Entre mondialisation et décroissance L'autre Afrique
Du même auteur: Critique de fùnpérialisme, Paris, Anthropos, 197...
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Entre mondialisation et décroissance L'autre Afrique
Du même auteur: Critique de fùnpérialisme, Paris, Anthropos, 1979.
Fa.lIt-il refuser le développement. ?, Paris, PUF, 1986. L'Occidentalisat ion. du monde. Essai sur la sig niftcat.ion, la porlée et les limites de l 'uniformisation planétaire, La Découverte, 1989 .
La Planète des nallfragés , La Découvert e, 1991. L'économie dévoilée. du budget familial aux contraintes planétaires, ouvrage collectif dirigé par Serge Latouche, ed. Autrement, 1995. La, Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique
et m.ythe du progrès , La Découverte 1 MA USS, coll. Recherches, 1995. Réédition 2004. L'Autre Afrique, entre don et marché, Albin Michel, 1998. Les dangers du marché planétaire, Presses de Sciences Po, 1998.
La Planète uni/orme, Climats, 2000 La déraison de la raison éC01wm.ique ; Du, délire d 'efficacité au principe de préca.ution, Albin Mic hel, 2ool. Justice sans lùnil.es, Fayard , 2003. Suroivre au développement. De la décolonisation de l'imag ùwùe économique cl la construction d 'une société alternative, Mille el Une Nu its, 2004.
Le pari de la décroissance, Fayard, 2006 Petit I.mité de la décroissance sereine, Mi lle et Une Nui ts, 2007.
Serge LATO UC HE
Entre mondialisation et décroissance L'autre Mrique
Préface de Gilles LUQUET
Coll cclion
La ligne d'hori zon
Ce li vre est publi é dans la collection La Ligne d'horizon dirigée par Jean-Marc Luquet
Dans la même collection: Du chômage à l'autonomie conviviale Ingmar Granstedt Carnet de voyage en Pologne Françoi s de Ravignan
A paraître : Carnets de voyage en Inde François de Ravignan Aucun respect pour les vaches sacrées Gordi an Troëller - Marie-Claude Deffarge
ISBN 2-952-67606-2
© À plus d'un titre éditi ons 2007
Préface France Inte r au début du moi s de mars 2008, proposait une ém ission sur les Le journaliste y décrivait la « sortie de la forêt » de ces peuples et la lransfonnatioll de leurs relations avec les bantous, la part de la population noire qui domine la « mod ernit é africa ine » . D'.ap rès le reportage, les bakas sont de plu s en plus réduit s au rang « bakas » ou pygmées COlllm e on les nomme ici.
cie domestiques ... Un effet du développement puisqu e les forêts nourri cières élant dé truites à des fin s d'ex ploitation économiqu e. l'arri vée de la « civilisa tion occide ntal e lot ob lige les peuples « a rchaïques It à adopter, pe u ou prou , Ull mode de vje « urba in » e l d épe ndant. De rni er avalar illustrant le « développement rée ll e ment ex istant .. , cell e hi stoire baka convient bien au propos te nu par Se rge Latou che : le déve loppe ment est cause de peti e d'identit é, de savoir être et de savoir viv re. Des régress ions qui empêchent un véri table épanouissement de l' humanit é. Da ns les a nnées 1970, Fra nçois Partant avait déjà dénoncé ce processus. Dans un e ntretien sur France Culture diffusé e n mai ] 995, il fai sait remarquer
5
de nous ëtider bi en mi e ux qu e l' in verse? Sous l' impact des pays occidentaux , l'Afrique d w nge de vi sage. Cel ui déc rit par Georges Balandier clans L'Afrique ambiguë à la fin des ann ées 1950 n'a plus cours. A cell e époque, le coloniali sme« voul ait )) int égrer l'Afrique dans la modernit é et le concert des nations. Aujourd'hui , il y a au moins deux Afriques. Celle qui int éresse, ici, Serge Latouc he, c'est l'Afrique de prox imit é, ce ll e qui rés iste à la mondiali sation. Contraint e et forcée, lai ssée pour compte. Ce lle qui vise l'indépendance ou J'autonomie économiqu e source d'avenir et d'espéra nce. Da ns L'autre Afrique, Serge Latouche a nticipait la disparition de l' Afriqu e du point de vue des grands crit ères mondiaux en vigueur: statistiquement , l'Afriqu e hors Maghreb et sa ns l'A friqu e du sud ne représent e, au début du vin gt-et-uni ème siècle qu'aut our de 1,5 % du PNB mondi a l! Au regard des crit ères économiqu es, ell e n'ex iste pas. Pourtant, nous rassurait- il , en voyageant sur ce continent , on rencontre toujours des ge ns qui vivent , ma is souvent en « dehors de l'éco nomi e ». C'est l'autre Afriqu e, pas t:elle des structures de dépe ndance a u marc hé mondial , pas cell e des dirigea nt s et des élites, celte de « l' homm e de la rue ») ou des cha mps. Ou, comme on le dit ici, de la soc iété civil e. Dans ce seco nd li vre sur l'Afrique, il approfondit son ra isonnem ent en introdui sa nt un débat sur la soc iété « d'après-développeme nt », qui sév it depui s la fin de la seconde guelTe mondi ale. Sa réfl ex ion re nvo ie a uss i à la not ion de décroissance, cO lllme le titre de l'ouvrage le menti onne. Dix a ns séparent les deux livres. Aujourd' hui , le mot décroissance rassemble un e gra nde partie 'des gens e t des énergies qui s'é lèvent contre le dysfon cti olln ement de notre soc iété. Ce n'est plus seulement une luit e anti ca pitaliste, une posit ion contre le néo-libérali sme ou ulle perspecti ve pour une aut re mondiali sati on. C'est la plise en compte dans l' urgence des limiles de la pla nète et du cataclysme qui nou s me nace. C'est a uss i la convi cti on qu' il faut cha nge r d' imaginaire pour se projeter dans un a utre ave ni r et penser autrement que par les filtres étroit s de l'économi e régissant la vie de tous. C'est la certitude qu' il faut arrête r celte foUe course en avant appe lée croi ssa nce qui nous bouscul e aujourd ' hui vers les pe rspecti ves qui mell e nt en péril la plan ète, la biodi vers ité et I;hum anité. Co ndamn és, « ils n'ont d'a utre choix pour survivre qu e de s'organiser selon
un e autre logique " . « C'est la grande leçon de l'autre Afrique II . Serge Latouche étudie alors l'Afriqu e dans la mondialisation, dan s l'échec de l'occid entali sation mal gré la pervers ion de systèmes comm e l'anat ocisme. Ilia regard e au ss i dans cette alt ernative de la « soc iét é civil e» où le soc ial passe avant l'économique, où les monnaies qui favorisant les relati on s en dehors du marché ne fon ctionnent pas comme les monnai es national es, où la logique du don structure une pat1ie des relation s entre les personnes regroupées pour survivre ... Il propose ensuite ce qui , e n Afrique, rel èverait d' une pe rs pec ti ve positive pour le deven ir conjoint de la planète et de la vi e. L1 déc roi ssan ce est-ell e un luxe pour ri ches? Si tel n'es t pas le cas, quel s pourrai ent être les liens entre l'Europe et la « voi e afri caine ? Serge Latou che invite à le revi sit er ») des idées comme le « multiculturali sme ou la notion de « valeurs uni versell es transcendantes et uniques II . Sur le th ème de la dém esure et de la « dérai son économique », Serge Latouche propose d'opposer « rationalit é occ idental e» e t «sagesse afri cain e" . Enfin , l'aut eur nou s invit e à reconsidé rer les notions de fronti ères et d'échan ge dans un chapitre consacré à celle cat égorie flou e d'économi e informelle. Alors, demande-t-il en conclusion , qui peut aider qui ? En tout cas, nous rappell e-!il , « pour a ider sans domination ni arrogance, il faut avoir à dema nd er )) ! Pe ut-être faut- il évoquer ici, pour fi ni r, Albert Té voédjrè, auteur béninoi s cité par Serge Latouche. Son li vre La pauvreté richesse des peuples indi que, selon son édit eur, « les princ ipal es alt ernatives qui peuvent se rés um er ain si : • non pas une accumulation matéri ell e diri gée par la course au profit maxima l et stimulée par le désir du « touj ours plu s », mai s un bi en-être fond é sur la maîtri se des besoins, intégrant tout es les val eurs de culture ; • non pas des transfel1 s mimétiques de technologie, mai s des échanges harmoni eux respectant la capacit é autonome de chaqu e pa rt enaire ; • non pas une « burea.ucratie d'Etat " centrali sée, parfois arbitraire et toujours ri goureuse, mai s une « république coopérative » alliant la Iibel1é de l'esprit et la di sc ipline sociale, où la solidarité et la pau vreté vécues devienn ent source d'épanoui sse ment personn el et d'e nrichi sse ment coll ectif ; • non pas un e di vision int ernational e du tra vail , mai s l'autonomi e créatrice des peupl es dans un échange int ernational rééquilibré. » 1)
1)
j
Gill es Luqu et
Avant propos Suite à la demande insisl.an te de Illon ami Jea n-Marc Luque t, de c he rche r des tex tes nOIl publi és pour e n faire Ull petit li vre dans sa bell e coll ec tion de La ligne d'horizon, j'a i rassembl é lIll certa in nombre d'int e rventi ons faites ces derni ères ann ées, sur le th ème cie L'autre Afrique1 e t di sponibles dan s un recoin de mon ordina teur. Ces diffé re nts tex tes, postéri eurs il la publicati on du li vre, ayan t souve nt des dévelo ppe me nts co mmuns, j e me suis efforcé de limiter les redites par des coupures (signalées par le s igne « ( . . . ) ») quand celles-c i n'en comprome tt ent pas la co mpréhe ns ion. 115 ont, cert es, été repris au moins pour parti e dan s mes li vres e t mes articles réce nt s. Toutefoi s, il nous a semblé qu 'offert s au lec teur non spécialisé, sous ce tte form e moins forme lle et plus access ible, ils prése ntai e nt un int é rêt. Le pre mi e r tex te, qui se rI d ' introduc ti on, De l'Afrique ambiguë à l'A utre Afrique, est tiré de la préface faite pour la traduc tion italie nn e d' un rapport d' Emmanuel Mounie r sur une mission faite ell Afriqu e e n 1946. Le seco nd, L'Afrique dans la mondialisation es t un e co nfé re nce fa ite à Bamako (Mal i) e n septembre 2000. Le trois ième L'a utre Afri qu e e ntre la décroi ssan ce e t la mondialisation, qui donn e son titre au rec ueil , es t un e confére nce fait e à Barce lone e n Juill e t 2007. Le quatri è me L'occidentalisation cl l'heure de la « globalisation. Défi e uropéen et sagesse afri caine» est une confé re nce fait e à Dakar e n mars 2005. La cinquiè me, Rationalité occidentale et Sagesse africaine est un e co nfére nce. Le s ixième: Frontières économiques et communautés en Afrique, provient d' une co mmuni cation pour un colloque à Gè nes e n déce mbre 2004. Le septi è me, qui sel1 de conclusion, L'AfruJue peul.elle contribuer à résoudre la crise de l'Occident? es t un e interventi on fait e au I V~ congrès intern atio na l d'é tud es afri caines à Barcelone les 12-15 janvie r 2004.
S.L. 1 L'autre
8
Afriqlle. Er/Ire don et marché, Albin Michel Pa ri s, 1998.
Sommaire
(
Introduction • De l'Afii
Il
IJAfIi
19
L'impact dest ructeur du marc hé mondial
sur l'Afrique ...... .... ... .. ... .. .... ........................... ......
22
Valternative de l'autre Afrique ... .. ... ... .................
32
Conclusion .. ... .. ... .. .. ............................... ... ... ... .. ..
43
.... IJallb'c Aliiquc cnboc la déCl'Oi'&U Ice ct la 1Il00xliaiisatioll 4-5 -c; ~ Le pa radoxe afri ca in de la décroi ssance .............. 46 Le projet d'une société a utonome africaine.. .. ... ...
54
Con clusion ...... ....... .. .. .........................................
60
Üoccidentalis.'1tion à l'hcUl'c dc la « g10bali<;atiOll » Déli em'opéeu e t voic a1iicaine .................................
62
L'il lusion du Illulti c ultural is me ... .... ... ..................
64
Plaidoyer pour un piurive rsa li sllle ..... ............ ... ...
74
Ecouter l'autre............ ... .... ... ... .. .. .........................
79
, Rationalité occidentale et SagL'SSe africaine ................ .
)
La dérai son de la rationa lité sans limite .. ....... .. .. .
81 82
La sagesse dé mocratique paradoxale de la palabre ................ ... ... .. ... ...................... ...... .
88
Le dialogue des masques ................... .... .. ... ... .. ... .
97
Frontières éconollliClUcs el COUUlllUIaUtés cn Af."iqlLe ..
99
)
Le paradoxe ma rcha nd e n Afrique et la
nébuleuse de la soc io économie neo-clanique .. ...
101
Les marchés rencontre africains ... .. .................... .
110
Conclusion .............. ....... .... .. ..................... ......... . 116
E
n guise de conclusion • L'Afi'Hlue pent-elle conll"Ïhue,' a résoudre la crise de l'Occident? ........... .................. 118 Le paradoxe de la question ......................... ... ... ...
118
I.:échec prévisible du développement «
alternatif » à l'africajne. .. ... .. ... ...... ....................
120
L'autre Afrique cO lllme modèle de sort ie
de l'économie .................. .. .... ... .. .. ........................
131
Conclusion ... ... .. ...... .. .... ........... ...... ... ... ...... .. .. ... .. 134
[nlre U1omliruil!u lion e l
J éc roi~@ ,,",:c
(]"ulr,; Arr;'lll'!
Introduction De ('Afrique alllbiguë à l'autre Afri((1le « A la lI:mit.e, l 'Afrique aura.it. pu/aire ce que /, 'Occidenl. afini par faire. Si elle ne l'a pas fait., ce n'eSI. pasfiw.t.e d 'imaginat.ion ou de moyel/s, mais parce qu'elle a voulu autre chose .l' . Michael Singlet.oll?
J 1
ai mis le pied sur la terre d'Afrique, pour la remière fo ,un pe tit matin de novembre 1964, sur
la rlaine (aérof ort dans le dialecte belge local) de la C=:t:;djili pour rejoindre mon poste de coo pérant à I téopoldville, capitale du Congo ex-belge comme on disait alors. Personne n'aya nt été prévenu de mon arrivée, je me sui s retrouvé seul au mili e u d'Afri ca in s inconnus dans un pays déchiré par une guerre civile
(déjà). Les mercenaires de Moïse Tschombé et les parachutistes belges vell aient de prendre le contrôle de Stanleyvi Ue, forçant les « rebelles» dont un certain Kabila à se réfugier en bJ'Ou sse. 2 Afriq/le.~. Le sens d'Ilne démarche. in Catalogue de l'ex position Vi van t Univer.3. Mu sée royal de l'A friqu e centraJc de Tervuren , 1992.
11
Entre la plaine e t l'hôte l Stanley (siège de l'ambassade de France) où j'ai fini par aboutir, j'a i c m vo ir dé fil er les images d e l' Afriqu e immé morial e te ll e qu e Marc All egret, le j eun e compagnon d'André Gide, les avait fi xées dans les ann ées 20 et qu'Emma nuel Mouni er
de va it les retrouver en 1947. Les femmes au x seins nus faisant la toilette dans le marigot entre les bananie rs e l les champ de manioc, les cases de pi sé aux toits de
pai lle, les coule urs e t les odeurs d' un e te rre é picée à la végé tation exubérant e.
Cell e Afrique ambi guë fut racontée dans les ann ées 30 par Mic he l Le iris, le collabora teur d e Ma rcel Griaule e t d e l'ex pédition e thno colon iale d e coll ecte e ncyclopédiqu e qui , pa rti e tlu pays Dogon s'acheva e n É thi opie. C'est encore celle qu' A ndré Gide rencontra dans son
voyage au Congo (e t au Tchad), lors qu'il dé nonça les excès des compagnies à charte et d'une coloni sation
abusant du travail forcé. Tre nte ans plu s tôt, l' illus tre fran co-itali en Snvorgnan ci e Brazza avait écrit, avan t cie
mourir, un rapport officiel sur le même suje t. Il y dénon çait, en particulier, la trahison par J'administration coloniale des traités d'amitié qu'il ava it s igné au nom de la France avec le ro i des Baté ké. La critiqu e était tellement c inglante qu e l'on re non ça à le publi e r et, il ce jour, il est demeuré introuvable. C'est ce tt e Afrique-là qu e vi s ite Emma nu e l Mouni er à la fin de la de uxième guerre mondial e el c'est aussi de ces abus qu'il se fail l'écho tout e n s'efforçant d 'en atté nu er la portée. C'es t aussi plus ou moins dans celle Afrique-là que j'ai atte rri 20 ans plus tarcl. Le souve nir de la chicote (fou et) y était
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Enlrjl IIIOlllli" IÎ!!ul;on c l d êcro;!Ii!!lIlCC L' uulre
AfrÎIIIU~
e ncore c uisant. Mes premie rs étudiants avaie nt tous été initiés . Du pre mier coup d'oe il , 011 reconnaissa it le
Mossi du Bambara, le Mucongo du Muluba. On pouvait mê me savoir, d'après le type de scarifica ti ons fac ial es, s i 0 11 avait affa ire à un Yoruba casté , un comme rçant ou un noble. Mouni e r traverse ce tte Afrique, entre colonisation ratée et. improbable indépendance, avec un humani s me généreux e Lporte s ur elle un regard où la luc idité se mêle à un insupportable paternali sme. C'est la faillite
du proj et colonial qui se révè le dans l' imposs ible décoloni sation. Les récents débats en France sur le bilan de la coloni sation sont déjà e n filigran e dans le diagnostic que Mounier porte dans l'imm édiat après-guerre. « Ce n'est pas le mome nt d'oubl ier, écrit-il, qu'à tra vers beaucoup de sotti ses ou de crimes, notre présence a tout de même appo rté au Pays Noir la paj x c ivile, l'initiation à l'hyg iè ne, à l'éco nomi e mod e rn e , à la c ulture» .
Introduire au Sud la logique de la croissance et de la modernité sous prétexte de le sortir de la misère créée par cette même croi ssance, au risque de l'occidentali ser un pe u plus, était-ce vra ime nt une bonne idée? Mounie r
n'affronte pas directe me nt la question . (... ) Toutefois, da ns son chapitre s ur « Les mirages du N ige r », Mounie r se livre à une c ritique humori stique et fé roce
de l'offi ce du Niger. Il pe nse ne dénoncer que le délire d'un technocrate ap puyé pa r un pui ssant lobby économique, mais en fai t, c'est la logique même du développement qui est visé. Celui-ci sacrifi e toujours les hommes concrets au bonheur d'une humanité abstraite
du futur. Le grand proje t d'aménagement du Niger a
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d'aill eurs été repris (sans plus de succès) par le Mali socialisle de Modibo Keita. On retrouverait les mêmes dérives et les mêmes excès avec les grands barrages
qu' il s'agisse de la Na rmada en Inde ou des trois gorges en Chine. I.:Afriqu e à peine el mal décoloni sée où je dé barqu ais é tait e ncore proche de celle qui commença it à s'émanciper eL que Mounier a traversée. C'é tait encore
l'Afrique des ndoki (sorc iers), des nki ssi (esprits) et des nganga (guérisseurs), des «évolués» (l'élite afri ca ine) et de la bro usse. En .1965, à Tsika pa, alors capil ale de l'U nion kassaïenne, l'une des vingt e l une provinces de
l'ex-Congo belge morce lé, on trou va it une pe tite case de te rre el de chaume couTonn ée d'une bande de ca licot qui indiquait
«
Ministère de la Stati stiqu e ». Si l'on pOlissa it
la curi osil é jusqu'à franchir le seuil de terre battue, on découvrait une pièce unique séparée en deux pa r une étoffe pendue à une fi celle. Dans l' un ou l'aulre des de ux bureaux, quand on de mandait à la marna e n train
d'ajuste r indéfinim ent son pagne rutil ant, s i des documen ts e l des inform ati ons é tai ent di s ponibles, on s'ente ndait in va riableme nt ré pondre : (( Pas encore, on
attend les ord inaleurs ». Il y a un peu plus d' un quart de siècle à peine, alors que les mondes de couleur étaient offi ciell ement déli vrés de la présence des Bl ancs, l'occid entalisation ava il ce parfum de canular insolit e, comme ces vie illes photos de c hefs coutumie rs portant un chapeau haut de forme, au milieu de leurs regalia
traditionnels. Aujourd'hui , la mondi alisation est passée par là. Les
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[nlrt! 1I100ulinli ilulioli el ,Ié c roisij nn,·,: I.'uulr,: ArriClu,:
satellites de télécommuni cation sont lancés. Les interconnexions se mette nt en place. Les autoroutes de l'information so nt en cha nt ier. Les relais sont assurés pour que les marchés fina ncie rs fon ctionnent comme une place unique ouverte vingt-q uatre heures sur vingtquatre . Les informat ions, les s pectaeles, les modes, les ordres et tous le urs contenus c irculent instanta nément , en temps réel, du Nord a u Sud et de l'Ouest à l' Est. Les rideaux de fer et de bambou eux-mêmes n'y ont pas résisté; la pauvreté et la dé rélicti on trop icale n'y on t pas fai t obstacle. Aujourd' hui , lorsqu'on débarque au cœur de l'Afrique noire, à Ouagadougou, capitale du Burkina-Faso, on tro uve dans le centre de la vi lle officielle les mêmes architectures de verre et d'ac ier, les mêlnes autoroutes (s ur qu elques kilomètres seul ement . .. ), les Inêlnes encombrements que dans n' importe quelle métropole .. . Les cybe rcafés, les téléphones porta bles sont partout. Le climat , la cou leur locale, l'état dégradé des installations, la façon originale d' habiter les défroqu es étrangè res créent certes un irréduc tible dépaysement. Il sera it malhonnête de le nier. Cependant, le centre de la capitale, avec ses infrastructures, ses équipements, ses bâtiments ad ministratifs, ses installations économ iques et financ ières, bat au rythme de la tecluwpole transnat ionale. Cette petite métropole de la savane africaine est branchée sur la grande cité monde. La planète est en passe de devenir un village. Un certain exotisme colonial a di sparu. 11 n'y a plu s de femmes au seins nus et les citoye ns ne porte nt plus leur carte d'identité s ur leur visage.
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Dans la ville elle-même, toutefoi s, on voit des spectacles insolites. Sorti des deux ou trois artères principales, officielles et mimétiques, on plonge dans un monde différe nt. De pittoresques enseignes peintes de couleurs vives annoncent les échoppes les plus diverses : je unes pou lets télévisés (cuits à la broche derrière une vi tre), coiffures africain es, doloti è res (fabri cantes et vendeuses de bière de mil), réparations en tout genre. Les innom-
brables tabliers (marc hand s installés devant une table) el sauveleurs (vendeu rs à la sauvette) e ncombrent les trottoirs; les marchés diu rnes ou noc turn es sont le lieu
des trafics les plus in attendus ; les ustensil es divers sont fabriq ués avec de la ferraille de récupération, les chaussures avec des pneus usagés. les fam euses s tatuettes de bronze coulées à cire pe rdue sont faites avec des carters et des bobines de dynamo provenant de voitures à la
casse. C'est le règne des débrouiLLards comme se désignent eux-mêmes les acLeuJ'S de J'économie souterraine. C'est LIll e autre plan ète. Ce t autre monde vil au sein de
la métropole, entretient avec ell e des rapports complexes et multi ples. La vitalité, la créativité, le dynamisme de celle sphère informeLLe, sont moins liés à la mascarade de la modernité du centre urbain qu'au monde étrange qui encercle la vi lle. Moins indifférent au développeme nt par la force des choses que leurs frères de la ca mpagne, ce petit pe up le des marges urbaines est constitu é aussi d'exclus de la grande
société. Il y a désormais deux Afrique, une Afriqu e oFfic ieUe et l'autre Afrique. Céconom ie offi c ielle mimétique et
J6
Enlre lIIomli a liilll l.inn e l Ilêcroi!!!!RIICe L'uulrl: Afril lUl'
déculturée est. celle que pressentait et redoutait Mouni er lorsqu'il sti gmatisait «ces renégats (q ui) n'arriveront qu'à produire, dans l'écume de quelques grand es vill es,
de fau x Europée ns, des Européens e n contre-plaqué, qui ne seront ni d'Europe, ni d'Afrique, mais de la pairie
la mentable des ralés el des pantins - . Cette Afrique officiell e a bel et bi en élé battue (rappelons que le Produil Inlé ri eur Brut de Ioule l' Afrique subsaharie nne représente moins de 2% du produit mondial). (... ) Vautre Afrique esl celle de l'auto organi sation des exclus . On pouvait la pressentir à Kinshasa en 1964, el nous
l'avons observée e n particulie r à Grand Yoff, dans les années 90, mais il était impossibl e à lin Blanc de l'ima-
gine r e n 1947. (... ) Véritable socié té a he rnative en a tte nte pOlentie lle d'une reconnai ssance par une émergence sur la scène politiqu e et int.ernation ale, cett e expérience subit tout de même les menaces répétées d'une mondialisa tion tri om-
phante e l arroga nte (même en c rise). L'invasion des média internationau x à travers radios,
télé, inte rn et, téléphones portabl es a des effets corrosifs sur le li en social par la colonisation de l' imaginaire. Il
suffit de pe nser au désir des jeunes de quitter ce qu' il s fini ssent par considérer comme un enfer pour les
paradis artific iels du Nord contre les portes desqu els ils vonL se fra casser. L'arrivée massive des produits de consommation de masse chinois très bon marché fait parfois concurrence aux artisan s de la récupération qui ava ient tri omphé des ex portations manufacturées européennes. Les processus d'individuation , sans engendrer
17
un véritable individualis me, réussissent à entamer la solidarité qui fait te nir l'univers alternatif. Enfi n, la
pollution sans frontière rend de plus en plus inviva bl e un environnement dégradé. Une véritable société de consommation de seconde main avec des vie illes
bagnoles déglinguées, des téléphones portables q ui ne fon ctionnent pas, des ordi nateurs de récupération, et tous les rebuts de l'Occident, ronge comme un cancer la
capacité de résister dans la di ssidence. Il est à souhaiter que la crise au Nord arrive à temps, pour laisser toute sa c hance à l'autre Afrique.
Quoiqu' il en soit, la leçon de l'au tre Afrique est à retenir. El le réside dans la construction d'u ne possible alternati ve au déli re techno économiq ue de l'Occident.
La démonstration est faite de la capacité de survie par les stratégies relationnell es fondées sur l'esprit d u don et la dé mocratie de la palabre. CAfrique, a-t-on pu écrire, est un contine nt e n réserve de développement. Nous pensons que l'Afrique effecti vemen t est un conti-
nent en réserve, pas du développement qui y a fait faillite, mais bi en d'u n après-développement. Entre l'Afriqu e ambiguë qu'a vis itée Emmanuel Mounie r et la
dou ble Afrique actuelle (l'autre Afri que et l'Afrique officiell e) il y a eu le na ufrage de la décolon isation et de ce développement dont son pate rnali sme humani ste rêvaü pour l'ex-empire fran çais tout en vou lant préserver son
authenticité. Une gageure impossible.
18
": lIlrt: 1ll001l lia li"lll io ll CI . lécro i",~ nIlCC L'n ui re Afr i' I"C
VAfriqlle dans la mondialisntion Ce qu'on ne perçoit pas, ou ce qu '011. perçoit mal, c'est que l'Afrique est dans (loule le seul contine nt à produire encore de la relation sociale ou, pius précisément, cl innover socialement (. . .) Le cOII.t.in ent africain fabriqu e l 'ft antidote ... sous nos yeux, maù nous ne Le voyons pas. Ce qu.'on a appelé l'ft afro-pessimisme ... esl. salis doule l'une des plus grandes fau.t.es de jugement. de ces vingt. dernœres ann.ées. La vit,alù é protéiform.e du continent noir pourrait bien produire, queLque jour; le miracle africain. Ce n 'est pas une certitude, seuLement. un pari et lm espoir. Ils ne SOlit pas dénués de raisons. » Ph ilippe Engellwrd·1
l
a mondialisation, ou globali.sation comme di sent les anglo-saxons, es t un concept à la mode. Les é volutions récentes l' imposent ; il fa it partie de l'esprit d u temps. En quelques années, s inon en q ue lques moi s, tous les
3 Phi li ppe Engelha rd , t.:homme mondial, Arlea, 1996, pp. 28·29.
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problè mes sont devenus globaux : la finan ce el les échanges économiques, bie n sûr, mais au ss i l'environ-
nement, la techniqu e, la communication, la publicité, la culture el même la politique. Aux Etals Unis surtout, l'adjecl if glob(t/ s'est retrou vé tout d'un coup accolé à tous ces domaines. On parle des pollutions globales, de la télévision globale, de la globalisation de l'espace politique, de la société civ ile globale, de la gouve rnance globale', du tec/l/W globalisme', elc. Sans doute, le phénomène qui se cache derri ère ces mots n'est pas si
nouveau . Des vo ix prophétiques annonça ient de puis plus ie urs décennies l'avènemen t d'u il «( village plané-
taire» Oe global village du canadi e n Marshall Mc Luhan), des spéc ialistes parlaie nt d'occidentalisation, d'uniformisation ou de moderni sation du monde, e l les
hi storie ns en décela ienl tous les symp tômes dans des évolutions de longue du rée. Alors qu 'y a- t-il de nouveau? La mondialisation, sous l'appare nce d'un constat de fait ne utre, est aussi, en fait, un slogan qui incite à agir dans le sens d'une transformation sou haitable pour tous. Le vocable es t loin d'être innocent, il laisse entendre qu'on serai t en face d'un processus anon yme et universel bénéfiqu e pOlir l'humanité et non pas que l'on es t en traîn é dans une entrepri se souhaitée par certain s et à l eur profit, présentant des risques énormes et des
4 David Held , Democrac)' ami/h.e g lobal on/cr. From the modem sllt/e
cosmopo/i/(mgovemol/ce. Cam hridge Polil y Press, ]995. Le techl1oglobalismc, Hel atiolls internati onal es et stratégiques, nO8 , ]992.
(0
5 Delphine Kluger.
20
Eulre lIIondilllisaliou 1:1 (1.~cr oi~IUl cc l 'nuir e Arri'III C
dangers considé rables pOlir tous. Plus que la mondialisation «
du
marché,
ce tte entrepri se
conce rn e
la
marchandi sa ti on » du monde, et c'est ça qui est
nouveau et dangereux. Comllle le capil.al auq uel elle es t intimement li ée, la mondi alisation es t en fait lin rapport social de domina ti on et d'ex ploitation à l'échelle plané-
taire. De rrière l'a non ymat du processus, il ya des bé néfi ciaires et des victim es, les maîtres et les esclaves. Les principaux représentants cie la méga machine sa ns
visage s'appe Ue nt le G7, le Club de Paris, le complexe l'.M.UBanque mondia le/O.M.C, l'OCDE, la chambre de commerce intern ati onale, le forum ci e Davos, mai s auss i des instituti ons moins connues aux sigles éso tériqu es mais dont ]' Înllu ence es t énorme: le Comité de Bâl e sur
le
s upe rvIs ion
banca ire,
l' [OSCO
(Inte rna ti onal
Orga ni za tion of Sec uriti es Comm iss ions) qui es t l'Orga nisation intern ati onale des commi ssions natio-
nal es é me Uri ces de titres obli ga ta ires, l' ISMA (Inte rnational Securiti es Mm'ket Association), q ui joue un rôle équivale nt pour les marc hés de titres obli gataires, l'ISO (Industri al S tandard Orga ni sation) c ha rgé de définir les normes industrielles. Enfin, il ne faut pas négliger les grandes entrepri ses d'audits et de consultant.s, les grand cabinets d'avocats et les fo ndati ons
privées. Il est évide nt qu'en laissant pe nser que le phé nomène es t irrésistibl e et sa ns limite on se rend dans une certaine mesure compli ce de ce qui arri ve. La mondialisa ti on n'est sûrement pas heureuse pour tout le monde
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(et en partic uli e r pour l'Afrique' ) et il est tout à fait poss ible de concevoir un autre destin. Les dange rs sont parti cul ièrement fOlts pour le Sud du monde et l'AfrÎclue en partic ulier. Je tenterai de voir ces dange rs et e n pa rtic ulier l'étrangle me nt par la dette dan s une première parti e et j'évoquerai l'issue « alternalive» de l'autre Afriqu e dans une deuxième pmtie.
Vimpact destructeur du marché mondial sur l'ADique Dès l'origine, le fon ctionn ement du marché est un fonc-
tionnement transnational, voire mondial. Le triomphe récent du marché n'est que le triomphe du « tout marché » . Il s'agit du dernier avatar d'une très longue hi stoire mondiale. La première llloncliaJisatioll propreme nt planétaire date de la conquê te de l' Amérique lorsque l'Occident pre nd conscience de la rotondité de la Te rre pour la découvri r et asseoir se conquêtes. Lorsque
«
le temps du monde fini commence» suivant
la formule de Paul Valé ry. Celle premi ère mondialisa tion a peut-être été plus décisive que les suiva ntes . E lle a accélé ré les échanges de
6 Pour faire passer l'Uruguay round , l'OCDE ava it fa it un modè le de s imulation à 7SO<X> équations (lu i devait dé montre r
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[litre 1lI0Ildiali;!alioli ct tlé croill81111Ce L'outre Arr;'luc
plantes, d'animaux. mais aussi de maladies avec la
conquête par l'Europe des Amériques. Pour l'Afrique cela a signifi é la traite esclavagiste. Une deuxième mondialisation daterait de la conférence de Berlin et du partage de l'Afriqu e entre 1885 et 87, sui vie d'une colon isat ion intégrale . Une tro is ième aurait
démarré avec la décoloni sation et l'ère des développements. Pour l'Afrique cela a signifié des États mimétiques e t nationalita ires 7 , une déculturati on sans
précédent, des éléphan ts blancs et la pollution. Les dangers les plu s visibles de l'actuell e mondiali sation se manifestent à travers la perversion du li bre-
éc hange et l'étranglement de la dette.
lx" pel"Vel"SÎon du 1ibl"~change Les méfait s du libéralisme économique sur les pays du Sud ne sont pas nouveaux, depuis l'époque où les occide nt.aux se sont arrogés le droit d'ouvrir à coup de canon la vo ie au libre comme rce. Des guelTes de l'opium au commodore Perry en passant par l'é limination des tisserands indie ns, l'analyse des conséquences désastre uses,
pour les pays faibles, de la division internationale du trava il n'est pl us à faire. Les procédés actuels impulsés par le FMI et les plans d'ajustement structurels, la Banque Mondi ale et l'OMC renouvell en t le genre. Cependant, avec la mondialisation actuell e de l'économie, la conc urrence de la mi sère du Sud se retou rne 7Voir Ahmadou Kouroullla , En oueruUlIll. le vole des bêles slLll/)oges.
Scuill 998.
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auss i contre le Nord et es t en train de le détruire à son tour. Des pans entiers du ti ssu industri el 50nl d'ores el déj à délabrés, certaines économies, cert aines régions sont proprement sini strées, et ce n'es t pas fini. Tandi s qu'on conti nue à détruire l'agri culture vivri ère et l'élevage des pays d'Afrique en y ex porta ni ft ba s pri x nos
excéde nts ag ri co les (d 'aille urs s ub ve ntionnés), les pêcheurs, ou en tout cas les pêcheri es, de ces mêmes pays ruinent nos propres pêcheurs en ex portant les poissons de leur misère. Toutefoi s les effets pervers du libre-échange sonl surtout
sens ibl es dan s les pays du Sud . Les pays les moins avancés (P.M.A : Pays pas moyen avancer comme on dit
a u Bén in ...) ont tout à perd re à l'ouverture sans précaulion de leurs marchés. Les exemples du cacao el de ]a
banane mérite nt a ussi d'être médités. Alors que le cours mondial du cacao était au plus bas dans les années quatre-vingt, et que les économies du Gha na et de la Côte d'ivoire subi ssa ient de ce fait une cri se drama-
tique, les ex pe rts de la Banque Mondiale ne trouvaie nt ri en de mieux que d'encourager el de finan cer la plan tati on de milliers d'hec tares de cacaoyers enlnclonés ie, en M alaisie el aux Philippines. On pouva it encore espérer
quelques profits sur la misère plus producti ve des travai lle w·s de ces pays-là .. . Pour couron ner le tout, les Europée ns, à Bruxell es, s'ali gnant. sur la se ul e Angleterre, ont honte usement capitu lé devant le lobby des grands chocolat ie rs. Défini ssant le chocolat comme un produit pouvant conte nir jusqu'à 15% de graisse végé tale bon marché (sans vérification vraime nt fiable)
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Enl re lIIomlialilj ll liOIl Cl I l é l 'r'-l i!l~ aIl Ce L'aul re Afrillu c
a ulre que du beurre de cacao, onl fail pe rdre à la Côle d' ivoire el au Ghana quel{lueS millia rd de pl us. Faul-il se scandaliser si clan s ces conditions certain s planteurs
onl arrac hé le urs pl a nl s pour fa ire d u haschic h ? Le cas de la banane es t lié au stabex, ce mécan isme de ga rantie de rece ttes d'ex p0l1a ti on oclToyé par les pays
du marché commun a ux pays A. C. P. (A fri que, Caraïbe, Pacifique) . Ce système in stauré par les conventions de
Lomé (de 1à 5) ava il été sa lué un peu hâti vemenl comme la mise en oeuvre d'un nouvel ordre économ ique in ternationaL Le pri x de la banane ac h e té~ en Guadeloupe, en M artiniqu e, aux Canaries ou en Afriqu e Noire perm et aux producteurs locaux de survivre (avec bien sûr de grandes inégalités de situation sui va nt qu' il s'agisse d'ouvriers agricoles, de petits ou de gros planteurs,
nalionaux ou é lra ngers ...). Sans ê lre nu ls, les résuhals ont été médiocres avec certains effets pervers. De tout e
faço n, c'éta it e ncore lro p pour les experls du GATI qui onl réc la mé el on l pralique me nt obtenu le dé man lèlement de ces entraves aux « lo is du marché ») . Poussés par les mu hin ati onales nord américa ines,
comme Chiquil a Brands (ex United Fmù) el Cas lei & Cooke, qui conlrôle nl l'essenlie l de la production el de la distribulion des ré publ iq ues bana niè res el des pla nlations de ' Colomb ie, les pays d'A mérique cenl ra le re layés par les Élals Uni s onllraîné l'Europe deva nl les panels du GATI' puis de l'organ isati on des règlements des différents (O. R. D.) pour dé noncer les barriè res el e nl raves au li bre jeu du marché. Ils ve ule nl à 10u l prix accroître leur pari de marché grâce aux salai res de
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mi sère des oU\'n ers agricoles, dont des centaines on t succombé à l'em ploi incons idé ré de né ma toc ides (poison contre les ve rs). L:ORD leur a donné raison. « Vous menez la pire des gue rres économiques contre un peuple sans défense. Vou s importez nos bananes et nous lai ssez dans la misère, les confl its e t la souffrance» a déclaré le prés ident des planteurs de bana nes de la petite île de Sai nte Luc ie e n comme ntant le ve rdict et en condam nant la campagne « politique me nt incorrecte » de l'ad ministration Clinton. Ce résultat a é té obtenu d'auta nt plus facileme nt que les Européens ne présente nt pas un front uni . Les Alle ma nds rechignent à paye r le urs bananes un peu plus c he r. Au Préside nt Jacques Chirac reproc hant celte trahison à son ami Koh l, e t dé nonçanll es conditi ons « pire e ncore que l'esclavage» de la production sur les plantat ions américaines, le c ha ncelier alle mand a ré pliqué: « La morale est une c hose, les affai res en sont une autre », Avec le démant èlement des régulations nationales, il n'y a plus de lim ite inférie ure à la baisse des coûts et a u cercle vic ieux suicidaire, C'est un véritable je u de massacre entre les hommes, entre les peupl es et au dé triment de la nature ... Finale ment, on peut dire que ractue lle marc handisation totale n'épargne pas l' Afriq ue. Elle assume la form e parti c ul iè re de la « Zaïri saLion », c'est à dire de la commercialisati on e l privatisation intégrale de la vie politique . Les rappOlt s soc iaux, l'accès aux postes, aux diplômes, aux pouvoirs, tout est englobé dans la sphère marchande. Le marché colonise l'État beaucoup plus
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[ulre m lllll!i ulÎ s olÎolI Cl tl éc ro issH ll ce l ' nuire AfrÎI!u e
que l'inverse. t:issue de ce processus c'est ce que Jean-
Françoi s Baya rd a appelé la voie somalienne de développement fond é sur le trafi c de la drogue, la criminal ité d'Etat, l'industri e des prises d'otages, le stockage des déchets industri els toxiques et ainsi de suite.
L'éb-anglement de la dette C'est dans ce contexte de rapports de domination
« impériali stes» No rd-Sud, qu'il faut situer le problème de la dette. La dette n'est qu'un des éléments de l'ensemble qui contribue à l'étranglement de l'Afrique. Comme le dit, en effet, André Franqueville : « Il y a une réell e hypocrisie à prétendre favori ser le développement des pays pauvres tout en les pillant sans ve rgogne » . « Les deux fac es du pillage actuel du Sud par les pays riches, poursuit-il, sont bie n connues : d'une part, un rembourseme nt ex igé sans faille d'une de lle ex terne en réalité inextinguible parce qu'elle augmente à mes ure de son re mboursement à la faveur d'un e ngre nage financ ie r réelle ment machiavél ique, d'autre part un pillage des ressources naturelles, matières pre mières, minérales et énergétiques, productions agricoles (et en conséquen ce la ruine des sols) pour obli ger à ce rembourse me nt. De surcroît, ce pillage se trouve renforcé par la dévaluation des prix de ces matières pre mi ères, savamme nt organi sée sur le marché inte rnational el déclarée iné luc table, et soumis à l'inj onction néolibérale d'exporter toujours davan tage cell es-ci pour que soient accordés de nouveaux prêts. Depui s les
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conquê tes colonial es le saccage es t continu; sa derni ère forme est ceUe de l'accapareme nt des ressources génétiques de ces pays grâce à des dépôts de brevets usurpés, tel cel ui des Nord-Améri cain s s ur la quinoa e n Bolivi e »8. On n'épiloguera pas ic i s ur la faç:on dont s'est mis e n
place le piège de la delle, entre recyclage des pétrodollars par les banques après 1974 et élévation conjonctu relle des taux d' intérêt pour le financement de la dell e américaine. Les mythes du développement à crédit propagés par le Nord, souvent en toute bonne foi , et les illus ions de l'éc hange e nde tteme nt-cro issa nce économique entretenues au Sud ont été à la foi s les a libis et les argumen ts du drame . Ains i, comme disent Foltorino, Guillemin e t Orsenna : «
L:Africa è un cimetero di elefanti bianchi / .. ./ A diffe-
re nza de i ve ri pachidermi , ahimè non è pe ro' in via di es linzione . Si traita di una constru zione sontu osa, inutile, costosa, c he in più ha la faco ltil di aggrava re il de bilo de i paes i africani , di nOI1 funzionare, di tra sformars i nel giro di pochi 81lni in l'ovine, in ruggin e 0 in fantas mi. Di ghe, ceme ntifici, albe rghi nel deserLo, zlicc herifi ci, centrali e le llri che, i bran chi degli elefanli bian c hi ce lpes tano l'A fri ca, s pre mono la finan za pubblica, a rri cchi scono le imprese occidentali con la compi acenza, se non con J'incoraggial11e nto, del le organizzazionÎ Înte rn8zÎonaii »9 . La perve rs ion intrinsèque de l'anatoc is me (i nté rê ts Bt\ndré Franquev ill e, op. cil. 1>1). 17- 18. 9 E. fOllorino, Chr. Guillt!rnin , E. Orsennn, Besoin d 'Afrique , Paris,
Fayard 1992. pp. 32-33.
28
[nlr.: mnl1lli olii!lIliu .. ct
.I.:e rui;j~ "n ,: e
l ,'"utre Afri'iu e
composés), étrangl e le dé bite ur dès lors que celui -ci utili se l'a rge nt pour financer des dé pe nses improductives (armeme nt ou consommation) ou fa it de mau vaises affaires. Ra ppelons qu 'un sou placé à trois pour cent du temps de Charlemagne produira it désorm ais des globes d'or. Une nouvell e de scie nce-fi c ti on , intitulée « intérêt composé» imagine un héros voyagea nt dans le passé afin juste ment d' investir quelques pièces de me nue monnaie dont les intérêts lui serviront à construire sa machine à remonter le tempsl0 ! Les fonds de pension sont un peu da ns cette situation, pas l'A friqu e ! Certes, la c roi ssance aussi obéit e n théori e à la même loi , en un siècle le P NB serait multiplié par 867 avec un taux de 10 % ! Hé las! les Plan s d 'Ajustement Struc ture l imposés par le FMI laisse nt peu d'espo ir d'atteindre durablement de tels taux. Il faut toujours exporte r plus et dégager des recettes d'exportation , ce qui a pour résultat de faire ba isser les cours. Comme pour Sisy phe, on est condamné à remonter indéfiniment la pe nte. Le fard eau revient toujours plus lounl. Mê me une [oi s conJi squées les receLt.es d'ex port.ation obten ues laborieuseme nt, les nouveaux e mprunts n'arriven t pas à apurer les inté rê ts échus. U ne foi s mi s en place, l'étrangleme nt se resserre, la dette nourrit la dette. La thé rapeutiq ue infernal e des in stituti ons fin a nc iè res inte rnation a les ac hève le malade e n prétendanL Je guérir. Uant ique représentation du va mpiri sme des usuri ers se trouve ain si re nou velée. 10 cité par R ex Butl er in Ad/eter le Lemps, Traverses n033-34. Politi que lin de siècle, Pa ri s 1982.
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l:étau de la dette (pour re prendre le titre du li vre d'AmÎnala Traore 11) constitu e un excellent moyen de
tenir les pays du Sud en étroite subordination. « Grâce à l'étau de la delle externe et de la baisse des cours des matières premi ères, éc rit André Franqueville, s'est mise en place une recoloni sation sous la coupe des organi smes financiers internationaux dont les Etats-Unis sont le fer de lance»". On a clamé à grand ren folt de publicité l'annulation poss ible de 80 % de la delle des pays les plus pauvres (Les PPTE, pays pauvres très endettés) en juin 1996 lors du G7 de Lyon, puis lors de celui de Cologne le sacrifice des riches est monté jusqu'à 90 %. Toutefois, derrière l'effet d'annonce, il s'agit d'u ne vaste escroquerie. Les données sont impitoyables et révèlent l' inJécence, voire l'obscénité de la prétendue générosité du Nord . Entre 1982 et 1998, les pays du Sud ont remboursé quatre foi s le montant de leurs dettes. Néanmoins,
celles-ci étaient toujours quatre foi s plus élevés qu'en 1982 et atteignaient 1950 millions de $! Le tiers-monde rembourse chaque an née plus de 200 milliards de $, alors que les aides publiques au développement (prêts remboursables compri s) ne dé passent pas 45 milliards de $ par an. l:Afrique s ubsaharienne, quant à ell e, dépense quatre fois plus pOlU' rembourser sa delle que pour toutes ses dé penses de santé et d'éducation. Les mesures d'annul ation frisent le mauvais ca nular. 11 fau l, 11 L'étoll. L'A/rique dans un monde saflSfrontières. Actes Sud , 1999. 12 André Franquev ill e, Du CamerQun li ln Bolivie. Retours slIr lUI, iû/léraire, Karthala. Pari s 2000, p. 13.
30
.: nlrc ulOmlialil!!lIlioll e l tlécroi;;~ nllcc L'lIulre Afrillu c
en effet, distinguer Irois Iypes de delles : celles envers la Banque Mondiale et le FMI, qui jusqu'à très récemment n'étaie nt pas négociables", mais qui pour les pays d'Afrique représentent de 30 à 75 % de leur endettement, celles envers les instituti ons privées qu'il est hors
de question d'annuler et qui représenl enl plus de 50 % de l'endettement des pays lalino-a mé rica in e t asialiques, celles e nfin d'El ais à Elals donl l'annulalion seule esl e nvisageable. Celle-ci doit être négociée au cas par cas avec le Club de Paris, pour les pays très pauvres et très endettés. Ain si, un pays d'Afrique noire qui doit, par exemple,
quatre milliards de dollars, dont de ux à la Ba nque Mondiale-FMI et un à des banques privées, pe ut espérer une annulation de 80 à 90 % du millia rd resta nt dû au Club de Paris. Toutefoi s, un artifice lechnique réduit encore le montant. Si un rééchelonnement , comme c'est
probable, a déjà e u li eu (par exempl e sur 600 millions, l'annulation ne portera que sur la part non rééche-
lonnée, soit au mie ux 360 millions, c'est-à-dire 9 % du total de la de tte. C'est ainsi que jusqu'à présent, les monta nts annulés re présentent 25 milli ards de $, soit moins de 2 % de l'ensemble '4 ! On es t loin de la revendication de l' inilialive jubilée 2000 qui pOl1 erail sur environ 300 milliards el qui esl très en deçà de l'ampl eur du problème. Même si toutes les deites étai ent vra iment an nulées, tous les
«
mécanismes» qui onl
13 Depuis que le bon mons ieur Cmmlessus est devenu conseiller du pape, ceUe dett e pourrait être aussi annulée à hau leur de 30 % . 14 Eric Tou ssain l. Briser la. spirale infernale de la delle, Le Monde diplomalique. Paris, se plembre 1999.
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engendré celte situation perverse resterai ent en place. La parti e recommencerai t de plus bell e. Ce n'est pas l'endettement qui crée la pauvreté, mai s l'i nverse. E n dépit de ce que l'on nous fail cro ire, répudier la dell e, comm e j e l'ai toujours préconi sé, n'aurait probablement pas de gros effets dommageables sur le plan économi que pour les pays intéressés, b ien au contraire. L'irréalisme
de la proposition est ai lle urs. POUl' les pays d'Afrique, e n tou t cas, cela serait tout simplement suicidaire. Leur
indé pe nd ance est tota le me nt fic ti ve . S i le Chili d'Alle nde a été victime d'un coup d' État fome nté pal' la C1A et ATT pour avoi r touché au x intérêts améri cai ns, tous les régimes d'A friq ue infiniment plus fragil es sont
sous é tro ite surve illa nce. lis doive nt obé ir a u doigt e t à J'oeil. La résistance étant ain si vou ée à l'échec, il ne leur reste plus que la disside nce.
]]alternative de l'aub'e Afiique Pourquoi l'autre Afrique? l:Afrique offi cielle, l' Afriqu e des indé pe ndances a fait fai llite économiq ue me nt et politique me nt. Fa illite économique : moins de 2 % d u PNB mondia l, l'équivale nt du l'lB Belge ou des 15 premi ères fortun es de la planète ... 330 milliards de $ en 2001, soit 30 milli a rds de moins qu e les subve ntions payées celte année-l à aux agri culteurs des pays du
Nord . Fa illite politique : coups d' Etats, gue rres c iviles, corruption, gé nocides .. . Tout cela a été à la source de l'Afropessùnisme. 1butefoi s, si ce con stat d'échec fai t
32
Enlre IIlUIltliHIÎlsniion t!l tl écrui !!8l11u'c L'nuire Afri'ilitl
unanimité, y compri s chez les caelres afri ca ins, ce n'est
que l'échec de l' Afrique Offi cielle. C'est l'échec de l'occ ide ntalisation (et la mondialisati on n'est que la poursuite du même processus), c'es t à dire du miméti sme économique el politique. Fort heureusement, il ex iste
une « autre» Afrique. La s urvi e de 600 à 800 millions de rescapés ti ent même du miracle. l:autre Afrique, c'est l'Afriqu e des sa van es, des forêts et. des vill ages,
l'A friqu e des bidonv illes et des ba nli e ues populaires, bre f « la socié té c ivile », l'Afrique des confé rences nati onales. Une Afriq ue bien vivante, capabl e de s'auto orga ni ser dans la pénuri e et d'inventer une vrai e joie de vi vre. Face à la mondialisation, à Comnùnarchandisation du
monde, au triomphe planéta ire du tout marché et à l'économicisation des esprit s, les laissés pour compte du Nord et du Sud, condam nés dans la logique dominante à di sparaître, n'on t d'autre choix pou r survivre que de s'organi ser selon une uutre logique. li s doivent in venter, et cert ains au moins in ven tent effecti vement, un autre système, une autre vie. C'est là la grande leç:on de l'autre Afriqu e.
La débrouille est une réac tion déjà ancie nne dans le ti ers-monde, et en particuli er en Afrique Noire, face à la
faillit e du dé ve loppe me nt. Il s'agit d'une réa lité multiforme depui s le trafi c de drogue jusqu'aux stratégies ménagères de survie. l'ex péri ence qu e j 'é voqu erai concerne principalement la société néo-cl anique Ott
ve rnac ulaire de Grand Yoff, une banli eue de Dakar. JI s'agit a u fond d'une soc iété de 100 000 personnes
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(Grand-Yoff) qui vivent largeme nt de le ur autoprodllction sa ns créa tion de monnai e, grâce à la densi té de
réseaux sociaux dits néo-claniques .
La situation d'exclusion de la grande soc iété à laquelle sont condamnées les masses des banlie ues africai nes, détruit et dénie toute significa tion appaI'e nte, offic iell e, à leur ex istence. Hors de la grande société et de ses valeurs unive rselles, en effet, la vie ne peut avoir de sens. Pourtant, les « naufragés du développement » e n s'auto organisant dans la débrouille bri cole nt une vie e n
marge. Les laissés l'ow· compte de la grande société, désormais Illondiali sée, réali seraie nt le miracle de le ur s urvi e e n ré inve ntant du li e n social e l à trav ers le foncti oll nement de ce social. Excl us des formes canoniques
de la modernité, la citoye nneté de l'Etat- nali on et la participation au marché national et mondial, il vivent, en effet, grâce aux réseaux de solidarité « néo-claniques» qu'i ls mettent en place. Le secret de cette relative réussite tient aux stratégies relationnelles. Ces stratégies incorporent toutes sortes d'activités «économiques », mais ces activi tés ne sont pas (ou faiblement) profess ionnalisées . Les expédi e nts, les bri colages, la débrouill e de chac un s'inscri vent dans des réseaux: les reliés, ceux qui sont liés entre e ux forment des g rappes. ALI fond , ces stratégies fond ées sur un je u subtil de t,iroirs soc iaux et économiques sont comparables aux stratégies mé nagères, qui sont le plus souve nt les stratégies des ménagères, mai s transposées dans une société où les membres de la famille élargie se compteraient par centaines 15 . Les réseaux se s tructurent, en effet, sur le
34
Entre
llIon,li al i ~n Lioll
c l {léc .. oi ~lIltn CC L ' UIIII'c Afri'luc
modè le de la fa mille selon la logique claniqu e, avec des mè res soc iales et des aînés sociaux, sans oubli er la fameuse « parenté à pla isante ri e» des ethnol ogues 16 • Quelle est la logique de fon cti onne me nt de cette société marginale? Cette œC01wnûe vernac ulaire s'a rti cule-te lle à l'économ ie mondi a le et qu el rôle y joue la monnaie?
La logique du don L'argent (Xaali s, en Wolof) est omniprésent. e n fait e t dans l'imagina ire, mai s il n'a pas la même s ignification, ni le même usage s ur notre pla nèt.e et s ur cell e de l' informe l. Dan s la grande soc iété, l'a rge nt, équivale nt gé né ral, est un e 3?stract ion. Il est la m.onna.ie 17 . Le billet 15 L'importa nce du nombre ne t ient pas seu lement à la diffé ren ce de conce ption de la famille (rôl e limité de la fa mill e nu cléa ire, existence de la polygamie, gm nd e féconuité, etc.), ni même à la force des liens de parenté constituant le cla n, ell e ti en t aussi a u fait que les reliés, souventtrèB divers, par la rel igion , l'ethni e, le statut social, et qui sont en grand nombre, pe uven t ê tre plu Bou moins incorporés da ns la famille élargie. 16 Emma nuel Nd ione : D)'ruuniquc urbaine d'une société en grappe, ENDA-Dakar 1987. et Le don et. le recours, ressorts de l'éCOT/amie urbaine . ENDA-Dakar 1992. En Amé rique La tin e, on trouverai t des stru ctures comparables, sinon identiques, au Pérou et a u Chili , se lon Ma nfred Max Neef, au Mexique se lon Gustavo Esteva. Voir e n pm1 ic uli er Max Neef « contri bu ti on à une th éo ri e alternative pour un déve loppeme nt à échelle humaine. CEPA un (Ce ntl'O de Alt e rnativas de Desa rTollo) Sa ntiago du Chili. 1986 et Esteva, Une nouvelle SOllrce d 'espoir: • le.~ margùuw.;x If , lnte rc ulture nOll9, Printe mps 1993, Montréal. 17 Sur cdtc d istin ction a rgent et monn aie, vo ir par exe mpl e Jea n Joseph Goux, La. monnaie ou. L'a.rgent dans « L'économie dévoi lée" so us la d irecti on de Serge La tout:he, Revue Aut rement , Pa ri s, 1995.
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de banque et les pièces sont d'ull usage restre int. La monnaie est avant tout comptable ; elle c ircule à tra vers
les c hèques et les ca rtes d e crédit. C'est un jeu d'écriture qu i détermine l'essenti el des droits des agents dans la cité grâce à la garantie d'in stitutions so lides, les banques. Dans les banli e ues popul aires d'Afriqu e, au contraire, l'argent est conc ret e t tangibJe, il est instrument d'acqu is ition de pos itions par le je u des placement s. Il prend volonti ers les form es archaïques des bijoux d'or e t d'argent, voire du bétail ou des pagnes, qui
affi chent des statuts. Les alhaji du Nige r (ceux qui ont fait le pèlerinage en Arabi e Saoudite) se forcent leur vie durant à faire un rictus pour exposer les dents en or q u' ils se sont fait poser à la Mecque .. . Cet argent sert à nou rrir les réseaux soc iaux. Les intéressés e ux-mê mes parl e nt d'argent cha"d et d'argent)Toid. Vargent appropri é au sein des réseaux s'oppose à la monnaie du Blanc, extérie ure e t abstra ite. Le pre mie r, géné raleme nt piécettes et toutes petites coupures (mais auss i parfoi s de grosses liasses), ple ines de sueur et de crasse, est noué dans le coin d'un pagne et enfoui dans les vêteme nts, sorti avec précaution et réticence, compté et recompté avec l'espoir d'un rabais . Le second est celui des ONG, de l'assistance technique. Il se c hiffre en millions e t se di lapide dans l'abstrait. Les multipl es tontines partic ipent de ce fon ctionne me nt diffé re nt de l'arge nt. Ces « banques des pauvres », bie n différe ntes de le ur récupération par la Banque mondiale sous la form e du « micro c rédit », assure nt un contrôl e social de l'usage de l'épargne, ma is rempli sse nt e ncore bi en
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d'a utres fon ct.ions sans parle r des festi vités qui les accompagne nt. La monnaie et même les rapports marchands feraie nt ainsi fon c tionn e r une socié té non marc ha nde. Entendons nous bien, on ve ut dire pru' là une société qui, tout en pratiqua nt des échanges nombre ux et e n connaissant une circulation monétaire intense, n'obéit pas massive me nt à la logique marchande. L'obligation de solidarité domine encore largeme nt la vie économique et sociale. Ce qui frappe l'observate ur à l'écoute des grappes de reliés de L'économie néo-clanique, c'est l' importance du temps, de l'énergie e t des ressources consacrés au x relations sociales. Si "on dé ploi e une ac ti vité intense, il serait abusif dans la plupart des cas de parler de travail au sens arti sanal du te rme. Prê ter, e mprunte r, donn e r, receVOIr, s'entraide r, passer commande, li vre r, se re nse igner supposent des re ncontres, des visites, des réceptions, des discussions. Tout cela pre nd un temps considérable et occupe une partie importante de la journée, sans parler du temps consacré à la fêle, à la danse, au rêve ou au jeu ... Tout ce qui est reç:u est placé immédia tement à l'intéri eur du réseau, qu' il s'agisse de denrées ou d'a rgent 18, soit parce qu' il est dû, soit parce qu'on anticipe la nécessité d'a voir à emprunter, soit a ussi, eLdans tous les cas, parce qu'on aime à [aire profiter ses proches de ce que l'on vient de recevoir el qu'on cherche à le ur [aire plaisir. On est très conscient qu' un bie nfait n'est ja mais 18 L:End a-G raf a inauguré un système de g uichets de marché, géré par les femmes ell es-m êmes qui ass ure la sécurit é des dépôts fait s sur le ma rché même et permel des prê ts imporl anl s. Le suecès est considérable et le système est en ple ine ex pan s ion,
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perdu. L:attitude gé né rale est le sentime nt d e d evoir bea uco up à ses reliés plutôt que celui d'être un créancier qui se fait toujours avo ir. Si le don fonctiollne bie n, chac un des ac te urs estime avoir reç u plus q u' il n'a donné, tand is qu e s i le systè me fonc ti onne mal chacun pe nse avo ir reç u moi ns 19 • Ce sentim ent es t é videmmen t fondame ntal pour la bonn e marc he des logiques oblatives (ma is ce n'est sû rement pas le cas partout). Les ge ns de Gra nd Yoff parl ent e ux-mêmes d e tiroirs pou r désigne r ces placements e t investi ssements reLat.ionnels. Ces tiroirs détenus par les reliés sont indifféremment économiques e t soc iaux. Symétri que ment, en cas de besoin , et le besoin est ici quas i-e ndémique, 0 11 mobilisera la grappe, on ta pera d ans ses différents tiroirs. Souve nt , on ti rera s ur un tiroir pour placer dans un a utre . lei co mme partout, le li e n socia l fonct ionne s ur J'échange ; mais l'échan ge, avec ou sans mon na ie, repose plus s ur la trip le obli ga tion de donner, cie recevoir e t de rendre telle qu e l'anal yse Marcel Mauss qu e s ur le marc hé. Ce qui esi centra l et fondamental dans la logique du don c'est q ue le lien re mplace le bien".
Économie né
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produire Lout ce don t e ll e a besoin. Et d'abord, la nourriture . Toute la nourriture péri urba ine, en effet, n'est pas
produite sur place. Pour Kinshasa, on évalua it en 1990 à un ti ers l'apport local e n prod uits maraîchers, ce qui pour une mét.ropole cie cette importance est déjà cons idé rable 21. Même s i la couverture est sû re me nt moi ns forte pour les autres produits alime ntaires, et en partic u-
lier les céréales, c'est un ordre de grandeur créd ible pOUl" beaucoup de villes du Sud. Madame Fatou SaIT dans une thèse de sociologie, a fait, dans un esprit très
proche, une étude de l'économie d'un quartier de P ikine, Medina Gounass . Ses résultats vo nt tout à fa it dans le même sens. 49,99 % des besoins sont couverts
par la producti on locale paysanne et al1isanale, 22,76 % par le secteur capitali ste local et seulement 27,23 % par les importatio/l.s . Encore q ue sur ces 27,23 %, 20,02 % concernent le ri z, le café et le thé qui vien nent des paysans de l'int.érie ur. 7 % seulement prov ienne nt donc des économies étrangères 22 . La couverture pour les biens manufacturés est beaucoup plus fo rte et pe uL-être s upérie ur à 1000/0 en valeur, les exportations dépassa nt 21 Hill e l Rapoport . L'approvis ionnement vivrier de la, ville de Kinslw.m (Zai"re) : St.ratégies d 'adaptation li la crise du sp/.ème alim en/aire .. Rappolt Cedi llles-Paris H, 1992 el Cah iers de sciences humai nes, Ors10 01 , vol 29 nO4, Paris 1993. Gérard Gu e ra nde l, Les cultures ml/ratchères à. Kinshasa, Travaux e t docu me nt s de géographie tropica le, CEG ET, n058, 2ème trimestre 1987. 22 Marginalité urbaine et développement . Une conlradic/ion a.utogérée par lesJemmes. L'expérience d 'une banlielle urbaine de Dakar. Thèse, Paris VIII , ju in ] 99 ] . Voir aussi Pie rre-Philippe Rey, Au/.o organisation de quartiers " irrégllliers » de Dakor- Pékine (Sénégal) et remise en cause du cO/lcept de secleur informel, Revue Tiers Monde, nO 14 1, Janvier-mars 1995 pp. 223-230.
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les import.aJ.ioft!i. Tous les bi ens, cependant, ne peuvent
ê tre produits sur place. La fripe rie, les produits radioélectroniques, et beaucoup de matéri aux doivent être importés, ainsi que l'essence, la médecine occidenlale
et l'éducation inte rnationale (dont la nécessité n'est pas év idente ... ). Une part non négligeable de ces importations obéit encore à la logique du don et des réseaux. JI e n est ains i de ce qui c irc ule avec la pare ntèle de la campagne ; il en est. ain si également d'une part non
négligea ble des bie ns ma nufacturés qui est introduite grâce aux reliés é tablis à l'étranger. LI reste qu' il y a une parti e in compress ible d 'import.ations qui ne peul échapper à la logique ma rc ha nde et doit être payée en bonnes espèces sonnantes et Irébuchanl es, ex igence
dramatique pour les produ its pha rmaceutiques. Si les exportations de produits de l'informel ne couvrent pas ces importations nécessaires, ce qui es t plu s que probabl e, le solde de la « bala nce comme rciale» ne pe ut être payé que par le solde positif de la « bala nce des capit aux ». Avec le monde offi ciel, la logique économique retrouve ses droilS, et les bi ens symboliques n'ont plus cours. Cela nOUS plonge au coeur des problèmes du pôle monétaire. L'uni vers de l'économie néo-claniqu e crée des valeurs symboliques. certes, mais ne crée pas encore de
titres de paie me nt va lidés ell dehors de sa sphère et de ses dépendances. Bien au conlraire, il ulilise largement pour sa circulalioll Înl erne ta monnaie créée par les instituti ons du monde offi ciel, en l'espèce un organi sme
extra national , la BCAO (Banque Centrale d' Afrique de
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Enlr,' IUOIllIiIl!iilulinn 0;1 oI écn.i;jijuII(·C 1.',,"lr,; Afri'l',e
l'Ou est). A la diffé re nce des SE Ls, les réseaux néoclaniques préféraient le dé tourne me nt de l'arge nt réell ement exista nt dont la transcendan.ce gara ntit le pou voir fétiche à l'inve ntion d'un e monnaie locale. Hs n'ont pas eu besoin jusqu'à mainte nant d'une unité de compte fi c tive (glands, grains d e sel, cocagne, e tc.) pour construire une pyramide de crédit e t faire c irculer les créances et se réa ppropri er jusqu'à un certain point la monnai e étran gère. Pour détournée qu'elle soit dans ses nombreux usages, cette monnai e doit d'abord ê tre captée. On sa it qu e bie n des ge ns viven t un pi ed dans l'offi c iel et un pied dans l' in fo rm e l. En pa rt.ic uli er, les sa lariés normaux vie nne nt s'approvi sionner e n partie da ns l' informe l. Toutefoi s, ces re ntrées sont ins uffi santes pour couvrir les ùnportations, et les besoins intern es. On sa it. d'autre part, que la monnaie ne chôme pas entre les mai ns de ses déte nteurs dans les banli eues afri ca ines . C'est une monnai e aussi brûlante qu e cell e de la grand e s pécul ati on int e rnational e ... L'argent sitôt reç u est « pl acé ») dans le réseau, c'est-à -di re re mi s e n ci rc ula ti on. Les tontines, les caisses d'épargne mutuelles, les dons, les prêts sont auta nt. de tiroirs qui absorbe nt in stantanément la liqui dité. Sans e ntrer da ns des raffin ement.s techniques s ur la définition de la masse mon é taire (pi èces, bill e ts, comptes de dé pôt s, comptes à te rm e e tc.), rappe lons la formul e simplifiée et tau tologique de l'équation des écha nges: M V = PT. Dans cette ex pression, M est la masse monétaire, P le ni vea u mo yen des prix, T le volume des transactions en monnaie, V est donc la
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vitesse de rotation ci e la monnaie, c'es t-à-d ire le nombre
de fois qu'au cou rs de la période un mê me billet a é té e n moyenne utili sé.
D'après les e nq uêtes faites par l' Enda à Gra nd Yoff en 1990-91, on pe ut éval ue r e n pre miè re approx ima tion la vitesse de circ ulati on de la monnaie (le V de l'équation des écha nges) à 7, ce qu i est considé rable". Reste le mys tère de la masse moné taire (Le M de l'équation des écha nges). Il prov ient des reven us que les reliés captent de la sphère offi cielle, e t essentiellement des salaires perçus en échange des prestati ons cie travai l. Les mêmes enquêtes dOll na ient un revenu monétaire moyen de
40.000 Francs C.F.A. par mois et par unité famili ale moyen ne de 12 personnes. Pour les 100.000 habita nts de G ran d Yoff, cela représentera il li Ile masse monéta ire da ns la circ ulation courante de M = 330 milli ons de F.C.F.A. Cette llIasse qui rentre périodiquement , doit co rrespo ndre approximativement à la va leur des imporlal.Îons mensuelles, si on admet que ]a thésaurisati on est
nulle ou inchangée, pui squ'elle correspond à ce qui SOli en un Illois du circuit. Et alors, quel est le ni veau de vi e de ces reliés en nombre
de dollars per capita (ou même en te rme de développement humain) Jemandera l'économiste impénitent ?
On
peut multipl ier les indices contradic toires ou ambivalent s
de ce gen re de vie. Le systèm.e de pri x qui règne da ns la sphère néo-clanique est inc royable ment bas. Le pouvoir d'achat du Franc C.F.A. est très différen t de ce qu'il est 2.1 On l'é\'ulue à 4,3 pour la France. Monique Beziade, La mOfllwie el. ses mécanismes. La découverte, coll. Repères, Pari s 1992, p. 4 t.
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Ellire lIIolldinliiilulion cl .lée roiMHII CC L' nuire Afri{IU C
hors de la s phère, e t plus e ncore de son co urs inte rn ati onal . Cela é tant, co nn aissa nt à pe u près MV e t moyenna nt qu elques hypoth èses s ur P, on pourrait se ri squ er à proposer un e éva lu a ti on de 1~ le volume des transactions. E n se donn a nt un taux d e change réali ste e ntre a rgent ch.aud e t a rgent froid, (d isons deux pour un par un e approxima ti on basse), on a urait un c hiffre de l'équi va len t du P.LB de Gra nd Yoff ce qui ne sera it pas la plus mau va ise es tim ati on statistiqu e du n i\'ea u de vie des naufragés. Soit 9 240 Millions en équivale nt FF de 91 e t 12000 fra ncs par têt e"- Quelle est la s ignifi ca tion de ce reve nu , s inon de fai re pièce a ux évaluati ons object.ives des stati stiqu es inte rn at ionales? Cela aboutit donc à releve r le ni vea u de vie réel des « naufragés du développe me nt » de troi s à cinq foi s . Toutefoi s, comm e on part d' un chiffre incroyable me nt bas, e n metta nt le ur dénuement e t le ur précarité e n comm u n les reliés du gra nd Yoff produ ise nt de la dignité, une grande ric hesse de vie sociale et une indén ia ble joie de vivre, mai s il s res te nt très loin de l'opu le nce ...
Conclusion ~éconornie néo-clan ique peu t ê tre vue co mme une forme de di ss ide nce et de résis tan ce à la mondi ali sation cie
N Comment arrivon s- nous à ces chiffres? MV = 330 Milli ons X 7, soil PT = 2310 Millions de Francs CFA chauds ou 4620 de Fran cs CFA co urant s. Cela nous donne 924 FF par Illois ou approxi mat ivemen t 12000 FF pal' an. 25 Yvonne Mi gnot -Lefebvre el Mi chel Lefe bvre, Les palrimoines du. fUI.ur, Les sociélés aux prises (t'vec la. mondiali.wlioll , L' Harmatt an,
Pm·;" 1995. P. 235.
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l'économ ie, c'est-à-di re à l'économicisation du monde. 11 s'agit d'une ré ponse locale à un défi global. Sa ns bruit et sans déclara tion, les « informe ls» de Grand YofI mette nt e n oeuvre le « principe de subs idiarité du travai l el de la production » . Autre me nt dit, l'éche lon loca l doit être pri vilégié a u nom du socia l dans tou te la mesu re du possible tant que c'est rai sonna bl e 2s • Les leçons de l'a utre Afrique dans la construc tion d' une a lLernative au dé lire techno économique. consiste da ns cette démonstration de la capacité de survie par les stratégies re lationnelles fondées sur l'es prit du don.
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E n l r e llIomli nli!!nLi o ll e l ,l éc:ro i~lUu:,: L',mlre Afri' l" C
Vautre Afrique entre la décroissallce et la ••• omlialisatioll Et pourtant J Q ~ pOlLrrait.-il arriver de mieux au:'(, habit.ants des pa' "p Iw res qu.e de 'Voir leur PI B baisser ? (. .. ) La ha usse
C]j1l~u~r:PrjIB"11.e mes ure rien d 'au.t.re que L'accroissem.ent, de
l 'hénwrragie. Plus celui-ci a.ugmente, plus la nal.ure est dét.mite, les hommes {diénés, les .~)'slèm.e$ de solidarité déma.ntelés, les techniqILes simples mais efficaces et les sa voiraire ancestralL'f, jetés aux oubliettes. Décroître pour les lbitants des pays pau'vres signifierait donc préserver leur fJ. Ltrirnoine naturel, quitter les u.sines à sueur pour renouer avec 'agricu.lt.ure vi'vrière, l'artùanat el. le petit comm erce, eprendre en main lellr dest.i.née commune. » Herué René Martin t ,.,
q
u'ente nden t proposer pou r l'Afri que (et plus généralement pour le Sud) les « parti sans de la décroissa nce» ou les « objecte urs de croissance» ? Sur ce volet im porta nt cie la question le plus souve nt mis de coté, il conv ient de leve r l' hypothèque. Comme l'écologie dont elle est fill e, la décroissance est souve nt acc usée d'être un luxe à l' usage des « riches », obèses
26 Hervé Re né Mal1in, Éloge de La .~impLicilé 1IOlof/l.aire , Flammarion. 2007, p. 209.
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de surconsommation. Com men t généraliser aux pays sous-dé veloppés, et e n particulier à l'Afrique, une telle propositi on a lors mê me qu'ils ignorent e ncore les bie nfait.s sinon les méfait s de la croi ssa nce? Les « objecteurs de croissance », e n répéta nt qu'il s'agit d'une proposition concerna nt seulement le Nord, ont , à le ur insu, nourri le male nte ndu . « La décroissance équitabl e, écrit ai nsi Paul Ari ès, n'est pas la décroissa nce de tou t pour tous: e lle s'applique a ux surdéve loppés, à l'exc roissance, à des sociétés et à des classes sociales dont la boulimie est responsable de cette captation des ri chesses qui cond uit à la destruction de la planète et de l' humain dans l'homme » 27. Ji importe donc de clarifie r ce qu'on pe ul appeler « le paradoxe» africa in de la décroissance, puis de voir que l sens pe ul avoir pour l'Afrique le proje t d' introd uire le cercle ve rtueux de la décroissance et comment, à partir d'un mouve me nt « en spiral e » .
Le paradoxe africain de la décroissance ous attribue r le proje t d'une « décroissance ave ugle », c'est-à-dire d'une c roissance négative sans re mi se e n qu estion du système, et nous soupçonner, comme le font ce rtains « alte r économi stes» (économ istes pal1i sans d'une mûre mondiali sation , d' une autre c roi ssance, d'un autre développeme nt ou d' une a.utre économi e ... ), de vouloir interdire aux pays du Sud de ré oudre le urs 27 Paul Ariès. Décroi.uallce 0/1. barbarie, Coli ns, Lyon 2005, p. 163.
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problè mes, participe de la s urdité sinon de la mauvai se foi. Notre projet de constru ction , au Nord comme au Sud, de sociétés convivia les autonomes e t économes implique, certes, de parler plus d'une « a -croissan ce », comme on parle d'a-thé is me, que d'une dé-croissa nce. Toutefois, il s'agit bi en, dans tous les cas, de sortir cie la croissance et don c du dé veloppement. En affirmant q ue le Sud de vra it avoir droit à un « temps» de cette m.audite croissance, faute d'avoir connu le dé ve loppement, nos adversa ires se retrou ven t coincés dans une con tradiction . Si la société de croissance est insout enable a u Nord, par qu el miracle le devie ndrait-ell e all Sud ? En réalité, ils montre nt qu' il s n'arrivent pas à di ssoc ier la c roissance avec un « C » minuscule d'avec la Croissance avec un « C » majuscule. El final e ment, à sorti r de l'imaginaire de la croissance. Mettons les pieds dans le plat. Si re me ttre e n callse la société de croissance déses père Billancourt, comme certains res ponsables d'A'ITAC le souti enne nt, ce n'est pas une req ualification d'un développe me nt vidé de sa substance économique (<< un développe me nt sa ns croissance )~) qui redonne ra espoir e l joie de vivre aux drogués d' une croissance mortifè re. N'est-ce pas fa ire pre uve, e n o utre, d' un s inguli e r mé pris po ur les travai lle urs que de les croire immatures au point de ne pas s'apercevoir ni comp rendre qu e le gâtea u de la société de consommati on est toxique, mê me s i, comme pour tout un chacun, il ne sera pas Cac ile pour e ux d'y re noncer ? A l'in verse, ma inteni r ou, pire e ncore, introduire la
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logique de la c ro issance au Sud sous pré texte de le sortir de la misère créée pa r cette même cro issa nce ne peut que l'occ identa liser un pe u plus . U y a, dans la propositi on qui part d' un bon sentime nt de nos ami s alte rmondia listes de vouloir, tout partic uli ère me nt en Afrique, ( construire des écoles, des centres de soins, des réseaux d'eau potable e t retrouver une autonom ie alimentaire 28 », un ethnoce ntrisme ordinaire qui est précisément celu i du déve loppeme nt. Le cadeau n'est-il pas empoisonné? De deux c hoses l' une : ou bi en on demande a ux pays intéressés ce qu'il s ve ul e nt, à trave rs leurs gouve rn eme nt s ou les enquêtes d' une opini on ma nipulée par les médias, et la ré ponse ne fai t pas de doute ; ava nt ces « besoins fondam e ntau x» que le paternalisme occide ntal le ur a ttribue, ce q u' « ils» ve ul ent, ce sont des cl imati seurs, des porta bles, des réfri géra teurs e t surtout des « bagnoles» ; ajou tons bi en sûr, pour la joie des responsables, des centrales nucl éaires, des rafales e t des c hars AMX ... Ou bie n on écoute le c ri d u coeur du leader paysa n Guaté maltèque : " Laissez les pa uvres tra nquilles et ne le ur parle z plus de dé ve loppeme nt ,,". 'Jo us les a nima te urs des mouvements popu la ires, de Vanda n. Shi va, Ek ta l'arishad e n Inde à Em ma nue l Ndione au Sénégal, le disent à le ur raçon. Laissez les peuples d u Sud tranqu ill es, lai ssez-les trouver la solu tion a ux problèmes que VOLI S leur avez créé e L ne le ur imposez plus vos modèles de dé veloppement. Car, e nrin, s'il importe incontestable me nt a ux pays du Sud de 28 Jea n-Marie Ha rribey. /Jéveloppem.cnl. durable : le grand éca rt. L'HumnnÎlé du 15 j uin 2004.
29 Alain Cras. Frag ilité de la puissaflce. Fayard. 2oo3. p. 249.
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[nlr.: llIolidinlil!lIliOIl e l ~I ét;roi;jij .. nce L'nuIre Mri.!IU·
« retrouver l'aut onomie alimentaire» c'est donc que
cell e-ci avait été perdue. En Afrique, jusque dans les années soixante, avant la grande offen ive du développement, elle ex istait encore. N 'est-ce pas l' impéri alisme
de la colonisation, du développement et de la mondialisa tion qui a détruit ce tte autosuffi sance et qu i aggrave
chaq ue jour un peu plus la dépendance? Avant d'être massivement polluée par les rej ets industri els, J'eau ,
avec ou sans robinet, y était le plus souvent potable. Qua nt au x écoles et aux centres de soins, sont-ce les bonnes institutions pour introduire e l défendre la culture
et la santé? [van III ich a émis de séri eux doutes sur leur pertin ence pour le Nord 30 . Ces réserves doivent être infiniment renforcées en ce qui concern e le Sud, COmme
certa ins intellectuels de ces pays (trop peu sans doute ... ) s'y emploient. Ainsi, E. Ndione dénonce l'école à l'occidental qui mutile les pe tits Sénéga lais et les rend inaptes à se débrouiller dans la vie. La sollicitude du Blanc qui s'inquiète de la décroissance au Sud dans le Jouable dessein de lui venü en aide es t suspec te. « Ce qu'on con tinue d'appeler a.ide, souligne justement Majid Rahnema, n'est qu'un e dépense destinée à renforcer les stru ctures génératri ces de la misère. Par contre, les vic tim es spoli ées de leurs vrais biens ne sont jamai s
aidées dès lors qu'elles cherchent à se démarquer du système productif mondi ali sé pour trou ver des altern ali ves conformes à leurs propres aspira ti ons »31 .
Paradoxalement, le projet de la décroissance est né en La parution de ses oe uvres com plè tes. (Fayard, 2004 e t 2005), est l'occasion de relire en parti culier Vile société s an~ école el Némésù médicale qui resLenl plei ne lne nt d'ac tu alit é.
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quelque sorte au Sud ou à propos du Sud, et plus particulière ment de l' Afrique. Le projet d' une soc ié té autonome et économe a éme rgé, en effet, dans le fil de la critique du développe me nt. Cette c ritique a été surtout théorique au Nord mais aussi pratique au Sud. Depui s plus de quarante ans, ulle pe tite « inte rnationale », ant i ou post développement iste, dans la filiation
d'Iva n Illic h, Jacques Ellui et François Partant, a nalyse et dénonce les méfaits du développement, surtout dans le sens de l'entreprise du Nord ve rs le Sud. Outre ces trois « leaders» c ités, on peut mentionner: Wolfgang Sachs, Hele na Norberg-Hodge, Frédériqu e AppfelMarglin, Mari e -Dominique Pe rrot , Gustavo Esteva,
Art uro Escobar, Ashis Nandy, Vandana Shi va, Claude Alvares, Majid Rahnema, Emmanuel Ndione, Gilbert Ri st". Jls tire nt les leçons des échecs, de l' Al gérie de Boumedie ne à la Tanzani e de Nyerere. Et ce dé veloppement-là, pas seul e me nt capitali ste ou ultra-libé ral , comme en Côte d'Ivoire, mais officiellement « soc iali ste >l, « partic ipatif >l, « endogène », «self-reliantlautocentré», ({ populaire e t solidaire », é tait aussi SO LIven t mi s e n
oeuvre ou appuyé par des ONG humanistes . E n dépit de quelques microréalisatiolls remarquables, la fa illite en a été massive e t l'en tre pri se de ce qui deva it aboutir à
l'é panoui sseme nt de tout l'homme e t de tous les hommes", selon la formu le de Paul VI dans l'ency3 1 Majid
Rahne ma, Q1UUld la misère cha.:ise La pauvreté. F'ayard Actes
Slid. 2003, p 268. The developmelll dictùmary, Zed Books, Londres 1992. Traducti on frança ise à paraître chez Parangon sous le titre Dictionnaire de.~ lIlots toxiques.
32 Vo ir
50
E nl.r e momlÎa liilfllÎlln c l d éc r oÎiiiilUlce L'nulrc A fritlllc
clique « Populorum Progressio
»,
a sombré dans la
corruption, l'incohérence e l les plans d'ajuste me nt structure ls qui ont transformé la pau vreté e n mi sère.
Cette critique débouchait pour le Sud sur l'alternati ve historique, c'est-à-dire l'auto orga ni sation de socié tés et économi es vernacul ail'es ll . Nature ll ement , on s'intéressa it aussi aux initi ati ves alte rnatives au Nord, du type
SEL (systèmes d'éc hange locaux), RE PAS (Héseau d'échange des pratiques alternati ves et solidaires), Banche dei tempo, coopérati ves, AM AP (Associati on pour le mainti en de l'agric ulture paysanne), communauté de l'arche, de Longo Mai , etc., mais pas à une alternati ve sociétale au s ingulier. Du fait de la crise de l'environnement et de l'é me rgence de la mondialisation, le succès inattendu et tout relatif de cette critiq ue, longtemps prêchée dans le désert, nous a conduit à approfondi r ses im pli cations sur l'économie el la socié té du Nord. La farce du développement durable regarde en effet autant le No rd que le Sud et les dangers de la croissance sont désormais pl anétaires. C'est ains i qu'est née la propos ition de la décroissance. La critique du développement et le pmjet de la décroissance a aussi des racines en Afrique et même des é bauches de réa li sation. En févri er 2007, au Centre Emmaüs de Tohue près de Cotonou, l'ONG italienne « Chiama l'Afri ca » , organi sa un débat avec quelques intellectu els bé ninoi s s ur le thème «pauvreté et décroissance » . Celle rencontre autour d'A lbert Tévoedjré 33 Voir Illon li vre, L'autre Afrique. Entre don et morellé, Al bin Michel, Puris 1998.
51
perme t de faire le point sur le paradoxe afri cain concernant celte ques tion. Qui se souvi e nt e ncore d'Alberl Tévoedjré ? Pourtant, il publi a en 1978 à l' insti gation d'I va n 1Ilich « La pau vrelé ric hesse des pe upl es », un livre à succès précurseur des idées de la décroi ssance"- Il y criliquait l'absurdité du mimétis me c ulture l et indu striel , faisait J'éloge de la sobriété inscrite dans la tradition africaine , dénonçait la démesure de la soc iété de croi ssance avec sa création délibérée de besoins fa cti ces, sa dés humani salion engendrée par la domination des rapports d'argent et sa des truc tion de l'environne me nt. Il proposait, enfin , un retour à l'autoproduction villageoi se. A 85 ans, l'holllme, e n ple ine forme. n'a ri en reni é de ses idées, mais celles-ci n'intéressent plus personn e e n Afrique . Comme beaucoup d'intellectuels afri ca ins, il s'est in vesti et peut-être pe rdu dans la politique sans pouvoir ap plique r ses con victions dans les postes ministé rie ls qu 'il a occ upés. Dans le même lemps cepe nda nl, les failliles des développements condamnaient les populations à in venter leur survie dans la débrouille . C'est ce tte auto organisation par la débrouille des exclus de la modernité économique que j'ai tenté d'anal yser da ns « L'autre Afrique » . Elle constitue, à sa façon, un exemple de construction de société autonome et économe soute nable dans des condi tions infinime nt plus préca ires que ne le seraient les sociétés de décroi ssance au Nord, sall S rien devoir ou presque au x éliles inlellectuelles el politiques du conlinen!. 34 Pari s, éditi oll fi o uvri ères.
52
Cette capac ité, non seul eme nt de survi vre mais de construire une vie complè te largeme nt e n dehors de la socié té mondi ale de marc hé, repose sur un triple ni veau de bricolage : le niveau de l' imagina ire avec la proliféra tion des c ultes syncré ti q ues et des sectes (y comp ris e n pays musulman avec ]es confréri es et leu rs dissidences), le ni veau techno économique avec la récupé ration ingénie use, industri e use et e nt repre nan te (pa r oppositi on à la rationa lité économique occide ntale : ingé nie ure, industrie lle et e ntre pre neuriale), e l surtout le niveau socia l a vec l' inve nti on d'un li en « néoclan iq ue» (pa r les parti cipa tions c roi sées à une foul e d'associa tions) , Pour aut.a nt , l'alternati ve au déve loppeme nt, au Sud comme au Nord, ne saurait être un im possible re lour en arrière, ni l' im position d' un modè le uniforme « d'ac roi ssance ». Pour ' les exclu s, pour les naufragés du déve loppement, il ne peul s'agir que d'une sorte de synthèse entre la tradi tion pe rdue et la modernité inaccessible. Formul e paradoxale qui résume bie n le doub le défi, On peut pari er sur toute la ri chesse de l' inve ntion sociale pOlir le re le ver, une foi s la créati vit.é e l l' ingé ni osité libé rées du ca rca n économiste et dé veloppe me ntiste. (... )
53
Le projet d 'mIe société autonome africaine Dès 1986, da ns mon li vre « Faut-il refu ser le développement ?», était esq uissé le projet de constru c tion d'une société alternati ve au tonome. Si da ns « Va utre Afrique »35, je me s ui s intéressé au mode d'a uto organisati on des na ufragés du développe ment comme form e emb ryo nna ire de cette société, pré tendre q ue j 'y fa isais un « éloge sans nua nce de l'économi e infofm elJ e » (J. M. Harribey) parti cipe de la dés information. I:étude de l'a uto orga nisati on des exclus du banque t de la surconsommation a u Sud est intéressante pour comprend re q u'on pe ut s urvivre au développement e l hors d u dévelop peme nt , da ns une gra nde précarité mais grâce à la ri chesse des liens socia ux. Il est clair cependa nt que la décroissa nce au Nord est une cond itio n de l'épanoui ssement de toute forme d' alterna ti ve a u Sud. Pour l'Afri q ue, la décroissance de l'empreinte écologiq ue (mais a ussi du PIB) n'est, bi en év idemme nt, ni nécessaire ni souha itable. Ma is on ne doit pas e n conc lure po ur a utant qu'i l fa ille y cons truire une soc ié l.é de croissance. La décroissance concern e les sociétés d u Sud da ns la mes ure où elles sont e ngagées dans la construction d'économies de croissance afin d'éviter de s'enfoncer p lus ava nt da ns l' impasse à laq uelle cette aventu re les conda mne. Les sociétés du Sud pourra ient ou devra ient, s' il en est temps encore, se « d ésenve 35 Albi n Michel, 2001.
54
[litre U1 o rl(lialisatioll e t (l éc r(lÎSSllllce L'lIulri' A(ri1lu e
lopper
»
c'est à dire se dé li vre r des obstacles sur le ur
chemin pour se réali ser autrement. Mais d'abord, il es t
clair que la décroissance a u Nord est une condition de l'épanoui ssement de toute form e d'alternative au
ud.
1ànt que l'Éthiopie et la Soma lie sont conda mnées, au plus fort de la disette, à exporte r des aliments pour nos animau x domestiqu es, tant que nous engrai sson s notre
bé tail de boucherie avec les tourteaux de soja obtenus sur les brCaii s de la forêt amazonienne, nous asph yx ions
toute te ntative de vé ritable autonomie pour le Sud. Sans compter que ces
«
déménagements» planétaires contri-
buent à déréguler un pe u plus le climat, que ces c ultures s péc ulatives de la tifond iaires pri ve nl les pauvres du Brésil de haricots el qu'en prime on ri sque
d'avoir des catastrophes biogéné liques du genre vaches folles ... Oser la décroissance au Sud, c'est tenter d'enclencher un mouvement en spirale pour se mettre sur l'orbi te du
cercle vel1ueux des 8 RJ6 • Celte spira le introducti ve à la décroi ssance au Sud pourrait s'organiser avec d'au tres « R », à la fois altern atifs e l compl émentaires, comme Rompre, Renouer, Retrouver, Réintroduire, Réc upérer,
etc. Rompre avec la dépendance économique et c ulturelle vis-à-vi s du Nord . Renouer a vec le fil d' une hi stoi re interrompue par la coloni sa ti on, le développement eL la mondialisati on. Retrouver el se réapproprier
une ide ntilé cullurelle propre. Ré introduire les produilS 36 Rappelons ces huit objecti fs interdépendants suscept ibles d'enclen· cher un cercl e vertueux de déc roissance sereine. conviviale et soute· nabl e : Réévu lu er, Reconceptu ali se r, Rest rllc;lurer, Redis tri bu er, Relocali ser, Réduire, Héulil ise r, Recyc ler.
55
spécifiques oubliés ou abandon nés et les valeurs « antiéconomiques» liées au passé de ces pays. Récupérer les techn iques el savoir-fai re Iraditionnels. La première étape consiste à rompre avec la dépendance économiq ue el cullurelle vis-à-vis du Nord. La rupture de la dépenda nce est fondamenlalement plus culturelle qu'économique. Cerles, une polilique économique au tonome est ind ispensable. La rupture avec l'exporlat ion syslématique de cultures spéculali ves au détriment de l'au tosuffisance al imentaire est d'autant plus nécessaire que c'est auss i l'autosuffi sance en eau qui est en qu estion. ~~ En même temps que les produits agricoles comme le cacao, le café, le coton, le soja, l'arachide, etc. note Andrea Masu llo, voyage de ces pays affamés el assoi ffés, vers le ord du monde, un Ilux caché d'eau: il s'agit de l'eau qui a servi à produire ces récoltes »37. Pou r beaucoup de pays d'Afrique noire, la seule « déconn ex ion » suffirait à éliminer rapidement la mi sère et à engend rer un bien-être, à l'abri d u consumérisme. Nous avons vu en Centrafrique le spectacle désolant de paysans attendant e n vain des journées entières, au bord des rou tes, un ac heleuj' éventuel de leur surplus agricole. Cimposs ibililé pour les paysa ns de se procurer les quelques francs CFA nécessaires à l'achal du savon , du sel, du pélJ'Ol e lampant, élémenls dérisoires el néa nmoins constitutifs de l'a isance fru ga le à laquell e il s as pirent, résulte de la pé nurie d' un arge nt rare ve nu d'ailleurs qui ne suffit pas à paye r les fonctionnaires el 37
Andrea Mas ull o, Dal mil.Q dclln crescltn alI/ILOIlO umancsimo. Vcrso
UI1I1/IO/JO model/o di sviluppo SOSfel1ibile. De lta 3 Edizion i. 2004, p. 25.
56
Ellirc mOluliuiil! UliO Il
cl dé c roil!~ nll c e
l ' uulr e Arri'llI c
nourrit un circ uit pe rve rs d' importations e t de corruption. Les objecteurs de c roissa nce n'ont auc une raison, dans ce cas, de ne pas faire le ur les progra mmes de « delinking» (déconnex ion)38, préconi sés naguère par les ti ers-mondi stes, comme Sa mir Ami n. Tout efois, celle-ci ne suffit pas et ne peut d'aille urs réuss ir si ell e n'est pas accompagnée d' une pe rspecti ve plu s a mbi ti euse. Si la décolon isation politique s'est accompl ie, celle de l' imaginai re reste à fai re. Dénoncer l' imposture de la c ro issance pour le Sud est essentiel. Car elle est non seulement, comme a u Nord, une gue rre économ ique, (avec ses va inqueurs bi en sOr, ma is plus encore ses vaincus), mais a ussi le pi llage sans rete nue de la nature, l'occidentali sation du monde et l'unifonni sati ol1 pla nétaire, et e nfin , le génocide ou tout au moins l'ethnoc ide pour toutes les minorités indigènes. Sans entrer dans le déba t, pourtant essentie l, de la déculturation, on peut dire qu' il s'agit d' une « machine» à affa mer les pe uples . Ava nt les an nées 1970, en Afrique, les popul ation s étaient « pauvres» au regard des critè res occidentaux, en ce sens qu'el les di sposaient de peu de bi e ns ma nufa cturés, ma is pe rsonne, e n te mps normal, ne mourait de faim. Après 50 an nées de dé veloppement, c'est c hose faite. Mie ux, en Argentine, pays traditionnel d'élevage bovin, ava nt l'offensive développementi ste des a nnées 80, on gaspillait inconsidé ré me nt la via nde de boe uf, aba ndonna nt les bas morceaux. Aujourd' hui , les gens Sa rui r Am in , La déconnexion - Pou r sortir du sys/.ème mondia!. La Découvert e, 1985.
38
57
pill ent les superm arc hés pour survivre, et les fonds ma rins, ex ploités sans ve rgogne pa r les fl ottes étrangè res entre 1985 et 1995 pour accroître des ex polta tions sans grand profit pour la popula tio n, ne peuve nt plus constituer un recours l9 . Ce qui est a ussi e n passe de devenir le cas pour l'Afrique, le long des cotes de la Ma uritanie, du Sénégal, d u Cameroun, e tc. Comme le d it Va ndana Shi va : " Sous le masq ue de la croissance se di ssimul e, en fait, la création de la pénuri e »40, Renouer avec le fil d' une histoire inte rrompue pa r la colonisation, le développe ment et la mondia lisation est import ant pour retrou ve r e t se réa ppropri er une identité c ulture lle pro pre. Pour devenir l'acte ur de son destin, il faut d'a bord être soi-même e t non le relle t captif de J'autre. Les rac ines ne sont pas à cultiver pOlir ellesmêmes da ns une rumina tion passéiste de la gra ndeur perdu e - ce qui risque de me ne r à des form es de fondamentalis me ou d'ethnic is me - ma is sont indispensables da ns la pers pecti ve d' un nouveau dépa lt. Ré introduire les produits spécifiques o ubliés ou abandon nés et les va leurs {( antiéconomiques » liées à l'hi stoire de c haque culture parti c ipe de ce pl"ogramme a insi que récupére r les techniques e l savoir-fa ire traditionnels. Si on ve ut vraimen t, a u No rd, incl ure un souci de justice plus poussé que la seule et nécessaire réduc tion de « l'empre int e écologique », peut-être fa ut-il fa ire droit à une a utre (~de tte) dont le (~ rembourseme nt » est pa rfois 39 Hervé Kempr. /11. pêche arge"tine vicl.illle, elle allss~ d'une po/itiqlle lrop libérale. Le monde d u samed i 5 ja nvier 2002. 'WSh iva Va nda n
58
Entre llIollfJiulisutioli cl d écroi>:!@lulcc L'uutr,; Arri,I''';
réclamé par les peupl es indigènes: Restitue r. La restitution de l' honne ur perdu (celle du patrimoine pillé est beaucoup plus problé matique) pourrait consister à entrer e n paltenariat de décroissance avec le Sud. Nous sommes encore là dans l'utopie concrète et féconde, non dans un programme politique. Je ne présenterai pas un agenda de construction de société au tonome en Afrique comme je l'ai fait pour l'Europe dans mes articles du Monde diplomatique, parce que je pe nse que ce sont les populations concernées qui doivent déterminer le contenu du projet et qu'elles sont parfaitement capables de le faire. Il est certain que sa mi se e n oeuvre au Sud se heurte à des obstacles nombre ux. Si tu pe nses à un lion , monte dans un arbre, dit un proverbe bantou. S i, au Nord , celui qui s'attaque à un tel projet politique ri sque d'être assassiné, au Sud le simple [ait d'y songer peut vous valoir le sort de Patrice Lumumba, Thomas Sankara ou Salvador Allende. Néanmoins, pour offrir quelques éléments concrets d'un programme d'autonomie à débattre, j'en emprunterai une esquisse à mon ami Pie rre Gevaert, qui a beaucoup réfl échi à la ques tion. « Pour les Africa ins, en parti culier, écrit-il, pas encore devenus esclaves du confort moderne, il suffirait de ve iller aux sept points suivants: 1. A ne pas trop compter sur les fau sses richesses occidentales. donc à retrouve r un max imum d'autonomie par rapport à e lles. 2. A remplacer, en partie, les devises en papier étranger (Franc CFA, dollar, livre ste rling, etc.) par une monnaie local e d'échange inspirée des SEL.
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3 . A a rrê ter progress ive ment les monocuhures d'ex portatio n, pour les remplace r par des c ultures vivri ères, non dé pe ndantes des intra nts exté ri eurs (e ngra is c himiques, peslic ides, etc.) grâce a u composl qui ulilise chaque brin de pa ill e, les fumi e rs e l autres mati ères orga njqu es (... ). 4. En cas de récoltes excéde nta ires, essayer de tra nsforme r les ma tiè res pre mi ères soi-mê me, afin de ne pas re nlrer da ns le je u des ma rc hés inéquitables et de profile r des va le urs ajoulées gé nérées pa r les tra nsformations (exemple pâ te de sésame ou d'arachide) .. . 5. Protéger sa terre, son sol, e n e ntoura nt les pa rcell es de « d iguettes a nti-é rosives .. . 6. Cuisine r avec le sole il , grâce a u four sola ire que le menui sier Jocal peut construi re à un prix max imum cie 100 e uros ... 7. Créer Lin max imum de réservo irs ou de re te nues d'eau pour slocke r l'ea u des pluies (... ) »". Ce progra mme limité a u monde rura l constitue un exemple des formes pratiques que pourra ient revêtir la reconquête de l'a utonomie. Il rejoint, ce fa isant, les init ia ti ves mises e n place, il y a que lques a nnées déjà, pHr Bern a rd Ledea Ouadraogo avec les Naa m a u Burkina Faso ou le mouve me nt des 6 S.
Conclusion Cette « a utre Afriqu e» des cha mps, comme r a utre Afrique des ba nlie ues que j'ai étudiée da ns mon li vre, 4t Pie rre Gevuert, Alerte aw!; '/Jùmnls et qui vellleni. le re~·te r, Rura li s, Comnmrq ue 2005. PI). 97/98
60
Erllre 1II0 1Hlinlill1lli oli cl tl é rroillSILIH:'-" L'Ultlr,: Afri fl'II"
est gravement menacée par ce que mon amie malie nne Am ina ta Traoré a appel é le viol de l'unaginaire 42 qu i se déploi e sans rete nu avec la soi-di sante mondiali sation. (... ) Si nous avons pu té moi gner de sa s urpre na nte « ré uss ite », la coJoni sat ion de J' imagina ire menace désormai s t' autre Afrique, après avo ir co rrompu J' Afrique offic ie lle. (... ) Voici quelques an nées, dans ce même Bé nin de Tévoédjré, de vie illes villageoises me di saient : « Quand est-ce que vo us allez reven ir, VO li S, les França is, car depui s votre départ, on souffre trop? « Aujourd' hui, ce sont les jeunes qui vous assa ill e nt e l vou s inte rpell ent : (~ a idez -nou s à aIl er e n France. l ei nous n'avons rie n à es pérer » . Le paradoxe afri cain rejoint a insi tragique ment le paradoxe occ ide ntal. Comme t'écri vait Illon regretté a mi Jea n Baudri llard, « La c ulture occide ntale ne se main ti e nl que du dés ir du reste du monde d'y accéder ,,43. Sans nu l doute, pour meUre en oeuvre ces politiques de « décro issance », il faut e n préalab le, au Sud COlllllle a u Nord, une vérit.abl e cure de dés intoxication coll ecti ve. La c ro issance, e n e ffet, a été à la [ois un virus pe rve rs el une drogue. La rupture des chaînes de la drogue sera d'au tant plu s diffic ile qu' il est de l' inté rêt des trafiqua nts (e n l'es pèce la né bul euse des firmes trans national es) de nou s ma inte nir da ns l'esclavage. Toute foi s, iJ y a tout.es les c ha nces pour que nous y soyons inc ités pa r le choc sa luta ire de la nécessité.
'~2
Le 'viol de l'imaginaire. Actes Sud/F aya rd. 2002. Chroniq ue de Libération du ] 8 novembre 2005 (re pri se le 7 mars 2007). 43
61
».
Pourquoi Dieu, en ruisa nt le rêve
J
Raimon Panikkar44
m
on livre « r.: 'ide ntalisation du monde» est paru en".F.ranc . En ce te mps là, on parlait beaucoup du déclin cie l'empire a mé ri cain . C'éLaÜ d'aille urs le titre d'un fi lm à s uccès du réalisate ur qu ébécois De ni s Arka n. Par une cie ces ruses dont l' histoire a le secret, ce n'est pas l'empire américain qui s'est éc roulé mais, chose incroyable et non pré vue, l'e mpire soviétique. Depui s 1989, qu in ze ans seulement se sont écoulés (e l en même te mps une é ternité !) ; la chute du 44 Le Monde du mardi 2 av ril 1996 : Qui a peur de perdre SOli idelltilé
l'a déJà perd ue (Ent reti en avec Henri Tincq).
62
Enlre
lU o ndi a li ~lI lioli cl (t éc roi ~6 1l Il CC
I] uulrl! A rrillu e
mur de Berlin semblait a nnoncer la fin du mensonge et des illusions tota litaires. Pendan t quelques a nnées le monde occidental se prit à rêver de la paix perpétuelle qu'amènerait à coup sûr l'extens ion rap ide à toute la planète de l'économi e de marc hé, des droits de l'homme, des techno sciences e t de la démocratie. Aujourd'hui , le cauc hemar a clairement s uccédé au rêve. Le lende main du Il se ptembre 2001, jour de l'alt entat contre les « Twi n Towe rs », un am i me téléphonait pour me dire que, relisant la conclus ion de « L'économ ie dévoilée» intitulée « La fin du rêve occidental », il trou vai t que l'anal yse y é tait prophé tique". Déjà, dans « Vocc identalisation du monde », Je mettais e n ga rd e co ntre la montée d'un terrori s me di s posant de moyens 45 J'y éc rivai s : « En rédui sant la finalit é de la vie a u bonh eur terrestre, en rédui sant le bonheur au bien-être matériel et en rédui sant le bi en-être au PNB, l'économie universe lle transform e la ri ches:ic pluri ell e de la vie en une lutt e pour l'accaparement des produi ts standard. La réalité du jeu économique q ui deva it assurer la prospélité pour tous n'est rien d'au tre q'ue la gue rre économ ique générali sée.Comme tout e guerre, ell e a ses vainqueurs e l ses vaincus ; les gagnants bnlyants et fastueux apparai ssent auréolés de gloire et de lumi ère; dans l'ombre, la foul e des vaincus, les excl us, les naufragés du dévelop pement, représentent des ma sses toujours plu s nombreuses. Les impasses po liti ques. les échecs économ iques el les limit es tec hniques du projet de la modernit é se renforce nt Illutuellement et font tourner le l'êvc occidental en cauchemar. Seul un rt!enchâsscm.cnt de l'économ ique et du tec hniqu e dans le soc ial pourrait nous pellllettre d'échapper à ces sombres pers pecti ves. Il faut décolo niser notre ima.gina.ire pOUl' change r vraiment le monde, avant que le changemen t du monde ne nou s y cond amn e dans la dou leur ». L'écorwmie dévoilée, dit budget,familial au_'t contminles phU/él,a.ires. sous la direc tion de Se rge Latouche, Aut rement , Pari s, nov 1995, pp.
194-195.
63
technologiques toujou rs plu s sophi stiqués, appelé à un
bel avenir du fait de la croissance des inégalités No rd Sud et de la monlée des f.-u st.-ations et du ressentiment46 . Désormai s, l'occidentali sa tion est devenue la mondi alisati on el mes prév isions les plu s sinistres se sont malheureusement réalisées. O n ne désamorcera pas la bombe qui menace de nous fa ire sauter el on n'apa isera pas ]a soif de revan che des
la issés pour compte, en se meltantla tête dans le sable comme l'autruche et en se gargarisant de bell es paroles sur l'avènemen t prétendu d'une société Illultieth nique et
multiculturell e planétaire . (.. .) Il s'agit, en effet, de réintroduire une forte dose de savoir-vivre dans un monde qu i souffre d'un excès de savoir-faire... Sa ns doute vaut-
il mi eux aUronter avec lucidité le péril de la mondialisati on qui pourrait bien s ignifier la faillite de notre universali sme « tribal » el envisager sereinement son remplacement par un « pluriversali sme» authentique. La sagesse afri ca ine et l'expéri ence hi storique de la
vieill e Europe ne sont pas de trop pour collaborer à ce programme.
Uillusion du mlùticulhIralisme La mondiali sa ti on ac tuelle nous montre ce que le développe ment a été et que nous n'avons j amais voulu voir.
Ell e est, en effet, le stade suprême de l' impérialisme de 46 L'occidenlalisalioTl du momIe ,
2006).
64
La découve rl e, Paris ] 989 (Réédil ion
Enlr.) 1IJ00ulinli ïlütion c l tl éc roi.i!sa u ce l ' a u Ire Arri'iu e
l'économ ie . Ra ppelons la for mule cynique d' Henry Ki ssinger: « La mondia lisat ion n'est que le nouvea u nom de la politiq ue hégémonique améri ca ine » . Mai s alors q uel était l'an cien Ilo m ? C'était tout s implement le développement économique lancé pa r Ha rry Truma n en 1949 pour pe rme llre aW( E lals-U nis de s'emparer des marchés des ex -e mpires c olon ia ux e uropéens et é viter aux nouveau x E tais indépendants de tombe r dans l'orbite soviétique . Et avan t l'entreprise développemen.ti ste? Le plus vi eux nom de J'occidentalisat ion du monde é tait tout s imple ment la colonisation et le vieil impérialis me . Si le développemenL, e n effeL, n'a éLé qu e la poursuite de la coloni sation par d'au tres moye ns, la nouvelle mondia lisati on, à son tour, n'est que la pours uite du déve loppe ment a vec d'autres mo ye ns. Mondiali sati on e t améri can isa tion sont des phénomè nes intimement liés à un process us plus ancien et plus complexe : l'occide ntali sation. Toutefoi s, l'Occ ide nt est Ull li e u int rou vab le. L'ex périence his torique unique eL spécifique du monde mode rn e révèle un ensemble de fo rces re lat ive ment pe rman entes et des dim ensions consta ntes sous des formes Loujours re nou velées. Le Lriomphe aCLuel de la soc iété technicienne et marchande s'ex plique e n palii e par la conce pLi on grecque de la phusis e l de la tekhné ; mais seule un e adh és ion à la c royan ce méta phys ique d' un e continuité absolue et d' un détermini sme stricts pourrait éliminer le hasa rd, les accidents e t les circonstan ces, da ns le long parc ours qu i nous sé pare de nos on gln es hellé niqu es, judaïqu es e t c hré ti e nnes .
65
L.:Occide nt n'a consistance que dans une hi stoire authentique, ni totalement détermini ste, ni ré trodiClive, ni pl e ine me nt évoluti onniste . Le passé écla ire le présent, l'ex plique, mais parfois le contredit et laisse présager d'autres destins qui ne se sont pas produits. Le présent poursuit certains des desseins du passé mais innove aussi radicalement. Ce n'est qu'au te rme d' une longue Odyssée que l' idéologie et la « c ulture» occide ntales abouti ront à l'économicisation de la vie. Il est vrai que ce processus a été poussé le plus loin aux Etats Unis, te rre vierge où le poids de l' histoire é tait quasi-absent. Après c inquante ans d'occidentalisation économique du monde, il est naïf e t de mau va ise foi d'en regre tter les effe ts pervers. Pa rtout da ns le monde on se massac re allègreme nt et les États se défont au nom de la pure té de la race ou de la rel igion. Il y a tout li eu de pe nser que cet effarant retour de l'ethnocentri sme du Sud et de l'Est est au fond ri goure useme nt proportionnel à la secrète viole nce impliquée par l'imposition de la norme universaliste occide ntale. Comme si, derri ère l'appare nte neutralité de la ma rcha ndise, des images et du juridisme, nombre de pe uples pe rcevaient en c re ux un ethnocentrisme paracloxaJ, un e lhnocentrisme universaliste, l'ethnocentrisme du Nord et de l'Ouest, d'autant plus dé vasta teur qu' il consiste en une négati on offi ciell e radicale de toute pe rtine nce des diffé re nces culturelles. Et qui ne voit da ns la culture que la marque d'un passé à abolir définiti ve me nt. On est ainsi e nfe rmé dans un maniché isme suspect e l
66
Enlre IlJOlldiwalic.1II el décro issance I.'llul.re Afri1lue
dangereux : ethni cisme ou ethnocen tri sme, terrorisme identitaire ou universa li sme cannibale. Pourtant, la mondialisa ti on cultu re lle s'annonce aussi com me l'avènement d'une société multi culturell e. Le multiculturalisme est un terme qui était encore assez peu employé il y a quinze ans du moins en Europe. Pour les thuriféraires de « la mondiali sa ti on heureuse»
comme Alai n Minc, le triomphe plané taire de l'économie de marché et de la pensée unique, loin de broyer les cultures national es et régionales » , provoquerait une" offre» inégalée de diversité ré pondant à «
une demande croissante d 'exotisme. La soci été globale se produirait tout en préservan t les valeurs fondamen-
tales de la modernité: droits de l' homme et démocratie. Et en effet, dans les grandes métropoles, le libre citoyen peut à son choix déguster dans des restaura nts «
ethniqu es» toutes les cuisines du monde, écouter des
musiques très diverses (folk, afro-cubaine, afro-américaine ... ), participer aux cérémonies religieuses de cultes vari és, croi ser des personnes de toutes couleurs avec
parfoi s des tenues spécifiq ues. Celle" nouvell e» diversité cultu relle mondialisée s'enrichit encore des hybridati ons e t méti ssages incessants que provoque le brassage des différences. Il en résulte l'apparition de nouveau x « produits». Le tout dans ce climat de grand e tolérance de principe qu 'autori serait un État de droit laïc.
«
Jamais. proclamait Jean-M arie M essier, du temps
de sa splendeur, lorsqu'il étai t le boulimique représentant des transnationales du multimédia, l'offre culturelle n'a été aussi large et diverse ". « L'horizon, pour les
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généra tions à ve nir, poursuivait-il, ne sera ni celui de l'hyper domination améri caine ni celui de l'exception culture ll e à la fra nça ise, ma;s celui de la diffé re nce acceptée e l respectée des c ultures » "7. Curie usement , celle pos ition rnéduaique semble rejoindre cell e de certains a nthropologues comme Jean-Loup Amse ll e pour qui « plutôt que de proteste r contre la domination amé ri ca ine e t de récla me r un état d'exception c uhure lle assisté de quotas, il serait préfé ra ble de montrer e n quoi la culture françai se conte mpora ine, son signifié, ne pe ut s'exprimer que dans un s ignifi ant planétaire globalisé, celui de la c ulture a mé ri ca ine ~~48. Celle-c i sera it devenue un opérateu,r d 'universalisation dans lequel nos spécific ités pe uve nt se reformule r sa ns se pe rdre. Le vrai pé ril alors ne sera it pas l'uniformi sation, mais bie n plutôt la balkwûsal,ion. des identités. Ai nsi, du constat incontesta bl e que les c ultures ne sont jamais « pures, isolées, el fermées ~~ mais vive nt bi en plutôt d'écha nges e t d'a pports continue ls, que par a ill eurs, une cunéricanisatwn totale est vouée à l'échec, q ue, mê me da ns un mond e anglicisé et « macdo naldi sé », les différences cie langage e l de cuis ine se reconstituera ient , beaucoup e n conclue nt hâti veme nt, à notre sens, que la crainte de l' uniformi sa ti on p la né ta ire est sa ns fonde me nt'l9. Jeal1 -Mari e Messier, préside nt-directeur gf>néral de Vivt:ndi Uni ve rsai , Vivre /0, diversité culturelle, Le Monde du 10/04/2001. 4R Jean-Loup Arnsell e, Branchem ents. An th ropoLogie de {universalité des cultures, Flammarion, 200 l , p. 13. 49 Je ne crois p.tS que ce soit ln position de Jean-Loup f\ mseUe. mais c'est bie n cel le qu e Nicole Lapie rre. da ns son coml>te-re ndu de son li vre lu i iJttribue. Voir L'ilLllsion des cultures !JUres compte rendu de l'ouvrage de Jea ri-Loup Amsell e Branchement s. Anlhropologie de l'urri,,·er.w lilé des cullllres (Fl a mma ri on, 2001), Le Monde du 4 ruai 2001. 47
68
Enlru llIomlitlliJ! tlliOIl Cl ll éc rni!lsnll':C IJ lIIdrc Afr;Ilu c
L'inve ntion de nou velles «SOU S c ultures» loca les e t l'éme rge nce de « tribus » dans nos ba nlie ues gommeraie nt les effe ts de l' impériali sme culturel. Cette posüion en [ace d'une situ ation neuve se retrouve pa rti elle ment égaleme nt da ns de récents li vres, y compri s de gens dont je me sens procheso . Un tel point de vue n'est soutena bl e qu'à la condition de confondre les te ndances lourdes du système dominant avec les rés ista nces qu' il s uscite, de dissocie r à la faço n anglo-saxonn e l'économi e de la culture e t de refu ser de voir que l'économi e est e n passe de phagocy ter e n Occ ident tous les aspects de la vie. Remettons les pe ndules à l'heure. Loin d'entraîner la fertili sation croisée des di ve rses sociétés, la mondi a li sali on impose à a utrui une vi sion pa rticuliè re, cell e cie l'Occide nt et plus encore cell e de l'Amérique du Nord . Un a ncie n responsable cie l'administration Clinton, M. David Rothkopf, déclarait froide me nt: « Pour les EtatsUnis, l'objectif central d'une politique étrangère de l'è re de l' information doit ê tre de gagner la bata ille des nu x cie l'information mondia le, en dominant les oncles, tout comme la Grande-Bretagne régna it autrefoi s sur les mers »; n ajoutait: « Il y va cie l'intérêt économique et politique des Etats-Uni s d e veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l'anglai s ; que, s'il s'oriente vers des normes communes en mati ère de télécommunications, de sécurité et de qualités, ces normes Je pe nse à Eccessi di culture de Marco Aime (G iuli o Einaudi edi tore, l'orina 2(04) el à Lafin de !'occùlerll.alisaûofl, du momIe de Henry Pa nhu ys, sous-titré précisé ment : De [ 'uniq lle au mull.iple, L'H arm att an, Pari s, 2004.
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soie nt américaines; que, s i ses différentes parties sont
reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient amé ricains ; et que, s i s'élabore nt des va le urs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent » , Il conclut
en affirmant que ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour l'humanité! « Les Amé ricains ne doivent pas nier le fait que, de toutes les nations dans l'histoire du monde, c'est la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la plus désireuse de se remettre e n question et de s'amé liore r en permanence, et. le me ill eur modè le pour l'ave nir »51, Loin d'être isolée cette position est partagée par les " néo-cons» qui entourent G. W. Bush. Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à ne substitue r à la ric hesse ancienne de sens qu'un vide tragique. Ce désenchantement du monde a été bien analysé par Max We ber, « Le tramway marc he, certaines causes produisent certains effets, mai s nous ne savons plus ce qu'est notre devoiT, pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons »52. Les réussites de mét.issages culturels sont plutôt d'he ureuses exceptions, souve nt fragiles et précaires. Elles résultent plus de réactions positives aux évolutions en cours que de la logique globale. L'irruption des revendi cations identitaires au contraire constitue le retour du refoulé. La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du sol, mai s elle enfonce les 5 1 Dav id
Rothkopr, ln Praise ofClllLliral lmperi(llism.?, Foreing Policy, nO107, Washington, élé 1997. 52 Bien résumé ainsi par Chri sti an L..c·wal. L'ctmbitionsociologique. La découverte/MA USS, 2002. p. 427.
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Enlre
lUolltli n li ~lI tion
c l tléc roi MR ll ce l 'nuire ArritlUC
superstruc tures et conserve à son insu les fondati ons, en tout cas cette aspiration indéracinable: l'aspiration à une identité . Sous l'uniformisation planétaire, on peut retrouver les racines des c ultures humiliées qui n'attendent que le moment favorab le pour resurgir, parfoi s déformées et monstrueuses. Faute d'une place nécessaire et d'une légitime reconnai ssance, les c ultures refoulées font paJtout retour ou se ré invente nt de manière explosive ou violente. Parce que l'uni versalisme des Lumières n'est que le particularisme de la « tribu occidentale », il laisse denière lui bien des survi vances, suscite bien des résistances, favorise des recompositions et enge ndre des formation s bâtru·des étranges ou dangereuses. Les réactions défensives face à l'échec du développement, les volontés d'affirmation identitaire, les résistances à l'homogénéisation uni verselle vont prendre des formes différentes plu s ou moins agressives ou plus ou moins c réatives et originales . Dans les socié tés plus déculturées comme l'Euramérique, la cultu re se rédui t au recyclage marchand des survivances imaginaires et des aspirations déçues. Ces survivances culturelles serve nt auss i malheure useme nt de « banqu es de données » pour alimenter les conflits «ethniques» exacerbés qui émergent s ur la base de l' indifférenciation et de la perte de sens. Les repli s identitaires provoqués par l'uniformi sation planétaire et la mise en concurre nce exacerbée des espaces et des groupes sonl d'a utant plus violents que la base historique et culturelle en est plus fragile. L:identité culturelle est une
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aspiration légitime, mais coupée de la nécessaire pri se de conscie nce de la s ituation historique, elle est dangereuse. Ce n'est pas un concept ins trumentalisable. D'abord , lorsqu'une collectivité comme nce à prendre conscie nce de son identité culturell e, il y a fort à pari e r q ue celle-ci est déjà irrémédiab lement compromi se. Produit de l'histoire, largeme nt inconscie nte, e lle est da ns une communauté vivante toujours ouverte e t plu rie ll e. Au contra ire, ins trume nta li sée, e lle se re nferme, dev ie nt exclus ive, monolithique, into lérante, tota lisan te, en danger de deven ir totalitaire. La purificati on ethnique n'est pas loin . Avec l'is lamisme radical, l'uni versalisme occide ntal se trou ve confronté à un universali sme tout aussi fort e t réactionne l. Il ne s'agit pas cependan t d'une vo ie vé ritable me nt d ifférente; l'anti-occide ntalisme de ce cou ra nt est tTès affi ché mais il ne va pas jusqu'à une remise e n cause rad icale du capitalisme. Le fonct.i onnement théocratique de l'Etat est plu s une perve rs ion de la mode rnité qu' un projet radi cale ment d iffé re nt. Il implique, certes, un rejet de la mé taphysique ma té rialiste de l'Occident mais il a besoin de garde r la « base matérielle» et e n partic ulier la machine. Ces mouveme nts anti-occidentaux s'accommodent fort bie n de la technique et, le plu s souvent , de l'économi e de marché Oa moderni sat ion sans le moderni sme). En fa it , ce projet uni versali ste pe ut se lire com me le projet d'une autre mondialisat.ion, la mondialisation islamiq ue . Dans son livre récent « Jusqu'au bout de la foi », Naipa ul décrit assez bien ce projet d'isLamiser la modernité. De mê me
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"~lIlre 1II0lldiali.o;lI1iOli 0'1 ~l ée roi.!l4OIUl ce l 'lI u l.rf" Afri~ llI e
que Lénine défini ssa it le socialis me pa r l'équation: les sov iets plus l'électrification, les ingénieurs is lami stes, indonés iens ou paki stana is, défini ssent leur proje L par
l'éq uation: la techno économie de pointe plus la cluuù,. Là, on vo it tout de s uite que celte alt ernative est une fau sse alte rnati ve. « Les néo fondam e ntali s tes, re marq ue Olivie r Hoy, sont ceux qu i ont s u islam iser la globalisation e n y voya nt les pré mi ces de la reconstituli on d'une communau té mus ulmane unive rsell e, à cond ition, bi en sflr, de dé trôner la culture dominante : l'occidentalis me sous sa forme américaine . Mai s ce faisant, il s ne construi sent qu'un uni verse l en miroir de l'A mérique, rêvant plus d e Mc Do hall al que de re tour à la gra nde cui sine des vrais califes d'autrefois (... ) La oumma imag inaire des néo fondam entalis tes est bien conc rè te: c'est celle du monde globa l, où l' uniformisation des comporte me nts se fail soit s ur le modèle dom inan t amé ri c ain (a ngla is et Mc Do), so it s ur la reconstructi on d'un modèle dominé imaginai re (djellaba bl anche, barbe ... et a ngla is) ,,53. Le coeur de la mondialisation n'est pas re mis en question, e t la dimens ion culturelle qui lu i est ajoutée n'est guè re suscept ible de plaire à toul le monde, pas plus que nos va leurs occidentales/chréti ennes. Pour e ux, l'mll.re mondialisation social-démocrate que préconi sent les « altermondi ali s tes» est tout auss i fallacieuse, vo ire plus, que cell e de Bush.
S:~
Ol ivier Roy, ALI pied de hL leure in Mani ère de voir N° 64 Juillet-
Aoû t 2002.
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Plaidoyer pour llll pluriversa1isme Il est un fa it que le triomphe de l' imaginaire de la mondialisati on a permis et permet une extraordinaire entrepri se de délégitimati on du discours relati viste mê me le plus modéré. Avec les droits de l' homme, la démocrati e, et bi en sûr l'économ ie (par la grâce du marché), les inva riants tra nsculturels ont enva hi la scène et ne sont plus questionnables . On assiste à un vé ritable « retour de l'ethnocentris me» occidental et anti-occÎdental. earrogance de l'apothéose du tout marché est ellemême une [orme nouvelle d'ethnocentrisme.
Les adversaires de la mond ialisation libérale d'Occ ident ou d' Islam devraient en tirer la leçon et éviter de tomber da ns le piège de l'ethnocentrisme qui leur est tendu . Il me paraît particulièrement intéressant pour tous ceux qui rejettent ou critique nt la mondialisation, l'économicisation du monde et son occ identalisation de se plonger
dans une pensée forte et profonde qui ne s'est pas laissée piéger par les gadgets culturels du métissage des cultures de la société ouvette. Nous pe nsons mê me que la voie du
«
pluriversalis me
»
tracée par le théologien et
philosophe [ndo catalan, Raimon Pani kkar, est la seul e qui offre un espoir d'évite r la chute dans la barbarie, voire même le suic ide de l'humanité . Il s'agit à mes yeux
de la contribution fondamentale du point de vue des conditions d'u n authentique di alogue entre les civilisations et afi n d'en éviter le (~ choc» (selon la sinistre prévision de Samuel Hutti ngton que le gouvernement américain tenle par tous les moyens de rendre « auto réalisatri ce »...).
74
Eulre 1lI0 ntlia1i!lalÎO II e l (Iéc roi""allce L'aulre Afri(IUe
Il est sans doute essentiel à la survie de l'human ité, et préc isément pour tempérer les explosions actuell es et prévisibles d'ethnicisme, de défendre la tolérance et le respect de l'autre, non pas au niveau de princ ipes uni versels vagues e t abstraits, mais e n s'inte rrogeant sur les fonnes possibles d'amé nagement d'une vie humaine plurie lle dans un monde s inguli ère ment rétréci. Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe pas, il s'agit de conserver suffi samment de distance critique pour que la c ulture de l'autre donne du sens à la notre. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc à un certai n ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Là où l'affaire commence à deven ir inqui étante, c'est quand on l'ignore et qu'on Je nie; car cet absolu est bi en sar toujours relatif. On devrait commencer à savoir qu'i l n'y a pas de va le urs qui soient transcendan tes à la plura lité des cultures pour la simple raison qu'une valeur n'ex iste comme te lle que dans un contexte culturel donné . Or même les critiques les plus dé terminés de la mondiali sation sonl eux-mê mes, pou r la plupart, coincés dans l'un iversalisme des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui te nlent d'en sOl1ir. El pourtanl, on ne conjure ra pas les méfaits du monde unique de la marchandi se e n restant enfermé dans le marché unique des idées . Avec ses Persans~, Montesquie u te ntait de faire prendre conscience à l' Europe de la relati vité de ses valeurs. Seule ment dans un monde un ique, dominé par une 54 Mi s en scène dans son li vre fameux:
«
Le.ç JeUres persanes ".
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pensée uniqu e, il n'y a plus de Persans ! En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve univ ersaliste bi en défraîchi du fait de ses dé rives tolalilaires ou lerrori sles
par Ull
«
pluriversalisrne » nécessairement relatif c'esl-à-
dire par une véritable
«
démocratie des cultures ») dans
lequel tou les conserven l. le ur légitimité s inon Ioule le ur
place ? J'emprunte le mot « pluriversali sme» e t plus e nco re l'idée à la philosophi e de Raimon Panikkar. A travers so n analyse d e l' irrédu c libl e divers ilé cult urell e e l de l'imposture de l'uni ve rsali sme occidental, il préconise un « pluripers pec ti vis me » . li convie nt d e dé non cer « la pensée unique» de l'uni-versum. (u n se ul coté, tourné vers l' un) et plaider pour un « pluri-versurn », un monde plurie l. « Pluralis me, remarque Pan ikkar pensant en fait a u p1uriversali s me , ne signifie pas la s imple tol érance de l'autre, vu qu' i 1 n'est pas encore trop fort ; plurali sme signifi e l'acceptation de notre continge nce, la reconnaissa nce que ni moi ni nous, n'avons de c ritères absolus pour juger Je monde et les autres. Plurali sme s ignifie qu'il y a des sys tèmes d e pensée el des c ullures incompatibles entre eux ou, en utilisant une mé taphore géométrique, qu'il s sont incommensurables (tels, que le sont le rayon et la circonfé re nce ou l'hypoténuse et le cathète, en restant pour a utant en coex istence et co-implication}. La convivialité est quelque c hose de bea ucoup plus profond qu e la simple lol é rance mutuell e »55 . 55 Ramon Panikkar: Lesjondemcflls de [a démocratie (force,faibLesse, limite), Inlercuhure. nO 136, Avril 1999, p. 21.
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EIII.rl· IIiOndinli!lnl.iOIl c l d écroil!l"'U1ce L'lIulre Mritille
Ce n'est donc ni un métissage des cultures, ni même lin dialogue interc ulturel, ma is un dia logue « intra culture l » qu' il propose. « Si je ne découvre pas e n moi le terrai n où l'hindou, Je musulman, le juif, l'athée, l'au tre peut avoir une place - dans mon coeur, da ns mon inteJlige nce, dans ma vie - je ne pourrai jama is e ntre r dans un vra i dialogue avec lui »S6 . En effe t, com llle l'a suggéré naguè re le philosophe français, Dominique Jan icaud, en transposa nt le théorè me bi en connu de Gode l, il n'y a pas de c ulture de toutes les cultures, pui squ' il n'y a pas d'ensemble de Lous les e nsembles. Pour qu'une c ulture ex iste, il fa ut qu' il ye n ai l au moins deux, car la culture ne se définit jamais que relative me nt. E lle se construit par assim ilation des appo rts ex té rieurs et par diffé renciation pa r rapport aux a utres cuhures . « Les diffé rentes c ultures du monde, écrit un comme ntate ur de Panikka r, SO l1t comme ces personnes qui , penchées à la fenêtre de leur salon, pe uvent voir l' int érie ur de la pi èce d'où pa rle leur inte rlocuteur, de J'autre côté de la rue, mais pas le leur, puisq u' il esl dans leur dos ~~57 . J;E urope a- t-elle un rôle à jouer dans ce proj et? Pe ute lle re lever le dé fi ? Coccidentalisation du monde a ujourd' hui est plus un e américa nisation qu'une européanisation. L'uniformisalion pla nétaire se fail sous le s igne de l'wnerican way of life. La plupart des signes exté ri eurs de la « citoyenneté» mondiale sont made in USA . Les E tats-Unis sont désorma is l' unique superpUI ssa nce mondiale. Leur hégémonie politique, mili56 /bid. 57 Ac hill e Hossi, IL lII J'the dit I/ulrché. Climals, 2005, p. 3] .
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taire, cu lturelle, fin ancièl'e e t même économique est incontestable, Les principales firm es transnat ionales sont nord-américaines, Elles conservent la hau te main sur les nouvelles technologies et sur les services haut de gamme . Le monde est une vaste manufacture mais le logiciel reste améri cain ... Plus que la viei lle Europe, l'Amérique incarne la réalisation quas i intégrale du
projet de la modernité. Société jeune, artificielle et sa ns rac ines, elle s'est construite en fu s ionnant les apports les plus divers. L'organisa tion ra tionnelle, fonctionnelle et utilitaire qui a présidé à sa constitution est vra ime nt universali ste e t fo nde son unilatéralisme. L'Europe peut-elle re ni er sa progéniture et se désolidariser du « monstre » dont e lle a accouché? En dépit des rivalités et des antagoni smes de toutes sortes qui les
opposent, elle en reste profondé ment complice et solidaire. Pour affirmer et renforcer sa différence, il lui faudrait re nouer avec ses racines prémodernes e t précapitali s tes, comme la vision méditerranéenn e, e t retrou ver sa parenté avec son versa nt oriental et ortho-
doxe toujours resté en marge. Ces deux Europes du Sud et de l'Est, en effet, son t aux confi ns de l'autre: le
proche, le moyen et l'extrême Orient. Et d'a bord, le monde musulman dans sa dive rsité turque, persane, mongole, berbère et arabe. Les échanges incessants, les complic ités de toutes sortes les ont toujours (en tout cas,
longtemps) gardées de l'a utisme de l'Europe atlantique débouchant sur la démesure américaine. Ce projet d' une vo ie e uropéenne originale, dont l'ébauc he de constitution e uropéenne ne peut malhe ureuseme nt pas être
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E"lre 1II01lf1i1l1i§atiO Ii el
décrO~.Illl ce
L' Duire AfrilllU:
considérée comme une é tape, est utopique sans doute, mais il est nécessaire pe ul-ê tre pour l'avenir de l' Occident et cel ui du mond e. Comme le dit encore notre théologien et philosophe indo-catalan, Raimon Panikkar: « C'est l'Europe qui doit collabore r à la désoccidentalisa tion du monde, et mê me pal{oi s, ce sont les Européens qui doive nt e n prendre paradoxalement l' initia tive aup rès des élites occid entalisées d'a utres continents qui, tels de nou veaux ric hes, se montrent plus papi stes que le pa pe ... VEurope, ayant l'expérie nce de sa c ulture et ayant saisi ses limites, est mie ux placée pour accomplir celte métanoia. (regrès/regret) que ce ux qu i voudraient parve nir à jouir des biens de la civili sation e uropéenne »58.
Ecouter l'autre Et l'A frique? En demandant à ce que j'ai appelé l'autre Afrique de nous aider à résoudre nos problèmes matériels, sociaux et culturels nous la reconnaîtrions comme un pa rtenaire authentique . C'est ainsi que nous pouvons le mie ux contribuer à la renforcer. Si l'Afrique est pauvre de ce dont nous sommes riches, e n revanche, elle est encore riche de ce dont nous sommes pauvres . Il y a e n Afrique de vé ritables experts des relations ha1"l11058 Méditation européenne après un demi mill énaire, in 1492-]992, ConquO/,lt et évangile en Amérique Latin.e. Quest,iorls pour l'Europe U/l.j ounL'lllti, Acte d u coll oque dt: L'uni ve rsit é catho li qu e de Lyon , Profae, Lyon 1992. p.5O.
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ni euses entre J'homme et son environ ne ment qui pourraient con tribuer à nous sortir de la c rise écologique (s'i l en est encore temps) . Il s'y trouve auss i des spécialistes en relations soc iales e t en solution des conflits qui pourraie nt nous proposer des receUes e n mat ière de ra pports e ntre générations, e ntre les sexes, e ntre majorités el minorités e tc . Seule me nt , il nous fa ut opére r un « décentrement cognitif » : sortir de la dérai son de notre rational it é économique e t entrer dans une certaine sagesse afri ca ine. (.. .)
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Elltre lIIondiuli8ntioll t!t (léc:roi NIlIlc:e L'autre Arric(ue
tnllm:é occidentale _~~~~_~,à~:C!§Se africaine. «
Nous avons commen.cé à souffrir du clésir
de gigantisme. Nous croyions quefaire de grandes choses était un bien. C'est un.e Nous devollS pen.ser à des petits des petites choses.
,.,._.,.---~.
l
' usage de prendre deux formes très différentes, : la voie du rationnel et la voie du pre mière voie, qui nous est à partir d'une évaluation familière, cO" ,~iste: ·.: quantitati rationalité économique. La ï!)iié1-ra,jitionneUe du politique et du juridique, consiste à dél ibérer à pmiir des arguments pour et contre. « Il existe a insi, écrit Daniel Labéy, deux champs différents où peut s'exercer la ra ison : celui du démontrable et celui de l'opinable ». Il ajou te: « Dans le pre mier domaine la raison pe ut construire des démonstrations et ex primer des vérités au sens le plus strict. Dans le second, cette même raison ne peut conduire que des argume ntations et exprime r du vrai-
nn,BOa_
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._~
59 Dans un di scours de novembre 1958. c ité par Jean-Paul Bessel. op. cil.. p. 137.
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semblable ou du probable ,,'0 Toutes les sociétés et e n pruticulier les sociétés afri caines ont utili sé la de uxième voie pour résoudre leu rs probl èmes sociaux. Seul l'Occide nt a transposé dans la sphère des rapports humains la première voie.
La déraison de Ja rationalité sans limite Le choix de l'Occ ident en fave ur du rati onnel a e ntraîné une dévaluation du raisonnable, qui a été mis en une place injustement suba lterne et souve nt mê me chassé. L'art de mettre en oeuvre le raison nable, la rhétorique, a subi le même SOIt et a é té aussi co ngédi é comme un serviteur indé licat" . La disparition de la métis (la ruse) de la pensée occidentale est révélatri ce de cette b ifurcation. « Pendant plus de d ix siècles, note ] ean-Pie lTe Vernant, un même modè le, extrê meme nt s imple, vie nt rendre compte d' ha biletés, de savoir-fa ire et d'acti vités aussi dive rses que le tissage, la navigation et la médecine. D' Homère à Oppi en, l'i ntelli gence pratique el rusée, sous toutes ses formes, constitue une donnée permanente du monde grec . Son domaine est un empire, et le prude nt, l'homme à méti s, va prendre da ns le mê me temps dix visages différents, s'incarna nt da ns les princi60 Dan iel Labéy, û système de La rhétorique ancienne et la raison, Cegerna, mars 1994, p. 12 el L'iLLust.re précédent ou la, rhél.Orique grecque du I Vè siècle regardée comme une méthode d'aide à la prise décision publique, Cegerna, Juillet 1996, p.9. 61 Voir en particul ier Chaïm Perelman, L'empire rhétorique. Pa ri s, Vri n, 1977.
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Elltre lllOlIdilllislllioll et (Iêcrois!!nllce L'n llire Africlue
paux types d' hommes de la société grecque de l'aurige au politique, en passant par le pêcheur, le forgeron, l'orate ur, le tisserand, le pilote, le chasseur, le sophi ste, le charpe ntier et le stratège: omniprésent, et pOUitant étrange me nt absent, du moins de l'histoire qui nous est famili ère. Sans doute peut-il sembler paradoxal qu' une forme d'intelligence aussi fondamentale, aussi largement représentée clans une société comme la Grèce ancienne soit restée pour ainsi dire méconnue/>2 ~). Il est indéniable cependant que celle opération a e u pour l' Occide nt des résultats s pec tac ulaires. Uefficience économique résulte bien de l'application de la rationalité instmmentale érigée en absolu . Il s'en est suivi un effet de puissance inouï. Toutefoi s, cette efficience prodigi euse se heurte à des limites. La mégamachine techno économique occidentale risque de se fracasser contre le mur de la démes ure ()'hybris des Grecs). Le comportement rationnel de l' homme moderne à la recherche du profit maximum, e n manipulant la nature sans limite, préte ndument pour le plus grand bonhe ur de tous et de c hacun est-il vraiment raisonnable ? Le système qui re pose ainsi sur la compétition économique e t technique effrénée, sous le signe de la raison occidentale, correspond-il à un modèle de sagesse? La déraison de la raison économique a été maintes foi s dénoncée au moins sous tell e ou te lle de ses formes. Il est nécessaire d'en rappe ler les princ ipaux arguments 62 Deli enne el Vem anl, Les m ses de ['intelligence. La mètis de.~ Grecs. Flamm arion , Champs, 1974.
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non pour eux-mê mes mais pour nous aider à restaurer le conte nu du concept de raisonnable. La raison économique peut ê tre jugée « déraisonnable pour au moins cinq motifs : - Elle repose sur une confusion de la fin et des moye ns, ou plutôt supprime toute fin. - Les objectifs qu'el le se fixe sont, eux aussi, sans fin , et de ce fait, vides. - Elle propose une homogénéisation impossible de la diversité du monde. - Elle postule l'existence d'un sujet pOlteur de la rai son tout à fait probl ématique. - Enfin, elle implique une passion pour elle-même qui n'a pas son fond ement e n elle-même. Concrètement, par exemple, s'agissant de marchandi ses destinées à satisfaire les besoins plus ou moins codés des c itoyens, en quoi cons iste celle effi c ience? Qu'estce qu'une vo iture ou une maison la plus effic iente? un complet veston optimal? une coupe de coiffeur idéale? le mei lleur fodait vacances? Sera-ce la vo iture la plu s rapide? celle qui consomme le moins? celle qui est la plus solide? la plus sûre? la moins chère? la plus belle? Sera-ce la mai son la plus coquette? la meilleure marché? la mie ux située? sera-t-elle en béton ? e n pi erre? en brique? en terre? en bois? etc. On rie de la prétention public itaire de la marque Lewis d'avoir inventé « the ultimate jean », le jean définitif. Le fait que ce vêtement soit devenu l'uniforme mondial de l'homme ord inaire prouve-t-il qu'il s'agisse du meilleur vêtement? Tout cela dépend des goûts de chacun; mais la rationa»)
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Entre mOIKIiu.1iliia lioli 1';1 d éc rC,l i8llan ct; L'mitre Afri'luc
lité tend à uniformiser aussi les goûts pour que le calcul subj ecti f se fond e dans le calcul objectif. e eHi cience serait vide et le jea n Lewis ne serait pas définitif si chaque personne en décid ait selon une véritable personnalité, et qu' il n'y eut qu'un cl ient par modèle. Le marché est la procédure normale pour le choix rationnel. La marchandise élue est effi ciente parce qu'élue. Cette marchandise élue ne pe ut être qu'éphémère, car ri en n'assure que l'effi c ie nce est alte inte. A l'in verse, les produits qui durent ne sont pas les meill eurs. Ce ne sont que de bons produits. La Ford T était une bonne voi ture. Elle s'est vendue à 16 millions d'exemplaires pendant des décennies. Ford ne cherchait pas à construire une voiture pelformante mais une vo iture fi able e l économique convenant aux américa ins moyens. Si c'était possibl e, beaucoup de gens se contenteraient de même d'une bonne maiso n, voire d'un bon vê te me nt ; d'ailleurs, ils seraient bien en peine de définir la meilleure maison. Le raisonnable se dé finit dans ce cas par des attentes concrètes. c'est l'effectif/effi cace (effectiveness) et non l'effi cient (effu:iency) . En bref, le mieux (l'effi cience) est l'ennemi du bien (l'effi cace). eun en veut toujours plus, l'autre se satisfait d'une juste mesure. Notre instinct, form é par la tradition classique, nous avertit qu'en dé pit de la fascination pour l'ave nture prométhéenne de la modernité, une ligne blanc he a été fran chie. En vertu du principe de précaution, tant à la mode par ces temps de risques technologiques majeurs, ne serait-il pas sage de re trouver la sagesse, rai sonnable
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d'en revenir au rai sonnable. prudent de renouer avec la prudence? Ne serait-il pa s indiqué de donner son congé à cet au tre enfant de la raison qu'est la rationalité techno-scientifico-économ ique, dès lors qu'elle est devenue la folle du logis? Ce raisonnable qui fait contraste à la « di sposition géométrique » , à cette pensée du quantitatif qui domine en Occident depuis quelques siècles, n'est aut re que la phronèsis au sens d'A ristote. La phronèsis concerne avant tou t le domaine des actions utiles à la conservation de la soc iété. « La prudence, selon Aristote, est cette disposition pratique, accompagnée de règle vraie, concernant ce qui est bon et mauvais pour l'homme ». Le phronimos, l'homme prudent, possède cette capacité pratique, qui «est capable de dé libérer correctement sur ce qui est bon et ava ntageux pour lui » (Et h. à Ni c., VI , 5). Il tient compte de la complex ité des situations, de la ( plu.ralité des mondes», pour parler comme les conventionnalistes, et donc des valeurs el SUI10ut des conflits de valeurs. Il est aidé en cela par la Rhétorique classique, qui est une méthode de petfectionnemenl, 63 Labéy, op. cil. p. 35. Il n'cst pas con testabl e que, pour Aristote, le modèle du prude nt , du phrollimos, est Je poli tiqu e. ,'holllme dont « la réussite doi t plu s au coup d'oeil qu'à un savoir imperturbable »Aubenque ci té p. 305. 65 Le terme de phronèsis est mal rendu en latin par la .. prudenti a » de Ciceron. .. Le contenu sé ma ntique de phronès is a été prolongé au cours des siècl es par le latin pl'udentia, la prudence. Nous avons év ité celte traduction et une rh étorique renouvelée devrait éga lement l'éviter. Le te rme de prudence en fran çais connote des idées assez différentes et même dan s cert ai ns cas passablement opposées. Il év()(!ue plutôt la retenue et l'excès de la retenue, presqu e le bord de 64 «
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Ellire 1lI0011lialil!a lioli ct d éc roi l!.~ tl"ctl L'allirtl Mrillm~
« un art de préparation à la délibération et au jugement éclairé La prudence est la qualité fondamentale du grand homme d'État, le phronimos, dont Aristote voit l'exemple en Péricl ès" , celui qui a su gérer les affaires humaines," et Thucidyde dans Thémistocle". La phronèsis implique donc un certain degré de celle métis dont elle est issue. Toutefois, elle n'est pas la recherche du succès à tout prix. Elle n'est pas une pure technique. La recherche du bien est toujours présente. C'est pourquoi la phronèsis convient tout particulièrement pour sOl1ir de la cri se contemporaine. Et c'est là que l'Afrique peut nous apporter son ass istance technique ...
»".
l'h és it ation, al ors que la phronés is évoqu e (... ) une pe nsée pour l'acti on. Le terme de prudence a seul e ment co nservé sa force originelle dans l'express ion, très romaine, de jurispmdence qui eslle degré supérieur du droit et la recherche suprême de l'équité dans les cas douteux de l' interprétation de la loi _. Labéy, op. cil. 1994, p. 25. Voir aussi Castoriadi s op. cil. p. 2] 2. 66 Agilité d'esprit , sareté du coup d'oeil , intelli gence immédi ate d'une situati on nouvell e: ce sont les vertus canoniques du prudent , ma is réunies dan s un homm e qui. au x yeux de Thu cydide, dominait ses cont emporains par sa cla irvoya nce politique » . (Detienne et Vernant , Les ruses de l'inteLLige"ce. La mètis des Grecs. Flammarion, Champs, 1974. p. 302). « Il excellait à se fa ire, dans les problèmes immédiats, l'avis le meilleur, grâce à la réfl ex ion la plu s brè ve, et relati veme nt à l'avenir, il savait aussi se fai re la plus juste idée sur les perspectives les plus étendues ,. Thucydide, J, 138, 3, c ité Vernant , p. 302.
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La sagesse démocratique paradoxale de la palabre C'est, en tout cas, e n Afrique noire que j'ai pri s conscience des limites du rationnel et de son caractère pathologiquement occide ntal, tandis qu'une certaine sagesse afTica in e é tait à redécouvrir, y compri s pour porter remède à nos maux. Il y a en marge de la déréliction de l'Afrique officielle, à coté de la décrépitude de l'Afrique occidental isée, une autre Afrique bi en vivante
sinon bien portante. Cette Afriq ue des exilés de l'économie mondiale et de la société planétaire, des exclus du sens dominant, n'en persiste pas moins à vivre et à vou loir vivre, même à contresens . Mes recherches sur
l'économie et la société informelle en Afrique m'ont fait rencontrer de magnifiques cas de « réussites» de fon ctionnements tout à fail aberrants par rapport aux normes
de la rationalité économique. Pour avoir perdu la bataille économique, l'Afrique a- t-elle définitivement perdu la guerre des civilisations ? Véconomie offici elle a bel et bien été battue; mais la société a survécu à cette défaite. Cela signifie que les fon ctions que nous attribuon s aux ins tances technique e t économique (la production de « richesses») ont été tout de même assu mées tant bi en que mal par la société. Vexplication la plus plausible est donc que l'économie et le technique ont reflué dans le soc ial, ou pour le dire dans les termes de Karl Polanyi, économie et technique ont été réenchâssées. Cela se voit dans le phénomène de l'économi e
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Elltre
1II01l. liuli ~"t ioli
et ,Iécroi"",,,nce L'antre Afrique
dite informell e, mais aussi plus généralement, da ns la pers istance de la solidarité quotidienne, la logique du don et une certaine sagesse dé mocratique paradoxa le . Celle autre Afrique q ui n'est pas celle de la rationalité économique, c'est l'Afrique des savanes, des forêts et des vi ll ages, l'Afrique des bidonvill es et des banl ieues populaires, bref « la socié té civile », l'Afrique des confé re nces nati onales . Une Afriq ue bien viva nte, capable de s'auto organiser dans la pénurie et d' in venter une vraie joie de vivre. Je n'évoquerai qu'une de ses illustrations: la palabre. La (ou le) palabre afri ca in(e) est à la fois un cliché folklorique et pourtant une réalité assez peu étudiée. On sait que l'A friqu e subsaharie nne vit, et plus encore vivait, dans des villages et que les problèmes de la communauté, la politique, se réglaient et se règlent encore largement sous l'arbre ou la case à palabre, ou encore dans la maison des hommes (l'abââ chez les Beti et les Fang, le « banza » da ns le monde bantou). En rait il s'agit désormais le plus souvent d'un auvent sommaire . Voyageurs, mi ssionnaires, marc hands, militai res e t colons, plus peut-être q ue les ethnologues, ont évoqué et décrit ces délibérations interminables. On a rap proché, non sans raison, le phé nomè ne récent des « confé re nces nationales» par leque l les « sociétés c iviles» afri caines ont affirmé l'ex igence démocratique et un « ras-le-bol ) des dictatures corrompues, de la palabre locale, modèle de résolution des conn ils de pouvoirs". La palabre F. Eboussi Boul aga, Les conférences nat.iOfUlle.~ en A/ruflU! noire: une a.D(tire ù suivre, Paris Karthalu, ] 993 .
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rasse mbl e les anciens, les sages, les nobles, les guerriers, voire la population toute entière, captifs compris, sans en exclure les animaux qui peuvent, le cas échéant, avoir leur rôle à jouer et qui font souvent les frai s des litiges e n servan t d'exutoi re sous la forme du bouc émi ssaire. Ai nsi, chez les Bobo du Burkina-Faso, si la fa ute justifiait la peine de mOlt, on substituait pour un homme li bre, ses a nimaux en sacrifice. Chez les Béti, si le perdant doit indemni ser le plaigna nt en lui donnant une c hèvre, ce derni er doit la tuer et en don ner une partie à la fa mill e du perdant pour effacer la ranc une". Les a ncêtres et les esprits sont a ussi convoqués et dans certaines populations joue nt un rôle important. Certes, les pouvoi rs en place ont c herché à instrumentaliser la palabre. Les chefs d'État issus de l'indépenda nce n'ont pas manqué de l'invoquer pour liquider le multipartisme et ju stifi e r le pa rti unique. Ainsi Julius Nye re re préconisai t une « démocratie à l'africaine» pas nécessairement multipartite mais inspirée du modèle de la palabre « où les anciens s'assoient sous le grand arbre et di scutent jusqu'à ce qu' ils soient du même avis »69. De même l'Église dans sa stratégie d'i nculturation (ou volonté d' inscrire le message de l'Évangi le dans la tradition afri caine) a te nté de transformer la messe en vaste « palabre » . Le mouvement des ~(conférences nationales ), on l'a vu, a é té lu i a uss i cons idé ré com me une te ntat ive de re noue r avec la « liturgie de la parole » . « Chaque pays africain, note Bidima, réclama sa confé68 Jean-Godefroy Bidillla, lA palabre. Une juridiction de la parole, Mi chalon, col. le bien commun , Paris 1997, op. cit, p. 21. 69 Nyerere, The African and Democmcy, London, 1961, p. 104.
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Enl.re In omlialis(llioll Cl dé c roi'!I,ullce l.'(lul.re AfrÎ(III~
rence national e. Celle-ci fut interprétée comme une
vaste palabre instituant une nou velle démocratie à l'afri» . JI est certain , d'ailleurs, que ]a palabre cOlTlme justice de proximité et mode de gestion des conflits est susceptibl e de résoudre beaucoup de difficultés internes el ex ternes. A contrario , « Les guerres et génocides cie ce continent, selon Bidima, ont été fac ilités par l'absence de palabre »". La palabre peut éviter aussi les formes de justice immédiate et ex péditi ve comme le lynchage public ou la bastonnade qui se développent caine70
aujourd'hui devant la carence des instituti ons policière et judi ciaire. On connait la tentative de réac tiver la
palabre au Rwanda, pour tenter de liquider les interminables séquelles judicia i res du « génocide» de 1994 qui empoisonnent la vie du pays. L:idée est fort intéressante, même si la réali sation es t décevante en rai son des
conditions politiques act uelles. On pourrait peut-être s'en inspirer avantageusement pour le tribun al intern ation al devant juger les crimes contre l'humanité et en finir avec les procès interminabl es comme celui de
Milovan Milosevich ... Julius Nyerere et bi en d'autres ont vu dans la palabre une forme afri caine de la démocratie. Cela ne signifi e pas, bien sûr, que le foncti onnement concret des
palabres corresponde à l' idée que l'on se fait de la démocrati e, pas plus qu e le fon ctionnement de nos sociétés correspond à l' id éal démocratique. La palabre sert le plus sOllvent à mai ntenir une forme plus ou moins 70
Bidima, op. cit.., p. 66. 45.
71 Bidima, op. cit., p.
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abusive de «gérontocratie» e t donne lieu à toutes sortes de dérives comme nos propres institutions. « VorganÎsation du Kaande, la grande palabre, note Pete r
Geschiere à propos des Maka du Cameroun, confirme la prépondérance des aînés» ne serait-ce que parce que ce sont les maîtres dans l'rut de ]a parole e t la connai ssance des coutumes. Ils sont les dépositaires de la mémoire de la société . L'instrumentalisation par les vieillards, de plus en plus critiquable et abusive dans le contexte actuel, se fondait historique ment sur une forme de nécessité commune . « En vie illissant, note l'anth ropologue Mi chaë l Singleton, 0 11 sait où se trouve le gibier et les bonnes te n-es, on sait comment faire face à des problèmes de gestion des (r)apports humains (deuil, divorce, te nsions), 0 11 sait comme nt traiter avec les Autorités ancestrales (qui ont la propriété nue de la pluie, de la feltilité, de la fécondité) » . « Le respect lilléral pour les droits individuels à la manière des Lumi ères occidentales, ajoute-t-il, représentait un « luxe» que la communauté ne pouvait pas se permettre - il fallait que les jeunes acceptent pour finir l'autorité des anc iens et que les femmes se soumettent à leurs mari s e l que les étrangers devienne nt moins étranges, car le vi llage (se) devait de (se) maintenir grâce à un consensus opératif (qui n'aura it pas pu se réaliser si Toujours chac un revendiquait son strict dû légal) est-il que c'est dans la palabre que se manifeste le mie ux, en Afrique, la rai son pratique et que l'on peut voir à l'oeuvre une pensée de l'action effecti ve dans et ))72.
72 Communicati on personnelle.
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Enlre lIIondialiJiuliun e l décroÎU llllee L'lIulre AfrilTue
sur le soc ial. Il ne s'agit pas seul ement d'une institution juridique, mê me s i beauc oup l'ont réduite à une forme de tribunal, mais d'une institution politique au sens le plus large. Comme le soutient Jean-Godefroy Bidima : « la palabre est donc le lieu par excellence du politique >ln . Cette di scussion qui évolue jusqu'à l'tillanimité implique l'égalité et la parfaite liberté d'ex pression des membres d'une même communauté, d'une part et n'exclut pas de violents conflits d'autre part. La palabre « relance au sein d'une communauté la place du symbolique, elle redéfinit son identité, rappelle l'origine, assume la violence et apprête des solutions pour consolider le vivre e nsemble >l7... Les procédés mis en oeuvre dans l'art de la palabre mériteraient une étude approfondie. Il s n'ont rien de rationnel et sont totalement liés au contexte. Ils ne peuve nt même pas vraime nt e ntre r dans un code de la sagesse unive rselle , comme ceux de la Chine qui nous sont beaucoup plus proches. Ainsi en est-il de la tac tique « familiale» utili sée par les maîtres de la palabre Maka et qui se ré vèle dia blement efficace dans la culture locale. Elle consiste à s'appu ye r sur la conception « très grande de la famille africaine », pour mettre à jour des tas de 1iens de parenté méconnus par les protagonistes qui fini ssent par les ligoter et leur clouer le bec. « Le sang c ouvre la vérité» déclare ainsi l'un des plaignants mystifi é par cette rhétorique à qui on vient de prouver que la partie adverse était « au fond » 73 Jean-Godefroy Bidima, La Cil ., Paris 1997, p. ]0.
74
palabre. U"ejuridicüon de la parole, 0/).
Bidima. op. cil. p. 92.
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la fiU e de son oncle maternel, la femme de son gendre «
au fond » et fin al e ment~ « au fond » d'une certaine
façon, sa fill e. Comment rés ister, en effet, à une telle découverte digne d'Oedipe, mais ce tte fo is dans un sens positif ? On retrouve là la stratégie de " Camiliali sation
»,
om niprésente dans l'économie « informe lle»,
qui appri voise l'échange marchand comme elle apaise l'a ntagonis me des intérê ts . Les panafricanis les ont postulé une parenté commune à tous les aCricains pour
rendre impossible les conflits. Cette stratégie n'est pas sans intérêt, et on vo it bien que certaines crises, jugées
insolubles par les Blancs, trou vent parfoi s en Afrique des soluti ons inattendues alors même que s'affi chaient des haines inex piab les. Toutefois, ce serait erroné e t dangereux de vo ulo ir escamote r l'ex iste nce e l la grav ilé du conflit. La clôture est toujours un «consensus conflictuel » pour le dire comme Paul Ri coeur7S , Le but
de toute palabre est la pacification et la réconciliation beaucoup plus que la justice en tan t que telle. Suivan t l'expression de Singleton, il s'agit de la recherche d'un « compromis his torique » . « Souve nt, on ne donne tort à personne mais on attribue le conflit à un mauva is génie. Tout le monde sait que c'est une maniè re de dire pour ne pas blesser la partie accusée »76. Le poids des ancêtres n'est pas de trop pour aboutir à ce résultat. Philippe Labu rl.he-Tolra insis te sur l'importance du consensus . « En ce qui concerne l'ex posé des faits, écrit-il , l'appro-
75 Paul Ricoeur, Ent retien, in Ethique et Respollsabilité. Neuchâte l,
A la Baconniè re, 1994. p. 16. 76
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Bidi ma, p. 2 1.
Ent re lIIomli o.li&a tiOIi e t d éerui3l! nm:e L' Hlll re Arri11lle
bation des assistants est toujours requise. et il en va de même au moins formell ement pour la sentence» . Il ajoute: « L'unanimité donnait à to us le sentiment d'être en communauté également avec les esprits des ancêtres, (à qui on réservait une place sur le terrain), et c'est à eux que l'on pensa it en disant : « les Ewondo » ou les « Benë ont parlé ~) . Les autorités du monde in visibl e intervenaient donc pOUf sa nctionner et garanti r la décision juridique de la même façon qu'elles étaient intervenues pour inaugurer ou soutenir le déroulement du procès, ou qu'elles interv ie nd ro nt pour faire respecter la justice, si le coupable tente de s'y déro ber . ". La palabre doit donc se conclure par la réconciliation, au moins apparente, des parti es. « Chez les Odjukru de Côte-d' Ivoire, la palabre (emokt-) se termine par le « pia pia ok », cérémonie durant laquelle chacun, en goûtant un sel, vient « verser sa ra ncune »78. Ce qui caractérise l'exerc ice de la raison pratique ici, c'est précisément qu'eUe se mani feste dans un contex te «( impur ». Le Kaarule des Maka me paraît de ce point de vue tout à fa it représentati f de l'ambiguïté des palabres afri caines, et donc aussi de leur vérité. « Même les vieux notables, note Geschiere, ne peuvent pas commander dans le Kaande ; eux aussi doivent essayer de convaincre et de persuader ». « Mais, ajoute-t-il aussitôt, ces accents égalitaires se combinent avec Li n déploiement d'ambition et des efforts ostentatoires qui 77 Lahu rthe-Tolra, op. cil., p. 348-349. R. Mel Mel edj e, Emokr, s)'sl~me de gestion des cOllflits chez les Odjukm, Th èse de doctorat, Paris 1994. p. 125. 78
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ne corresponde nt guère à ce qu'on e ntend par « égalitarisme » en Occide nt »79. « Pour les Maka, ajoute Geschiere, tous les hommes sont, en principe, égaux . Les inégalités héréditaires importent peu. Mais c'est justement à cause de cette égalité de base que toute forme d'ascendant doit être conquise personnellement et que la tendance à étaler des mérites personnels est si prononcée » 80 . Est-ce vraiment plus hypocrite que notre discours occidental sur l'égalité des chances qui amène un Michaël Eisner, Président de Disney à toucher plus d' un million de foi s le salaire de ses fabri cants birmans de tee-shirt 81? Selon Christopher Dodd, ancien président du parti démocrate : « Que vous soyez Bill Gates, l' homme le plus riche d'Amérique, ou quelqu'un qui n'a pas d'emploi , votre vote compte pareil » . Qui peut croire encore à de telles déclarations quand on voit le jeu des lobby décider c1es lois? Celte « liturgie ancestrale de la parole » 82 qu'est la palabre me paraît illustre r la profondeur et le fonctionnement du raisonnable africain dans toute sa richesse e t sa complexité que l'expérience de l'informel m'avait permi s de découvrir. 79 Ibid. p. 108. !JO Ibid. p. 109 e t !l0. 8 1 Rappelons à titre d'illus tration que dans le vi ll age- monde, les
revenu s des membres de la grande fami ll e Di s ney, en 1993 allait de 97000 $ l'heure pour le directeur, Michael Ei sner à 7 cents pour le travai ll eur birman qui fabriqu ait le jergey « Mi ckey and Co », so it de 1 à 1 385714 ... (source Sweals hop watch, 1998, 720 Mark et Street , San Francisco) . 82 C'est ains i que Singleton parl e de la palabre chez Wakonongo.
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E nlre 1110lltli ü lilltlt;OIl et .I êcroi.nlllllf:.': l)"ul", Afr;"lue
Le dialogue des masques La leçon de l'autre Afriq ue dans la construction d'une alterna tive a u délire tech no économique de l'Occident, consiste da ns cette dé monstration de la capacité de survie par les stratégies re lationnelles fondées sur l'esprit du don e t la dé mocratie de la palabre. Un mythe afri cain présente les rapports e ntre Blancs et Noirs comme le dialogue de deux masques. Le masq ue du Bla nc a de toutes pe tites oreilles et une é norme bouche. Le masque du Noir a une toute petite bouche et de gra ndes ore ill es. Le Blanc est celui qui sa it tout et veut donner des leçons aux autres, mais il ne sait pas écouter. Le Noi r, dont ]a parole n'est pas reçue, ne peul qu'écou ter par force ou par sagesse.
En accepta nt de sollic ite r les conseils de l' Afrique, en quémandant son assi stance, sans doute feri ons-nou s
pre uve de cette vé ritable humilité chré tie nne dont nous nous sommes institués les missionnaires arrogants. Plus prosaïqu ement, nous apport erions le témoi gnage que ja voie que les exclu s des banlieues du ti ers-monde on t entrepri s de mettre en oeuvre, constitu e une solution
très res pectabl e aux apories de la mode rn ité, qu'en dépit du cli nquant de nos pacotilles, nous n'avons pas d'équi-
va lent à le ur offrir e n te rme de chale ur humaine et de sens83 . Si nou s le pou vions, peut-être troq ueri ons-nous toute nOI,re pauvreté contre Leur ri chesse. Pour ce faire, ru Le seul
maire totalement noir et au thentiqu ement breton, Koffi Ya mgnane s'est lai li é UII fran c succès e n int rodu isa nt dans sa petit e co m-
mune d'ado pti on de Sa int -Couli tz en Fini stè re un conseil des anciens sur le modèle des groupes de sages de son Togo natal. Celle
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au li eu d'ex porter notre imaginaire matérialis te, économiste et technic iste, il nou s faudrait commencer par le décoLoniser. Apprendre que l'on peut vivre (et sans doute
mieux) sans une accumulation frénétique d'objets et de besoins nou veaux qui compromettent l'ave nir de la pl anète . Redécouvrir qu'aucune soc iété n'appOlte à
l' homme la satisfaction complète de son inquiétude ex istentielle et de son infinitude essentielle. Qu'en s'émancipant de la prison du sens pour se pe rd re dans l'océan des besoin s factices, l'homme occidental tourne le dos à la sagesse et à la part de bonheur qu i lui est
accessible ici-bas .
... transposition limitée (ce co nseil n'a qu 'un e ex iste nce inform e ll e et sa voix est consultati ve, non délibérati ve) en France, d'un éléme nt de l'ingénierie sociale afri ca ine, a e u d'ores e t déjà des effe ts très positifs e t unanimement reco nnus tant s ur le fonc tionn e me nt co mmun al que sur la s ituation morale des vieill ards et retraités concern és. La façon dont nou s mettons au. ra.ru:art. nos anc ie ns, dévalori sés même s' il s sont bi en nourri-l ogés dans les asiles du troi siè me âge, choque profondémenlla me ntalité afri ca ine.
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[lIlre 1lI0llclillli!!uliOIi c t c1 éc: ro is'lI lIc e l' aulre Arriflu ,'
FrOntières oc'Onomiques et eonuuunautés en Afrique
a seule dont je parlerai , est de fronti è res. Fronti è res vis ib1es ou in vi lC ielies ou informelles, ex plici teme nt économiCJ1.:! ou à implica tions économiques seule me nt indir ctes, frontiè res d'États post-coloni aux avec droits de douanes souvent prohibitifs e l. rareme nt
acq uillés, péages rouli ers offi ciels ou offi cieux, contrôles policiers avec corruption obligée ou barrages de rebel les ou de voyo us avec rac ket, tel est l'hérit age des indépendances et de ses perversions. Frontières ethniqu es jamais affi chées mais connues de tous, séparation de l'espace urbain « moderne» e t de la brousse «( traditi onnelle », coupure centre -ville, li e u des pouvo irs offi c iels e t mimé tiques, e t pé riphé ries vernaculaires où vient mourir « le goud ron », cloisonneme nts
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sociaux aînés/cadets, castés/non castés, séparation des sexes, des li gnages, des re l igions et des sectes, pa rfoi s a u sein d' une même famil1 e, groupes d'appal1ena nce innombra bles, réseaux néo claniques, tels sont quelques unes des séparations du ti ssu socia l afri ca in. Et pou rtant, ri en de tout cela n'empêche les marchandises, les devises et les hommes (non plus que les idées) de passer. La contrebande, mass ive dans toute l'Afriqu e, se joue des fronti ères, les flu x circ ul ent à travers des marchés transfrontal iers illéga ux, ma is au vu e t au su de tous, comme e ntre le Béni n et le Nigé ria. Les trafics subsahari ens sont con nectés à une imme nse circ ulati on pla néta ire impliquant tou s les continents. Si bi en que l' idée mê me de fronti ère semble inappropriée au champ économ ique afri cain. Et cela, pas vrai me nt parce que le « commerce» afri ca in obéi rait à la logiq ue économique te lle qu'ell e est vue par les li bérau x. No us savons que pour eux le marché ignore les Eta Ls et les e ntités social es el politiques, ne connaissan t qu e l'indi vidu calcul ateu r, et qu e ses loi s ignorent les autres loi s. Certes, ce qui donne au commerce international ses spéc ifi c ités est quasime nt absent de l'espace afri ca in . Ra ppe lons que pour les économi stes ce qui fonde la di stinc ti on fondam enta le entre commerce intéri e ur et Comme rce extéri e ur repose sur la nationalité économique. Celle-c i, affichée par une monnai e nationale, est faite de préfé rence nationale impulsée par la législation, d' interdépendance de fait des agents territoriaux, le tout accentué par le poids des infras tructures jouan t un rôle
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intégrateu r. L:hypothèse du schéma des coOts comparatifs de Ricardo, longte mps te nue pour c rédible, d'une mobilité interne des fac te urs e t d' une immob ilité externe, bi en que séri e useme nt malm e née pa r la mondi ali sation e t la cons truction e uropéenne, conserve encore une certai ne pOItée, en raison des pesanteurs de l' histoire. Tout cela est totale me nt a bsent e n Afrique. Néanmoins, l'A frique. malgré certaines interpré tations libérales de son économie informelle, n'est pas vraiment le lie u d' un Marché sauvage, un imme nse Ma rché « noir », d'une économi e totale me nt dé régulée s'im posant contre loutes les barri è res. Bien plutôt, l'économi e y est profondé menl enchâssée dans le social et les marchés n'y ont que de lointains rapports avec le Marché. C'est da ns l'artic ulation des innombrabl es « césures» infra, supra, para, é ta tiqu es que fonc ti onne une socio économi e popu laire dite « informell e» dont les marchés-rencontre fournissent une illustration.
Le paradoxe march.:'Uld en Afiique e t la nébuleuse de la socio-économie né~lanique A lire certains textes économiques, et e n particulier les rapports de la Banque mondiale, on sera it parfois tenté de croire que le marc hé est une réalité nou velle e n Afrique 8
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mondiale sera it mê me un projet d'avenir, comme s i le commerce triangulaire, qui a saigné à blanc l'Afrique pendant plus ieurs siècles, n'avai t pas été un e séquell e de la prem.ière mondia li sati on du XV)"" siècle! Le souscontine nt noir en serait e ncore à découvrir les rapports marc hands et les (~ lois» de l'économie mode rne ... 11 est vrai que depuis d es décenni es, les ex perts en développe me nt vitupèrent les liens de solida rité, les dépenses oste ntatoires, la faible moné tarisation du monde rural, l'absence de d ynamique de c réati on de besoins nouveaux, l'insuffisa nce de la production pour la ve n le . Toutes ces c hoses constitu ent, selon e ux, des résistances archaïques au libre jeu des méca nismes nal,nrels, des frei ns insupportab les à l'accumulation produc tive du ca pital et des blocages inadmissibles au sac rD-sai nt développement. Et pourtan t, l'ex iste nce d'un comme rce int éri euJ" au coeur de l'Afrique et de circuits caravani ers ve rs l'extéri e ur est attestée depui s fo rt longtemps. Hérodote, déjà, ra conte les expéditions des Phénicie ns e t l'étran ge troc mue t qu' ils pratiquai e nt avec les popul ati ons des côtes de l'AÙantique . Les perles de ve rre ble ues, dites babylonie nnes, de l'antiquité se re trou vent dans les tombes pré hi s toriqu es des vall ées du Nige r. Les ac tu e ls commerça nts syra-li banais ne font que renoue r avec les pratiques de le urs lointa ins a ncêtres .. . Du Nord au Sud du co ntinent, il y a pléth ore d' ethnies et de groupes divers à la réputation bi e n éta blie de «commerçants dans l'âme ». Certa ins sont s pécia li sés dans le commerce local, d'autres dans les lransaclÎons régio-
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Eulre 11Iomliali.."IÎUII Cl d éc roi;;.o;lIIl CC L'aulre ArrillllC
nales, d'autres dans les trafics lointains. Les Maures sont les grands commerçants du Sahel. On les retrou ve, parfois sous le nom de Sénégalai s, jusque dans le bassin du Congo. J.:Afrique noire est largeme nt pourvue de gro upes spéciali sés dans les trafics et l'échange : les Hao ussa, les Yorouba, les Beembé du Congo, les Soninké, les Baol-Baol du Sénégal , les Ba mileké du Cameroun , sans oubli er les Nana-benz du Togo ou les Mourides . On ne compte plus les groupes ethniques, les sectes religieuses, les zo nes ou les localités dont les me mbres passent pour d'habiles comme rçants, des hommes d'affaires avi sés ou des spéculateurs heureux. Les souk s e t les ma rc hés, li e ux d'échange et de re ncontre, sont innombrables à travers toute l'A friqu e. Ils impliquent la totalité de la population. La prégna nce de l'échange marchand est au moins aussi anc ie nne qu'en Europe e t si la marchandisatwn y est sensibleme nt différe nte. s inon moins forte, on assiste désormais à une surmonél,arisaLion de la vie courante 85 . La monnaie intervient partout et pour tout. Comme nt explique r a lors l'appare nte céc ité des experts? La raison en provie nt sans doute de ce que l'omniprésence de l'oeco nomie ve rnaculaire ne pe rmet pas le triomphe absolu du tout marché. Certes, la socié té néo-clanique n'exclut pas, loin de là, la chrémaLislique, mais celle-ci reste quelque pe u bridée et lim it ée par la prégnance du social , c'est-à-dire de la logique du don . Les sociétés africaines ont ignoré longte mps l' individua8S Sur cette di stincti on intéressa nte voi r l'article d'Olivier de Sardan ,
L'économie 1/wrole de la corruption en Afrique, Politique Arricainc nO63, oclobre 1996, Pari s. Knrlhala, pp. 97- 11 6.
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lisme et continuent assez largement à le faire, en dépit de très fortes poussées d es processus d' individuation. L'impérialisme du social se manifeste à travers l'importance des relations de parenté. La parenté s'étend non seul ement au groupe familial élargi, mais ell e sert de moule dans lequel se coulent les relations d'amitié, de vois inage, d'assoc ia tion s portive, c ulture lle, politique ou
religieuse, les rapports mê me de travail et les formes du pouvoir. Elle est réactivée et renforcée par les cérémonies, les cultes d'ancêtres. les liens à la terre, les rel ations avec le monde de l' invisible. Tout cela engendre la fameuse solidarité africaine qui n'a pas vraiment d'équivale nt ai lle urs . Celle solidari té polymorphe rés iste même à l'émigration
et on peut l'observer jusque dans les banlieues paris iennes, chez les Maliens ou les Sénégalais, avec l'hébergement obli gé d es « petits frères., avec les transferts qui font vivre la famill e restée au pays, avec les coti sati ons pour construire la mosquée ou l'école au
village. Celle très forte prégnance du social permet de rompre l' isolement et l' incognito. Dans les cas les plus du rs, elle est littéralement ce qui permet de tenir le coup. Elle est aussi la cause du succès et de la spéc ifi cité de l'oeconomie vernaculaire africaine. Les obli gati ons de donner, de recevoir et de re ndre tissent les lie ns e ntre les hommes e l les dieux, entre les vivants et les morts, entre
les parents et les enfants, entre les aînés et les cadets, entre les sexes, au sein des classes d'âge, etc. Elles biaisent fortement les lois du marché, limitent les méfaits
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Enlrtl lIIolldÎa1Î ~ .. lion cl d ir. roiiOO!ance L'nllire ArrHlue
des rapports marchands, assure nt un minimum de garanti e contre l'exc lu sion économique e t social e. Au niveau techno économique, la production, la répartition et la consommation sont presque intégrale ment enchâssées dans cette socialité nouvelle. Le bricolage el la débrouille peuve nt all er jusqu'à une ennogénèse technologique qui laisse rêveur le développeur sans succès. Ici , on est ingéni eux sans être ingénieur, e ntre pre nant sans être entrepre ne ur, industrie ux sans être industrie l. Irréductibles dans ses logiques, ses comportements el ses formes d'organi sati on au capitalisme traditionnel el à la société technicienne, la nébu leuse inforrnelle fa it pre uve d' une effi cacité re marquable pour recycler les déchets de la modernité e t relever les défi s de la situation d'excius ion . Pourtant, vendre, acheter, prêter, emprunter, rembourser, placer, récupérer, taper ses proc hes, c hine r les étrangers, vo ire mendi er, tous les moyens sont bons pour se procure r « xaalis », cette divinité toute puissante. Tous les trafi cs, des plus dé risoires, comme la venle clans la lUe de c igarettes à l'unité, au~ plus importants, comme la contrebande du di ama nt de l'Angola, des plus innocents, comme la préparation et la ve nle d'encens, aux plus c riminels, comme l,a drogue ou la prostitution, ont pour point de départ, pour objectif, pour mobile et point d'abouti ssement l'arge nt. Cette omniprésence obsess ionne lle de l'argent, ces marchandages perpé tuels, ce prodigie ux développe me nt de toutes les combines au sein du monde des naufragés ne sont-il s pas la preuve de la géné ral isation des
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rapports marc hands et de l'ex istence d'une véritable éconOlnie invisible 86 ? Ce dynami sme dont té moigne nt les exclus du développe me nt mimétique, les performances reconnues du secteur informel en matière d'emploi s, les résultats satisfaisants au niveau des revenus ne sont-ils pas la marque d'une autre économie, tout aussi, voire plus importante, à prendre en considération ? Dans ce magma confus, on peut distinguer du point de vue de la circulation et de l'échange quatre étages : les « trafics », la sous-traitance, l'économ ie populaire, la débrouill e mé nagère et neo-clanique. Les « trafics» comprennent tout le commerce d' importex port pratiqué en marge de la légalité". Cette contrebande se pratique souve nt sur une large échelle et parfois a u vu et au su de tous. E n Afrique, le textile est son domaine de prédilection, mai s ell e peut porter sur tou s les produits de consommation , de l'électronique aux canettes de jus de fru it. La friperie constitue un secte ur non négligeable. Les vêtements usagés des pays du Nord récupérés par dive rs canaux, dont les O.N.G. caritatives, se trouvent recyclés sur les marchés afri86 1.,.-1 compét iti on sa ns
frein (tou s les coups son t permi s) entre les différent s acteurs du .. maqui s ", not e Werner, pour ramasser quelques miettes de ce précieux x(lali.s qui devrait irri guer le c0'Tls de la cité, mai s dont la pénurie chroniqu e exacerbe les inéga lit és et favorise un fon cti onnement de plus en plu s utilitari ste des rapports sociaux qui , à la limite. relèvent entièremen t d u domaine du marché» (Jean-Fran çois Werner. Marges. sexe el. drogues à Dakar. Karthala-Orstom. 1993, [J.200.) 87« Les progrès de l'économie informell e. pm1iculi èrement en Afrique. passent so uve nt par l'acti vation de flu x économiques tmnsfrontière s mettant en échec la ca pacit é de contrôle des Etats et substituant à la
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Ent.r.: monlli RlillRtÎ OIl e t tl"':c roÎII~ Rll ce L'nu ir e Arriclue
cains au détrime nt des entreprises de textile et de confecti on locales. En Mauritanie, au Sénégal, on cite des femmes illettrées q ui sont de venues milliardaires dans ces activités!!. Elles brassent de gra ndes affaires, principale me nt avec le Sud Est asia tique. Au Togo, au Bénin , ces trafics font vivre l'Etat -entrepôt. Renouant avec une tradition commerciale a ncestrale, ces pays vive nt la rgement des ponctions di verses sur les importations e t les réexporta tions. A l'au tre bout de la chaîne, ce négoce contribue à offrir aux exclus des banlie ues populaires des produ its d'usage à des prix inc royableme nt bon marché, en particulie r pour le tex ti le et la friperie. A ces mouveme nts d' import-ex port internati onaux, il faut ajouter la contre bande frontaliè re qui pe ut porter sur des produits alimentaires de faible valeur, des biens précieux, des devises ou de la drogue. Cingéni os ité des lrafiqua nts est illimitée. On réimporte ou on réex porte du ri z e t des céréales sui van t les d iffére nces des prix à la producti on e t des prix sur les marc hés, au gré des di vers cours des de vises, e tc. Les frontières du Sénéga l re1alion ciloyenne d'au tres solidarités qui combine nt coura mmenl l'appartenance ethnique e l des object ifs utili ta ires comme les contrebandes de devises, de cacao ou de biens manufacturés. Ccrtai lles zones, comme l'ensembl e Nigeria-Togo- Bén in, se révèlenl si actives que l'Etat semble totalemen t dépa ssé, tantôt vic time, tantôt bénéfi ciaire: mais la recompos ition cx trapolil ique des liens sociaux obéi t ici à des all ége~lIl ces qu i all ient subtilement le mi cro cOlllm unuutaire à lIll ensembl e soc iO-économique 1)!us vaste qui , de loute man ière, n'a plus rien d'état ique ". Bertt1l nd Badie, op. cil.. 243. BR En fran cs CFA, bien entendu, comme tout es les évaluations données dans ce t article.
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avec la Gambie el avec la Guinée Bi ssau, comme les fronti ères du Bénin el du ige ria plus a u Sud, sont Les plaques tournantes des principaux trafics, de la viande d'agouti aux diamants. Le de uxiè me étage de « l'économi e» informell e est constitué pa r la sous-tra iLance non officie ll e, .. , 11 Y a là tout un secteur d'artisanat extraverti (d'ai lle urs pas ou pe u présent en Afrique noire jusqu'à main te na nt), qui contribue à faire voir dans l' informe l une économie de marché pure e t dure, pour le me ille ur selon les uILra libéraux (le capita li sme populaire de Hernando de Soto) ou pour le pire (les inconsolabl es d'un marxi sme dogmatique)", Dans les deux cas, on a à faire à des gé né ralisations abusives. L'existence d'i niti a ti ves ingé nieuses pour satisfai re des besoins insatisfaits pal' une économie officielle tl'Op rigide et trop régle me ntée ne prouve pas l'ex isLence d'u n ma rché conc ulTentie l autorégu lé, De la même façon, la présence de situations de quasi-servage et l'utilisation de travaiUeurs ou d'e ntrepri ses informe lles ne prouve nt pas la soumiss ion généralisée de ce « secteu r » au capi ta li sme nationa l ou internationa1. Le troisiè me étage de l' informel correspond assez bie n à ce qu'on appelle pal{ois « l'économie populaire »"', Il s'agit de petites entreprises ou d'311isans qui travaill ent pour la cl ientèle populaire : forgerons de récupéra Lion, U9 He rn a ndo de SOlO, L'autre sentier. La. rdvo/ullo/!. informelle dans le liers monde. La découverte, Paris, 1994. 90 Vo ir les nombre uses publi cations de l' ENDA- Tiers Monde à Dakar. Voir égale me nl : WAAS Eveline. Quels emplois el revenus pour les citadins dalls les IXL)'S en ddueloppemenL ? Cahiers de la DDA nO 2 Be rne 1992.
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E ntre 11I1)1I,linli>! lIlioli e l .Iécroililinll l" : l ' nul .... ,\rrio.llte
me nUISiers et tailleurs d e qua rtie r, et l'e nsemble des « pe tits mé tie rs» (garages palmie rs, tresseuses cie rue, transporteurs a ux ca mi ons brinqu ebala nt s e t bariolés roula nl il la grâce de Di eu, Alham.doulillah ... coxe"rs ou ra batte urs de cl ie nts pour les « cars rapides )), « banaban a » ou petit s comme rçants a mbulants qui ve ndent pour les mé nagères sa ns fr igo lrois c uill erées de concentré de toma te, deux c ubes Maggi, de l' huile en vrac, ou encore des mi cro sac he ts de lait e n poudre ou de nescafé"). lJ y aura illà loule une pé piniè re de pel ils « e nt re pre ne urs a ux pi eds nus » 92 viva nt dans la débrouill e all sein de la pla nèle des excl us grâce au développemenl d' une aCli vilé quas i-professionnelle .. . Le qualriè me el de rnie r élage esl plus di ffi cil e il cerner. Je propose de l'a ppele r débrouille ménagère ou néocla nique". Il s'agil des façons donl les na ufragés du développeme nt produi sent el re prod ui sent leur vie, hors du cha mp offi ciel, pa r des slralégies relation.nelles donl nous avo ns déjà longue me nl parlé. (...) Ces diffé re nts étages ne sont pas sa ns comm uni cation. S' il y a des différences assez lra nchées e nlre les cas typi ques, loutes les situations inte rméd iai res sont représentées, et les passerell es sont nombreuses . Les quatre étages ont e n commun la mê me obsession de l'a rgent, la 91 E\'e lyne Waa s, op. ci!. p. 70. Voir au ssi Sole)' munc Mbaye; Secteur info rm.el de Dakar.' queLLes polù.iques d 'appu i ? mé moire IEDES 1995. Abdou Tou ré, Les petit.f m étiers d i l bùljafl. L"ifllllgillal ioll lI li secO/lrs de la " cOfljollclUre , Kar1ha la . Paris. J985. 92 Bell e ex press ion J c l'idéologue libé nl l Cu)' Sormun dans Lo. Nouvelle Richesse d~s Italiorls, Fayu nl. Paris. 1987. 9".3 Emma nuel Ndione vajusquO à Iws an:le r la tnlllscri ptioll oc oiCOllomic ...
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même importance des réseaux, le fon ctionne me nt selon une logique de don plutôt que de marché, Toutefoi s, plus on s'éloigne de la souche « domestique » vers les Lrafics internationaux, plus la socialité en réseaux et la logique du don dégénèrent. La sphère de la socio éco nomie néo-clanique constitue un Lout autonome. Cet univers a certes des relations avec l'extéri eur mais les fronti ères de cette sphère avec son extérieur sont plus importantes que, par exemple, les frontières na tionales ru,t ifi c ie ll es et perpétuellement violées, Ce qui permet de tenir pour crédible l'hypothèse de son a utonom ie, c'est le constat que les reliés arrivent à fabriqu er e n leur sein l'essentiel de leur condition d'existence, La vi ll e populaire réinve ntée par les exclus est un lieu d'agriculture et d'élevage urbain , en même te mps qu'un lieu de production et d'écha nges de bie ns artisanaux et SUltout de servi ces de toutes natures. (.. ,) Ces sociétés vernaculaires sont peut-être e n train de ré in venter la communauté et de se donner une identité pluri elle. Elles mettent en oeuvre une intégration à une socialité ouverte, hors de l'ordre national-étatique en réaction à la destru ction du li en social engendrée par la mondiali sation.
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Les marchés renconb'e africains Si les pays d'Afrique semblent « rester sur le quai » de l'actuelle mondi ali sation, c'est qu' ils subissent de pl ein fouet les effets d'éviction de l'ouvelture des marchés. Saignés à blanc, il s n'ont plus grand chose à offrir et ce qu' ils offrent est toujours plus dévalué par les mécanismes diaboliques des plans d'ajustement slructurel. La part de l'Afrique dans le commerce mondial esltrès faible (moins de 2% en valeur), mais l' inlégration dans les circuits mondiaux est très forte. Toutefois, les ma rchés colorés el pleins d'odeurs constituent peul-être l'un des derniers remparls contre le Marché et ses effels destrucleurs. Cel échange de denrées mêlé il la parol e où chac un jauge l'autre pour trou ver le tau x d'échange qui permet de maintenir ]a relation est aux antipodes du supermarché vanté par MilLon Friedman dans lequel on paye et on embarque la marchandi se « sans qu' il soit nécessaire que les gens se parlent, ni qu' ils s'a iment »901. Point n'est besoin de se connaître pour faire du business. « Donc INNO, dit Guingane, c'est pas un marché en [a it , ça ne peut pas êlre un marché, c'est des magasins (...) C'est des chiffres, c'est ce que tu choisis et tu paies et tu t'en vas »95. « Un marché? note Dominique Fernandez, quel terme plat et mercantil e pour désigner le territoire magique où se déroule la plus faslueuse des cérémonies il la gloire des couleurs et des parfums ! »96 Cette remarque qUI 94· Milla n Friedma n, Free lo clwose, Avon, ] 981. 95 Jea n-Pierre CUÎngane, op. cil., p. 16. 96 Domini que r em anuez, L'or des tropiques. Grasset. 1993 , p. 11 3.
III
va u!. encore (mais pour combien de temps ?) pour les marchés des vi llages el des villes de nos pays latins, esl cent [ois plus vraie pour les marc hés africains. Un marché sa ns ode ur risque même de n'y avoir a uc un succès. C'est du moins la leçon de l'ex périence de Zin iare au Burkina Faso telle qu e la tire Jean-Pi erre Guingane. Les musulmans y é tant devenus majoritaires firent press ion pour qu'on leur fasse un marché « propre» où ils ne seraie nt pas incommodés par l'ode ur du riola (la biè re de mil) et celle de la viande de cochon. Toutefoi s, après avoir obtenu sati sfa ction , « il s étaie nt malh e ure ux parce qu ' ils n'avaient aucu n cli e nt ». « Tous sont partis pour l'odeur du dolo et du cochon , et voilà! il s n'avaie nt plus d 'ac hete urs » . Ta nt et si bi en qu' ils ont re négocié pour revenir a u marché unique avec L1ne sépa ration interne plus ne Ue'p. Le festi val de cou leurs et d'ode urs des marchés africains est d'abord un espace de sociabi lité spécifique avant d'ê tre un lieu d'échanges de de nrées. Le marché est ainsi l'occasion de rencontres des ami s, des proches, du même village, mais auss i des villages avoisina nt.s. C'est un li eu où se croisent les géné rati ons, les sexes et les e thni es di verses, li és par des parentés à plaisanterie, voire même e n situati on de guerre plus ou moins ouverte. Le marché est. un terrain neutre. Chacun dépose ses armes avant d'entre r. Des pala bres informelles pe rmette nt d'y régle r de multiples affaires. Les jeunes hommes viennent de très loin (20 à 30 km à pi ed) pour voir les je unes fill es da ns 9ï Jean-Pi erre Cuingane, Le marché ofricain comme espace de CO/llfllUnicaLion, confé rence-débat, S UI' ·w ww. cauris.org. p. 10.
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Enlre lUoltl1iaIÎ~"IÎOII c l tl écro Ï.§S pnce L'ftul": ArrÎt!u c
tous leurs atours. « Les espaces de vente de dolo ... ou de noix de cola, note Guingane pour le Burkina, sont pris d'assaut, non pas parce qu'on a particuli èrement soif ou e nvie de c roquer la cola, mais parce que ces zones sont des lieux de rendez-vous amoureux )) 98. Le coté érotique des marc hés semble plus prononcé encore pour les marchés nocturnes qui sont souvent l'occasion de transgressions, ce qui explique rait le ur succès (nous e n avons été nous-même témoin en pays dogon) en dépit des risques réels el imagi naires qu'on pre nd pour s'y rendre. Toutefoi s, avec la marc handise venue de loin arri ve aussi l'étranger, à la foi s obj et cie méfiance mais de fascination. Le marc hé africain, exté ri eur à J'enceinte villageoise, est un li eu neutre et pacifique où se fait le contact et l'apprentissage de l'autre. Les nouvell es du monde extérieur arri venl et la connaissance d'autres c royances et coutumes qui inqui ètent mais forcent à sortir de soi-mê me et à re lati viser les c hoses. Le marché est une école de tolérance. Enfin, si la principale denrée échangée dans ces re ncontres est certainement la parole , la c irculation des produits constitue tout de mê me la raison d'être de ces foires périodi ques. On peut toucher du doigt dans ce contexte le rait en apparence paracloxal que la divers ité cles cultures esl sans doute la condition d'un commerce social pai sible. En erret, chaque culture se caractérise par la spécificité de ses valeurs. Même s' il régnait un langage el une mon naie commune sur la planète, chaque culture le ur 98 /bid, p. 4.
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accorderait des significations propres et partiellement
différent es. Si les places de marché, les marchésrencontre ont été pendant des siècles sur presque tous les continents des lieux d'échange pacifique, de règlement des conOits, de circulation matrimoniale entre voisins et même entre ennemis, c'est que les tran sacti on s entre étran gers permi ses par j'intermédiation monétaire conservaient, en dépit de son anonymat
relatif, les qualités du don réussi entre proches. Du fai t des différences d'échelles de valeur, chacun en ressortait convaincu d'avoir fait une bonne affaire (voire d'avoir roul é son partenaire, lui- même persuadé d'avoir
réussi le même coup !). Les marchés africains illustrent abondamment cette ru se du commerce pacifique enlre cultures diverses. « En attribu ant une valeur morale
différente aux denrées éc hangées, écrit l'an th ropologue Marco Aim e, chacun des deux protagoni stes s'en sortira comme le vainqueur suivant ses propres paramètres » 99. La th éorie économique des prix se fonde aussi sur l'ex is-
tence de l'avantage subjectif (la valeur d'usage et les surplus de consommateur) pour expliquer l'échange. Toutefo is, le prix objectif tend à im poser une uniformité des valeurs qui finit par effacer le bénéfi ce psychologique de l'échange. Il fa ut multiplier les soldes pour arriver à faire revivre l'illusion des « bonnes affai res » , La barrière culturell e crée une différence in finiment pl us forte favorabl e à un commerce doublement fructu eux, 99 Marco Aime. La casa. di lI essw w, Bollati Borighi eri, Torino. 2002, p.1I4.
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Elltre UhlIIdialil!uliOIl e l llécr.,i"'~IUlce l ' llIIl n l ArrillllC
Dans les îles montagneuses d' Indonésie, les côti ers cons idé raie nt ainsi les produits reçus des montagnards comme un tribu payé par des suj ets, tandi s que les montagnards, se sentant parfaitement libres, se félic itaie nt de recevoir en écha nge de biens sans intérê t pour eux des marchandi ses d'importati on inaccessibles el très appréc iées. Chacun interprétait la relation à son avantage et tous étaie nt satisfaits. E n voulant libérer les préte ndus sujets, missionnaires el colonisateurs hoLlandais ont cassé l'inte rd é pe ndance ha rmoni euse des populations et e n imposant des valeurs uniformes, introduit des ferments de conflits insolubles. Ains i, le mal ente ndu interculturel est un « fac ilitateu r » d' harmonie dans l'écha nge social e n fa isant régne r la convic tion partagée par c hac un d'avo ir obtenu son dû (voire même un peu plus ... ). Comme la socio économi e vernac ulaire dont ils font pa rtie, les marc hés-re nc ontre hybride nt la logiq ue marchande e t l'esprit du don. Cette partic ipation à l'esprit du don se manifeste clairement dans la relation de clientèle. Les comptes ne sont jamais apurés entre les partenaires. Le rabais consenti sous la pression relationne lle (en fai sant éventuellement inte rve nir des proc hes importants), est un don qui relancera ulté rieure ment un achat plus coûteux. D'autre part, après un âpre marchandage, un petit cadeau (une mesure cie mil en plus ou un tre iziè me oeuf à la dou za ine) vie nt atté nu e r la rigue ur de la joute marc ha ncle. « Le cérémonial du ma rc handage, si â pre soit-il , note Guy Nicolas pour les Haussa du Nige r,
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conserve toujours quelque as pect oblatif... Caspect ludique du ma rc handage a quelque rapport avec celui du don ,,"". On ajoute toujours un petit quelque chose pour en témoigner. Cela s'observe dans la plupart des pays d' Afriqu e. Celle proximité des rapports du commerce de marchandage avec le don est encore accrue du fail que la monnaie n'a pas ordinairement e n
Afrique le statut d'un équi valent général abstrait mais possède une réalité concrète qui en fait un objet de conlredon. Cela est particulièrement visible dans le cas de la dot pour laquelle on exige souvent que le versement prenne des form es spéc iales (cauris chez les Lobi s, pi èces d'argent a illeurs, etc) . Lorsque l'argent et l'économie restent encastrés dans le social, ce qui est e ncore
largement le cas, il est un quasi-objet beaucoup plus qu'une monnaie 101 ,
Conclusion Montesquie u, e n une page souven t c itée, a célébré le « doux commerce» . L'ex pression semble adaptée à ce
type d'échange et pas du tout au marché mondial actuel. « Le commerce, écrit-il , guérit les préjugés destruc100 Op. cil. p. 217, Notons aussi: « Quant à la pratique commercial e, on peul y déce ler des aspects qu i se rapprochen t de ceux du don et divergent par rappOlt au sc hému libé ral de référence ... Il convient de si-
gnaler... dans la pratiq ue marchande courante, des co nduites relevant incontestabl ement du principe et du rite oblatif. .. (ibid. p. 10). 101 Pour les Fidj iens, la monnaie dans certains cas est moralement neutre, dans d'autres non. En Inde, par exemple, l'éc hange monétaire n'a pas du tout bouleversé les rela tions traditionnelles elles hiél""dI'Chies préex istantes entre les castes ... Marco A ime, op. cit. p. 128.
116
Elltre 1I10lUlioli!lotioll e l
d é~: ro ill!>lln Ce
L'nuire Arri11lle
teurs ; et c'est presque une règle générale que partout où il y a des moeurs douces, il y a du comme rce; et partout où il y a du commerce il y a des moeu rs douces »102. Cette fonnu le a fait les délices des libéraux. Or on oublie de citer la suite. Montesquieu ajoute, en effet, : « Mais si l'esprit du commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyo ns que dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plu s petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent ». On ne saurait dire plus clairement, comme nte justement Marcel Henaff, que le rapport marchand a tué la relation de don, celle qui cherche le lien chaleureux et fort. Ici prévaut le calc ul froid ou du moins indifférent'Ol. La leçon des marc hés africains est que même marchand, l'échange peut posséder les vertus du « dou x commerce », à condition qu'il partic ipe de la logique du don, alors que le Marché anonyme et abstrait est source iné puisable de fru stra tions, d'envie et de rivalités qui dégénèrent en conflits tribaux et purifications ethniques quand ce n'est pas en guerres mondiales.
102 L'E.~prit 103
des Jois, lome Il p. 585 Pléiade, li vre XX. Hénaff Marcel, Le prix de la vérité. Le don, l 'argent, la philosophie,
Seuil , Pari s 2002. p. 472.
117
Chapi! "
gui". de conclusion -'V;~~ue peut-eUe
"ibuer à résoudre , où Les a.ul.res peuples de la planèt.e, (selon Hu,sserl) « s'européaniser t,olljours davantage » , /wus les Occidentaux, « si nous avons une bonne compréhenûon de
nous-mêmes, nous ne /WliS indianiserons
Michael Singleton
104
Leparadoxe On est telle me nt habitué à penser qu'il faut aider l'Afriqu e, qu' il semble incongru de se poser la question in ve rse : l'Afrique ne pourrait-elle pas contribuer à résoudre la c rise de l'Occident ? Dans mon livre « L'autre Afrique, entre don et marché », je m'efforce de montrer que si l'on ve ut aider quelqu'un, il faut avoir quelque chose à lui demander. Le don sans contredon W4 De ia déclaration dijinùive rî la discussion déciJ ive des droits de l'Homme, An nales d' Etudes Européennes, vol 4, 2000, p. 54.
118
Enl.rc lII o lICli a li;lttliOIi cl
tl éo: roi~lu lc e
l ' o lli re Arr"llN!
est pervers, c'est une forme de volonté de domination et d'arrogance. La fin de l' Afrique serait mortelle probable me nt pour nous aussi, car l'Afrique ne serait plus en mesure de nous apporte r les remèdes dont nous avons
un urgent besoin. Il est sa ns dou te temps de confesser que nous nous intéressons moins à l'Afriqu e pour ce que
nous croyons devoi r lui apporter ' que pour ce qu'elle nous apporte. Certes, à propos des" dons " reçus d'elle, on pensera immédiatement, à la mus ique et à l'esthétique , domaines où l'Afrique nous a beaucoup enrichi s. Toutefois, s i nous accepti ons de nous reconn aître malades, peut-ê tre pourrions-nous recevo ir de l' Afri que des remèdes à nos maux. La cri se de l'Occident va beaucoup plus loin q ue l'assèchement des sources de la créati on arti stique. La prospérité économique apparente est peut-être beaucoup plus fragile qu'elle n'en a l'air et cache une menace de catastrophe écologique et sociétale. Balayo ns devant notre porte. Les maladi es me ntales, les é pidémies de stress , la violence et l' insécurité des banlieues, l'usage massif de la drogue, la solitude des excl us, l'accroisseme nt des suicides sont des symptômes du malaise dans la civili sation. En demanda nt à t'autre Afriq ue de nous aider à résoudre nos problèmes matériels, sociaux et culturels nous la reconnaîtrions comme un partenai re authentique . C',est ainsi que nOLIS pouvons le mieux contribuer à la renforcer. Ce n'est pas dans le cadre de notre perception du monde que les remèdes africains peuvent être effi caces. Les recettes d'un développeme nt à l'afri caine risque nt d'être
119
inopérantes. En revanche, l'Afrique peut nous aider à sortir de l'économie dont nous sommes malades.
U échec prévisible du développement « alternatif » à l'afticaine On a parfois pensé l'auto organisation des exclus africa ins comme un «autre» développement. Ce « développement alterna tif » à l'africaine ne pourrait-il être
une source de solution à nos propres probl èmes? Celle façon de poser le problème est conforme à la logique des « s tratégies » qui est celle des experts, mais elle re pose sur un contresens SUI' l'expérie nce afri caine. «
IJéconomie de la déln'ouille » Le miracle de la survie de l'Afrique subsaharienne tient à un mot: " I.;économie de la débrouill e " . On appelle ainsi j'ensemble des petites entreprises et des artisans
qui travaillent pour la clientèle populaire. (... ) C'est le noya u central du secteur informel de la plupart des économistes Le dynamisme dont témoignent les exclus du développe ment mimé tique, les performances reconnues du secteur informel en matière d'emplois, les résultats satisfai sants au niveau des re ve nus ne sont-ils pas la marque d'une autre économie, tout aussi, voire plus importante. à pre ndre en cons idé ration ? La ré ussite incontestable,
120
E .. h·c llIomlinli8l1tio .. . :t tlécroi!!8uncc L'"utre Afri'l"c
même avec les critères de l'économie offï cielle et orthodoxe, de ce11 ains ac te urs de cet informel , en terme de
profit et de croi ssance, là même où des entreprises classiques (occidenta les ou publiques) ont échoué, ne révèle-t-il pas J'exis te nce d'un vé ritable management à l'africaine? Contraireme nt à une image stéréotypée, les informalisés ne sont pas nécessairement des indigents. Avec l'humour bi en connu des Africains, un quartier de
Grand Yoff a même été bapti sé" quartier millionnaire ", parce que parmi les pre miers squatters, il y avait quelques bijoutiers aisés. On y re ncontre aussi d'authe ntiques mi llionnaires.
Vimpossible développeme nt de l'Afrique ne serait-il pas dans l'exploitation de ce gisement ? En systématisant, en lrans posant, e n e ncourageant ces ex périe nces d'auto organi sation, en les appu yant techniqueme nt, finan cière me nt el réglementaireme nt, on passerait enfin du bricolage à l'indus lrie de pLein exercice 105 . Cette inte rprétation de « l'économi e informelle» est de
plus en plus répandue. Ell e est cell e des grands organismes inte rnationaux, I.e Fonds monétaire inte rna-
tional , la Banque mondiale, le B.I.T. , comme des ins tances bilatéraJ es et des organi smes de coopé rat ion
comme la Caisse fran çaise de développement'''. Ell e est aussi, avec bien des nuances, celle de la plupart des O.N. G de développement, comme de nombreux centres 105 Sur cell e ex pression due à Pierre Judel. nous renvoyo ns aux développements consacrés à ce th ème dans La planèl.e des nUllfmgéoS pp. 136 el ss. 106 Encore connue en Arrique sou s son ancien nom de Cai sse cent rale de coopération économique, ou plus simplement .. la caisse )t .
121
de recherche ou de chercheurs indépendants. Elle n'est pas sans mérites de toutes sortes.
Si l'on a une vis ion développemenûste et économiste,
c'est-à-dire s i on pense que le développement est uni versalisahle et qu'il n'y a pas de salut en dehors d'une croissance économique vi goureuse, si on croit en
outre que l'économi e ex iste en elle-même , e l qu'elle est la base de la vie sociale, alors on ne peut p0l1e r s ur l'in-
formel qu'un regard négatif ou au mieux condescendant. Devant J'é vidence des réussites de certains ~ entrepreneurs aux pi eds nus », on reconnaîtra avec sympathi e le
s uccès du bricolage. Toutefoi s, on ve rra toujours dans cel informel une économi e d'expédi ents, en attendant
mieux. On se gardera bien de comparer ces exploits dérisoires avec les prouesses de la techno-industrie mondiale capable d'envoyer des sateUites de télécommuni cation dans l'espace ou de fabriqu er des espèces transgén iques. Jaugeant l'informe l à l'aune de l'économie dominante occidentale, et dans l'horizon du développement, réduisant la socialité à un aspect pittoresque, complémentaire ou auxil iaire à la seule chose importante, l'économi e, on sera tenté de voir celte
réalité atypique comme une sorte de succédané de l'économie et du développement, voire comme un développement spontané, alternatif, déri soire ou respectabl e, mais toujours en attendant mieux, c'est-à-dire en attendant de
réintégrer la terre promise de la modernité, de l'économie offi cielle et du vrai développement. Bref, on n'y verra qu'une fi gure de la trans ition. Ceux qui persistent à conserver une vi sion développe-
122
E utre IUOlUlitlli il Dtioli e l IlécroiSl!IIII Ce L'UUlrc Afri1luC
rnentisle et économi ste, tout e n reconnai ssant l' intérêt du secteur informel, sont amenés à proclame r que l'échec
du dé veloppe me nt dans le lie rs-monde ne vie nl pas du manque d'esprit d'entre prise ou de l'absence d'une classe d'entrepre ne ur, comme on l'a s i souve nt répété, mais plulôt d'une insuffisa nce de capital el d'équipement. l:économi e du développement e n intégranl l'informel , continue ainsi à tourne r e n rond ne nourrissant que les expelts qui en vivent.. . JI peut mê me a n"iver que les spéciali sles de l' informel finan cier (les lonlines) impressionnés par l' importa nce de l'épargne, contredisent les spéciali stes de l'informel induslriel en déclarant: « Ce sont les comportements d'entrepreneurs qui font défaut , ce sont ]es occasions d'investir qui ma nquent. C'est de gestionn aires dont l'Afrique, en pa rlic ulie r, a le plus besoin »'01. JI ya pourtanl de plus en plus d'étudia nts africains formés dans les business school anglo-saxonnes, mais ce ne sont pas eux qui fond e nt des entre prises pe rformantes, mai s des femmes ill ettrées ...
Les leçons de J'échec : l'absence d'imaginaire économique et développementiste Les ré uss ites relati ves de la débrouille afri caine ne s'inscri ve nt pas, en effe t, dans le pa rad igme occidental du développement e t de l'économie. Les pe rformances « économiques» afri caines ne peuven t en aucun cas constiluer un modèle de dé veloppe me nt ahe rnatif. Ell es 107 Michel Lelart, l..es systèmes !JaraLlè[cs dc collectc de l'épargnc. Épargne sa ns fron ti ère. nO 30, Mars .1 993, p. 35.
123
offrent peu de recettes transposables pour re médie r aux défaillances des économies e t des socié tés du Nord. Ell es ti ennent à une sorti e de l'économi sme ou au réenchâssement de l'économi e dans le social. 11 convient de
parle r de société vernac ulaire bi en plus que d'économie informelle. Vesprit du don e t les logiques de réc iprocité explique nt le miracle de cette réussite relat ive, hors économi e. L'économie et le développement sont même des con ce pts ethnocen triqu es qui ne correspondent ni à
l'interpréta tion des pratiques de la dé brouille, ni à l'imagina ire africain . Avant le contact avec l'Occid ent,
le concept de développe ment é tait tout à fait abse nt. Dans la plupart des socié tés africaines, le mot même de dé veloppe ment n'a aucun équivalent dans la la ngue locale. Selon Gilbe rt Rist: " Les Bubi de Guinée équatoriale uti lisent un terme qui s ignifie à la [ois croître e t mourir, et les Rwandais construi sent Je développement, à partir d'un verbe qui s ignifie marcher, se déplacer, sans qu'aucune direclionnalité parti culière ne soit inclu se dans la notion ». « Celle lac une, poursuit-il, n'a rie n d'étonnant ; elle indique s imple ment que d'autres
sociétés ne considèrent pas que leur reprodu ction soit dé pe ndante d'une accumulation continue de savoirs e t de bi e ns censés re ndre l'ave nir me ille ur que le passé. » 108 Ains i, e n Wolof on a te nté de trouve r l'équ i-
valent du développement dans un mot q ui sign ifie
«
la
vo ix du chef ». Les came ro unais de langue Elon sont
plus explicites e ncore . Ils parle nt du
«
rêve du bla nc
».
108 C ilbert Hi sl , Processus clllt.urels ct, développemellt., 4- conférence général e de l'EADI , Madrid 1984, p. 6.
124
Eul.r.· lIIoudia li.'l nlÎol1 e l d écroilllllUl ce L'n ui re AfrilllW
" La fi gure du dé veloppe ment ne possède pas d'équivale nt e n moore e t se traduit au mie ux par la phrase : lônd maoodam.e tenga laoor kênd yl:nga (nous luttons pour que sur la terre (au vi llage) les c hoses ma rchent pou r le corps (pour moi) »109. Celte absence de mots pour le dire est un indice, mai s il ne suffira it pas il lui seul il prou ver l'absence de toute vision développe me nti ste el économi ste. Seule me nt, les va le urs sur lesqu elles re posent le dé veloppement , et tout partic uli èreme nt le progrès, ne corresponde nt pas du tout il des as pirations africai nes profondes. Ces valeurs sont liées à l' hi stoire de l'Occ ide nt, ell es n'ont proba bl ement auc un sens pour les autres sociétés. En ce qui concerne l'Afrique noire, les an thropologues ont re ma rqué q ue la perception du temps est carac téri sée par une ne tte orientation ve rs le passé. « Les Sara du Tc had estime nt que ce qui se trouve derri ère le urs ye ux el qu' ils ne pe uve nl pas voir, c'est l'ave nir, tandi s que le passé se trouve de va nt, puisqu' il est connu » . l.?auteur ajoute: « On aurait mauvaise grâce à con tester la logique d' une tell e re présentation. »110 And rzej Zajaczkowski fait une observation a nalogue pour les Kiku yu"'. JI sembl e que cela soit assez général et pas seulement e n Afrique; mais, pour ne pas manque r de pertine nce, celte représenta tion ne facil ite pas l'appré109 Pierre Jose ph Laure nt. Le clan CO ll/ill e ruse. AI/thropologie de la coopérotion (lU déue10lJpemelll chez le.~ Mossi lin Burkina Faso ." La fédération 1r~lI(l· Yllln, avril J996. Lou va in . p. 228. 110 Gi lbcI1 Hi st, / flterclilture. n095, avril 1987, p. 17. III Amlrzej Zajaczkowsk i, Dim.ensiol/ l." ullllrefle dl/. déveLol)pcII/Cllf . Publication du Centre d"E ludes s ur les Pays hors eurolléens. Académie po lona ise des Sc iences, Va rso\'ie. 1982. p. 40.
125
hension d'une notion telle que le progrès pourtant essentie l à l'imaginaire du développement.
A cela il faudrait ajouter l'absence générale de la croyance dans la maîtri se de la nature dans les soc iétés an imistes.
Si le python est mon ancêtre, comme pensent
les Achantis, à moins que ce ne soi lle crocodile, comme
pour les Bakongo, diffi cile de fa ire des ceintures et des portefeuilles avec leur peau. Si les forêts sont sacrées comment les exploiter rationnellement ? En Afrique on se heurte encore aujourd'hui à ce type d'obstacles au développement. Au Sud du Togo, l'aménage ment de la lagune d'A necha, résidence du crocodi le totem, n'a été possible qu'ap rès avoir dépOlté une partie de la population. [;aménagement de la lagune Ebrié à Abidjan a donné lieu à de graves connits avec les Ébrié. En dehors des mythes qui fondent la prétention à la maîtri se de la nature et la croyance au progrès, l'idée de
développement est totale ment dé pourvue de sens et les pratiqu es qui lui sont liées sont ri goureusement impos-
sibles parce que impensables et interdites. « Ce que les Français appellent développement, est-ce que c'est ce que veul ent les villageois ? intelToge Thierno Ba responsabl e d'une ONG sénégalaise sur le neuve. No n. Ce qu' ils veulent c'est ce que le pulaar appell e bamta"re. Qu'es t-ce que cela signifie? C'est la recherche par une communauté fortement enracinée
dans sa solidarité, d'un bien-être soc ial harmonieux où chacun des me mbres, du plu s riche au plus pauvre, peut trouve r une place et sa réali sation pe rsonnelle » 11Z. 112 Ci made, QUlLnd l'Afrique /KJsem ses co"diûOflS. Dossier pour un débal nO67, sept embre 96, Fondalion pour le progrès de l'homme. p. 43.
126
[ilire 1lI0mlialiilil iioll I~ I d éc roil:l~ un cc l 'lIulre Afrillu,'
Certes, en Afrique aujourd' hui , le développement est devenu quelque chose de famili er, le mot même est devenu sacré. C'est un fétiche où se piègent tous les désirs. « Fa ire le développement », c'est « gagner des projets)) ou « gagne r un Blanc ), c'est le remède miracle à tous les maux, y compris la sorcellerie. « On
se procure des fétiches, note p-J Laurent, pour protéger son capital : c'est une sorte de sorceLLerie accum.ulalive »113 . « Le déve loppe me nt, remarque-t-il en outre, est un concept, apparemme nt étrange, par leque l tout
devient possible entre aînés et cadets, aidants et aidés. La chance du développement - je ve ux dire sa longévité - réside dans sa pluralité séman tique. Elle conduit, sur le mode du non-dit ou de la non élucidation, à des compromis parfoi s surpre nan ts. Ains i, en son nom, les
musulmans de Kulkinka élèveront des porcs. Ri en n'est interdit si cela apporte le développement 114! » Comme on le voit, l'occidentalisation des esprits ne va pas sans
problème. Le malentendu avec les économis tes dans l'inte rpré tation du phénomène de l'informe l re pose sur toute une
série de présuppos itions du dispositif d'appréhens ion du réel. Alors que l'a nthropologue voi t ou verrait plutôt dans l'informe l un phénomène social , J'économiste n'y vo it qu'une form e partic uliè re et atypique d'acti vi té économique. Muni de sa grill e universa li ste e t évolu tion ni ste, il voit dans l'économ ie des expédie nts un be l 113 Pi erre-Joseph Lauren t, Le dOl! comme ri/se. Anthropologie de la co· opdral.ion (L/l. développemclIl. chez les Mossi du Bllrkina Faso: la féddratio" lVerul- l'l,," , avril 1996, Louvain. p. 274. 11 4 !b;d. p. 226.
127
exemple de lulle da ns le royaume de la nécessité. L:économi ste -éconolllè tre, a rmé de sa batte rie de c ritè res e t d' une calc ula trice, va s'empresser de mesurer, évaluer, comparer e l fi na le me nt reformaliser, a u moins dans l'a bstra it, ce secteu.r a llergique à la stati stiq ue. Grâce à l'omniprésence de cette vale ur faussement commune, l'arge nt, il sera possible de rend re J' invisible vis ible e l de produire des ni vea ux de vie, à l'aune de la pa uvreté et de la ri chesse Înternalionalement reconnues. La reJormalisation conceptue lle est Ull premie r pas ve rs la norm a li sati on réelle. Celle insertion da ns les normes universell es, c'est-à-dire occide nta les, peut déjà constituer une agression contre la résista nce des exclus 115. La maniè re de foncti onne r des a rti sans, même les plus professionna lisés la isse loujours pe rplexe l'observa teur. Deux forge rons se sont installés a u bord de la route de Kaolak . Cette implan tati on suscitée par une ONG, vise à sati sfa ire la c lie ntèle rurale avo isina nte. Toulefoi s, la localisation. im posée pa r l'utili satio n d'un outill age é lectriq ue plus performa nt, favorise une déri ve commerc ia le pour des comma ndes urbaines. Ces forge rons, certes castés, ma is ne conserva nt qu' une petite partie des coutumes ancestrales. sont très intégrés aux relati ons ma rc ha ndes. Or, on se heUl·te a u pa radoxe sui van t : il y a des beso ins incontestables, et pourta nt la produc11 5 Voir Maji d Halmema . La pauvreté gLobale, une invelltion qui s'el/. prend aux. pauvres, Intercu lture nOIll , Mont réal. Printe mps 1991. Voir aussi : Le Nord perdu, Repères pour l'après-dévcloppemelll., par C. Ri SI, M. Ha hnellla et C. Esteva. Éd itions d'E n bas, Lausanne 1992 el Gustavo Esteva, Une nou velle source d 'espoir ft Le$ m.argùwll.1: ", op. cil.
128
": "Irc IllOlI{li n lil!lI tioll c t tl éC I'O iJ;:i llll,:e L'Ultlt'(: Afritllttl
tion est loin d'être poussée à son maximum, Par a ill e urs, la s it.uation de l'arti san n'est pas non plus très fl orissan te, tandis que les apprentis sont soit trop nombre ux et inoccupés, soit au contraire en nombre ins uffisa nt. Le local est incroya bleme nt inada pté et l'équipement plus qu e sommaire. E nfin , l'accumulati on est inexista nte, même quand des command es importantes peuve nt apporter des recettes inespé rées. Le premi er réfl exe de l'expert économ iste est de vouloir introduire un peu de rationa lisati on. Certes, ça marche, mai s cela ne pourrait-iL pas marcher beaucoup mi eux? On che rche à acc roître la producti vité, accé lérer les ventes, a mé liorer les locaux, in ves tir dans l'équ ipeme nt et entrer dans le cercle vertueux de l'accumulation et de la c roissa nce illimitée. Ce réfl exe intelligent est sans doute la voie royale de l'échec. André Whiuaker, lui mê me entrepreneur et spéciali ste de la « ges ti on c réole », note avec humour à propos d'un ouvrage d'expert (Le fina nceme nt de la pe tite e ntre pri se en Arrique, I:Harmaltan, 1995) : " Ce gu ide-ma nu el du bon ges ti onnaire est en réalité un guide -ma nuel du mau vai s gestionnaire. 11 e ut été plus conséque nt d' intitule r ce li vre : Manuel pour écho ue r da ns la gestion de l'entreprise e n Afrique ou e ncore gu ide et recettes pour l'échec »116. Les art isans qui ont sui vi les directi ves de ces co nseilleuT$ (bons samarita ins d' ONG, Ou au tres), ont 116 Son diagnost ic rejoint le notre, rationali ser l'informel, c'est le tuer. « Mod erni ser éta it (... ) exogéni ser, c'est-à-d ire : endettement. montage fi nancier, orga ni sa ti on forlllelle, ri sque, dépendan ce bancai re, ete » . André Whillak er, L'analyse I,rallsjormafionnelle Cil sciences sociales. La. société (/lItill(l~~e-GlLrall.nÙe et le m.ode de product.ion créule. Elémellis pOlir 1lI/C nouvelle théorie de l'ellireprise et dit développcmcl/l, 01/ e.[!iciellce sociale de La prodllCûol/.. Thèse, Pari s 7, 1996. pp. 286 el 609.
129
fini dans la déconfiture ou sont re venus à leur pratique antéri eure . Il ne faut jamais oublier en ce qui concerne ces artisans des banlieues populaires, que leur ex istence même tie nt du miracl e . C'est ce qu'il faut commencer par comprendre et par analyser. JI n'y a tout s implement pas de marché au sens économique du terme,
c'est-A-dire pas de demande solvable. D'une cli entèle sallS revenu on ne peut pas escompter la fortun e, mais
c'est déjà une belle réussite que d'en produire sa survie et celle de cette même clientèle ! Si des entreprises rationnelles pouvaient marcher, ça se saurait d'autant plus que les tentatives n'ont pas manqué en cent ans de colonisation el quarante ans de déve loppement! En revanche, la reconnaissance de la culture populaire permet la légitimation des pratiques de l 'œconolnie néo-
clanique. Ces créations culturelles des exclus vont des c ultes syncrétiques et des sectes prophétiques jusqu'aux savoir-faire techniques. On ne soulignera jamais assez l'importance de la création popu laire au niveau symbolique à tra vers les croya nces et les cultes . Il s'agit là d' un aspect fondamental de l'autre société qui échappe totalement à l'économis te . Dan s l'informel, on est pas dans une économ.ie, mê me a utre , 011 est dans une autre société . L'économique n' y est pas autonomi sé e n tant que tel. Il est dissous, enchâssé dans le soc ial , en partic ulier dans les réseau x compl exes qui structurent ces banli eues . Voir dans les expéri ences afri caines une forme alternative de la mê me chose est LIlle e rreur. La fécondité de cette ave nture est à chercher ailleurs.
130
[nlre lIIondilllilllll.Îon cl tl éc roÎs~ll li ce L' autre Arri'IIIC
L'aub'C Afrique comme modèle de
sortie de l'économie Il ya en marge de la déréli ction de l'Afrique offi cielle, à coté de la décrépitude de l'Afrique occidentali sée, une autre Afriqu e bie n vivante sinon bien portante . Cette Afrique des ex il és de l'économi e mondiale et de la société planétaire, des excl us du sens dominant, n'en pers iste pas moins à vivre et à vouloir vivre, même à conl.rese/v; . Cette arLtre Afrique n'est pas celle de la rationalité économique. S i le marché y es t présent, il n'y es t pas omniprésent. Ce n'est pas une société de marché, au sens d'une société du tout marché . Ce n'est certes plus pour autant l'A frique traditionnelle communautaire, s i tant est que celle-là ait vraiment jamai s ex isté. C'est une Afrique de bricolage dan s tous les domaines et à tous les ni vea ux, entre le don et le marché, entre les riluels oblat.ifs e t la mondiali sati on de l'économie . Pour avo ir perelu la bataille économique, l'Afrique a-t-elle définiti veme nt pe rdu la gue lTe des civili sations? Telle est la question. L'économi e a bel et bie n été battue; mais la soc ié té a survécu à cette défaite. Cela signifi e q ue les fonctions que nous attri buons aux in stances technique et économique (la product ion de « ri c hesses») ont é té tout de même assumées Lan t bien que mal par la société. Cexplication la plus plausibl e est donc que l'économie et le techniq ue ont reflu é dan s le social , ou pour le dire dans les terme de Karl Po lany i, économie et technique ont été réenchûssées . Ceci se voit tant dans le phénomène de l'économie dite informelle que, plus générale-
131
ment, dans la persista nce de la soli darité quotidien ne. C'est cette form e de réponse par J'ingéni os ité locale que J a l tenté d' ana lyse r dans mon li vre « L'autre Afrique »117. Cette a utre Afrique pe ut se caracté riser par l'auto organ isati on sociétale, la logiq ue du don et une certaine sagesse démoc ratique paradoxale.
L'auto orgruIisation sociétale (... ) Les économ istes se trompe nt largement en ne sa isissa nt « l'informel » que sous l'angle de l'économie. La dynamique de ces sociétés ve rnaculaires se ma nifeste non seul ement au niveau techno économique, mais aussi dans la c réatio n imaginaire e t le bri colage d' un e constru ction sociale. Si on y est ingénieux bie n plus qu' ingénieur, entreprenant plutôt qu'entrepreneur, et indu stri eux et non indus tri el, c'est préc isément parce qu'on se situe ailleurs, en dehors du paradigme dominant.
La logique du don et L.. solidruité africaine Ce fon ctionne me nt de la socié té vernacul aire s' inscrit dans la persistance, voire la résurgence d'une certa ine « sol idarité afri caine » . Les soc iétés afri ca ines ont ignoré longte mps l' ind ividualisme el continu ent assez largement à le faire e n dépit de très fortes poussées des processus d' ind ivid uation 118. L'impérialism.e du social se man ifeste à travers l' importance des rela tion s de Se rge Latouc he. L'U/tlre Afrique. Enlre don el, marché. Albin Mi chel Pari s, 1998. l IB A Iain Mari e, Processus d 'individuation dnl!S les villes Oues/-Africaines. Paris, C relll ov ia, ledes-Cecod. 1994. l lï
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parenté . La parenté s'éte nd non seule me nt au groupe
fami lial élargi, mai s elle sert de moule dans lequel se coule nt les relat ions d'amitié, de voisinage, d'assoc iation sporti ve, cuhurelle, politique ou religieuse, les rapports même de travai l e t les formes du pouvoir. Ell e est réacti vée et re nforcée par les cérémoni es, les cultes d'ancêtres, les li ens à la terre, les relations avec le monde de l'in visible. Tout cela engendre la fameuse solidarité afri caine qui n'a pas vra iment d'équivaJent aill eurs. Cette solidarité polymorphe résis te même à l'émigration et on pe ut l'observe r jusque dans les banlie ues paris iennes, chez les Malie ns ou les Sénégalais, avec l'hébergeme nt obligé des « pe tits frè res », avec les transferts qui font vivre la famill e restée au pays, avec les cotisations pour construire la mosquée ou l'école au village. Celle très forte prégnance du social exclut l'i soleme nt e t l'incognito. Dans les cas les plus durs, elle est liLlé mlement ce qu i perme t de te nir le coup. Ell e est aussi la cause du s uccès et de la spéc ific ité de l 'oeconomie vernaculaire africaùle . Les obl igation s de donner, de recevoi r et de rendre lisse nt les lie ns entre les hommes et les di eux, entre les viva nts et les 111011s, e ntre les parents e t les enfants, entre les aîn és et les cadet.s, entre les sexes, au sein des classes d'âge, etc. Elles biaisent fort ement les lo is du marché, limite nt les méfait s des rapports marchands, assure nt un minimum de garanti e contre l'exclus ion économique el sociale . ( ... )
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Conclusion I:après-développement sera nécessaire ment pluriel. Il s'agit de la recherche de modes d'épano uissement collectif dans lesquels ne serait pas privilégié un bienêtre matériel destruc teur de l'environne me nt et du lien social. Cobj ectif de la bonne vie se décline de multi ples façons selon les contextes. En d'autres termes, il s'agit de reconstruire de nou velles cultures. Cet objectif peut s'a ppeler l'um.mn (épa no uissement) comme chez Ibn Kaldûn, swadeshi-sarvodaya (améliorati on des condi ti ons sociales de tous) comme chez Ga ndhi 119, ou bamlaare (ê tre bi e n e nsemb le) comme chez les Toucouleu rs, ou « L'i déal de vie qu e les Borana appelle nt fidnaa ou gabbina ( ... ) « le rayonnement d'une personne bien noulTie e t li bérée de tout so uc i » 120 ou de tout a utre Il O Ill L'im portant est de signifie r la rupture avec l'entrepri se de destru cti on qui se perpé tue sous le nom de dévelo ppement ou aujourd 'hui de mondialisation. Pour les exclus, po ur les naufragés du développement , il ne peut s'agir que d'un e sorte de synthèse entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Ces créati ons originales dont on peut trou ve r ic i ou là des commencements de réalisation ouvre nt l'espoir d'un après-développement. 11 9 swadeshi : « terme indien popu lari sé par Gandh i : confédérati on de com munautés villageoises autonomes dont la prospérit é est assurée pa r une économie orientée vers les besoin s locaux », Majid Rahnema, op. cù. p. 21 120 Oah ct Megersa in Posl,-devclopmcTll rcader, cité par Rahnema, op.
ci/.. p.274.
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Ach evé d'imprime r en juin 2008 sur les presses de l'Atelier 26 26270 Loriol - France A plu s d'uil titre éditi ons 4 quai de la Pêcheri e 69001 Lyon www.aplu sduntilre .com
ISBN 2-952-67606-2
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