément illisibles. […] quelque chose se passe, qui ressemble à une tentative de réinvention de la langue. Mais est-ce suffisant ? […] déferlante de mots, de phrases, de discours, de voix même, avec nulle branche où s’accrocher, nul refuge pour le lecteur, pas même un signe. Les vers se précipitent et forment une accumulation, laquelle ne repose a priori sur aucune règle et dessine de manière systématique de nouveaux points de fuite. Des idées, des phrases sur tout et sur rien émergent puis retombent, s’annulent », Marie-Laure Picot, « Corps écrit », Le Matricule des Anges, janvier–mars 2000. En l’absence d’une symbolique classique solide (« nulle branche où s’accrocher, nul refuge »), c’est le grand plongeon herméneutique dans l’affreuse opacité de la fuite et du sans-règle qui rebute la critique…
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signes puis le codage de matière sémiotique pure : focus, table de montage, travelling, profondeur de champ, plan-séquence, etc.) réalisées avec des moyens littéraires sur un champ sémiologique. Le texte peut se comparer à ces films à la fois purement abstraits et purement sensibles de Stan Brakhage ou Jonas Mekas, mais avec le langage comme matière première : la langue comme à la fois filmée et filmante, monteuse et montée. Il ne s’agit pas d’écrire la visualité du langage, d’un langage pris comme signe ou référent visuel. Mais de saisir par des dispositifs inspirés de la cinématographie la nature de matière sémiotique du langage dans l’usage qui en est fait synchroniquement dans une culture donnée. Il s’agit d’une pratique cinématographique de la matière langagière20. Faire du sens langagier et du concret de ses signes une matière plastique : à la fois l’objet, le terrain, et la matière première d’un film, mais d’un « film » pris au sens d’une opération cinématographique, et non pas d’un thème ou d’un objet filmés, ou d’une référence narrative ou d’une fabulation scénaristique. Au niveau du sens, les effets, saisissants, révèlent la plasticité, la surfacialité, la vitesse inhérentes au sens langagier, réactivant l’autotélie propre à la littérature moderne : le sens est celui de sa propre contingence, son émiettement, sa malléabilité, sa fluidité, sa matérialité, son ouverture — le sens de l’in-sensé. Dans cette écriture qui pratique le langage en cinématographe expérimental le sujet traditionnel est doublement défait : au niveau du sujet comme enjeu d’un pacte de signification entre auteur et lecteur, comme au niveau de la subjectivité des entités écrivant, lisant et agissant dans le texte. La subjectivité est prise ici dans un devenir de subjectivation sémiotique via la sensualisation/matérialisation abstraite du sens produite par l’opération littéraire. Corrélativement, la poésie comme genre d’expérience et de perception prend un nouveau sens : celui d’un appareil de capture, surface sémiologique sensible prenant très au sérieux l’overdose contemporaine de signes, ne la fuyant ni ne la déniant. Ce sens est très moderne : il ne consiste pas à faire sens (sens social), ni à recouvrer le sens (herméneutique classique), mais à vivre comme on peut ce sens de l’in-sensé. Ici, il est important de comprendre que cette poésie n’a rien contre la syntaxe traditionnelle et 20. Que Vannina Maestri développe puisqu’elle travaille en ce moment avec un artiste vidéaste.
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ne mime aucun iconoclasme moderniste. Sa question est : comment vivre aujourd’hui au beau milieu des signes langagiers, de leur obésité comme de leur devenir-icône, comment faire sens de leur contingente matérialité ? Dans Vie et aventures de Norton ce processus est très élaboré. Les parties du texte agencent comme des cadres sémiotiques langagiers qui se métamorphosent à plusieurs niveaux. D’abord en eux-mêmes via le jeu typographique ou celui des conjonctions de coordination qui agissent comme des embrayeurs syntaxiques délimitant des frontières poreuses : « or » « ni », etc. Mais aussi entre eux : soit par le jeu d’embrayeurs narratifs que l’on peut appeler, selon la typologie des codes de Roland Barthes, des mythèmes (« l’ex-empereur revint au pouvoir il ordonna aux moines / une série de cérémonies pour l’apaisement de l’âme de son eunuque favori » (VAN, 89)), soit par celui d’embrayeurs métapoétiques relevant du registre de la technique cinématographique, simultanément pris dans et renvoyant à l’écriture poétique en cours, à la conscience qu’elle a non pas d’elle-même narcissiquement comme double sujet (sujet écrivant et sujet d’écriture) mais de sa contingente matérialité, de sa finitude, et où toute subjectivité narcissique a tendance à fondre, à disparaître complètement : « fonction du cadre au cinéma où le cadre et le hors cadre se raccordent virtuellement » (VAN,32), « ouverture en fondu c’est la nuit plan général » (V A N , 33) « distances intervalles apériodicité » (VAN, 35), « plongées contre-plongées » (VAN, 40), « travelling arrière et gros plan retour de trois quarts face / elle regarde hors champ » (VAN, 41). Verbes, substantifs, purs actes sans sujet. Soit encore par une esthétique du morcellement fondant une éthique du sens comme usage et fonctionnement (c’est-à-dire comme effets) plutôt que comme substance ou essence éternelle : ça ne marche pas comme ça qu’est-ce qu’on perçoit comme mouvant quels sont les objets que l’on poursuit que l’on reconstruit le temps passe à la poursuite d’objets — déréglés — déconstruits — à reconstruire (VAN, 29)
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À ce stade, le sujet écrivant n’existe plus trop comme poste de contrôle : il n’est ni l’auteur de ses propres phrases ni leur opérateur par trop conscient ou agissant. Comme procès de subjectivation, il consiste à connecter des flux, les mettre en rapport, et les laisser agir, faisant paradoxalement valoir au niveau du sens et de la réception un sujet totalement flottant, évaporé, éthéré. Les dés sur chaque face étaient collés des papiers et sur les papiers on avait écrit tous les mots de la langue dans leurs différents modes temps et déclinaisons mais sans ordre (VAN, 7)
Entre Mallarmé et l’OULIPO, entre une conscience de la contingente matérialité du langage tentée par le nominalisme (les « dés »), et sa rationalisation ludique joyeusement au fait de sa propre impossibilité (« tous les mots / de la langue […] sans ordre »), un projet poétique se dessine qui consiste à permettre à la langue d’un lieu et d’un temps donnés de révéler son propre infini paradoxal. La résolution de cette hésitation passe alors par un consentement à faire taire sa voix subjective : l’autre projet consistait à se passer de toute espèce de mots (VAN, 9)
Non pas faire comme s’ils n’existaient pas, mais se priver soi-même d’un usage d’eux qui serait fondé sur la certitude de sa propre subjectivité : pas de je pas de ça je que ça se développe hurle hurle casse trépigne (VAN, 37)
L’œuvre de Vannina Maestri nous permet, de par ses inventions stylistiques, de penser une subjectivité poétique comme positivité de l’extériorité, comme série d’effets sans causes. Cette extériorité au monde est une dialectique ouverte, permanente — un mouvement qui n’en finit pas de demeurer toujours non-décidé, non-replié sur un résultat ou un état intime/ultime. Elle est au contraire un extime, un ouvert, un passage. Les signifiés s’enfuient en emportant, en dissolvant la subjectivité dans leur galop, en la faisant fuir elle-même
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(comme on dit d’un tuyau crevé). Cette écriture parvient à instituer le poème comme la surface sur laquelle le sujet n’est en définitive plus que l’effet instable, précaire, d’un acte (celui d’agencer) plutôt que son origine, sa destination ou sa cause. Le résultat est un mouvement intérieur à une substance: un devenir. Le poème y est l’opération par laquelle un processus continuel de désubjectivation remplace une subjectivité substantielle. Ce qui est ainsi agencé par Débris d’endroits c’est, en définitive, ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appelé une « machine abstraite » : le débris de l’endroit, l’endroit de la brisure comme du bris, révèlent, en définitive, l’envers du langage comme matière sociale, politique et intime, c’est-à-dire, bien sûr, sa réversibilité, sa matérialité, happant dans ce jeu tout « je » fixe et déterminé. Vie et aventures de Norton quant à lui reprend les éléments fondamentaux de cette poétique en ajoutant notamment un système élaboré de transition et de mouvement/moment interne à l’émulsion gélatineuse produite par le pur cut-up.
[j’] Jean-Marie Gleize La poésie que nous avons connue et que la récitation nous a laissée en travers de la gorge ne joue plus désormais qu’avec elle-même et, à force de cultiver son jardin en profondeur, elle a dénudé son intéressant squelette de vieille pensionnaire : même les vers n’y sont plus : pelletons, pelletons, et qu’on en finisse. (Denis Roche)
J’ai cru comprendre, en lisant les premières présentations générales du colloque de Dublin, qu’il s’agissait de confirmer l’existence d’une opposition entre un « paradigme textualiste » (où le sujet s’effacerait au profit de la littéralité) et un « paradigme lyrique » (où le sujet réapparaîtrait, et avec lui le monde, l’expérience du monde, qui s’était lui-même éclipsé à la faveur de la disparition du sujet, sous la menace des commandos textualo-littéralo-formalistes, du temps où ceux-ci exerçaient leur pernicieuse hégémonie). Je vois aussi que ces mêmes propos présentatifs tempèrent ce face à face décourageant par l’évocation de pratiques ou démarches « mixtes », heureuses formations de compromis, qui savent concilier ou réconcilier l’écrire et le vivre. J’ai, pour ma part, un peu le sentiment que nous tournons en rond : je me souviens, par exemple, qu’en 1995, à Bordeaux, j’ai participé à un colloque intitulé « Le sujet lyrique en question » dont l’un des points de départ était le « retour du sujet » (refoulé par les décennies structuralistes immédiatement antérieures), et l’actualité d’un « nouveau lyrisme », ou « renouveau lyrique » au tournant des années 80, polémiquement opposé à une exigence de littéralité assez vite transformée par les journalistes et quelques professeurs en « littéralisme » (comme s’il s’agissait d’une doctrine constituée ou d’une catégorie stabilisée, pour les besoins de la symétrie théorique : lyrisme / littéralisme). Il ne m’a pas non plus échappé que s’était tenu en octobre 2003 à l’Université de Sherbrooke au Canada, un colloque intitulé cette fois « Le lyrisme aujourd’hui, lectures d’un discours
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complexe », explicitement consacré à la « redéfinition du lyrisme », au sujet lyrique moderne, au sujet lyrique contemporain. Ce qui est sûr, outre le fait qu’à intervalles réguliers poètes et poéticiens se réunissent pour se demander si le sujet revenu est bien toujours là, toujours bien « présent », c’est que les menées dites textualistes, puis littéralistes, ont permis au lyrisme de se refaire une certaine santé théorique : du lyrisme dit objectif au lyrisme critique, les constructions plus ou moins élégamment paradoxales ont en effet contribué à le complexifier, l’enrichir, le redéfinir, bref à le confirmer. Il me semble que l’offensive littérale et antilyrique n’y est pas pour rien et qu’elle mériterait de la part des poètes, repoètes et néopoètes quelques signes de gratitude a posteriori. En ce qui me concerne (on ne s’en étonnera pas), je dirai que je fais assez bien la différence entre des œuvres lyriques (comme celle de Jaccottet), qui déclarent l’effacement du sujet, proposent un chant ténu, fragile, un ton mineur, en sourdine, en aquarelle, qui savent manier le prosaïsme avec grâce et discrétion, sans vulgarité, sans trivialité, et des œuvres dont la tonalité et la tonicité générale, des premiers moments aux derniers, est celle d’un refus offensif du chant et des arrangements en poème (y compris en poème en prose), et dont le propos pourrait s’énoncer : sortir de là, de la poésie, vraiment (après l’avoir, le cas échéant, provisoirement instrumentalisée). En dernière instance, et c’est bien la raison profonde de la distance que Jaccottet a toujours tenu à mettre explicitement entre Ponge (à qui il doit beaucoup) et lui, ce qui est pertinent c’est la question de savoir si l’on tient à faire œuvre de poésie, de poète, d’artisan en poèmes, ou si l’on a d’autres projets. C’est pourquoi j’avoue que j’éprouve toujours un certain malaise à voir célébrer le « lyrisme » de Francis Ponge, le « lyrisme » d’Emmanuel Hocquard (facteur d’élégies), le « lyrisme » d’Olivier Cadiot, ou, plus récemment encore le « lyrisme » des événements d’Anne-James Chaton, et pourquoi pas le « lyrisme » des ritournelles de Christophe Fiat, ou celui des chansons parodiques de Nathalie Quintane. Mais je comprends que c’est de bonne guerre. Il s’agit de montrer que nul ne saurait y échapper. Qu’il n’y a pas de poésie sans sujet, comme il n’y a pas de poésie sans image. Et que de la poésie (donc du lyrisme, sous ses mille et une formes) on ne sort pas. Et que tel est toujours compris (par la toute puissante, embrassante, Poésie) qui croyait s’en déprendre. Alors que faire ? Que dire ? Se contenter (par exemple) de rappeler comme je le fais ici
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quelques situations d’écriture (actuelles, ou toujours actuelles) impliquant l’implicitation du sujet, ou sa neutralisation, ou son déplacement, ou son décentrement, ou son dépaysement, ou sa défection, ou son détachement, ou sa déconnexion… Je convoque donc rapidement trois de ces pratiques qui toutes concourent à dessiner un espace commandé par l’intention littérale, laquelle ne se laisse pas défaire ou démoraliser par la conscience de son infériorité historique, de sa minorité sociologique, de sa marginalité ou de sa naïveté théorique. Ces pratiques correspondent à des « lieux » différents (groupes, réseaux, revues, maisons d’éditions) ayant chacun leur spécificité forte, jalouse, voire ombrageuse, leur histoire, etc. En même temps il est clair (à mes yeux du moins) que ces lieux appartiennent en effet à un même espace, et que ces pratiques doivent pouvoir se croiser en un certain nombre de points, qui peuvent être des points de relance. La revue Nioques a voulu (veut encore) participer à la mise en évidence de cet espace et à l’exploitation de ces points. La première serait celle de Claude Royet-Journoud, dont l’œuvre est clairement fondée sur une triple négation : — refus de l’image (plus globalement : refus de l’idéologie poétique analogiste, et de la vision du monde ou de la métaphysique qu’elle présuppose, des romantismes au surréalisme), — refus de l’assonance (des itérations et des ressemblances phoniques), de l’arrangement musical de la langue (euphonie, harmonie, ou leurs contraires), — refus des postures expressives-émotives, d’une poésie exploitation du gisement intérieur / intime. La « table » de l’écrivain est face au monde, à l’objet-monde, et devant la langue. Lui voit les mots comme il voit les choses, il les montre et il les nomme (il les montre en les nommant, il les nomme en les montrant : « voici »). Il dit travailler ou « faire travailler » les « unités minimales » du sens, veiller à désaffubler le langage, à simplifier le récit : dire ce qui est, ce qui s’objecte, ce qui advient, ce qui se passe. Travailler « logiquement ». Travailler non dans la visée du fétiche-poème mais dans l’espace d’un « livre » excédant toute définition générique. On sait (c’est du moins la légende de cette écriture, construite et propagée par son auteur) que le texte de Claude Royet-Journoud, fragmentaire, discontinu, est issu, par soustraction-effacement d’un long texte de prose, un texte essentiellement constitué de choses dites,
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vues, vécues, lues, transcrites, matériau pour une part importante de nature circonstancielle autobiographique. On doit remarquer que (quelles que soient les modalités pratiques de ces gestes, dont on sait en réalité fort peu de choses), Royet-Journoud décontextualise, soustrait les segments qu’il choisit de prélever à leur contexte de représentation, à leur co-texte de démonstration, et « libère » ainsi des énoncés qui sont alors redisposés dans un espace « sans perspective », comme antérieur à la perspective, à la hiérarchie des articulations réglées (à la grammaire de la figuration, du discours), en deçà des catégories modales et génériques vers / prose, etc. Un espace non expressif, non représentatif, non figuratif, frontal, littéral. Sans aller plus loin, ce qui m’importe ici, pour ce que nous cherchons à dire, c’est que, même si l’opération ne s’exhibe pas comme telle en texte, les énoncés constitutifs du récit de surface sont tous des citations, qu’ils figurent entre guillemets ou pas, des citations désoriginées, prêtes à signifier à nouveau, pièces détachées, en présence des autres énoncés avec lesquels elles se trouvent désormais jouer à des distances variables, selon des configurations mobiles en raison de l’autonomie relative de chacun des segments ou de chacun des groupes de segments, et de la relative disponibilité sémantique des dits énoncés. La décontextualisation radicale participe ici nettement de la stratégie antilyrique dans la mesure où elle n’a pas pour but de généraliser, d’universaliser (ce qui est l’ordinaire du régime lyrique, de Lamartine à Paul Éluard, de l’expérience de l’un à l’horizon de tous, selon une formule progressivement abstraite : Le Lac du Bourget, Le Lac de B., Le Lac), mais bien de réaliser la désubjectivation de l’énoncé, son objectivation définitive, sans retour et sans recours possible. On aura beau faire, il n’y a aucune possibilité de « remonter » de l’énoncé texte à une expérience personnelle singulière que la poésie aurait pour propos de mettre en forme. Reste que, contrairement à ce qui se passe dans le second modèle que j’évoquerai plus loin, on est, avec cette œuvre, dans le cadre d’une visée objectiviste, d’une des formalisations possibles d’une « poésie objective », dans la proximité apparente de visées poétiques « réalistes », ou réelistes des années 50–70 (Celan, Dupin, Jaccottet, Du Bouchet, etc.). Dans la mesure où Claude RoyetJournoud gomme volontairement les traces du travail de prélèvement/montage, dans la mesure où il présente les énoncés prélevés coupés « comme » des vers ou groupes de vers sur la page, selon un espacement qui n’est pas sans rappeler, visuellement, ce qui
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de Mallarmé à Reverdy, de Reverdy à Du Bouchet, signale une reconfiguration spatiale de la poésie, dans la mesure aussi où le montage aboutit à des effets de récit énigmatique, à des juxtapositions sémantiquement improbables, sémantiquement insolubles, etc., et dans la mesure enfin où la démarche littérale induit la récurrence d’énoncés lisibles comme métapoétiques (qui par contagion peuvent induire la lecture métapoétique d’énoncés par ailleurs non réflexifs), certains lecteurs peuvent être enclins à chercher à reconstituer, en parcourant ces surfaces, les indices d’une sensibilité particulière, les symptômes d’une subjectivité de poète douloureux (en mal d’écriture, la « peur », la « brûlure », la « douleur », la menace, une certaine violence, la scène toujours instable de l’écriture), en sorte qu’on rethématise cette poésie violemment a-thématique, minutieusement déthématisée, pour la réintroduire au chapitre (ou au tiroir) du lyrisme problématique, du lyrisme critique, du lyrisme autoréférentiel « moderne ». Quand, en réalité, « il s’emploie à défaire l’ensemble »1. Une seconde position serait celle d’un ensemble de jeunes écrivains émergeant vers le milieu des années 90, présents dans des revues comme la Revue de Littérature générale, Java ou Nioques. Nous sommes en présence de pratiques assez sensiblement diversifiées, revendiquant toutes une dimension expérimentale (donc assumant de façon critique une part de l’héritage expérimental moderniste, du dadaïsme au textualisme et aux formalismes des années 70). Quelles sont les caractéristiques principales du corpus produit sous ce régime (celui d’un modernisme tardif, essentiellement débarrassé du prophétisme et du purisme dogmatique des avantgardes) ? — Ces textes sont donnés comme des dispositifs, soit : des ensembles caractérisés comme l’« assemblage » (collage, montage) de constituants hétérogènes, articulés dans un fonctionnement global, mais le tout formant unité disjointe (la déliaison restant in fine perceptible : exploitation des dissonances et des espaces non continus). Ou encore : des ensembles, objets, artefacts esthétiques constitués par reconfiguration d’échantillons (c’est pourquoi on parle
1. Il s’agit du dernier énoncé de Les Objets contiennent l’infini (Paris : Gallimard, 1983).
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parfois d’échantillonnage ou sampling) de fragments préexistants de matière (sonore, picturale, textuelle). — Ces textes (même si certains d’entre eux assument l’étiquette poésie, faute de mieux, pour des raisons de simple compte tenu de la situation objective du champ littéraire) se situent mal ou ne se situent pas par rapport à une tradition « poétique », fût-elle moderne / moderniste (compte tenu de la nuance déjà évoquée : celle de la reprise critique d’une filiation expérimentale-avant-gardiste). Ils sont indifférents, étrangers, aux débats concernant les polarités vers / prose, formes contraintes / formes libres, prosodies conventionnelles / néométriques, poésie en poèmes et recueil de poèmes / livre-poème, etc. qui sont des questions strictement internes à la sphère poésie stricto sensu. — Ces textes sont étrangers à toute relation, évocation, expression directe ou indirecte d’une expérience et d’une intériorité source ; la pratique rigoureuse de l’assemblage exclut ici tout élément de type personnel. Il est de ce point de vue intéressant de voir, par exemple, Christophe Hanna publier désormais des dossiers qu’il signe « La Rédaction », et qu’il désigne comme « rédigés » plutôt que comme « écrits ». La notion d’écriture, encore évidemment très présente chez l’objectiviste Royet-Journoud (dont beaucoup d’énoncés mettent en scène le corps écrivant), est alors récusée, en même temps que la fonction auteur est réduite à rien. Ces dossiers peuvent d’ailleurs se présenter sous diverses formes, en dehors du support papier (projection à partir de l’ordinateur, agrandissements au format affiche pouvant faire l’objet d’installations en tous lieux, etc.) et n’impliquent en aucune façon la signature. De même encore Olivier Quintyn produit des séquences-objets (son / images, vidéos) qui peuvent être présentées sous versions transcrites, mais non nécessairement ; il récuse la notion de livre et dit préférer l’intervention sur des supports souples, éventuellement éphémères (journal, espace de magazine). Ces objets sont essentiellement désignés comme circonstanciels, jetables ou modifiables (à l’extrême opposé donc de la monumentalité du poème, ou de l’exemplarité du document sur l’expérience et de l’expérience de l’écriture du poème) . — Enfin ces textes substituent catégoriquement à la visée esthétique une visée pragmatique (dans une perspective que certains de ces auteurs présentent comme politique) : ils tentent de définir cette visée (ou principe actif de leur travail) à l’aide de l’image du virus (déjà
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présente chez Burroughs). Il s’agit de provoquer dysfonctionnements et perturbation dans les systèmes symboliques de la société. Il va sans dire que l’ensemble de ces pratiques, sous quelque catégorie qu’on veuille les penser ou les placer (poésies communicationnelles, ou dispositales, ou virales), échappent en principe et en fait à toute reformulation du lyrisme et de la question des positions, postures, identité, statut, sens, d’un sujet qui n’est plus en cause, d’une parole qui n’a pas lieu, d’une écriture qui n’écrit rien etc. En l’occurrence, ici, ces questions sont de fait impertinentes et sans objet. Autre chose a lieu autrement. Il nous faut tenter de comprendre, c’est-à-dire d’admettre, qu’il ne s’agit plus de critique interne à la chose poésie, mais d’un ensemble de propositions après la poésie sans l’ombre d’une nostalgie comme sans aucune crispation polémique. La poésie, quant à elle, poursuit son cours ailleurs et continue à fournir son lot d’émotions verbalement matérialisées sur le motif, face au paysage ; de quoi alimenter longtemps l’industrie des thématiciens phénoménologues. D’une stratégie possible « après », Denis Roche me semble, dans les années 80–90 fournir un exemple des plus significatifs. Après avoir mené à son terme son expérience de poésie stricto sensu (qu’il a voulu conduire, jusqu’à Mécrit2 en 1972, comme une démonstration critique radicale et définitive), il a développé son travail dans deux directions complémentaires : — d’une part vers l’ensemble de textes publiés sous le titre Dépôts de savoir et de technique (en 1980)3 — d’autre part vers l’ensemble de textes (encore partiellement inédits) prépubliés sous le titre Essais de littérature arrêtée à partir de 19814. Le premier de ces ensembles (Dépôts de savoir et de technique) a d’abord beaucoup à voir avec les pratiques dispositales objectivantes que je viens d’évoquer (postérieures, mais qui ne se réclament pas explicitement de lui) en ce sens qu’il s’agit de la mise au point d’un dispositif formel de captation d’un réel ambiant (en l’occurrence textuel, hétérogène et non hiérarchisé), dispositif « machinique » faisant de la page, et de la ligne sur la page une manière de cadreur, d’objectif cadreur-capteur, en référence à l’appareil photo (écriture et 2. Le Mécrit (Paris : Seuil, 1972). 3. Dépôts de savoir et de technique (Paris : Seuil, 1980). (DST) 4. Essais de littérature arrêtée, livre qui attend sa publicaton.
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photographie s’articulant dès lors, dans le travail post-poétique de Denis Roche). Et d’autre part en ce sens que la matière captée est du déjà là, déjà écrit, de sorte qu’un texte des Dépôts (le dépôt étant un empilement de lignes également cadrées et de pages de lignes également cadrées) n’est pas « écrit » (par l’auteur) mais seulement transcrit, disposé, composé : le dispositif des Dépôts se situe « au delà du principe d’écriture ». Cela a à voir, une fois de plus, avec les pratiques modernes du collage, du montage , du cut-up, etc. La différence avec ces pratiques tient au fait que, dans un certain nombre de Dépôts, la matière cadrée / disposée est d’origine personnelle-intime, en sorte que le Dépôt constitue une sorte d’autoportait (comme le serait l’autoportrait photographique) ; c’est le cas de façon emblématique de Notre antéfixe5, publié séparément en 1978 avec d’ailleurs 40 autoportraits photographiques pris au déclencheur à retardement. Deux autres traits, s’agissant de cet investissement « personnel » dans le texte, doivent être relevés : — d’un côté ce qu’il faut bien appeler l’effet lyrique récurrent : tout d’abord par la représentation que l’auteur donne de lui-même en instrument vibreur (avant que la page comme « machine capteuse » ne soit évoquée) : « une harpe magnétique vibrant à même la peau de mon torse », tout à la « transposition du chant général » des êtres et des choses ; ensuite par l’explicite mise en avant du métalangage m u s i c a l (leitmotiv, cadence, fugue…) dans les séquences d’autocommentaires ; mais aussi par l’efficacité prosodique du dispositif formel : les lignes se succédant en rafales, selon un battement régulier comme des vagues, toutes tendues vers leur limite, leur interruption brutale, donc un rythme, une rythmique, quelque chose comme une musique répétitive ; et encore par la présence insistante dans le matériau traité du segment ou référent musical : l’opéra italien, Schönberg, etc. — mais, d’un autre côté, le traitement littéral du circonstanciel. Ainsi, contre le traitement poétique / lyrique de la circonstance (à la fois exigée ou suggérée et effacée ou estompée), son inscription « obscène » (comme dans le journal intime) : « sans identité ni temps, il n’y a pas de littérature » (DST, 228).
5. Notre antéfixe (Paris : Flammarion, 1978).
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C’est ici qu’il faut parler du second de ces ensembles (Essais de littérature arrêtée) qui précisément joue en complémentaire des Dépôts de savoir et de technique relativement à l’inscription du sujet. Les Essais sont comparables sur deux points essentiels aux Dépôts : ils « traitent » un matériau largement (voire exclusivement cette fois) autobiographique, et ils continuent la littérature en prise, en phase, avec la photographie (photolittérature), mais en choisissant le « journal » comme dispositif permettant l’arrêt sur image. La différence avec les Dépôts peut être désignée comme suit : le dispositif journal, contrairement au dispositif « dépôts », est formellement (ou rythmiquement) « neutre » ; c’est le choix d’une prose (d’une prose en prose, sans aucun coefficient musical ajouté, sans aucun colorant poétique ajouté). Il joue cependant sur un point important un rôle analogue au dispositif « montage » des Dépôts : dans les lignes et les pages montées-déposées rien n’était « écrit » par l’auteur, dans les pages du journal l’auteur se retire derrière une écriture constative-descriptive, aussi plate que possible, une sorte de prose zéro ultralittérale s’interdisant tout commentaire interprétatif, toute reprise tendant à conférer du « sens » aux suites d’actions fixées dans des séquences juxtaposées, très autonomes (comme des photos : rien en dehors du cadre — « Au dedans, un laps de temps s’est trouvé pris ; tout autour, c’est l’ellipse »). En sorte que, selon un apparent paradoxe, la prose littérale, simplifiée, hyperréférentielle, des Essais paraît en fait tout aussi énigmatique que les prélèvements littéraux formalisés et spectaculairement « lyricisés » des Dépôts On voit bien qu’il m’est difficile ici de conclure. Ce qui me tient lieu de conclusion, personnellement, c’est le choix que je fais de publier ceux qui prennent le parti radical de redisposer en nouveaux contextes des morceaux sélectionnés de déjà là en vue de produire certains effets perturbateurs dans ces nouveaux contextes. Par quoi la poésie cesse évidemment de se définir dans ses propres frontières (dans la gestion de ses événements, procédures et procédés internes). Ayant cessé aussi d’être un « moyen d’expression », et plus encore d’être un moulin à prières, ou une sorte de haïku permanent, parfait, miracle de formulation transparente. C’est aussi le choix que je fais de lire Francis Ponge, ou Denis Roche ou Claude Royet-Journoud en tant qu’ils me semblent dégager chacun à sa façon un fragment du chemin « poésie objective », supposant et la neutralisation de l’instance subjective, et l’aplatissement de la langue en « prose », prosaïsation,
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proséisation, et la suspension du « sens » (puisque « sens » il y a) : fin des joies de l’interprétation, altitude zéro, face à l’obstacle, devant le mur. C’est aussi le choix que je fais de poursuivre, par l’écriture, en économie littérale, très très loin du poème, comme si je n’entendais pas les avertissements de ceux qui me veulent du bien. C’est enfin la persévérance avec laquelle je persiste à suggérer que la vraie question n’est pas celle du sens, ni du sens de la présence perdue et retrouvée du sujet en chorégraphie lyrique-poétique, mais celle de ce que nous sommes capables de substituer à la poésie et à ses charmes.
« Une voix venue d’ailleurs » : voix et mémoire dans la poésie de Louis-René des Forêts Laure Helms De nombreux écrivains, que l’on pourrait qualifier d’écrivains « malgré eux », sont minés par la difficulté, voire l’impossibilité de l’œuvre à accomplir. Ainsi, Mallarmé, Blanchot, bien d’autres encore écrivent dans une attitude permanente de défiance par rapport à la langue et dans le souci de remédier à son essentiel « défaut ». L’œuvre d’un Michaux trahirait quant à elle un vœu d’effacement originel, une tentation de la disparition qu’exprime ce constat amer de l’auteur : Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus éloigné tu seras de l’accomplissement du pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace. Quelle satisfaction la vaudrait ? Écrivain, tu fais tout le contraire, laborieusement le contraire !1
Qu’ils soient hantés par la recherche d’une perfection impossible ou par la tentation du silence, voire du vide, l’évolution de ces écrivains est marquée de crises, de renoncements et parfois de « nuits » plus ou moins dramatisées a posteriori. Mais rares sont ceux qui entretiennent avec le langage un rapport aussi difficile, aussi soupçonneux que Louis-René des Forêts. Chez ce sceptique radical, la langue est l’objet d’une crise et d’une insatisfaction permanentes. Pis 1. Henri Michaux, Poteaux d’angle (Paris : Gallimard, 1981), p. 57. Les références aux textes de des Forêts seront indiquées de la manière suivante, avec la page correspondante : (CDE) La Chambre des enfants (Paris : Gallimard, 1960) ; (M) Les Mégères de la mer (Paris : Mercure de France, 1967) ; (PSW) Poèmes de Samuel Wood (Paris : Fata Morgana, 1988) ; (F I) Face à l’immémorable (Paris : Fata Morgana, 1993) ; (O) Ostinato (Paris : Mercure de France, 1997) ; (PP) Pas à pas jusqu’au dernier (Paris : Mercure de France, 2001).
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encore, le langage est remis en cause dans sa capacité même à dire le vrai : galvaudé, détourné de son sens, trahi par le mauvais usage des hommes, il apparaît trop vite comme une fausse monnaie dont il faudrait abandonner l’usage : Renonce à te payer de mots qui ne sont que valeurs fausses (PSW, 21)
Écrire comporte le risque d’une terrible duperie : malade du langage, l’homme abuse des mots ou est abusé par eux à son insu. Ainsi se poursuit chez des Forêts le procès sans cesse dramatisé du langage : mensonger, vain, dérisoire finalement face à la mort inéluctable reconnue quant à elle comme « la forme parfaite du silence » (PSW, 14), il est, plutôt qu’une possibilité d’expression infiniment modulable, ce dont il faut se défaire, se dépêtrer pour accéder au silence plus pur. Car l’œuvre de des Forêts est comme trouée par l’appel du silence : écrivain du peu, il ne publie, au cours d’une vie pourtant longue, qu’une dizaine de fois, et toute sa poésie tient en deux minces plaquettes, Les Mégères de la mer et les Poèmes de Samuel Wood. De plus, entre Le Bavard et La Chambre des enfants, entre Les Mégères de la mer et Voies et détours de la fiction s’écoulent de très longues années de silence, durant lesquelles l’écrivain se consacre notamment à la peinture. Silence qui, on le sait, est aussi le thème ou plutôt la question qui traverse toute l’œuvre de des Forêts, du Bavard à Pas à pas jusqu’au dernier. Silence enfin, sous la forme exacerbée d’un inébranlable mutisme, qui est l’apanage de l’enfant fier et rebelle auquel le cœur de l’adulte voudrait rester fidèle. L’œuvre se poursuit cependant, lentement, avec une extrême vigilance, oscillant sans cesse entre deux postulations contradictoires : la tentation du bavardage grandiloquent, de l’emphase oratoire, et le désir de silence, cet absolu primordial, lequel est aussi, aux deux bouts de la chaîne de l’existence, le gouffre du non-être. Dans Pas à pas jusqu’au dernier, cette « valse-hésitation » (PP, 22) entre parole et silence se trouve mise en scène de façon particulièrement dramatique, l’écrivain étant alors lui-même confronté à la maladie et à la mort à venir. Ainsi, les deux termes de la discorde intime sont-ils sans cesse mis en tension, sans qu’aucune autre réponse décisive ne soit apportée
« Une voix venue d’ailleurs » : des Forêts
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que la poursuite du même effort lent, obstiné. La question, lancinante, revient, scansion funèbre de l’œuvre : Chaque mot étant un pas vers la mort, que sert d’en user immodérément pour se duper soi-même ? (PP, 32–33)
De même qu’à l’extrême fin du livre : Qu’on dissimule [la mort] ou qu’on en fasse étalage à tout propos n’y change pas grand-chose. Que faire alors ? Question comme beaucoup d’autres sans réponse, et bouffonne, si seulement, au lieu de se lamenter, on avait le cœur d’en rire. (PP, 78)
Et les réponses sont modulées avec plus ou moins de confiance : La parole, fût-elle mal maîtrisée ou même irréfléchie, a parfois une vertu apaisante [...] c’est assez pour qu’on ne la condamne pas à la légère. (PP, 15)
Ou encore : Se tenir à l’écart, faire silence est au-dessus des possibilités humaines. Lequel d’entre nous n’a pas son mot à dire sur l’état désastreux du monde ? (PP, 14)
Et plus loin : Il est un âge où n’avoir plus guère d’interlocuteur que soi devrait conduire à la mise au rancart du langage, si l’esprit n’était bien trop occupé à lutter contre l’asphyxie qui le menace pour s’enfermer dans un mutisme anticipé. (PP, 40)
De telles citations pourraient être multipliées, cette tension entre parole et silence étant placée au cœur de l’œuvre ultime. Ce questionnement réitéré comprend cependant en lui-même sa propre réponse, comme le reconnaît l’écrivain : Hésiter sans cesse entre parler et se taire, jouer la comédie de l’indécision, c’est avoir déjà fait son choix, celui de disserter à longueur de phrases pour dire qu’on n’en saurait faire aucun, alors que le ni oui ni non est à l’évidence une manière comme une autre de se prononcer en faveur de la première option. (PP, 72)
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La question est d’ailleurs posée bien plus tôt, dans les Poèmes de Samuel Wood, et ce sous une forme plus elliptique : Faut-il se taire ou dire autre chose Qui ait chance d’échapper au sort commun ? Nous ne sommes pas de force à nous défendre Le silence en dit plus long que les mots Et tout ce qui parle est fait de chair mortelle. (PSW, 29)
Il est remarquable d’ailleurs que ce dilemme soit toujours formulé ainsi : parler / se taire, et non écrire / cesser d’écrire. C’est donc bien le silence et non le blanc de la page qui mine le texte de des Forêts ; c’est, enfin délivrée, une parole plus que des mots qui se fait entendre finalement dans une œuvre d’une tonalité particulièrement oratoire, que l’on pourrait justement qualifier d’oraison pour un chant plus pur. À travers la recherche des mots se joue en effet, chez cet écrivain qui rêva de devenir compositeur, la recherche d’une voix plus juste, cette voix même que peinait à trouver, à « placer » le scripteur des Poèmes de Samuel Wood, dans le désordre d’une conscience surchargée, dans le dédale des éléments étrangers qui parasitent l’écoute : Écoutez-le qui grignote à petit bruit, admirez sa patience Il cherche, cherche à tâtons, mais cherche. Saura-t-il du moins mettre en ordre, Débarrasser, décrasser les coins et recoins De cette tête encombrée qui est la sienne Où il tourne en rond sans trouver sa voix ? (PSW, 7)
Cette difficulté à trouver une voix qui est aussi une issue se prolonge en une langue que l’on pourrait dire douloureuse : écrire, pour des Forêts plus que pour un autre, est l’enjeu d’une lutte qui n’est jamais gagnée d’avance, poursuivie toujours avec la même exigence et le même sentiment d’insatisfaction. Cette tension dans la recherche d’une parole juste se traduit en une syntaxe complexe, en vers allongés dans sa poésie et en paragraphes très élaborés, multipliant les circonlocutions, les subordonnées dans la prose. Tout se passe comme si la justesse de la voix ne pouvait se faire entendre qu’au terme d’un parcours labyrinthique, où l’écriture, laborieuse, se situe volontairement au rebours de la transparence, de l’immédiateté, comme s’en explique des Forêts lui-même dans telle page de Pas à pas jusqu’au dernier :
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Rechercher la simplicité syntaxique pour se rendre intelligible produit l’effet contraire dans la mesure où elle bride la libre expression de la pensée, en rompt le mouvement naturel qui est de s’y égarer plus d’une fois. Les circonlocutions, pour oiseuses qu’elles apparaissent, n’ont pas seulement un rôle négatif en ceci qu’elles offrent la possibilité de donner à la démarche chaotique un tour moins linéaire, voire une tout autre orientation, fût-elle sur l’instant à peine perceptible, mais aussi bien jugée par trop déroutante pour s’y tenir fermement. Les incartades, les velléités menant à une impasse, autant d’aléas inévitables de la partie qui se joue, lesquels l’animent par ailleurs et en quelque sorte la motivent. (PP, 77)
Dans cette difficile partie qui se joue, il s’agit bien de se dépêtrer du langage plutôt que de jouer avec lui, au prix d’efforts jugés parfois exorbitants : [...] l’agilité dans le maniement du langage n’étant pas son fort, il bute sur chaque mot, s’empêtre dans le dédale de la syntaxe d’où il ne sort, quand il y parvient, qu’au prix d’une dépense d’énergie exorbitante par rapport au résultat obtenu qui se traduit par des contorsions inélégantes, des tournures empesées, une prolixité verbale plus propre à lasser l’attention qu’à la retenir. (PP, 19)
Faut-il alors pour autant renoncer, se taire ? La question sans cesse réitérée rend plus émouvante l’injonction « morale » de l’écrivain, placée à l’incipit du dernier livre : Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s’impose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu’avec elles. (PP, 7)
Dans les Poèmes de Samuel Wood, le dilemme entre parler, qui revient toujours à trahir le rapport le plus exact que l’on peut avoir avec soi-même, et se taire, qui conduit à s’enfermer dans un orgueil vain, est matérialisé par le dédoublement du poète qui signe l’œuvre, et de son scribe, son prête-voix, la figure-livre qu’est Samuel Wood. Ce dédoublement permet de se détacher de soi, de se mettre à distance, et aussi d’être à la fois juge et partie : en attribuant ses poèmes à une figure chimérique, des Forêts dénonce les mécanismes de l’illusion, le bavardage et les « images trop belles engourdies dans leur pose » (PSW, 8), tout en continuant à jouer grâce à elles le jeu du poème. À la faveur de ce dédoublement, qui fait à la fois référence à
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l’univers du théâtre et de l’enfance, l’écrivain parvient à faire entendre les « voix contraires » qui le tourmentent et à faire vivre cette dispute intérieure au gré d’images frappantes et belles : Le temps est passé de la sainte innocence Une main demande à l’autre ce qu’elle lui refuse Et ces deux mains sont également les miennes Qui se jettent en rêve de furieux défis. (PSW, 27)
Il serait cependant insuffisant d’exposer ce dilemme, ces tensions croissantes de l’œuvre sans esquisser une réponse plus ferme à la question : pourquoi écrire, malgré tout ? Car des Forêts n’y apporte pas que des réponses par la négative, dignes d’un désespéré qui se réserverait, « tout en n’y croyant pas, une chance de salut » (FI, 41). La poursuite de l’œuvre, en dépit d’un affrontement inachevable, trouve une justification profonde dans le travail de mémoire qu’accomplit l’écrivain. Hanté par l’angoisse de mort, rongé par des deuils successifs, il est aussi celui qui de toutes ses forces entend lutter contre le « somnifère omnivore de l’oubli » (PP, 12) qui est une seconde mort. À l’écrivain revient en effet le devoir de réactiver, de réanimer le souvenir, même si cet effort peut sembler dérisoire. Évoquant dans Pas à pas jusqu’au dernier ce rôle de « réanimateur irremplaçable », des Forêts s’interroge à nouveau : Pourquoi déplorer que cette conjugaison laborieuse de la mémoire ait un avant-goût de mort ? (PP, 8)
Pour tenter de faire vivre les figures disparues, après « l’irréparable cassure » de la mort (PSW, 14), pour ne pas oublier le timbre des « voix chères qui se sont tues », c’est alors sur ce que des Forêts nomme la « mémoire du cœur » qu’il faut veiller tout particulièrement, quitte à entretenir ainsi sa propre souffrance : À s’unir au rien, le rien n’engendre rien. S’il faut vivre éveillé aux choses vivantes, Craignons plutôt que le chagrin ne s’apaise De même que vient à faiblir la mémoire. (PSW, 15)
Mais la mémoire ne permet pas seulement de se tourner vers l’enfant disparue et les autres morts si chers ; elle est aussi le lieu du retour vers sa propre enfance, qui est comme le point d’équilibre, l’unité
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perdue de l’œuvre de des Forêts. Avant que le langage n’ouvre à la division, l’enfant (l’infans est bien, étymologiquement, celui qui ne parle pas, et doublement s’il s’enferme dans un mutisme exacerbé...) est tout entier dans la communion avec la nature, dans la présence au monde, déjà peuplé, ainsi que le montrent Les Mégères de la mer, de créatures surnaturelles, fascinantes et terrifiantes, reflets de désirs et de contradictions encore voilés. De cette enfance perdue, qui est comme un moment de souveraineté inoubliable, des Forêts porte aussi le deuil. Face à l’iniquité et à la perversion du monde adulte, l’enfant s’est en effet montré « souverain » dans la mesure où il s’est tout entier soumis, des mois durant, au « vœu purificateur de l’aphasie » (O, 40). Plusieurs textes font référence à cette expérience cruciale du mutisme, notamment la nouvelle intitulée « Une mémoire démentielle » (CDE), où l’écrivain reconnaît que le retour sur ce moment précis (deux ou trois mois de silence) qu’il s’efforce de reconstituer avec une minutie presque « démentielle » en effet, le hante jusqu’à l’obsession. Mais s’il parvient sans trop de difficulté à reconstituer les éléments extérieurs de cette enfance lointaine (lieux, personnages, événements), la mémoire peine en revanche à saisir la figure de l’enfant qu’il a lui-même été. Le soi, le propre se dérobe toujours à la conscience, faute de s’être soi-même observé, entendu... Aussi est-ce par un subterfuge, que l’on pourrait qualifier de subterfuge de la troisième personne2, que des Forêts retrouve cette figure : il s’autorise à rêver l’enfant qu’il a été, tel qu’il ne fut peut-être jamais, et s’en fait une représentation concrète à partir de traits qui ne furent peut-être jamais les siens, laissant, dans des limites au départ bien définies, toute liberté de fabulation à sa mémoire. Tout se passe comme si le détour par la fiction ou le déguisement — « Comme se déguise l’enfant, jouons à être un autre / Que la nature nous défend de devenir » (PSW, 27) — libérait enfin la mémoire intime et permettait de revenir à soi. Aussi n’est-il guère surprenant que l’enfant ainsi décrit, né du paradoxe d’un « rêve méthodiquement élaboré » (CDE, 96), paraisse plus vrai que ne l’aurait sans doute été toute autre tentative de retour autobiographique sur soi. 2. Voir aussi, dans Ostinato :« La troisième personne pour s’affirmer contre le défaut de la première. Il est ce que je fus, non ce que je suis qui n’a pas de présence réelle. À moins d’y voir l’unique et dernier recours pour se décharger de sa propre personne » (O, 66).
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Si la mémoire permet de revenir à l’infini sur cette expérience cruciale de l’enfance, d’en retracer la genèse plus ou moins rêvée, elle ne donne pas pour autant à revivre le moment unique d’extrême félicité, de souveraineté qui est au cœur d’« Une mémoire démentielle ». La « leçon » de ce retour sur l’enfance est alors la suivante : le vœu de silence qui a accompagné cette période comprend en lui-même son propre parjure, son dépassement nécessaire. La parole portera donc toujours le deuil de la promesse impossible à tenir, mais qu’importe : il revient au poète de la maintenir comme exigence, comme horizon du langage, et d’y rester fidèle dans toute son œuvre. Aussi écrit-il dans Ostinato : Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie. (O, 191)
Car cette voix de l’enfant, qui s’enferme si volontiers dans le mutisme, comprend en elle-même une virtualité unique et précieuse, celle du chant. L’enfant est en effet, dans plusieurs œuvres de des Forêts, celui qui peut parvenir, par le miracle d’une voix encore préservée du mensonge, peut-être sans s’en rendre compte pleinement, au point le plus pur du chant. Il est bien loin alors du cabotin Molieri, qui ne connaît, dans sa brève carrière de chanteur, que quelques « grands moments » qui donnent à la nouvelle son titre, sans que ceuxci n’affectent réellement sa personnalité, qui reste foncièrement vulgaire. Ainsi, en revenant, par une intense sollicitation de la mémoire, à l’enfance perdue, à l’exigence et à la fierté qui la caractérisent, des Forêts maintient au plus près de lui la double figure d’un juge et d’un idéal. S’il accepte finalement de se servir du langage, après bien des luttes intimes, c’est à condition d’en faire, comme l’écrit Jean Roudaut, « un emploi tel que soit exclu tout balbutiement au profit du chant »3. Mais pourquoi, finalement, accorder tant de dévotion au chant ? À quelle mystérieuse révélation permet-il d’accéder ? L’instinct musical que nous gardons tous au fond de nous-mêmes suffirait à répondre à cette dernière question sans doute superflue, s’il ne nous privait du plaisir de laisser à Mallarmé le dernier mot : Car voici le miracle de chanter, on se projette, haut comme va le cri4. 3. Jean Roudaut, Louis-René des Forêts (Paris : Seuil, 1995), p. 23. 4. Mallarmé, Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1945), p. 396.
Jacques Réda et le lecteur exemplaire de La Fontaine Hugh Hochman Les œuvres récentes de Jacques Réda mettent en jeu le sujet poétique à partir du moment où le narrateur se lance dans un itinéraire spatial. Réda semble s’intéresser suffisamment à l’effet de la route pour signaler au tout début de sa chronique Le Citadin que se promener, c’est aussi risquer de se perdre. Voici la première phrase de ce texte de 1998 : Il arrive qu’à force de marcher, mais sans en faire nécessairement une ascèse sportive, juste en déambulant, on perde peu à peu le sentiment de son identité propre1.
Loin de définir un espace personnel, la flânerie pousse à une dépersonnalisation foncière lourde de conséquences pour la poésie, le texte poétique lui-même étant désormais atteint de cette figure de l’impersonnel. Or, dans un contexte où il s’agit de discuter le statut du sujet poétique, cet impersonnel ne se laisse pas simplement réduire à une figure de l’anti-lyrisme, mais ouvre sur la question suivante : comment se fait-il qu’un texte poétique puisse prendre le relais de l’itinéraire du narrateur et absorber l’impersonnel dans ses structures mêmes afin qu’il soit non seulement l’origine du travail poétique mais aussi un effet du parcours de lecture ? Autrement dit, comment l’impersonnel est-il mis en circulation par le texte poétique ? Le rapport entre la marche et la lecture chez Réda est évident dans le titre de son recueil Le Sens de la marche, titre qui met en évidence 1. Jacques Réda, Le Citadin (Paris : Gallimard, 1998), p. 11. J’emploie les abréviations suivantes : SM : Jacques Réda, Le Sens de la marche (Paris : Gallimard, 1990) ; OC : Jean de La Fontaine, Œuvres complètes, tome II, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1991).
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l’aporie de la lecture et nous invite à lire « littéralement et dans tous les sens ». En désignant à la fois le sens d’un parcours dans l’espace et le sens d’un texte littéraire, ce titre résume — tout en la brouillant d’ailleurs — la distinction entre le texte et le hors texte. Une manière de contourner cette opposition et d’éviter de devoir choisir entre une approche matérialiste et une approche textualiste respectivement appropriées à l’analyse de la marche et de la lecture serait d’examiner le texte dans sa dimension éthique. « Le sens de la marche » serait alors le sens des actions d’un individu au cours de sa vie ; et la notion d’une vie (ou partant d’une œuvre) exemplaire impliquerait dans ce cas un rapport du narrateur au lecteur qui passe par la rhétorique de l’exemple. C’est dans cette perspective que l’on peut aborder le texte intitulé « Sur la route de La Fontaine », extrait du Sens de la marche. Ici, l’écriture des lettres de Réda destinées à La Fontaine retrace non seulement les pérégrinations de La Fontaine dans la campagne française en 1663, mais aussi le parcours de lecture de Réda dans les lettres que La Fontaine a écrites à sa femme lors de son voyage. Autrement dit, ces lettres de La Fontaine qui « jalonnent les différentes étapes de son parcours » (SM, 15) nous invitent à examiner un texte qui définit d’une part un itinéraire spatial, d’autre part un itinéraire de lecture qui lui sert de double, et finalement une parole elle-même itinérante qui circule parmi des locuteurs et des destinataires multiples. Évoquant les lettres de La Fontaine, Réda explique son projet de la manière suivante : Je souhaite seulement donner le goût de les relire. À quoi je m’employai récemment sur un itinéraire qui, presque par hasard, coïncidait pour plus de moitié avec celui de l’auteur des Fables. D’où cette idée un peu présomptueuse, au regard de sa gloire et du temps qui ne rebrousse jamais, de lui adresser à mon tour quelques lettres familières. (SM, 16)
Ainsi dans un texte où les vers de Réda s’ajoutent aux citations de La Fontaine, l’emprunt étant signalé par une typographie différente, on voit que le projet poétique de Réda est greffé sur celui de La Fontaine. Le sujet poétique, inscrit à la fois dans le temps (dont le cours est immuable) et dans l’espace (le chemin de La Fontaine), se précisera selon la logique d’Héraclite concernant le changement constant de toute chose. D’ailleurs Réda cherche souvent dans son texte à situer
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son identité et son travail d’écrivain par rapport à ceux de La Fontaine en fonction des changements du paysage : Peut-être s’étonnera-t-on qu’après trois cent vingt-trois années, je n’aie pas fait davantage état de grands et divers changements. Mais que vouloir apprendre à une ombre, et d’ailleurs qu’est-ce qui a changé ? Beaucoup moins pour l’instant les paysages (à mesure qu’on s’éloigne de Paris), que la façon dont on les regarde et le plaisir qu’on en attend. (SM, 16–17)
Cette mise en question du sujet paraît également dans le va-et-vient d’un je tantôt en italiques qui signale un extrait des lettres de La Fontaine tantôt graphiquement neutre, propre au texte de Réda, les deux se confondant dans une structure énonciative équivoque qui soulève la question de la continuité temporelle : Vous voilà dérouté de nuit sous la pluie, à cheval, comme un idiot, à cause des yeux d’une demoiselle de quinze ans qui m’occupait tellement que je ne songeais ni à l’heure, ni au chemin ; comme sur le pont d’Orléans (est-ce le même ?) auprès duquel j’achève cette lettre, où je viens de voir (mais peut-on l’appeler le même ?) se coucher le Soleil dont vous avez admiré la pompe un soir de l’été 1663. (SM, 29)
Mais perdre « quelquefois la notion de l’heure et du lieu » semble être la condition nécessaire et suffisante du dialogue entre les deux poètes. D’une part, la mise en cause d’une continuité du réel pousse à la dissipation du je cohérent défini par un moment et un lieu, et d’autre part, elle semble servir d’occasion à une redéfinition d’un sujet poétique impersonnel qui dérive dans le temps. Reste à analyser ce rapport du sujet poétique au temps. Pour ce faire j’insiste sur les mots de Réda, déjà cités, concernant son itinéraire qui « coïncidait pour plus de moitié avec celui de l’auteur des Fables. D’où cette idée un peu présomptueuse, au regard de sa gloire et du temps qui ne rebrousse jamais son cours, de lui adresser à mon tour quelques lettres familières ». La question du temps rejoint ici la rhétorique de l’exemple sous le signe de l’adynaton — suivre le modèle d’un grand écrivain, marcher sur ses pas, n’équivaut pas à réduire sa distance par rapport à lui. Car suivre le modèle, au sens éthique, c’est aussi le suivre ici au sens spatial et temporel, ce qui constitue au fond l’impossibilité du projet de Réda : imiter va à l’encontre du projet. Réda ne partagera la gloire de La Fontaine que
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lorsque le temps changera son cours, c’est-à-dire lorsque les eaux remonteront à leurs sources. La Fontaine est envisagé comme un auteur exemplaire au sens où il est inimitable : on ne peut le suivre qu’à peu près à moitié. Autrement dit, alors que pour Aristote la rhétorique de l’exemple suggère que l’avenir ressemblera au passé, Réda laisse comprendre le contraire. C’est donc une entreprise présomptueuse que d’écrire des lettres selon le modèle de La Fontaine puisqu’il s’agit d’un auteur que l’on ne pourra imiter. Ainsi être sur la route de La Fontaine ne sera jamais que la vaine poursuite d’un poète qui était : Assez parfait pour échapper même aux pièges de la perfection, et dont la route demeure ainsi pour nous celle d’un apprentissage. (SM, 17)
Étant donné le fait que, dans l’affaire Fouquet, La Fontaine a pris parti pour le Surintendant, Réda attribue un comportement exemplaire à cet auteur. « On aimerait avoir dans le malheur », écrit Réda, « un ami capable d’une constance aussi courageuse et d’une telle noblesse dans la compassion » (SM, 32). Mais c’est surtout dans le rapport entre la modestie apparente et la gloire littéraire de La Fontaine que Réda reconnaît l’exemplarité du fabuliste. Vient d’abord la citation suivante de La Fontaine à propos de lui-même : Que me servent ces vers avec soin composés? […] Car je n’ai pas vécu ; j’ai servi deux tyrans : Un vain bruit et l’amour ont partagé mes ans… (SM, 25)
Et puis on lit les mots de Réda qui en font l’écho élogieux: Un vain bruit… J’en tomberai d’accord pour mes feuilles [...]. Mais vous, Monsieur, et quand même au regard de l’éternité ce serait fort peu que trois siècles, votre « vain bruit » les a traversés, et parmi tant d’orages, qu’on doit toujours en convenir : un « vain bruit » se fût évanoui sans laisser de trace, alors que du murmure exquis de vos vers presque rien ne s’est perdu. Mais aurais-je la capacité merveilleuse de vous en assurer, de remonter le temps jusqu’à la minute où, dans votre âme, le doute se sera cristallisé comme dans un rein la pierre qui fait souffrir, je ne me flatte pas de vous opérer d’une modestie profonde et touchante. (SM, 25–6)
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Dans le premier passage, La Fontaine essaie de décider du sens de sa vie d’écrivain et conclut que ses écrits se sont substitués à une vie d’action. Or, la réponse de Réda démontre combien le sens de la vie de La Fontaine est moins fonction de sa modestie que de l’effet rhétorique de l’expression de cette modestie. L’éloge de la modestie de La Fontaine trouve son complément dans le fait que Réda luimême adopte une attitude modeste. L’éloge, adressé à La Fontaine, a pour but d’affirmer la gloire et la modestie particulières à l’auteur des Fables, alors que la modestie de Réda, adressée à un lecteur déjà persuadé de la grandeur de La Fontaine, isole la modestie dans sa forme discursive, détachée du personnage empirique, et la met en circulation dans un contexte où elle dépend d’une réception. Or, la modestie ne s’apprend pas, et d’ailleurs, elle risque toujours d’être fausse. Ainsi la survie de La Fontaine n’est assurée ni par sa modestie ni par l’imitation qu’en fait Réda, mais plutôt par les effets d’une parole qui est adressée par Réda à un lecteur. Le profil d’un écrivain sans égal s’achève donc dans la réception d’une parole qui se sépare de la personne qui l’a énoncée. Le lecteur se met à l’écoute d’un texte qui varie constamment son énonciation et, par là, témoigne de la cristallisation du sujet poétique. À en croire Réda, cela constitue la force de l’œuvre de La Fontaine, ce qu’il illustre par la fable suivante : Au cœur d’une forêt épaisse, Vivait en sainteté Un chat (si l’on songe à l’espèce, Le cas valait d’être noté) Qui se plaignait en camarade À l’insaisissable coucou : Vous compliquez ma promenade, Lui disait-il. De n’importe où, Et d’un instant sur l’autre, Votre appel fuse : est-ce le vôtre Ou celui d’un de vos cousins ? Comment deviner où vous êtes ? Vous tromperiez hommes et bêtes Moins assurés que moi du cours de ces chemins. Mais — répondit l’oiseau — la chose A cet avantage pour moi Que jamais elle ne m’expose À tenter plus qu’on ne le doit La vertu d’aucun être ; Et, pour vous qui croyez connaître La forêt sur le bout du doigt,
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L’impossibilité de remonter le temps pour guérir La Fontaine de son doute est affirmée par une adresse stérile à une ombre. À la différence du passage du temps, cette adresse n’est pas à sens unique. Elle se double au contraire d’une adresse vive au lecteur de Réda. C’est ce que déclare Réda à propos de ses lettres : « elles trouvent leur excuse dans une longue et admirative affection et, si je les publie, c’est que leur destinataire absent survit, je pense, en chacun de nous » (SM, 16). La Fontaine est de nouveau conçu comme exemplaire ici, mais il s’agit maintenant d’un original qui se laisse imiter, exemplum signifiant non seulement le modèle à copier mais aussi la copie. Certes en tant qu’écrivain La Fontaine est inimitable, mais c’est en tant que destinataire que chacun de nous assure la survie de La Fontaine. Chacun reçoit la force perlocutoire de ses textes, chacun reconnaît un décalage entre une grandeur et un doute singuliers : cette réception constituant la performance modelée par le texte de Réda. Seul un effet de ses vers a réussi à parfaire La Fontaine, à faire de lui un théorème qui apparaît dans sa perfection et dont le monde ne connaîtra plus d’exemples. Mais la possibilité de réaliser cette perfection dépend d’une lecture dont les exemples se répètent à l’infini, ce qui met en suspens le passage du temps auquel La Fontaine doit sa gloire. Car la perfection de La Fontaine réside en un passé éternellement révolu, mais le lecteur de La Fontaine — proposé par Réda — habite un présent perpétuel. Le lecteur d’un texte est à la fois modèle et copie, en même temps abstraction et phénomène empirique. Le texte de Réda ne vise pas à remonter le temps mais plutôt à arrêter en quelque sorte son passage et à empêcher les changements qu’il entraîne. La perfection de La Fontaine perdure ainsi parce que le lecteur n’est qu’à moitié sur sa piste. Autrement dit, c’est le texte qui produit le personnage littéraire et lui permet de traverser les siècles et non l’inverse. Mais comment situer cette continuité du sujet poétique par rapport au paysage qui figure à tout moment dans les textes de La Fontaine et de Réda ? Pour sa part, Réda suggère que visiter des lieux ne consiste pas forcément en une simple visite touristique. Cet avis est thématisé dans la section liminaire du texte qui suit une citation de La Fontaine où le fabuliste se reproche d’avoir si peu voyagé. « La fantaisie de
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voyager », écrit La Fontaine dans sa première lettre à sa femme, « m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d’autre chose que d’aller tantôt à SaintCloud, tantôt à Charonne, et j’étais honteux d’avoir tant vécu sans rien voir » (SM, 15). Réponse immédiate de Réda ? « C’étaient des ambitions modestes. Mais bien sûr il y a voir et voir, et cette incuriosité ne choque pas de la part du promeneur inspiré de tant de féeries : Psyché, Astrée, Le Songe de Vaux… » (SM, 15). D’ailleurs, dans Le Songe de Vaux, c’est justement la question du temps et du changement que La Fontaine doit se poser lorsqu’il se met à chanter les merveilles de ces jardins pour les faire apparaître telles que le Roi ne les voyait pas: « Comme les jardins de Vaux étaient tout nouveau plantés, je ne les pouvais décrire en cet état, à moins que je n’en donnasse une idée peu agréable, et qui, au bout de vingt ans, aurait été sans doute peu ressemblante. Il fallait donc prévenir le temps. Cela ne pouvait se faire que par trois moyens : l’enchantement, la prophétie, et le songe » (OC, 78–9). Or, « prévenir le temps », voilà ce qu’a pu faire Louis XIV et ce qui a déclenché l’affaire Fouquet, car prévoir l’abondance future des jardins de Vaux, c’est comprendre leur excès. Ainsi La Fontaine cherche à réaliser une perfection qui dépendrait plus de sa parole poétique que des jardins eux-mêmes soumis au passage du temps. Seul le texte littéraire est capable de feindre l’effet du songe qui, comme nous le dit La Fontaine, « éleva son frêle édifice, et tâcha de [...] faire voir les choses en leur plus grande perfection » (OC, 82). La question du temps est donc plus profondément celle qui oppose le réalisme à l’idéalisme, par exemple lorsque Réda décrit Richelieu, ville visitée et décrite en détail par La Fontaine : Mais quelle ville étrange, encore à moitié prisionnière de la tête qui l’a pensée, posée là bien à plat en carré comme un théorème de brique et de pierre, au milieu des prairies spongieuses qui l’absorbent insensiblement. Si bien que l’équerre de Lemercier n’y retrouverait plus ses angles droits qui se débandent… (SM, 33)
Il s’agit ici moins du passage du temps que du fait qu’il n’existe pas d’angles droits dans la nature, affirmation sur laquelle débouche la marche du promeneur dans sa rencontre avec le réel. L’impossible retour d’un modèle inimitable, figuré par une logique d’adynaton, est
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une marche à sens inverse, alors que la marche du lecteur qui suit les traces de La Fontaine dans le texte de Réda permet un retour éternel mais sans avoir recours au postulat d’un je cohérent. Donc, d’une part, le texte de Réda en tant que lecture des lettres de La Fontaine a tendance à ériger à la place du fabuliste un théorème, un exemple inimitable, suivi seulement à moitié et à moitié prisonnier d’une réalité idéale qui ne peut pas être récupérée au cours de la marche. Mais, d’autre part, le lecteur — à la fois modèle et copie — subit dans la lecture l’effet produit par la promenade, à savoir la perte de son identité propre. D’où l’ambivalence exprimée par Réda dans les vers à propos de la Loire qui clôturent son texte en termes héraclitéens : Mais nous passons. Nos villes et nos fables, Nos hymnes au plus pur accent Passent et sont choses moins saisissables Que ces ondes qui vont passant Du fond des temps, mais sans cesse plus neuves, Miroir du temps qui s’accomplit. Et l’on ne sait si de nos pas les fleuves Sont le souvenir ou l’oubli. (SM, 36)
Identité collective et identité individuelle : le sujet poétique en poésie franco-ontarienne Lucie Hotte Si des écrivains écrivent en français, en Ontario, depuis la NouvelleFrance, ce n’est qu’en 1970 que naît la littérature franco-ontarienne. En effet, avant cette date, tout ce qui s’écrivait en français, en Ontario, appartenait à la littérature canadienne-française. Ce n’est que suite à la montée du nationalisme indépendantiste au Québec, qui a conduit à la scission du Canada français et conséquemment de la communauté canadienne-française et de son corpus littéraire, qu’apparaît le terme franco-ontarien pour désigner la production littéraire des francophones de l’Ontario. La littérature franco-ontarienne est donc, dès sa naissance, déterminée par une volonté idéologique de créer une littérature pour les Franco-Ontariens, laquelle parlerait de la réalité franco-ontarienne. La poésie, avec le théâtre, fut, dès les années 70, un genre privilégié. Margaret Michèle Cook propose de distinguer deux grands courants en poésie franco-ontarienne : la poésie de l’être et la poésie du pays1. Le premier courant renvoie à ce que Robert Yergeau a nommé une poésie décontextualisée2, c’est-à-dire une poésie qui ne s’ancre pas dans la réalité historique et sociale de l’Ontario français. Selon Yergeau, la décontextualisation doit être perçue « comme la quête d’un lieu et d’un espace-temps, qui transcenderait toute contingence communautaire ou territoriale »3. Cette voie poétique aborde des thèmes traditionnels — la vie, l’amour, la mort, le désir dans une langue 1. Margaret Michèle Cook, « La poésie : entre l’être et le pays », Nuit blanche, 62, hiver 1995–96, pp. 58–63. 2. Robert Yergeau, « Comment habiter le territoire fictionnel franco-ontarien ? », Liaison, 85, janvier 1996, pp. 30–32. 3. Ibid., p. 31.
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recherchée. Elle ne retient donc aucune marque, ni linguistique, ni thématique, de son origine. Pour sa part, la poésie du pays est une poésie qui appartient à ce que Yergeau nomme la littérature contextualisée, voire même surcontextualisée, qui, dans les mots de François Paré, « marque et martèle l’origine du groupe culturel dont elle émane »4. Comme le souligne Paré, ces œuvres « s’efforce[nt] de transmettre des signes typiquement collectifs » (LE, 124). Les poètes qui la pratiquent optent, le plus souvent, pour une langue populaire, plus près de l’oralité, abordent des thèmes propres à la communauté franco-ontarienne tels que la marginalisation, l’assimilation, l’acculturation, et inscrivent leurs textes dans un espace franco-ontarien. Cette poésie se veut l’expression d’un « nous » collectif. C’est ce courant qui a fait la renommée de la poésie franco-ontarienne. Mes recherches, qui portent depuis quelques années sur l’évolution de la littérature franco-ontarienne, m’ont amenée à identifier une troisième voie qui prend de l’ampleur depuis le début des années 90. Cette troisième voie, je la perçois comme « une recherche d’équilibre entre l’appartenance à une communauté et la possibilité d’affirmer son individualité »5. Il s’agit en fait, pour ces poètes, de trouver ce que Marco Micone désigne comme le propre de la relation qui unit un écrivain à la littérature, c’est-à-dire « un point de jonction entre le particulier et l’universel, un espace d’expérimentation et d’apprivoisement du pluralisme et de l’hétérogène, un lieu de solidarité et de célébration de la langue (ou des langues) » 6. Deux conceptions de la littérature s’opposent donc au cours de l’évolution de la littérature franco-ontarienne. D’un côté, certains auteurs privilégient une approche particulariste qui met l’accent sur l’identité collective ; de l’autre, d’autres optent plutôt pour une approche plus universaliste qui valorise l’identité personnelle. Depuis quelques années, de jeunes auteurs cherchent un équilibre entre ces deux courants
4. François Paré, Les Littératures de l’exiguïté (Ottawa : Le Nordir, 1992), p. 123. Dorénavant LE. 5. Lucie Hotte, « La littérature franco-ontarienne à la recherche d’une nouvelle voie : enjeux du particularisme et de l’universalisme », La Littérature franco-ontarienne : voies nouvelles, nouvelles voix, sous la dir. de Lucie Hotte avec la coll. de Louis Bélanger et Stefan Psenak (Ottawa : Le Nordir, 2002), p. 42. 6. Marco Micone, « Immigration, littérature et société », Spirale, 194, janvier–février 2004, p. 4.
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esthétiques. Dans cet article, j’étudierai l’inscription du sujet poétique franco-ontarien dans les textes de deux auteurs : soit Patrice Desbiens7, sans conteste le poète le plus représentatif de la poésie du pays, et Éric Charlebois, jeune poète originaire de l’Est ontarien, qui a fait paraître un premier recueil de poésie en 2002, Faux-fuyants8, lequel lui a valu le Prix littéraire du journal Le Droit ainsi que le prestigieux Prix Trillium-poésie.
L’expression de soi Le mot d’ordre, au début des années 70, est de produire une littérature qui parle de soi ; le soi étant ici défini en termes collectifs : nous, les Franco-Ontariens. Les Franco-Ontariens se définissent d’abord en fonction de leur appartenance à un territoire, l’Ontario, qui détermine leurs conditions d’existence. L’ancrage géographique sera évidemment omniprésent dans la poésie du pays9. Ainsi, la poésie de Desbiens est parsemée de toponymes, qui y apparaissent comme des panneaux de signalisation routière rappelant constamment au lecteur le contexte géographique d’où elle émane. Cet espace franco-ontarien, le poète le parcourt et tente de le fuir constamment : Treize heures d’autobus entre Hearst et Sudbury. Je traverse le pays adoptif de mes ancêtres. Je traverse le pays de l’amour secret. Je traverse le pays du silence concret. […] Cet autobus qui me met hors de moi-même en m’amenant plus près de moi-même. Cet autobus qui me rapproche de mon peuple en le laissant derrière lui. (S, 25)
7. Patrice Desbiens, Sudbury (Sudbury : Prise de parole, 1983) (S) ; Dans l’après-midi cardiaque (Sudbury : Prise de parole, 1985) (AMC) ; Poèmes anglais (Sudbury : Prise de parole, 1988) (PA) ; Un pépin de pomme sur un poêle à bois (Sudbury : Prise de parole, 1995) (PPP). 8. Éric Charlebois, Faux-fuyants (Ottawa : Le Nordir, 2002) (FF). 9. Cette section reprend en partie mes propos dans « L’inscription de l’espace en poésie franco-ontarienne », Itinéraires de la poésie. Enjeux actuels en Acadie, en Ontario et dans l’Ouest canadien, sous la dir. de Robert Yergeau (Ottawa : Le Nordir, 2004), pp. 99–111.
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De plus, dans la poésie de Desbiens, l’espace appartient aux autres : Américains, Québécois ou Canadiens anglais. Le Franco-Ontarien n’y est que « sous-locataire » (PPP, 79). Si le pays de Gilles Vigneault c’est l’hiver, celui de Desbiens […] est une carte de Noël imprimée aux États-unis. Mon pays est un conte de Noël récité par Émile Genest au Monde Merveilleux de Disney. […] Dans mon pays Poète rime avec… …rien… (PA, 52–3)
De même, les lieux auxquels il est fait allusion sont le plus souvent des lieux de passage, des lieux publiques : chambres d’hôtel, appartements minables, restaurants et bars. Le poète habite donc un pays qui ne lui appartient pas et qui, de surcroît, est un pays pauvre, désolé, désertique : Les tambours sont muets. Les habitants de ce pays ne s’accablent pas de métaphores inutiles. Entre Sudbury et Timmins il n’y a que le vide. Il n’y a rien à quoi se comparer. Le décor est doux et dur. On connaît déjà son futur. (S, 14)
Dans ce « pays sans espoir » où « les rues sont en feu et / on marche sur les braises » (S, 36), l’espace devient étouffant et le poète se trouve devant un choix douloureux : Je ne sais pas si je devrais sauter dans l’autobus pour Sudbury ou sauter devant l’autobus pour Sudbury. (PPP, 50)
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Partir ne s’avère toutefois pas une solution dans l’univers de Desbiens. Être ailleurs ne change rien : Je suis citoyen de cette folie. Résidence impitoyable et permanente. Je cours comme un animal dans ma ville natale. Je ne peux pas partir et je ne peux pas revenir (S, 38)
Aussi n’est-il pas étonnant que, dans un tel contexte, l’espace auquel il est fait allusion est souvent un espace « entre » : « entre Sudbury et Timmins », « entre Timmins et maintenant », « entre Hearst et Sudbury »... Dans la poésie de Patrice Desbiens, comme le souligne Élizabeth Lasserre, « le drame personnel et le drame collectif sont inextricablement mêlés »10. En fait, le drame personnel découle directement des problèmes qui affligent la communauté franco-ontarienne, tous causés par le manque d’espace à soi. Les personnages étouffent dans leur milieu restreint et restrictif comme s’ils souffraient de claustrophobie. Le déplacement dans l’espace s’avère donc inévitable. Il ne s’agit toutefois pas de voyage, car le poète ne se déplace pas par plaisir, mais plutôt d’exil et d’errance. En effet, il fuit un ici plus qu’il ne cherche un ailleurs. De fait, chez Desbiens, il s’agit moins de trouver un sens d’appartenance ailleurs, un lieu où l’on serait chez soi, où l’on pourrait être soi, que de laisser derrière soi une appartenance aliénante. Or, comme il porte en lui ce sentiment d’être irrémédiablement lié à sa communauté d’origine, il lui est impossible de s’en libérer. Aussi les départs se multiplient-ils, sans que le port d’arrivée ne soit jamais en vue. La poésie d’Éric Charlebois entretient d’étonnantes similarités avec la poésie de Desbiens, tout en s’en distinguant. Comme la poésie de Desbiens, celle de Charlebois est parsemée de références à une géographie propre à l’Ontario. Plus encore, la figure de la route, dont Marcel Olscamp11 a remarqué l’omniprésence chez les jeunes poètes 10. Élizabeth Lasserre, « Patrice Desbiens : “Je suis le franco-ontarien” », Nuit blanche, 62, hiver 1995–1996, p. 65. 11. Marcel Olscamp, « De la prise de parole au chant continental : les nouveaux poètes de l’Ontario français », La Littérature franco-ontarienne : voies nouvelles, nouvelles voix, op. cit., p. 120.
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tant en Ontario qu’en Acadie et dans diverses régions du Québec, et qui est si importante chez Desbiens, est une figure constante dans la poésie de Charlebois. Des dix poèmes qui constituent le recueil, sept font référence à diverses routes qui traversent l’Ontario ou ses villes : la Transcanadienne, la 17, le chemin Front, la rue Paris… Toutefois, alors que l’espace se conjugue au collectif chez Desbiens, il prend une dimension toute personnelle chez Charlebois. Ainsi le poème « Déroulement », dont le titre annonce d’emblée le thème du déplacement, renvoie aussi à la mort et aux arrêts aux divers Tim Horton’s, qui scandent le parcours du poète narrateur. La première strophe souligne le déplacement du poète narrateur dans l’espace : Je m’arrête au Tim Horton’s à Deep River Je suis noyé dans un néant pélagique Je suis en route pour Sudbury (FF, 15)
On y voit déjà poindre le deuxième thème qui sera associé à la notion du déplacement, celui de la mort, explicité par la deuxième strophe : Je reprends la route Transcanadienne, la rance déroute canadienne Je n’écris pas ce poème je le vis autant au temps que je le meure Hawkesbury et Sudbury jouissent de la même terminaison d’enterrement (FF, 15)
Puisque les arrêts aux Tim Horton’s prennent la forme d’un pèlerinage en mémoire de Rémi, l’ami mort, chacun d’eux sera l’occasion d’une réflexion sur la mort : Je m’arrête au Tim Horton’s à Sturgeon Falls Je commande un café, comme on commande le présent : pour apporter parce que je ne veux pas attendre
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Je veux dérouler le rebord12 Je veux rouler la mort (FF, 16)
Les deux thématiques s’élaborent donc en parallèle dans le poème. Ainsi les voitures noires sur la route préfigurent l’ultime voiture noire, le corbillard : Je laisse me dépasser toutes les voitures américaines Je croise une Toyota noire dans les méandres de la 17 […] À cœur de journée, il se promène en voiture noire À cœur ajourné, il se promènera en voiture noire La vie se résume en un tour de voiture noire […] Le désespoir de savoir que le parcours quotidien se fait à présent oppressant en fauteuil roulant et que, bientôt, l’on regagnera la voiture noire (FF, 16–17)
Même le travail de l’ami mort permet de faire ce lien entre le voyage et la mort : Il revient du Tim Horton’s Il a fini de travailler Pour toujours Il était débosseleur Ce n’est pas un mot mais c’est un travail Ce n’est pas un mot parce qu’on ne débosselle pas une tumeur (FF, 16)
Ainsi, la thématique de la mort, dans ce poème, n’est d’aucune façon liée à l’extinction de la communauté franco-ontarienne. La mort c’est celle qui vient nous prendre des amis chers, c’est celle de Rémi, c’est celle éventuelle du poète-narrateur. De même, le voyage n’est pas ici une fuite ou une quête du pays. Il symbolise plutôt le dernier voyage, c’est-à-dire la mort, si ce n’est la vie. Alors que les narrateurs de Desbiens quittent le Nord de l’Ontario pour se diriger soit vers Toronto, le plus souvent vers le Québec, le poète narrateur de Charlebois se déplace de l’Est ontarien vers le 12. Les restaurants Tim Horton’s, qui servent essentiellement du café et des pâtisseries, offrent à leurs clients la chance de gagner de l’argent à un concours. Il s’agit de dérouler le rebord de la tasse à café en carton. Les gains sont inscrits sur le rebord.
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Nord. Ce déplacement équivaut à une quête d’identité : « Je me suis évadé pour préserver ma compréhension de la distinction » (FF, 37). Le Nord représente le chef-lieu de la communauté franco-ontarienne. Hanté par les figures mythiques d’André Paiement (FF, 33), de Patrice Desbiens (FF, 35), le poète se tourne vers le Nord, visité à l’adolescence (FF, 49–53), pour trouver un sens d’appartenance : Faux-fuyants J’ai migré vers le nord en quête d’une légende qui saurait justifier mon existence Je suis un sartrien déterminé qui agit de mauvaise foi simplement pour agir Je voulais ressentir une appartenance et j’éprouve le repentir dans un appartement (FF, 56)
La réalité ne correspond pas au rêve. Le poème « Hanneton » est entièrement consacré à cette désillusion : Je tâtonne dans Timmins, mais, Tembec a abattu notre arbre généalogique Je profane ce sanctuaire J’ai bien cherché l’ancienne demeure de Patrice Desbiens : « Pet Race who? Have you checked the cemetery ? » […] Je contemple les panneaux de désignalisation où paraît la photo de Shania Twain Patrice Desbiens n’est pas mort mais il sera occis par les oxymorons que nous sommes (FF, 35)
Cette poésie nous présente donc le cheminement d’un homme qui cherche sa place dans le monde, tant franco-ontarien qu’universel et qui découvre qu’on ne peut vivre que pour soi. Tous les poèmes du recueil, même ceux qui abordent des thématiques qui se rapprochent des thèmes traditionnellement exploités dans la poésie du pays, comme l’assimilation, fonctionnent de la même façon : l’espace franco-ontarien y est investi par une subjectivité : Je suis à Chapleau (Ontario)
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(C’est écrit ainsi, de façon insignifiante, dans la postface de Maria Chapdelaine) C’est la postface de mon passé Je vois des arbres Je sens la sève des conifères J’entends le crépitement des aiguilles qui me crèvent les yeux laissant couler ma mémoire en un flux sanguin qui se coagule en encre noire (FF, 20)
Plus que le destin de la communauté, ce qui est mis en scène ici c’est le destin d’un individu, qui ne nie pas son lien avec la communauté franco-ontarienne, mais qui ne perçoit pas sa destinée comme représentative de celle de sa communauté.
L’écriture Outre l’espace, dans le contexte du bilinguisme propre au Canada, un deuxième élément est central à l’expression d’une identité francoontarienne, la langue. Aussi retrouve-t-on autant dans la poésie de Desbiens que celle de Charlebois, toute une réflexion sur la langue, sur la poésie et le rôle du poète ainsi que tout un travail sur la langue. Chez Desbiens, le poète est le chantre de la communauté. Poète maudit, en marge de la société, il est le révélateur — au sens photographique du terme — de la condition linguistique de la communauté. Dans sa poésie, Desbiens met en scène les problèmes soulevés par la double appartenance linguistique du Franco-Ontarien et souligne le caractère illusoire de tout désir d’unir les deux mondes linguistiques. Sa poésie, qui s’ancre dans le quotidien, est teintée d’un prosaïsme qui apparaît de façon marquée dans le langage utilisé. Celui-ci est dur et parfois vulgaire. Desbiens prône une écriture de la rue, écho de la voix de sa communauté doublement marginalisée, linguistiquement et socialement. Son écriture conserve donc de nombreuses traces de l’oral : les hésitations, les corrections et les reprises ainsi qu’un vocabulaire familier. Même les comparaisons en sont marquées : « le ciel de Montréal / est gris comme... / comme... comme.../ le toit du stade olympique... / tiens... » (PA, 30). Une seconde caractéristique du langage poétique de Desbiens est la présence de l’anglais. Desbiens joue constamment sur la dualité linguistique pour susciter un surplus de sens. Ainsi, lorsqu’il écrit « Sa voix disparaît dans l’air crispé de la rue Elm » (AMC, 20), l’expression
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« l’air crispé » évoque à la fois le cliché anglais « the air is crisp » — sens qui est validé puisque la scène se passe en hiver, dans la rue — et le sens français, car le narrateur se trouve dans une situation difficile et l’atmosphère du poème est crispée au sens de « tendue ». L’anglais joue donc un rôle significatif, tout comme les anglicismes : Je me trouve dans un autobus [...] On se bouscule, on se majuscule et se minuscule tandis que derrière moi, une Franco-Ontarienne dit à une autre Franco-Ontarienne : Tu sais, il y a du monde qui sont vraiment pas considérables... (PA, 19)
Ou encore : Depuis que je suis à Sudbury mon français a vraiment improuvé. Je veux écrire maintenant. Je veux écrire comme Paul Éluard. (PA, 46)
Si, chez Desbiens, le travail sur la langue vise à dénoncer une situation sociale et politique, chez Charlebois, qui multiplie lui aussi les références linguistiques, il s’agit plutôt de signifier un certain désespoir. Par exemple, dans le poème « Hanneton », le poète évoque la dure lutte des Franco-Ontariens pour conserver le seul hôpital francophone de l’Ontario, dans des termes qui soulignent toute l’ironie de la situation : Des Martiens déguisés en médecins de Montfort et des albinos en ciel nickelé et sulfureux, cabriolent, caracolent Ils parlent français pour l’occasion : « C’est la fight de notre drapeau ! » (FF, 36)
Cet état de fait amène le poète à réfléchir à sa propre situation : Je prends une autre lampée de lait écrémé Béatrice J’appelle « Jeunesse, j’écoute » Mais André Paiement ne répond pas
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il assiste à la commémoration de la draperie franco-ontarienne J’ai hérité d’une contrée et d’une langue volées […] La poésie franco-ontarienne emprunte une pente fatale vers le vers blanc (FF, 37)
Toutefois, chez Charlebois, la poésie ne s’écrit pas de façon collective. Dans le poème « B L A N C », le jeune poète énonce son art poétique et, dans le style qui lui est propre, joue avec la langue : J’écris comme on consulte un album de photos une photographie, c’est l’existence au plus-que-parfait du subjonctif à l’imparfait du subversif, du disjonctif (FF, 19)
Pour lui la poésie se conjugue nécessairement au singulier : Il rêve d’écrire un poème autobiographique biophotographique, autograffiti Quand il aura assez vécu pour ne plus écrire au futur antérieur de la foutaise extérieure (FF, 19)
Si l’espace et la langue sont des constantes dans la définition du sujet tant dans la poésie de Desbiens que celle de Charlebois, la façon dont elles sont traitées différe. Chez Desbiens, le sujet franco-ontarien est un être sans pays et sans langue. Le poète ne peut que crier les malheurs qui affligent sa communauté. Dans cette détresse, nulle place n’est faite à l’individu qui n’est qu’un représentant de sa « race ». Chez Charlebois, l’individu occupe une place plus importante. La communauté éclatée, dont l’arbre généalogique a été abattu par la compagnie forestière (américaine ou canadienneanglaise), ne parvient plus à lui donner un sens d’appartenance. Il se retrouve seul. Faut-il le déplorer ? Certains poèmes de Charlebois adoptent un ton nostalgique, dénonciateur ; d’autres, par contre, grâce à l’importance qu’ils accordent à l’individu, laissent poindre une lueur d’espoir. Ainsi chez Desbiens, l’individu n’a d’existence que collective, alors que chez Charlebois, étant donné l’impossibilité de retrouver une identité fusionnelle avec la communauté, il doit nécessairement trouver son identité propre. Dans les deux cas, l’écriture est l’outil de choix dans l’exploration de soi.
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Intermittences et perspectives du sujet poétique chez Alferi et Tortel Michael G. Kelly Il y a une dimension affective de la désignation théorisante, une poésie des méta-discours. Quand de « sens et présence du sujet poétique » il est question, cette poésie-là appelle comme naturellement le scepticisme : non par un quelconque manque de légitimité mais parce que les concepts de la théologie (positive ou autre) s’alimentent généralement d’eux-mêmes — ils ne donnent pas accès à ce que leur destinataire n’a pas su, jusque-là, accepter. Ayant donc recours aux évidences lexicales, nous constaterons que ces deux termes de sens et présence, outre ce qu’ils peuvent connoter d’une plénitude résiduelle et tenace de l’effort poétique, désignent aussi, par implication, la place du lecteur (premier ou autre) qui participe au véritable événement qu’est la pseudo-énonciation poétique, témoin donc au moins formel (quelle qu’en soit, par ailleurs, sa propre théorie) de ce qui a lieu en sa présence sur la page. En nous appuyant sur cette idée d’une énonciation préservée et renouvelable, nous affirmerons que le livre, la page, le vers et ses agencements sont autant de scènes où (se) passent des choses — dont un sujet écrivant, extensible en sujet lisant par cette réflexivité qui est notre véritable sujet ici, serait (le premier) témoin. Soutenir cela ne revient pas à idéaliser une quelconque communication poétique, ni à dire que chacun et chaque aspect de chacun au rendez-vous « poétique » trouverait en ce lieu son compte, son affirmation. Si la lecture de la poésie met le lecteur dans la position de témoin, elle le confronte tout aussi sûrement aux rigueurs de l’attente. Le « sujet poétique », survenu dans l’énonciation, est toujours qualifié par sa situation. Son statut est toujours à penser dans la spécificité de cette qualification et non dans l’ubiquité potentielle du nom propre — c’est-à-dire du nom d’auteur que véhiculent (malgré
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tout) la vaste majorité des écrits dits poétiques. Pensé dans un premier temps sous l’égide de ce nom-là, le sujet poétique serait ce que nous pourrions nommer (un peu frivolement) un objet transitionnel — en ce qu’il permet de penser la relation entre une activité d’écriture poétique et ses discours et pensées d’accompagnement. Figurant dans la réflexion sur la poésie, il donnerait une certaine cohésion à celle-ci comme lieu ou pratique à enjeu(x). Mais le sujet poétique est, d’autre part, ce qui continue à survenir de manière aussi forte qu’imprévisible — par un effet de sens, une cristallisation syntactique, au détour d’un vers — au sein du texte du travail du « poète ». Rejoint à partir de la représentation qui nous est donnée de ce travail, implicite dans le fait même de l’énonciation — ce sujet surgit d’une formalité « institutionnelle » de l’activité poétique. Non pas nécessairement sous l’espèce d’un générateur de cohésion ou vecteur d’idéalisation mais par moments comme une trace, aux bords d’un silence. S’imposant (pour en revenir au sens et à la présence) au moment où, de lisible, cette présence devient ressentie, le terme de « sujet » deviendrait ainsi, face à l’écriture poétique, une façon de désigner en les personnalisant ces points imprévisibles — ou instants — où la chose poétique se révèle étrangement familière, sinon viscérale, à qui lit. Nous avons, à tort ou à raison, vécu de tels instants dans la traversée des deux livres dont il sera principalement question ici1. Une considération du paratexte de nos deux poètes laisserait penser que l’exigence principale à laquelle leurs travaux respectifs sont attribuables est une exigence formelle — la « forme » obscurément sentie comme dépassant son instance d’appréhension vers une validité impersonnelle hante les efforts de lucidité de l’un et de l’autre envers sa pratique de l’écriture. Ainsi, quand Jean Tortel écrit sur le vers que « le nombre et l’ordre sont prédéterminés par l’exigence muette, voire inconnue à lui, du scripteur », il relativise aussitôt cette affirmation en
1. Jean Tortel, Précarités du jour (Paris : Flammarion, 1990) (JT) ; Pierre Alferi, Les Allures naturelles (Paris : POL, 1991) (PA). Autres textes cités : Philippe Jaccottet, Une transaction secrète (Paris : Gallimard, 1987) (PJ) ; Emmanuel Hocquard, Tout le monde se ressemble. Une anthologie de poésie contemporaine (Paris : POL, 1995) (EH) ; Glenn Fetzer, « Pierre Alferi, Jean-Louis Chrétien, Yves di Manno : Traversées de la parole poétique », in Michael Bishop & Christopher Elson, Contemporary French Poetics (Amsterdam : Rodopi, 2002), pp. 199–205 (GF) ; Paul Nizan, La Conspiration (Paris : Gallimard, 1938) (PN).
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poursuivant : « [m]ais aussi par la nature même d’une ligne écrite isolée, noire sur le blanc du papier », ajoutant que « c’est bien de cette ligne qu[’il] songe à retrouver une définition » (JT, 79). Ce qui « a lieu » conjuguerait le plus obscurément intime d’une nature individuelle et une propriété régulière d’un système conventionnel et reproductible — l’effort du poète allant vers une connaissance ellemême indépendamment formulable, une « définition » de l’événement. Pierre Alferi, quant à lui, admet l’esquisse de définition suivante en quatrième de couverture de ses « allures naturelles » éponymes : Genre : poésie, faite ici des mouvements les plus quotidiens du corps, du regard et de la pensée, refaits et repensés. Sujet : variété de ces mouvements (dérive, chute, oscillation …), courbes décrites lors d’un transport — nage, mémoire ou promenade — petits gestes, petits mobiles. Forme : syntaxe de ces mouvements, rythme qui fait franchir le pas, vers enjambés. Allures naturelles : machinales ou forcées, comme est la marche des animaux.
La distance qu’on associe volontiers à la « posture » objectivisante peut d’un côté être pensé comme nécessaire à la fascination du « sujet » de l’écriture pour les processus qui le produisent — Philippe Jaccottet a ainsi pu reconnaître dans les écrits de Tortel un poète « essayant de comprendre “comment ça marche” au-dedans de lui » (PJ, 257), un poète pratiquant en cela un repli absolument nonnarcissique sur soi. On pourrait de la même manière qualifier d’objectivant l’effort délimité par le texte d’Alferi cité ci-dessus : il tend au plus élémentaire de l’expérience que le « sujet » peut saisir de (pour ne pas dire « en ») soi et prétend en quelque sorte tirer cela au clair, l’exhiber dans un cadre dépersonnalisant. Cela relève en l’espèce beaucoup plus de la performance (dynamique) que du tableau (ensemble arrêté et statique). Emmanuel Hocquard est en résonance sur ces points avec la tonalité et la position d’Alferi quand il écrit que « Pierre Alferi expérimente [dans ses écrits] un dispositif ludique destiné à mettre le langage en mouvement (allures, dérives, accélérations, oscillations, chutes, sauts de mots précieux en mots familiers, etc.) » (EH, 43). Le terme « dispositif » nous met devant l’absence programmée d’acteur dans l’action. Or l’écriture au nom de poésie, si selon Alferi
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elle est « faite » des mouvements les plus quotidiens du corps, du regard et de la pensée, ces éléments s’y trouvent, dans les termes qu’il cautionne, « refaits et repensés ». La temporalité de l’écriture n’est pas celle de l’expérience, leurs déterminations se distinguent également. Cela posé, on peut ne suivre Glenn Fetzer qu’à moitié quand il écrit que « [p]lutôt que de se laisser mener par l’effort pour imposer aux mots la trajectoire de la pensée, Alferi entreprend la démarche inverse : pour lui, ce qui prime, ce sont les mots. Le réel réside dans les mots eux-mêmes, pas dans ce qu’ils désignent ou suggèrent » (GF, 200). Le genre, aussi désillusionné se voudrait-il sur l’apport et la maîtrise d’un sujet écrivant (surtout quand celui-ci s’envisage en sujet d’expérience), commencerait par ce pli de la réflexivité, préfigurant le temps différé de l’écriture. Ce pli n’est autre, pour l’écriture, qu’un effort d’attention se donnant comme impassible (de la part de qui ou de quoi ?), une « prise » (de distance, de vue) devant tout mouvement de sujet (que celui-ci soit de langue ou d’expérience, ou qu’il se fonde sur leur décalage fascinant et peut-être bien inéluctable, l’une par rapport à l’autre) — exigences dont l’écriture d’Alferi se montre parfaitement au courant et qu’elle met en mouvement à son tour d’une manière qu’on pourrait bien oser qualifier d’émouvante : dès que l’on y pense un instant se dédouble. Le déclenchement de cet orage est le déclenchement de cet orage mais le second seul fut un événement mémorable (présent il refluait déjà ; l’on s’est demandé si l’on avait bien vu, si l’on n’avait pas déjà vu quelque part le déclenchement de cet orage). Car le second, qui se détache sur le fond d’une heure de temps changeant, est un instant auquel on a pensé, pensant qu’il revienne. (PA, 67)
La réflexivité opère donc l’entrée en mémoire de l’instant vécu (tout en constituant le seul « événement » dont il saurait être question) — « l’allure naturelle » est interrompue par le pli qui en permettra la représentation. Émergence également à partir de cet événement de la possibilité de l’affect. C’est à partir de là que les
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attributs du sujet vont commencer à se déclarer — si peu déclamatrice que soit cette déclaration. Le « on » du « dispositif » d’Alferi, embrayeur ouvert, dépersonnalise et s’insinue en même temps. La plasticité du pronom, alibi de tous les « sujets » présents à l’énonciation différée du poème (ses lecteurs), fait sentir en même temps que le mouvement pré-réflexif est bien le mouvement de personne (c’està-dire, de tout le monde.) Néant de l’objectivité « scientifique », de la généralisation universelle, voire du pré-réflexif silencieux au plus intime d’un sujet décalé — « on » est, dans les deux cas, potentiellement là. Ce pronom récurrent organise cependant ici l’expérience d’un sujet placé par le langage en retard sur sa perception — et projeté donc pathétiquement sur les absences que ce langage permet de désigner. Le texte écrit est re-lisible comme le drame d’un sujet qui essaie de « se » rejoindre — tentative qui débouche sur un silence, un hors-texte dont le langage serait évidemment la négation, mais que certains agencements (machines textuelles) permettraient d’aborder au plus près. Le drame est un mouvement, d’essence temporelle, mais qui, par « on » interposé, s’insinue dans la temporalité du lecteur surpris — saisi à la chute du poème par sa continuelle dépossession de sujet d’expérience en tant que sujet de langage. Pathos certes d’agencement, pensable en « effet de », tant du côté du lecteur que de celui de l’auteur — mais avec l’autorité accrue d’une démonstration faite sur soi. Paradoxe : à partir d’un travail de « scripteur » (pour emprunter le terme de Tortel), cet « effet » révèle un sujet en l’éloignant de soi — altérité d’une présence au monde définitivement révolue dans l’accession à l’expérience consciente. Là, à nouveau, on pense au discours d’accompagnement du livre d’Alferi, à ce qu’il y appelle les allures naturelles, « machinales et forcées, comme est la marche des animaux. » Le point le plus reculé de la conscience, c’està-dire ce qui est éprouvé par le sujet de l’écriture comme un horizon à sa lucidité nouvellement accrue, est en même temps ce point où il éprouve, par le langage, le mouvement d’une altérité « machinale » (en lui) et dont la reconnaissance serait l’acte inaugural de son existence (provisoire) de sujet. Si le sujet est donc du côté du langage, il se constitue pour l’écriture poétique en fonction de « cela », de cet autre — il s’alimente du constat infiniment renouvelable que « ça marche » là où la convention veut que nous disions je.
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Surgissant à partir de cette faille, la dramatisant, le « sujet poétique » est également pensable en termes de sa propre défaillance, son désaisissement, sa disparition toujours imminente. Alors que « ça » ne cesse de « marcher », le sujet qu’il ne cesse de précéder a besoin de l’intervention du monde pour parvenir à être. Né et re-né d’une interaction surprise, ce sujet prend son encadrement toujours provisoire — c’est comme le prix de son intensité d’être — là où il le trouve. Le regard indécis stoppé — de la netteté, de la clarté — par un mur orbe et mat où l’ombre se condense et le cerne se serre. Si peu mais si clair, si net. (PA, 35)
C’est, il nous semble, cette essentielle précarité (du regard soudain « en » poésie, entre l’opération de soi et l’opération du monde) qui informe d’une autre manière le travail de Tortel, poète d’une autre génération2, à la même époque. On a déjà entendu son « je » liminaire dire qu’il songeait à retrouver une définition de « la ligne écrite isolée ». Or ce « je » est aussi formellement inséparable du « scripteur » (représenté le plus souvent dans le texte par « il ») dont « l’exigence muette, voire inconnue à lui » prédétermine pour une partie cette ligne. Du « je », sujet possible d’une connaissance théorique, au « il », sujet à distance de l’expérience révélatrice du non-savoir, nous suivons le parcours d’un sujet du texte, intermédiaire et amalgame, opérant à distances variables, et auquel l’identification — dans la perte même de la définition — semble (ici, comme chez Alferi) être sollicitée : il ne sait pas Où commence le corps ni comment Silencieusement s’achève Ce qui suscite une désignation
2. Tortel, né en 1904, est mort en 1993. Alferi est né en 1963.
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(ni l’évidence de soi tapissant de suie le fond de l’œil…) (JT, 9)
« L’évidence de soi » se présente comme une version contemplative — statique et abyssale — de cette même limite au langage qui pour Alferi est l’altérité machinale en marche entre les intermittences du sujet. Tortel met explicitement en parallèle cette évidence et celle des « désignations » suscitées, stabilisées dans le langage devant le monde des objets. Le sujet de son texte resterait-il au fond un sujet au-delà des pronoms ? Pour ce sujet-là, c’est l’évidence même qui fait impasse. Le recul plus ou moins classique de la source du regard qui constitue l’horizon et le drame déterminants de l’effort poétique l’éloigne de ce en quoi, de manière évidente, il consiste. L’affaire du texte serait bien de désigner de manière adéquate cet étrange phénomène composite qu’est le corps du scripteur (de désigner donc « ce » croisement fondateur entre sujet et objet) — ce corps qui suggère, paradoxalement, la vanité de toute volonté de prise fondatrice : On ne transgresse pas Les éléments ils forment Le réel on dit Élémentaire. Ça reste ce que c’est sauf que La terre se délite Le feu se propage L’eau coule L’air n’est pas mesuré. Les corps un peu partout. (JT, 74)
Cette atomisation du réel est à ramener devant « l’évidence de soi ». Le corps en lieu muet de confluence de l’instabilité du réel résonne certes avec l’idée des « allures naturelles », suggérant des processus où il n’entre pas de « sujet » — le titre de la dernière séquence du livre de Tortel, « assurances élémentaires », faisant par ailleurs écho au titre d’Alferi mais en y ajoutant un affect qui est luimême « objectivisant ». S’il s’agit de savoir « comment ça marche », si « l’assurance » est à chercher de ce côté-là, cette assurance est sans
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doute bien plus de l’ordre de la représentation que de l’explication (exemple : « ça marche, inéluctablement »). Ce qui nous ramène au terme « sens ». La dialectique de l’élémentaire et du précaire chez Tortel conduit au postulat ironique du sens comme limite évolutive d’une méfiance des désignations et, par extension, des schémas idéaux de la communication. Le « sens » est d’une part un don que fait le sujet envers lui-même face aux événements indéniables (incontournables) de l’expérience (« […] cela / N’a que le sens qu’on veut bien. / Accorder à ce qui vient. / Par hasard mais sûrement » (JT, 64)). Pour le sujet-lecteur cela pourrait revenir à vivre « l’effet de sens » à la fois entre et sans guillemets, sans doute en prenant l’adhésion pour ce qu’elle est — et non justement pour une quelconque « assurance élémentaire » inébranlable et (surtout) éternelle. Processus d’abnégation, la pratique de la poésie (écriture et lecture réunies) serait surtout, dans cette optique, une recherche d’ouverture fondée dans la réciprocité constitutive de la langue : Celui qui cherche Une route quelconque Va vers ce que je dis. C’est vers ce que je dis Peut-être vert parmi les corps Dont les signaux diurnes N’informent pas. (JT, 77)
L’ambiguïté de ce « vers » de Tortel (heureuse orientation du matériau linguistique dont il dispose) nous met cependant devant un « sens » autre que celui de la plénitude de signification qu’implique immanquablement sa juxtaposition avec le terme de « présence ». Ce qui amène un changement de perspective sur la question que nous nous posons — donnant sur une reconnaissance du sujet en poésie dans la révélation à la fois de sa précarité et de son retard irrémédiables. Cet aperçu s’autorise ici d’une digression non« poétique », et quelque peu mécontemporaine. Elle consiste en une réflexion formulée par un personnage de Paul Nizan — et qui rend toute sa fatalité pragmatique, donc tout son pouvoir, au sens : La conformité de la vie ne cesserait d’être inintelligible et ignoble que si le temps pouvait se renverser, si on pouvait changer de sens. Il n’y a
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aucun sens dont on puisse changer, il y a un seul sens, nécessaire, sens unique, et non-sens… La situation fondamentale de la vie consiste à ne pouvoir jamais revenir vers un carrefour toujours dépassé et toujours imaginaire de chances et de choix : tous les chemins vont dans le même sens. Cette situation est moins angoissante qu’absurde, elle ne supporte point d’être pensée. On a toujours voulu dans un absurde esprit de calembour sur le sens substituer une signification à une direction. Mais l’existence n’est en relation avec rien. Toute l’intelligence échoue à découvrir un rapport de signification dans la direction unique de la vie vers la mort. (PN, 128) 3
Si la question du sujet débouche presque obligatoirement sur une analyse en termes de division voire de fragmentation, nous avons voulu ici insister sur ces instants où des textes arrivent à transmuter cette division en expérience, où l’impossible d’une absolue présenceà-soi et/ou -au-monde est mis en scène — c’est-à-dire réalisé — par le travail de l’écriture. Le devenir-présent d’un sujet poétique dans l’événement d’une énonciation textualisée — sujet intermittent et composite — permettrait ainsi aux sujets que nous sommes de s’en prendre autrement au problème du « sens ». S’il est intéressant de parler de « sens et présence du sujet poétique », c’est peut-être en vue de cet effet occasionnel et momentané de l’implication dans l’énonciation « poétique » où l’on est soudain déssaisi de toute impression d’en être resté aux évidences, de savoir de quoi, et en fonction de quoi, il est parlé, et que nous sommes ensemble. Désaisissement où paradoxalement — momentanément, étrangement — on a l’impression de se reconnaître.
3. Ces « Extraits d’un carnet noir » continuent ainsi : « Qu’ON disparaisse! “ON” travestit tout, “ON” n’a pas de destin » (PN, 129), prolongeant de la sorte, peut-être, un dialogue anticipé.
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Ontologie et subjectivité chez Césaire Jean Khalfa J’aimerais prendre à rebrousse-poil, si j’ose dire, cette subjectivité dont on convient qu’elle a fait retour dans la poésie française contemporaine. Il est vrai que l’on présente parfois un auteur tel Dominique Fourcade comme un poète lyrique, lui qui a fait du bégaiement dans la langue, pour reprendre l’expression de Deleuze, une méthode. Il en va de même pour Emmanuel Hocquard, qui, pourtant, qualifie sa technique de cut up aléatoire ou de « méthode du blaireau » (on rase un blaireau et on recolle ensuite les poils un à un), — hoquet ici plutôt que bégaiement. Ceci parce que tous deux annexent à leurs savants exercices de concaténation textuelle des souvenirs personnels qui du coup seraient lavés par leur environnement textualiste de tout soupçon de naïveté subjectiviste. L’inverse en somme du processus par lequel Flaubert, inventeur du cut-up, tirait de sa propre correspondance certaines des opinions consignées dans son Dictionnaire des idées reçues. Je considère ici un poète salué pour avoir produit, selon Breton, « le monument lyrique de notre temps », le Cahier d’un retour au pays natal1, et qui finalement, après un silence poétique de vingt ans, invente dans les années 80 une poésie de la minéralité et du roc où le moi n’est plus liminaire à l’expression poétique, et encore moins luminaire ou lampadophore, mais humble et obscur, un moi laminaire2 du nom d’une famille d’algues longues et plates qui s’accrochent aux rocs sous-marins, ou peut-être aussi, en mécanique des fluides, de ce régime d’écoulement de vents et de liquides en ruban où les turbulences sont à leur plus faible. Un moi végétal, noncartésien, puisque pour Descartes les éponges et les huîtres sont la preuve a contrario du privilège humain de la pensée (si l’on accordait 1. Aimé Césaire, 1939. Les textes de Césaire seront ici cités dans le recueil La Poésie (P) (Paris : Seuil, 1994). 2. Aimé Césaire, Moi, laminaire… (Paris : Présence africaine, 1982).
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la pensée aux animaux, qui ne parlent pas, il faudrait le faire pour ceux-là aussi, pourtant si visiblement imparfaits, et leur supposer une âme éternelle). Un moi irrationnel donc, mais tout aussi bien dépourvu désormais de ces turbulences de l’infini intérieur que la mescaline révélait à Michaux. Or cette évolution est le fruit d’une réflexion continue sur l’écriture elle-même, réflexion toujours énoncée en termes matériels ou même géologiques, par le biais d’une image singulière de la poésie, dont on va voir qu’elle est bien plus qu’une image : le volcan ou plus précisément le processus volcanique. On a souvent noté que le thème du volcan est essentiel à l’œuvre de Césaire, qu’il apparaît depuis les premiers poèmes jusqu’aux derniers publiés, toujours connoté positivement, ce qui est étonnant pour un auteur né dix ans après l’explosion de la Montagne Pelée qui décima en quelques instants une ville de 30 000 habitants. Mais si Césaire déplore souvent les volcans devenus silencieux, c’est qu’il les prend comme symboles d’une conscience aliénée, vidée de sa capacité à l’insurrection, repliée sur elle-même, livrée au quotidien, à l’ordinaire, à ce qu’il appelle « la condition mangrove » , où, comme il l’écrit dans le recueil Moi, laminaire : On tourne en rond. Autour du pot. […] On peut très bien survivre mou en prenant assise sur la vase commensale (P, 404)
La mangrove, dans l’œuvre de Césaire, est dépeinte comme un marais en décomposition bien plus que comme un lieu de fuite ou de ressourcement comme souvent dans la littérature de la Créolité. Inversement, si le volcan désigne une certaine forme géologique ainsi qu’une réalité géographique, la Montagne Pelée, cette réalité est bien plus qu’un simple décor ou élément thématique ; elle est comme le centre autour duquel s’organise tout l’effort de Césaire, au point que pour lui le volcan est non seulement l’objet mais aussi la forme même de l’activité poétique : Alors quid de la poésie ? Il faut toujours y revenir : surgie du vide intérieur, comme un volcan qui émerge du chaos primitif, c’est notre lieu de force; la situation éminente d’où l’on somme ; magie ; magie. (P, 6)
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« Surgie » : surrection, advenue, verticalité, imminence de l’éminence, d’où l’idée de magie (la poésie est ailleurs définie comme « motmacumba »)3. Quelque chose se fait à partir de rien, de l’intériorité comme vide ou néant, un peu comme chez Manet, qui fit de la formule « tout arrive » l’en-tête de son papier à lettre4. Le tout de ce qui est finalement ne fait qu’arriver, mais cet avènement est de l’essence du miracle, d’où l’exclamation « tout arrive ! ». Près d’un demi-siècle plus tard, dans l’un des tout derniers poèmes publiés, « Configurations » (1989), Césaire définit encore la poésie comme « Dire d’un délire alliant l’univers tout entier à la surrection d’un rocher » (P, 522). Autrement dit, cette poésie est poésie de la révolte, de l’insurrection, du refus d’un certain ordre, d’une certaine organisation de l’espace et du temps humain qui trouva historiquement son sommet dans l’univers de la plantation et l’esclavage, et peut-être plus tard dans le camp de concentration (Césaire marque le lien dès le début de son Discours sur le colonialisme de 1956), partout où l’espace de l’habitation détermine un habitus, vous habite totalement, sans reste. Mais la poésie n’est cela que parce qu’elle pose, du début jusqu’à la fin, la question du surgissement, d’une insurrection de quelque chose à partir du chaos ou du néant primitif, surgissement pensé comme l’acte même de la conscience. Car le volcan a ceci de spécial comme objet naturel, que s’y donne à voir ce que l’on pourrait appeler la vie du minéral : une conjonction d’espace pur, de matière sans vie, et de temps pur, c’est à dire de pur événement, de l’apparition des êtres et des configurations d’être (ni l’espace vide ni le temps sans événement ne peuvent être imaginés). Il est comme un soubresaut de la matière avant même la vie, et bien souvent contre la vie, en particulier la vie des cités, prises, solidifiées dans leur quotidien routinier et réglé, considérant le futur comme prévisible, cités qui sont l’inverse du volcanique puisque là, dans la ville, le temps est subordonné à l’espace, alors que dans l’éruption ou l’irruption volcanique, qui est la production des choses mêmes, par elles-mêmes, c’est l’espace qui est 3. La macumba est une série de cultes des esprits venue d’Afrique avec l’esclavage. Ces cultes sont caractérisés par la possession ou l’envoûtement des adorateurs, au cour de cérémonies induisant des phases de transe. 4. Voir Dominique Fourcade, Est-ce que j’peux placer un mot ? (Paris : P.O.L, 2001), p. 59. Une partie de ce texte a été publiée séparément sous le titre Tout arrive (Paris : Michel Chandeigne, 2000).
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subordonné au temps, la matière qui n’est que coulée, plissement, éboulis, les premières choses se nommant en effet par des verbes. On a donc deux modèles d’existence, la condition mangrove et le volcanique, le géographique et le géologique, et le conflit de ces conditions est ce qui engendre l’écriture. Autre manière de le dire : dans la poésie, par nature volcanique, se manifeste le conflit de deux expériences du temps, deux temporalités. L'une est spatialisée ou répétitive : c’est la succession des instants sur l’axe linéaire du temps ; l’autre est chronique, ou chtonienne : c’est le temps cosmique de l’origine et de la fin, ce que Césaire appelle ici « le Grand Temps » (probablement en souvenir du Timée de Platon). Tout l’effort du poète est d’arracher l’humain à l’ordinaire de l’existence pour le confronter à la pierre ou au rocher, non pas comme êtres inertes, mais comme éclats, signes ou résidus vivants d’une extraordinaire création dont il fait partie : La roche est frémissante : mornes mornes mâles mornes femelles tendres cous d’animaux aussi frémissant au repos mornes miens mornes témoins effort (P, 426)
À l’inverse, dans le poème suivant, « Torpeur de l’histoire », c’est le silence du volcan qui mesure le malheur des hommes. Survivre en clepsydre, c’est-à-dire au compte-goutte, c’est vivre dans un temps spatialisé, fragmenté, sans début ni fin possible, partes extra partes, comme le disait Bergson : entre deux bouffées d’oiseaux personnels l’hébétude et la route à mi-côte gluante d’un sperme cétacé le malheur au loin de l’homme se mesure aux silences de ce volcan qui survit en clepsydre aux débris de son courage (P, 427)
Le vortex du volcan, vortex au sens d’Ezra Pound, c’est-à-dire image matricielle qui sous-tend et engendre une prolifération d’images, ce modèle révèle donc la poésie de Césaire comme une
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poésie de l’espace et de la matière perçus dans leur genèse, et donc comme une cosmologie moderne. Cela apparaît clairement tout au long de Moi laminaire… Chaque poème semble y révéler la matière non pas comme une donnée inerte mais comme le résultat et le témoignage d’une prodigieuse pulsation. Ainsi, dans « Calendrier lagunaire » : J’habite du basalte non une coulée mais de la lave le mascaret qui remonte la valleuse à toute allure […] j’habite la débâcle j’habite le pan d’un grand désastre j’habite le plus souvent le pis le plus sec Du piton le plus efflanqué — la louve de ces nuages (P, 385–6)
Un peu plus loin, la poésie est liée à la quête du silex, à l’obsidienne et à l’opalescence, pierres à feu ou pierres qui recèlent un feu. La poésie est alors effraction du langage, ravissement de mots : les chercheurs de silex les testeurs d’obsidienne ceux qui suivent jusqu’à l’opalescence l’invasion de l’opacité les créateurs d’espace allons les ravisseurs du Mot les détrousseurs de la Parole (P, 393)
À ce titre, d’ailleurs, la poésie n’est pas seulement affaire de poète. Dans un poème intitulé « Par tous mots guerrier-silex », Fanon est invoqué (à la manière de Toussaint Louverture, dans le Cahier) comme une pierre capable de rayer le métal : Aurore ozone zone orogène par quelques-uns des mots obsédant une torpeur et l’accueil et l’éveil de chacun de nos maux je t’énonce FANON tu rayes le fer tu rayes le barreau des prisons tu rayes le regard des bourreaux
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Sens et présence du sujet poétique guerrier-silex vomi par la gueule du serpent de la mangrove (P, 394–5)
Et, dans un poème intitulé « Sentiments et ressentiments des mots », où le mètre est qualifié de protocole sidéral : il y a les archanges du Grand Temps qui sont les ambassadeurs essaimés de la Turbulence on les avait crus jusqu’à présent prisonniers d’un protocole sidéral […] dévaler dur contourner aux lieux choisis de la gravité historique quelques abîmes (P, 397–8)
Le volcan est un verbe solidifié, mais solidifié comme signe de cette activité. Penser la matière « à corps perdu », c’est concevoir le corps comme le résidu de l’élan, du bond. La préface de Moi, laminaire… indique clairement cette dimension cosmogonique, puisqu’il s’agit d’adopter dans le présent le point de vue d’une genèse sans cesse recommencée, une création continuée du monde à chaque instant. À défaut, « le non-temps impose au temps la tyrannie de sa spatialité » (P, 383). Ce que Césaire veut faire, c’est dissiper cette illusion de perspective et faire en sorte que le temps soit perçu directement dans les choses et non masqué par la spatialité. Le volcan, qui est comme l’insurrection ou la révolution permanente de la matière, est donc l’image privilégiée, l’image poétique par excellence. Dira-t-on cependant que ce sont là des textes récents et comme nourris d’une inspiration très éloignée du surréalisme initial, bien plus proche de la poésie métropolitaine de l’après-guerre, qui évite le moi, même inconscient, celle de Bonnefoy, de Du Bouchet et surtout de Dupin, le poète des Suites basaltiques, poésie du minéral, de l’anfractuosité, de l’éboulis, de l’éclat de silex, d’un embrasement des choses qui est comme l’embrasure ou l’ouverture d’une fenêtre sur l’être, bien au-delà de ce qui est à voir à l’œil même nu ? Césaire, en vieillissant, aurait-il abandonné le grand cri humaniste de la négritude — ce cri où, selon Sartre, « reparaît la subjectivité, rapport
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de soi-même avec soi, source de toute poésie […] » 5 — au profit d’une poésie d’où sont absents tout être humain et même tout être vivant, piètres thèmes au regard de la nuée ardente qu’est le passage du rien à l’être ? Ce serait une erreur, me semble-t-il, car le modèle du volcan — c’est-à-dire l’opposition entre la vision d’une pulsation dans l’être des choses dont la subjectivité poétique serait comme le recueillement ou la réinvention, d’une part, et, d’autre part, une vision réifiante, spatialisante, pétrifiante de l’existence et des existants, au sein desquels le sujet se réfléchirait en se distinguant par ses intérêts propres — cette opposition est très clairement au cœur même du théâtre (en particulier Et les chiens se taisaient) et de la pensée politique. Mais elle organise aussi la forme de la poésie de la négritude, qui les a précédés. Ainsi la structure du Cahier d’un retour au pays natal repose-telle sur une tension entre le fragmentaire ou le discret dans l’espace et le temps, d’une part, et de l’autre, un mouvement de parcours et de ressaisie qui peut se symboliser par une autre image récurrente chez Césaire, l’image de la spirale, de la trombe ou de la fameuse « verrition »6. Fragmentation dans l’espace : Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées. (P, 9)
Fragmentation dans le temps : Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette. (P, 25)
5. Jean-Paul Sartre, dans sa préface à Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (Paris : Presses Universitaires de France, 1948), p. xv. 6. Je me permets de renvoyer ici à « Pustules, Spirals, Volcanoes. Images and Moods in Césaire’s Cahier d’un retour au pays natal », Wasafiri, 31, Spring 2000, et à « The Discrete and the Plane: Virtual Communities in Caribbean Poetry in French », Mantis, 1, December 2000.
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Fragmentation dans l’espace-temps sous la forme de la prolifération cancéreuse par opposition au développement organique : …une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être. (P, 10)
On trouve ici tout un répertoire de croissance et pourriture organique affectant le corps de l’île : pustules tièdes, petite vérole, « syzygie suppurante des ampoules », lèpre, scrofules, et « les arlequinades, les estropiements, les prurits, les urticaires […] la parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très étranges […] les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles », etc. Dans ce contexte, la temporalité de la condition d’esclave est fragmentée et linéaire : abrutissement, impossibilité de se tenir audessus du déroulement des choses, impossibilité de la réflexion, de la distance, de l’éminence d’où l’on puisse sommer. Sauf dans certains moments secrets qui rythment le poème jusqu’à la révolte finale du bateau négrier. Ces moments témoignent d’une toute autre expérience du temps, non plus fragmentaire, mais un temps des origines : Chronos plutôt qu’Aiôn, pour reprendre la distinction empruntée à Victor Goldschmidt par Gilles Deleuze ; durée et présence plutôt que succession ; rassemblement plutôt que dispersion. Alors l’instant semble s’épanouir et, par un jeu systématique de métaphores, telle celle de la spirale, l’espace figure soudainement une continuité temporelle : Et nos gestes imbéciles et fous pour faire revivre l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon ombilical restitué à sa splendeur fragile, le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang des épousailles véridiques. […] Au bout du petit matin, ce plus essentiel pays restitué à ma gourmandise, non de diffuse tendresse, mais la tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes avec l’accidentel palmier comme son germe durci, la jouissance saccadée des torrents et depuis Trinité jusqu’à Grand-Rivière, la grand’lèche hystérique de la mer. Et le temps passait vite, très vite (P, 14)
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Cette nouvelle figure ou structure spatiale, l’ombilic, a pour écho plus loin, et dans d’autres textes, le lasso, le boudin, le volubilis, toutes sortes de réalités en spirales, espace caractérisé non pas en extension mais en intensité : […] et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s’enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée, et du café brûlant et de l’anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les distillent en ravissements, ou vous les tissent de fragrances […] (P, 15–16)
Au lendemain du Noël ici décrit, on retrouve d’ailleurs les fragmentations spatiale et temporelle : au sortir de la case, après une nuit folle, on voit « les dindons qui égrènent leurs pustules au soleil » et l’on entend le bruit répétitif de la pluie « qui tinte, tinte » sur la tôle des toits. Le travail du poète est d’étendre à la conscience collective ce mouvement infini de ré-appropriation en spirale du fragmentaire, que désigne le fameux néologisme verrition. Il ne s’agit donc pas tant d’une retrouvaille du subjectif dans les souvenirs et l’enfance que d’un processus continu de subjectivation, d’une politique intime qui passe par la langue. Ou encore, pourrait-on dire, il est question non pas d’un retour à une essence du moi au-delà du multiple et du fragmentaire, de la boue et de la pourriture de l’aliénation, mais plutôt d'un effort pour saisir dans le fragment ou l’événement non pas ce qui en lui répète un passé et annonce une répétition future, mais plutôt ce en quoi l’événement toujours diffère, ne serait-ce qu’en ce qu’il advient. Ainsi peut-on comprendre la négritude, définie non pas en termes d’essence ou de race, mais comme « chair de la chair du monde, palpitant du mouvement même du monde » et les nombreuses variations sur le thème géologique de ceux « sans qui la terre ne serait pas la terre » qui emportent le Cahier. Ainsi, plutôt que d’une opposition entre deux périodes, l’une lyrique, l’autre ontologique, il y a continuité et expansion chez Césaire de ce qui s’était initialement manifesté comme lyrisme, continuité attestée d’ailleurs par les tous derniers poèmes publiés, qui retrouvent le vortex de l’hétéroclite et de la forme-spirale :
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Sens et présence du sujet poétique avec des lassos lacérés avec des mailles forcées de cadène avec des ossements de murènes avec des fouets arrachés avec des conques marines avec des drapeaux et des tombes dépareillées par rhombes et trombes te bâtir (P, 410)
Mais le paysage, désormais désolé, est celui de la palpitation de l’être minéral : marcher non sans entêtement à travers ce pays sans cartes dont la décomposition périphérique aura épargné je présume l’indubitable corps ou cœur sidéral marcher sur la gueule pas tellement bien ourlée des volcans (P, 411)
Que montre finalement cette obsession géologique ou tellurique ? Estelle réductible à une origine géographique — Césaire serait-il un poète régionaliste de l’île volcanique comme on a pu dire que Char était un poète provençal ? Les tenants des mouvements littéraires de l’antillanité autour d'Édouard Glissant, partiellement, mais surtout du mouvement de la créolité, en particulier Raphaël Confiant, ont objecté que la négritude, vision métaphysique, manquait complètement l’histoire réelle ou plutôt les histoires et mémoires concrètes. Selon eux il ne s’agissait pas d’une opposition polaire entre Afrique et Occident, géologie et géométrie, temps cosmique ou durée bergsonienne d’un côté, temps abstrait, linéaire, répétitif de l’autre, mais plutôt d’une multiplicité de rencontres singulières, d’une mondialité, d’un « tout-monde », d’un alter-monde, fait d’interactions et de différences, de narrations plutôt que de surgissements, de devenirs plutôt que d’insurrection. Ils ont donc remplacé l’image de la lave par celle de la trace ou de la lézarde. Quoi qu’il en soit des enjeux de ce débat, il n’est pas sûr qu’il ait grand sens. Car Césaire n’avait pas l’histoire en vue, précisément parce que l’intéressant dans cette histoire-là ne pouvait être que la dévastation, le désastre et la perte de mémoire. L’histoire ouvrait à la question de la mémoire et à la prose alors que son problème était celui d’une conscience enfin désaliénée, conscience du présent et de l’àvenir, qu’il appelle également conscience poétique ou volcanique,
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c’est à dire sujet, sur-jet et sursaut, processus de subjectivation éminemment mystérieux parce que nécessairement né, comme Sartre le notait, d’un néant — tout comme la terre.
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Dominique Fourcade : une question de cordes vocales Daniel Leuwers Il y a deux périodes dans l’œuvre poétique de Dominique Fourcade : celle où, de 1961 à 1970, il publie quatre courts recueils — notamment chez GLM sous l’égide de son ami René Char ; puis, après un long silence, celle qui commence en 1983 chez P.O.L. avec Le Ciel pas d’angle, suivi de Rose-déclic, Son Blanc de un, Xbo, Outrance utterance, IL, Le Sujet monotype et Est-ce que j’peux placer un mot ?1 Dans la première période, le poète n’hésite pas à utiliser un « je » qui, comme chez René Char, se transforme volontiers en un « tu » et « nous » de « commune présence ». Dans Une Vie d’homme, l’homme en question (s’agit-il de Fourcade ou de Char ?) est décrit comme « lourd de ce qu’il n’a pas confié » (VH, 11). Le poète est perçu comme un homme qui demeure en deçà de la confidence et même de l’aveu. Pour Char, l’essentiel est d’« être du bond », de se couler dans un élan — et Fourcade donne soudain le sentiment de courir derrière « un grand frère forcené » : Sirène de sa propre brume, Que veut-il, si obstinément ? (VH, 24)
La poésie, inscrite dans la fureur et le mystère, est considérée comme foncièrement vitaliste. La production poétique publiée chez P.O.L. s’affranchit de tout maître tutélaire. La figure paternelle de Char est délaissée. Dominique 1. J’utilise les abréviations suivantes : VH : Une vie d’homme (Paris : GLM, 1969) ; RD : Rose-déclic (Paris : POL, 1984) ; OU : Outrance utterance et autres élégies (Paris : POL, 1990) ; SM : Le Sujet monotype (Paris : POL, 1997) ; EQM : Est-ce que je peux placer un mot ? (Paris : POL, 2001). Autres œuvres citées : Xbo (Paris : POL, 1988) ; Après tant de mois en isse (Paris : Chandeigne, 1993) ; Mascunin fémilin (Paris : Chandeigne, 2002).
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Fourcade se déleste d’un « je » jugé appauvrissant et entend désormais recourir au « jeu » du langage voué à culminer en un « IL » unificateur. Le sujet perd, en quelque sorte, la parole et jusqu’au français domestiqué. Le poète donne de plus en plus voix à la langue anglaise, celle de son enfance. Jouer du double langage, c’est finalement « tousser la langue » comme dans ce Xbo qu’aucun dictionnaire n’atteste. Fourcade s’engage alors dans une éprouvante quête de la vérité où il devient pour lui évident que le « je », longtemps magnifié comme l’antenne rassurante du « cogito », va jusqu’à perdre toute identité sexuelle précise. Il y a certainement de l’Œdipe qui sourd dans cette affaire (après avoir chéri puis repoussé la figure du père, le poète règle des comptes avec une mère normative et castratrice, celle qui le coupe abruptement avec cette phrase « Est-ce que j’peux placer un mot ? » — celle qui empêche donc l’enfant de placer son mot à lui et qui crée en lui un sentiment de panique quant à la vraie place d’un mot dans une phrase et bientôt dans un recueil). Fourcade se situe d’emblée bien au-delà du freudisme et rejoint la phrase-clé de Jacques Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage ». Mais il est une autre phrase de Lacan que Dominique semble reprendre à son compte — celle selon laquelle « une homme est un femme ». Pour Fourcade, « je » est homme et femme à la fois. Le poète l’écrit dans Après tant de mois en Isse : JE n’est aucune personne du singulier pas même le troisième ici n’est pas de singulier. ON fait des essais de plurIeL en circuit fermé. (n. p.)
IL, malgré son socle masculin et quasi phallique, est débordé de toutes parts et peut devenir aussi bien une « île » qu’une « aile » — mots délicieusement féminins. Dans Outrance utterance, Fourcade proclame très explicitement : Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous tout au moins, nous sommes des femmes [...] Ce n’est pas parce que les plus pénétrants sont les plus pénétrés. Non, c’est bien plus congénital que cela, et toute preuve à l’appui de cette assertion en appauvrirait la vérité. Rilke était une femme ; Baudelaire était une femme. Emily Dickinson aussi était une femme. Être une femme, est-ce pour nous un état extrême ? Non, je sais que c’est un état basique, formidable. (OU, 9)
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La poésie, en fait, emprunte un rail étroit où l’indistinction sexuelle est mise à l’épreuve, sans preuves (ne trouve-t-on pas ici un côté péremptoire cher à René Char qui aimait à citer ce mot de Braque : « Les preuves fatiguent la vérité » ?). Mais Fourcade échappe, grâce à un coup de rein salvateur, à toute dérive péremptoire et se pose plutôt en observateur singulier : J’observe: le ciel est en porcelaine, tes seins sont en porcelaine, de même que le sperme est de porcelaine, il n’est pas jusqu’au temps qui ne soit en porcelaine. (OU, 17)
Tout peut casser, et la beauté est au prix de ce risque. Il considère d’ailleurs qu’un corps qui ne bande pas est d’une beauté supérieure à toute autre beauté, comme pour se départir des médiocres champions du « corps écrit », combat auquel Mallarmé n’aura pas mis fin malgré son apologie de l’impuissance, mais qu’il aura paradoxalement revitalisé. Fourcade n’a d’ailleurs de cesse de livrer un combat personnel à ce Mallarmé dont il veut d’autant plus s’éloigner qu’il s’en sait proche. Il chasse à sa façon sur les terres de Mallarmé mais il cherche à s’affranchir de ce maître invisible de deux manières. Quand Fourcade célèbre la pluralité du IL, il s’écarte de tout désir d’impersonnalisation mallarméen et s’oriente plutôt vers une affirmation de toutes les virtualités du « je ». Bien plus spectaculaire : quand Mallarmé évoque à propos de la rose « l’absente de tout bouquet », l’auteur de Rose-déclic y voit un creuset linguistique vivifiant. La rose de Fourcade, c’est celle de Rilke, ce poète fragile mort d’une leucémie pour s’être piqué à une épine de rosier. La rose est « déclic » dans la mesure où elle déclenche chez le lecteur un souvenir ronsardien (« Et rose elle vécut... »), mais, loin de se focaliser sur le culte de l’éphémère, elle suscite de multiples ailleurs: Rose T rose thé rose (RD, 67) Rose Éros (RD, 163) Off shore rose (RD, 153)
C’est un magnifique embrayeur avec, tapie dans les fourrés, cette « Rose Sélavy » chère à Desnos et à Duchamp. Fourcade crible le mot pour en arracher tout le suc. Il le fusille — et s’en trouve lui-même fusillé.
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Si Rose-déclic « a été écrit fusillé » (OU, 13), Outrance utterance est l’œuvre d’un homme qui affirme s’être « désenchaîné » (OU, 11) et qui obéit désormais à une impulsion profonde née, écrit-il, « de la non-identité du contemporain au moderne » (OU, 12). Dominique Fourcade n’entend pas être, comme tout un chacun, un émule de la modernité baudelairo-mallarméenne. Il veut dépasser cette problématique qui semble avoir connu son point d’orgue avec le triomphe de la métaphore surréaliste et sa théorisation avec le « Qu’est-ce que la poésie ? » de Roman Jakobson. « Contemporain » plaît donc davantage à Fourcade pourvu qu’il ne se commette pas avec l’étiquette « extrême-contemporain » fort en vogue quelque temps. Fourcade prend parti pour un « contemporain modéré » (OU, 10). L’extrémisme, c’est de croire que la voix poétique porte en avant, qu’elle soulève le monde, qu’elle est prête à le subvertir. Fourcade n’a que faire de cet « en avant » rimbaldien et charien : Disons-le, je vais sans avancer, ce n’est pas pour connaître que je vais, c’est pour m’exposer à l’inconnaissable. Le mot de recul serait d’ailleurs tout aussi propre à nommer ce mouvement. (OU, 20)
Si le mot cherche sa place, celle-ci ne se situe donc pas irrémédiablement « en avant ». Il en est de même pour la voix qui, considérée comme porteuse, peut tout aussi bien demeurer rentrée. Fourcade aime à évoquer ces moments capitaux où il est convié à lire de ses textes, à user donc d’une « voix qui n’est pas en moi, cette voix qui est mon texte et qui est le seul moi dont je réponde » (OU, 20). La voix, c’est le moi qui s’efface en elle et qui se confronte à sa propre disparition. Ainsi Fourcade va au-delà du simple moi et au-delà également de la simple jonglerie sur le mot, ses sens, ses sons. Le poète évoque une « voix contrebasse » qui ne domine pas l’orchestre mais qui le soutient. Se faire un nom dans la contrebasse, voilà le rêve. Et Fourcade de citer, parmi les élus, Ray Brown, Paul Chambers, Charles Mingus, Oscar Pettiford et... Charles Baudelaire (OU, 27). Pour Dominique Fourcade, tout est affaire de cordes : « Les cordes — quelles cordes ? Il faut écrire en contrebassiste mais sans pincer les cordes » (OU, 41). Ces cordes qu’on ne pince pas indiquent combien le poète est « incapable de venir à bout de la phrase à dire » (OU, 71). La phrase suscite en lui une telle détresse qu’elle semble avoir raison de toute possibilité de phrase. « Les phrases rentrent alors
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dans leur prison » (OU, 76) et, plutôt que le mot « phrase », Fourcade finit par lui préférer le mot « phrise » — condensation de la phrase qui le visite en sa prison et l’accule au frisson. Cette prison fait ressurgir chez Fourcade le souvenir du jour où son père le punit et l’enferme dans une pièce sans miroir où il lui faudra remonter « la peau noire de la phrase », mais avec l’angoisse et la peur de la « remontée interdite » : « je ne puis me voir dans un miroir car je suis sans figure, dans le gouffre de la phrase » (OU, 86). Acculé au noir de la phrase et à son gouffre, le recours pourrait être le son — d’autant que Fourcade aime cette phrase écrite par Tsvetaieva à Pasternak: « le son vous est plus cher que le mot ». Mais par « son », Fourcade entend « la cadence » et « l’harmonie de la phrase » (OU, 82). Quoi qu’il en soit, Dominique Fourcade s’éprouve comme un sujet emprisonné et même dépossédé. Mais cette dépossession, il la sait universelle. Elle transcende toute névrose personnelle et se trouve à même de transformer chacun de nous en Sujet monotype — titre d’un recueil majeur. Un monotype est un multiple potentiel mais qui n’est tiré qu’une fois. Degas fut le champion du monotype, et Fourcade se plaît à dialoguer imaginairement avec lui. Est-ce le « JE » de Degas qui travaille ? Non, c’est son pouce, son index dans l’encre, toute sa main — et, à ce moment, « JE désigne rien ». Le « JE » ne cristalliserait-il pourtant pas quelque secret situé dans l’enfance ? Non, dit le dernier texte du Sujet monotype qui se refuse à tout passéisme. Si l’enfance a un sens, il est dans la seule découverte de « la nécessité d’inventer », puis dans l’invention des moyens de l’invention qui suppose l’abandon du sujet et l’élimination même de l’œil. « Faire face sans œil à un monde sans œil » (SM,182). Tel est désormais le programme. Dans Est-ce que j’peux placer un mot ?, la grande affaire, c’est de retrouver le babil enfantin : « Si vous arrêtez le babil, vous arrêtez tout, il faut le savoir » (EQM, 40). Ce babil dépasse, lui aussi, toute histoire personnelle. Il met en branle un JE universel à l’indistinction sexuelle bien marquée : « Je est une harmonica-méduse, vêtue d’un cache-cœur. Un toujours faux masculin, un très peu plausible féminin » (EQM,43). Bien plus : babiller, tout comme écrire, tient de l’autisme : « l’autisme, cet état seul rend possible une lecture intégrale du texte qui relève d’une insensibilité absolue ; je dois donc travailler une absence d’état insupportablement » (EQM, 32). Écrire, c’est donc
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« une affaire très absentuée » (EQM, 10) — absence accentuée, mais aussi absence tuée, car c’est en s’absentant que finalement on se dit. Dominique Fourcade propose un mot à mot empreint de terreur où l’on risque de devenir « aphasique par excès de blasphème » (EQM, 53). Sur son papier à en-tête, Fourcade rêve de placer cette devise : « Le mort du sujet » (EQM, 64) — en écho au « Tout arrive » cher à Manet. « Le mort du sujet », ce n’est pas la mort du sujet, c’est l’appréhension de soi dans le miroir aveugle du monde, cette prison. Dominique Fourcade est, d’une certaine façon, reconnaissant à son père de l’avoir enfermé, enfant, dans une pièce sans miroir ; il a ainsi pu se voir sans œil, dans le noir d’une détresse sans faille. Et il a pu échapper prestement à l’erreur capitale d’un Mallarmé se comportant « en rouge-gorge qui se regarde dans une glace et ne comprend pas qu’elle lui renvoie son image et non celle d’un autre rouge-gorge mâle qu’il veut déloger » (EQM, 69). La poésie, en son point ultime, c’est l’art d’échapper à sa propre image, de sortir non seulement du narcissisme réducteur mais également de déloger toute image qu’on pourrait forger de soi-même. Il ne faut donc pas seulement déloger le JE, mais aussi le IL et le ON. Dans Mascunin fémilin, Fourcade écrit: « Je fais l’écrit de personne » (19). Dans son désir de dérouter la langue, il finit par parler de « voix ferrée » (la métaphore du voyage-prison se conjuguant à celle de la voix interdite et bloquée). Et le voici qui cherche l’apaisement en rêvant à la danse. Mais ce mimétisme mallarméen est vite chassé dans la mesure où Fourcade se délecte du mot « tutu ». Serait-ce, entre le JE et le IL, la renaissance du sujet dans quelque « tu » dont le redoublement ranimerait le babil en même temps qu’il tuerait le tu dans l’œuf ? C’est cette voix inconfortable que Dominique Fourcade explore, mais en le faisant surtout sur le mode de la métapoésie. Celle-ci, fûtelle criblée d’ironie, ne nous éloigne-t-elle pas de la poésie si du moins on la conçoit essentiellement comme un chant ? En pratiquant le grand écart entre une tentation réflexive et une certaine aspiration à la musique ou à la danse verbale, Dominique Fourcade occupe du moins une place singulière capable de satisfaire une grande part de l’échiquier poétique contemporain partagé entre deux postulations qui s’exacerbent davantage qu’elles ne trouvent prétexte à se concilier.
De la responsabilité du poète… Jean-Michel Maulpoix
Ce texte aura pour objet de dénombrer quelques éléments susceptibles d’entrer dans la composition et la définition d’un devoir du poète. Ce « devoir » dont Rimbaud formulait in extremis la nécessité au moment de quitter la poésie, dans le célèbre « Adieu » final d’Une Saison en Enfer (« je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre »), ce devoir qui donnait à la poésie son congé, je voudrais le formuler cette fois comme inhérent à la poésie même, et constituant en quelque manière son exigence, sa morale propre. Ou plutôt faudrait-il l’entendre comme l’ultime objet de sa chercherie (pour reprendre un mot de Baudelaire), puisque ce devoir n’est pas établi, mais reste aujourd’hui à chercher dans le singulier travail du poème dont nous savons bien qu’il n’est étranger ni à l’illusion, ni au leurre, la chimère ou l’excès… Posant ainsi l’enjeu de la poésie en terme de devoir, je suis conscient de renverser la perspective qui longtemps fit du poète une tête inspirée, douée d’un singulier pouvoir, reçu des dieux ou de la muse. Un pouvoir mythique ou mythologique, dont il se trouvait en quelque manière investi à son corps et à son esprit défendant et auquel s’attachait par conséquent davantage d’irresponsabilité que de responsabilité… Pouvoir qui, dans le pire des cas, serait de faire ou dire n’importe quoi, et de se nourrir comme l’ardennais de mensonge. Pouvoir qu’il s’agit bel et bien de quitter, peut-être en retournant la poésie contre elle-même afin qu’elle se réévalue, ou afin qu’on s’en sorte sans renoncer à écrire… En vérité s’agit-il cette fois de passer du pouvoir et de la mission (messianique et prophétisante, façon Victor Hugo) à la charge, et donc aussi bien de substituer aux figurations néo-platoniciennes, toutes aériennes du poète, comme « chose légère, ailée, sacrée », l’idée d’un
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fardeau dont le poète moderne se trouverait chargé en vertu de son travail même. Charge, fardeau, devoir ou responsabilité inhérents à la « jalouse pratique » d’écrire, laquelle reste à penser en termes d’exigence. Laquelle reste aussi à maintenir contre tout ce qui la décourage, à commencer par sa propre fatigue, si j’en crois ces vers de Philippe Jaccottet, extraits de Pensées sous les nuages : Le poète tardif écrit : « Mon esprit s’effiloche peu à peu. Même la passerose et la mésange me semblent lointaines, et le lointain de moins en moins sûr. J’en arriverais presque à demander qu’on me décharge de ce sac de lumière : drôle de gloire ! »1
Ce devoir est d’abord un devoir à l’endroit du langage, si le poète est pour commencer cet écrivain qui se penche sur le langage avec un soin, une attention, des vues et des visées particulières. Celui qui tient compte scrupuleusement du sens des mots, mais qui ne s’en tient pourtant pas à la définition étroite du dictionnaire, soucieux qu’il est de leurs potentialités et de leurs « reflets réciproques ». Celui qui redistribue la langue en figures. Celui qui veille sur sa mémoire aussi bien que sur son éclat. Celui qui est attentif à sa justesse autant qu’à sa capacité d’invention. Celui qui demeure attaché par une espèce de piété aux vingt-quatre lettres de l’alphabet : [...] s’il a, recréé par lui-même, pris soin de conserver de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers; il possède, ce civilisé édénique, audessus d’autre bien, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’une contrée2.
1. Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages (Paris : Gallimard, 1994), p. 169. 2. Stéphane Mallarmé, « La musique et les lettres », Œuvres complètes , Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1945), p. 646.
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Établir dans sa langue une doctrine et une contrée, tel serait le premier devoir du poète. Responsabilité quant à la fixation et à l’établissement de la langue en laquelle il écrit, et quant à sa capacité de se transfigurer en œuvre. Responsabilité donc quant au vers, dès lors que celui-ci, même en prose, constitue le « terme surnaturel » de l’exigeant travail d’écrire… Ce devoir est ensuite un devoir d’éveil et d’attention à l’endroit du monde : un poète est un être pour qui le monde extérieur existe. Un être qui, idéalement, ne devrait détourner les yeux de rien. Il s’arrête aux objets les plus humbles et il prête voix au monde muet. Au pain, au cageot et à l’anthracite. Il dit cette terre où nous sommes, à peine moins fragile et provisoire que nous. Il ajointe, il conjoint, il disjoint, il constitue le réel en monde. Sa tâche est de saisir des rapports, son devoir qu’ils soient vrais. Lorsque le poète chante le crépuscule du matin ou du soir, lorsqu’il s’oriente vers le lointain ou fait valoir le proche, lorsqu’il travaille à rapprocher dans la langue, par le jeu des images, les réalités les plus éloignées, il trace les coordonnées mêmes de l’espace et du temps, les méridiens de notre séjour. Il borde, déborde, reborde notre existence en son lit de langage. Ce qui implique une responsabilité à l’endroit des limites, puisqu’il lui incombe toujours de nous rappeler combien la grandeur de cette vie est d’être « brève et pleine entre deux abîmes ». Poète, celui qui voit et dit ce qui est là, en gardant l’œil sur « autre chose ». Ce devoir à l’endroit des limites est devoir de mémoire et de proposition, puisque le poète qui fait œuvre et qui élabore des objets plus durables que lui se trouve investi d’une double responsabilité à l’endroit du passé et de l’avenir. S’il lui appartient d’établir la présence, c’est-à-dire de répondre à la question « Quand sommesnous ? », « Où sommes-nous ? », il porte également son regard dans « les années profondes » (Baudelaire), du côté de ce que Quignard appelle « le jadis », car il est « le Montreur des choses passées » (Mallarmé). Il lui appartient d’établir le présent ou la présence aussi bien dans son rapport vif et fugace au circonstanciel et à l’éphémère que tenu, retenu et rebordé entre ses bordures de néant. Son devoir à l’endroit du monde est donc aussi bien un devoir à l’endroit d’autrui, du semblable et du prochain : son travail ne se contente pas de parler ou de chanter en direction des semblables, il établit l’existence même du semblable et du prochain en remettant
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sans cesse l’identité en question par le jeu des figures. En considérant l’ipse autant que l’idem, en posant vis-à-vis de tout être comme de tout objet cette double question : « qu’est-ce que le propre ? » et « qu’est-ce que l’autre ? » Travail d’amour est le poème, lorsqu’il parle avec flamme, précaution et douleur des êtres chers, présents ou disparus, auxquels il s’offre ou se dédie. Et devoir d’amour lorsqu’il entend émouvoir plutôt que séduire, puisque « s’adresser » ne lui suffit pas et qu’il lui faut toucher, comme avec les mains, un cœur mis à nu. Ce devoir à l’endroit d’autrui l’est donc encore à l’endroit de la pensée, du sentiment et de la sensation, c’est-à-dire de tout ce qui constitue la vie humaine en sa substance et sa mobilité. De même qu’il ne devrait détourner les yeux de rien de ce qui existe au-dehors, le poète devrait prendre en compte la totalité du dedans : désirs, pensées, tristesses ou joies, espérances ou détresses… Quand Octavio Paz affirme que le poète a charge d’âme, c’est peut-être bien dire qu’il veille sur l’humanité en prenant en compte jusqu’à l’inhumain, alerté de ce qui creuse le vide en nous tout autant que de ce qui nous emplit, soucieux de ce qu’André Green appelle « le travail du négatif ». Au poète d’établir l’espace où puissent entrer la plainte et la louange : tenir le langage de la valeur et du sentiment. Au poète d’instaurer la résistance du mètre au chiffre, de la mesure à la spéculation et du rythme de la parole humaine aux bruits de la technique et du négoce. Au poète de faire montre d’une certaine tenue (autre forme de résistance) dans ce qui existe aussi bien que de ce qui existe : cohésion et cohérence, en définitive, de l’être et du milieu en son parler soutenu. Au poète de montrer les liens, puisque l’homme à travers l’histoire, loin d’accomplir l’esprit, n’a fait qu’accroître la distance et la séparation. Devoir d’observation, de considération, d’éveil et d’attention, vues et visées particulières, le devoir du poète est pour beaucoup une histoire d’œil. En premier lieu le poète est responsable de son regard et de sa mise en œuvre, tel que de l’œil à la plume il circule, ou de la pensée à la phrase. Qu’il soit visionnaire, voyant ou simple témoin, c’est à la fois le visible et l’invisible qu’il garde en vue. Souvenons-nous de la définition proustienne de l’artiste dans
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Contre Sainte-Beuve : il est celui dont le regard lève pour nous « le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers ». Celui qui nous dit « Regarde, Regarde »3. Dans sa conférence de 1907 intitulée « Le Poète et l’époque présente », Hugo von Hofmannsthal définit l’artiste comme celui en qui « tout doit et veut se réunir » ; il est un point nodal et focal, attentif et sensible à toutes choses : « on dirait que ses yeux n’ont pas de paupières ». Lorsque Mallarmé compose son « Toast funèbre », en hommage à Théophile Gautier, c’est entre tous les sens le regard qu’il choisit d’élire : Le Maître, par un œil profond, a, sur ses pas, Apaisé de l’Éden l’inquiète merveille Dont le frisson final, dans sa voix seule, éveille Pour la Rose et le Lys le mystère d’un nom4.
Selon Mallarmé, les forces de la vie ne peuvent perdurer qu’aveugles à leur propre splendeur. Et c’est à cet aveuglement que répond la tâche du poète, « chargé de voir divinement ». Je suis tenté d’ajouter encore, en dépit ou à cause de leur anachronisme même, deux devoirs oubliés : un devoir d’espérance et un devoir de beauté. L’espérance, qui n’est pas tout à fait l’espoir, me paraît pouvoir être puisée avec « l’énergie du désespoir » dans le maintien même d’une tâche (le travail d’écrire) que tout l’aujourd’hui semble destiné à empêcher. Espérer, ce serait au moins à la façon de Michaux s’exclamant, après avoir tant frayé les voies du négatif, « je dois donner confiance, donner courage ». Il m’importe de faire entrer dans une éthique de l’écriture, à côté du devoir de vérité, une proposition telle que « se dégager de l’amertume ». Un écrivain est un homme que sa révolte même doit conduire à acquiescer à la condition terrestre. Quant à la beauté, qui longtemps se confondit avec le Bien, on sait que Baudelaire l’a adorée comme une déesse froide et implacable, détachée à la fois du sentiment et de la morale. On sait aussi que Rimbaud l’a assise sur ses genoux et l’a injuriée. On sait que toute la 3. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1971), p. 178. 4. Mallarmé, op. cit., p. 55.
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poésie moderne porte plus ou moins l’idée d’une perte, d’un retournement, d’une humiliation, d’un assassinat ou d’un congé de la beauté. C’est le laid que recherchent délibérément certaines écritures contemporaines de l’aggravation. Ainsi Christian Prigent prône-t-il quelque chose comme le « jeté veule » d’une diction expressionniste. Il entend dessiner sur le papier « quelque chose de brut, de rogue et de crispé »5. Je ferais mienne une réaction vive, comme celle, tout récemment6, du poète allemand Michael Krüger affirmant ceci : La loi inhérente à tout poème est la recherche désespérée, quoique désespérée, de la beauté. Et tout lecteur de poèmes veut participer à cette recherche de la beauté. […] Celui qui aspire au laid et à l’augmentation des déchets n’a pas besoin du labeur de poésie.
En ce temps, le devoir du poète est de dire où se trouve l’humain : le montrer, le cerner, en établir la carte. Sa tâche n’est pas seulement, comme certains semblent le croire aujourd’hui et y insistent, de souligner durement l’inhumanité de l’Époque. Il me semble en effet que nous connaissons mieux aujourd’hui ce qui nous détruit que ce qui nous garde en vie. Il ne s’agit ni d’aggraver ni d’arranger les choses, mais de retrouver nos raisons d’être. Tisser et tirer obstinément sur le papier les quelques fils sur lesquels nous pouvons nous tenir en équilibre. Faire en sorte que cette vie soit un peu moins absurde, voilà ce que l’on pourrait demander au poète. Ne l’embellissez pas artificiellement, ne nous trompez pas sur la vérité des choses, mais montrez-nous plutôt de quelle pâte nous sommes faits et combien il entre de rêve et de désir dans la composition de nos jours. Expliqueznous d’un mot, dans le regard de la passante, les conditions de l’espérance et de l’amour. Dites-nous ce qu’est le temps de vivre et de mourir. Empêchez-nous donc de nous perdre et de nous jeter dans ce qui nous dévore. On ne doit attendre rien moins du poète que la vérité toute nue et tout entière, non pas abstraite et générale, mais concrète et radicale, et telle surtout que s’y trouvent ainsi réévaluées nos raisons de vivre. 5. Christian Prigent, Une erreur de la nature (Paris : POL, 1996), p. 182. 6. Le 13 mai 2003 à la BNF, lors de la première journée organisée par Michel Deguy sur le thème « Une politique mondiale de la poésie ».
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Tel serait le devoir de chercherie du poète. Son enjeu n’est ni plus ni moins que la raison d’être. En sa visée ultime, et quel que soit son prétexte, son point de départ plus ou moins circonstanciel, la poésie ne vise rien moins qu’à réévaluer sur le vif (dans le vif d’une expérience) nos raisons d’être. En tenant le réel et l’idéal vis-à-vis l’un de l’autre, en confrontant sur l’axe du temps ce qui est, ce qui a été, ce qui pourrait être, en faisant donc la somme du possible et de l’impossible, la poésie fait valoir et évalue nos raisons de vivre. Elle évolue du côté de la valeur. Ou elle tend vers la valeur.
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« Poésie ou mort, ou quelque chose d’approchant » : la mort du sujet dans les carnets de Pierre-Albert Jourdan Philippe Met Amorcée au tout début des années 1960, puis poursuivie à l’écart des modes et des dogmes, l’œuvre poétique de Pierre-Albert Jourdan (1924-1981) est aujourd’hui encore méconnue, malgré la parution au tournant des années 1990, sous l’impulsion d’Yves Leclair, de deux imposants volumes qui constituent une édition à la fois posthume et, pour ainsi dire, princeps (s’agissant pour partie de textes tantôt disséminés dans des revues ou des tirages modestes, tantôt même inédits), bien qu’à ce jour incomplète : Les Sandales de paille et Le Bonjour et l’adieu1. Laissant de côté le pan formellement poétique de la production jourdanienne, on s’intéressera ici à l’infléchissement notable que subit celle-ci, dans la dernière décennie de la vie de l’auteur, vers une écriture fragmentaire, voire aphoristique, qui tend à se cristalliser moins sous la forme de journaux intimes qu’autour de carnets poétiques et autres cahiers de notes. À la pulsion narcissique et à la dimension anecdotique qui sous-tendent tout projet diaire se subroge ainsi un travail inverse de rigueur gnomique ou d’exercice spirituel, qui puise volontiers son inspiration dans le taoïsme ou le bouddhisme Tch’an et vise à un arasement du biographique, à une réduction à l’essentiel du processus scriptural et de l’instance subjective :
1. Paris, Mercure de France, 1987 et 1991 respectivement. Les textes de Jourdan auxquels nous nous référons par la suite appartiennent exclusivement au premier de ces deux volumes et nous nous contenterons d’indiquer la pagination, précédée du titre de l’édition originale selon les abréviations suivantes : Fragments : FR ; L’Angle m o r t : A N ; L’Entrée dans le jardin : E N ; Les Sandales de paille : S A ; L’Approche : AP.
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Sens et présence du sujet poétique Il faut réduire l’écriture. Opération alchimique. (SA, 385) Commence ta journée par raturer, par enlever toute lourdeur […] (FR, 109) Je m’efface, c’est tout l’exercice. / (Mais cette gomme est trop tendre !) (AN, 193) Furtivement je suis là, au bord extrême de moi-même, et cherche à m’éviter […] (FR, 94) Faire sa place à la nudité, à la confiance, à l’offrande. Savoir, en face, se simplifier. (SA, 363)
Or, à l’aube des années 1980 et au crépuscule prématuré de sa vie, Jourdan, qui se sait atteint d’un mal incurable, s’attache, à travers d’ultimes carnets qui, significativement, s’(in)achèveront par L’Approche, à confronter une advenue inéluctable et imminente, celle du dernier sommeil, qui, par définition, échappe à tout abord préalable (au-delà de la simple « approximation » laissant « le mystère […] entier » (FR, 85)) comme à toute saisie en acte. Qu’en est-il dès lors de la subjectivité au regard d’un tel angle mort — face à lui ou prise en la noirceur de ses rets/rais —, pour faire emprunt au titre, en un sens prémonitoire, d’un autre texte notulaire de Jourdan, rédigé pour l’essentiel au mitan des années 1970 mais ne paraissant — trouble prescience ou cruelle ironie? — qu’aux premiers signes de la maladie en octobre 1980 ? Un angle mort du reste ambivalent, conçu tantôt comme « abri de sécurité » (SA, 319) — mais de cette notion Jourdan n’est pas sans relever parallèlement la propension à se muer en « gouffre » (AN, 200) — , tantôt comme point aveugle ou pointe aimantée, c’est égal, tant du moi que de l’écriture, tantôt, enfin, comme aune des mortels : « C’est bien sous l’angle de la mort qu’il faut “braquer” les vivants, pour jauger leurs réactions — si peu de vivants alors, pour beaucoup de déjà morts, de pourrissants sur place » (SA, 389). Qu’advient-il par ailleurs des exercices d’assouplissement ou d’amenuisement de soi accomplis dans le cadre d’une véritable ascèse, tout ensemble existentielle, spirituelle et poétique, lorsque le sujet affaibli, à bout de souffle, doit affronter son propre dépouillement, radical comme le suggère, sous la plume de Jourdan, la récurrence, remarquablement préservée toutefois de tout pathos comme de toute déperdition sémantique, des
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qualificatifs « désarmé », « démuni » ou encore « nu » ? Les scories dont il convient de se défaire, l’excédent qu’il faut s’efforcer de raboter en soi — une telle hygiène de vie, une telle discipline d’écriture ne peuvent que prendre une résonance toute particulière dès lors que l’on se sent étouffer en soi-même, tant physiologiquement (l’auteur est atteint d’un cancer aux poumons) que psychologiquement (il est gros de larmes qu’il importe de ne pas laisser éclater sous peine de se voir tout entier emporté par le flot (AP, 429)). Oui, comment perpétuer les vertus d’éveil et d’appétence lorsque la douleur, à la manière d’effets de style complaisants susceptibles de constituer autant d’« écrans rhétoriques »2 et dont il faut par conséquent se garder, « fait barrage » au « fracas du monde, [à] sa beauté, [aux] proches » (AP, 491) et opacifie de son lancinant poison le rapport d’une instance subjective (qui, d’ordinaire, tend à osciller entre présence et absence dans l’écriture jourdanienne) au tégument de l’univers sensible, à son intime frémissement ? Reconnaissant la difficulté d’application en toutes circonstances de ce « mot admirable » qu’est quiétude (AP, 433), comment Jourdan pourrait-il en ces temps de souffrance et d’in-quiétude foncière prêcher par l’exemple, se montrer digne ou à la hauteur de la sérénité — a fortiori la vivre — de celui qui parvient tant à exprimer qu’à transcender le quotidien dans lequel il se trouve immergé, qui s’abstient de chercher naïvement à réconcilier le bruit et la fureur des hommes avec le sensible dans son infime et infini être-là ? Une telle élévation, Jourdan la retrouve dans le Perros de L’Ardoise magique, texte, sinon fondateur, tout au moins incontournable pour qui en vient (disons, d’Henri Thomas à Daniel Oster) à tenir la chronique d’une mort — la sienne — annoncée, et que le signataire de L’Approche, après avoir reproduit dans les pages liminaires une note de Coleridge proche de Perros (AP, 430) et esquissé une description du milieu hospitalier non moins dans le ton de son modèle (AP, 431), ne manque pas de relire : « Cette façon, magistrale selon moi, d’introduire la hauteur dans ces descriptions atroces. Hauteur, à n’en pas douter, qui est celle, naturelle, de Perros lui-même, malgré cette gouaille, parfois, qui n’est
2. Voir Corinne Giroud, « Le tracé de la voix, cette blessure en terre. Écrire — Mourir : la dernière expérience poétique de Pierre-Albert Jourdan », in Sud, XIX, 84, 1989, p. 118.
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que pudeur » (AP, 487)3. Quant à une supposée sagesse, qui consisterait pour partie à « avoir la connaissance morale de sa mort particulière », comme le rappelle opportunément une citation du théosophe Louis-Claude de Saint-Martin (AP, 455), Jourdan n’est pas dupe non plus de la « réputation » à maintenir, qui note, non sans une certaine distance douce-amère : « Quand on te dit “livre de sagesse”, laisse l’éloge de côté. Mais, tout de même, quel fardeau! Tu as bonne mine maintenant : va falloir l’assumer! » (AP, 432). Et plus que du côté des Stoïciens ou des mystiques orientaux, peut-être est-ce vers « la rude sagesse, la sagesse à claques » (AP, 456) de Michaux qu’il convient alors de se tourner. Autant d’interrogations, moins abruptement ou univoquement posées, on le voit, qu’insidieusement mais tenacement suscitées par les textes « de fin de vie » ou d’avant-mort de Jourdan4, qui indiquent assez combien le voisinage de la mort ne fait qu’exacerber des tensions propres à une pratique et à une philosophie que l’on pourrait s’empresser de subsumer par les instances commodément « supérieures » de l’écriture et de l’existence, n’était que ce mode de production et cette forme de pensée entendent, sans non plus vouloir à toutes fins les subvertir, ne pas passer par les voies obligées du biographique et du lyrique. Mais tâchons de procéder peu ou prou par ordre. On notera en premier lieu que l’acheminement vers un lugubre destin précipite, pour le rédacteur de carnets, la co-incidence, nécessairement asymptotique, de l’écriture et de son horizon5 — ce 3. Le recueil Les Sandales de paille faisaient déjà signe vers l’auteur des Papiers collés : « La sincérité de Georges Perros. Papiers collés pour s’éviter l’agacement de l’inutile bourdonnement des mouches contemporaines. / Perros : “Je suis persuadé qu’on rencontre sa mort durant la vie. Mais on ne la reconnaît pas. À peine risque-t-on d’en sentir le frisson. Souvent dans le regard d’autrui” » (S A , 374–5) ; « Fraternellement, Perros : “La plupart de ces notes, je le sais, sont inachevées. […] ” » (SA, 380) ; « La pétarade de la moto et le grondement de la mer, de la mort. L’impossible à vivre qui a été vécu. Perros le vivant. / Perros, l’homme lézardé. Le ciment des mots » (SA, 383). 4. Ce seraient ceux, en définitive, à même de contresigner l’épitaphe proposé par Les Sandales de paille : « Ci-gît l’absent d’une vie pressentie » (SA, 394). Voir aussi cet éclat lapidaire parmi les premières Notes d’un voyage : « Moi, l’absenté au cœur des choses », in Y. Leclair (dir.), Pierre-Albert Jourdan (Cognac : Le Temps qu’il fait, 1996), p. 11. 5. Jourdan est également sensible à ce type de perspective dans le paysage : « Quand on parle de ligne de fuite, on la perçoit ici où nul arbre, nulle résille de branches ne s’interposent entre nous — lui — et l’infini d’un monde ouvert » (AN, 210).
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point d’articulation de l’anthume et du posthume vers lequel court, comme sur sa pente naturelle, soit aussi comme à sa perte, le journal poétique, pour ne pas dire, avec Maurice Blanchot, l’écriture in extenso en tant qu’interminable agonie ou travail du deuil de soimême. À cela près, en dépit de possibles résonances blanchotiennes dans l’œuvre jourdanienne6, que l’auteur de L’Angle mort ou même de L’Approche n’est pas, par exemple, le Roger Laporte « thanatographe » de Moriendo, par ailleurs grand noircisseur de cahiers (dont Le Carnet posthume, qui fait retour sur la question de la cessation de l’écriture)7. Sachant lui aussi la mort proche, Daniel Oster pose avec acuité cette pointe extrême, à la fois appelée et éludée, du dicible, dans un ultime recueil de notes qui d’une part redit, par le biais d’un irréalisable et lacunaire journal intime, l’impossibilité de toute écriture de soi, sinon comme fiction, et d’autre part vise à liquider le dossier « Daniel Oster » en usant d’un radical « art du débarras »8 ou du désencombrement. À partir de l’exemple de Robinson Crusoe — de son glissement d’un régime autobiographique à un mode diaire, et, plus spécifiquement encore, de l’inscription de la date de son naufrage qui ouvre le journal du personnage éponyme —, Oster observe en effet : « La date initiale est ainsi la date en attente de celle qui devra venir la compléter, celle de la mort, mais qui l’inscrira, celle-là ? ». Ou, selon un phrasé plus succinct : « Comment dire “ma mort” ? »9. Avant de préciser, dans une tonalité singulièrement jourdanienne : « Ce qui m’échappait si souvent m’échappe soudain en totalité, c’est peut-être bien cela mourir »10. Dessaisissement récapitulatif et constitutif, en quelque sorte, qui serait comme l’image en creux d’une certaine doxa selon laquelle l’instant de la mort condenserait en une
6. Un critique comme Y. Leclair a ainsi pu parler à propos de Jourdan de « lumineuse écriture du désastre ». Voir Michel Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours (Paris : PUF, 2001), p. 386 (nous soulignons). 7. Moriendo (Paris : P.O.L., 1985) ; Le Carnet posthume (Paris : Léo Scheer, 2002). 8. Rangements (Paris : P.O.L., 2001), p. 78. 9. Ibid., p. 22 et p. 187. Citons encore, l’humour en plus : « Deux phrases qu’un autobiographe ne saurait écrire : “Je suis mort le, etc. ”, et “Je suis un imbécile, un imposteur, etc.” » ( p. 195). 10. Ibid., p. 187. Ajoutons qu’un ample développement de Rangements porte en titre « Approche de la mort » (p p. 125–34).
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image kaléidoscopique, ou appréhenderait en une brévissime séquence visuelle, le plein sens, la plénitude signifiante d’une vie… En second lieu, le contemplatif tourné vers son paysage d’élection (le jardin universel de Caromb, dans le Vaucluse), en quête d’une certaine forme d’ataraxie (même s’il ne se dit pas épicurien), se heurte désormais au cruel écueil de la souffrance et de l’effroi, du naufrage et de la ruine intimes. En un sens, il se trouve tacitement mis en demeure, ou au défi, de mettre à l’épreuve, sinon en pratique, ses distances, tôt marquées, vis-à-vis d’un certain épanchement lyrique : « Je vous laisse parler de lyrisme. Quant à moi, je parle, en deça du lyrisme, devant la porte du jardin toujours fermée » (EN, 222, nous soulignons)11. Il n’en va pas autrement de ses précédentes méditations sur la mort : les représentations que diverses cultures en donnent, les rites qui l’entourent, les conceptions que les peuples ont pu élaborer à son endroit au fil de l’histoire et des civilisations, jusqu’à la manière d’occultation qui tend à prévaloir aujourd’hui dans nos sociétés occidentales. Dans L’Angle mort, qui à la fois concentre et dissémine l’essentiel de ces pensées-fragments qu’il se garde de lier par quelque nappé dissertatif ou de revêtir d’un tour ethno-anthropologique, le poète oppose ainsi l’exercice chamanique esquimau de la « contemplation du squelette » (AN, 185), la conscience sioux de la finitude humaine (AN, 198), la « méditation sur le cadavre » en Orient (AN, 205), ou encore le rituel des calaveras ou « têtes de morts mexicaines », « autre façon plus joyeuse, gourmande, de déguster la mort » (AN, 205–6), à l’« ordre fallacieux » qui est le nôtre de la « mort “clinique” », « en chambre close, aseptisée » (A N, 197) : « Restés aveugles à la Puissance nous avons établi à côté une puissance technicienne qui nous dévore peu à peu. […] Quelle maigre puissance qui n’est même pas capable de supporter la mort, de donner au mort les somptueux adieux auxquels il devrait avoir droit » (ibid.). Vanité de cette techné-Moloch qui, en plus d’un sens, rejoint certains exempla sapientaux de la Bible, à commencer par celui qui fait résonner le fameux vanitas vanitatum, dont Jourdan se contente de faire éclore de discrets surgeons, en lieu et place de pesantes exégèses : 11. On retrouvera un écho de cette notation dans L’Approche : « Tout est si simple, d’une simplicité écrasante. Alors on préfère plonger dans le lyrisme, c’est plus sûr et, en outre, on a toujours la ressource de s’en excuser. La Muse, n’est-ce pas!… » (AP, 467).
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Amandier, sauterelle, câpre (Ecclésiaste, 12-5)12, vous êtes de ce monde béni, de cette essentielle fragilité, « tandis que l’homme s’en va vers sa maison d’éternité! Et les pleureurs tournent déjà dans la rue ». Oui, les pleureurs s’éparpillent, ils oublient qu’il existe un monde où les cris sont bannis. […] L’émerveillé saute la mort. La vanité serait de s’attarder. L’amandier le sait bien. (AN, 189)
Quid du sujet et de son vécu douloureusement intime, pourra-t-on à bon droit s’interroger, au sein de ce collectif plus bigarré que syncrétique ? Un premier élément de réponse peut être apporté par cette autre allusion biblique de L’Angle mort, concernant celle-là un passage sur la résurrection des morts issu de La Première Epître de Paul aux Corinthiens. Simplement référencée et exempte de toute citation, elle s’immisce au cœur d’un moment à la fois éminemment privé (il s’agit d’une scène d’obsèques) et extérieur à l’observateur involontaire qu’est Jourdan visitant l’église Saint-Médard. Si la parole paulinienne originelle portait bien, dans un « martèlement inouï » (AN, 202) que le poète se retient d’expliciter, sur le rapport entre l’un ou l’unique (i.e. le Christ) et le multiple ou la totalité (i.e. [tous] les [autres] morts) autour de la question de la résurrection, l’instance énonciative du texte de Jourdan bascule, elle, du « je » inaugural au « nous », et la perspective se déplace du quotidien pris sur le vif au dénominateur commun de l’humanité, de l’instantané de la notation à l’intemporalité de l’assertion : Il est 14 heures. Dehors des fruits et légumes nous éclatent au nez. Une femme piétine deux gros poivrons. […] Nous sommes les plus pitoyables, frères, nous ne savons pas lever les yeux. Ils sont plombés. (AN, 202)
Second élément de réponse : la structure même de L’Angle mort. « Je ne me suis donc pas débarrassé de ce livre, comme je l’avais pensé. Prolongements. Je les sens. Mais est-ce encore de l’écriture? » (AN, 426) : ainsi les Pages de journal 1981 s’achèvent-elles stricto sensu sur les « rebonds » (ibid.) de cet opus matriciel qu’est L’Angle mort, dont L’Approche forgera, in extremis et dans le mouvement
12. Est-ce un hasard si le chapitre en question de L’Ecclésiaste s’intitule « L’approche de la mort » dans la traduction œcuménique de la Bible ?
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même de son propre dé-nouement, le chaînon manquant (AP, 488). Or, les réflexions proprement dites de L’Angle mort comportent une forme de bref addendum (AN, 209–12), lui-même notulaire et sobrement intitulé « Mort de Jean-Yves ». Rebond originel en quelque sorte que ce très beau texte écrit à l’occasion du décès du très jeune enfant d’une parente — premier exemple de douleur et de drame indicibles, infiniment proche sans pour autant atteindre tout à fait à la moelle de la subjectivité. Avant même le texte « terminal » et in-terminable de L’Approche est, de la sorte, esquissé — dans la langue, par l’écriture, au gré des sauts et gambades du fragmentaire ou des effets de rebonds internes à l’œuvre — un mouvement de rapprochement avec le mourir, et, partant, avec ce qui pourrait constituer une vérité de l’être. « Se payer de mots ? Pas devant lui, devant ce petit visage illisible » (AN, 211). On aura compris qu’il ne s’agit pour Jourdan ni de pontifier sur le topos du memento mori, ni de livrer un vécu au contraire confidentiel ou le bilan d’une longue introspection, mais bien plutôt de faire en sorte que « l’intime désastre » devienne « la seule ressource » (AN, 189), d’approcher (de) la mort, de rendre plus lisible peut-être cette « Présence noire, qu’aucun phare n’éclairera » (AN, 197) et ces images rendues inintelligibles par « le flot impétueux de la mort » (AN, 205) qui, de part en part, les traverse, alors qu’il y a, lorsqu’on entre dans son aire, « illisibilité de tout », comme le confie pour sa part Oster dans Rangements13. Non pas qu’il y ait pour autant une bipolarisation tranchée entre deux sphères parfaitement distinctes. C’est tout au contraire le franchissement qui prévaut. Cela posé, si la figure éminemment transgressive du fantôme, par exemple, peut se faire si récurrente dans certains des écrits de Jourdan (en particulier, Les Sandales de paille), il s’agit moins d’un imaginaire romantique où les spectres reviendraient hanter les vivants que de la mort s’insinuant au cœur même de l’être et de l’étant : On prie pour l’apparition. L’apparition de la vie. On voudrait secouer tout ce mort à l’intérieur du corps, ce gravier d’allées désertes. (EN, 218, nous soulignons).
13. Op. cit., p. 195.
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Au sein d’une existence aux allures de funeste mascarade (d’où la fascination tôt nourrie pour Bosch, ou encore la mention des masques d’Ensor au détour d’un fragment de L’Approche (AP, 440)), faite d’errance et de cécité (AN, 205), ou lorsque, condamné, le malade se sent peu à peu « recouvert par l’invisible » (A P , 492), un dépouillement plus que jamais s’impose, afin de tenter « de se rendre plus visible » — plus lisible aussi — « à soi même » (AP, 454). On voit que l’« état de fantôme », le « peu de consistance de cet être que nous sommes » qu’évoquent des pages inédites d’un journal tenu en 1981 (320) constitue un trait ontologique et non pas contingent, une condition existentielle qui transcende et précède, dans l’œuvre même de Jourdan, la proximité du sujet avec la maladie et la disparition effective. Or, cette mort « que nous portons en nous de façon constante » doit aussi « être perçue de façon d’autant plus lisible » (A P, 450). Si Daniel Oster, s’autorisant du paradigme perrosien, relève qu’il n’y a à proprement parler « rien de nouveau sous le soleil de la mort »14, l’imminence de celle-ci n’en tient pas moins lieu d’Événement par excellence, le seul qui en un sens soit à même de rompre le ressassement, voire l’in-intérêt et l’in-signifiance, du journal intime, tout au moins dans son format usuel qui, répétonsle, n’est guère celui des carnets et autres recueils-notes de Jourdan, alors que le quotidien de la douleur, de l’angoisse et de l’attente se fige en un « temps coagulé » (AP, 486). Encore cette mort faut-il que le sujet puisse la regarder non pas en face ou fixement (car l’on n’est pas sans savoir, depuis La Rochefoucauld au moins, que, comme pour l’astre solaire, la chose tient de l’impossible gageure…), mais de l’autre côté, selon une paradoxale symétrie : De notre vivant, l’étions-nous si souvent ? Plutôt à moitié mort. Ce serait l’autre face où, mort, nous deviendrions, de temps en temps, vivant. (453)15
Dans Notes d’un voyage, une paire de fragments met en regard deux moments de fixation de la mort ou du mort, l’approche analogique du premier — « comme on lève un drap, comme on 14. Op. cit., p. 148. Voir aussi p. 146 : « La présence de la mort ne change rien, ou pas grand-chose. On continue. C’est ce qu’on voyait déjà dans les carnets de Perros ». 15. Voir également : « Ils meurent, tu vis. Ils crient pourtant que tu es bien vivant. Comment est-ce possible ? Serais-tu mort, toi aussi ? » (FR, 21).
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regarde un mort » — se renversant en une expérience quasi autoscopique dans le second : « Je suis le défunt. Je m’observe ainsi, étonné. Je suis vraiment étonné. Est-ce mon dernier visage? À l’instant je m’en épouvante »16. À travers le motif du visage comme face visible-invisible, lisible-illisible de l’individu… et de sa propre mort, on touche peut-être au fondement même de la poétique, ou, risquons le mot, de la philosophie jourdanienne du sujet. Comme si dévisager le mort était en définitive une condition préalable au fait d’envisager la mort, comme s’il fallait pouvoir « sortir de soi » pour « saisir le sens » (AP, 469) de son propre visage et son propre néant, à défaut d’un œil intérieur qui soit autre que le misérable embout lumineux d’un fibroscope (A P , 481). Ou, pour le dire par retournement/détournement : À chaque regard qui se détourne, quelque chose meurt. La somme de ces morts infimes, inaperçues, nous l’ignorerons toujours puisqu’elle revêt alors le visage de notre propre mort. (AP, 475)17
Demeure la tentation, puisqu’aussi bien la question conjointe du regard et de la lisibilité s’avère tout aussi pertinente pour le paysage que pour le visage18, d’un devenir-végétal, d’une absorption par ou dans le paysage vers quoi semble s’acheminer in fine le sujet de L’Approche au gré d’une dépossession de la parole, sinon heureuse, acceptée : « Si vous me dites que j’écris, je ne vous croirai pas » (AP, 492).
16. In Pierre-Albert Jourdan, op. cit., p. 35. Le texte ne manque pas de faire sourdre l’image-formule immémoriale du « dernier voyage » ( p. 37). 17. L’Angle mort présente un effet de miroir apparenté : « La solitude n’a pas de sol où se poser, elle ne fait que t’entraîner toujours plus loin, plus bas, jusqu’à cette secousse fatale où tu la reconnaîtras comme étant ce miroir qui façonnait ton visage chaque jour et qui l’abandonne à sa complice, la mort » (AN, 204–5). 18. Sur ce point, voir l’étude de Richard Stamelman, « Le visage du monde », in Pierre-Albert Jourdan, op. cit., p p. 143–51.
Runes de Jean Grosjean et La grande neige d’Yves Bonnefoy : de l’étrangeté pragmatique à la lecture allégorique Michèle Monte Une façon de prendre, qui serait De cesser d’être soi dans l’acte de prendre, Une façon de dire, qui ferait Qu’on ne serait plus seul dans le langage. (Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige)
Ce travail paraîtra au premier abord un peu déconcertant à qui est habitué à une approche littéraire des textes poétiques. Je me propose en effet d’éclairer non pas tant l’œuvre ou le projet d’un auteur particulier, que de considérer des poèmes d’auteurs différents qui, malgré d’évidentes différences contextuelles, se caractérisent par une commune mise entre parenthèses de leur sujet énonciateur. Pour ce faire, je m’appuierai sur les outils élaborés par la pragmatique. Il me semble en effet que, loin d’être réductrice, une telle approche, prenant à bras-le-corps la dimension communicationnelle des poèmes, permet de rendre compte d’effets de sens importants dans des poèmes qui se distinguent précisément par leur écart vis-à-vis des règles habituelles de la communication. Considérant avec Jacques Roubaud qu’ «un poème se place toujours dans les conditions d’un dialogue virtuel »1, je me pencherai donc sur des poèmes paradoxaux en ce sens que cette dimension dialogale y paraît occultée : Le sujet parlant s’efface de son acte d’énonciation, et n’implique pas l’interlocuteur. Il témoigne de la façon dont les discours du monde (le tiers) s’imposent à lui. Il en résulte une énonciation apparemment objective (au sens de « déliée de la subjectivité du locuteur ») qui
1. Jacques Roubaud, Quelque chose noir (Paris : Gallimard, 1986), p. 124.
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Sens et présence du sujet poétique laisse apparaître sur la scène de l’acte de communication des Propos et des Textes qui n’appartiennent pas au sujet parlant2.
Si cet « effacement énonciatif »3 a, depuis un article célèbre de Benveniste4, suscité beaucoup de travaux en ce qui concerne les textes narratifs, il n’en a pas été de même pour la poésie mais l’intitulé du colloque de Dublin invitait à aborder les choses sous cet angle. Que devient le sens du poème lorsque son sujet s’efface ? Peut-on penser que « le propos s’impose de lui-même »5et que le lecteur accède alors à une intimité avec la scène décrite que ne trouble aucune interférence subjective ? Ou bien l’effacement du locuteur va-t-il conduire au contraire à une opacité du texte ? Je m’étais posé la question en constatant auprès des étudiants que Airs de Philippe Jaccottet, recueil que son auteur affectionne et que les « experts » apprécient beaucoup, les laissait bien souvent insensibles. Composé majoritairement de « poèmes-constats » se définissant par « une certaine assurance dans l’assertion, des phrases non-modalisées, souvent nominales, parfois catégoriques », décrivant une situation « qui s’impose au locuteur sans qu’il ait à la juger ou à prendre parti »6, Airs désarçonne des lecteurs peu entraînés parce qu’ils n’y reconnaissent pas de dimension illocutoire claire. C’est à dessein que j’emploie ici un terme austinien, car je voudrais montrer à présent à propos d’autres textes combien l’analyse des actes de langage proposée par J. Austin7 et qui distingue pour chaque énoncé une dimension locutoire (le dit), une force illocutoire (l’intentionnalité) et un effet perlocutoire (l’objectif visé et l’effet produit sur le récepteur), peut nous aider à comprendre ce qui est en jeu dans ces poèmes caractérisés par un très grand effacement énonciatif. Anti-lyriques par excellence, mais bien éloignés également de toute préoccupation didactique qui leur redonnerait une transitivité, ils apparaissent comme des objets pragmatiques non identifiés : certes, 2. P. Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression (Paris : Hachette, 1992), p. 649. 3. Titre d’un des derniers numéros de Langages, 156, décembre 2004. 4. « Les relations de temps dans le verbe français », Problèmes de linguistique générale (Paris : Gallimard, 1966), pp. 237–50. 5. P. Charaudeau, op. cit., p. 649. 6. Michèle Monte, Mesures et passages. Une approche énonciative de l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet (Paris : Champion 2002), p. 316. 7. How to Do Things with Words (Oxford University Press, 1962) ; Quand dire c’est faire, trad. G. Lane (Paris : Seuil, 1970).
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ils disent des choses, et leur sens sémantico-référentiel est souvent même limpide, en raison du dépouillement stylistique qui est un des aspects de cet effacement énonciatif qui les caractérise, mais ce qu’ils décrivent est posé là, dans une telle extériorité par rapport au sujet parlant, du moins dans un premier abord, qu’ils paraissent souvent étranges ou hermétiques malgré leur lisibilité littérale. Il leur manque de fait une force illocutoire qu’on puisse appréhender immédiatement, et seul un déplacement de nos habitudes de lecture pourra nous les rendre signifiants en substituant à la relation poète-lecteur habituelle dans notre culture occidentale une relation différente, où l’objet du poème et le poème comme objet s’imposent comme les seuls points d’accès possibles au sens. Je me propose donc de réfléchir à la réception possible de ces poèmes paradoxaux en examinant deux suites de poèmes : Runes, première partie de Nathanaël de Jean Grosjean, publié en 1996 et La grande neige, première partie de Début et fin de la neige d’Yves Bonnefoy, publié en 19918.
Principaux traits énonciatifs des deux recueils Les poèmes de J. Grosjean sont pour la plupart entièrement assertifs, inscrits dans un présent qui ne réfère qu’au moment même du poème ou à une intemporalité sans bornes, et dénués de présence humaine. Si la présence ça et là de connecteurs, d’adjectifs ou d’adverbes subjectifs introduit un jugement, l’effacement de l’énonciateur transforme ces jugements en faits : ne pouvant être rapportés à nulle conscience perceptive, ils apparaissent alors comme l’être même des choses. En revanche, les prédicats anthropomorphiques sont nombreux comme on peut le voir dans cet extrait d’« Aube » : Une idée d’orage hésite Au bord du ciel clair. Le matin s’arrête en route, Il a oublié sa faux.
8. Runes fait partie de Nathanaël, publié dans la collection blanche de Gallimard en 1996 et les références seront notées N suivi du numéro de page ; pour Bonnefoy, je me référerai à la réédition de ce recueil en 1995 dans la collection « Poésie/Gallimard » à la suite de Ce qui fut sans lumière, et les références seront notées D suivi du numéro de page.
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Sens et présence du sujet poétique Le chemin s’arrête, il doute. Les instants s’en vont sans lui. (N 10)
L’humain, effacé en tant que locuteur, se diffuse dans le paysage, de sorte qu’une continuité s’établit entre la conscience perceptive et le perçu, créant ainsi un « point de vue »9. Dans La grande neige, les marques personnelles sont un peu plus nombreuses10, et la neige, même dans des poèmes dénués de je, est intégrée à l’histoire intellectuelle et spirituelle de l’humanité par les références à Circé (D, 115), à Aristote (D, 121), à Lucrèce (D, 122), à l’évangile de Jean (D, 120), aux représentations picturales des Vierges de miséricorde (D, 116). Elle apparaît donc comme un phénomène certes étranger à l’humain, mais que l’énonciateur s’efforce de comprendre ou de traduire, comme l’indiquent la série de métaphores qui la désignent : « lettre que l’on retrouve et que l’on déplie » (D, 119), « mains qui repoussent d’autres mains » (D, 120), « bévues sans conséquence de la lumière » (D, 121), « robe de fête » (D, 123). Si Bonnefoy répugne à tout anthropomorphisme trop direct (hormis pour le vent à la p. 111 et les pommes à la p. 118.), il présente ses poèmes comme un parcours interprétatif qui commence par des poèmes très objectifs mais se poursuit par une réflexion qui accueille d’ailleurs des modalités autres que l’assertion. On note également que ces textes sont inscrits dans une temporalité singulière et non pas dans un présent indéfini, comme le montrent les déictiques temporels et spatiaux que l’on trouve par exemple dans le poème « Les pommes ». Ce parcours des marques de l’énonciateur, nécessairement sommaire dans les limites d’un article, fait ainsi apparaître des différences sensibles entre les deux écritures : alors que l’effacement énonciatif est un trait définitoire de Runes, il ne caractérise que certains des poèmes de La grande neige, situés au début et à la toute fin de la section. Mais l’évidement du je, absent ou réduit à une conscience perceptive, l’absence de modalités dialogiques dans tout
9. Sur ces questions de point de vue, on se référera aux nombreux travaux d’Alain Rabatel, notamment « Les verbes de perception en contexte d’effacement énonciatif : du point de vue représenté aux discours représentés », Travaux de linguistique, 46–1, pp. 49-88. 10. Sur 15 poèmes, 5 contiennent des je (cédant la place au on/nous en cours de poème à la p. 119), deux des on seuls, trois des tu (à la p.123, ce tu désigne l’âme), ce qui laisse 5 poèmes seulement sans marques personnelles.
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ou partie des poèmes et, dans le cas de Runes, d’inscription dans un espace-temps bien défini, dessinent des textes où le locuteur propose non pas une interprétation mais une observation du monde censé se donner sans intermédiaire ni projection de l’observateur, a u x antipodes du lyrisme qui, si divers qu’il puisse être historiquement, a partie liée avec « la subjectivité, le chant et l’idéalité »11. Sans nier les différences entre Runes et La grande neige, sans prétendre amalgamer les deux écrivains, je m’intéresserai donc à l’apparent manque de parti pris qui rassemble ces textes écrits à peu près dans les mêmes années et significativement situés dans la première partie des recueils auxquels ils appartiennent : le fait qu’on puisse en 1991 ou 1996 commencer un livre de poèmes par ces textes si descriptifs, si neutres, si dénués de tous les sortilèges poétiques que l’un et l’autre auteur ont pourtant utilisés dans leurs œuvres antérieures me semble en effet un trait d’époque qui mérite qu’on s’y attarde.
L’étrangeté pragmatique de ces poèmes Certains des poèmes de notre corpus, même s’ils sont exclusivement assertifs, sollicitent le lecteur dans la mesure où ils contiennent, quoique de façon masquée, un jugement du locuteur. Tel est le cas notamment de ceux qui contiennent des métaphores étonnantes ou des connecteurs argumentatifs. Le poème « Le peu d’eau » (D, 114) comporte ainsi en filigrane, grâce au « mais » qui articule les deux strophes, à la négation « n’est plus que » et à l’opposition sémantique entre le désir d’éternel et la fonte irrémédiable du flocon, une invitation à accepter l’impermanence, à renoncer même à cette éternité dans l’instant que suggérait la première strophe. La comparaison qui structure Noli me tangere (D, 124) invite pareillement par son côté surprenant, souligné par l’emploi du conditionnel qui en quelque sorte en renvoie la validation au lecteur, à donner ou à refuser son assentiment à l’assimilation qui y est faite entre la dissolution du « dernier flocon de la grande neige » dans l’air bleu et l’apparition du Christ ressuscité à Marie Madeleine. Les poèmes qui proposent de comparer la chute de la neige aux mots d’une lettre dont « l’encre a blanchi » (D, 119), ou le manteau neigeux à celui d’une Vierge de 11. J.-M. Maulpoix, article « Lyrisme » de l’Encyclopaedia Universalis.
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miséricorde (D, 116), renouvellent eux aussi notre vision de la neige et nous demandent d’adhérer à cette équivalence entre ordre humain et ordre naturel créée par la métaphore ou la comparaison. Par cette mise en relation, le discours construit un nouvel état des choses, et c’est ainsi que notre idée de la neige se modifie progressivement au fil de la lecture des poèmes. Quand l’assertion est structurée argumentativement ou modifie sensiblement notre vision du monde, sa légitimité pragmatique est évidente12. L’énonciateur est absent explicitement mais se laisse déduire de l’énoncé, et une interaction minimale est préservée. Mais il n’en est pas de même dans les poèmes « descriptifs », celui par exemple qui ouvre La grande neige ou dans Runes le poème intitulé « Treuil ». Du point de vue sémantico-référentiel, ces poèmes sont limpides mais la question se pose de leur pertinence. Ils ne seront réussis — au sens pragmatique13 du terme — que si leur valeur illocutoire est clairement identifiée par leur lecteur, autrement dit si celui-ci peut inférer de ce qui est dit une certaine orientation argumentative qui sollicite sa participation. Par orientation argumentative, il ne faut pas entendre ici la présentation d’une thèse en bonne et due forme, mais l’inscription d’une subjectivité qui rattache ce qui est dit à une conscience qui interprète le réel. Ces textes affichent ouvertement un refus de projeter sur le réel des schèmes préétablis, des jugements de valeur ou des affects. Prétendant effacer tout point de vue, ils courent de ce fait le risque de ne pas créer la relation interlocutive minimum qui en assure la réception. Face à de tels textes, le lecteur est fondé à se demander ce qu’on attend de lui et à rester dans l’expectative. Il peut aussi déplacer son horizon d’attente pour s’adapter à ce qui n’est dit que dans les silences. C’est cette adaptation que je décrirai dans les deuxième et troisième parties de mon article mais je voudrais auparavant insister sur le caractère anomique de ces poèmes du point de vue communicationnel.
12. On trouvera une description interactionnelle de l’assertion dans un article récent « Pour une réévaluation pragmatique de l’assertion » de M.-C. Manès Gallo et D. Vernant in L’Assertion en débat, no. 5–6 (Paris : L’Harmattan, 1998). 13. « On appellera “conditions de réussite” d’un énoncé (c’est-à-dire de l’acte qu’il prétend effectuer) les conditions qui doivent être réunies pour que sa valeur illocutoire ait quelques chances d’aboutir perlocutoirement ». Voir Catherine KerbratOrecchioni, Les Actes de langage dans le discours (Paris : Nathan, 2001), p. 29.
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La situation de communication instaurée par ces poèmes-constats me semble en effet radicalement différente de celle que créent les poèmes descriptifs, lyriques, critiques ou satiriques, qu’ils soient ceux de la tradition ou de la modernité post-baudelairienne. Elle laisse en effet planer une incertitude sur le projet qui les sous-tend. S’ils se distinguent de discours explicitement appellatifs ou expressifs, ils ne prétendent par ailleurs à aucune universalité et s’opposent ainsi aux autres cas d’effacement énonciatif, qui ont pour objectif essentiel de promouvoir une doxa ou de faire passer pour doxique un point de vue particulier. Dépourvus de visibilité rhétorique ou de prétention démiurgique, ils ne sollicitent pas non plus la reconnaissance par le lecteur d’un bel objet qui satisferait son émotion esthétique. Ne cherchant ni à « reconstruire intégralement le monde dans l’ordre du langage »14, ni à l’inscrire en creux dans un texte célébrant son absence, ces poèmes semblent dire le réel d’une façon tranquille, minimale, avec une simplicité qui pourrait faire penser à la conversation courante. Mais dans celle-ci, s’il m’arrive de dire tout simplement « il neige » ou « je sors », c’est à la condition que mon assertion réponde à une ignorance préalable de mon interlocuteur, fournisse un argument dans un débat ou ait une valeur d’avertissement, de conseil, de menace15. C’est à ce titre qu’elle est comprise par mon interlocuteur et qu’elle vient modifier les relations qui nous unissent. Mais que visent Bonnefoy ou Grosjean lorsqu’ils nous décrivent la neige ou l’averse en éliminant de leurs poèmes tout ce qui serait support à une interaction directe ?16 La réponse me semble à trouver dans l’évolution du genre épidictique d’une part, dans l’activité interprétative du lecteur d’autre part.
14. Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme (Paris : Corti, 2000), p. 74. 15. Je dis « il neige » à mon interlocuteur s’il est loin de la fenêtre et ne peut le voir par lui-même, ou comme argument si je n’ai pas envie de sortir au cinéma ce soir. Je dis « je sors » si l’on m’a demandé ce que je faisais ou si je veux indiquer que je ne serai pas là pour répondre au téléphone. 16. Notons que les prédicats anthropomorphes des poèmes de Grosjean invitent plus facilement à une adhésion ou à un rejet, et que les poèmes descriptifs de Bonnefoy, dans la mesure où ils en sont dépourvus, sont encore plus étranges pragmatiquement, mais que cette étrangeté est partiellement atténuée par la présence dans la même partie du recueil de poèmes où le locuteur est plus présent.
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Le degré zéro de la célébration Ces poèmes peuvent en effet être lus comme une forme moderne de célébration, mais ils ont ceci de particulier que le caractère expressif de l’éloge17, d’ordinaire apparent par le biais de modalités exclamatives ou d’un vocabulaire axiologique, s’y trouve masqué. Le lecteur ne peut accéder à cette valeur d’éloge qu’en faisant jouer le principe de pertinence selon un raisonnement qui serait à peu près celui-ci : si le poète a pris la peine d’écrire ceci, c’est que ce dont il parle l’a ému, et comme aucun sentiment n’est explicité, mais que les prédicats ne sont pas dysphoriques, j’en déduis que ce qu’il décrit a suscité en lui une joie à laquelle il veut m’associer. L’implicitation totale des marques habituelles de l’éloge et de la joie qui lui est sousjacente est révélatrice à mon avis d’une poésie modeste à double titre : une poésie qui suspecte tout enthousiasme hâtif et ne veut pas se détourner de « la réalité rugueuse » — pour reprendre l’expression de Rimbaud déjà abondamment sollicitée — mais qui n’en reste pas moins sensible à la beauté du monde, une poésie qui refuse par ailleurs — au moins en apparence — de parler pour le monde et se donne pour tâche de le laisser parler en s’abstenant de l’interpréter. L’assertion constative y apparaît comme un acte de langage subordonné à un acte directeur expressif qui, lui, reste implicite, et pourrait être aussi bien dans certains cas — je pense à « Cils » (N, 44) notamment — l’admiration mêlée de crainte plutôt que la joie. Ce que ces poèmes visent, c’est un sentiment aigu de la Présence, pour reprendre les mots mêmes de Bonnefoy, au sein de l’extrême contingence, une plénitude du « monde muet », comme le disait Ponge, d’autant plus forte qu’elle est a priori sans mots, qu’elle défie le langage et se dérobe à l’interprétation, au sens. Le paradoxe de ces textes, qui est aussi leur force, c’est qu’ils recréent par le langage la densité et le mutisme d’un monde sans langage, qu’il s’agisse du
17. « En rhétorique, la célébration consiste à se réjouir de quelque chose et à fixer ce sentiment dans une formule stéréotypée ou dans une forme plus étendue. […] Le mot éloge, plus courant que célébration, désignera plutôt le genre littéraire, correspondant au procédé, le genre épidictique ». Voir B. Dupriez, Gradus (Paris : 10/18, 1980), pp. 105–6.
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monde naturel ou des travaux agricoles évoqués par Grosjean18. Ce degré zéro de la poésie épidictique, qui refuse tout enthousiasme poétique mais qui s’attache avec une extrême attention à décrire des phénomènes contingents pour en manifester les lois secrètes, peut certes faire naître la joie chez le lecteur, mais plutôt que de chercher à susciter une osmose avec le paysage, il s’efforce de faire saisir des rapports, et s’approche de la sorte de l’idéal exprimé par Jaccottet dans La Promenade sous les arbres d’une poésie sans images : Le rêve qui nous saisit à ce moment-là est celui d’une transparence absolue du poème, dans lequel les choses seraient simplement situées, mises en ordre, avec les tensions que créent les distances, les accents particuliers que donne l’éclairage, la sérénité aussi que suscite une diction régulière, un discours dépouillé de tout souci de convaincre l’auditeur, de faire briller celui qui discourt, ou, à plus forte raison, de lui valoir une victoire de quelque espèce que ce soit19.
Cette citation éclaire parfaitement cette évolution du genre épidictique vers une poésie qui ne cherche plus à « faire briller », ni son auteur, ni son sujet, qui s’est dépouillée de ses accointances avec la rhétorique comme art de la persuasion et qui les a remplacées par une écriture de l’expérience dans laquelle le lecteur est invité à entrer. Saisir des rapports Optant pour l’expression indirecte, cette poésie épidictique contemporaine nécessite en effet du lecteur une grande attention aux subtils rapports internes qui se nouent dans le poème et nous mettent sur la voie d’une interprétation, comme j’essaierai de le montrer à propos d’un poème de Runes intitulé « Aune » : Le loriot n’a plus chanté. La rose et l’été s’effeuillent dans l’odeur d’après-midi.
18. L’anthropomorphisme déjà signalé de certains poèmes de Runes, dans la mesure où il n’apparaît nullement une projection de l’esprit humain mais comme un être-là des éléments, peut être considéré comme une des formes possibles de l’autonomie du monde à l’égard de l’Homme. 19. La Promenade sous les arbres (Lausanne : Bibliothèque des Arts, 1988), pp. 119–20 (c’est moi qui souligne).
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Sens et présence du sujet poétique Le vent tarde à se lever. Un corbeau tourne dans l’air avec des clartés sur l’aile. La rivière fait luire ses galets sous l’aune. Le vent se lève et s’en va. L’arbre quitté se détourne. (N, 34)
L’organisation strophique et le rapport du titre et du poème sont très importants dans Runes. Tous les poèmes ont trois strophes, de 2, 3 ou 4 vers chacune, parfois différentes comme ici, parfois de longueur semblable (on a alors 3 strophes de 3 vers). Les deux premières strophes forment généralement un tout, alors que la dernière correspond à une rupture temporelle, thématique ou structurelle. Ici, par exemple, l’arrivée du vent, d’autres fois, une averse (N, 16, 31) ou une éclaircie (N, 13, 30), un changement de point de vue (N, 9, 12, 14, 20, 33, 44), un élargissement focal (N , 19, 24, 25, 27, 36) ou inversement un zoom sur un détail (N, 15, 28, 42), ou tout autre espèce de changement. La dernière strophe peut être aussi une généralisation d’allure proverbiale (N, 26, 29, 38). Il arrive parfois, plus rarement, que la deuxième et la troisième strophe forment un sous-ensemble s’opposant à la première, mais même alors la troisième strophe se différencie de la seconde, affirme sa spécificité (N, 9, 15, 23). Après que les deux premières strophes ont posé un ensemble de relations entre le ciel et la terre, l’air et l’eau, le végétal et l’animal — ici, entre l’odeur du jardin, l’éclat de l’aile du corbeau et celui des galets dans la rivière —, la troisième strophe est le lieu privilégié du passage, de la métamorphose, où l’écriture s’affirme comme rupture, déséquilibre. Ceci n’est pas sans rappeler la structure du haï-ku (3 vers, dont le troisième apporte une rupture, un changement de point de vue) et la pensée bouddhiste de l’impermanence. Plus qu’à construire un monument pérenne, l’écriture s’attache à remettre en mouvement ce qui risquait de se figer. Le titre, quant à lui, fonctionne de façon originale dans ces poèmes. Au lieu que le poème soit un déploiement du titre qui en serait un condensé sémantique — ce qui est le cas quand le titre désigne la thématique d’ensemble du poème ou son actant
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principal20 — très souvent le référent désigné par le titre n’est qu’un élément particulier du poème, son point de départ ou son point d’aboutissement dans bien des cas, mais parfois aussi un élément enfoui dans le cours du texte et sur lequel le titre attire l’attention21 : ici, « Aune » annonce le vers 8 et le met en relation avec le vers 10 où le mot « aune » est repris par l’hyperonyme « l’arbre ». En conférant un rôle central à l’arbre, le titre indique que, dans cet après-midi, le mouvement ou l’immobilité du feuillage jouent un rôle essentiel, puisqu’ils sont les indices du changement. Le texte se construit par ailleurs dans une tension entre une structure rythmique qui, de par l’équivalence entre les vers 1 à 6 et les vers 9 et 10 (ce sont tous des heptasyllabes relativement autonomes) et leur opposition aux vers 7 et 8 (vers de 6 puis 5 syllabes qui enjambent l’un sur l’autre), nous oriente vers un temps cyclique où début et fin se répondent après une brève altération, et une structure sémantique qui, tout en rattachant les vers 9 et 10 à l’aune du titre et du vers 8, suggère un changement radical, la fin d’un moment qui ne reviendra plus. Cette superposition de structures invite aussi à mettre en rapport visuel le miroitement des galets dans la rivière et l’aune qui « se détourne » sous l’effet du vent, présentant alors l’envers plus clair de ses feuilles. Si l’on relit à présent la citation de Jaccottet, on voit que nombre de ses expressions s’appliquent parfaitement à ce poème : « transparence absolue » d’un texte semble-t-il sans sous-entendus argumentatifs ou expressifs, « tensions » créées par la distance entre le titre et la place du mot « aune » dans le corps du texte, « sérénité » de la forme rythmique presque « régulière », « accents particuliers » donnés par l’« éclairage » des vers 7 et 8. Nous avons affaire à un texte qui invite à une expérience de lecture homologue de l’expérience sensible qui lui a donné naissance et qui peut susciter la joie née d’un accord entre le langage et le monde reposant sur d’autres moyens que la fusion métaphorique ou la projection lyrique. L’analyse pourrait être étendue aux autres poèmes de Runes, chacun recevant ainsi sa légitimité d’être un objet verbal offert à la 20. On peut citer dans cette catégorie « Pluie » (N, 13), « Lecture » (N, 25) ou « Tempête » (N, 40) mais on notera que, même dans ce cas de figure plus traditionnel, il y a souvent une partie du poème qui échappe malicieusement au programme du titre. 21. Il passerait même parfois presque inaperçu s’il n’était pas annoncé par le titre, ainsi dans « Mur » (N, 30), « Herbe » (N, 31), « Porte » (N, 43).
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sagacité du lecteur et cherchant à piéger dans les mots l’irruption d’un évènement non langagier. Le titre de Runes, qui réfère aux caractères des premiers systèmes d’écriture des pays scandinaves, d’abord inscrits sur des pierres, connote l’idée d’un déchiffrement (le mot en gotique voulait dire « écriture secrète ») et insiste sur ce va-et-vient entre le monde et le langage tout en renvoyant également à l’entaille opérée sur la pierre par le langage, à la confrontation de deux ordres hétérogènes et pourtant unis par des liens secrets, qui me semble la raison d’être de ces textes.
Une dimension allégorique Mais ces poèmes acquièrent une autre légitimité pragmatique si on les lit comme des messages codés, ce à quoi paradoxalement nous invite leur extrême dépouillement. La simplicité apparente invite à chercher un surcroît de sens selon le principe de pertinence qui nous fait décoder un énoncé ordinaire peu satisfaisant au sens littéral en le chargeant d’un sens second. L’insistance donnée au vent dans Runes, sa parenté avec le souffle, et la construction des poèmes comme éloge des métamorphoses et du mouvement invitent à lire le dernier texte (N, 46) comme une allégorie de la poésie telle qu’essaie de la vivre Jean Grosjean : une poésie qui, par sa simplicité, « carde la nue », défait les écheveaux embrouillés de nos vies, « désencrasse les étoiles », les nettoie de tout le vernis vieilli des éloges traditionnels, «vient faucher les orties » pour ouvrir de nouveaux chemins, parcourt les greniers du passé pour y mettre l’inquiétude et le mouvement. On aurait donc affaire avec « Greniers » à une sorte d’art poétique, sans que s’abolisse pour autant le sens littéral. Ces poèmes qui cherchent à saisir les rapports mouvants entre les choses, mettent simultanément en scène le processus de création, la façon dont le nouveau émerge à partir du déjà-là, dont les formes et les matières se transforment. C’est particulièrement sensible dans La grande neige où cela fait d’ailleurs l’objet d’une explicitation dans les textes réflexifs que j’évoquais plus haut. Mais, déjà, le texte inaugural nous met sur la voie avec la métaphore finale : Première neige tôt ce matin. L’ocre, le vert Se réfugient sous les arbres.
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Seconde, vers midi. Ne demeure De la couleur Que les aiguilles de pins Qui tombent elles aussi plus dru parfois que la neige. Puis, vers le soir, Le fléau de la lumière s’immobilise. Les ombres et les rêves ont même poids. Un peu de vent Ecrit du bout du pied un mot hors du monde. (D, 111)
Ce texte nous décrit une chute de neige particulière, contingente, en insistant sur l’évolution du paysage au fil de la journée. Les organisateurs temporels très présents accompagnent une dématérialisation progressive du perçu : disparition de la couleur, des arbres, au profit de la lumière, des ombres et des rêves. Ce cheminement est aussi celui de la perte inéluctable du réel dans l’écriture mais cette perte s’accompagne d’une unification et d’une densification paradoxale du monde imaginaire, suggérées par le v.9 qui confère un poids à l’impalpable et aux rêves. Cette transsubstantiation se prolonge dans le distique final où le vent acquiert une corporéité et une dimension quantitative (« un peu de vent ») propices à l’inscription, mais celle-ci semble échapper à la prise annoncée puisque le mot est « hors du monde ». Le poème s’écrit donc entre mainmise et dépossession, comme le dira le poème de la p. 140 cité en exergue, construction du phénomène par l’écriture (très orchestrée) et renonciation à la saisie (seul le vent écrit, pas le poète), littéralité d’une neige qui envahit peu à peu l’espace et allégorisation d’un phénomène naturel choisi pour son analogie avec la page mais aussi pour ses propriétés éminemment contradictoires. Car si la neige efface toute trace, elle engendre un processus d’écriture qui, la disant, la nie comme espace vierge et intact. Tous les poèmes qui suivront le poème inaugural seront donc à lire dans une tension qui cherche à brouiller le processus d’inscription pour préserver la légèreté insaisissable de la neige, l’allégorie22 jouant un rôle important dans cette stratégie de brouillage. 22. On pourra lire l’analyse que je propose sur d’autres recueils de Bonnefoy dans « L’allégorie chez trois poètes du XXe siècle : Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, René Char » in L’Allégorie corps et âme, dir. Joëlle Gardes Tamine (Aix-enProvence : Presses Universitaires de Provence, 2002), pp. 217–38.
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Nombreux sont les poèmes de La grande neige dont la pertinence pragmatique se trouve confortée par une lecture allégorique : « Neiger / se désenchevêtre du ciel » (D, 112) pourrait qualifier le processus de clarification opéré par l’écriture. La problématique de l’instant, à la fois éphémère et « sans bornes », qui parcourt « Le peu d’eau » (D, 114) est celle de toute création qui, même si elle échappe au temps, n’existe que dans l’instant de sa réception. L’émergence au cœur de l’hiver de l’été révolu (D, 115, 119) montre en acte le travail associatif que permet l’écriture, son ancrage dans un temps déterminé en même temps que sa capacité de remémoration. Quant aux pommes jaunes (D , 118), elles pourraient bien référer à ces fragments d’écriture arrachés à une œuvre antérieure ou en attente d’utilisation qui, tout à coup, prennent sens dans une nouvelle configuration. Dans les pages qui suivent, l’assimilation de la neige et de l’écriture se fait plus explicite, les flocons deviennent des « e muets dans une phrase » (D, 120), des mots qui s’unissent ou se repoussent (D, 122), ou bien, au contraire, l’allégorie abandonne le terrain de l’écriture pour celui de la mort et de la résurrection (D, 123 et 124). Le dernier poème toutefois revient à la contingence, pour congédier ce travail de création, lui assigner des bornes, rouvrir le champ de l’expérience assez longtemps enclos dans le livre. Le lecteur est invité lui aussi à sortir, à quitter le livre, à reprendre l’errance « dans les crissements et le froid » (D, 125) avec pour guide, peut-être, « d’infimes marques devant la porte », quelques lignes sur une page, et un animal, le chipmunk, à la fois aérien et terrestre, tour à tour replié dans l’immobilité hivernale comme les mots dans le livre et s’élançant légèrement d’un arbre à l’autre comme les mots quand ils sont assez transparents23. La littéralité reprend ses droits, l’expérience physique du froid et du silence nomment le lieu vierge d’où pourra émerger une nouvelle création, si le lecteur est prêt à cette expérience. Si l’on examine les liens entre La grande neige et l’ensemble du recueil Début et fin de la neige, on observe que les interprétations allégoriques qui ne sont que suggérées par La grande neige deviennent systématiques dans les poèmes qui suivent, comme si l’écriture, à mesure qu’elle déploie des réseaux d’associations, de pensées, de souvenirs, et s’imprègne de la vie du sujet, perdait son lien 23. On aura noté ce vers savamment adossé à Aristote à la p. 121 : « C’est la transparence qui vaut ».
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organique avec la matière du monde, avec ce silence des choses et ne pouvait l’atteindre que par des correspondances explicites. L’énonciation lyrique des Flambeaux, de Hopkins Forest, de Le tout, le rien, saisit le lecteur par son ton pressant, appellatif, par l’implication plus forte du locuteur, de sorte qu’au lieu de suivre pas à pas l’émergence de l’écriture, il est invité à adhérer à un éthos pathique plus qu’à faire, à partir de constats sans parti pris, une expérience personnelle de lecture créatrice. On observe également dans Nathanaël que les parties qui suivent Runes, sont plus ouvertement subjectives, soit par la présence du je, soit par une tonalité plus appellative ou exclamative, soit par un lexique plus marqué axiologiquement, même si certains poèmes en prose du Voile du temple sont caractérisés par la même impassibilité. La posture que suppose ces poèmes-constats semble donc difficile à tenir très longtemps, du moins dans notre littérature occidentale. Elle apparaît comme un horizon vers lequel parfois on tend mais qui fuit sans cesse et désarçonne souvent le lecteur ; mais elle modifie profondément le fonctionnement habituel de l’assertion, substituant au désir de convaincre ou de briller la saisie fragile de moments de métamorphose qui sont autant de défis à une écriture qui court toujours le risque de figer l’instant sous l’éloquence.
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Épouser le monde : individualité et universalité du sujet poétique chez Lorand Gaspar Véronique Montémont La modernité a amplement reproché au romantisme qui l’avait précédée la mise en scène parfois exacerbée du sujet poétique, dont l’omniprésence venait à affadir, voire altérer la sincérité d’une poésie « par nature introvertie »1, théoriquement vouée à l’expression de l’intime et du sentiment. On pourrait donc logiquement penser que l’une des premières réactions du renouveau poétique du XXe siècle va consister à éliminer du poème un je par nature suspect, comme l’a prôné par exemple Marinetti, souhaitant « détruire le “Je” dans la littérature [et] le remplacer enfin par la matière »2. Pourtant il n’en est rien et la présence du sujet poétique est l’une des problématiques majeures de la poésie moderne, qu’il s’agisse de le mettre en doute, tel Rimbaud, lui conférer des accents intimistes, à la manière de Supervielle, ou lui confier le soin de porter haut la majesté du verbe créateur, comme l’ont fait Char et Saint-John Perse. L’inscription de ce sujet poétique dans le texte est cependant complexe et va bien audelà d’un simple recours à la première personne, car ce je, devenu « un autre », est descellé de la réalité biographique de son énonciateur, allant parfois jusqu’à exhiber cette fracture en énonçant des identités impossibles. Son identité est ambiguë : il est tantôt personnel, tantôt purement énonciatif, empruntant à la fois à la réalité auctoriale et à la fiction poétique. Entre biographie et projection fantasmatique, aveu et
1. Dominique Combe, « La Référence dédoublée », in Dominique Rabaté et al., Figures du sujet lyrique (Paris : Presses Universitaires de France, 1996), p. 41. 2. Filippo Tommaso Marinetti, Manifestes du futurisme (Paris : Séguier, [1909, 1912] 1996), p. 29.
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Sens et présence du sujet poétique
dissimulation, le sujet poétique avance masqué et interdit de lire le poème comme un clair discours de la confession ; dans certains cas, ce qu’il affirme n’est pas tant une subjectivité que la part d’humanité qui doit hanter toute écriture pour la rendre viable. La prégnance du sujet poétique dans l’œuvre de Lorand Gaspar illustre cette complexité : si elle est particulièrement frappante dans sa récurrence, elle s’inscrit toujours dans une démarche d’échange où la valence des pronoms devient incertaine. Cette fissure du sujet, écartelé entre une énonciation personnelle tantôt assumée, tantôt voilée par l’expression d’une altérité identitaire, est caractéristique de la poésie moderne ; elle peut être interprétée chez le poète de Sol absolu comme une manière de s’affranchir du discours « essentiellement narcissique »3 du romantisme, et de faire du sujet l’espace d’une ouverture sur le monde, au point qu’il finit par souhaiter y dissoudre les limites de son identité.
1. Une présence voilée Dans l’œuvre de Lorand Gaspar, la présence du sujet poétique est régie par une forme de paradoxe paisiblement assumé : d’une part, l’auteur pratique une poésie très personnelle, aux accents souvent autobiographiques ; d’autre part, il manifeste une extrême défiance quant à l’affirmation égoïste ou péremptoire du moi et s’efforce toujours d’effacer les traces trop prégnantes de subjectivité, d’où la retenue qui caractérise son écriture. Dans ses textes, on ressent clairement une tension entre le désir d’injecter dans le poème la vivacité de l’expérience vécue, des voyages, de la perception forte de la nature, et celui d’y minorer la présence du moi. Pour ce faire, le poète choisit de dénarcissiser la première personne et n’hésite pas, grâce à l’intertextualité très riche de Sol absolu4, à faire intervenir des
3. Dominique Combe, op. cit., p. 41. 4. Lorand Gaspar, Sol absolu, 2e édition (Paris : Gallimard, 1982). Nous abrègerons en SA. Voici les autres ouvrages de Gaspar auxquels nous nous référerons : E et J : Egée / Judée, 2e édition (Paris : Gallimard, 1993) ; G : Gisements (Paris : Flammarion, 1968) ; P : Patmos et autres poèmes (Paris : Gallimard, 2001) ; Q : Le Quatrième Etat de la matière (1966), réédité et remanié in SA ; A : Approche de la parole (Paris : Gallimard, 1978) ; F : Feuilles d’observation (Paris : Gallimard, 1986).
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locuteurs dont la parole supplante la sienne l’espace d’un poème : je biblique, je du prophète Osée (SA, 138), de l’esclave Sinhoué (SA, 150), du démon tentateur du moine Zosime (SA, 161), du poète antéislamique Chanfara (SA, 181), de l’historien Tacite (SA, 195). Ce décentrement du sujet, qui devient le point de rassemblement de différents discours, montre le peu de prix que l’auteur attache au solipsisme. À la singularité de sa propre vision, il préfère substituer une pluralité de regards ; le je du sujet n’est plus seulement un îlot de conscience, mais le maillon d’une longue chaîne humaine, qui s’intègre harmonieusement dans le cours de la vie, avec ses fluctuations, ses oublis, ses résurrections. C’est la même démarche d’ouverture qui est à l’œuvre dans le rapport à l’environnement naturel. En effet, le poète partage avec les romantiques allemands le désir de communion avec l’univers, comme eux « se pose dans la contemplation »5, et apostrophe les paysages dans son texte : Judée de mes ténèbres, comme tu danses sous le haut jour ! Le soleil brisé tes pierres m’avouèrent Leurs profondeurs d’arbres jamais nés (SA, 103) Nuit d’espace, voici vos repères ! Tu peux poser ton égarement rapace dans notre brièveté lapidaire — (SA, 215)
L’utilisation de la première personne, lorsqu’elle affirme son caractère subjectif, va dans le sens de l’expression de cet émerveillement : nombre de descriptions, précises, semblent correspondre à des images réellement contemplées et expriment sans détour l’émotion provoquée par le spectacle grandiose du désert : et je me rappelle les aubes de Mogib, de Hesa paysages de commencement et de fin d’un monde (SA, 171) Soudain, le printemps sur le pays nu. Je ne l’avais jamais vu aussi véhément, aussi barbare. (J, 110)
5. Yves Vadé, « L’Émergence du sujet lyrique à l’époque romantique », in Dominique Rabaté, op. cit., p. 25.
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Il existe chez l’auteur une sensibilité très vive à la présence de la nature, une capacité d’émotion, pour ne pas dire d’empathie, avec le monde, vécu comme le théâtre de multiples explorations historiques, culturelles, géographiques, mais aussi sensibles. Le fait que cette expérience, qui est en même temps de vie et d’écriture, prenne place dans un cadre naturel exceptionnel, le désert, puis la mer Egée, en renforce l’intensité ; il est donc logique que le discours poétique y implique fortement le sujet, qui est le centre névralgique d’un ressenti ensuite distribué par le verbe. Néanmoins, tout aussi présent est le refus d’autoriser ce sujet à s’arroger le premier plan du poème ; le je gasparien, qui parle en plein soleil, cherche pourtant l’ombre, et ses manifestations ne visent qu’à opérer la médiation entre les multiples sollicitations dont l’environnement, surtout lorsqu’il est soumis à des conditions extrêmes, assaille le corps et la conscience percevante. D’un recueil à l’autre, on peut observer l’évolution de l’emploi de la première personne : dans Gisements, qui est le recueil de la primo-exploration du désert, elle accompagne des verbes de pensée et d’action : « je glissai » (G , 53), « je défais » (G, 58), « je cherche » (G, 65). Ultérieurement, la découverte fait place à l’observation attentive et même à l’expérience prolongée, avec sa temporalité propre, et l’expression du sujet apparaît souvent avec des verbes de perception ou de sentiment, qui mettent l’accent sur la dimension sensorielle : « j’aperçois » (SA, 168), « j’entends, je sens dans la bouche » (E, 30), « j’écoutais », « je touchais » (J, 106), « je sens encore » (J, 113). Cette attention évolue dans le dernier recueil vers une attitude plus méditative, voire interrogative : « je ne sais » (P, 26, 47), « je demande » (P, 44), « je me souviens » (P, 9), « je me rappelle » (P, 149), « je pense » (P, 18, 107, 125), « je m’endors et rêve » (P, 98), « je comprends » (P, 163). On retrouve ici une perspective phénoménologique fondamentale chez l’auteur : nul mieux que lui n’illustre l’affirmation de Merleau-Ponty selon laquelle « l’épaisseur de chair entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa corporéité à lui ; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de communication »6. Communication qui prend une réalité saisissante dans le poème gasparien : le corps de 6. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (Paris : Gallimard [1945] 1998), p. 176.
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l’« homme traversé »7 est saturé, assailli, investi dans cette zone médiane, ni abstraite ni concrète, où s’invente la relation de l’être et du monde, sur l’arête de la peau. Le corps se projette — « Il a suffi qu’un seul nerf s’enfonce dans le monde » (E, 66) — , puis est pénétré par l’« extérieur » qui le distend, le rend poreux, parfois l’agresse, tels les « bleus injectés de roses somnifères » de Times Square qui envoient « du néon dans les veines » (G, 64). Dans le texte d’une conférence qu’il a prononcée à Birkbeck College, Lorand Gaspar essaie de montrer que les images qui viennent de la mémoire possèdent une force particulière susceptible de ressusciter les contextes où elles ont été fabriquées. Il illustre ainsi son propos : Voici le bruit du vent mêlé au feuillage de tel arbre, la fraîcheur de son ombre un jour de canicule, et c’est comme si la réalité physique de cet abri profond qui me protège des rayons coulait immédiatement dans les vaisseaux et les nerfs de mon corps, des réalités physiques perçues par un corps-esprit8.
On ne saurait décrire plus clairement l’incorporation du monde dans sa double dimension spirituelle et physique. Du reste, la comparaison entre les différentes versions des recueils renseigne sur la manière dont le corps absorbe ce qui l’environne : c’est ainsi que « les pupilles de l’univers » deviennent « tes pupilles » (Q, 74). Au fur et à mesure qu’il progresse, le verbe poétique renverse les rapports, soustrayant le texte à l’emprise d’une subjectivité limitative, ouvrant la chair et l’esprit au réseau constant d’influences dont ils se nourrissent. Opération qui est en apparence une dépossession, mais se révèle donner à l’individu le sentiment pascalien et nécessaire de sa petitesse au regard de l’univers. Pas de vertige métaphysique, cependant, chez Lorand Gaspar : rien que le sentiment à la fois aigu et apaisé de la présence du sujet au monde, justifiée par l’équilibre sensoriel que tissent patiemment l’expérience et les mots, répondant ainsi à l’idéal qu’avait exprimé Saint-John Perse : 7. Christine Van Rogger-Andreucci, « L’homme traversé », in Yves-Alain Favre et al., Lorand Gaspar. Poétique et Poésie. Colloque international sous la direction d’Yves-Alain Favre [1987], Cahiers de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, 17, 1989, p. 185. 8. Lorand Gaspar, « Lorand Gaspar à Birkbeck College », entretiens avec Madeleine Renouard, La Chouette, no. hors série, 1995, p. 10.
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Sens et présence du sujet poétique Ainsi d’un grand poète l’œuvre est d’offrande universelle, car il n’est point, sans le poète, d’aspiration plénière ni de restitution du souffle. Respirer avec le monde demeure sa fonction propre et médiatrice9.
2. Le partage Ce désir d’ouverture est aussi tension vers l’autre : le sujet poétique gasparien, qui ne se peut concevoir qu’intégré à l’univers qui l’environne, se définit aussi en fonction d’un rapport dialogique avec lui. Ce qui explique l’équilibre statistique que l’on constate dans l’emploi des pronoms dans l’ensemble de l’œuvre : 20 occurrences de moi contre 45 de toi, 293 mentions du je auxquelles répondent 225 du tu. Le référent de ce tu est fondamentalement ambigu : il est tentant d’y voir la désignation de la femme aimée, la compagne, la complice, ce qu’il est de fait à plusieurs reprises. Mais parfois, on peut se demander si cette allocutaire, saluée dans une démarche d’incantation typiquement lyrique, n’est pas simple incarnation de l’un des éléments naturels ; on pourrait ainsi reconnaître la lumière : Bonjour à toi qui viens de nuit. Bonjour à toi démarche souveraine qui fends la pulpe du soleil. Bonjour à toi dans la poussière. (SA, 99) Lumière de doigts à l’approche des visages connais-tu la forêt Khmer ? (Q, 58)
Marcel Girard affirme pour sa part que « parmi les différents “tu” qui ponctuent les versets de Sol absolu, beaucoup s’adressent au désert »10. Même s’il est difficile de démêler dans ces emplois les passages où le pronom sert à interpeller une tierce personne de ceux où il coïncide avec le sujet de l’énonciation, les premiers recueils laissent filtrer le sentiment d’une présence, diffuse, métonymique. L’expression « ce pur froment de moi-même tu » (Q, 81) peut être comprise de deux manières : à la fois comme la désignation de l’aimée, qui mobilise ce qu’il y a de meilleur en l’autre, mais aussi 9. Saint-John-Perse, Discours de Florence, in Œuvres Complètes, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1982), p. 455. 10. Marcel Girard, « L’Anabase de Lorand Gaspar », in Roger Little et al., Espaces de Lorand Gaspar, Sud, 1983, no. hors-série, p. 122.
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comme l’assomption du sujet lorsqu’il se projette dans une altérité (« tu ») qui devient la figure idéale du poète. À terme, l’image va dans le sens d’une fusion : et c’est l’amour, dissolvant les identités dans le même (p)acte de partage, qui permet le passage de l’un à l’autre : Un visage, un corps qui se penche sur l’autre pour y disparaître. Là file le pivot muet du « je suis », « tu es ». (A, 137)
En outre, le passage de la première à la deuxième personne est aussi le lieu d’une fissure identitaire : objectivé, le je est souvent extirpé de l’orbe de la pure subjectivité au profit d’une démarche de retour sur soi, qui peut être explicite — « au sortir du jour / je m’observais » (G, 86) — ou s’exprimer par un dédoublement : et je m’écoute mille siècles plus loin recomposé son après son. (Q, 84) « tiens, tu es là » et ma voix me fait rire bêtement elle remue des poissons fossiles au soleil (G, 23).
Cet emploi très spécifique du je, qui concourt à une prise de distance dans l’expression de soi, semble une particularité de la poésie moderne : outre Rimbaud, on pense bien sûr au célèbre « je me disais Guillaume il est temps que tu viennes » de Cortège, où Apollinaire s’interpelle lui-même11, ou à Michel Seuphor, qui parle de lui : « voilà longtemps que nous n’avons Seuphor et moi plus rien à perdre »12 . Le dédoublement, chez Lorand Gaspar, passe aussi par un jeu dialectique des deux pronoms qui se télescopent dans le même extrait, mais il n’a pas ce caractère déstabilisant ou ostensible. Pour comprendre
11. Guillaume Apollinaire, Alcools, in Œuvres poétiques, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, [1956] 1983), p. 75. On retrouve le phénomène chez Michaux ( « Jetant mon allumette dans ta démesure / et adieu Michaux » (Lointain intérieur [1963], in Œuvres complètes, t. 1, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1998), p. 603), Claude Roy ( « Moi je suis Claude Roy simplement Claude Roy » (Lieder de la mer qui s’ennuie, in Poésies (Paris : Gallimard, [1970] 2000), p. 39) ainsi que chez Soupault (« Bonjour / Philippe Soupault », Georgia, Epitaphes, Chansons (Paris : Gallimard, 1984), p. 69). 12. Michel Seuphor, Lecture élémentaire (Mortemart : Rougerie [1928] 1989), p. 29. Dans ce cas, la duplication est plus complexe, puisque Seuphor est un pseudonyme, anagramme d’Orpheus : l’auteur dissocie de son identité le poète qui est en lui.
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l’irruption de la deuxième personne, soit il faut admettre la présence d’un(e) allocutaire, réel(le) ou inventé(e), Comme ton mutisme s’aggrave au visage de mon éloquence ! Comme tu te voiles de transparence quand je poursuis tel mot dans tes nervures ! (SA, 137)
soit supposer qu’il s’agit de la même source énonciative, le poète, mais distribuée sur deux modes pronominaux différents : J’attends la nuit avec les scorpions. Avec l’étoile précise à l’heure de se taire. […]. O imprudent voyageur ! Tu ne soupçonnais donc pas la cave ardente de ton œil ô trop prudent regard ! (SA, 187)
On pourrait ici tout à fait concevoir que « l’imprudent voyageur » soit le même que celui qui attend la nuit. L’intérêt de ce clivage est qu’il dynamise le poème, qui n’est pas une confidence monodique, mais un échange entre des figures pronominales mobiles. Ainsi le sujet est en situation de se regarder, se critiquer, s’exhorter : Je n’ai rien d’autre que ce bruissement d’une grève où se brise la parole. Rien que la paume nue des galets. Rien que ce vent qui a traîné ses hardes sur des pierres aveugles, les herbes d’un jardin, la peste d’une charogne. Rassemble ton tribunal et arrose de pétrole le chant et la chair répudiés. Donne-toi du cœur par ce grand feu ! (E, 91, je souligne)
L’énallage de personne, qui utilise un pronom pour un autre, a donc plusieurs résultats : tout d’abord il permet au poète d’atténuer le caractère trop individuel de son texte et de lui donner une portée plus large. Ensuite il contribue à casser l’univocité du sujet, qui n’est plus maître absolu de l’énonciation : des flous existent quant à l’identité du locuteur et de l’allocutaire — Claude Debon parle à propos de Lorand Gaspar d’« indécidable tu »13. En définitive, on se trouve face à un texte rempli d’échos, qui donnent l’impression d’émaner de toutes parts. Joëlle de Sermet, à propos du lyrisme moderne, parle d’une quatrième personne du singulier qui « puis[e] sa source d’énonciation
13. Claude Debon, « Tu es pierre… », in Roger Little et al., op. cit., p. 220.
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dans une instance placée à égale distance du “je” et du “tu” »14, définition qui semble correspondre parfaitement à l’écriture gasparienne. Enfin, la démarche d’interpellation donne la parole aux éléments naturels qui, apostrophés, deviennent acteurs du poème. Le sujet est donc inscrit dans le texte de manière subtile, tout en ménageant de larges ouvertures à d’autres voix, minérales ou humaines et, en définitive, au lecteur à qui est conférée la possibilité de se projeter, de s’immerger peut-être, dans les présences convoquées. * La présence du sujet est une donnée essentielle de la poétique gasparienne, qui se veut d’abord et avant tout une expérience humaine : les voyages, les émerveillements, la fascination pour le désert, la vibration intime pour l’autre nourrissent un verbe sensible, où la subjectivité est surtout une forme de modestie. En effet, l’auteur se défie des généralisations, des discours froids et de leur perfection plastique, leur préférant les aspérités, les tâtonnements, d’un dire sans cesse à la recherche de son propre aboutissement, et qui ne dissimule rien de son caractère personnel, partiel et fragmentaire. Dans ce jeu fondamental de langage, où le sujet nécessairement s’expose, le monde est l’interlocuteur privilégié : en effet, Lorand Gaspar, sans doute aidé en cela par sa parfaite connaissance du corps et de la biologie, se perçoit comme faisant partie d’un tout gigantesque, l’univers. Dans un élan d’amour engendré par la splendeur des paysages qu’il n’a cessé de parcourir, physiquement et spirituellement, le poète cherche, tout en sachant qu’il n’y parviendra jamais tout à fait, à épouser le monde, modelant, dilatant, calquant le verbe sur la texture de la matière. Parce qu’il est partie prenante de cette dynamique, le sujet poétique ne peut demeurer isolé : il se nourrit de dialogues, d’apostrophes, d’interpellations, qui sont autant de ponts jetés entre l’être singulier et l’universel. Son caractère individuel se craquèle, révélant une nécessaire porosité : il devient le lieu d’une circulation d’impressions, d’émotions, de paroles, qui assurent à chaque ligne sa reviviscence. Choisir de recevoir ainsi le monde, de manière absolue, ne va pas sans risque : le corps peut se blesser, l’être 14. Joëlle de Sermet, « L’Adresse lyrique », in Dominique Rabaté, op. cit., p. 90.
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se meurtrir à la faveur d’expériences délétères, et Lorand Gaspar en a vécu quelques-unes : pourtant, il choisit de ne rien rejeter de ce que l’expérience lui apporte, qu’il s’agisse du pire, comme les souvenirs de la déportation, ou du meilleur, telles les années ensoleillées passées à explorer la Judée. « Il faut se jeter au-delà de ce qui nous résiste pour vérifier nos limites », écrit-il dans Feuilles d’observation (F, 20). Avec une telle devise, ce n’est pas seulement la présence du sujet poétique qui reçoit son sens, mais la vie tout entière.
Un nouveau Bonnefoy ? John Naughton
Jean-Pierre Richard est supposé avoir dit à un jeune Yves Bonnefoy, « Vous direz toujours la même chose ». « Mais vous m’ôtez mon devenir ! », lui aurait répondu Bonnefoy, troublé, sans doute, d’entendre une prophétie aussi limitante. Comment évaluer la justesse de cette remarque faite il y a presque cinquante ans ? On peut, je crois, reconnaître que Bonnefoy traite toujours les mêmes thèmes : le sentiment de perte, d’exil ; la recherche d’un sens, d’un lieu ; les satisfactions simples, mais profondes, accordées par la terre ; l’insuffisance du langage ; le mensonge qui siège dans toute forme de représentation. Toujours une même dialectique entre plénitude et déception, entre présence et absence. Mais Bonnefoy aura poursuivi ces thèmes avec une capacité d’invention, avec une diversité d’approche si remarquables que l’on serait tenté de dire que la prophétie de Richard a été moins vraie que fausse. Dans son livre de poésie le plus récent, Les Planches courbes, publié en 2001, on peut même remarquer ce qui semble être un effort pour rompre avec certains aspects d’une poétique d’avant — comme si ce livre voulait répondre à une certaine réaction critique vis-à-vis de l’œuvre de Bonnefoy, celle qui prétend que ses livres sont trop « gnostiques », trop distanciés, trop médiatisés par des allusions artistiques et littéraires, et manquent par conséquent l’élément personnel et direct dont ces commentateurs semblent avoir besoin. « Il ne nous parle jamais de lui-même » : voilà, en gros, ce que disent ces critiques — anglo-américains, le plus souvent, il faut noter. En bref, Bonnefoy a été critiqué pour ne pas avoir suffisamment mis en évidence le moi particulier. Le « je » semble être constitué par l’autre, mais au sens où l’autre est une référence dans le fond purement esthétique.
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S’il fallait essayer de résumer brièvement l’orientation poétique d’Yves Bonnefoy jusqu’à la fin des années 80, on ne pourrait faire mieux que de se référer à ce que le poète lui-même a souligné dans un entretien avec John E. Jackson. On voit que Bonnefoy a assumé très consciemment comme les principaux piliers de sa poétique les éléments mêmes de ce qui constitue la critique lancée contre lui : J’ai pressenti dès la fin de mon époque surréaliste une poésie qui ne chercherait pas à formuler nos problèmes d’existence, c’est l’affaire de la pensée, ni davantage à me faire apparaître dans ma figure particulière supposée mesure du vrai (ainsi chez Verlaine ou Laforgue, je ne dis pas Baudelaire car il est tellement plus), ce serait malgré l’apparence une présence par le dehors, une rhétorique, — mais porterait d’emblée la conscience en acte dans le champs des forces en jeu, celles qui déterminent autant que celles qui veulent, celles de l’inconscient mais aussi celles de l’être, et les composerait en s’y effaçant, le moi se faisant plus large, se déconditionnant du nom, du passé psychique à force d’interroger l’action de la finitude du fait sur l’infini de la langue1.
Or, ce que l’on peut constater dans les livres récents, surtout dans Les Planches courbes, c’est une tendance à dévoiler un visage plus précisément dessiné, un « moi particulier », justement. Dans ses conférences, Bonnefoy a quelquefois distingué la poésie américaine contemporaine de la poésie française contemporaine en disant que celle-là est marquée par la métonymie, celle-ci par la métaphore. La poésie américaine est souvent une sorte de « miniroman » qui raconte une petite histoire au cours de laquelle un personnage est déployé en proie à telle ou telle situation, tel ou tel « problème d’existence ». Mais que peut-on dire du poème suivant, tiré des Planches courbes, sinon qu’il ressemble à un poème du genre « américain » ? Il s’agit d’un moment du rapport entre le poète et son père. Je ne citerai que la deuxième partie du poème : (Dans la salle à manger De l’après-midi d’un dimanche, c’est en été, Les volets sont fermés contre la chaleur, 1. Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990) (Paris : Mercure de France, 1990), p. 85. J’adopterai désormais le système de sigles suivant pour désigner les œuvres de Bonnefoy citées : PC : Les Planches courbes (Paris : Gallimard, 2003) ; I : L’Improbable et autres essais (Paris : Mercure de France, 1980) ; NR : Le Nuage rouge (Paris : Mercure de France, 1992).
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La table débarrassée, il a proposé Les cartes puisqu’il n’est pas d’autres images Dans la maison natale pour recevoir La demande du rêve, mais il sort Et aussitôt l’enfant maladroit prend les cartes, Il substitue à celles de l’autre jeu Toutes les cartes gagnantes, puis il attend Avec fièvre, que la partie reprenne, et que celui Qui perdait gagne, et si glorieusement Qu’il y voie comme un signe, et de quoi nourrir Il ne sait, lui l’enfant, quelle espérance. Après quoi deux voies se séparent, et l’une d’elles Se perd, et presque tout de suite, et ce sera Tout de même l’oubli, l’oubli avide. J’aurai barré Cent fois ces mots partout, en vers, en prose, Mais je ne puis Faire qu’ils ne remontent dans ma parole.) (PC, 91)
Il faut noter que le poète s’avoue être hanté par son sujet, qu’il a déjà traité de plusieurs façons sans en être satisfait. Les efforts qu’il a faits non seulement en vers, mais aussi en prose, montrent qu’il reconnaît que son sujet se prête logiquement au récit. Mais le sujet, tout en restant récit, s’ouvre à une dimension plus mythique. Le poète ne se nomme pas ; il n’assume même pas le « je » du genre autobiographique. Même si le texte est voué au particulier (on voit une maison pauvre et sans tableaux, les restes d’un repas dominical, les cartes sur une table), il tend tout aussi bien à l’universel : « l’enfant » dans son rapport à un parent. Et le sujet profond du poème est moins le jeu de cartes que ce que ce jeu symbolise, c’est-à-dire, le désir de l’enfant de donner espérance à un être qui souffre. En ceci, ce poèmerécit, si étroitement personnel, s’attache à tout un réseau d’allusions mythiques qui vont structurer le livre d’un bout à l’autre. L’un des éléments les plus importants dans cette structure est le mythe de Cérès. Cérès, que Bonnefoy évoque dans une grande variété de contextes dans ce livre, cherchant « par toute la terre » (PC, 21), est la figure emblématique de notre être désirant, de notre « besoin de boire / Avidement au bol de l’espérance » (PC, 97). On sait que cette figure exerce une grande attraction sur Yves Bonnefoy, puisqu’elle est présente dans plusieurs de ses textes, notamment dans les deux essais qu’il a consacrés à un tableau célèbre d’Elsheimer, « La Dérision de Cérès ». S’inspirant d’un passage des Métamorphoses d’Ovide,
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Elsheimer traite le moment où Cérès, lasse de chercher sa fille perdue à travers le monde, s’arrête devant une porte et frappe. Une vieille femme lui offre une boisson, mais quand elle boit avec avidité l’eau de la cruche offerte, un autre enfant, un garçon qui la regarde boire, se moque d’elle, et du coup, elle jette sur lui sa boisson, et le garçon se transforme en lézard et disparaît sous les pierres. Il est certain que les trois personnages de ce mythe existent comme autant de virtualités chez Bonnefoy lui-même. Dans le troisième poème de la série « La Maison natale », Bonnefoy évoque « deux grands êtres » parlant, comme il dit, « au-dessus de moi, à travers moi » : L’un derrière, une vieille femme, courbe, mauvaise, L’autre debout dehors comme une lampe, Belle, tenant la coupe qu’on lui offrait, Buvant avidement de toute sa soif.
Il est vrai que dans le poème en question, le poète, en tant que « je », s’identifie au garçon qui regarde l’échange entre celle qui a soif et celle qui offre de quoi boire. Mais le poème transforme un aspect fondamental du mythe, puisque le poète décide par un acte que je dirais moral de ne pas rester indifférent à la souffrance, de ne pas s’en moquer. « Plutôt », dit-il « ai-je poussé un cri d’amour ». (Parlant de Baudelaire, Bonnefoy a dit que Baudelaire a choisi la mort, a accepté que la mort existe en lui comme une conscience (I, 33). Je crois qu’il en va de même pour Bonnefoy en ce qui concerne le sentiment de souffrance et d’exil). Mais ce cri a « la bizarrerie du désespoir » et « le poison » qui transforme le garçon dans le mythe envahit tout aussi bien celui qui aurait voulu aimer la déesse. Pourquoi ce désespoir, qui semble engendrer les mêmes conséquences que la moquerie ? C’est sans doute que Bonnefoy vit péniblement le sentiment d’impuissance, sachant que les mots vont pouvoir apporter bien peu à un monde qui souffre. « Ô poésie », écrit-il dans un autre poème du même livre, Je sais qu’on te méprise et te dénie, Qu’on t’estime un théâtre, voire un mensonge, Qu’on t’accable des fautes du langage, Qu’on dit mauvaise l’eau que tu apportes À ceux qui tout de même désirent boire Et déçus se détournent, vers la mort. (PC, 79)
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D’autres poèmes insistent pourtant sur l’importance d’un invincible espoir, car c’est l’espoir qui va pouvoir transformer la moquerie en pitié : Et pitié pour Cérès et non moquerie, Rendez-vous à des carrefours dans la nuit profonde, Cris d’appels au travers des mots, même sans réponse, Parole même obscure mais qui puisse Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre. (PC, 97–8)
Ce qui rend d’autant plus émouvante cette volonté de s’attacher à l’espoir, c’est que l’on voit clairement qu’une des formes de Cérès est la mère du poète, celle qui est évoquée, après la mort de son mari, comme « cherchant à voir / Dans les choses d’ici le lieu perdu » (PC, 93). Et je dirais donc que ce qui distingue ce livre des autres, c’est la façon dont Bonnefoy va rendre beaucoup plus explicite qu’avant son rapport personnel aux composants mythiques qui continuent à structurer ses livres. Notre condition de modernes qui « ne dispos[ent] plus d’un sacré » nous met dans une situation où « on peut encore, on doit même interroger les mythes », insiste Bonnefoy (NR, 113). Mais, continue-til, « il faut d’abord les mettre à l’épreuve de notre condition comme elle est, les réentendre à travers ses voix à elles, brouillées, les reformer de notre substance, sinon ils ne sont vite que de trop belles images, qui disent notre nostalgie mais nullement notre vérité, et restent d’ailleurs en decà de la maturation, de l’illumination, souhaitables » (NR, 113). On peut dire que Les Planches courbes montre exemplairement comment une structure mythique peut être reformée par une sensibilité, par une « substance », particulières. Ce livre désigne-t-il un tournant dans le développement d’Yves Bonnefoy ? Il est certain que les grandes préoccupations de toujours sont investies comme jamais avant des traits de l’humble et simple réalité d’une personne, marquée par la douleur, soulevée par l’espoir. Et c’est la voix de cet espoir que l’on peut entendre, de livre en livre — à travers la répétition si l’on veut, mais à travers le renouvellement tout aussi bien — poursuivant, indomptable, son chemin dans l’obscurité qui nous entoure.
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De la « présence » selon Yves Bonnefoy Patrick Née Nul ne contestera que, parmi les contemporains, Yves Bonnefoy figure comme le poète par excellence de l’espoir de « la présence » ; encore faut-il bien se représenter à quel point il en est aussi le métapoéticien le plus profond, tout au long d’un demi-siècle d’élucidation théorique et pratique de cette notion, tant dans ses poèmes ou « récits en rêve » (en ce qu’ils peuvent comporter d’implications réflexives), que dans ses interprétations critiques, ses écrits sur l’art, ses traductions, ses entretiens et ses essais de poétique fondamentale. Ce n’est évidemment pas un hasard si, pour sa Leçon inaugurale du Collège de France, il a choisi comme titre La Présence et l’image1 : c’est dire en peu de mots l’intensité d’une lutte dégagée par lui entre ces deux instances, où le « et » doit d’abord s’entendre comme un contre, mais pour aussitôt après, par renversement dialectique (qui ne cesse de complexifier partout sa pensée), s’interpréter aussi comme un dans paradoxal. Toutefois nous voici dans un embarras redoublé : car à l’éclaircissement de ce qu’il faut entendre par « présence » s’ajoute celui de la notion d’« image », qui ne paraît pas moins centrale et d’ailleurs constitutive de la première. Si en effet la « présence », en tant qu’absolue présentation d’elle-même, doit s’entendre comme s’opposant à « l’image », en tant que celle-ci est nécessairement déjà de l’ordre de la représentation, c’est que de toujours elle précéderait toute image : mais à quelles conditions peut-il y avoir une présence sans image, c’est-à-dire d’avant toute représentation, et cela dans la représentation même que constitue en soi le langage, quel qu’en soit le mode d’expression — verbal ou plastique ? Car pour de la présence infra-verbale (ou d’avant les images de l’art en général), un certain nombre d’expériences existentielles sont à même d’en rendre compte, pour Yves Bonnefoy : celle de l’infans d’avant l’articulation du
1. La Présence et l’image (Paris : Mercure de France, 1983) (PI)
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langage, dans le rapport d’immédiateté à la mère vécue comme encore le tout du monde ; ou celle de l’extase mystique dans la communication directe, ou éprouvée comme telle, avec le divin (c’està-dire non médiatisée par un système théologique donné, ou plutôt le transcendant absolument : ce qui fait de tous les mystiques des frères, de quelque tradition religieuse qu’ils soient issus, pour la plus grande inquiétude des gardiens de chacune des orthodoxies). Mais si le poète ou l’artiste n’est que « l’enfance retrouvée à volonté » selon la formule baudelairienne, encore faut-il que la coupure de la perte puisse justifier de l’élan des retrouvailles ; et, précise encore Yves Bonnefoy dans la dernière en date de ses grandes études critiques2, la poésie « n’est pas la mystique » dans sa vocation à l’immédiateté transcendante — et cela d’autant moins pour un esprit résolument athée. D’autre part, que serait une « présence » qui ne soit pas celle d’un être incarné, présent aux autres autant qu’à lui-même dans l’attestation alors ontologique qu’il y a de l’être plutôt que rien, et que, à la différence de la fameuse formule de Mallarmé qu’Yves Bonnefoy aime tant à citer, nous ne sommes pas de vaines formes de la matière ? Car une telle notion n’a de sens, pour le poète-penseur, que sur fond d’incarnation : à prendre non pas dans l’acceptation théologique qu’en a promue le christianisme — même si ce fut là pour lui une expérience décisive de la conscience humaine — , mais comme échange vécu des existences, définissant une communauté humaine partagée, qu’il nomme indifféremment « la terre » ou « la parole ». Ainsi l’objet même de l’interrogation qui nous réunit en ce volume — sens et présence du sujet poétique — se situe-t-il au cœur de la problématique sans cesse réfléchie par la pensée poétique d’Yves Bonnefoy : il ne saurait en effet y avoir pour lui de « présence » que d’un « sujet », en tant qu’il est incarné, c’est-à-dire situé dans l’existence et non pas dans l’essence, et selon ces deux limites que constituent sa mise au monde sexuée et la certitude de sa mort — mais partagées dans l’épreuve commune (scellant la solidarité humaine de la compassion) qu’en toute son œuvre on voit nommée finitude. Et ce sujet n’a de chance d’être « poétique » qu’en tant qu’il reste en quête d’une expérience première pourtant irretrouvable comme telle, qui est 2. Voir « Georges Poulet et la poésie » in Georges Poulet parmi nous, dir. S. CudréMauroux et O. Pot (Genève : Slatkine, 2004).
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celle de l’immédiateté originaire de « la Présence », dont la poésie et l’art en lui manifestent l’ardent désir, jamais satisfait de leurs objets. Précisément, à ne s’en tenir qu’à La Présence et l’image, où ont été condensées en une occasion solennelle et en pleine maturité (à 58 ans) les grands postulats de l’auteur, celui-ci, conscient d’occuper un type de chaire — consacré à la poétique — qui fut antérieurement illustré par Paul Valéry, puis Roland Barthes, enregistre dans un premier temps les objections que firent l’un et l’autre à la conception « romantique » de la poésie : pour le premier, l’affirmation que « le contenu d’un poème […] n’est qu’un élément en somme formel dans une combinatoire » ; pour le second (poussant plus avant « l’exploration formaliste de l’écriture »), le souci de « déconstruire l’effet de présence à soi » du poète et son « illusion de maîtrise » (PI, 10–11). Ainsi fut enregistrée « la déconstruction de l’antique visée ontologique » (PI, 21) : « [l]à où le critique ou le philosophe croyaient jadis rencontrer dans l’œuvre […] l’expression univoque et directe d’un sujet […] » — lui-même s’imaginant, « de proche en proche », « le maître du sens du monde ou même une émanation divine » (PI, 15) — , la critique aiguisée de notre siècle n’y a plus reconnu que des « signifiants fugitivement reclos sur des signifiés irréels » (PI, 17), à partir des acquis de la linguistique, de la psychanalyse ou de l’intertextualité structurale. De sorte que, « dans les ruines du cogito », on n’a bientôt plus reconnu « que les mille niveaux de nuées rapides de ce langage dont nous ne sommes […] qu’un froissement léger des structures, qu’un pli […] » (PI, 19). Mais c’est alors que le renversement suivant se produit (finalement fondé à sa manière sur l’intuition qui fit découvrir, à Émile Benveniste, l’approche linguistique nouvelle du discours, par quoi la langue s’organise vitalement autour de la prise de parole de qui s’adresse à autrui) : « il n’en reste pas moins que nous disons Je, quand nous parlons, dans l’urgence des jours, au sein d’une condition et d’un lieu qui du coup demeurent, quels qu’en soient les fauxsemblants ou le manque d’être, une réalité et un absolu » (PI, 20). Ainsi, poursuit Yves Bonnefoy, « tout en continuant d’étudier comment vie et dévie sans fin le signifiant dans les signes, il me semble qu’il faut chercher comment cet élan que nous sommes peut, dans la dérive des mots, s’affirmer pourtant comme une origine ». Et de poser cette question : « Que faire […] pour qu’il y ait quelque sens encore à dire Je ? » (PI, 22).
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Et tout d’abord le voici qui souligne à quel point ce furent non pas des théoriciens, mais ces poètes du quadrangle d’or qui ont fondé la poésie moderne en français (Nerval, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé — lui-même ayant tant contribué à en refonder l’interprétation), qui ont les premiers perçu « le rôle du signifiant dans l’écriture », et « la place de l’inconscient dans les décisions des poètes » ; activant ainsi la « désagrégation de l’idée absolue du moi qu’il y avait chez les Romantiques » (PI, 23). L’accent est ensuite déplacé du côté d’une phénoménologie de la réception : le lecteur averti (mais « lecteur de poésie », précision capitale) a beau reconnaître « les labyrinthes du signifiant » dans lesquels il s’engage, « il sait un signifié parmi eux […] qui est l’intensité comme telle » : à partir de quoi — en une situation vitale de communication qui le fait l’interlocuteur de qui lui parle effectivement — il « n’analyse pas, il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense », ce qui le rend « impatient d’aller vivre cette promesse » (PI, 26). Fort de ce double constat, Yves Bonnefoy soulève alors la question de la « clôture de l’écrit », où il voit une illusion qui se sait d’autant moins elle-même qu’elle croit l’avoir pourfendue dans la mise en cause de l’auteur (auquel échappent ses propres signifiants), comme du lecteur (censé guéri de tout effet d’identification ou de projection). Qu’est-elle en effet, sinon « [u]n désir […] en nous, vieux comme l’enfance, qui cherche en toute occasion ce qui peut remplacer le bien qui nous a manqué presque à l’origine » (PI, 28) : en fait un fétiche pour combler le manque, et « la scène où jouer son rêve ». Tel est « l’éclat qui manque à la grisaille des jours, mais que permet le langage quand le recourbe sur soi, quand le pétrit comme un sein natal la soif constante du rêve » (PI, 33). Le renversement est radical : l’idéologie du texte autonome, loin de consacrer la liberté d’un sujet désabusé des mirages de la subjectivité humaniste, aliène celui-ci au leurre d’un objet partiel où il cultive sa nostalgie de toute-puissance, dans une illusion de maîtrise : « Un monde a été détruit — aboli, disait Mallarmé —, celui au sein duquel nous serions mortels : et en retour, ce qui a pris forme dans le poème, c’est un monde encore, bien sûr, un monde souvent cohérent, en apparence complet » (PI, 29). Mais ce monde n’est que l’image proprement dite, substituée fantasmatiquement à la « rugueuse réalité à étreindre » qu’avait en vue le mot d’ordre d’Adieu, dans Une saison en enfer, auquel ne cesse de revenir Yves Bonnefoy. Car, ajoutera-t-il plus loin, « [l]a poésie n’est pas le dire d’un monde » (PI, 41).
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« J’appellerai image cette impression de réalité enfin pleinement incarnée qui nous vient, paradoxalement, de mots détournés de l’incarnation » (PI, 32) : la formule, pour fréquemment citée qu’elle soit, mérite explication. Et tout d’abord, précisons l’usage révolutionné du couple langue/parole (contraire à celui auquel nous a habitué la linguistique structurale) tel que l’entend toujours Yves Bonnefoy : c’est pour lui la parole qui est première, et d’avant la langue, laquelle n’est que l’apprentissage, plus tardif dans l’enfance, de la découpe conceptuelle par les mots de l’unité primordiale dans laquelle baigne de toutes parts l’infans (le sans mots). Ceci posé, en quoi l’usage des mots peut-il les « détourner de l’incarnation », sinon précisément en les coupant de ce qui les relie à l’équivalent tardif de cette fusion originaire — c’est-à-dire au grand échange entre les vivants, seule définition non théologique de la notion ? Si l’incarnation, c’est les autres avec lesquels je suis en relation de « parole » et non pas seulement de langage (on aura compris au passage l’hostilité profonde à Sartre et au sartrisme, dès les années de formation du jeune poète), alors soustraire les mots à leur virtualité encore actualisable de parole, pour les constituer en rouages d’un objet textuel autosuffisant, aussi parfait que possible dans son montage, c’est bien les dévier de leur possibilité d’ouverture poétique hors concept, au profit d’une représentation arrêtée, voulue totale comme telle, et de part en part conceptualisable : avec « impression de réalité » (et non pas réalité) — imitation des machineries de la création divine, « enfant d’une nuit d’Idumée » qui s’est substitué à l’enfant de chair, fantasme de meilleur des mondes entièrement logifié où rien n’aurait été laissé au hasard. Car la réalité au contraire, c’est toujours, pour Yves Bonnefoy, le vent du hasard dans les avenues d’un destin qui ne nie pas la mort — et ne s’en croit pas à l’abri, retranché derrière la perfection d’œuvres érigées en autant de parecastration, dans la fétichisation de l’art comme déni de la finitude. De sorte que « l’Image est certainement le mensonge, aussi sincère soit l’imagier » (PI, 34) : et c’est là un point capital, sur lequel on ne saurait trop attirer l’attention, car il ne me semble pas avoir été compris dans toute sa radicalité par la critique, tant littéraire qu’artistique — voire philosophique ; qui fait de l’œuvre d’Yves Bonnefoy un déplacement considérable dans la façon d’envisager tous les phénomènes qui nous intéressent ici.
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Au lieu en effet que le fin fond du « mensonge » réside dans l’adéquation de l’œuvre à son auteur comme sujet (tellement dénoncé par les multiples théories de la déconstruction contemporaine), le voici situé à un autre niveau : celui du fantasme d’autonomie souveraine de l’œuvre elle-même (qu’on l’appelle « texte », « écriture », « production » ou comme on voudra), toujours assorti de sa pétition de principe esthétique ; comme s’il allait de soi que l’essentiel en cette affaire soit, sur la déconstruction du sujet de l’art, la construction absolutisée de son objet — suivant en fait l’ultime impératif d’une religion de l’art (bien entendu inaperçue comme telle), qui s’est métaphysiquement coulée dans la place laissée vide, après celle de « Dieu », par la « mort du sujet » ; religion qu’on peut plus justement qualifier d’idolâtrie. Or rien n’est plus contraire à la pensée d’Yves Bonnefoy : si à ses yeux « L’imperfection est la cime », c’est qu’il ne saurait être question pour la poésie de faire de la recherche esthétique son but ; c’est bien plutôt dans le dépassement kierkegaardien du stade esthétique en stade éthique que ne cesse de se poser pour lui la question poétique. Mais il n’est rien de moins aisé : grande est la tentation de préférer le mensonge de l’art à sa traversée critique, et si reposant, le confort du « monde-image » qui garantit à l’artiste — outre une éventuelle reconnaissance de son talent d’« imagier », car le public aime l’évasion qui lui est ainsi procurée — l’illusion d’une maîtrise, et un refuge contre l’angoisse d’une finitude en pareil cas mal acceptée. Cette constatation, Yves Bonnefoy n’a cessé de se l’appliquer à lui-même. C’est tout l’enjeu de L’Arrièrepays que de tenter de se déprendre d’une structure résurgente, selon laquelle, rédimant le manque à être de l’existence hic et nunc, la quête d’un Ailleurs toujours espéré à portée de vue permettrait à l’Age d’or des nostalgies d’enfance son retour. On peut même soutenir que la composition de ce récit n’est faite que de la décomposition de trois autres : celle d’une lecture d’enfance, Dans les sables rouges, et de deux récits enchâssés pour être mieux déchirés, Le Voyageur et L e Sentiment inconnu : lesquels n’avaient puisé leur énergie que dans la relance — enfin auto-analysée, et c’est la fin du livre — du moteur imaginaire central de l’auteur. De là un profond renouvellement de la formule de Rimbaud (qu’on aurait pu croire inutilisable, après tant de redites aussi incantatoires que mécaniques). Si « Je est un autre », c’est qu’il se différencie du « moi » non pas à la manière dont Proust oppose le
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« moi social » de l’écrivain à celui qui le transcenderait, justement sur le plan de l’art, dans son œuvre : car ce « moi qui se déploie là (c’està-dire dans la recherche esthétique, celle d’Alchimie du verbe), en se croyant “mage ou ange”, ne mérite, si ordinaire qu’il est toujours, ni déification romantique ni nostalgie. Jamais le “Je” n’aura été mieux armé pour la lutte de chaque instant contre l’intime, l’inexorable vertige » (PI, 53) — celui-là même des autosatisfactions esthétiques de l’image s’enchantant de soi. C’est le « moi » de Rimbaud qui, pour Yves Bonnefoy, voit un salon au fond d’un lac (et non pas son « Je », comme le considérait André Breton) ; mais c’est ce « Je » qui, « paysan », en critique très sévèrement l’irréalité, dans un pacte éthique de vérité passé avec son lecteur. Et peu importent alors les faux semblants inhérents au langage : « [q]uelques soient les dérives du signe, les évidences du rien, dire Je demeure […] la réalité comme telle et une tâche précise, celle qui recentre les mots, franchies les bornes du rêve, sur la relation à autrui, qui est l’origine de l’être » (PI, 49) ; ce qui suppose, autre formulation, « un rapport neuf du “Je” qui est et du “moi” qui rêve » (PI, 57). On a bien lu : « l’origine de l’être » n’est pas à chercher au ciel suprasensible des Idées, mais dans l’interrelation des êtres sensibles que nous sommes. Voilà un fondement métaphysique dont on ne saurait trop souligner l’importance, et pour la notion de « sujet », et pour celle de « présence ». Qu’Yves Bonnefoy déclare : « L’être n’est pas, sauf par notre vouloir qu’il y ait de l’être » (PI, 43–4), cela n’institue de sa part ni relativisme ni volontarisme métaphysique ; mais simplement l’espoir d’une communauté de parole qui doue réciproquement d’être chacun de ses participants : qui les rende effectivement présents les uns aux autres, en leur faisant sentir dans cet échange le fait même de la « présence ». S’agira-t-il alors d’une transparence des cœurs à la Rousseau, brûlant immédiatement l’obstacle des usages mensongers des signes, dans l’utopie d’une communion originaire (ou préverbale) des consciences ? Évidemment non : ce serait pour Yves Bonnefoy (selon la reprise des catégories byzantines de la « Querelle des images »), ce qu’il appelle l’iconoclasme, qui prétend se passer de la médiation des signesimages ; comme si l’on pouvait en revenir magiquement — une fois la petite enfance écoulée sur le plan ontogénétique, ou une fois les sociétés sorties de leur état « primitif » sur le plan phylogénétique — à un en deçà des représentations. Le couple notionnel qui permet alors
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d’articuler toute la problématique n’est autre, en effet, que celui de représentation et présence (couple qu’entre autres occurrences Yves Bonnefoy a choisi pour titre de la première publication dans sa collection d’iconologie chez Flammarion, en rassemblant les textes de Georges Duthuit, ce critique d’art qui prit parti pour l’iconoclasme byzantin, et dont il fut l’ami, sauf en ce point précis). On ne saurait en effet éviter « notre aliénation, le langage » (PI, 44) : une plus grande encore serait de croire pouvoir passer outre ; de sorte que l’issue d’un tel paradoxe consiste à critiquer l’image dans l’image, comme l’illustre (sur le plan plastique, mais peu importe) la thèse fondamentale du grand essai de Rome 1630. C’est bien là promouvoir cette « contestation que l’auteur peut faire, s’il est poète, de l’autorité des représentations, des symboles, qui contribuent aux mirages de l’écriture » (PI, 52) : à cette condition, « [l]a vérité de parole [peut être] dite sans hésiter la guerre contre l’image — le monde-image — pour la présence » (PI, 54). Mais réciproquement, s’il s’agit sans relâche pour le poète de « dénonc[er] l’Image » dans sa prétention (que marque la majuscule) à se substituer à l’expérience authentique de la présence (qu’on trouve souvent énoncée en termes plotiniens sous l’appellation de « l’Un »), c’est pour « aimer, de tout son cœur, les images » au pluriel, dans la nécessité de leurs multiples médiations : « Ennemie de l’idolâtrie, [la poésie] l’est autant de l’iconoclasme » (PI, 56). Il faudrait pour conclure brièvement indiquer ce dont je traite largement ailleurs, dans un essai qui vient de paraître3. S’il y a chance que de la « présence » se fasse jour au sein des mots du langage (ou des images de l’art), c’est à la condition que ces mots, en poésie, soient comme des noms propres, voire des prénoms : lesquels font coïncider les trois pôles au sein du signe (signifiant/signifié et référent extralinguistique), et mieux encore, les mettent en situation de discours, où ils font comme répondre à un appel, à moins qu’ils ne le lancent. Or ces passeurs de poésie dans le langage, noms ou prénoms de l’être (qu’antérieurement le poète désignait comme « grands signifiants »), tiennent en fait leurs pouvoirs de la structuration la plus profonde du poétique, pour Yves Bonnefoy, et dont la notion fait chez lui l’objet d’une extension proprement révolutionnaire (autant qu’inaperçue par la critique) : à savoir la métonymie. Non pas figure 3. P. Née, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy (Paris : Hermann, 2004).
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parmi les autres, mais ce qui donne figuration à la « présence », et d’abord par la contiguïté (sur le plan d’une ontologie de la « parole ») qu’elle instaure entre ce qui, en deçà et au-delà, échappe au langage, et le langage lui-même. De sorte que ce n’est pas — n’en déplaise à la définition jakobsonienne de la « poéticité » — la métaphore qui fait ici pierre de touche : laquelle risque toujours, pour Yves Bonnefoy, de n’instaurer qu’un faux transport esthétique entre les seuls mots de la langue, et de ne constituer qu’une sorte d’image se reflétant à son miroir. Car — et ce sera ma dernière proposition — il ne s’agit sûrement pas, pour le poète-penseur, d’affirmer sa position de « sujet poétique » par la trouvaille de brillantes métaphores, qui réclameraient pour une singularité de la vision s’enlevant sur le champ de la perception commune, comme ce fut trop souvent le cas à ses yeux dans l’écriture surréaliste (Breton mis à part). Jean Starobinski remarquait qu’il n’y avait pas d’œuvre moins narcissique que celle de son ami, et pour cause : la présence dont il est en quête n’est pas du tout la sienne — quoiqu’alors il l’y trouve, comme par surcroît — mais celle, transnarcissique, d’une expérience du divin partageable, à la table du Simple.
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Zoopoièsis Éthologie du sujet poétique Pierre Ouellet
Le sujet est encombrant, on en convient. Il prend toute la place. À l’instar du moi, que Pascal trouve si haïssable. Avec raison. Mieux vaut se laisser gagner par l’effroi des espaces infinis que de se laisser enfermer dans les limites de son propre ego. Que faire du sujet, dès lors ? s’en débarrasser ? tenter de s’en passer ? y résister ? le refouler ? On peut essayer, mais, comme le naturel, il revient au galop. Avec plus de force, plus de présence. Sous forme de symptôme, souvent, comme une excroissance : son absence nous saute aux yeux tel un membre amputé dont on continue de sentir les douleurs ou d’éprouver le manque avec intensité. Cette carence devient une évidence : il y a du sujet, là, mais effacé, annulé, annihilé, néantisé. Comme le bras manquant se fait sentir en une surprésence, une omniprésence presque, le sujet multiplié par son absence est un sursujet, un hypermoi : l’incarnation hystérique d’un ego par défaut, que la langue rend partout visible comme une acné. Toutes les marques personnelles que la langue porte, non pas seulement dans la catégorie de la personne mais aussi dans les marqueurs morphologiques du verbe, sont l’urticaire qui frappe la parole la plus allergique au je, ce pathos qui la démange au plus profond : le sujet fait irruption, ou éruption, comme on le voudra, là même où on l’empêche de se manifester, à la surface la plus superficielle des formes les plus abstraites, les plus proprement syntaxiques ou grammaticales de la langue, qui sont censées être aseptisées. La querelle que la poésie récente a connue autour de cette question du « sujet », violemment refoulé ou faisant massivement retour — comme le lyrisme il y a peu, auquel un certain littéralisme ne cesse de résister — , me paraît reposer sur une conception par trop naturaliste ou psychologiste de la subjectivité, comme si le je ou le
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moi était une entité, identifiable ou reconnaissable, avec sa carte d’identité, réelle ou fictive, où il aurait d’emblée les propriétés d’une personne, d’un individu, avec son statut social et psychologique, une biographie et un vécu. Le « sujet « n’a rien à voir avec cette caricature, chacun l’admet, mais en tire-t-on toutes les conséquences dans nos débats sur l’absence remarquée ou la présence manifeste de la subjectivité dans le poème ? Il me semble aussi aberrant de poser la question de la pertinence du sujet dans la langue, fut-elle poétique, que de se demander s’il y a une présence de la langue dans le sujet, fut-il aphasique. Si l’on reconnaît que le langage et la parole soustendent tout processus de subjectivation, comme on ne cesse de le rappeler depuis plus d’un siècle, à partir des différents horizons de la psychanalyse, de la sémiotique et de la phénoménologie, il devient difficile en effet d’imaginer que la langue et le discours ne portent pas en leur propre sein les marques ou les traces, si minimes soient-elles, de cette subjectivité à laquelle ils ne cessent de donner forme et sens, de prêter corps et voix. Cette subjectivité ne se réduit pas à l’individualité, bien sûr, et encore moins à l’« auctorité », qui autoriserait l’auteur d’un poème à faire de sa parole le lieu d’expression de sa propre personne ou de sa personnalité, s’il prétend en avoir une encore après avoir vécu l’expérience désidentifiante de la poésie. Mais elle persiste et signe, partout où il y a langage, partout où il y a parole : elle glisse son fantôme, promène son spectre jusque dans les discours qui la déclarent morte et enterrée. Car elle se jette dessous la langue, ainsi que son nom l’indique — subjectus vient de subjicere : « placer au-dessous » —, elle se projette sous la parole, comme son ombre portée, et elle ne peut être proprement refoulée parce qu’elle ouvre et constitue l’espace même du refoulement, du repoussement, du retirement, le lieu du pur dessous. Le sujet est déjà là où voudrait le jeter un certain littéralisme asubjectif : dans les dessous du langage, dans une sous-parole, dans un arrière-plan subpoétique de la langue et du discours, qui a à voir avec le caractère non superficiel, non évident, non manifeste de la subjectivité, plongée dans les eaux troubles de la négativité la plus vive, où l’absence et la présence, le trop plein et le trop vide ne sont plus des catégories pertinentes pour en parler ni même pour en sentir les différents effets. Le lyrisme narcissique, qui ramène à la surface réfléchissante du miroir l’arrière-fond obscur et infiniment brouillée de la subjectivité, en élevant le je au rang de dieu ou de héros capable
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de se mirer indéfiniment dans son reflet et d’adhérer ainsi au flot lisse et continu de ses propres images dont il nous inonde sans arrêt, ne conçoit pas aisément que le sujet n’est pas un placé-devant mais un jeté-dessous, qu’il est l’arrière-fond sinon le bas-fond de la langue et de la parole où il ne se manifeste jamais en une figure reconnaissable, à moins que ce ne soit sous la forme du spectre ou du fantôme, de l’illusion ou du fantasme, d’une idée ou d’une image, bref, d’un simulacre, d’une idole, comme disent les Grecs, d’un eidolon, mot qui a donné toute la famille des mots en id — d’idéation à idolâtrie — mais qui désigne aussi le monde des ombres et des apparitions, des esprits et des revenants, bref, des morts-vivants, le sub-jet n’étant jamais qu’un sur-vivant, ce qui est jeté dessous, comme le membre manquant, finissant toujours par surgir ou survenir, ainsi que le poème le montre en donnant l’élan, par son rythme, ses pulsations, au jaillissement de ses arrières ou de ses dessous.
Le chien de l’âme La poésie québécoise actuelle, après avoir traversé une décennie de formalisme forcené, dans les années 1970, puis une autre d’intimisme narcissique, dans les années 1980, s’est largement attachée depuis le début des années 1990 à donner voix et forme à ces dessous aphones et informels où le sujet se tient, je devrais dire se jette et se précipite… dans un « suicide » de chaque instant — sui-cædere, « abattre le soi par soi », « faire tomber de soi le soi », c’est, littéralement, sub-jicere, « se jeter dessous », « se projeter en bas », comme tout sujet s’éprouve dès sa naissance, non pas être-là mais être-là-bas, être-là-dessous, non pas Dasein proprement dit, mais Untersein. L’être-jeté, comme Heidegger appelle aussi l’être-pour-la-mort, soucieux de sa finitude, c’est le sujet au sens premier : l’être-jeté-dessous, l’être au-dessous de tout, qui sous-tend tout, qui fait fond mais sans fondement ni fondation à ce qui est et se dit, dans l’existence comme dans la langue, dans l’expérience comme dans le langage. On sait que le mot sujet trouve sa source dans la traduction latine, par le philosophe écossais Michael Scot, du Grand traité de l’âme du philosophe arabo-andalou Averroès, qui est lui-même un commentaire détaillé du De anima ou du Peri Psukhè d’Aristote, et que le terme subjectum renvoie en fait au concept aristotélicien d’hupokeimenon, désignant « ce qui se
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couche dessous », « ce qui se place en dessous », « ce qui se pose comme support, base, fondement », c’est-à-dire comme suppositio, position d’en bas, ce qu’on appelle en français un suppôt, ce qui se met au-dessous et supporte tout1. C’est précisément le genre d’images que Nicole Brossard, dans Langues obscures, de 1993, donne au « sujet » ou au subjectum dans le poème en vers qui ouvre le recueil, composé autrement de proses : ce chien de l’âme, obstacle majeur séquelle de l’enfance ô je, pure construction de rêves pure merveille et la vie qui ne se justifie jamais assez pour rassembler autour de nous tout ce qui passe et prolonge le rêve tout ce qui fuit la mort et le découragement ô je pure rhétorique matière première chercheuse2
Le « chien de l’âme », voilà le surnom du je — devrais-je dire son « sous-nom » ? — conformément au suppôt qu’incarne le subjectum dans le Grand traité de l’âme d’Averroès. Voilà ce qui se tient dessous, ce qui se place au-dessous de tout, qui ouvre l’espace d’en bas (plutôt qu’il ne jette des bases), qui crée les fonds et les tréfonds, fouille les creux, c’est-à-dire le sub-jet, l’Untersein, l’être-sous, pour ne pas dire le sous-être, qu’incarne ici le motif du « chien », leitmotiv du livre entier de Nicole Brossard et figure prototypique d’une
1. Jean-Pierre Faye rappelle cette naissance du sujet dans « Les chevaux de l’impulsion. Communauté et singularité de la “ fureur ironique ” », in Pierre Ouellet (dir.), Politique de la parole. Singularité et communauté (Montréal : Trait d’union, 2002), pp. 23–33. Faye y laisse entrevoir ce que le « sujet » du traité d’ibn Rushd / Averroès doit à la figure de l’animalité : « Nous apercevons le subjectum en son lieu de surgissement dans le Grand traité de l’âme, où le terme grec nous — du Noos, qui deviendra l’intellectus latin — passe un moment par l’al-alq, désignant ce geste de prise par la main, saisissant la “ bride du cheval ” » — la bride des « chevaux de l’impulsion », précise-t-il plus loin (p. 30). 2. Nicole Brossard, Langues obscures (Montréal : L’Hexagone, 1993), p. 9. Abrégé désormais en LO. Le poème apparaît deux fois dans le recueil, d’abord sur la page de couverture, sous une photo de l’ auteure, puis comme poème liminaire. Dans les deux cas, il est imprimé en italique, sauf le mot j e, qui apparaît à deux reprises en caractères romains, comme le reste des poèmes en prose du livre, où le je, cette fois, apparaît le plus souvent en italiques.
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certaine poésie québécoise3. Le suppôt de l’âme n’est pas l’homme ni la femme, le Dasein de l’humanisme finissant, qui s’élève par la parole et la raison au-dessus de sa propre vie et de son histoire, mais le canis ou encore le kunos ou la kunè — mot grec qui a donné le mot cynique renvoyant à ces philosophes qui errent comme des chiens, en dessous même de notre humanité, pour lui montrer d’où elle vient, de loin et de derrière, d’en dessous de l’être-là, dans l’être-jamais-là, dans l’être-toujours-ailleurs. Le je, dont il y a deux occurrences ici, non pas comme pronom, selon l’usage morphosyntaxique normal, mais comme nom commun et quasi nom propre — dans la mesure où il fait l’objet d’une apostrophe, d’un appel ou d’une adresse, sinon d’une invocation comme à un dieu ou à une personne en chair et en os —, est associé chaque fois à une espèce de facticité : une « pure construction de rêves » ou une « pure rhétorique », une fabrication onirique, illusoire et fantasmatique, ou une élaboration poïétique, un simulacre discursif. Alors que le « chien de l’âme », qui en est le suppôt, est qualifié d’« obstacle majeur » puis de « séquelle de l’enfance », comme si on ne pouvait « être » qu’en butte au je, affronté à ce mur ou à ce fossé, confronté au sujet comme à une sorte de maladie de jeunesse, liée aux séquelles de l’enfance, aux complications plus ou moins tardives et durables de cet accident qu’est la naissance, de cette pathologie des origines, de ce syndrome des premiers temps, des temps d’en dessous et d’en arrière, qui donnent leur fond et leurs tréfonds à notre vie, sa profondeur à l’existence. Le je, ce chien de la psukhè, cette kunè de l’âme, qui nous suit à la trace depuis l’enfance la plus lointaine, erre et rampe à nos côtés comme une ombre inséparable, court et chasse audevant de nous comme le flair qui nous précède dans le destin, 3. Je pense notamment à José Acquelin, Chien d’azur (Montréal : L’Hexagone, 1992), à Robert Fortin, Peut-il rêver celui qui s’endort dans la gueule des chiens (Sudbury : Prise de parole, 1995) et, plus récemment, à Normand de Bellefeuille, La Marche de l’aveugle dans son chien (Montréal : Québec Amérique, 1999), où l’on trouve pas moins de 65 désignations d’animaux, dont plus de 45 dans les trente premiers poèmes. Je renvoie aussi à mon étude sur « Le lieu de l’autre. L’énonciation de l’altérité dans la poésie québécoise », in Pierre Ouellet (dir.), Le Soi et l’autre. L’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels (Québec : Presses de l’Université Laval, 2003), pp. 185–208, où je montre entre autres que l’animal est l’une des figures les plus prégnantes de l’altérité du sujet chez trois jeunes poètes, Martine Audet, Karen Ricard et Nicole Richard, comme de nombreux autres (voir pp. 193–5).
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poursuit et pourchasse ce qu’on est comme une mémoire qui ne nous lâche jamais, un passé lourd, vengeur, qui ne cesse de mordre dans nos pas, ce sujet, dis-je, qui se jette partout sous nos yeux et sous nos pieds comme un obstacle qu’il faut franchir à chaque enjambée, c’est le contrecoup de cet état d’infans où l’on est d’abord resté muet, bouche bée devant la vie, avant d’apprendre à « construire des rêves » ou à « fabriquer des rhétoriques » qui nous permettent de lui faire face : « ô je pure rhétorique / matière première chercheuse », conclut le poème, chiennerie flaireuse et renifleuse qui cherche son chemin dans l’existence et fait office d’éclaireuse, pistant l’avenir où elle nous perd et nous devance, nous guidant de si loin qu’on ne s’aperçoit jamais de rien. D’obstacle, dû aux séquelles de l’enfance, aux contrecoups de nos premières aphasies, aux conséquences de notre aphonie première, le chien de l’âme devient le moyen d’un franchissement, le moteur du passage de tout obstacle, passé ou présent, de l’outrepassement du réel, de la vie, du temps : « ô je, pure construction de rêves / pure merveille », dit le poème, pour marquer cette puissance de la kunè psychique ou de l’âme cynique qui permet de sortir de la réalité ou de la temporalité ordinaires où tout est obstacle, le sujet compris, tel un piège sous le pied, un mur à hauteur d’yeux, et de s’affranchir ainsi d’une « vie qui ne se justifie jamais assez / pour rassembler autour de nous / tout ce qui passe et prolonge le rêve / tout ce qui fuit la mort et le découragement ». Le chien de l’âme, l’animus de l’a n i m a, l’animalité même de l’être humain, c’est cette faculté-là, que chacun possède, tel un flair mental, une imagination logée dans le mufle, une sensibilité canine à tout ce qui vient d’en dessous ou par derrière, depuis la petite enfance, infiniment oubliée et refoulée sous le poids du présent, du réel et de la vie, cette faculté, dis-je, de « rassembler », comme fait le chien berger d’un troupeau dispersé, ou de « recueillir », comme fait le langage ou le logos des étants disséminés du monde, non pas seulement les traces éparpillées de sa présence icibas, mais aussi et surtout « tout ce qui passe et prolonge le rêve », « tout ce qui fuit la mort et le découragement », bref, tout ce qui vient du passé pour aller au-delà du rêve qui le dépasse et tout ce qui vient de la mort pour nous faire fuir vers une origine qui ne cesse de nous échapper. Le sujet, c’est ça : le franchissement dans tous les sens des limites mêmes de sa propre présence, des frontières spatiales et temporelles,
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physiques et psychiques de son propre présent, que ce chien de je, toujours derrière ou devant soi, nous ouvrant la voie et creusant notre sillage, permet de sauter, d’outrepasser, comme il sait le faire de l’obstacle qu’il représente pour lui-même si on ne le rend pas à son animalité première ou à son cynisme de fond, c’est-à-dire à son êtrelà-dessous ou à son sous-être que nomme le subjectum latin ou l’hupokeimenon grec dans leur capacité de renvoyer non pas à une entité, comme le moi et le je de notre langue, mais à un véritable procès sans commencement ni fin, qui consiste à se jeter en dessous de tout, y compris soi-même, dans un suicide ininterrompu où l’on tombe de soi à tout moment pour se coucher sous tout ce qui est et en retenir la chute comme ferait une base ou un fondement, mais pour un temps seulement, avant que tout tombe encore plus bas, « tout ce qui passe et prolonge le rêve » comme « tout ce qui fuit la mort et le découragement ».
La bête du chant Nicole Brossard écrit : « En ce moment, je m’étonne que je hésite tant à s’éloigner de ses affaires personnelles quoique, j’en conviens, le chien de l’âme décuple nos forces, d’instinct sait où chercher. Il chante haut et fort, plus fort encore. Au milieu des œuvres complètes, dans toutes les langues qu’on a parlées, sur les quais de métro, devant la mer, le chien de l’âme vise obstinément les plus hautes notes » (LO, 12). Le chien aboie, le chien hurle, force de parole décuplée, langage porté au chant, le plus haut et le plus fort : il sait où chercher, d’instinct, non pas dans la parole mesurée mais dans les plus hautes notes, ce qui nous éloigne infiniment de nos affaires personnelles en nous jetant dans toutes les langues parlées, même les plus obscures, comme dit le titre du recueil, parmi les œuvres complètes de notre humanité, autant dire de notre animalité jappante, hurlante et aboyante, bien plus que simplement parlante, et en nous projetant sur les quais de métro comme devant la mer, face à l’obstacle majeur, la mort et son franchissement réconciliés, puisqu’on prend la mer et le métro pour s’éloigner de soi mais l’on se jette aussi sous les lames de l’une et la rame de l’autre pour que se « sui-cide » cette sub-jectité qui ne se survit qu’en se jetant sous tout ce qui passe et fuit, qui la prolonge au-delà du rêve et de sa propre mortalité.
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Le je ne donne pas la consistance d’un sens unique et plein à une subjectivité qui serait vécue comme l’expression du moi, dont il tenterait de se rapprocher non seulement en s’y référant mais en le signifiant, lui conférant une valeur et une signification ; au contraire, il s’éloigne, bien qu’hésitant, de « ses affaires personnelles » pour errer en hurlant parmi les langues obscures et s’approcher ainsi des limites du soi, des frontières du possible, bordées par la mer ou la fosse du métro, par le rêve ou par la mort dont on ne parle que dans la parole décuplée, le chant haut et fort, les notes les plus hautes venues du plus bas, la langue donnée au chien bien plus qu’au chat. Cette « subjectité » n’a rien à voir avec le sens des mots qui tentent en vain de la nommer : le mot moi, le mot je, le mot sujet. Elle est en dessous du sens comme en dessous de l’ego, elle est derrière tout sens et loin derrière, dans le fond et l’arrière-fond où elle se jette comme à la mer ou sous le métro, dans le bruit de fond que font les lames et les rames aussi bruyantes que cette langue de chien qu’elle fait entendre au plus profond, dans ses notes les plus hautes, ses aboiements les plus forts, ses hurlements les plus stridents. C’est là-dessous que le sujet se jette : sous le sens et loin dessous, dans les tréfonds de l’asémie, dans les profondeurs du non-sens où le chien de l’âme sait d’instinct où il faut chercher, flairant une piste, une présence lointaine, infiniment éloignée de « ses affaires personnelles », au-delà de tout ce qu’on peut voir ou entendre, toucher, saisir, comprendre. Le vers, la prose, la phrase dite non pour son sens mais pour la piste qu’elle ouvre dans la parole et le monde parlé, c’est ce flair de chien qu’on appelle sujet, ce qui renifle dans les dessous de l’être et sent les choses venir de loin, de si loin qu’on n’en saisit jamais le sens avant qu’elles ne surviennent et ne nous saisissent elles-mêmes dans la sensation de l’insensé : « le chien de l’âme, perché sur son antinomie, grand interprète des langues obscures » (LO, 24), écrit Nicole Brossard, pour dire combien le je du poème est « la forme ébruitée » (LO, 31) du dessous informe où il se jette pour en faire surgir l’insensé même, l’obscurité. « Le chien de l’âme a beau élever la voix », précise-t-elle, « la langue s’interpose, complique la dévotion, le roucoulement, le déchirement » (LO, 32) : le son se complique de sens, tellement que l’asémie gagne jusque les mots les plus simples, mêlés à cette « matière première chercheuse » en quoi fouille le jechien que notre âme incarne, moins souffle et inspiration que flair et reniflement.
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Le lyrisme de fond ou d’arrière-fond qui fait surface dans la lettre du poème, sa forme ébruitée, son obscure syntaxe, sa folle morphologie, ne tient donc pas de la dévotion pure et encore moins du roucoulement : il a subi toutes les complications, toutes les séquelles et les contrecoups du « jeter-dessous » en quoi le je consiste et réside, je devrais dire insiste et se suicide d’un même geste, ne persistant en lui-même qu’en se défaisant de soi, comme fait le poème en se libérant de la poésie. La « vie » du chant, que le lyrique cherche désespérément à capter en direct, passe fatalement par la complication de sa propre « mort » pour naître et pour renaître, apparaissant depuis sa propre disparition, surgissant de là même où elle s’est jetée dessous, depuis cette déchéance première, cette chute originelle d’où elle peut seule apparaître vraiment, non pas dans l’être-déjà-là, mais comme être-toujours-là-bas qui advient par surprise, tel un événement, un événement de la langue qu’on appelle poésie — ce qui brusquement « se produit » et change le cours de l’histoire ou le cours d’une vie, non pas en les « révolutionnant » (on n’en est plus au temps de ces naïves idéologies), mais en les « faisant tourner sur ellesmêmes » comme des toupies, dans un mouvement perpétuel où le sens du destin se perd, avec celui des mots, dont le tournoiement, comme celui du chien de l’âme qui court derrière sa queue, brouille à jamais le sens et la valeur, mêlés à la « matière première chercheuse », aux rires et aux silences, aux grognements de fond, aux aboiements. Le poème ? la langue aux abois, « dans une situation matérielle désespérée », dit la définition que Le Robert donne de cette expression : la langue qui cherche à se sortir du mauvais pas qu’elle est pour elle-même dès lors qu’elle a dit je — « ce chien de l’âme, obstacle majeur » — et qui finit par se survivre, non pas en re-jetant ce qui la jette ainsi dans les dessous, ce sujet vivace et impossible à déraciner parce qu’il pousse dans le magma premier autour duquel toute parole tourne, mais en épousant au plus près ses mouvements d’abaissement et de surgissement, d’apparition et de disparition qui font de la subjectivité non pas le fond ou la base d’un être-là campé dans sa permanence ou sa pérennité mais le sans-fond des allersretours ou des allées et venues d’un « apparaître-ici-et-là » insaisissable, d’un événement qui nous échappe par le dessous, par le plus bas, l’événement qu’on est dès lors qu’on s’aperçoit que son propre je n’échoit à rien, mais déchoit inlassablement parmi cette meute de « chiens de l’âme » qu’on sent au plus profond de soi
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comme le rire des hyènes ou le hurlement des loups. Nicole Brossard écrit encore : « il est certain que je suis émue par la vivacité du je. Sa manière d’évoquer entre mes lèvres un ailleurs qui surprend. J’aime que la première personne soit […] capable de silence et de rires si parfaits qu’on se laisse toucher partout » (LO, 43). L’animalité du sujet, on pourrait dire la subjectité du chien, liée au vivace ou à la survivance, bien plus qu’au sens et à la conscience, ne nous ramène pas au moi, ne nous retourne pas sur nous-même comme le je réfléchissant : il évoque entre nos lèvres un ailleurs qui nous surprend, non pas l’être-là qu’on est et qu’il nommerait, mais un làbas qui nous prend par surprise parce qu’on ne peut l’identifier vraiment, lié qu’il est à une pure « évocation », une mise en voix dans la note la plus haute, le chant le plus fort, une émission de souffle, une énonciation d’âme, un reniflement de chien dont la forme, entre silence et rire, nous touche et nous émeut bien plus qu’elle ne nous désigne. La première personne ne nous signifie jamais, elle subodore une présence lointaine, très en dessous du sens et loin derrière soi, qui ne laisse de trace que dans les rires et les silences, les jappements et les hurlements dont la parole peut être le lieu de recueillement si elle accepte de se dépouiller de son sens et de laisser la racine des mots à découvert : « on ne sait pourquoi je déclare souvent aime-moi à tout propos, dans un même souffle le chien de l’âme multiplie les rendezvous qui accélèrent la respiration, le témoignage dans un même élan, je relance le sujet brûlant, tous les mots qui, leur racine à découvert, surgissent propices à l’imagination » (LO, 53). Une accélération du pouls, du souffle, de la vie, la haute vitesse de l’âme dans le corps qu’elle meut et qui s’émeut, voilà ce qu’enclenche l’élan donné à la langue et à la voix par ce chien errant qui hurle en soi dans la parole humaine qu’on appelle poème, la parole qui a du chien, une voix de chien comme on parle d’une « vie de chien » pour dire avec force que la vie dont on jouit est une vie dont on souffre, aussi, dans la mesure où cette grande plante vivace qu’est l’être parlant ou aboyant ne cesse de subir les avaries du temps et de l’espace, de l’Histoire et de la Nature, qui ne manquent jamais de s’attaquer aux espèces les plus endurcies. Nicole Brossard écrit : « Mais de quoi s’autorise donc le chien de l’âme quand il vole bas au-dessus de la ligne centrée de la souffrance, gardant son équilibre pendant que nous espérons avec une petite lueur au fond des yeux, on ne sait quoi, de nos ailes » (LO, 20) — le je vole bas sur la ligne de souffrance, notre
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ligne de vie, chien ailé qui a du plomb dans l’aile, comme on a soimême une petite lueur au fond de l’œil, malgré notre regard de plomb, qui nous leste d’une peur et d’une douleur insupportables, du poids de soi grâce à quoi l’on tient sur terre, marchant en équilibre instable mais à quatre pattes comme vont les chiens qui n’espèrent rien de leurs anciennes ailes ou de leurs vieux élans.
Bestiaire de la douleur Les verbes subir et souffrir possèdent un point commun avec le mot sujet : le préfixe sous ou sub — ils occupent le même « dessous ». On subit sa propre subjectivité, comme on reçoit la vie, sans y être pour rien : on pâtit de soi comme d’une douleur ou d’une souffrance dont on n’est ni la cause ni l’agent, rien que la cible mouvante à chaque instant visée, à chaque instant touchée. Si le moi est un pathos, le trop d’humanité ou le débordement subjectif une incurable pathologie, c’est que le sujet n’a jamais eu cette position de surplomb que l’ego cogito aura cherché à lui octroyer, au-dessus du monde, des autres et de lui-même, dont il souffre en fait et qu’il subit jusque dans sa chair, autant que dans sa conscience et sa raison. Il est sujet au monde comme à lui-même, sujet aux autres, les plus lointains comme les plus proches, sujet à la vie comme à la mort, sujet aux mots et aux images, aux plus grandes jouissances comme aux pires souffrances, bref, il n’est sujet de rien mais sujet à tout et à n’importe quoi : « Ainsi la vie va son pari avec le rêve et autres inventions issues de la douleur. Or oui, pari de vivacité, à la différence des bêtes qui meurent sans que leurs plaies n’aient tout à fait la couleur du ciel au couchant, il faudra, inébranlables sur la tendresse, s’étendre sur l’aube et le couchant des êtres » (LO, 15), lit-on dans Langues obscures, où le sujet s’étend, en effet, se couche, non pas seulement comme le chien qui lèche ses plaies, mais aussi et surtout comme le couchant lui-même, la fin du jour sur l’horizon du monde et de l’histoire, où reposent les êtres les plus vulnérables, dans le rêve et l’invention issus de la douleur, dans la vivacité sub-jective et sub-terrestre de la parole humaine la plus étendue, en contrebas de l’homme, des dieux, du ciel et de la terre, qu’elle ne capte jamais qu’en contre-plongée. L’accélération du souffle et du pouls que le poème déclenche dans le corps est une brusque montée de fièvre que le chien de l’âme subit,
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une hausse de température au cœur et à la tête qui, paradoxalement, le jette au plus bas, sujet sub-jeté parmi tout ce qui est couché et ne se relèvera pas : « la température du corps […] varie selon l’usage qui est fait de la langue. Je suis toujours trop facilement tout en fièvre. Or trop, en nous, excite le chien de l’âme […] qui attire à soi tous les mots, augmente la chaleur » (LO, 27), écrit Nicole Brossard, qui sait qu’on ne descend jamais dans les profondeurs du je, du « sujet brûlant », comme elle dit, sans laisser monter en soi la température fiévreuse issue de ces tréfonds où niche le « chien » qu’on cache, qui finit toujours par sortir de son trou, ne serait-ce que par son cri, ses grognements, grondements et grommellements, tous ces phonèmes de la douleur qui donnent au vers ou à la phrase son brusque élan et puis l’arrêtent, d’un coup, fondant le lyrisme du dessous qui les anime non plus sur l’envolée mais, littéralement, sur les chutes et les rechutes de la langue en elle-même, dans cette sous-langue qu’elle refoule comme le sujet retombe dans le « sous-jeté » dont le cogito aura cherché à l’émanciper en le surélevant, contribuant à ce qu’il retombe de plus haut et en souffre davantage, dans le poème lui-même, qui donne voix et fait écho à ses tragiques retombées, à ses comiques embardées. Plonger dans les dessous, où gît l’être-jeté — sujet au sub-ferere (le souffrir, le sub-porter) ou au sub-ire (le subir, l’aller dessous) — , entraîne une modification substantielle du souffle, de l’âme, du flair, bref, du fonctionnement des organes canins qu’on porte en soi dans la profération poétique ou l’aboiement langagier : on est en apnée, dans la vie retenue, contenue et suspendue, en une Épokhè de l’air vital, longuement inspiré, mis entre parenthèses pour faire de la place à un autre « air », mortel peut-être, létal, mortifère, irrespirable, celui des mots qu’attire à soi le chien de l’âme dès qu’il manque de souffle et que ça l’excite. A-pnoos, en grec, ce n’est pas seulement ce qui est sans souffle, sans air, c’est aussi ce qui est sans âme, sans vie — sans sujet ? Mourir est une longue apnée, où l’on manque de souffle à perpétuité ; écrire, dans le même dessous que l’on partage avec les noyés, c’est perdre le souffle entre chaque mot, dans l’hyperventilation de la parole poussée à bout. Le sujet ne s’éprouve qu’au bord de la perte, le souffle ne se sent qu’au moment où il manque ou se raréfie, la vie n’est ressentie avec force qu’à l’instant où l’on croit qu’elle nous échappe : il faut que le chien de l’âme flaire sa propre fin et la frôle en chaque respiration pour qu’on le sente grogner sinon hurler dans nos poumons.
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Plonger là où on est jeté en tant que sujet, souffrant et subissant jusque dans son souffle coupé cette sujétion qu’est la « mise en dessous », c’est renoncer à soi, céder toute la place au vide béant ou au trop plein qui constitue l’arrière-fond sur lequel aucune figure ne tient, pas même la sienne, noyées qu’elles sont toutes et à jamais dans l’exploration des profondeurs où nous entraîne l’apnée de l’âme, l’aboiement sourd que certains nomment poème, la parole qui renonce à son sens littéral comme le sujet renonce à son moi propre pour se donner tout entier à ce qui lui enlève ou arrache son identité, se sacrifiant ainsi aux dessous mêmes d’une vie subie d’où il tire encore quelque chose à dire ou à japper, entre les silences et les rires : « chaque fois notre douleur invente en deçà du langage » (LO, 58), liton dans Langues obscures, en deçà du sujet, pourrait-on dire aussi, là même où il se trouve dès lors qu’il accepte de se perdre à vie, plongeant où il advient à lui-même en tant qu’être-jeté — non pas rejeté, mais sous-jeté. Le su-jet poétique, ce chien de l’âme qui va renifler dans les dessous de la langue, ce n’est pas l’ego surplombant et omniprésent du sur-jet cartésien, qui voit tout de très haut, de manière transcendantale, ni non plus ce re-jet dans l’absence pure, le vide formel et littéral, où l’on ne voit plus que des objets grammaticaux qui habitent les limbes sans fin d’une parole où il ne fait ni chaud ni froid, où il n’y a ni fièvre ni tremblement, dans la pure immanence d’une langue à plat, de la terre ré-aplatie — « infiniment plus de tremblements dans les cordes vocales quand je nomme » (LO, 19), écrit Nicole Brossard, dont les « langues obscures » savent frémir jusque dans leur syntaxe la plus pure, les incises et les ellipses, les pleins, les vides, les creux et les reliefs. Ni re-jet ni sur-jet, le sujet poétique vit en dessous de luimême, en deçà de soi et de toute langue, renonçant à s’exhiber dans les figures les plus indécentes du moi fardé à outrance qui hante les avant-scènes du poème ou de la littérature, mais s’exposant tout entier à sa propre disparition, en chaque mot comme en chaque vers, qui sont le pouls compté avant qu’il ne s’éteigne, plongé dans une interminable apnée. Le sujet, c’est le suppôt de soi-même : il s’ouvre telle une trappe invisible sous nos deux pieds ankylosés pour nous laisser tomber plus bas que soi, dans notre propre fond où l’on découvre qu’on n’a pas de fondement, mais une gravité de chaque instant qui nous met en jeu et en mouvement dans la parole elle-même, cet air soufflé de poumons atteints, dont l’expulsion s’appelle poème,
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l’expiration poésie, toute une syntaxe du souffle pur, contaminé, extrêmement contagieux, qu’on ne peut attribuer au je sinon comme être-jeté… et jeté loin, au « chien de l’âme » qui l’accompagne jusqu’à la fin.
Olivier Cadiot poète lyric’ Claude Pérez Cela faisait comme des poésies, mais c’était seulement des phrases pour apprendre l’orthographe. (Joyce, Dedalus)
Une rumeur circule à propos d’Olivier Cadiot. C’est (dit-on) un textualiste, un formaliste, un littéraliste. Dans le grand schisme qui divise la poésie française contemporaine : celui qui croyait au Texte, celui qui n’y croyait pas, celui qui voulait du Sens, celui qui n’en voulait pas, signifiant contre signifié, la Lettre contre la Lyre, Gallimard contre POL, la Jeune Garde contre les vieilles tiges, l’ontologie et la métaphysique contre la sémiologie et le linguistic turn, il aurait choisi son camp. Récemment, toutefois, il disait : Il y a eu ce débat aberrant, qui est heureusement loin derrière nous, entre les lyriques et les formels. C’était ridicule : we are the robots, les Daft Punks contre Jean Ferrat. On a quand même consacré mille pages de la revue à essayer de raffiner cette opposition idiote fond/forme1.
1. Le Matricule des anges, 41, p. 21. Cette interview sera désormais abrégée MA. Je cite par ailleurs Olivier Cadiot, L’Art poetic’ (AP) (Paris : POL, 1997 (1ère éd. 1988)) ; Olivier Cadiot, Fairy Queen (FQ) (Paris : POL, 2002) ; Olivier Cadiot, « Digest », non paginé (D) in Revue de Littérature générale, 96/2 ; Olivier Cadiot, « La mécanique lyrique » (ML) in Revue de littérature générale, 95/1. Je cite encore Gaston Cayrou, Grammaire latine (CAY) (Paris : A. Colin, 1951) ; Théodore Adorno, Théorie esthétique, (Paris : Klincksieck, 1995) (AD) ; Claire Joubert, « La question du langage : Deleuze à l’épreuve de Beckett » (J), in Deleuze chantier, Théorie, Littérature, Enseignement, 19, automne 2001, Univ. Paris VIII, pp. 29–30 ; Jacques Derrida, L’Écriture et la différence (JD) (Paris : Seuil, 1979) ; Laurent Jenny, L a Parole singulière (LJ) (Paris : Belin, 1990) ; Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux (MP) (Paris : Minuit, 1980).
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« La revue », c’est la Revue de littérature générale, dont la première livraison, en 1995, s’intitulait (comme l’article de tête) La Mécanique lyrique. En dépit du trouble introduit par un substantif (mécanique) rarement associé au lyrisme, ce texte n’est nullement un brûlot antilyrique. Plus tard, dans le « Digest » conclusif du numéro 2, le lyrisme sera défini comme « affectivité première de l’écriture qui lui donne sa tension » ; ce qui revient à élargir très (trop ?) sensiblement l’aire sémantique du vocable. Ni genre, ni même « ton particulier », le lyrisme devient pure et simple « énergie » : « l’énergie des textes (ou leur “lyrisme”) » (D). J’ajoute que cette phrase : we are the robots, qui sert dans l’interview d’auto-définition ironique, provocante, du formalisme hard, se rencontre aussi dans Fairy Queen, le dernier livre de Cadiot, appliquée à Gertrude Stein (FQ, 43). Ce qui laisse entendre que Fairy Queen pourrait lui aussi inviter à penser l’opposition de façon un peu moins sommaire. J’y reviendrai. Mais auparavant, et pour y revenir mieux armé, j’examinerai d’abord un autre livre, plus ancien, et qui a largement contribué à établir la réputation de Cadiot : L’Art poetic’ 2. Dans ce livre, je choisis, à titre d’exemple, pour le regarder d’un peu près, un chapitre, le sixième, Delenda est Carthago. Cette sentence est familière à quiconque a un jour fréquenté une classe de latin : à cause de Caton l’Ancien qui la martelait, paraît-il, à la veille de la troisième Guerre Punique ; et parce que c’est un exemple de grammaire au moyen duquel s’enseignait (s’enseigne ?) l’emploi de l’adjectif verbal. Le titre de Cadiot, que j’ai abrégé, inclut du reste jusqu’à la traduction, et jusqu’aux deux traductions (l’une achevée, l’autre littérale) de la Grammaire latine de Cayrou. Petit morceau de texte ressassé, donc, et qui a été choisi, j’imagine, précisément pour sa notoriété (il figurait naguère encore dans les pages roses du Larousse). Notoriété mise à part, ce segment ne diffère pas essentiellement de ceux dont la juxtaposition forme le chapitre et qui sont, eux aussi, empruntés à Cayrou. Le latin est en gras, la traduction française en caractères maigres, comme dans l’original, dont Cadiot conserve également les italiques à vocation pédagogique. Il s’agit donc d’un dispositif typiquement littéraliste, au sens où Hocquard (qui a luimême montré beaucoup d’intérêt pour les lettres latines) l’entend : « si
2. L’Art poetic’, et non Art poetic’, qui n’aurait pas exactement la même valeur.
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l’on parle de littéralité, celle-ci ne peut porter que sur une proposition déjà formulée, oralement ou par écrit » (ML, 225). Bien sûr, on peut demander s’il y a du sens à s’interroger sur la part laissée au sujet dans des pages de cette sorte, obtenues par prélèvements parmi un corpus d’exemples scolaires, dans un chapitre dont tous les segments sont non pas même des citations de Cayrou, Gaston, mais des citations d’exemples choisis par Cayrou, des citations de citations. C’est dire que L’Art Poetic’ obéit de manière quasi superlative au « devoir-être-impersonnel » dont l’exigence, avec des inflexions changeantes, pèse sur la littérature et la théorie littéraire depuis au moins un siècle et demi, de Flaubert à Deleuze, en passant par Mallarmé, Blanchot et bien d’autres. Si j’inscris le nom de Deleuze dans un contexte où l’on se réfère d’habitude assez peu à lui, c’est que ce philosophe est une des références favorites de Cadiot ; et que la manière dont Cadiot aborde cette question (cette exigence) paraît appeler ce nom plutôt que d’autres. Mille plateaux (M P, 16, 33, 51), par exemple, nomme « classique ou romantique » le livre « constitué par l’intériorité d’une substance ou d’un sujet », renvoyant du même coup un tel livre dans un passé révolu. « Toute énonciation individuée » serait forcément « prisonnière des significations dominantes ». D’ailleurs : « il n’y a pas d’énoncé individuel, il n’y en a jamais ». Il y a des affects, bien sûr, il y a des individuations, mais ce sont « des individuations sans sujet » (MP, 326). Prenant le contre-pied et de la psychanalyse, et de la linguistique de Benveniste, Deleuze rapporte l’énoncé à un « agencement collectif », en faveur duquel il destitue « tout sujet » (MP, 324). Des propositions comme celles-ci éclairent très utilement Delenda, dont le titre en forme d’injonction peut d’ailleurs être lu aussi comme un programme : « il faut détruire ». Mais il faut y regarder de plus près. La grammaire de Cayrou fournit une matière première. Cependant, cette matière subit un certain traitement : Duchamp luimême a porté parfois des inscriptions sur ses ready made, portebouteille ou pelle à neige; et Cadiot ne signe pas un fac-similé. Cadiot, de diverses manières, intervient : c’est lui, d’abord, qui choisit et ordonne les segments prélevés3. C’est lui qui les disperse sur la feuille 3. Lui qui décide de commencer par istinc, et de continuer par alio, traduits et glosés, conformément à Cayrou : « [pars] de là [où tu es] », et « ailleurs [il va] ailleurs » (CAY, 84).
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dans une mise en page dont le prototype est encore et toujours le Coup de dés, modèle auquel on peut encore rapporter certains jeux typographiques absents du texte source4. C’est encore lui qui décide de répéter certains segments : « macte / courage ! bravo ! » vient de Cayrou , mais L’Art poétic’ redouble, en gras : « courage ! bravo ! ». L’énoncé n’est pas singulier, on peut soutenir qu’il est sans auteur, qu’il n’appartient à personne ou (ce qui revient au même) qu’il appartient à tout le monde. On chercherait vainement l’habituel sujet lyrique, autour de quoi se disposent au fil des pages des expériences, des souvenirs, des bien-aimées, des paysages… L’unité du livre (ou du chapitre) conformément aux thèses de Deleuze, reprises par Cadiot-Alferi, n’a « plus rien d’une incarnation globale dans un style qui serait un homme (plus rien d’intime) » (ML, 16). Et pourtant, il y a du je ; quelqu’un s’approprie, prend pour lui, les énoncés du manuel en sorte que, dans le texte mort, revient de l’affect vif. Cadiot (quitte à avoir l’air de mettre de l’eau dans son vin philosophique, ou dans son alcool théorique) va jusqu’à parler à propos de L’Art poetic’ d’une « dépersonnalisation apparente » ; il s’agit de « trouver des choses personnelles au fond d’une langue morte » (MA, 21) ; c’est dire que l’énoncé, s’il n’est pas individuel, peut toutefois s’individuer. Ces exemples, certes, « ce n’est pas ma matière personnelle. En revanche, ces éléments disjoints, non biographiques, progressivement, ils sont investis […] Ces choses qui ne viennent pas de moi, je les nourris avec ce qui vient de moi » (MA, 18). Retour du sujet par la bande, c’est-à-dire par les bords : il n’est pas « créateur », ni producteur de son discours, d’accord, mais il s’approprie, ou si l’on préfère il active, ces morceaux de langage qu’il trouve pré-produits, déjà usinés, en kit, prêts à servir. L’âge industriel (le nôtre) est celui de la production industrielle, standardisée, des discours ; l’âge des masses est celui de la production massive des énoncés : si le sort commun des hommes de ce temps est d’être condamnés au formaté, au préfabriqué, à la robotisation (« We are the robots »), voués à ignorer les objets singuliers, personnels que d’autres époques ont connus, par quel privilège le poète demandera-til pour lui ce qui est refusé aux autres ?
4. Ainsi : « Anni effluunt, Les années s’écoulent », imprimé en caractères sensiblement plus gros (AP, 83 ; CAY, 101). L’italique pour s’écoulent est conservée.
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De la nouveauté, Adorno disait qu’elle était « la marque des biens de consommation, que l’art s’est approprié ». Et il poursuivait : « Au sein de la société marchande développée, l’art ne peut ignorer cette tendance sans se condamner à l’impuissance » (AD, 41). Ne pourraiton dire la même chose de la standardisation ? L’art peut-il l’ignorer sans se condamner à devenir le témoin nostalgique d’un âge révolu ? « L’art est moderne s’il imite ce qui est durci et aliéné. C’est ainsi, non par la dénégation de la réalité muette, qu’il devient éloquent ». Il ne s’agit ni de vitupérer contre la réification, ni de la reproduire, mais « de protester contre elle dans l’expérience de ses archétypes » (ibid.). Le choix du manuel, c’est-à-dire d’un produit de série, d’un livre qui ressortit à la littérature industrielle (Cendrars déjà avait choisi Gustave Lerouge) incline évidemment l’interprétation dans cette direction. Néanmoins, il me semble que la perspective de Cadiot n’est pas exactement celle d’Adorno, mais une variante, moins sombre, qui pourrait s’énoncer comme suit : certes, il n’y a de discours que standardisé ; mais la standardisation n’est jamais si contraignante que ses dispositifs ne puissent être tournés, que chacun ne puisse s’approprier les produits de série, comme on se sert d’une cuiller comme ouvre-bouteille, d’un couteau comme d’une clé, d’une selle et d’un guidon pour faire une tête de bête à cornes. Réemplois. Bricolages. Appropriations. Le modèle serait moins du côté du readymade que de la Chèvre de Picasso. Travaillé, le stéréotype a une chance de devenir « l’autobiographie de tout le monde » (ML, 13). De cette façon, le sériel pourrait cesser d’être exclusif du singulier. « On veut de l’unique », dit Cadiot, « on veut de l’égal ». Il suit que l’effacement du sujet n’a pas (pas seulement) le visage de la mort, que l’impersonnel n’est peut-être plus (plus seulement) une figure de la perte et du deuil, plus seulement une forme de cette négativité dont tout un pan de la littérature moderne s’est chargé et qui lui a permis, entre autres bénéfices, de ne pas renoncer au sublime, de préserver le lien avec l’Absolu. Il suit également qu’avec le sujet, c’est le monde qui fait retour. Le littéralisme (spécialement s’il prend comme matière première une grammaire) donne à penser que la littérature est exclusivement un produit du langage et de la culture, qu’elle est enfermée dans ce que Caillois nommait « la bulle » ; que son rapport avec « la vie » est au mieux indécidable, et probablement une fiction. Pourtant, le dispositif inventé par Cadiot aboutit bel et bien à faire lever les yeux du livre, à
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rendre la lettre morte à l’affect vif, à renouer un lien, ténu, il se peut, et fragile, entre la littérature et la vie. Au fait : c’est encore un titre de Deleuze5. * J’ai indiqué plus haut que Deleuze (et Cadiot) pouvaient se rencontrer ponctuellement avec Blanchot. Ponctuellement. Pas toujours. Ce qui précède suffit à le laisser entendre. Me revient ici à l’esprit un article qui invitait, il y a peu, à voir dans la pensée de Deleuze un « espoir pour les littéraires » au motif qu’elle pouvait aider à sortir de « l’esthétique mélancolique » qui (dans le sillage de Blanchot) place la littérature entière sous le signe du négatif (J, 29–30). On peut juger que cet « espoir », si c’en est un, affleure dans plusieurs écrits de Cadiot. À la dernière page de L’Art poetic’ on lit par exemple : le ciel est bleu ; une semaine ; le ciel est bleu ; un mois : le ciel est bleu ; une année entière : Il regarda le ciel et le ciel était bleu.
Sans doute y a-t-il une ironie dans cette clausule mirlitonesque ; cependant l’interview déjà citée invite aussi à la prendre au sérieux, puisque l’interviewé prend clairement ses distances avec « l’écriture du désastre » : « je n’ai pas un rapport dramaturgique à l’histoire littéraire », « je n’ai pas de vision apocalyptique de la catastrophe de la langue », la littérature a « à voir avec la joie, avec le jeu » (MA, 20). Ce que confirme le côté déjanté, ludique, ou ludion, de beaucoup de pages de Cadiot. Ce que confirme encore, sur le versant spéculatif de son travail, l’usage de la notion d’effets de relief. « Comment produire des effets de relief à même la surface de l’écrit ? » (D). Question de peintre, dira-t-on; mais question d’écrivain aussi. Dans Fairy Queen, de tels effets sont obtenus par l’alternance, régulière tout au long du livre, d’un paragraphe long (plusieurs lignes) et d’un court (un mot, au maximum une phrase). L’ouvrage, ainsi organisé selon un modèle formel régulier sinon rigoureux — modèle 5. La préface à Critique et clinique.
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qu’il y aurait lieu de comparer à la combinaison du vers court et du vers long dans la tradition — tire de cette alternance des effets de rythme très vifs et séduisants. Dans Delenda, des effets comparables sont obtenus par les réduplications, les caractères grossis : les énoncés ont beau sortir d’un corpus impersonnel, ils ne se réclament pas d’une écriture blanche, d’une écriture « au degré zéro ». Barthes définissait celle-ci comme « indicative » ou « amodale » : on appréciera en conséquence la place faite a contrario aux exclamations, aux interjections etc. par Cadiot, qui renoue ainsi avec un usage cher, de tous temps, aux poètes lyriques. Mais de l’énergie, dont il a été question plus haut, à l’exclamation, le passage se fait facilement. L’écriture plate ou blanche est une écriture de l’absence, elle entre en cohérence avec une thématique du manque contre laquelle Cadiot, explicitement, prend position, accusant ses zélateurs de « réinjecter de la transcendance, du mystère et de la piété » (D). La critique du neutre en effet ne doit pas conduire à renouer avec la fascination de la profondeur (et de la substance, qui marche avec). Les effets de relief sont (assure Cadiot) des accidents de la surface. Et s’il donne cette précision, c’est que la difficulté est bien de préserver « la confiance dans la surface » sans vouer pour autant « la littérature à la linéarité lisse » (D ) ; de se débarrasser du plat sans retomber dans le « profond » ; de sauver ce qui peut l’être du formalisme (car « la confiance dans la surface » est tout simplement, dit-il rapidement, « une confiance dans la forme ») tout en le conjuguant à une « attention aux forces » dont la défaillance, Derrida l’avait pressenti dès l’époque du structuralisme triomphant, est sans doute l’une des causes de l’échec des formalismes (JD, 11). Ces conjugaisons ne sont pas nécessairement faciles à réaliser ; et il faudrait plus d’espace que je n’en ai pour vérifier que les réponses de Cadiot sont véritablement satisfaisantes. Je me bornerai à émettre modestement quelques doutes touchant la réfutation du désastre et la « vision totalement optimiste » d’une littérature qui aurait essentiellement à voir avec la joie et le jeu. J’ai indiqué plus haut pourquoi le littéralisme de Cadiot (ou d’autres) me paraît entretenir un rapport de convenance remarquable avec une époque de production massive, industrielle, de discours standardisés ; mais cela n’empêche pas de se rendre également attentif à la façon dont la pratique littéraliste retrouve, tout
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en les transformant, des exigences qui pesaient déjà sur la poésie du temps qu’il existait encore des vers, des dictionnaires de rimes, et des Arts poétiques sans apocope. La poésie, en ces temps reculés, ne consistait pas, comme on feint de le croire, à se répandre sur son papier pour l’imprégner de sa belle âme : elle se tenait tout au contraire au point de rencontre du singulier et du commun, dans la confrontation d’un sujet particulier et d’une forme partagée : alexandrin, sonnet, sextine... Le vers reconduisait « la subjectivité à ses conditions profondes de vérité en plaçant le poète dans la situation de toute parole émergente d’emblée insérée dans un dispositif qui lui préexiste, et dans lequel elle devra dire sa nouveauté » (LJ, 50). Il paraît clair que le dispositif mis en place dans Delenda… rend lui aussi visible, quoique d’une autre manière, cette « insertion » d’une parole singulière dans un agencement préexistant, malgré lequel et grâce auquel elle tente de faire entendre, dit Cadiot, « ce qui vient de moi ». Mais, évidemment, cette récurrence et cette similitude ne signifient pas que rien n’a changé. Le dispositif préexistant n’est plus fourni désormais par une tradition séculaire, mais par cette variété dévaluée du livre qu’on appelle un manuel scolaire, fait pour inculquer aux collégiens les rudiments d’une langue morte. Est-ce façon de suggérer que l’ancien nourrisson des Muses doit se résigner à n’habiter plus que les salles de classe ou les cimetières ? « Rien de ce qui ne transporte pas n’est poésie », disait Joubert en d’autres temps : choisir aujourd’hui Cayrou, est-ce donner à penser que n’importe quoi peut transporter (c’était en somme la solution Cendrars) ? Ou bien estce inviter à rire, sinon à ricaner, de cette prétention (désuète ? romantique kitsch ?) au transport ? « Je préfère », dit Cadiot, « qu’on commence par rire » (MA, 23). Le rire toutefois grince un peu, beaucoup. L’argument égalitaire dont l’auteur se sert comme d’un instrument de légitimation (« On veut de l’unique, on veut de l’égal ») n’est sans doute pas à négliger ; mais cette égalité est-elle autre chose qu’une égalité de vaincus qui, ayant perdu tout espoir dans l’efficacité des révoltes (logiques ou autres), tenant pour illusoire toute « libération » du langage (qui a été l’utopie de la poésie pour Hugo comme pour Rimbaud ou Breton), en sont réduits à bricoler tant bien que mal, en riant jaune, un espace minimal de respiration dans les interstices négligés par les grands systèmes anonymes qui nous « conditionnent » à la chaîne, comme on fait pour les produits frais ?
Ironie et lyrisme Jean-Claude Pinson Non seulement nous faisons aujourd’hui, comme le notait déjà Roland Barthes, « une énorme consommation du second degré »1, mais l’esprit du temps et le ton qui en lui l’emporte, en cela accordés au « tunnel de l’époque » (à son défaut d’avenir et de projet), sont dominés par l’ironie, portés à la dérision, au cynisme, à la guignolade, au dénigrement nihiliste de toutes les valeurs. Dans ce contexte, la parole du poète, dans la mesure où elle se fait gardienne d’une exigence de « sincérité », dans la mesure où elle se veut « authentique », dans la mesure où elle est portée par un désir de (re)trouver une certaine forme de « naïveté » (d’« enfance retrouvée à volonté »), peut sembler un des derniers refuges, sinon de l’esprit de sérieux — du moins d’un jeu sérieux avec le langage. Elle pourrait être ainsi résistance, discrète et tenace, à l’esprit du temps, et le poète le dernier des Mohicans. Évidemment, l’ironiste de service aura beau jeu de caricaturer en Assurancetourix celui qui persiste à se vouloir poète ; de ne vouloir voir en lui que le barde drapé qui continue de bramer son chant quand tous les autres, banquetant sous le volcan, l’accablent de leurs quolibets. À cet ironiste, on concédera que le pathos du sérieux, le ton pesamment solennel, n’est pas absent, loin s’en faut, de la poésie contemporaine, bien qu’il soit injuste de le confondre avec un ton de sobre gravité ne méconnaissant pas, lui, la gravité des choses. Au-delà, ce qui pourrait — plus sérieusement — apporter de l’eau au moulin de l’ironiste hostile aux poètes (on songe ici à Gombrowicz), c’est l’idée, le présupposé bien ancré chez maint théoricien et patent dans maintes écritures, selon lequel la poésie devrait rester imperméable à un esprit comique, à un principe
1. Barthes par lui-même (Paris : Seuil, 1975), pp. 67–8.
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picaresque, qui serait l’apanage du roman2. Son principe à elle serait, sans possible partage, le principe tragique — spécialement, à l’âge du modernisme, sous l’espèce de l’héroïsme assez convenu du haut langage et de l’affrontement à l’acte même d’écrire. Je voudrais au contraire défendre la thèse que, non seulement ironie et poésie lyrique (et lyrisme) ne sont pas incompatibles, mais que seule la poésie qui fait jusqu’au bout (jusqu’à l’« aggravation »3) l’épreuve du négatif attaché à l’ironie est capable d’un vrai lyrisme, d’une « naïveté » qui soit autre que du kitsch. C’est même là, sans doute, le sens fondamental de la poésie moderne, depuis Baudelaire, notre père à tous.
Incompatibilité ? Longtemps en tout cas a prévalu (et prévaut sans doute encore pour toute cette sorte de « littérature grise » qu’est aujourd’hui en grande partie la production poétique) la représentation selon laquelle il y aurait une incompatibilité foncière entre ironie et poésie (poésie lyrique). La thèse en est formulée très nettement, au début du XXème siècle, par Charles Maurras, dans un texte de 1901 intitulé « Ironie et poésie », où la poésie de Heine est prise comme modèle de cette association prétendument contre nature (et donc comme repoussoir). La poésie « véritable », à la différence du roman, ne saurait, explique Maurras, admettre la division qu’y introduit l’ironie sous la forme de ruptures de ton synonymes de « chute directe, brutale, verticale, de la poésie dans la prose ». Art de s’élever, art de l’apothéose lyrique, la poésie ne saurait être un art de sombrer, de chuter, de rater4. La lyre, si elle admet le délire, n’autorise pas le « dé-lyre ». La même théorie de 2. Il y a pourtant aussi une tradition de l’ironie dans la poésie de langue française, de La Fontaine à Réda, Stéfan ou Prigent, en passant par Baudelaire, Corbière, Laforgue, Tzara, l’humour noir de Breton, Queneau ou Tardieu. 3. « Car on ne peut passer les négations, écrit Yves Bonnefoy, qu’en se chargeant du poids de leur nuit, en l’aggravant » (« Sur le concept de Lierre », texte de 1951 repris dans le Cahier Yves Bonnefoy publié au Temps qu’il fait, 1998, p. 28). 4. Les Romantiques allemands avaient vu la difficulté, mais n’en tiraient pas la même conclusion : « Mais comment, demandait Jean Paul, le comique peut-il devenir romantique puisqu’il se borne à faire contraster le fini avec le fini et ne peut admettre aucune infinité ? » (cité in La Forme poétique du monde, Anthologie du romantisme allemand (Paris : Corti, 2003), p. 479).
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l’incompatibilité radicale est à nouveau formulée par le poéticien Jean Cohen dans un article de 1985 (« Comique et poétique »5) : l’ironie implique une prise de distance du poète avec son objet et son discours qui est aux antipodes de l’adhésion et de l’appartenance lyriques (celle que traduit par exemple le « Ô j’ai lieu de louer » de Saint-John Perse)6. On devine, à l’arrière-plan de l’argument (de ses raisons « techniques »), la vision du monde, l’évaluation, dont il procède : négative, l’ironie, au lieu de fonder, sape la confiance dans le monde et le langage qu’implique l’assentiment lyrique. Là où l’analogie et l’allégorie nous révélaient « la correspondance entre ce monde et l’autre », elle « souligne la distance entre le réel et l’imaginaire »7. Elle contrecarre radicalement la « bénédiction » lyrique ; elle aplatit toute grandeur, là où le lyrisme est en quête d’élévation et de hauteur (de sublime)8. Au plan formel, au développement lyrique, à son ample période, s’opposera la constriction de l’éloquence, le refus de l’envol, le recours systématique à l’ellipse, à la syncope, au cut-up et à toutes les techniques qui permettent de couper court à l’effusion (l’œuvre de Jude Stéfan est caractéristique de ces pratiques d’écriture). Implicitement, au plan philosophique, ce que l’anti-ironisme récuse, c’est le constat de la condition ironique de l’homme moderne, condition qui n’est pas condition d’enfance, mais condition « sentimentale » (au sens de Schiller)9. Mais l’ironie est sans doute aussi proscrite en vertu d’une implicite logique des genres. L’ironie, en effet, en frappant d’instabilité et d’incertitude toute énonciation, en jouant des divers degrés et équivoques du sens, en dédoublant la voix et en pluralisant 5. Poétique, 61, 1985. 6. Et aux antipodes encore plus de la fusion propre au lyrisme dionysiaque (lyrisme du sentiment océanique ou de l’« aiguesistance » pour parler comme Queneau). 7. Octavio Paz, L’Autre voix, Poésie et fin de siècle, tr. J.-Cl. Masson (Paris : Gallimard, 1992), p. 24. 8. Avec la modernité, c’est dans le langage et ses hauts pâturages que le lyrisme cherche la « corne de taureau » qui lui fait défaut dans le contexte d’un monde radicalement désenchanté. 9. L’ironie commence avec l’humanisme, avec « la machine anthropologique » à travers laquelle il « vérifie l’absence pour Homo d’une nature propre ». C’est d’un « dispositif ironique » que procède la découverte humaniste de l’homme comme « découverte de son manque à soi-même » (Giorgio Agamben, L’Ouvert, De l’homme et de l’animal, tr. J. Gayraud (Paris : Rivages, 2002), pp. 48–9).
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ses tons, s’affranchit ouvertement du pacte de sincérité sur lequel repose le lyrisme personnel, la poésie lyrique en tant que confession. Car même si toute poésie lyrique n’est pas Erlebnislyrik, l’énonciation lyrique demeure, en sa structure, ouverte, sinon sur du biographique, du moins sur une expérience non-fictionnelle10. À l’expression vraie de « l’émotion inductrice » du poème (Breton), au témoignage sincère, à l’attestation de bonne foi de ce qui a été vécu, éprouvé, à la « diction d’un émoi central » (Barthes), se substitue le discours second et distancié, dubitatif et corrosif, du sujet ironique. Renvoyant tout sentiment à son peu de réalité, sapant le référent de l’émotion dite, l’usage de l’ironie menace de discrédit la parole lyrique. Pour le poète lui-même, il y va d’une éthique de l’écriture. Dans l’ironie, la « vorace ironie », ce que voit ainsi Verlaine, le Verlaine converti de Sagesse, c’est un jeu de masques, une « ventriloquerie », qui a fait naguère mourir sa parole « de l’argot et du ricanement / Et d’avoir trop rabâché les bourdes du moment »11. Dans un autre contexte, le poète russe Alexandre Blok verra en elle la mortifère maladie de la dérision, marque d’une société et d’une culture vouées au vieillissement et à la stérilité, impuissante à retrouver l’élan, la fraîcheur, la transparence, la naïveté supposées nécessaires à la poésie lyrique. Du côté du lyrisme impersonnel, ce n’est cependant pas la rupture du pacte de sincérité qui est invoquée contre l’ironie. Ce qui lui est reproché, c’est de continuer de soumettre la parole poétique au pouvoir illusoire d’un sujet souverain et de réduire de la sorte le langage à une dimension sensée bien trop étriquée. Si, comme l’écrit Char « le dessein de la poésie [est] de nous rendre souverain en nous impersonnalisant »12, l’ironie, parce qu’elle fait entendre sans cesse la personne dans le discours (le pimentant d’incessants apartés), n’a pas sa place dans le poème véritable. Comme le philosophe demande, au nom de la logique et de la rationalité, « la répression de la voix (et donc de la confession, et donc de l’autobiographie) » (Stanley Cavell), le poète moderne doit refouler sa voix particulière pour faire advenir 10. Voir Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, tr. P. Cadiot (Paris : Seuil 1986), pp. 248–50. 11. Sagesse, I, IV, Œuvres poétiques complètes, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1962), p. 246. 12. « Le Rempart de brindilles », Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1983), p. 359.
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dans son poème une voix, sinon transcendante, du moins dépersonnalisée (c’est la thèse bien connue d’Hugo Friedrich). On est ici aux antipodes de l’énonciation romanesque conduite sous l’égide d’un sujet narrateur exposant ses démêlés avec le monde, telle que le récit à la Lawrence Sterne en offre le modèle.
De l’ironie éloquente à l’ironie romantique Mais cette incompatibilité supposée de l’ironie et du lyrisme ne vaut que si l’on en reste à une conception de la première qu’on appellera, pour faire vite, à la suite de Barthes, « voltairienne ». L’incompatibilité cesse de valoir dès lors qu’on passe à une ironie objective du langage lui-même, dès lors qu’on en déplace le centre de gravité du sujet vers la langue. À une ironie que j’appellerais « éloquente » (celle de l’âge « classique »), fait place alors une ironie que l’on pourrait appeler « baroque » (Barthes) ou même « bégayante » (pour emprunter à Deleuze un qualificatif qu’il applique à ce qu’il nomme « l’humour »13). La première, l’ironie éloquente, parle et « part toujours, comme dit Barthes, d’un lieu sûr »14. Elle est du côté de l’euphorie et de la maîtrise15. Elle est celle où le sujet affirme la supériorité de sa subjectivité pérorante sur le monde qu’il critique ; celle où il manifeste sa maîtrise virtuose des divers degrés du langage ; celle où l’esprit nie le réel en croyant ainsi illusoirement le dominer. En procèdent, dans une large mesure, les genres de l’épigramme et de la satire. Si elle peut inclure l’auto-ironie, le sujet lyrique se divisant, étant « la plaie et le couteau » (Baudelaire), elle demeure dans le cadre du lyrisme personnel : le sujet est certes divisé, mais il n’est pas encore vaporisé ou aboli. L’œuvre de Laforgue pourrait illustrer cette logique ironique d’un lyrisme personnel qui perdure même quand le sujet est « en deuil de Moi-le-Magnifique »16.
13. Dialogues avec Claire Parnet, nouvelle édition (Paris : Flammarion, 1996), p. 84. 14. Le Plaisir du texte (Paris : Seuil, 1973), p. 71. 15. Ibid., p. 82. 16. On peut songer aussi à Heinrich Heine dont Nietzsche louait la « divine méchanceté » — une méchanceté sans ressentiment, procédant d’une ironie ascendante plutôt que décadente (pour reprendre le lexique de Nietzsche).
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Cette forme éloquente de l’ironie, si elle est sans âge, est cependant plus ancienne que moderne, dans la mesure où elle suppose une confiance encore inébranlée dans le langage (en sa plasticité se prêtant indéfiniment au jeu de l’antiphrase) et la croyance en une identité à soi du sujet. C’est au fond une ironie qui n’est pas encore ironique vis-à-vis d’elle-même, trop peu attentive au négatif qui sape en sourdine les fondements de son discours (et en premier lieu le sujet). Quant à l’autre forme d’ironie, elle cesse, écrit Barthes, d’être le « produit narcissique d’une langue trop confiante en elle-même » pour « jouer des formes et non des êtres ». Et Barthes de la nommer baroque, « parce qu’elle épanouit le langage au lieu de le rétrécir »17. Cette sorte d’ironie qui « n’est rien d’autre que la question posée au langage par le langage » n’est évidemment pas sans rappeler la conception, « transcendantale » (au sens kantien d’une réflexion sur ses conditions de possibilité), qu’en ont les Romantiques de Iéna. Car déjà ils opèrent le déplacement du centre de gravité de l’ironie du sujet vers le langage, recourant notamment à cette constante parabase (mise en abyme réflexive, « sentimentale », du discours qui met l’accent sur ses propres artifices) dont parle Friedrich Schlegel. La déposition du sujet (de sa maîtrise sur le discours) a pour contrepartie l’épanouissement du libre jeu du langage, la libération de son pouvoir (celui du Witz) de créer des associations nouvelles et imprévues par dépassement du principe de contradiction et démultiplication, « baroque », des polarisations. Le « souffle divin de l’ironie », s’élevant « infiniment au-dessus de tout le conditionné »18, fait accéder le langage à un état second, où il cesse d’être rhétorique pour devenir, écrit Novalis, un « langage imagé d’écriture et de son au carré »19. Le poète lyrique devient dès lors avant tout un « inspiré du verbe » (Novalis encore). Au prix, évidemment, d’une redéfinition assez radicale de l’ironie, on aboutit ainsi à une configuration où ironie et poésie, loin de s’exclure, non pas tout à fait s’équivalent ou se confondent, mais au moins confluent et font alliance. L’ironie, ainsi comprise, est comme 17. Critique et vérité, Œuvres complètes, II (Paris : Seuil, 1994), p. 799. 18. Friedrich Schlegel, Fragment critique du Lycée n° 42, trad. in L’Absolu littéraire de J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe (Paris : Seuil, 1978), p. 86. 19. Novalis, Le Monde doit être romantisé, fragments traduits par Olivier Schefer (Paris : Allia, 2002), p. 111.
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le verso du lyrisme impersonnel, du lyrisme de la défaillance, de la dépossession. Elle n’est plus alors seulement une condition négative de la poésie, elle en est une composante intrinsèque. On en trouverait un exemple significatif dans l’œuvre et la réflexion ultimes de Laforgue : dépassant le dédoublement du sujet lyrique, il recourt à des modalités d’énonciation polyphonique. Le moi s’y efface au profit de dispositifs où l’emporte « une langue enfilant au petit bonheur des connaissances imprévues et sans syntaxe ». « On peut hardiment l’avouer, écrit-il. / Une poésie n’est pas un sentiment que l’on communique / tel que conçu avant la plume — Avouons le petit bonheur de la rime et les déviations occasionnées par les trouvailles »20. Il est clair qu’il y a ici rupture à la fois avec le lyrisme personnel (avec son « expressivisme ») et avec la forme classique de l’ironie. Le texte lyrique, procédant de la dispersion ironique de l’énonciation en voix conflictuelles, se déploie alors selon un modèle qui est celui de l’opéra (ou du théâtre21).
Art des surfaces et des doublures : l’humour, la poésie L’œuvre aujourd’hui de Dominique Fourcade, par sa façon d’incessamment couper court à toute stabilisation du sens (ce que j’ai nommé son « hyperpoétique »), par le sens du monde comme infini chaos dont elle témoigne, par l’usage systématique qu’elle fait de la parabase, par les diverses façons qu’elle a de mettre en cause le sujet de l’énonciation lyrique, peut à bon droit être comprise comme un des possibles prolongements de cette forme seconde, langagière, d’ironie que le romantisme allemand a théorisée. Elle s’en distingue cependant en ce qu’elle ne poursuit aucune fin transcendante ou spéculative : dans un poème qui est « sans intention finale »22, l’ironie ne saurait être cette « bouffonnerie transcendantale » dont parle Schlegel. Elle ne vise ni à la hauteur ni à la profondeur — pas même celle du sans-fond 20. Voix magiques (Saint-Clément-la-Rivière : Fata Morgana, 1992), p. 73 (cité par Daniel Grojnowski, dans son étude « Jules Laforgue et le “monde changeant des phénomènes” », in Le Sujet lyrique en question (Presses Universitaires de Bordeaux, 1996), p. 139). 21. Voir Le Concile féérique, repris en volume avec L’Imitation de Notre-Dame la Lune et Des Fleurs de bonne volonté (Paris : Gallimard, 1979), pp. 69–80. 22. IL, P.O.L., 1994, p. 98.
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ironique d’où est censée s’élever la voix impersonnelle du lyrisme dionysiaque, celui dont se réclame un André Breton quand il en appelle à un « dépassement en quelque sorte spasmodique de l’expression contrôlée »23 définissant à la fois le langage désubjectivé et « l’humour objectif ». Si l’ironie signifie la coextensivité du sujet de la représentation avec l’être et l’humour, celle du sens avec le non-sens, c’est davantage le second tel que Deleuze l’entend qui pourrait convenir à la démarche de Fourcade. « L’humour, écrit Deleuze, est l’art des surfaces et des doublures, [...] le savoir-faire de l’événement pur ou la “quatrième personne du singulier” — toute signification, désignation et manifestation suspendues, toute profondeur et hauteur abolies »24. « Atonal », l’humour, dit encore Deleuze, n’est pas à la recherche, comme l’ironie socratique, d’un premier principe, mais tourné plutôt vers les effets : « il fait filer quelque chose ». Aux jeux de la subjectivité, il préfère ceux des multiplicités. Il fait « bégayer » la langue et produit des « événements de langage » qui ne consistent pas en simples jeux de mots25. À chacun de ces éléments de définition fait écho tel ou tel aspect de la poésie de Dominique Fourcade. Art du non-sens (de sa coextensivité avec le sens) : Fourcade travaille constamment à la déception du sens, cherchant par exemple des « lignes de sons dont le sens ne tiennent qu’à eux »26. « Art des surfaces et des doublures » : comme Degas, Fourcade est un poète « surfaciste », un poète pour qui la « chambre » du poème, sa stanza, est d’abord la page et sa surface ; le sujet de l’énonciation lyrique est sans cesse, non seulement dédoublé, mais diffracté27, vaporisé en une pluralité de figures, du merle ironique jusqu’à ce IL du titre, éponyme qui n’est pas l’absent 23. Entretiens (Paris : Gallimard, 1969), p. 48. Dans une lettre du 12 septembre 1918 à Aragon, Breton voit le lyrisme dans « les confusions : de plan, de temps, de ton, et mille péchés adorables contre la langue » (cité par Michel Murat, in Le Sujet lyrique en question, op.cit., p. 152). 24. Logique du sens (Paris : Minuit, 1969), p. 166. 25. Dialogues avec Claire Parnet, op. cit., p. 84. 26. Son blanc du un (Paris : P.O.L., 1986), p. 35. 27. Barthes : « C’est pourquoi, lorsque nous parlons aujourd’hui d’un sujet divisé, ce n’est nullement pour reconnaître ses contradictions simples, ses doubles postulations, etc. ; c’est une diffraction qui est visée, un éparpillement dans le jeté duquel il ne reste plus ni noyau principal ni structure de sens : je ne suis pas contradictoire, je suis dispersé », Barthes par lui-même (Paris : Seuil, 1975), p. 127.
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de la troisième personne du singulier mais une énigmatique présence, celle d’une « quatrième personne du singulier » qui est le poème et sa genèse (sa « poémogonie »), mais aussi genèse du monde (« cosmogonie »). « Art des événements purs » : la poétique de Fourcade est une poétique de la surprise, ouverte à l’imprévu de ce « tout arrive » dont Manet avait fait sa devise. Quant à faire « bégayer » la langue, c’est bien ce à quoi la poésie de Fourcade s’emploie, par le « déportement aux frontières toutes diagonales comprises ». De diverses manières, elle « s’engouffre » dans la « béance »28, explorant toutes les limites du mot, le désintégrant par exemple en ses phonèmes pour les faire venir à la surface de la page.
« Instants de conviction » On l’a suggéré précédemment, le pacte de sincérité semble ne devoir concerner que le lyrisme de la confession et la poésie de l’expérience (l’Erlebnislyrik). À première vue, il paraît sans objet lorsque la poésie lyrique devient impersonnelle. Le vrai lyrique, souligne ainsi André Breton, est un « homme qui ment » — ou plus exactement (car la formule doit évidemment être prise en un sens extra-moral) il est pardelà le mensonge et la sincérité pour la raison qu’il n’est lyrique qu’en se quittant lui-même, en s’abandonnant au « cheval emporté », « incontrôlable » du langage, et en cessant d’être responsable d’un discours spasmodique, extatique, qui n’est plus à proprement parler le sien. La question est plus difficile à résoudre quand on a affaire à une poésie qui ne peut être rangée ni sous le modèle de la poésie personnelle (expression d’un Moi, d’une voix individuelle), ni sous celui du lyrisme dionysiaque (expression d’un inconscient, d’une voix descendant des hauteurs du ciel ou montant de « l’abîme de l’être » ou des profondeurs du langage). Un language-poet comme Emmanuel Hocquard, un poète « grammairien » (comme il se définit lui-même), est très éloigné de l’un comme de l’autre modèle « expressiviste » : la poésie est pour lui non pas « expression d’impressions », mais bien plutôt « impression d’expressions ».
28. Est-ce que j’peux placer un mot ? (Paris : P.O.L., 2001), p. 62.
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Hocquard continue cependant d’être attaché à l’idée de sincérité. Mais, au lieu de mettre l’accent sur le lien problématique de la parole à l’expérience, il rapporte la sincérité à une qualité de langue qui est d’abord affaire d’intonation. Et Hocquard de citer cette phrase de Wittgenstein : « Si j’avais écrit, note Wittgenstein, une bonne phrase, et que par hasard elle consistât en deux lignes qui riment, ce serait alors une faute »29. La faute esthétique (la concession au kitsch), le mot le dit bien, est aussi un manquement d’ordre éthique, mais qui ne se manifeste nulle part ailleurs que dans le langage. Hocquard ne récuse donc pas la dimension de la sincérité. Disons simplement qu’il en déplace le champ d’application du côté d’une morale de l’artiste et du régime rhétorique qui va avec : « Sincérité, écrit-il, n’est pas à prendre ici dans l’acception morale ou psychologique du terme (la bonne foi, la franchise, l’authenticité), mais comme désignant une intention intellectuelle et éthique qui exclut aussi bien la complaisance envers soi-même que les effets de séduction vis-à-vis d’autrui. C’est avant tout une affaire de soi à soi »30. Adoptant une position textualiste rigide, on pourrait être tenté d’en déduire que la question de la sincérité (et partant celle de l’ironie) n’est pas, concernant la poésie, une affaire de morale, mais une pure affaire de langage n’impliquant pas, avec elle, une forme de vie, un choix existentiel (ce qui serait, au demeurant, bien peu wittgensteinien). Pourtant, citant George Oppen, Emmanuel Hocquard évoque les « instants de conviction » à partir desquels le poème doit être construit si on veut qu’il puisse résister au « test de sincérité ». N’est-ce pas là reconnaître que l’écriture est sous contrainte d’une manière d’être au monde, sous contrainte d’un éthos, d’un « engagement » dans l’existence et le langage — et réciproquement ?31 N’est-ce pas implicitement reconnaître que forme verbale et forme de vie, aussi complexe qu’en soit le nœud, ne 29. Ma haie (Paris : P.O.L., 2001), p. 441. 30. Ibid., p. 240. 31. Ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard si Emmanuel Hocquard écrit depuis une cabane, lieu « humoristique », lieu par excellence de l’échappée, de l’existence provisoire et minoritaire, sans fondation. Hocquard écrit un « Hebdomadaire paraissant le vendredi si le temps le permet » intitulé « Les dernières nouvelles de la cabane » (voir Ma haie). On notera également que le mot anglais pitch, qui donne son titre à un livre de Stanley Cavell (A Pitch of Philosophy, 1994) signifie intonation en même temps qu’il renvoie à l’idée d’habitation provisoire).
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peuvent en réalité être dissociées, de même que toute intonation fait toujours entendre une coloration éthique ? Il est de ce point de vue symptomatique qu’Emmanuel Hocquard définisse son entreprise poétique comme relevant d’« un projet de vie »32 et son histoire comme celle d’un « homme refait »33. Comme tel, il est bien ce que Richard Rorty appelle un « poète ironiste », i. e. un poète qui, plutôt que de chercher un fondement pour pallier la contingence de son existence, s’emploie à se défaire des langages hérités et de leur métaphores fatiguées, pour la redécrire dans un langage nouveau. Il est celui qui reprend, au sens de Kierkegaard, la donne de son existence pour la refaire à neuf34. Et peu importe qu’Hocquard dise détester l’ironie et lui préférer l’humour (Wittgenstein est selon lui un « grand humoriste »), au motif que ce dernier est « aporétique »35. Il me semble que c’est affaire de définition et que l’ironiste privé de Rorty correspond assez bien à la visée propre de celui (Hocquard) qui se définit comme « élégiaque inverse ». De tout cela, on déduira que la sincérité, comprise comme catégorie à la fois poétique et « poéthique », peut continuer de valoir pour une poésie sous régime ironique ou humoristique. On n’est pas pour autant en présence d’un lyrisme. Au contraire, l’exigence « poéthique » d’Emmanuel Hocquard est une exigence de démusicalisation : « En poésie, il y a toujours une menace de chantage dans l’air [...] une bonne cure d’amaigrissement musical s’impose : déchanter, désenchanter, rompre le charme »36. Pour trouver un lyrisme sous régime d’ironie, c’est vers Dominique Fourcade qu’il nous faut à nouveau nous tourner.
Un lyrisme du troisième genre Très éloignée elle aussi de tout lyrisme personnel, l’œuvre de Dominique Fourcade demeure néanmoins préoccupée par la question 32. Ma haie, op. cit., p. 457. 33. Ibid., p. 476. 34. Ibid., p. 464. 35. Comme exemple de l’humour chez Hocquard, on pourra lire son « Ode non triomphale à Vila Nova de Foz Côa », in Ma haie, op. cit., pp. 505–16. 36. Ibid., p. 237.
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d’un chant auquel pourrait atteindre le poème, malgré le régime du « bas voltage » qui s’impose aujourd’hui à la poésie. L’énonciation lyrique est du coup tout à fait singulière. Elle n’est à proprement parler ni personnelle ni impersonnelle. Elle n’est pas assignable à un sujet assuré de lui-même (« j’écris sans m’avoir »37). Elle n’a pas non plus d’ancrage dans les spasmes de la langue : bien que son métier « consiste à être conduit par l’avalanche »38, le poète Fourcade ne s’abandonne pas aux automatismes du langage, pas plus qu’il n’adhère à la métaphysique du sans-fond propre au lyrisme dionysiaque. La voix lyrique, chez Fourcade, assumera donc ce que l’auteur nomme « la tragédie de l’énonciation »39, autrement dit la séparation de la voix d’avec elle-même. Elle flottera dans cet intervalle impossible entre le je du sujet et le IL du texte et du monde, intervalle où le je ne peut que « balbutier » et (le) IL « bégayer ». Elle sera une voix fondamentalement diffractée, sans cesse différante d’avec ellemême, mobile, voyageuse40, « chantant sans qualité »41, une voix constamment hybride, par exemple androgyne, s’écrivant au « mascunin/fémilin ». Elle n’aura d’existence que dans l’espace de la page, où elle s’invente à travers une série incessamment renouvelée de médiateurs textuels (Degas, Emily Degas, Manet, le sous/commandant Marcos, IL, la Sainte-Victoire, etc.). Mais si le lyrisme de Fourcade ne procède pas d’une Erlebnislyrik, il n’en est pas pour autant la simple négation. Il en retient du moins la charge de vérité qui s’attache au « vécu », à ce dont il y a expérience directe, « naïve ». On peut dire, de ce point de vue, que Fourcade assume pleinement ce devoir qui incombe au poète de résister à cette baisse tendancielle de la valeur de l’expérience qu’impose le règne de la marchandise et du spectacle, tâchant de refaire, à partir de l’Erlebnis, de l’Erfahrung (pour reprendre les catégories de Walter Benjamin). Car il s’agit bien de « garder une
37. IL., op. cit., p. 41. 38. Ibid., p. 46. 39. Ibid., p. 67. 40. Le poème intitulé « Shift », dans Est-ce que j’peux placer un mot ?, énumère ainsi dix moments du moi (op. cit., pp. 81–4). 41. IL., op. cit., p. 39.
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chance, par l’écriture et par elle seule, d’approcher la condition des hommes, qui est quand même le grand sujet »42. Du moins s’agit-il de produire des énoncés capables d’une certaine « résonance » (je reprends ici un mot de Michel Leiris43). Celle-ci sera affaire de son, d’intonation, mais aussi de sens de l’expérience, d’ouverture à sa « naïveté » ; affaire de capacité à faire sentir la corne du taureau qu’implique l’existence44, à produire par son retentissement quelque chose comme un lyrisme. Cette résonance procède chez Dominique Fourcade d’un double mouvement : celui, « sentimental », « ironique », qui consiste à saper l’autorité du sujet pour faire advenir le texte, le merle du texte, sa modulation propre; celui, « naïf », « lyrique », qui consiste à injecter du « vécu » dans le poème. Exemple (ou plutôt parabole) du premier mouvement : « L’histoire de ma vie est une question de cordes vocales. [...] C’est même toute l’histoire de ma vie, céder la place — précisément pour ne pas faire d’histoire. Céder la place au poème par exemple (ce qui signifie devenir le merle). En ce sens, mon histoire est d’être sans histoire — ne pas avoir d’histoire, pour qu’il puisse y avoir poème. En somme je suis un merle anhistorique; autant que vous le sachiez »45. La coloration humoristique de l’intonation et du phrasé est ici patente. Exemple du second mouvement : « Cette histoire de martin-pêcheur est au départ une affaire assez simple : les premiers mois, la rivière le long de la maison qui est entrée dans ma vie était fréquentée par un martin-pêcheur. Sa beauté m’émerveillait, sa présence furtive — me donnant le sentiment que n’était pas détruit ce qu’il y a de plus attirant et de plus émouvant dans la nature, en même temps que de plus vulnérable et de plus rare — me rassurait pour de longs moments (souvenir de la Sorgue aussi, en suis-je jamais revenu, et du Fonte Cyane à Syracuse) »46. On aura remarqué cette fois la dimension de 42. Est-ce que j’peux placer un mot ?, op. cit ., p. 56. 43. « De la littérature considérée comme une tauromachie », L’Âge d’homme (Paris : Gallimard, 1973), p. 22. 44. L’authenticité ne serait pas tant alors à chercher du côté d’une toujours problématique sincérité que du côté de la relation que l’œuvre entretient à la mort. L’œuvre authentique serait celle qui, au lieu de se réfugier dans le di-vertissement, ne fuit pas la mort, mais en assume pleinement la question et le poids — le négatif (l’ironie). 45. Le Sujet monotype (Paris : P.O.L., 1997), p. 144. 46. Ibid., pp. 62–3.
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témoignage et le ton de sincérité attestant d’une expérience vécue (« la maison qui est entrée dans ma vie »). Le premier mouvement (ou « moment ») est celui qui consiste à mettre à distance le « vécu », pour « se tenir dans le tombeau où la langue opère et simuler que l’on est vivant » ; celui qui consiste à s’intéresser « au négatif du poème », à « travailler les ombres au dos des mots »47. « Le grand ordre poétique » (et le lyrisme n’a pas d’autre visée) est à ce prix : il passe par le prosaïque48. C’est en travaillant ainsi le négatif que la voix lyrique peut être désaturée, sans emphase et pourtant capable de ce « grand style » qu’il s’agit de « soulever du corps du monde »49. La force du lyrisme de Fourcade, son tour de force, c’est proprement de faire de cette posture simulatrice, de cette façon de sans cesse se dissimuler dans les plis de la langue, le ressort d’une véridicité, d’une authenticité, qui confirme un pacte de sincérité pourtant à première vue radicalement révoqué par la posture ironique du poème50. Car le second moment, le moment « naïf », n’est pas séparable du premier. Il est entrelacé à lui. D’où d’abruptes connexions comme celle-ci : « vous m’avez dit [...] “dans IL la phrase qui retient est ICI (là-bas) J’ÉCRIS SANS MOI JE SUIS SANS MOI” et je t’ai entendue me dire d’un même souffle “je pars pour Venise sans toi” nous étions à la fin d’un amour [...] »51. Dans le tissu d’un texte attaché à rendre un son « le plus désapplaudi qui soit », à faire entendre toute l’ironie de la prose du monde, ne cessent ainsi de jaillir des notations qui paraissent directement prises dans le vif de l’existence la plus immédiate. Leurs flashes, la grâce et la fraîcheur de l’intuition dont ils témoignent, leur pouvoir de « présence », viennent conférer un poids d’existence étrange52 à une écriture pourtant tournée vers la désubjectivation et la dépossession de soi. Ils produisent une musique d’un lyrisme aussi 47. Ibid., pp. 92–3. 48. Ibid., p. 13. 49. Ibid., p. 33. 50. « Plus, dans mon travail, l’écriture devient le sujet, plus le sujet DF apparaît », déclare l’auteur à Hervé Bauer (entretien paru dans Java n° 17, été-automne 1998, p. 60). 51. IL, op.cit., p. 40. 52. Étrange, parce que le registre général du poème n’est pas celui de la poésie testimoniale : « il y a possibilité du mot mais impossibilité du témoignage » (ibid., p. 100).
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contenu que certain (du côté, par exemple de Monk, pour citer une référence récurrente chez l’auteur). Enfin, une même tension constituante peut être mise en évidence au plan « poéthique » — au plan de l’engagement du poète dans son travail d’écriture. La condition qu’assume Dominique Fourcade est celle du poète ironiste au sens de Rorty : pour lui aucun « vocabulaire final » qui ne soit assuré, mais l’affrontement incessant à la contingence de son propre langage. Car « les moyens manquent encore »53, et l’écriture demeure « une pratique de l’incertitude »54. En même temps, l’engagement dans l’écriture est effort renouvelé pour conquérir une voix lyrique qui n’en singe aucune autre, qui s’affranchisse des divers tons convenus que la poésie ne manque pas de produire. Car Dominique Fourcade est, lui aussi, un poète qui s’est repris et refait, abandonnant une première manière où il était trop prisonnier de la poétique charienne alors dominante. C’est seulement en effet au terme d’un silence de plus de dix ans qu’il reprend publiquement la parole, en 1983, avec un livre au titre emblématique autant qu’énigmatique, Le Ciel pas d’angle.
53. Ibid., quatrième de couverture. 54. Le Sujet monotype, op. cit., p. 16.
Page laissée blanche intentionnellement
« Je ne suis que là où le rouge me fendre »1 : l’ « horrible en dedans – en dehors »2 ou l’absolue transitivité du sujet dans la poésie d’Emmanuel Laugier Anne-Christine Royère Comme l’illustrent les traits obliques de Son / Corps / flottant3, titre du deuxième recueil de poésie d’Emmanuel Laugier, l’expérience originelle du sujet est celle d’une faille. Entre le déterminant possessif et le nom, la barre oblique nie l’opération d’identification. Placée entre « corps » et « flottant », elle ouvre les significations : si « flottant » est un adjectif verbal, la cassure oblique signale un corps éloigné de sa qualité intrinsèque ; au contraire, s’il est un participe présent, évoquant une chronologie relative, celle du sujet, par rapport à une chronologie principale, celle du monde, la barre annonce que le sujet perd le sens de sa chronologie intime comme celui de sa relation au mouvement du monde. Le déploiement typographique proclame l’écart se creusant dans le corps du sujet et vers son dehors. Corps clivé, sans accès à ses modalités d’être, le sujet vit sa relation au dehors et au dedans sur le mode de l’effraction. La deuxième de couverture de Son / Corps / flottant explicite la nature de ce corps-sujet ainsi que celle de l’entreprise poétique : celui-là vu et senti s’immiscer comme un fantôme en soi, entre soi et soi, entre soi et autre chose, du dehors, ou d’en face. Venu et pas encore là, mais déjà flottant, presque pendu, les pieds soulevés. Où l’on croit qu’il est, son corps est ailleurs. Il y a un entre-deux où le je s’énonce alors et se déboîte, par lequel il revient et passe 1. Emmanuel Laugier, L’Œil bande (Paris : Deyrolle, 1996), p.109. (ŒB) 2. Henri Michaux, « L’Espace aux ombres », Face aux verrous, Œuvres Complètes II, Bibl. de la Pléiade (Paris : Gallimard, 2001), p. 525. 3. Son / Corps / flottant (Bruxelles : Didier Devillez, 2000). (SCF)
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Expérimenter la faille, c’est adopter la « logique de la sensation », selon l’expression de Gilles Deleuze4 : est « senti » ce qui est « vu ». Les répétitions de « soi » et d’« entre » témoignent que le sujet se construit dans une tension avec l’altérité. Son identité n’est pas une « identité au sens d’idem », « dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé », mais une « identité au sens d’ipse », qui « n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité », et ne fait pas de l’altérité un hors de soi5. Cette relation à soi suppose une triple incapacité. L’incapacité de nommer l’origine et le mouvement de la sensation, comme le suggèrent la désignation vague « autre chose » et l’hésitation marquée par « ou ». L’incapacité aussi de localiser les frontières entre un intérieur et un extérieur du sujet : le corps-sujet « flottant » est dans un ici incertain, mais aussi « ailleurs », « dehors ou […] en face ». L’alternative n’oppose pas un espace intime à un lieu public, mais un extérieur à une périphérie, « en face ». Tout est question de « dehors » plus ou moins lointain. La troisième inaptitude redouble la précédente : non inscrit dans l’espace, le sujet ne peut s’inscrire dans le temps. Il est dans le passé et le présent des participes (« venu », « flottant »), dans le futur de la locution « pas encore là ». Parcours ténu d’une sensation dans un espace-temps indéfini, le sujet-corps est un « entre-deux ». Dans un mouvement paradoxal et précis, le « je » « se déboîte » là où le « fantôme » « s’immisce […] », « entre soi et soi » : l’énonciation est à cette condition. Qualifier ce mouvement obéissant à la « logique de la sensation », associant sujet et transitivité, induit quelques questions : quelles images l’« entredeux » prend-il dans les textes ? Existe-t-il une poétique de l’« entredeux » ? « L’extériorité / comme seule / donnée / ou presque »6 La vue est le sens privilégié de l’effraction expérimentée par le sujet. Elle permet la confrontation au monde, à autrui et à soi : 4. Francis Bacon, logique de la sensation (Paris : Seuil, 2002). (FB) 5. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre (Paris : Seuil, 1996), pp. 12–13. 6. Emmanuel Laugier, Et je suis dehors, déjà je suis dans l’air (Draguignan : Éditions Unes, 2000), p. 30. (EJ)
L’absolue transitivité du sujet chez Emmanuel Laugier
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il y a la crampe derrière la jambe la boule dans le ventre pareil que l’ampoule la fente le mot qui lance tire dedans […] je ne suis que là où le rouge me fendre […] (ŒB, 108–9)
Le « rouge », déterminant le clivage du sujet, indique sa rencontre avec l’altérité en tant que celle-ci est à la fois du dedans et du dehors. Les parties du corps reçoivent une détermination générale (« le ventre ») les plaçant dans les alentours du sujet, et la comparaison « pareil que » situe au même niveau sensations et objets extérieurs (« l’ampoule »). Dans ce frottement, le clivage (« la fente ») s’opère, et l’accès à la symbolisation, c’est-à-dire au langage, s’accomplit : « le mot » « lance », telle une douleur, et déclenche l’érection de la vision. […] comme s’immobilisent mes gestes devant le rouge des carreaux de la boucherie envahit depuis le pan de viande ouvert en 2 — rouge
l’odeur qui
je vois […] (ŒB, 9)
Dans la rue Strasbourg-Saint-Denis à Paris, « le pan de viande ouvert en 2 » illustre le motif de la coupure et l’intrusion violente est suggérée par la préposition « depuis ». Cette dernière, marquant un point de départ et une continuité spatio-temporels, indique que le sujet est atteint, touché par ce contact avec le dehors. Ces effets n’ont pas simplement pour but de décrire Paris. Ils suggèrent une interaction constante du sujet avec un dehors qui est autant extérieur qu’intérieur. G. Deleuze a appelé cette interdépendance « sensation » : [Elle] a une face tournée vers le sujet […], et une face tournée vers l’objet […]. Ou plutôt elle n’a pas de faces du tout, elle est les deux choses indissolublement […] : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation. (FB, 39)
La sensation permet le dépassement du figuratif, du descriptif, pour une composition conjointe et métamorphosable du sujet et du réel, un tramage et un délitement perpétuels. Dans L’Œil bande, le frottement du sujet au réel s’affirme par plusieurs « niveaux de sensation » (FB, 43) que guide la vue : creusement, étouffement (« La rue sombre me
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creuse je sais elle / me couvre » (Œ B , 14)), projection et pénétration (« Tout ce blanc rentré dans l’ampoule éclate dehors / rentre en tête » (ŒB, 42)). Soutenus par la vue, les verbes révèlent différents « niveaux de sensation ». Ces derniers, « arrêts » ou « instantanés de mouvement », « recomposeraient le mouvement synthétiquement dans sa continuité, sa vitesse et sa violence » (FB, 44), divulguant un sujet aux contours flous (« 4 membres flottent autour de moi / et se vidangent » (SCF, 16)), rappelant le Moi-peau, tel que le définit Didier Anzieu : [Il est] une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le Moi psychique se différencie du Moi corporel7.
Il est « une pellicule à double face. L’une tournée vers le monde extérieur, l’autre vers le monde intérieur » (MP, 258). L’insistance sur cette construction d’ordre fantasmatique souligne la difficulté pour le sujet de se représenter autrement que dans cette « transitionnalité » (MP, 39) impliquant une confusion du psychique et du corporel dans la sensation. La deuxième de couverture de Son / Corps / flottant affirme donner à voir « une sorte de pression vers une sorte de plongée où le dehors, le corps intérieur, […] forment des conjugaisons et des divorces ». Le façonnement de la « Figure multisensible » (FB, 46) opère une confusion du dehors et du dedans, comme si « le mouvement d’incorporation de l’extérieur bascul[ait], par son omniprésence, dans la disparition de tout intérieur »8 : Il y a les restes de la journée le fil mais loin derrière le coude de la rue la dent d’or qui aveugle au coin de la bouche d’un et que j’emporte comme une tête d’aiguille dans l’œil (ŒB, 11)
7. Le Moi-peau (Paris : Dunod, 1996), p. 61. (MP) 8. Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles énonciatives et non-coïncidences du dire, vol. 1 (Paris : Larousse, 1995), p. 294.
L’absolue transitivité du sujet chez Emmanuel Laugier
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Le lien du dedans au dehors est matérialisé par le « fil », représentation affaiblie du Moi-peau. Le groupe prépositionnel « loin derrière » spatialise la mémoire et établit une certaine parité entre l’intérieur et l’extérieur. À partir de l’amalgame entre la vision et le souvenir, le corps du sujet se constitue. Le substantif « coude » est ainsi un lieu et une partie du corps du sujet. La locution « tête d’aiguille » suit un traitement identique : le premier substantif retrouve son sens plein. Autrui est désigné par ses attributs réels (« la dent d’or », « le coin de la bouche ») mais aussi par la métaphore mémorielle (« aveugle »). Les synecdoques et la réticence de la troisième ligne, ainsi que la comparaison finale morcellent sa présence et permettent la métamorphose de l’autre dans le sujet et vice versa. La sensation dominante est celle de la compénétration, de cet « endedans – en-dehors » que Michaux qualifiait d’ « horrible ». La « transitionnalité » est la condition de l’existence du sujet pour Emmanuel Laugier, qui écrit dans la postface à Singularités du sujet : huit études sur la poésie contemporaine : « Le dehors avec qui j’entre en relation […], le milieu où il y a du quelconque […], sont peut-être d’abord la peau retournée du sujet que je deviens, ou inversement sa doublure »9. Comment s’articule et s’inscrit dans les textes le binôme apparemment antithétique coupure / « transitionnalité » ? Du vu au dit : « dans le braille d’une peau »10 Représentant les différents « niveaux de sensation » comme autant de stases momentanées d’un sujet irrémédiablement « en-dedans – endehors », la compulsion de la vision réitère à l’envi une coupure fondamentale. Exercice conjoint d’un trauma et d’une maîtrise, la compulsion de répétition est un « déploiement irrésistible de la “pulsion” » et un « “freinage” inhibiteur »11. Qu’y a-t-il à voir dans cette vision définissant entièrement le sujet ? Selon la quatrième de couverture de L’Œil bande, 9. (Paris : Prétexte, 2002), p. 125. 10. Emmanuel Laugier, « Fragmes » (F), La Polygraphe, 34–36, 2002. « Fragmes » est le titre d’un texte de Jacques Dupin. Voir Échancré (Paris : POL, 1991), p. 24. 11. Paul-Laurent Assoun : « La passion de répétition. Genèse et figures de la compulsion dans la métapsychologie freudienne », Revue française de psychanalyse, 2, LVIII, avril–juin 1994, p. 337.
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Sens et présence du sujet poétique
on ne sait pourtant pas ce qui dans la vue, mais jusque dans la vue, ça enfonce et ça ouvre avec de la force. Ça envahit. […] comme si ce bruit descendait hanter les tissus de l’intérieur […], faire une mélasse ou de l’écartement, une sauce ou une coupe dedans et d’où remonter.
Le dehors, filtré par le Moi-peau, devient un dedans paradoxalement perçu comme un dehors du dedans. Expérimentation de la coupure, ce mouvement instauré par la vision refuse de se nommer (indétermination du démonstratif « ça », interruption de la complétive en « ce qui ») et paraît proche de « l’aliénation propre au champ du langage » définie par Christiane Van Vaerenbergh : le sujet se constituant dans le langage (qui est sa cause) ne peut « être » dans le discours que représenté. C’est dire que son être (comme authenticité existentielle) « disparaît », masqué dans les signifiants qui le représentent sans jamais le saisir tout à fait12.
Dès lors, l’expérience visuelle rejoue ce moment de la coupure, nécessaire à l’acquisition des signes comme à la construction identitaire du sujet. L’énonciation du sujet se situe à l’intersection entre l’« hétérogénéité constitutive » du « ça » et l’« hétérogénéité montrée » du « je » : À une hétérogénéité radicale, en extériorité interne au sujet, et au discours, comme telle non localisable et non représentable dans un discours qu’elle constitue […], s’oppose la représentation, dans le discours, des […] frontières intérieur/extérieur à travers laquelle l’un – sujet, discours – se délimite dans la pluralité des autres13.
L’« entre-deux » du sujet est aussi celui du langage. Le premier se perçoit comme une « peau retournée » du dehors et le poème comme une « expérience de la langue où la peau des phrases […] est retournée »14. À cette interface perturbée du sujet et de son discours, s’ajoute un similaire motif de la coupure pour les désigner :
12. Logiques et écritures de la négation (Paris : Kimé, 2000), p. 30. (LE) 13. Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le langage », DRLAV, 26, 1982, p. 91. 14. Emmanuel Laugier, « Le peuple manque au poème, le poème manque au peuple », La Polygraphe, 11–12, 1999, p. 179.
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[…] parler je depuis le trou des bouches n’est que couper / trancher / séparer […] (ŒB, 64)
Dans Tout nôtre aer se noircit, le langage expérimente aussi la fracture. La « phrase est un scalpel » dont la physique coïncide avec celle du sujet : […] le nerf fémoral est cette phrase dans le talon hachée – cherchée – hachante de fait [mille fois calcinée] en nousmêmes15
L’orchestration du manque et du reste engendre une double poétique. Une tendance narrative et discursive assure la relation entre intériorité et extériorité. Omniprésent, le « je » garantit une cohésion subjective minimale, se maintient comme leurre du Moi, « l’aliénation du sujet dans le langage se manifest[ant] dans l’avènement du Moi » (LE, 30). Mais conjointement le rapport du dedans au dehors se creuse au travers d’un morcellement vertical des séquences d’un sujet défait. Cette poétique en tension, véritable « transitionnalité » ou transitivité des textes, recourt à des processus variés. La cohésion autour d’une subjectivité minimale est marquée par des repérages dans l’espace et dans le temps : l’évocation de « la fourche rue de Clichy » (ŒB, 114), l’allusion à « la télévision » qui « tard montre des images » (ŒB, 23). L’interpellation (« je suis tellement fin sous les côtes / voyez-vous » (SCF, 20)) et la saturation de la deixis délimitent espace propre et espace autre : aujourd’hui même si c’est aujourd’hui je de loin à là d’ici à maintenant qu’on me voit (SCF, 13)
Des bribes de narration s’organisent, dans des lignes généralement longues, tendant à correspondre à des groupes syntaxiques complets : je me retrouve si rapidement cerné 15. Tout nôtre aer se noircit (Paris : Éditions 1 : 1), pp. 15, 13.
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Sens et présence du sujet poétique mes propres eaux dans un continuum tel qu’avec des parois de plus en plus fines qui se rapprochent d’ailleurs si vivement les unes16
La mémoire joue également le rôle de leurre du Moi. Elle est mémoire du sujet et mémoire du texte, apparaissant comme un leitmotiv à l’intérieur du recueil. Le sujet poétique et son discours se font rythme changeant au gré des apparitions de thèmes comme celui de l’ampoule qui éclate dans L’Œil bande, ou celui de la vulve entr’aperçue par l’enfant dans Et je suis dehors déjà je suis dans l’air. Ce second leitmotiv, qualifié de « fond d’un rouge ranim[ant] le voir » (EJ, 13), pourrait être l’origine de la compulsion visuelle. La mémoire, également intertextuelle et citationnelle, fait coïncider subrepticement sujet poétique et auteur, créant une connivence avec le lecteur : « Fragmes », dédié à Jacques Dupin, cite le titre d’un recueil de Jean-Patrice Courtois, Complication du sommeil. Dans les mêmes textes pourtant, le moi se délite, l’« hétérogénéité constitutive » du sujet et de son discours émerge. Blancs et barres obliques de L’Œil bande la révèlent. La ligne, morcelée, divorce d’avec la syntaxe ; l’énonciation chaotique se suspend et bifurque : quand je me suis vidé quel bruit de fuite a chassé derrière le dos dans un pli de dos quels ocre peau postillons volatiles ont levé (SCF, 11)
Le non-symbolique hante constamment le langage et la cohésion reste imparfaite : « c’est cela que je vois / de déplié là / où c’est lui qui parle » (F). L’indistinction entre le « je » et le « il » est suggérée par la répétition des présentatifs et l’enchevêtrement des actions (voir et parler). « Ce serait, affirme la quatrième de couverture de L’Œil bande, […] bander la langue, être haché, y devenir l’étranger qui la hante ». Sens et présence du sujet dans la poésie d’Emmanuel Laugier se construisent dans un mouvement d’« entre-deux ». Zone poreuse ayant 16. Portrait de têtes (Paris : Prétexte, 2002), p. 17.
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pour nom sensation, ce dernier est le lieu de rencontre du sujet avec un dehors. Obéissant à la « logique de la sensation », le sujet est un corps feuilleté, stratifié par les divers « niveaux de sensation » que subsume la vue. L’existence de ce sujet est donc dépendante de sa relation avec un dehors, conçu comme extériorité nommable et descriptible, mais aussi comme « dehors du dedans ». Le sujet est alors à la fois un manque et un reste : manque par coupure, et reste par acte. C’est dans cette transition du manque au reste que s’élabore une poétique, celle de l’absolue transitivité du sujet acceptant de ne pas totalement s’abandonner au leurre du Moi. S’opposant à « l’intransitivité de [la] voyance » d’un Dominique Fourcade dans Son blanc du un17, le sujet poétique chez Laugier est transitif, absolument, dans son discours, car il opère un passage direct à l’objet qu’il appelle en complément, dans une essentielle coupure d’avec lui
17. Son blanc du un (Paris : POL, 1986).
Page laissée blanche intentionnellement
« La poésie est un enjouement irréparable » : la subjectivité lyrique déjouée dans la poésie de Mathieu Messagier John C. Stout Le numéro spécial de Magazine littéraire de mars 2001 portant sur « La nouvelle poésie française » semblerait marquer une étape importante dans l’évolution de la poésie contemporaine en France, car ce numéro spécial, qui présente plusieurs courts articles critiques sur cette « nouvelle poésie », vue et définie selon une multiplicité de points de vue, donne à croire que la poésie — le grand genre littéraire en France au vingtième siècle — s’est transformée, ou est en train de se transformer, en un genre nouveau1. Malgré les omissions et les partis pris inévitables qu’un tel exercice entraîne, ce numéro spécial de Magazine littéraire peut servir de point de départ à une discussion des états actuels de ce genre en 1. Les textes de Matthieu Messagier qui seront discutés dans cet article sont les suivants : Orant (Paris : Bourgeois, 1990) ; Les Chants tenses (Paris : Flammarion, 1996) ; Manifeste électrique aux paupières de jupes (ouvrage collectif) (Paris : Le Soleil Noir, 1971) ; Nord d’été naître opaque (Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1972) ; Les Grands Poèmes faux (Paris : Flammarion, 2000). En plus, les ouvrages critiques suivants ont été consultés et cités : Jérôme Game, « Actualité du moderne », Magazine littéraire, 396, mars 2001, pp. 21–3 ; Allen Thiher, compte rendu d’Orant de M. Messagier, World Literature Today, vol. 65, no. 4, Autumn 1991, p. 672 ; Leslie Schenk, compte rendu des Chants tenses de M. Messagier, World Literature Today, vol. 71, no. 1, Spring 1997, pp. 344–5 ; Vannina Maestri, « Yves di Manno/Flammarion », Magazine littéraire, 396, mars 2001, p. 58 ; Mary Ann Caws, ed., Manifesto : A Century of Isms (Lincoln : U of Nebraska Press, 2001) ; Renaud Ego, « Matthieu Messagier », in M. Jarrety, dir., Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours (Paris : PUF, 2001), p. 490 ; André Breton, Poems of André Breton : A Bilingual Anthology, Mary Ann Caws et Jean-Pierre Cauvin, trad. (Austin : University of Texas Press, 1982).
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marche, la poésie. J’aimerais faire appel, tout particulièrement, à certaines remarques que Jérôme Game a faites sur la poésie française contemporaine dans son article « Actualité du moderne », présenté au début de ce numéro. Lorsqu’on parle de « nouvelle poésie contemporaine », affirme Game, « [i]l s’agira ainsi de voir schématiquement comment la modernité déploie sa diversité autour de la question de la production et de l’expérience poétiques comme déstabilisation de la subjectivité traditionnelle (le Je/Moi substantiel pris dans sa dimension chronologique) au profit d’une identité poreuse et en perpétuel procès […], avec toutes les implications sur le réel qu’un tel déploiement recèle — c’est-à-dire sa dimension proprement politique, revendiquée ou pas, consciente ou non » (21). Game identifie une division foncière qui caractérise la poésie contemporaine. C’est une division entre ce qu’il appelle une « poétique du sujet », théorisée par Jean-Michel Maulpoix (entre autres), d’une part, et une « poétique de l’événement », de l’autre (ibid.). Dans « la poétique du sujet », on pourrait classer la poésie d’un Yves Bonnefoy, d’un Philippe Jaccottet, d’une Marie-Claire Bancquart ou d’une Annie Salager, par exemple. Par contre, la « poétique de l’événement » suit une autre voie ; là, « le poétique lui-même se fait généralisation, dissémination, prolifération, diffraction de l’inadéquation » (22). « Autrement dit », écrit Game, « loin d’être la description du réel, le poème en est l’ “opération” (Alain Badiou) certes toujours finie mais en laquelle le réel se “machine” (Deleuze et Guattari) néanmoins luimême dans le langage pour former le seul sens non prédéterminé, l’insensé […] c’est l’informe du réel et du langage, jamais prédéterminé une fois pour toutes, qui constamment et sans mode d’emploi, s’agence en exprimés — des œuvres » (ibid.). Donc, conclut Game, « [l]e poème est ainsi la trace active d’un processus par lequel le monde comme chaos se propage en se métamorphosant » (ibid.). Parmi les exemples les plus pertinents d’une « poétique de l’événement », Jérôme Game propose une vingtaine de noms (de poètes et d’œuvres) : « Olivier Cadiot, Jacques-Henri Michot, Manuel Joseph, Vannina Maestri aggravent quant à eux la nature constructiviste du réel par leurs procédures de cut-up et de montage — cette dernière notion étant intensifiée d’une façon encore autre par Jacques Sivan, et récemment Anne Portugal, dans un travail rapportant l’écrit à l’image. Mentionnons ici aussi Michel Crozatier et Joseph Guglielmi et leurs poèmes comme montage de la page, les
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bégaiements et l’inertie pâteuse des langages de Christophe Tarkos et de Charles Pennequin, la langue saccadée de Matthieu Messagier, les ritournelles de Christophe Fiat, les concrétions de Philippe Beck, ou les sujets fantômes d’Anne-James Chaton sont également autant de procédures de l’événement » (ibid.). En fin de compte, et sur le plan le plus général, ce qui relie toutes ces œuvres extrêmement diverses, c’est « cet attachement collectif à l’écriture comme dimension d’une révolution ontologique, éprouvée notamment dans une rupture de la figuration et la corporalisation inédite à laquelle il est ainsi donné lieu : le sujet, l’individu, le moi, le je, le toi, le nous, ne sont vraiment plus ce qu’ils étaient — ils sont devenus mouvement et matières en devenir variés » (23). Si je me suis permis de reprendre les points essentiels de l’article de Jérôme Game, c’est qu’il précise très clairement les caractéristiques de base et les enjeux de cette « nouvelle poésie française », y compris celle de Matthieu Messagier dont il sera question ici. Mais, avant d’aborder la poésie de Messagier, je suis obligé de constater que l’importance et « la valeur » de la nouvelle poésie sont encore contestables, selon certains milieux. Le travail critique que les chercheurs peuvent consacrer à l’étude de la nouvelle poésie est d’autant plus nécessaire du fait même que certains de nos « confrères » et « sœurs » font preuve d’une très forte résistance à l’œuvre des poètes contemporains innovateurs. Justement, en faisant des recherches à la bibliothèque sur la poésie de Matthieu Messagier, j’ai découvert des comptes rendus de certains de ses textes, parus dans des revues américaines savantes. Deux de ces comptes rendus ont été publiés dans World Literature Today. Dans le premier, Allen Thiher réagit à Orant, qui est (il faut le dire) le texte le plus difficile de Messagier. C’est un long texte de 800 pages en prose poétique que l’auteur appelle un « poème ». Ce n’est ni une description conventionnelle d’un paysage (bien qu’un paysage ait servi d’inspiration à l’écriture du « poème »), ni un journal intime. En fait, c’est un texte plutôt inclassable. Après avoir essayé de lire Orant, Thiher affirme que « I can find no system that would allow me to enter into this textual flow with any sensation other than, rather rapidly, fatigue. Perhaps some other reader will find here, as is the case with Finnegans Wake, that there is a system of recurrence that carries the reader forward in a quest for meaning that works constantly to demonstrate a confirmation of the basic pattern and a revelation of
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new combinations. Messagier’s work seems gratuitous to me in this respect. I hope I have not done him an injustice, and I even salute Bourgois for publishing Orant […] but I really cannot recommend it to any reader ». Par ailleurs, Allen Thiher est un lecteur attentif de la littérature française du vingtième siècle ; il a publié des études sur les textes d’Artaud et de Queneau. Mais il n’a pas pu — il n’a pas su — lire ce texte de Messagier. Pourquoi ? Il me semble que l’erreur exemplaire de Thiher ici est de supposer que si un long texte expérimental en prose poétique va être « réussi », alors ce texte doit fatalement s’écrire et se lire à la manière de Finnegans Wake de Joyce. C’est-à-dire que Thiher s’obstine à ramener l’inconnu (Orant) au connu (Finnegans Wake). C’est exactement ce qu’il faut éviter de faire en abordant la nouvelle poésie (française ou autre). Ensuite, j’ai été franchement choqué en lisant un autre compte rendu, paru quelques années plus tard dans la même revue, World Literature Today. Cette fois, c’est Leslie Schenk qui fait un compte rendu délirant des Chants tenses de Messagier, publié en 1996 chez Flammarion : Les Chants tenses is the thirtieth book of Matthieu Messagier’s poetry to be published in France, and the only visible reason this should be so is precisely that it was preceded by twenty-nine other volumes […] In [Les chants tenses] typically, what we are inflicted with are torrents of words with no conceivable connection, words which do not even sound agreeable to the ear by their juxtaposition, words which tell nothing and evoke less, here poured helter-skelter onto the page, preserved for eternity, although they most assuredly do not pluck at your heart-strings for even a nanosecond […] Les Chants tenses is not art. It is not even a book, certainly not of poetry. I looked hard and could find not one glimmering of The Thing Itself. One does not expect every French poet to be another Éluard or Apollinaire, let alone a Verlaine, Baudelaire, or Rimbaud. But still there ought to be something, no? Well, here there is nothing […] a book to be avoided, comme la peste.
Pour définir la nouvelle poésie, après avoir lu ces deux comptes rendus, je suis tenté de dire « la nouvelle poésie agace … certains ». Elle agace certains lecteurs. On peut être choqué par le sarcasme et l’hostilité débordants, excessifs, de tels comptes rendus. Dans le cas précis de Matthieu Messagier, je n’ai pas manqué d’être exaspéré par les réactions de Thiher et de Schenk, car il me semblait (il me semble toujours !) que
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Messagier figure parmi les poètes les plus originaux, les plus doués et les plus audacieux de l’époque contemporaine. Ces critiques américains accusent Messagier d’écrire de la poésie illisible, de ne s’intéresser ni au sens ni à la cohérence. Notons, cependant, que trois des textes les mieux connus de Messagier ont été publiés dans la collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno. Pour le numéro spécial de Magazine littéraire sur la nouvelle poésie, on a posé des questions à certains des directeurs des collections les plus importantes de nouvelle poésie, y compris Yves di Manno. C’est Vannina Maestri qui a parlé avec di Manno et qui a recueilli les propos suivants de sa conversation avec lui : « Sa collection se veut ouverte et ne veut privilégier aucune des tendances qui se partagent le champ poétique actuel, mais accueillir des types d’écriture différents. Diversité mais aussi exigence : les œuvres choisies (7 par an sur la centaine de manuscrits reçus) sont singulières. Cependant pas de formalisme gratuit : il s’agit de “participer à la définition du monde et au renouvellement du poème présent”. Les écritures de Paul Louis Rossi, Hervé Piékarski, Claude Esteban, Jean-Michel Espitallier, Philippe Beck … explorent toutes un territoire unique, elles présentent un paysage éclaté mais cohérent. Toutes posent la “question du sens”. Car les poètes de cette collection participent de cette vaste quête qu’est la transformation du réel et le renouvellement constant des formes ». Voilà, donc, le contexte dans lequel Matthieu Messagier écrit. C’est exactement le contraire de ce que les deux critiques de World Literature Today avaient vu comme le contenu et la base de son écriture. Si j’ai choisi la poésie de Matthieu Messagier comme sujet de cet article alors que j’aurais pu choisir des textes de beaucoup d’autres poètes français contemporains, c’est que Messagier est un poète à part, singulier, n’appartenant à aucun groupe de poètes ou de théoriciens. Il est né en 1949 et ses premiers poèmes datent de 1954. Alors, déjà dans l’enfance, il savait qu’il était poète et, à l’âge de quinze ou seize ans, il a écrit des recueils de poèmes remarquables qui ont été publiés après 1971. C’est en 1971 que Messagier s’est fait connaître pour la première fois, en tant que participant au Manifeste électrique aux paupières de jupes, livre collectif qui met en scène les poèmes d’une jeune génération qui comprend aussi Michel Bulteau et Zéno Bianu. Entrer en scène en tant que poète à travers un manifeste constitue, déjà, un geste de révolte et d’insoumission. Comme le constate Mary
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Ann Caws, « [t]he manifesto is by nature a loud genre, unlike the essay […] It calls for capital letters, loves bigness, demands attention. […] The manifesto makes an art of excess. This is how it differs from the standard and sometimes self-congratulatory ars poetica, rational and measured. The manifesto is an act of démesure » (xx). Dès ses premiers écrits, Messagier démontre une puissance d’invention rare. Il fait violence à la langue, non pas de façon désinvolte mais, au contraire, afin de tester les limites de la représentation, afin de plier et tordre la langue pour pouvoir aller aussi loin que possible dans une recherche qu’il poursuit toujours. Comme le constate Renaud Ego, « [o]n ne saurait négliger la difficulté de cette œuvre (celle de Messagier) qui désordonne le langage […] elle est un affront à la raison. Mais elle trouve là l’énergie de ses intuitions et abonde en images stupéfiantes » (490). La subjectivité lyrique a été — et continue à être — une des questions que les textes de Messagier cherchent à exposer, sinon à résoudre. J’aimerais examiner deux recueils de poésie de Messagier, l’un datant des années 70 et l’autre publié en 2000. Dans chaque recueil le poète propose une approche singulière du problème de la subjectivité lyrique. Par ailleurs, ces deux recueils sont complètement différents. Le premier des deux recueils, Nord d’été naître opaque, a été publié en 1972. Messagier avait vingt-trois ans à ce moment-là. Dans cet ouvrage, il réussit à créer un texte où le surréalisme et l’écriture dite « minimaliste » sont fusionnés. On aurait pu penser qu’il serait impossible de lier ces deux types d’écriture incompatibles dans un même espace textuel, mais Messagier arrive à jouer sur les points forts et les qualités des deux pour qu’elles se complètent. Le recueil se divise en quatre parties. Dans trois des quatre parties, c’est la page blanche qui prime. Le poète se limite à très peu de mots par page ; il y a souvent un seul vers, ou deux, par page. règne ange vidé (34) les reptiles accèdent à la royauté jaune cutanée de liquides du corps favorisa la mer (35)
ma haine-tétras lyre du non dit de l’enfance (36) mes yeux-cradle établissent que ceci
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s’appelle la plèvre (37) et geste, coq en outre de langes galope (38)
Dans ces pages, très peu de ponctuation. Aucune phrase ou pensée « complète ». Des images irrationnelles et fascinantes, proches du surréalisme, sauf qu’il s’agit ici d’un surréalisme radicalisé qui n’a pas peur de transformer le langage de façon violente. André Breton avait fait remarquer que, dans l’écriture automatique des surréalistes, « ([l]’expérience a montré qu’y passaient fort peu de néologismes et qu’il n’entraînait ni démembrement syntactique ni désintégration du vocabulaire ». Dans la poésie de Messagier, par contre, les néologismes, le démembrement syntactique et la désintégration du vocabulaire seraient plutôt la norme ! Dans Nord d’été naître opaque, lorsque le pronom « je » est employé, il n’est jamais employé de façon conventionnelle, selon les règles de la grammaire ou les principes fondamentaux du lyrisme : la citadelle-sang, j’épaule. Or celle des lèvres blesse encore des anses de gestes / l’âme atteint de satin / je de grands rideaux blancs du ventre (43)
Le pronom « je » n’est pas à sa place habituelle. Sa manière de fonctionner ici sort des normes préétablies. Bien que Messagier joue avec l’idée d’une confession personnelle ou autobiographique dans la troisième partie du recueil, qui s’intitule « I’m a rock’n’roll star » (le rêve de tout adolescent des années 70 !), les poèmes qu’il présente dans cette partie restent tout aussi obliques et fragmentaires que ceux des autres parties du texte : l’aube éclatée certain adolescent d’oreille de corps vomi s’oscille spectral-blessure nos crocodiles parallèles d’éclats la larme a ce crépuscule clair des enfants des paupières la griffe la poussière est le lait injecté d’anus seau heurté de sable les rites la sueur d’étoile (59)
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Pour reprendre les termes critiques de Jérôme Game, la « poétique du sujet » est refusée dans Nord d’été naître opaque, au profit d’une « poétique de l’événement ». Vingt-huit ans plus tard, Messagier adopte une autre approche pour déjouer la subjectivité lyrique. Son recueil, publié chez Flammarion en 2000, s’intitule Les Grands Poèmes faux. Choisir un tel titre indique à la fois une sorte de mégalomanie (« J’écris les grands poèmes ! ») et un refus total des idées de « l’originalité » et de la subjectivité (textuelle) « unique » que le vingtième siècle a héritées du Romantisme (« Ces poèmes sont faux »). Ce recueil, Les Grands Poèmes faux, présente 93 poèmes. Ce chiffre, déjà, est étrange, car Messagier aurait très facilement pu inclure 100 poèmes dans le recueil, plutôt que de choisir un nombre impair comme 93. (Dans l’un de ses recueils les mieux connus, Les Laines penchées, de 1975, il y a, justement, 100 poèmes). Chaque poème du recueil Les Grands Poèmes faux est différent des autres. Cette fois, Messagier se sert de la discontinuité et du pastiche comme principes fondamentaux de composition. Les titres des poèmes nous font tout de suite comprendre qu’il s’agit avant tout de jouer sur des clichés de la tradition poétique : « 10. Au moteur métaphorique d’un printemps de sirupe », « 13. Sans titre », « 14. Rocky Volcano et Carlo Gesualdo da Venosa se promènent à la case départ », « 15. Everlasting Love », « 87. Le simulacre (Encore une historiette…) », « 89. Chubby & Pussy », « 90. L’être et le parêtre », et ainsi de suite. Chaque poème met en scène un jeu particulier sur la langue et sur l’idée de « la poésie lyrique ». Chacun de ces poèmes — même ceux qui ont l’air le plus simple — contiennent un côté énigmatique. Certains se présentent comme une devinette à laquelle il n’y a peutêtre pas de réponse définitive : 26. Tupéroire Club — Et toi, Matthieu, Que feras-tu Quand tu seras grand ? — Je veux faire poète. — Mais, mon chou, On ne fait pas poète On est Ou on n’est pas poète.
La subjectivité lyrique déjouée chez Mathieu Messagier
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— Alors comme je nais poète Je ferai poète. (Tout au fond d’un sud aléatoire un roi fait jeûner le poil de serpent des cents joyaux de sa garde). (32) 29. Sans titre (Die Müsse) Introduction :
Convalescence : les décalcomanies
1.
Je suis la petite terre de Gémarance depuis que la scène onirique animale l’a décidé
2.
Tel un intercesseur je tangue
3.
Par l’aval du songe solide
4.
Comme un cincle
5.
Les voix dessellées du bercail
Conclusion :
les Mobylette crient sous la lune tiède de juin (35)
On aura compris que ce recueil résiste à être assimilé au genre de la poésie lyrique en singeant certains des motifs et des images qui constituent ce qui, pour l’histoire littéraire, serait le propre de la poésie lyrique. Même lorsque Messagier fait appel à sa propre subjectivité intime, il ne nous offre, en fin de compte, que des masques vides qui dé-figurent toute velléité de subjectivité. À cet égard, deux figures de l’auteur se trouvent à l’avant-plan. D’abord, dans certains des poèmes, il est question d’une espèce de « personnage » qui s’appelle « Tatumieh ». Évidemment, « Tatumieh » c’est l’anagramme de « Matthieu ». Se transformer en anagramme, c’est une façon de ne pas être présent dans ses poèmes. Par ailleurs, on a reproduit un « autoportrait » de Messagier à la couverture des Grands Poèmes faux. Dans ce gribouillis de lignes tracées, de toute évidence, à toute vitesse, il n’y a pas de « visage » réaliste, reconnaissable, qui puisse représenter les sentiments et la subjectivité de Messagier (comme les autoportraits de Rembrandt peuvent être lus comme l’expression directe et exacte du « moi » intime du peintre).
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Une fois de plus, Matthieu Messagier a évité le piège de la subjectivité. La subjectivité lyrique est dé/jouée. Ou bien, pour citer Messagier une dernière fois, « la poésie est un enjouement irréparable » (65).
Le « tourniquet-poème » de James Sacré Renée Ventresque Le petit garçon qui arrive là de temps en temps bien sûr c’est moi, c’est lui qui dit je pour pouvoir dire après qu’il est là-bas : il dit bonjour à Mile dans ses granges propres et bien rangées c’est comme un château… c’est pourtant pas lui qui parle il a tellement grandi devenu tout bêtement compliqué pas lui qui dit je, c’est moi, je sais bien, et quel petit garçon là-bas qui maintenant serait là dans la broussaille de ce qui a vieilli ? Est-ce qu’il en est le cœur encore simple et pas visible ou bien justement la chose en trop qui fait tout ce désordre ? C’est pas la peine d’y trop penser ou bien je m’en sortirai pas de ces phrases prétentieuses qui jouent à vouloir être inquiètes. Mais comment faire pour oublier que j’écris, plutôt pour y penser sans que ça devienne insupportable ? (James Sacré, Rougigogne)1
Publier en pleine période textualiste, un recueil intitulé Cœur élégie rouge (1972), c’est, dira-t-on, courageux ; faire paraître en 1977 un travail placé sous le patronage de A. J. Greimas, Un sang maniériste, étude structurale autour du mot « sang » dans la poésie lyrique française de la fin du seizième siècle, c’est, dira-t-on cette fois, inconséquent. Nulle inconséquence pourtant. Évoquant en 2001, dans un entretien avec Antoine Émaz, la polémique qui opposa en France, entre 1980 et 1990, les tenants du lyrisme et ceux du formalisme, dont sa résidence ordinaire aux États-Unis à partir de 1965 l’a protégé sans en assourdir les échos, James Sacré éclaire sa position : il déclare
1. Les textes de James Sacré sont désormais cités ainsi : Des pronoms mal transparents (Chaillé-sous-les-ormeaux : Le Dé bleu, 1982) (PMT) ; Rougigogne (Paris : Obsidiane, 1983) (RGG) ; La poésie, comment dire ? (Marseille : André Dimanche, 1993) (PCD) ; La Nuit vient dans les yeux (Saint-Benoît-du-Sault : Tarabuste, 1996) (NVY) ; Viens, dit quelqu’un (Marseille : André Dimanche, 1996) (VDQ) ; Si peu de terre, tout (Chaillé-sous-les-ormeaux : Le Dé bleu, 2000) (SPT) ; Une petite fille silencieuse, (Marseille : André Dimanche, 2001) (PFS).
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éprouver une « gêne devant l’alternative lyrisme / formalisme »2. Dans le même temps qu’il reconnaît sa dette envers la sémiotique — il la remercie de l’avoir prémuni contre les dangers de l’image et de la métaphore — , envers la grammaire également — elle l’a préservé d’une « poésie trop imbue de ses charmes, de son intelligence ou d’un prétendu savoir hautain »3 — , il revendique sa qualité de poète lyrique. Mais quel lyrisme, pour paraphraser le titre du dossier, « Quelle poésie lyrique ? », publié sous sa direction en 1984 dans ORACL’ ? Un lyrisme que J. Sacré, qui ne recule devant aucun des tabous désignés par l’index sévère du formalisme, notamment le chant personnel, ne veut pourtant pas réduire à la définition, devenue traditionnelle, qu’en donne Hegel dans L’Esthétique4 ; un lyrisme dont il écrit précisément qu’il « n’est pas des sentiments mais des formes »5. Il en propose ailleurs cette approche moins abruptement formulée : Lyrisme : un mot à la fois projeté, plein de sens et de secret, dans l’éternité des mythes, et, plus modestement, un mot qui s’efforce en vain, dans les dictionnaires et les nuées de l’histoire, à vouloir dire par quels agencements rythmés dans le langage se fait la poésie6.
On comprend du coup pourquoi J. Sacré ne peut accepter de séparer lyrisme et formalisme. Son œuvre prouve qu’il est possible de maintenir un équilibre dynamique entre les positions antagonistes radicalisées par les querelles littéraires. C’est justement de cet équilibre que le sujet 2. Entretien avec Antoine Émaz, Revue Nu(e), 15, 2001, p. 8. 3. Respectivement dans « Note en forme de question et de remerciement à la sémiotique » et « Reconnaissance à la grammaire ». Ces deux textes sont repris dans PCD, 173–93 et 107–12. 4. Dans L’Esthétique (Paris : Flammarion, 1979), p. 176–77, Hegel définit ainsi la poésie lyrique : « Ce qui forme le contenu de la poésie lyrique, ce n’est pas le déroulement d’une action objective s’élargissant jusqu’aux limites du monde, dans toute sa richesse, mais le sujet individuel et, par conséquent, les situations et les objets particuliers, ainsi que la manière dont l’âme, avec ses jugements subjectifs, ses joies, ses admirations, ses douleurs et ses sensations, prend conscience d’elle-même au sein de ce contenu ». 5. James Sacré, « Quand je dis(t) je dans le poème », Le Sujet lyrique en question, Textes réunis et présentés par Dominique Rabaté, Joëlle de Sermet et Yves Vadé (Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 1996), p. 223 (QJD). 6. Texte de J. Sacré figurant en avant-propos au numéro de la revue ORACL’, « Quelle poésie lyrique ? », 1984, p. 5–6.
Le « tourniquet poème » de James Sacré
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lyrique qui vient se figurer dans son poème et que ses textes métapoétiques interrogent, reçoit son sens et son originalité. Volontiers présent dans ces textes, y compris, explicitement on non, dans le titre de certains recueils, Ma guenille, Écrire pour t’aimer ; à S. B., par exemple, « je » y est régulièrement destitué d’une souveraineté jugée intempestive à tous les sens du terme. On l’y voit tantôt s’allier avec d’autres instances énonciatives, tantôt s’effacer devant elles. Grâce à cette perméabilité de « je », le poème devient « un endroit qu’on peut rentrer dedans » (SPT, 108) : le « tourniquetpoème » où se rencontrent donc, bien sûr, je, mais tout aussi bien, tu, il, et encore le lecteur, A. Émaz en l’occurrence, dont Sacré souligne ainsi le rôle actif : « […] mon poème (qui) devient le tien aussi, tourniquet qui embraye alors les formes de “mon” poème avec ton vécu, ne serait-ce qu’à travers ta façon de lire ce poème dès que tu t’en saisis »7. En malmenant « la désagréablement encombrante figure » du sujet lyrique, « disons-le pour simplifier romantique » (QJD, 227), deux textes métapoétiques de J. Sacré, respectivement publiés en 1988 et 1996, « L’intime et l’autre ; je, le poème » (PCD, 159–171) et « Quand je dis(t) je dans le poème », inscrivent sa réflexion dans le débat que le lyrisme suscite au cours des années 1980–1990 ; le sujet lyrique « romantique » étant, selon les termes d’Yves Vadé, un sujet qui « au premier stade de son émergence, pourrait être défini comme une instance d’énonciation produisant des énoncés poétiques dont le référent serait l’intimité de l’auteur »8. C’est cette représentation du sujet lyrique à laquelle il reconnaît avoir jadis souscrit, que J. Sacré révise : J’ai mis longtemps à comprendre que ce n’était pas la variété du monde, ni celle de mes quelques amours qui provoquent ce flux d’écriture. En tout cas, ce n’était pas seulement ça. (PCD, 156)
Au terme de ce long apprentissage, il en vient à concevoir son poème comme d’abord une construction langagière (en quoi il peut se déclarer solidaire de Louis-René des Forêts et de Francis Ponge) : 7. Entretien avec Antoine Émaz, op. cit., p. 7. 8. Yves Vadé, « L’émergence du sujet lyrique à l’époque romantique », Figures du sujet lyrique, sous la direction de Dominique Rabaté, (Paris : Presses Universitaires de France, 1996), p. 14–15.
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[…] un poème est une façon d’écrire qui met surtout l’accent sur le maniement même des formes de la langue plutôt que sur un sens à dire ; ou alors, le désir du sens s’y tresse en tout cas avec une plus grande attention portée aux moyens de dire […]. (PCD,189)
Sa pratique de l’écriture poétique et ses liens avec la sémiotique renforcent l’intérêt des reproches qu’il adresse au sujet lyrique, deux essentiellement dans les textes de 1988 et 1996. Dans le premier, Sacré l’accuse d’exercer indûment, depuis le début du XIXe siècle jusqu’à nos jours, un pouvoir exorbitant au détriment des autres instances d’énonciation : On sait très vite que ce particulier pronom personnel n’a pas le privilège de mieux montrer de son doigt mal appris la présence de l’énonciation. N’importe quel autre mot du poème désigne autant que lui cela qu’on entend à cause de l’agencement du discours (qu’on entend en toutes ses parties). (PCD, 163)
Dans le texte de 1996, il revient à la charge en précisant le grief. Cette tyrannie du sujet lyrique, dit-il en substance, est d’autant plus gratuite, sinon fallacieuse, que « je » tient précisément son authenticité de sa plurivocité et de son aptitude à vivre au sein du poème en bonne intelligence avec les autres instances d’énonciation, et non pas de son illusoire et orgueilleuse unicité : Je qui dit ce que je crois être mon être familier mais qui dit en même temps ce qu’il y a de plus étranger à moi-même en mes plus intimes pulsions, un je branché sur mon ego autant que sur la part de je anonyme commune à tout le monde […] Dire cela ne m’autorise guère à affirmer ici quoi que ce soit à propos du sujet lyrique mais penser ainsi mon je (ici ou dans mes poèmes) mine peut-être assez l’idée d’un je lyrique qui prétendrait tout tirer de lui-même alors qu’il puise tant dans un insondable je social ou mythique. (QJD, 229)
Despotique, le sujet lyrique est de surcroît suspect de duplicité aux yeux de Sacré qui débusque quelques-unes de ses « incessantes métamorphoses » projetées « au ciel de l’idéalisme » par la poésie moderne : […] c’est par exemple un château délivré du temps, l’enfance et l’amour ailleurs et qu’oriente une étoile dans les écrits de Nerval, une musique, un souffle pour dire on ne sait quelle force qui fait bander,
Le « tourniquet poème » de James Sacré
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absent de toute existence, le je mallarméen, un autre château, celui des rêves surréalistes, où se dissolvent toutes les contradictions, et puis encore ce château du langage (ou de presque silence) que les modernes ont cru voir surgir du degré zéro de leur écriture. (PCD, 168–9)
Vivant son poème avant tout « comme un geste intime qui pense à l’autre. Dans la nuit », « l’autre en somme comme une autre figure possible de [s]on intimité en laquelle [s]on je, qui tout de suite s’y perd à nouveau, balbutie de grands mots banals : amour, amitié, et s’il s’agit d’écriture, poésie », J. Sacré ne peut que refuser les « constructions survalorisées de l’extériorité » au moyen desquelles on risque de vouloir exorciser cet autre qui est « comme une tache aveugle en notre intimité » (ibid.). Autrement dit, il n’est pas question pour lui d’allégoriser — de dévitaliser — le « je » sous quelque forme que ce soit. Son ironie dit bien dans ces deux textes à quel point l’irritent les polémiques qui ont fait, et font encore, se déchirer ces « grands sentimentaux » de formalistes et ces lyriques à la « rhétorique retorse ou naïve selon les cas »9. Aussi propose-t-il de dépasser les clivages crispés ; il suggère de cesser d’opposer l’autre et l’intime ; il invite à « écrire en leur inextricable emmêlement » (QJD, 228)10 : dans son œuvre tout délibérément s’emmêle, les mots, la syntaxe, les concepts, les sentiments, les vêtements, les sexes, etc. Soucieux de construire son poème en toute liberté — « idéologique » au moins : pour ce qui est de la grammaire, ce poète l’aime trop pour en ignorer les règles, fût-ce, et cela lui arrive souvent, comme à Verlaine, afin de mieux les violer — , J. Sacré pose donc la question avec une bonne volonté exemplaire : N’est-il pas possible aujourd’hui de concevoir autrement, en repensant ce mot je, la notion de sujet lyrique ?
9. Un peu plus loin, p. 230, il s’attaque à la morgue des uns et à l’hypocrisie des autres : « […] la pureté affichée des raisonnements, son assurance et ses grands airs de tout savoir, peuvent à l’occasion donner un peu froid dans le dos. Et par ailleurs pourquoi des partisans des sentiments chantés seraient-ils si allergiques à tous les formalismes alors que les voilà feignant d’écrire à cœur ouvert tout en sachant que leurs cris et leurs murmures sont des formes d’écriture autant que d’hypothétiques traces de leur corps vivant […] ». 10. James Sacré, « L’intime et l’autre ; je, le poème », art. cit., p. 169.
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Il y répond : « […] il n’y a pas lieu de condamner l’une [la position formaliste] plus que l’autre [la position lyrique] : elles sont toutes les deux l’ombre théâtralisée d’un insaisissable (et peut-être inexistant) sujet lyrique » (QJD, 230). Dans l’œuvre de James Sacré, « je » est décidément un « pronom mal transparent » (PMT). Et qui ruse, on le sait. Le poète veut-il se prémunir contre le narcissisme que peut induire la souveraineté d’un « je » exclusif, en ostracisant l’instance de première personne ? Impossible, comme le montre ce passage de Viens, dit quelqu’un : On a eu le désir d’une distance par rapport à l’irruption de l’écriture, suppression du pronom je et pas de sentiments. En vain ; l’effort de n’être plus qu’un œil et une oreille est encore un désir : il trouble la géométrie du poème et sa mémoire. (VDQ, 97)
« Je » reste donc ici, si l’on peut dire, sur sa position. Ailleurs, c’est lui qui garantit au sujet une mobilité libératrice, et qui confère à sa parole l’énergie dynamisante du désir ; par exemple en se projetant de manière jubilatoire dans un futur : Je suis né dans mes forces. Je vais naître tout à l’heure Je me nourris de passages. (VDQ, 41)
Le plus souvent, toutefois, mu justement par le désir — dans toutes les acceptions du mot —, et haïssant plus que tout le solipsisme, « je » évite, dans le poème de J. Sacré, de se reployer sur soi, de s’étioler en soi, en s’associant convivialement à d’autres instances énonciatives. Il forme « comme un nœud de l’intime avec l’autre » (PCD, 169 et 171). En d’autres termes, ce sujet lyrique, fondamentalement intersubjectif, ouvre grandes les portes à « tu », ami / amant ou lecteur, dans une relation dialogique, et aussi bien à « nous », « il », « on », dans un mouvement plus général alors, un besoin plutôt, comme irrépressible, d’accueil des autres. La multiplicité des instances énonciatives traduit une des spécificités les plus évidentes de l’œuvre de Sacré. Rien n’y semble pouvoir rester vraiment du domaine privé ; pas plus la relation amoureuse que la pratique de l’écriture ou même, d’une façon extrêmement discrète, le
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deuil11. Toutes choses déjà largement soulignées par la critique et par J. Sacré lui-même : Pas tellement que je voulais dire je Ni je ni tu. On. Nous. Tout le monde et personne. (NVY, 17)
Parmi les instances d’énonciation susceptibles d’entrer en relation avec le sujet lyrique dans l’œuvre de J. Sacré, « on » occupe une place vraiment à part. Présent dans le titre de ses recueils — On regarde un âne ou bien On a traversé des territoires indiens —, et plus encore dans l’incipit d’un très grand nombre de ses textes — « Avec un mot qu’on m’a donné… », « Le temps qui passe est un secret qu’on voit… », « On s’aperçoit de rien peut-être… », etc. —, il revêt des emplois différents. Il peut se substituer à un « nous » exclusif, celui des amants ou des amis — la distinction ne vaut guère quand on parle de l’œuvre de J. Sacré — , qui s’entend dans le titre d’un poème de Écrire pour t’aimer ; à S. B., « Qu’est-ce qu’on fait dimanche ? ». Il peut aussi désigner une communauté, celle, complice, de jeunes écoliers s’adonnant à des plaisirs interdits — « On se tripotait sous le pupitre à l’école » — , ou celle, soudée par le patois, des paysans de Vendée : « Juste un peu plus loin dans le bourg, on parlait pas pareil, les gestes n’étaient pas les mêmes » (SPT, 14 et 73). Très malléable, « on » paraît donc apte à assumer tous les rôles. Jusque dans une sorte de concurrence engagée avec le sujet lyrique, particulièrement nette dans de nombreux textes de Viens, dit quelqu’un. Ainsi, en situation avantageuse au début du poème de la page 116 — « J’ai l’air de croire en avançant dans mon livre à de grandes collines claires dans un espace avec un paysan très au loin, mais comme si la mule qui l’accompagne touchait mes yeux ; j’ai l’air de croire à un paradis » — , le sujet lyrique se trouve, dans les textes alentour, systématiquement détrôné par « on », renvoyant, comme à la page 149, ou ailleurs aussi bien, au sujet écrivant : « Et rendre (croiton) la question plus visible avec un arrangement simple des mots / Ne précise rien ; on le sait en même temps qu’on les écrit ». Deux exemples empruntés à des recueils différents mais concernant tous deux la pratique de l’écriture, font paraître qu’à la 11. PFS, 50 : « Parler de son cœur (ou du mien ou du vôtre) / C’est justement parler de la mort : de rien ».
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récurrence massive de l’indéfini correspond un faisceau de sens divers et complémentaires. Ainsi d’abord dans ce passage de Viens, dit quelqu’un : Je tresse moi aussi, souvent presque à mon insu, pourtant c’est un long et minutieux travail concret, un fil de mise en partition, pourraiton dire — qui va tenir des poèmes ensemble. Comme de les natter. Il s’agit d’obtenir un tissu juste assez serré, des proportions qui satisfassent l’œil là où la natte sera utilisée, et qu’on puisse après la rouler pour l’emporter ailleurs. La rouler de bonne façon bien sûr, mais ça n’empêchera pas de l’étendre dans n’importe quel sens pour l’adapter au lieu, sinon au moment. Un fil pour tenir tout autre chose qu’une histoire. On se demande un peu quoi. (VDQ, 48)
C’est « je » qui prend en charge le travail de l’écriture : « Je tresse moi aussi ». Mais « je » glisse tout de suite vers « il » qui désigne ce travail, « c’est un long et minutieux travail », et qui laisse lui-même finalement la place à « on »: « qu’on puisse après la rouler pour l’emporter ailleurs ». Le passage de « je » à « il » et de « il » à « on » semble moins traduire une labilité du sujet lyrique que confirmer sa complexité. Mais pas seulement. « On » participe d’abord à part entière à l’acte d’écrire, puis s’interroge dans la remarque finale sur la nature même de son résultat, le poème. L’ignorance qu’il avoue, peut être celle de l’auteur comme celle du lecteur. Le poème les confronte ainsi tous deux également à un nonsavoir rédhibitoire qui est un leitmotiv dans l’œuvre de J. Sacré. Il en va de même dans ce nouvel exemple emprunté à La nuit vient dans les yeux : Quelqu’un va D’un poème à l’autre, sans trop Attendre rien. Les mots qui sont là, le dico public On traîne un peu, le temps regarde […] Qu’est-ce qu’on aura mesuré ? (NVY, 13)
La substitution à « je » — l’instance attendue quand il s’agit d’une pratique intime entre toutes comme l’est l’écriture — du pronom indéfini, « quelqu’un », puis celle de « on », confond celui qui écrit le poème et celui qui le lit. Le « on » du dernier vers les réunit de surcroît dans une même incertitude, peut-être une même inquiétude, quant à l’efficacité de la démarche, celle de l’écriture comme celle de
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la lecture : « Qu’est-ce qu’on aura mesuré ? ». Ailleurs encore dans le même recueil, lorsque J. Sacré laisse « on » s’interroger sur l’hypothétique finalité de la création poétique — « On essaye avec un poème. On essaye quoi ? » (NVY, 59) —, c’est à nouveau l’incertitude qui se dit. Incertitude, ignorance, inquiétude : « on » paraît bien être l’instance énonciative privilégiée pour signifier la problématique relation à l’écriture. Ses occurrences ne sont pas univoques. En brisant les hiérarchies, en fissurant les cloisonnements, sans doute « on » constitue-t-il l’agent d’un désir de complicité caractéristique de l’ensemble de la création de James Sacré. Pourtant il peut y avoir un revers à son action souvent libératrice, donc rassurante. Ce pronom, appelé justement indéfini, dont la langue courante galvaude l’emploi, contribue à diluer les contours, à propager l’anonymat, à menacer même peut-être un sujet égaré entre « [t]out le monde et personne ». Surtout dans une œuvre où rien n’est jamais constant, ni la voix, ni le sujet, ni le réel. « On » porte parfois cette possible évanescence comme une tentation dangereuse. Alerté, « je » intervient alors, semble-t-il, pour faire échec à un vertige qui risque d’affecter l’identité. Deux poèmes qui se succèdent dans Viens, dit quelqu’un (VDQ, 123 et 124–5), le montrent. Ils révèlent globalement la même disposition strophique, le même désenchantement ; un lien plus subtil aussi. On peut se demander à propos du premier, où « on » et « je » interviennent à proportion égale dans les quatre premières strophes, s’il existe un rapport entre la prise de conscience — heureuse partout ailleurs dans cette œuvre — qu’aux mots de l’enfance vendéenne « s’emmêlent » ceux des voyages de l’adulte au Maroc, d’une part, et d’autre part, l’incertitude sur l’identité du sujet lyrique dont « on » fait part dans la strophe finale : Chanter revient sans illusion À son refrain de ruine et de temps On sait plus ce qu’on entend Qui dit moi.
Le poème suivant apporte sa réponse. Aucune des quatre premières strophes ne comporte un seul pronom personnel. Comme si, conséquence plausible et aggravée du constat sur lequel s’achève le poème précédent, le sujet s’effaçait alors complètement devant des formulations nominales ou impersonnelles : « C’est ni la guerre ni rien
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qui dure / Ni dieu qui pense ». Sauf dans la dernière strophe où significativement les derniers mots reviennent à « je » : J’ai pas fini de comprendre Si je m’en vais garder mes vaches À travers les pommiers clochards Ou dans les branches D’un arganier à Chichaoua, je cours encore Après du sens.
Présent trois fois dans un sixain qu’il ouvre et qu’il clôt — comme le poème précédent constitué de quatrains, celui-ci comporte quatre quatrains mais la cinquième strophe, essentielle, est un sixain —, le sujet lyrique vient là suggérer, donc en partie déjà conjurer, à la fois le trouble suscité par l’interpénétration des époques et des lieux et la destabilisation légère dont il s’accompagne ; soit la quête haletante et aléatoire d’un sens fugace dont témoignent le verbe « courir » et le rejet, « Après du sens ». « Insaisissable », « peut-être inexistant » de l’aveu de James Sacré, le sujet lyrique manifeste dans ses poèmes une grande plasticité. Accueillant à tous les visages de l’autre, y compris l’autre du moi, « je » multiplie avec eux les échanges. C’est en ce sens qu’est pertinente l’image du tourniquet-poème proposée à Antoine Émaz par James Sacré. Si l’on n’oublie pas, au bénéfice du seul mouvement positif d’échange qu’elle implique pour le poète, que ce tourniquet très particulier peut s’emballer en un bref tournoiement. Mais précisément. Quelques exemples ont montré que le sujet lyrique est suffisamment consistant dans cette œuvre pour courtcircuiter, le cas échéant, la menace d’une dissolution angoissante de l’identité. Et ceci non pas dans l’affirmation insolente ou sereine de ses pleins pouvoirs, mais dans la conscience assumée de sa volatilité ; non pas, non plus, dans une rassérénante durée, mais dans une intermittence que les circonstances sont, un instant, susceptibles de fixer, au sens chimique du terme. Dans l’œuvre de J. Sacré, le sujet lyrique est donc présent d’une présence énigmatique. C’est peut-être même cette énigme qui le constitue. Pour cette raison, qu’il soit finalement permis de dire à son propos ce que le poète écrit du lyrisme : « Peut-être que justement [il] ne se pressent que dans la ferveur ou l’inquiétude d’un
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questionnement, alors qu’on l’imagine le plus souvent comme un transport d’affirmation conquérante »12.
12. James Sacré, « Quelle poésie lyrique ? » , art. cit., p. 5–6.
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Voix d’outre-tombe dans les poèmes en prose d’Isabelle Pinçon et de Louise Dupré* Nathalie Watteyne Depuis que les critiques allemands ont introduit la notion de lyrisches Ich en 1910, en réaction aux lectures biographiques des poèmes1, l’identité du sujet d’énonciation poétique est apparue dans toute sa complexité. Partageant avec Goethe l’idée que nous ne pouvons « nier l’identité entre le Je lyrique et le Je du poète », non plus d’ailleurs que « décréter l’identité entre ce qui est énoncé et mis en forme par le poète, et l’expérience “réelle” »2, Käte Hamburger a été l’une des premières à vouloir caractériser le poème lyrique comme un énoncé de réalité ne renvoyant ni à la personne du poète ni à un personnage fictif. À la différence du roman, où les réalités sont feintes, soutient la théoricienne de Logique des genres littéraires, l’énoncé lyrique structure une véritable expérience, lors même que celle-ci est onirique ou mensongère, et qu’elle ne se rapporte à aucun référent précis. Le contexte du recueil dans lequel s’insère le poème fait du Je lyrique un sujet qui configure autrement la relation sujet-objet, en vertu de la valeur et du sens qu’il donne à l’expérience qu’il énonce. Le caractère indéterminé et changeant de celui-ci se laisse ressaisir au plan linguistique à partir de certaines marques du discours. Ce sujet se distinguerait par la variabilité de ses formes du sujet historique, dont la localisation dans le temps apparaît plus immédiate en raison de la
* Nous remercions l’Association internationale des études québécoises pour son soutien. 1. Pour une étude historique de la notion, voir Dominique Combe, « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », dans Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique (Paris : Presses Universitaires de France, 1996), pp. 39–63. 2. Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, tr. Pierre Cadiot (Paris : Seuil, [1957] 1986), p. 245.
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datation ; comme du sujet théorique, qui se caractérise surtout par son impersonnalité ; et du sujet d’énonciation pragmatique, tendu vers l’objet dont il parle ou vers l’action qu’il cherche à accomplir. Pour Hamburger, la question de l’origine du sujet lyrique apparaît non pertinente, dans la mesure où elle reste indécidable. Mais, en raison précisément du statut ambigu de ce sujet, la question ne méritet-elle pas au contraire d’être posée à la lumière des théories récentes sur les rapports entre poésie et récit ? Le texte poétique structurant une expérience qui s’affranchit de son contexte premier pour tendre à une réénonciation, le sujet qui s’y exprime ne revêt-il pas forcément des attributs mythiques ? La part fictive de son discours ne saurait être passée sous silence. Comme le pose Dominique Combe : « La référence du JE lyrique est un mixte indécidable d’autobiographie et de fiction [et le pronom Je] réfère simultanément et indissociablement à une figure “réelle”, historique, biographique, du poète en tant que personne, et à une figure entièrement construite, fictive »3. Dans une telle perspective, le poème ne se définirait pas tant par son opposition au récit, comme on l’a longtemps pensé, que par une tension spécifique qui noue des procédés lyriques à des procédés fictifs. Il a fallu attendre l’article de Karlheinz Stierle, paru en français en 1977, pour que soient précisés l’identité du poème lyrique comme transgression d’un schème générique, et le rôle particulier qu’y tient le Je en tant que sujet isolé, par rapport à d’autres sortes d’énonciateurs. L’étude de Stierle porte moins sur le statut réel ou fictif du Je lyrique que sur l’« anti-discours » de ce sujet se déployant en marge des discours dominants, dans une tradition inaugurée par Pétrarque. Aux grands thèmes de la poésie lyrique comme l’amour, l’introspection, la mort et l’expérience du paysage, par lesquels la question de l’identité se trouve posée, Stierle associe une série de traits formels qui confèrent une tension particulière au texte, comme l’« absence d’enchaînement marqué » ou « l’imprévisibilité et l’incohérence de l’emploi des temps »4. Qui veut comprendre l’énoncé lyrique doit se pencher sur des modalités énonciatives qui ne renvoient pas tant au vécu du poète qu’aux positions très variables d’un sujet qui explore
3. Dominique Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres (Paris : José Corti, 1989), p. 162. 4. Karlheinz Stierle, « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique, 32, novembre 1977, p. 432. Désormais désigné par le sigle IDTL.
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une identité discursive « médiatisée par les relations sémiotiques du texte » (IDTL, 425). À la lumière de ce qui précède, je voudrais étudier les récits de soi, ainsi que les relations très variables que le Je entretient aux êtres et aux choses dans deux recueils de poèmes en prose, pour y dégager une tension inhérente au travail du sujet à l’œuvre. La forme mixte du poème en prose constitue une forme narrative lyrique puissante, lorsqu’elle associe le procédé de la transgression à la création de personnages fictifs, et qu’elle propose un discours brouillant la logique que le récit semble promouvoir. Je souhaite ainsi rendre compte de l’angoisse qui s’exprime dans le récit que fait le sujet poétique de sa propre mort sur le mode déceptif ou ludique, dans deux recueils écrits par des femmes : Mort et vif 5, qu’Isabelle Pinçon a fait paraître en France en 1996, et Tout près6, que Louise Dupré a publié au Québec deux ans plus tard. Je me propose d’explorer, dans ces recueils aux voix d’outre-tombe, l’identité précaire du sujet féminin, par le dégagement de liens problématiques que le Je entretient à son corps et au monde, de même que l’établissement de relations entre les « fictions du moi » et les « figurations du moi »7. Le recueil de Louise Dupré prête voix à une femme morte, « qui [s]e veille tranquille » et qui confie avec un détachement presque serein le désœuvrement et la dépossession, que renforce la négation : Je ne suis de nulle part quand le ciel rétrécit, d’aucune forêt, d’aucune ville, comme une femme assise dans sa petitesse de femme et qui cherche son visage à travers une fenêtre camouflée. Là, dans le souvenir de ma mort, de l’instant exact où la respiration m’a quittée, je me berce sans faire de bruit, surprise de me retrouver intacte dans la volonté du monde, d’offrir mon nom à la morsure du soleil. (TP, 9 ; c’est moi qui souligne.)
L’humilité et le consentement à ce qui est caractérisent la parole de cette femme, dont le seul rapport à la vie reste la sensation de brûlure procurée par l’astre lumineux. Dans plusieurs poèmes du recueil, une 5. Isabelle Pinçon, Mort et vif suivi de Tu dis (Chaillé-sous-les-Ormeaux : Le Dé bleu, 1996). Désormais désigné par le sigle MV. 6. Louise Dupré, Tout près (Saint-Hippolyte : Le Noroît, 1998). Désormais désigné par le sigle TP. 7. Je reprends ici une distinction que fait Laurent Jenny dans « Fictions du moi et figurations du moi », Figures du sujet lyrique, op. cit., pp. 99–125.
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femme sans nom ni visage explore ainsi les « motifs du mourir » (TP, 19) dans un langage aussi sobre que dépouillé, sur lequel se fonde une rhétorique de la sincérité8. L’absence aux autres, de même que les images du corps vaincu sont les principaux motifs que ressasse cette femme dans la crypte où elle s’est murée. Dans son lointain audelà, peu de place est consenti au désir, hormis en l’évocation furtive de l’enfance où la perte, déjà, se laissait présager : « Sans doute m’a-ton fait oublier dès l’enfance, que je suis mortelle, sans doute. Car il me suffit de prendre congé du temps pour que le monde s’arrête » (TP, 45). Les univers matériel et spirituel sont tenus à distance dans le recueil tout entier, malgré l’emploi d’un vocabulaire religieux hérité durant l’enfance. Seule l’écriture semble apporter un peu de réconfort, bien qu’il s’agisse là d’un mince soulagement : « On ouvre les bras, oui, poème, liberté, minuscule consolation » (TP, 93) Nulle représentation de l’écriture ou de l’écrivain ne vient faire écran aux poussées du mourir chez Isabelle Pinçon. Les différents scénarios par lesquels le sujet féminin imagine sa mort se donnent sur le mode de l’ironie mordante. Mais une réflexion sur l’écriture réside en la présentation neuve et soignée du recueil, où la page de gauche est réservée aux paroles et impressions des morts, alors que la page de droite prête voix à des vivants qui ont une conception absurde ou utilitaire de la mort. L’espace entre les uns et les autres est rarement franchi, sinon par ceux qui vont au ciel et ceux qui s’occupent des morts. Sous forme de tableaux successifs, Pinçon rend aussi bien les sensations pénibles des défunts que les propos insensés des vivants sur la mort. Sont ainsi convoqués différents personnages, comme l’Administration du cimetière qui, « [à] défaut de clôture ou d’entourage » (MV, 25), décline toute responsabilité ; la fleuriste aux abords du cimetière Montparnasse, qui se plaint que les temps sont durs (MV, 31) ; ou l’enfant qui interroge sa mère sur la façon la plus simple de monter au ciel (MV, 29). Quand, rarement, les vivants s’approchent des morts, il s’agit de badauds curieux ou de proches 8. Ludmila Charles-Wurtz note en ce sens que « L’impression de vérité que le lecteur éprouve à la lecture des poèmes lyriques est toujours un effet du texte, produit par une rhétorique de la sincérité différente à chaque époque ». Dans La Poésie lyrique (Rosny-sous-Bois : Éditions Bréal, 2002), p. 54. Si, au XIXe siècle, la ponctuation expressive et certaines exclamations comme « hélas » signalent un épanchement du sujet, l’effet de sincérité est mieux rendu, de nos jours, par des phrases simples, un énoncé dépouillé et l’expression d’un désir de transparence du sujet.
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indifférents à l’inconfort du défunt qui a froid dans la tombe ou qu’une mouche agace. Ces personnages marquent tous que l’apprentissage des signes de la mort reste à faire. La mort dans ce recueil n’est pas seulement celle du moi. Le Je peut aussi bien être un être cruel qui « décapite » les petits animaux, ou qui « dispose [s]es poissons un peu partout dans le jardin » pour « les voir remuer depuis la fenêtre » (MV, 34), et donner aux jours qui s’écoulent une coloration moins ordinaire. Aussi le Je peut-il « tue[r] chaque fois que l’occasion se présente, avec discrétion et enthousiasme » (MV, 32) des personnes choisies au hasard selon un rituel bien particulier, pour noter ensuite « l’identité de [s]es victimes » afin de pouvoir « les inviter à boire un petit blanc » (MV, 36). Certains récits sont plus dramatiques, comme celui où une jeune femme décide d’élancer sa voiture contre un arbre, ce qui charge sa voix d’outre-tombe d’une émotion intense : « Je suis montée au ciel par un bel après-midi ensoleillé ». Cette émotion se trouve aussitôt annulée cependant par une référence aux signes superficiels du monde qu’elle faisait siens durant son passage sur la terre : « Je voulais tranquillement, un foulard rouge autour du cou, une paire de lunettes à la mode » (MV, 30). Plusieurs morts sont ainsi croquées sur le vif dans une suite de tableaux qui mobilisent toutes sortes de personnages s’agitant autour des défunts, sans prendre véritablement conscience de cette dimension inéluctable de la vie. La locutrice y est tantôt « en train de mourir », tantôt « allongée de tout [s]on long sur le trottoir. Morte depuis très peu de temps » (MV, 10). Sa position particulière lui permet de percevoir les signes des vivants dans leurs aspects les plus dérisoires : les « chaussures mal cirées, les chaussettes en tire-bouchon, les collants filés » (MV, 10). Une morte échange même quelques mots avec son embaumeur, qui lui trouve « de belles jambes, de beaux seins » (MV, 22) et lui dit qu’il n’abusera pas d’elle. Mais la réplique de la défunte, qui insiste sur son célibat, signale que son désir est, contrairement à son corps, loin d’être éteint Chez Dupré, tout désir semble vain, sauf peut-être celui qui motive l’écriture. Le Je n’en reste pas moins nostalgique d’une sensualité et d’une ardeur passées : « Sans doute me faudra-t-il une main qui, dans le feutré des draps, cherchera ma cuisse, jour après jour, jusqu’à mon agonie » (TP, 42). Dans un avenir improbable, tant il reste indéterminé, la vie est envisagée avec sérénité, comme si le
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sujet cherchait à se convaincre : « La vie vivra. Il y aura des gestes » (TP, 33). L’avenir n’est imaginé que sous la forme d’un paysage contemplé à l’aube, dans la plus grande des solitudes : « Demain ce sera le jour dans son éternité, avec son poudroiement de brume avant le premier soleil et ses collines semblables à des images » (TP, 39). Seul, le Je n’est guère enclin à l’action ou à la joie. Il se tient le plus souvent prostré. Sa détresse, que la mort emblématise de façon radicale, remonte à une époque ancienne. Évanescente, l’image de son corps s’estompe : « une désolation [lui] tenant lieu de visage » (TP, 36). Celui-ci est désigné en ses parties : un visage, une bouche, un cœur, des bras, une cuisse, au moyen de métonymies. La rêverie d’antan est certes à l’origine des maux et blessures psychiques. Mais le refus du passé et la représentation de la mort ont déjà été en lien avec le désir de vie du sujet : « Avoir été une femme encombrée de cadavres, avec ses seules mains pour palper la lumière » (TP, 33). Quand la locutrice parle au « tu », c’est pour mieux marquer son désœuvrement. Chez Dupré, elle n’a d’autres allocutaires qu’une âme ou des ombres : « Tu t’adresses à des ombres / pour qui tu n’existes pas » (TP, 27). Chez Pinçon, la deuxième personne du singulier renvoie à l’absent qui a saccagé sa maison pour y trouver un endroit confortable avant de la quitter : « Et comme la nuit continuait à tomber, tu es reparti en disant que l’amour ne se trouvait nulle part » (MV, 38). La locutrice s’adresse aussi à un « vous » auquel elle donne la recette pour retenir ceux qu’on aime : « Pour qu’un être cher puisse tenir au creux de votre main, attendez qu’il disparaisse, revenez au bout d’un certain temps, ouvrez largement la paume, ne laissez rien perdre et surtout réchauffez mentalement l’atmosphère afin d’apprécier vos retrouvailles » (MV, 44). À d’autres moments, le sarcasme et la dérision font place à la compassion, par exemple, quand le Je prodigue une série de conseils à un mourant sur son lit d’hôpital, qui écoute attentivement, prend des notes et sourit à l’idée de bientôt quitter la vie (MV, 48). Les images du corps y sont aussi problématiques que chez Dupré. Le Je craint qu’il ne reste que de minuscules parties de soi après le débranchement des machines à l’hôpital : « sans doute me restait-il de la poussière d’os, quelques cils, une légère intention. Jusqu’à ce que la technicienne de surface évacue les restes de mon existence d’un coup de serpillière… » (MV, 54). De peur de disparaître, encore, celle qui est enterrée « avale des vers luisants par seaux entiers et aussitôt [s]a
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maison s’éclaire de l’intérieur. Aussi rien ne peut jamais s’assombrir » (MV, 70). Dans un recueil comme dans l’autre, la locutrice ne semble guère avoir d’emprise sur le monde et reste le plus souvent terrée dans des lieux indistincts. Cette indétermination, qui renvoie à notre absence de représentation de la mort, lui permet aussi de révéler une identité problématique. La morte vivante doit composer avec un monde qui n’inspire plus que de l’aversion. L’angoisse du vivant se dit chez Dupré à travers les signes triviaux du paysage urbain : « Mais bien vite la rumeur nous ramène au cœur du monde habité, avec ses rues tachées d’urine, et nous reprenons notre vrai visage, celui qui nous regarde droit dans les yeux en nous montrant l’ampleur de notre mélancolie » (TP, 91). Les images sordides sont surtout liées aux défunts et tournées en dérision chez Pinçon, mais les êtres de l’au-delà ne sont guère plus attirants que les vivants : ils « lâchent de gros pets sans même s’excuser » (MV, 33), quand ils ne sont pas rendus à l’état de décomposition et de putréfaction. On pourrait croire que le retranchement du sujet féminin correspond à une idéalité vide, tant les signes du monde de l’en-deçà ou de l’au-delà sont frappés de discrédit. Que le monde est tenu à distance par une femme qui n’a pas su être comblée par la vie. Mort vif ou Tout près, le désir de la morte vivante ne se laisse guère ressaisir par autrui. Mais celle-ci n’en cherche pas moins à dire ses manifestations les plus simples. Ce faisant, elle se place dans la position de l’observatrice lucide et adopte une posture de la sincérité inhérente à sa conscience de la finitude. La distance entre le monde des vivants et celui des morts vivants est rendue dans les deux recueils par une hétérogénéité formelle. Si Pinçon crée une juxtaposition spatiale entre les pages de gauche réservées à l’univers des morts et celles de droite où s’agitent les vivants, Dupré opère par retours en arrière circulaires : la déception vécue à l’âge adulte entre en résonance avec plusieurs autres chagrins éprouvés depuis l’enfance, si ce n’est depuis plus longtemps encore, dans la mesure où le sujet se définit aussi par la perception de la mère. Y sont racontées les morts successives du désir dans la trame d’une vie avec ses ratés. On pourrait certes opposer ces langages poétiques en raison de leurs tonalités, l’un plus élégiaque, qui renvoie à un deuil et à une insatisfaction qui continuent à se vivre ; l’autre, plus ludique, où les êtres de l’au-delà tiennent de la fantaisie morbide. Parce qu’ils
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intègrent l’intertextualité, le dialogue et plusieurs personnages, les poèmes de Pinçon peuvent sembler plus hétérogènes que ceux de Dupré, d’autant qu’ils constituent diverses prises sur le vif des comportements de chacun face à la mort, ce qui ne correspond pas à la visée de Tout près. Mais si le récit de soi apparaît plus unitaire dans ce dernier recueil, la position très marginale du sujet ne le rend pas moins évanescent. De plus, ce récit se donne à lire dans quatre suites de poèmes en prose qui alternent avec trois sections de poèmes en vers nommées « Fenêtres », dont la fonction est précisément d’offrir une vue du monde à travers l’évocation de la chair et du paysage. En lien avec l’isolement du sujet d’énonciation, le procédé lyrique de la transgression problématise, dans les poèmes de Dupré et de Pinçon, le récit, nécessairement fictif, qu’un Je féminin fait de sa mort, une stratégie qui s’avère efficace pour dire le désenchantement du monde. Dans les interstices de ces récits qui représentent la mort de soi avec un apparent détachement se laisse aisément ressaisir la transgression, au féminin, d’un schème lyrique fort. Dupré et Pinçon transforment en effet la figure de la morte, objet de désir sur lequel se règle la lyrique amoureuse depuis Pétrarque, en une figure du sujet en quête de son identité, par-delà la mort. La fiction de la gisante permet au Je d’exprimer la dépossession sans plainte ni larmoiement. La mort y apparaît moins menaçante que le monde sourd à la finitude et aux désirs de chacun. Mais ces textes qui euphémisent la mort n’en signalent pas moins une hantise de la disparition de soi et du désir individuel. Les figures de la morte et les fictions de la morte vivante révèlent moins l’inquiétude de la fin que le trouble d’un sujet on ne peut plus isolé dans la mort, par laquelle il situe son discours en marge de ceux du monde. De cette proximité avec la mort, qui marque la position du sujet endeuillé, et où prédomine un acte de langage lyrique, au sens de Stierle, naît une parole discrète qui rend la privation et la perte de façon toute simple pour mieux célébrer l’écriture et la vie.
L’absence joyeuse de sujet chez Philippe Jaccottet Steven Winspur Dans Le Syndrome de Gramsci, Bernard Noël a posé une question qui va au cœur d’une réflexion sur le statut du sujet dans la poésie contemporaine de langue française. « Le problème majeur de notre époque », écrit-il, « n’est-il pas que le temps y dispose d’une telle 1 prédominance qu’on le dirait sur le point d’effacer l’espace ? » . Question oratoire qui souligne, entre autres choses, la façon dont l’obsession de la communication rapide entraîne l’anéantissement progressif des lieux particuliers où se trouvent certains interlocuteurs. Ce ne sont plus deux endroits du monde qui sont mis en contact par la transmission éléctronique ou audiovisuelle, mais simplement deux sujets d’énonciation désincarnés parlant une langue qui ne les situe nulle part, tout en les rassemblant, avec des miliers d’autres usagers d’ordinateurs, dans une arène virtuelle de la signification. Les corps de ces énonciateurs se sont effacés, les lieux de leur énonciation ont cessé de résonner, et à leur place s’est mis ce que Bernard Noël appelle « la
1. Bernard Noël, Le Syndrome de Gramsci (Paris : P.O.L., 1994), pp. 35–6. Voici les autres ouvrages auxquels je me réfère dans cet essai, suivis de leur abréviation : Aline Bergé, « Un pavillon entre ciel et terre », in « Jaccottet en filigrane », Revue des Sciences Humaines 255, juillet–sept. 1999, pp. 137–67, P ; Guillevic, Motifs (Paris : Gallimard, 1987), M ; Philippe Jaccottet, Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années (Paris : Gallimard, [1990] 2003), CV ; Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages (Paris : Gallimard, 1983), PSN ; Jean-Luc Nancy, Corpus (Paris : Métaillié, 1992), C ; Dominique Viart, « La Parole effacée » dans Revue des Sciences Humaines 255, pp. 63–81, PE.
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même poussière fascinante qui compose les images » et la circulation du sens (36). Mais à la même page où il pose sa question Noël décrit une sculpture de Jean-Paul Philippe, située dans la campagne près de Sienne en Italie, et qui offre à ses spectateurs une autre manière de penser l’espace. Tout en attirant son spectateur vers l’air qui circule autour de ses sept pièces, la sculpture l’invite à s’ouvrir aux surfaces nouvelles qu’elle forme avec le concours des collines voisines. Le corps du spectateur est interpellé par un volume d’air, et il est intégré dans la configuration particulière du lieu. Cet appel, constitué par l’œuvre d’art, est une leçon que l’on retrouve, me semble-t-il, dans plusieurs poèmes contemporains. Ces textes nous offrent la possiblité d’échapper à l’emprise du temps — justement parce qu’ils suscitent chez nous le sentiment de faire corps avec une certaine étendue. C’est une expérience bouleversante car, en lisant ces textes, nous ne croyons être ni des énonciateurs désincarnés de la communication abstraite, ni des foyers d’intentionnalité subjective tournés vers le monde (selon un vieux modèle phénoménologique de la conscience), mais plutôt des corps qui absorbent l’air et les divers mouvements de la matière qui nous entourent. Il me semble que cette expérience de s’ouvrir à l’espace pendant la lecture d’un poème constitue un plaisir très particulier, et que plusieurs textes contemporains nous donnent l’occasion de l’apprécier. Pour appuyer mon hypothèse je commencerai par examiner brièvement quelques poèmes de Guillevic et je passerai ensuite à une discussion plus développée d’un livre de Philippe Jaccottet sorti en 1990 et qui s’intitule Cahier de verdure. Le poème liminaire du recueil Motifs, écrit par Guillevic, évoque un sentiment de l’espace qui diffère sensiblement des conceptions scientifique et quotidienne du spatial. Selon ces dernières, l’espace serait une vaste enveloppe contenant des objets distincts et aussi divers que les roches, les animaux ou les atomes. Par contre, le poème intitulé « Les Menhirs », consacré aux monolithes qui jalonnent le paysage natal de Guillevic en Bretagne, propose une autre conception des rapports entre les existants. Elle est illustrée par les deux extraits suivants, où la voix narrative se rattache aux objets du titre, c’est-àdire aux menhirs :
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Nous sommes De l’immobile en mouvement. Nous traversons La durée. [...] Nous sommes Une protestation Contre l’espace vide. Nous sommes le fruit Du besoin d’avoir à toucher, Du besoin de la verticale. (M, 7–8)
La surface verticale de chaque menhir coupe le plan horizontal du paysage breton — « Nous avons été / La musique / De ces landes sans fin », lisons-nous à la même page du livre (M, 8) — et s’impose de la sorte au vent provenant des plages, tout comme le poème « Menhirs » arrête l’attention du lecteur qui ouvre les premières pages du volume. Au lieu d’être des objets situés dans un espace homogène, et assujettis aux forces atmosphériques qui les entourent, les monolithes de la côte bretonne surgissent du sol pour faire face aux environs et pour confronter tout élément, vent ou promeneur, qui s’aventure auprès d’eux. Les cinq premiers poèmes de Motifs sont écrits à la première personne et leurs énoncés s’attachent aux existants nommés par leurs titres : « Menhirs », « Le Clocher », « Le Puits », « L’Air » et « Le Canal ». Chaque existant s’adresse aux autres formes de vie qui le côtoient. « Nous sommes un cri », disent les menhirs du premier texte, mais ce cri n’est pas l’écho des paroles prononcées par leurs fabricants anciens. « Nous sommes un cri / Contre le cri / Que nous incarnons » — c’est-à-dire que les menhirs s’opposent au cri humain qui a cherché son expression lors du placement des monolithes dans le paysage (M, 9). Il s’agit plutôt d’un cri qui invite les témoins actuels du paysage à s’approcher des tables de pierre et à faire une découverte tactile. « Nous sommes le fruit / Du besoin d’avoir à toucher » (M, 8), proclament les menhirs à la manière des pages d’un livre qui interpellent le lecteur en l’invitant à y placer ses deux mains. Les monolithes qui ouvrent le recueil de Guillevic annoncent donc une forme particulière de contact où la distance qui sépare d’habitude un promeneur du menhir près duquel il passe, ou un lecteur de la page
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qu’il lit, s’évapore momentanément. Les deux êtres, promeneur et monolithe (ou lecteur et page) sont conjoints dans la proximité d’un appel et de son écoute où il n’y a aucune séparation entre la surface qui interpelle et la personne adressée. Les deux ne sont pas isolés au milieu d’un espace homogène ; au contraire, en se confondant ils absorbent tout l’espace environnant. « Je suis dedans / Je suis dehors », déclare une voix du huitième poème de Motifs, intitulé « Le Dehors-Dedans » : Dans le dehors-dedans. Dans le dedans-dehors. [...] Pas de vitre à briser Entre le dehors et moi. (M, 52) En moi De l’immense Pour contenir tout ça. (M, 59)
On retrouve à la première page de Cahier de verdure la même sorte d’appel provenant du réel, et une absorption semblable de l’espace à la fois par l’existant qui lance l’appel et par l’individu adressé. La première partie du volume de Jaccottet est un texte en prose qui tente de répondre à l’appel muet lancé par un arbre, aperçu par l’auteur lors d’une promenade à la campagne. « [I]l s’agissait d’un cerisier », écrit Jaccottet, non pas d’un cerisier en fleurs, qui nous parle un langage limpide, mais d’un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l’autre côté d’un grand champ de blé. C’était une fois de plus comme si quelqu’un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe ; quelqu’un, ou plutôt quelque chose [...] : c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais absolument rien à attendre, à demander de plus. (CV, 11–12)
Cette sorte d’appel, imitant celui d’une personne mais provenant des existants non-humains, réapparaît souvent dans Cahier de verdure : un verger de cognassiers, par exemple, dans le deuxième texte du recueil, attire l’attention du promeneur en lui lançant « Un salut, au passage, venu de rien qui veuille saluer, de rien qui se soucie de nous le moins du monde » (CV, 36–7) ; le cri des alouettes dans la quatrième partie est « un chant frénétique [...] qu’on aurait cru chanté pour appeler le
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jour » (CV, 44) ; « certains lieux, certains moments nous “inclinent” », déclare Jaccottet dans son texte « Le Cerisier », « il y a comme une pression de la main, d’une main invisible, qui vous incite à changer de direction (des pas, du regard, des pensées) », écrit-il (C V, 19). On trouve beaucoup d’exemples de ce contact muet dans les pages qui suivent — l’apparition à l’aube du mont Ventoux (CV, 57), un vol de frelons près d’une montagne (CV, 48), un troupeau de chèvres dont les cornes font craquer les branches de quelques arbres desséchés (CV, 74), un oiseau qui frémit sur la branche d’un figuier (CV, 87). La liste continue jusqu’à la dernière page du livre, où nous lisons le souvenir d’un nuage de fumée qui monte d’un feu de ronces. Jaccottet le décrit en ces termes: « exhalaison de la terre détrempée, souffle tout à coup froid comme de l’acier [...]. Un troupeau qui serait venu sans le moindre bruit me lécher la main d’une langue froide » (CV, 87–8). Comme le suggère ce dernier extrait, l’appel muet provenant de la nature dépose une trace sur le corps du promeneur puisque la peau de ce dernier se trouve ranimée par le contact d’une surface moite et aérienne. À d’autres pages du livre il est réveillé par des sensations sonores, olfactives ou visuelles (voir « l’expérience sonore du lieu » discutée par Aline Bergé dans son étude de l’art oriental et des écrits de Jaccottet (P, 139)). Le promeneur redécouvre, par conséquent, sa propre matérialité et le fait que sa peau a le pouvoir de se distendre afin de s’unir avec les divers mouvements matériels qui l’entourent. Il constate d’ailleurs que sa peau partage avec ces derniers d’autres traits communs. Par exemple, le cerisier décrit par Jaccottet au début du livre donne une leçon de vie bien particulière au promeneur. Nous lisons qu’« Une douceur sans limites frémissait » à la surface des pétales rouge de l’arbre, « comme un souffle d’air, franchissant à l’approche de la nuit » (CV, 16). Mais la phrase suivante porte non pas sur le cerisier mais sur la peau du voyageur : « Je crois que notre écorce, plus rugueuse d’année en année, s’est assouplie pendant quelques instants », déclare Jaccottet, « comme la terre dégèle et laisse l’eau nouvelle sourdre à sa surface » (CV, 16–17). Reconnaître l’appel du cerisier, c’est reconnaître du même coup notre propre extensibilité et le fait que le corps d’un promeneur absorbe les espaces particuliers qu’il traverse, au lieu d’être contenu dans l’espace. C’est la leçon enseignée également par les pivoines dans un texte en prose qui leur est consacré : « Elles s’ouvrent, elles se déploient, comme on voudrait que le fassent le temps, notre pensée, nos vies », déclare Jaccottet à
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propos de ces fleurs dont les pétales gonflés semblent capter l’air qui les entoure (Après beaucoup d’années, CV, 105). Dans un essai qu’il a consacré au corps humain, intitulé Corpus, Jean-Luc Nancy a employé les termes « le corps spacieux » pour désigner une expérience qui ressemble étrangement à celle que je viens de décrire. Selon Nancy, Les corps ne sont pas du « plein », de l’espace rempli (l’espace est partout rempli) : ils sont l’espace ouvert, c’est-à-dire en un sens l’espace proprement spacieux plutôt que spatial. (C, 16)
Il me semble qu’une telle définition du corps spacieux trouve son illustration dans certaines pages de Jaccottet et de Guillevic (entre autres), et qu’elle permet des interprétations plus fructueuses que la notion phénoménologique du corps propre, que l’on a souvent employée dans les analyses de la poésie contemporaine. Tandis que le corps propre est ancré dans une intentionnalité subjective qui ordonne le champ perceptible et en tire un sens, le corps spacieux ne tombe pas sous l’égide d’une conscience en quête de signification. Les sensations dont ce corps se réjouit ont plutôt tendance à éclipser le monologue interne de la pensée. Citons à ce propos un morceau de phrase que Jaccottet a écrit sur la fumée d’un feu de ronces, à la dernière page de son livre : fumée humide et froide montée de l’eau plutôt que d’un feu [...] souffle tout à coup froid comme de l’acier, menace peut-être, mais que j’aimais parce que réelle, parce que vivante [...] : comme si tout valait mieux que des pensées et que la mort. (CV, 87–8)
Disparaît aussi la conscience du temps, si importante aux analyses heideggeriennes de l’existence humaine. Une partie de Cahier de verdure, qui porte le titre « Éclats d’août », évoque l’étincellement des lumières et des couleurs au moment de la tombée de la nuit. Elle se termine par ces vers-ci : « Trop d’astres, cet été, Monsieur le Maître, / trop d’amis atterrés, / trop de rébus. // Je me sens devenir de plus en plus ignare / avec le temps / et finirai bientôt imbécile dans les ronciers » (CV, 56). Bien que ces vers expriment la frustration éprouvée par un individu lors de la mort de ses proches (« trop d’amis atterrés ») on remarque que l’union imaginée avec les ronciers comporte aussi un certain avantage : l’oubli du temps.
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L’expérience du corps spacieux permet au promeneur d’englober les réseaux divers d’existants que la nature lui propose. Un appel lancé par un arbre fruitier (qui a d’ailleurs inspiré d’autres écrits de Jaccottet — notamment, À travers un verger), l’irruption des couleurs dans un pré fleuri (CV, 77–85), ou le cri d’un groupe d’alouettes en train de monter au ciel (CV, 43) — tous ces moments indiquent au promeneur qu’il est tombé sur un dialogue muet entre les existants. Le réseau de sons et d’éclats de lumière évoqué dans la neuvième partie du livre (« Couleurs des soirs d’hiver ») sont ce que Jaccottet appelle des « échos » et « réponses » qui « tissent pour quelques instants [...] une espèce d’entretien dont nous sommes les captifs rassurés et ravis » (CV, 73). Nous ne saisissons que des bribes de dialogues — et la forme du recueil, où les passages en prose alternent avec de courts poèmes en vers, soulignent ces moments fragmentaires — mais les divers émetteurs et récepteurs d’appels (par exemple, des oiseaux, des fleurs ou des astres) permettent au promeneur de témoigner des circuits de l’adresse qui traversent ces paysages dans tous les sens. Les courts textes en vers qui constituent la huitième partie du recueil (et que Jaccottet a regroupés sous le titre « Fragments soulevés par le vent » (CV, 61–70)) illustrent la façon dont le poète s’éclipse devant les réseaux d’existants rencontrés au cours de ses promenades. Le premier fragment donne la parole à une voix mystérieuse — « Oui, oui, c’est cela, / C’est cela! / Criait-elle » (CV, 63) — et l’énonciatrice de ces mots ne sera identifiée que trois pages plus loin, dans le quatrième fragment. « Dans l’ancien monde », lisons-nous, « à presque chaque orage / répondaient une nymphe dévêtue / et un berger tranquille. // Elle disait / entre deux cris, / entre deux crises de larmes : / “J’ai trouvé un abri de feuilles / et un compagnon endormi” » (CV, 66). Il serait tentant de croire que le poème de Jaccottet fait revivre deux personnages typiques de la vieille poésie pastorale, une nymphe et un berger, mais les derniers fragments du texte nous obligent à écarter cette interprétation puisque ces êtres fabuleux, nous dit Jaccottet, sont à jamais perdus. Ce sont des « bergers absents » (CV, 68) ou bien de « [c]urieuses fêtes, drôles d’idylles, puisque l’on ne peut danser avec ces fées-là » (CV, 34). D’ailleurs les événements célébrés par tous ces fragments ne sont pas des actions humaines mais plutôt un orage et des éclairs de foudre. Je cite l’avant-dernier fragment intitulé « Tombeau du poète » :
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Sens et présence du sujet poétique Détrompez-vous : ce n’est pas moi qui ai tracé toutes ces lignes mais, tel jour, une aigrette ou une pluie, tel autre, un tremble, pour peu qu’une ombre aimée les éclairât. Le pire, ici, c’est qu’il n’y a personne, près ou loin. (CV, 69)
C’est donc le lieu même qui parle — en l’absence de tout agent humain. « Ce n’est pas moi qui l’ai pensé ni qui l’ai dit », affirme le poète à la fin du fragment, « mais cette nuit d’hiver » (CV, 70). Parmi les poèmes pastoraux de Ronsard ou de Virgile, on trouve une forme courte qui célèbre la beauté du paysage en y plaçant certaines aventures amoureuses de satyres ou de bergers : c’est l’églogue. Ces textes représentaient la nature sous la forme d’un univers quasi-magique qui existait à côté du monde réel, comme son double merveilleux. « L’Après-midi d’un faune » de Mallarmé a prolongé cette tradition pastorale qui faisait de la nature le miroir de certains drames anthropomorphiques. Bien qu’ils puisent dans cette tradition, les églogues de Jaccottet renversent la tendance à traduire le sentiment de la nature en aventures parce qu’ils placent les rêveries des agents humains sous l’emprise du paysage et non l’inverse. Le texte en prose intitulé « Apparition des fleurs » offre un exemple de cette transformation. Après plusieurs tentatives d’évoquer ce qu’il appelle « cette sorte de sourde jubilation » (C V, 78) qu’il avait éprouvée devant un pré fleuri, Jaccottet termine son texte par les phrases suivantes : « Une part invisible de nous-mêmes se serait ouverte en ces fleurs. [...] Trouble, désir et crainte sont effacés, un instant ; mort est effacée, le temps d’avoir longé un pré » (CV, 85). En d’autres termes, les inquiétudes du promeneur et le ronron familier de ses idées s’évanouissent devant un paysage. Cet extrait garde néanmoins un des traits essentiels de l’églogue, à savoir, la suspension de la temporalité puisque la joie évoquée a lieu hors du temps et loin de la mort. Elle est aussi une joie intense — mais pas typiquement humaine puisqu’elle jaillit des existants naturels plutôt que des personnes. À propos de l’aspect transformé d’un bosquet après un orage, Jaccottet remarque « (l)e foisonnement heureux, sous la pluie, des feuillages » (CV, 39). Il s’agit ici et dans les autres extraits d’une joie impersonnelle provenant du paysage et qui s’empare du promeneur. Le lieu respire de la joie, comme les
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gouttes de pluie, scintillantes sur les branches, respirent de la vie. Comme l’a bien démontré Dominique Viart, l’irruption de la joie dans un poème de Jaccottet éclipse momentanément l’identité de l’énonciateur (PE 67), car son intensité n’appartient finalement à personne. La joie est plutôt la manifestation d’un contact ou, mieux, d’une interpénétration de deux surfaces matérielles (par exemple de la pluie et de la surface desséchée d’une feuille) s’ouvrant l’une à l’autre et illustrant ainsi les bénéfices d’une vie spacieuse. Dans son recueil de poèmes Pensées sous les nuages, Jaccottet écrit ceci à propos du mot « joie » : « J’essayais d’entendre mieux encore ce mot (dont on aurait presque dit qu’il me venait d’une langue étrangère, ou morte) [...] mais il manquait l’essentiel : la plénitude, et pas seulement la plénitude [...] mais [...] le rêve d’un espace qui, bien que plein, bien que complet, ne cesserait, tranquillement, souverainement, de s’élargir, de s’ouvrir [...] » (P S N , 26). La joie est au fond la transformation des rapports spatiaux et des relations vitales entre les existants naturels. On trouve un exemple frappant de cette transformation dans les strophes suivantes, extraites du même recueil : Maintenant nous montons dans ces chemins de montagne, parmi des prés pareils à des litières d’où le bétail des nuages viendrait de se relever sous le bâton du vent. [...] La lumière se fortifie, l’espace croît, les montagnes ressemblent de moins en moins à des murs, elles rayonnent, elles croissent elles aussi, [...] et le mot que la buse trace lentement, très haut,, si l’air l’efface, n’est-ce pas celui que nous pensions ne plus pouvoir entendre ? (PSN, 39)
Le mot dont il est question — on l’aura peut-être deviné — est « joie ». Une « pensée sous les nuages » est justement un poème qui témoigne d’une interpénétration d’éléments : par exemple celle qui s’est manifestée lorsque le vol d’une buse absorbait les courants d’air qui l’entouraient et la soutenaient. Ce témoignage contient aussi dans sa forme une autre interpénétration d’éléments car les nuages décrits par Jaccottet se sont transformés par le biais d’une anagramme en des anges fictifs qui peuplent non seulement le recueil de 1983 mais aussi
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Cahier de verdure. Les alouettes qui chantent à la fin d’une nuit d’été, et qui forment l’objet du quatrième fragment de ce dernier livre, sont comparés à « de petits anges effrénés, de petits ouvriers acharnés, sans autres outils que leur voix aiguë » (CV, 47). En passant de « nuages » à « anges » et ensuite à « mésange », les poèmes de Jaccottet répètent au niveau lexical le même éparpillement d’énergie que l’on trouve dans le foisonnement d’existants joyeux qui est célébré dans leurs 2 pages . Jaccottet caractérise ces foyers d’énergie de la façon suivante : Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous trouble [...] ; mais c’est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat [...] dans la nature. (CV, 11)
Pour conclure, si la phénoménologie ramène toute expérience du paysage à un horizon subjectif, constituant la conscience individuelle, il faut avouer que ce qui importe dans Cahier de verdure sont plutôt des configurations inattendues d’objets et de formes de vie qui ont pour effet de bouleverser nos façons de maîtriser l’espace. Le monde nous propose à chaque instant une multitude de sensations et une des fonctions de la poésie de Jaccottet consiste à célébrer les vibrations de lumière, de sons et aussi de joie, rayonnant autour des objets naturels.
2. Voir les remarques stimulantes d’Aline Bergé sur « une expérience sonore du lieu » qui se dégage de certains poèmes chinois que Jaccottet aurait lus en traduction française (P, 139–40).
INDEX Acquelin, José, 273 Adorno, Théodore, 283, 287 Agamben, Giorgio, 136, 293 Alferi, Pierre, 70–71, 76, 77, 80, 182–86, 187, 286 Alonzo, Anne-Marie, 20, 23–24 Anzieu, Didier, 310 Apollinaire, Guillaume, 117, 249, 320 Aragon, Louis, 298 Aristote, 164, 230, 240, 271 Artaud, Antonin, 51, 320 Assoun, Paul-Laurent, 311 Atlani, Françoise, 41 Audet, Martine, 273 Austin, John, 228 Authier-Revuz, Jacqueline, 310, 312 Averroès, 271, 272 Bach, 59 Bacon, Francis, 308 Badiou, Alain, 318 Balibar, Françoise, 62 Bancquart, Marie-Claire, 7, 20, 24, 318 Barthes, Roland, 128, 140, 261, 289, 291, 294, 295, 296, 298 Bataille, Georges, 97, 98, 131
Baudelaire, Charles, 82, 83, 84, 86, 87, 97, 98, 99, 100, 101, 204, 206, 209, 211, 213, 221, 254, 256, 262, 292, 295, 317, 320 Bauer, Hervé, 304 Beaujour, Michel, 86 Beausoleil, Claude, 20 Beck, Aaron, 59 Beck, Philippe, 319, 321 Beckett, Samuel, 43, 283 Bekri, Tahar, 20 Bélanger, Louis, 170 Bellefeuille, Normand de, 273 Ben Jelloun, Tahar, 8, 9, 10, 20, 21–22 Benjamin, Walter, 302 Benveniste, Émile, 40, 228, 261, 285 Bergé, Aline, 347, 351, 356 Bergson, Henri, 128, 194 Bernanos, Georges, 87 Berque, Augustin, 107 Bertholin, 48 Béti, Mongo, 121 Bianu, Zéno, 321 Bishop, Michael, 9, 10, 20, 182 Blanchot, Maurice, 14, 153, 221, 285, 288 Blok, Alexandre, 294 Bobillot, Jean-Pierre, 138 Bonnard, Pierre, 14
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Bonnefoy, Yves, 19, 20, 75, 94, 95, 196, 227, 229–35, 238–41, 253–57, 259–67, 292, 318 Borel, Jacques, 84, 86 Bosch, 225 Brakhage, Stan, 139 Braque, Georges, 89, 205 Brault, Jacques, 10, 29–45 Breton, André, 89, 191, 265, 267, 290, 292, 294, 298, 299, 317, 323 Breyne, Jean de, 7 Brossard, Nicole, 5, 8, 19, 272–82 Brown, Ray, 206 Bulteau, Michel, 321 Burroughs, William, 130, 149 Cadiot, Olivier, 19, 144, 283–90, 318 Cadiot, Pierre, 32, 294, 339 Caillois, Roger, 287 Caton l’Ancien, 284 Cauvin, Jean-Pierre, 317 Cavell, Stanley, 294, 300 Caws, Mary Ann, 317, 322 Cayrou, Gaston, 283, 284, 285, 286, 290 Celan, Paul, 146 Célis, Raphaël, 107 Cendrars, Blaise, 8, 287, 290 Césaire, Aimé, 8, 10, 21, 118, 121, 123, 125, 191–201
Cézanne, Paul, 100 Chambers, Paul, 206 Chanfara, 245 Chappuis, Pierre, 20, 26 Char, René, 200, 203, 205, 239, 243, 294 Charaudeau, Patrick, 228 Chardin, Jean-BaptisteSiméon, 14 Charlebois, Éric, 173–77, 178–79 Charles-Wurtz, Ludmila, 342 Charnet, Yves, 7, 11, 81–88 Chaton, Anne-James, 132, 144, 319 Chessex, Jacques, 19 Chrétien, Jean-Louis, 182 Clancier, GeorgesEmmanuel, 51 Cochran, Judy, 20 Cohen, Jean, 293 Coleridge, 219 Collot, Michel, 7, 26, 100, 105, 107 Combe, Dominique, 243, 244, 339, 340 Commère, Pascal, 105 Condé, Maryse, 20 Condé, Michel, 30 Confiant, Raphaël, 200 Conort, Benoît, 7 Constable, John, 113–15 Constant, Benjamin, 8 Cook, Margaret Michèle, 169
Index
Corbière, Tristan, 292 Corzani, Jack, 118 Courtois, Jean-Patrice, 314 Critchley, Simon, 43–44 Crozatier, Michel, 318 Cudré-Mauroux, Stéphanie, 260 Dagognet, François, 106 Dalgalian, Gilbert, 41 Damas, Léon-Gontran, 118, 121 Damasio, Antonio R., 58, 59, 65 Debon, Claude, 250 Debré, Olivier, 100, 101 Debreuille, Jean-Yves, 51 Degas, 207, 298, 302 Deguy, Michel, 5, 6, 20, 22, 48, 69–70, 71, 76, 80, 89, 90, 214 Deleuze, Gilles, 127–30, 142, 191, 198, 283, 285, 286, 288, 295, 298, 308, 309, 318 Depestre, René, 9, 20, 25 Derrida, Jacques, 283, 289 Des Forêts, Louis-René, 153–60, 329 Desbiens, Patrice, 11, 171–73, 174, 175, 176, 177–78, 179 Descartes, René, 59, 191 Desnos, Robert, 205 Després, Rose, 9, 20, 22–23 Di Manno, Yves, 182, 317, 321
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Dickinson, Emily, 204 Dickson, Robert, 7 Doucey, Bruno, 8 Du Bouchet, André, 92, 146, 147, 196 Dubois, Jean, 41 Duchamp, Marcel, 205, 285 Dupin, Jacques, 26, 89, 90–95, 146, 196, 311, 314 Dupré, Louise, 341–46 Dupriez, Bernard, 234 Duthuit, Georges, 266 Ego, Renaud, 317, 322 Einstein, Albert, 62 Ellis, Albert, 59 Elsheimer, 255 Elson, Christopher, 5, 20, 182 Éluard, Paul, 146, 178, 320 Émaz, Antoine, 72–73, 77, 327, 328, 329, 336 Ensor, James, 225 Espitallier, Jean-Michel, 130, 321 Esteban, Claude, 321 Fanon, Frantz, 122, 195 Favre, Yves-Alain, 247 Faye, Jean-Pierre, 272 Féron, Bertrand, 44 Ferrat, Jean, 283 Fetzer, Glenn, 182, 184 Fiat, Christophe, 144, 319 Flaubert, Gustave, 191, 285 Fortin, Robert, 273
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Sens et présence du sujet poétique
Fourcade, Dominique, 8, 191, 193, 203–8, 297–99, 301–5, 315 Fournel, Paul, 105 Frénaud, André, 24, 50, 51 Freud, Sigmund, 43, 44 Friedrich, Hugo, 295 Gaboriau, Patrick, 37 Gallagher, Mary, 122 Game, Jérôme, 130, 317, 318–19, 324 Gaspar, Lorand, 8, 9, 10, 57–68, 243–52 Gautier, Théophile, 213 Gayraud, Joël, 293 Genet, Jean, 84 Genette, Gérard, 32 Gennart, Michèle, 107 Giacometti, Alberto, 89, 94–95 Giovannoni, Jean-Louis, 69–70, 71, 73–76, 77, 80 Girard, Marcel, 248 Giroud, Corinne, 219 Gleize, Jean-Marie, 6, 20 Glissant, Édouard, 11, 105, 119, 200 Goethe, 339 Goldschmidt, Victor, 198 Gombrowicz, Witold, 291 Graf, Marion, 8 Grangaud, Michelle, 19 Green, André, 212 Greimas, A. J., 327 Grojnowski, Daniel, 297 Grosjean, Jean, 229–38, 241
Guattari, Félix, 142, 283, 318 Guedj, Colette, 7, 63, 68 Guglielmi, Joseph, 6, 318 Guillevic, 348–50, 352 Gysin, Brian, 130 Hamburger, Käte, 32, 109, 294, 339–40 Hanna, Christophe, 132, 148 Hegel, 328 Heidegger, Martin, 271 Heine, Heinrich, 292, 295 Héraclite, 162 Hocquard, Emmanuel, 20, 144, 182, 183, 191, 284, 299–301 Hofmannsthal, Hugo von, 213 Hotte, Lucie, 170, 171 Houellebecq, Michel, 74 Hubin, Christian, 71–72, 73 Hugo, Victor, 209, 290 Jabès, Edmond, 89, 90 Jaccottet, Philippe, 8, 67, 75, 144, 146, 182, 183, 210, 228, 235, 237, 239, 318, 350–56 Jackson, John E., 254 Jacquart, Emmanuel, 43 Jakobson, Roman, 206 Jarrety, Michel, 221, 317 Jenny, Laurent, 283, 341 Joseph, Manuel, 318 Jouanard, Gil, 105 Joubert, Claire, 283
Index
Jourdan, Pierre-Albert, 217–26 Joyce, James, 283, 320 Jude, Stéfan, 293 Kane, Cheikh Hamidou, 121 Kerbrat-Orecchioni, Catherine, 232 Khalfa, Jean, 197 Kia-hway, Lio, 68 Kierkegaard, 301 Krüger, Michael, 214 La Fontaine, Jean de, 162–68, 292 La Rochefoucauld, 225 Lacan, Jacques, 204 Lacoue-Labarthe, Philippe, 296 Laforgue, Jules, 254, 292, 295, 297 Lam, Wilfredo, 122 Lane, Gilles, 228 Lao-tseu, 68 Laporte, Roger, 221 Lasserre, Élizabeth, 173 Laugier, Emmanuel, 307–15 Leblanc, Gérald, 20 Leclair, Yves, 19–21, 105, 217, 220, 221 Leiris, Michel, 81, 303 Lerouge, Gustave, 287 Leuwers, Daniel, 7 Linkhorn, Renée, 20 Little, Roger, 248, 250 Louis XIV, 167 Lucrèce, 230 Lunven, François, 52
361
Maestri, Vannina, 130–42, 317, 318, 321 Mailhot, Laurent, 20 Malbert, Denise, 41 Mallarmé, Stéphane, 19, 50, 53, 109, 117, 141, 147, 153, 160, 205, 208, 210, 211, 213, 260, 262, 285, 354 Manès Gallo, MariaCaterina, 232 Manet, Édouard, 193, 208, 299, 302 Marinetti, Filippo Tommaso, 243 Masson, Jean-Claude, 293 Matisse, Henri, 50, 103 Maulpoix, Jean-Michel, 5, 7, 20, 23, 24–25, 94, 231, 233, 318 Maurras, Charles, 292 Maximin, Daniel, 10, 120–25 Mekas, Jonas, 139 Merleau-Ponty, Jacques, 62 Merleau-Ponty, Maurice, 100, 246 Messagier, Matthieu, 317, 319–26 Michaux, Henri, 47, 51, 57, 130, 153, 192, 213, 220, 249, 307, 311 Michon, Pierre, 82 Michot, Jacques-Henri, 318 Micone, Marco, 170 Mingus, Charles, 206
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Sens et présence du sujet poétique
Monk, Thelonious, 305 Montaigne, Michel de, 81 Monte, Michèle, 228, 239 Murat, Michel, 298 Nancy, Jean-Luc, 296, 347, 352 Née, Patrick, 266 Nepveu, Pierre, 20 Nerval, Gérard de, 83, 88, 262, 330 Nietzsche, 128, 295 Nirina, Esther, 9, 20, 27 Nizan, Paul, 182, 188 Noël, Bernard, 5, 8, 47–55, 97–104, 347–48 Novalis, 296 Olscamp, Marcel, 173 Oppen, George, 300 Orfila, Thierry, 7 Osée, 245 Oster, Daniel, 219, 221, 224, 225 Ouellet, Pierre, 7, 272, 273 Ovide, 255 Paiement, André, 176, 178 Paquin, Jacques, 29, 30, 36, 37, 40 Paré, François, 170 Parnet, Claire, 295, 298 Pascal, Blaise, 269 Pasternak, Boris, 207 Paz, Octavio, 212, 293 Pennequin, Charles, 319 Perros, Georges, 219, 220, 225 Pétrarque, 340, 346
Pettiford, Oscar, 206 Philippe, Jean-Paul, 348 Picasso, 287 Picot, Marie-Laure, 138 Piékarski, Hervé, 321 Pinçon, Isabelle, 341–46 Pinson, Jean-Claude, 7, 20, 21, 23 Pittolo, Véronique, 131 Platon, 194 Pleynet, Marcelin, 107 Podalydès, Denis, 81 Ponge, Francis, 130, 144, 151, 234, 329 Pontaut, Alain, 39, 44 Popovic, Pierre, 30 Portugal, Anne, 318 Pot, Olivier, 260 Poulet, Georges, 260 Pound, Ezra, 194 Prigent, Christian, 7, 20, 51, 127, 214, 292 Prolongeau, Hubert, 35, 37 Proust, Marcel, 213, 264 Psenak, Stefan, 170 Queneau, Raymond, 292, 293, 320 Quignard, Pascal, 82, 211 Quintane, Nathalie, 144 Quintyn, Olivier, 132, 148 Rabaté, Dominique, 31, 105, 243, 245, 251, 328, 329 Rabatel, Alain, 230 Ray, Lionel, 107 Réda, Jacques, 161–68, 292
Index
Renouard, Madeleine, 247 Reverdy, Pierre, 147 Ricard, Karen, 273 Richard, Jean-Pierre, 253 Richard, Nicole, 273 Ricœur, Paul, 308 Rilke, Rainer Maria, 204, 205 Rimbaud, 6, 49, 82, 98, 209, 213, 234, 243, 249, 262, 264, 290, 320 Roche, Denis, 130, 132, 143, 149–51 Roger, Alain, 106 Ronsard, 354 Rorty, Richard, 301, 305 Rossi, Paul Louis, 17, 321 Roubaud, Jacques, 89, 95, 107–16, 227 Roudaut, Jean, 160 Roumain, Jacques, 121 Rousseau, Jean-Jacques, 8, 85, 265 Roy-Camille, Alex, 122 Royet-Journoud, Claude, 145–47, 148, 151 Rupaire, Sonny, 119, 122 Sacré, James, 327–37 Saint-John Perse, 122, 243, 247, 248, 293 Saint-Martin, Louis-Claude de, 220 Salager, Annie, 318 Sam-Long, Jean-François, 20
363
Sartre, Jean-Paul, 196, 197, 201, 263 Schefer, Olivier, 296 Schenk, Leslie, 317, 320 Schiller, 293 Schlegel, Friedrich, 296, 297 Schönberg, 150 Schwarz-Bart, Simone, 122 Scot, Michael, 271 Senghor, Léopold Sédar, 197 Sermet, Joëlle de, 31, 40, 250, 251, 328 Seuphor, Michel, 249 Seynes, Jean-Baptiste de, 77–80 Sibelius, 36 Sinhoué, 245 Sivan, Jacques, 130, 318 Soyinka, Wole, 121 Spinoza, 57, 59, 62, 65, 68, 128 Staiger, Emil, 107 Stamelman, Richard, 226 Starobinski, Jean, 267 Stéfan, Jude, 292 Stein, Gertrude, 284 Sterne, Lawrence, 295 Stierle, Karlheinz, 32, 340–41 Supervielle, Jules, 243 T’ang, 60, 68 Tacite, 245 Tappy, José-Flore, 8 Tardieu, Jean, 292
364
Sens et présence du sujet poétique
Tarkos, Christophe, 319 Tche, Tchang, 65 Téchiné, André, 88 Tellermann, Esther, 20, 22 Thiher, Alain, 317, 319–20 Thomas, Henri, 219 Tirolien, Guy, 118, 121 Titus-Carmel, Gérard, 13–17 Tortel, Jean, 182–83, 185, 186–88 Toussaint Louverture, 195 Tsvetaieva, Marina, 207 Tzara, Tristan, 292 U’Tamsi, Tchicaya, 121 Vadé, Yves, 245, 328, 329 Valéry, Paul, 261 Van Rogger-Andreucci, Christine, 247 Van Vaerenbergh, Christiane, 312
Verheggen, Jean-Pierre, 74 Verlaine, Paul, 24, 254, 294, 320, 331 Vernant, Denis, 232 Viart, Dominique, 89, 347, 355 Vigneault, Gilles, 172 Vincent, Jean-Didier, 58 Virgile, 354 Voss, Jan, 102 Wagniart, Jean-François, 30 Watteyne, Nathalie, 7 Wei, Wang, 65 Weinrich, Harald, 41 Winnicott, D.W., 59 Wittgenstein, 300, 301 Wouters, Liliane, 20, 25–26 Yergeau, Robert, 169, 170, 171 Zobel, Joseph, 121 Zosime, 245
TABLE DES MATIÈRES RELIEFS DU SUJET Michael Brophy, Mary Gallagher
5
Gérard Titus-Carmel, ou « l’apparat d’absence » Marie-Claire Bancquart
13
Le théâtre de l’ouvert Michael Bishop
19
Du clochard à l’histrion : figures du sujet dans Il n’y a plus de chemin de Jacques Brault Lucie Bourassa
29
Le passant et le reste chez Bernard Noël Michael Brophy
47
Un corps-esprit : la question du sujet poétique dans Patmos et autres poèmes et dans Apprentissages Colette Camelin
57
Entre Élisabeth Cardonne-Arlyck
69
Passion lyrique d’Yves Charnet Agnès Castiglione
81
Qu’est-ce que la poésie en France peut nous dire en ce moment ? Mary Ann Caws
89
Hors de moi. Lettre à Bernard Noël Yves Charnet
97
Se retrouver paysage Michel Collot
105
366
Sens et présence du sujet poétique
L’assujettissement du sujet poétique des Antilles françaises ? Mary Gallagher
117
Cut-up et montage : d’un sujet constructiviste dans la poésie de Vannina Maestri Jérôme Game
127
[j’] Jean-Marie Gleize
143
« Une voix venue d’ailleurs » : voix et mémoire dans la poésie de Louis-René des Forêts Laure Helms
153
Jacques Réda et le lecteur exemplaire de La Fontaine Hugh Hochman
161
Identité collective et identité individuelle : le sujet poétique en poésie franco-ontarienne Lucie Hotte
169
Intermittences et perspectives du sujet poétique chez Alferi et Tortel Michael G. Kelly
181
Ontologie et subjectivité chez Césaire Jean Khalfa
191
Dominique Fourcade : une question de cordes vocales Daniel Leuwers
203
De la responsabilité du poète… Jean-Michel Maulpoix
209
« Poésie ou mort, ou quelque chose d’approchant » : la mort du sujet dans les carnets de Pierre-Albert Jourdan Philippe Met
217
Table
367
Runes de Jean Grosjean et La grande neige d’Yves Bonnefoy : de l’étrangeté pragmatique à la lecture allégorique Michèle Monte
227
Épouser le monde : individualité et universalité du sujet poétique chez Lorand Gaspar Véronique Montémont
243
Un nouveau Bonnefoy ? John Naughton
253
De la « présence » selon Yves Bonnefoy Patrick Née
259
Zoopoièsis. Éthologie du sujet poétique Pierre Ouellet
269
Olivier Cadiot poète lyric’ Claude Pérez
283
Ironie et lyrisme Jean-Claude Pinson
291
« Je ne suis que là où le rouge me fendre » : l’« horrible en dedans – en dehors » ou l’absolue transitivité du sujet dans la poésie d’Emmanuel Laugier Anne-Christine Royère
307
« La poésie est un enjouement irréparable » : la subjectivité lyrique déjouée dans la poésie de Mathieu Messagier John C. Stout
317
Le « tourniquet-poème » de James Sacré Renée Ventresque
327
Voix d’outre-tombe dans les poèmes en prose d’Isabelle Pinçon et de Louise Dupré Nathalie Watteyne
339
368
Sens et présence du sujet poétique
L’absence joyeuse de sujet chez Philippe Jaccottet Steven Winspur
347
Index
357