JEAN BEAUFRET
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Holderlin
et
Sophocle
Edition revue et corrigée
GERARD MONFORT Editeur Saint-Pierre-de-Salerne...
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JEAN BEAUFRET
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Holderlin
et
Sophocle
Edition revue et corrigée
GERARD MONFORT Editeur Saint-Pierre-de-Salerne
27800 BRIONNE
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der Vater aber liebt, Der über allen waltet, Am meisten, dass gepfleget werde Der feste Buchstab ... H.
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...mais le Père aime, qui règne au-dessus do toua. le plu., que soit servio La Uttrl1 solide... Patmos (222-225).
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Gérard Monfort, 1983
HOLDERLIN ET SOPHOCLE
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Qui donc est Hôlderlin dont Heidegger nous dit à la fin du premier texte des Holzwege que « faire face à son œuvre }), c'est {( la tâche dont les Allemands ont encore à s'acquitter » ? (1). Et en quoi sa pensée est-elle si profondément, pour l'auteur de Sein und Zeit, pensée de l'his toire, comme illumination d'un présent? En quoi enfin cette pensée culmine-t-elle poétique ment dans les traductions d'Œdipe et d'Anti gone et dans les Remarques qui les suivent, c'est-à-dire dans ce {{ dialogue poétique }} (2) avec Sophocle auquel il se risque avant de dis paraître aux yeux des hommes? Le dialogue avec Sophocle met en cause l'es sence même de la Tragédie entendue ici comme un des sommets les plus inaccessibles de l'art grec - celui pourtant dont il faut dire qu'il est vital pour l'art moderne de tenter d'accéder (1) M. HEIDEGGER, (2) M. HEIDEGGER,
Holzwege, p. 65. Unterwegs zur Spriiche, p.
38.
10 jusqu'à lui. Un projet longuement porté et maintes fois remis en chantier par Holderlin a été en effet d'écrire une « vraie tragédie moder ne ». Il s'agit de cet Empédocle dont nous avons au moins trois versions. Mais qu'est-ce que l'art tragique, et d'abord, qu'est-ce que l'art.? Art (-rrxY't'i) est pensé par Aristote en corréla tion avec nature ( 'fIUfJ'/t; ). Aristote écrit: T; Tix.~'f/ /oUp,rT<X/ 't1;" 'fIvm (3) : l'art imite la nature. Mais un peu plus loin il précise : 't.2 I1h t"ftmÀcT .2 Yi 'fI~(iI;:i~U"<XTri ,x1l'tpylil1<xu6GtI, -r<x .n l'/fUiTCl/ (4). La nuance ici est essentielle. cc D'un côté, l'art mène à son terme ce que la nature a été incapable d'avoir œuvré, de l'autre, il imite. » Comment com prendre? Est-ce qu'il fait tantôt ceci, tantôt cela ? Ou est-ce que son essence est de ne faire ceci qu'en faisant aussi cela? L'art prendrait ainsi des distances par rapport à la nature, n'étant pourtant pleinement art que dans la mesure où il retrouverait avec la nature, c'est-à dire avec le ({ natif », une affinité plus essen tielle? C'est bien ainsi que Hôlderlin entendait ou aurait entendu Aristote. D'où la distinction qu'il fait entre ce qui est natif, natal, naturel et ce qui est le terme d'un effort de culture ou, dit-il encore, d'imagina tion. Le propre de l'effort de culture est de s'éloigner au maximum de la nature, c'est-à (3) Physique, 194 a, 21-22. (4) Ibid., 199 a, 16-18.
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dire de {( mener à terme ce que la nature a été incapable d'avoir œuvré ». Mais l'art n'est plei nement art que par ce que Hôlderlin nomme insolitement vaterliindische Umkehr : le re tournement, la volte qui revient jasqu'à l'es sence même du natif. Ici, notre rapport au monde grec ne peut être précisé que comme contraste fondamental. Les Grecs sont essentiellement les « fils du feu ». Le panique originel de cette filiation, Nietzsche le représentera par l'évocation de Dionysos. Hôlderlin disait au contraire : Apollon. « Apol lon n'est pas pour Holderlin ce qu'il représen tera pour une conscience plus'moderne, à savoir le dieu qui préside dans la clarté à la création des formes plastiques. Il est pour lui tout au contraire l'élément dont la puissance provoque au tumulte de l'éveil, le « feu du ciel ». Non pas un contraire absolu de Dionysos, mais bien son plus haut accomplissement comme l'extrê me de la force virile. C'est à partir de là qu'il faut comprendre ce mot du poète : « Je puis bien dire qu'Apollon m'a frappé » (5). » Tout l'effort « culturel » de l'art grec va être de se déprendre de cette nature orageusement panique qui est le fond même de la nature grecque, ce qu'elle a d'oriental dira Holder lin (6), pour tenter l'accès du domaine le (5) Ludwig von PIGENOT, HOiderlin (Munich, 1923). (6) Lettre à Wilmans du 28 septembre 1803 (Grande Edition de Stuttgart, t. 6. p. 434).
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,plus opposé: celui de l'institution ou du statut ce de la conceptioh, l'art du projet, échafauder (Satzung), c'€st~à-dire 'de la différenciation et et enèlore, , mettre en place cadres et. cases, de l'équilibre selon lesquels le tumulte aorgi démembrer et' remembrer, c'est cela qui les que (7) est finalement organisé. D'où: . entraîne èomme une force naturelle» (9). C'est pourquoi, affirme Hôlderlin en parlant des Voici encore une affirmation... : l'élément Grecs, il, ,nous est plus facile de les surpasser purement natif perdra de sa prépondérance à dans l'expression de la beauté passionnée ... que mesure que progressera la formation. C'est dans leur homérique présence d'esprit et leur pourquoi les Grecs ont eu de la peine à se res sens de l'exposition. Ce n'est nullement un saisir, bien que, depuis Homère, ils aient excellé paradoxe. C'est dans le contraire de ce que, (exceller, c'est ici le propre de l'art) dans l'expo nativement, nous 'sommes qu'il nous est plus sition (la composition organique par contraste facile d'exceller. Y a-t-il là quelque écho de avec le tumulte aorgique dont ils étaient plus . Diderot et de son Paradoxe du Comédien? originellement, plus {( orientalement » signés). t~ Quand il dit, par exemple, ,de Mademoiselle Cet homme extraordinaire était d'une âme Clairon: ({ Elle est l'âme d'un grand manne assez capable d'accueil pour s'emparer comme quin qui l'enveloppe; ses essais l'ont fix'é sur d'un butin de la sobriété junonique de l'Occi elle. » ? Toujours est-il que le mouvement de ~ dent au profit de son royaume d'Apollon; s'ap l'art moderne, visant le contraire de la nature propriant ainsi un élément étranger (8). moderne, vise par là même le contraire de ce Le propre de l'art homérique est donc l'ap ~ que visait l'art grec. Il vise l'expression pathé propriation ({ culturelle» de ce qui est le plus tique. Il excelle à conquérir la dimension de opposé à la nature orientale des Grecs. l'aorgique et du panique, ou, dit encore Hôl Hôlderlin ajoute aussitôt : Chez nous, c'est derlin, le climat de l'enthousiasme excentrique. ir. l'inverse. Nous ne sommes pas en effet ces fils Mais si l'art, selon la leçon d'Aristote ({ mène du feu que furent nativement les Grecs. Je " ainsi à son terme ce que la nature a été incapa crois que la clarté de l'exposition nous est aussi ble d'avoir œuvré, il n'est pleinement lui-même naturelle et essentielle que la flamme céleste que dans la mesure où plpit"!'al -rY,~ 'l'V'1I';, imitant est naturelle aux Grecs. La clarté de l'exposi ir la nature, il remonte jusqu'à une affinité plus tion ? Les Allemands, dira Heidegger, {( la for essentielle avec celle-ci. Toutefois cette re ,
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(7) Remarques sur Antigone. (8) Lettre à Bohlendorf du 4 décembre 1801 (G. E. St. 6, p. 426).
(9) HEIDEGGER, Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung, p., 84.
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montée, ou plutôt ce retournement sur soi jus qu'au natif est si ardu que c'est généralement l'échec même de l'art - en particulier de l'art grec. D'où ces vers d'un fragment tardif
Leur volonté fut certes d'instituer Un empire de l'art, mais là Le natif par eux Fut renié et, lamentablement, La Grèce, beauté suprême, sombra (10).
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Il en est de même chez nous bien que ce soit, à la lettre l'inverse : Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-même en nous rendant ')I~O~Tex Ti. 1I'Otp 1I'~ctb., oro<, c,/-,h o
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- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est à portée du pied, c'est-à-dire du partage dont nous sommes. Ce vers de Pindare précède immédiatement ceux que cite Valéry en épi graphe au Cimetière marin. Tout le poème dit le contraste entre l'extase paniquement apol linienne de Midi où toute différenciation se perd, et l'appel au mouvement qui est la diffé rencia tion et la vie. Ici la poésie se déprend précisément du « panique» pour revenir à la (10) Œuvres complètes de HOlderlin (G. E. St. 2, p. 228). (11) Troisième Pythique.
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sobriété dégrisée. Le Cimetière marin serait-il en ce sens un poème du retournement qui rapa trie? Donc, selon Hôlderlin, un vrai poème moderne? - Laissons la question provisoire ment sans réponse. Ayant ainsi éclairé, en suivant à l~ fois Aris tote et Hôlderlin, la nature de l'art en général, demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste l'art tragique? Qu'est-ce que la tragédie? Mais ici Hôlderlin n'engage pas seulement un dia logue avec les Grecs en général, mais plus particulièrement un dialogue avec Sophocle. Précisons donc la question : qu'est-ce que le tragique de Sophocle? Le tragique de Sophocle, aux yeux de Hôl derlin, n'est pas en effet un tragique comme celui d'Eschyle ou d'Euripide, mais un tragi que très singulier. Disons d'un mot qu'il est le tragique du retrait ou de l'éloignement du divin. Hôlderlin dira: Gottes Fehl,: le défaut de Dieu (12). Tout le tragique de Sophocle, pré cisera Karl Reinhardt sans toutefois se référer expressément à Hôlderlin, « weist... auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott » - fait signe... vers l'énigme qu'est la frontière entre homme et Dieu (13). C'est en cela qu'il est si différent du tragique d'Eschyle, pour qui la limite n'est .nullement énigme. Les hommes (12) Dichterberuf (G. E. st., tome 2, p. 48). (13) Karl REINHARDT, Sophokles (Frankfurt am Main, 1947), p. 11.
16 ici outrepassent la limite, et bien souvent· mal gré les avertissements des dieux. Ils l'outrepas sent, dit Homère aÙTOI atpYi'm &TlXaalX).I~la," d'eux-mê mes, par leurs attentats à eux, et ceci ù'II'tPl-'0PO'lli en allant plus loin que ce qui leur est assigné en partage (14). Ainsi Égisthe ou Xerxès - et sur un autre plan, Prométhée. L'actiQ.n tragi que est l'histoire du retour à l'ordre que néces site la violation de la limite. Avec Sophocle au contraire, c'est la limite elle-même qui se déro be, et le héros s'aventure dangereusement dans la béance d'un entre-deux d'où finalement lui vient sa perte. A Créon qui justifie sa décision concernant Etéocle et Polynice par la différence entre xftiaT6, (Étéocle) et X1XX6. (Polynice) : Té, ')Ide. ; réplique Antigone - qui sait? (15). Qui sait si, en bas, la sainteté est d'agir ainsi? Hôlderlin souligne ce qu'a d'llnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles, propriété incomparable de la langue dans Sophocle - car, ajoute-t-il, Eschy le et Euripide s'entendent mieux à objectiver la souffrance et la colère, mais moins le sens de l'homme, dans sa marche sous l'impensable. Nous pouvons maintenant lire le début de la troisième partie des Remarques sur Œdipe : La présentation du tragique repose principale ment sur ceci que le formidable, comment le , dieu-et-homme s'accouple, et comment, dans (14) Odyssée I, vers 33-34. (15) Vers 520-521.
l'effacement de toutes limites, deviennent un, dans la fureur, la puissance panique de la na- . ture et le tréfonds de l'homme, se conçoit par ceci que le devenir-un illimité se purifie par une séparation illimitée. Quelle est donc cette séparation illimitée par laquelle se purifie le devenir-un illi1nité du dieu-et-homme? Dans le se purifie, il n'est pas trop difficile de percevoir l'écho de la Catharsis d'Aristote. Le sujet de Hôlderlin est donc bien le sujet même d'Aristote quand il traite de la tragédie. Mais en quoi ici la Catharsis se pro duit-elle par la séparation sans réserves à l'in térieur du devenir-un illimité? C'est que, pour Hôlderlin interprète de So phocle, l'affrontement du divin et de l'humain - l'accouplement, dit-il plus hardiment - qui est le sujet même de la tragédie, comporte la plus énigmatique des mutations : celle qu'il nomme, par rapport au divin lui-même, le dé tournement catégorique. Cette locution pour le moins insolite, peut être n'est-il pas excessif de l'interpréter comme une transposition intentionnelle de l'impératif catégorique de Kant, pour qui les sentiments de Hôlderlin sont d'adoration : pour l'instant, j'ai de nouveau cherché refuge auprès de Kant, comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16). Mais surtout: « Kant est le Moïse
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(16) Lettre à Neuffer du début décembre 1795 (G. E. St. 6, p. 187). 2
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de notre nation; il l'a tirée de l'engourdisse ment égyptien et l'a conduite dans le libre dé sert de sa spéculation, il a ramené de la mon
tagne sainte la loi qui est vigueur. Sans doute continuent-ils toujours à danser autour de leurs veaux d'or et leur pot-au-feu leur manque beaucoup; ils devraient bien émigrer dans le plein sens du mot, gagner une solitude quel conque pour se décider à cesser d'être les ser viteurs de leur ventre et à abandonner les coutumes et opinions mortes, privées d'â'!te et de sens, sous lesquelles gémit presque inaudi ble, et comme profondément incarcéré, ce que leur nature vivante a de meilleur » (17). Ici, tous les mots portent. La loi est bien celle de l'impératif catégorique. Sa révélation est un appel à ce que notre nature vivante a de meil leur, à savoir la sobriété native dont nous sommes les fils. La morale kantienne dégrise l'homme d'aujourd'hui de sa prétention à « en tendre la langue de la raison intuitive» qui est, dit Kant, la « langue des dieux » et non celle des « fils de la terre » que nous som mes (18). Que l'impératif catégorique au sens kantien recèle en lui quelque chose du détour nement catégorique tel que le nommera Hôl derlin, c'est assez clair. La morale kantienne est exclusive de toute théophanie. Elimination de la morale théologique au profit d'une théo (17) Lettre à Karl Oock du l'" janvier 1799 (O. E. St. 6, p. 304). (18) Lettre à Johann Oeorg Hamann, 6 avril 1774 (Œuvres, Ed. Cassirer, IX, 122).
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logie morale, elle n'est plus vISion de Dieu, mais retrait déjà du divin. La loi est le docu ment le plus propre d'un tel retrait. Si Dieu est présence, c'est à l'exclusion de toute « repré sentation intuitive )). L'événement le plus essentiel de l!bistoire du rapport du divin et de l'humain est, dit Hôl derlin dans l'Élégie Pain et Vin, que
Le Père a détourné des hommes son visage. Sans doute il continue à vivre et œuvrer sans fin, mais par-dessus nos tête$, là-haut, dans un monde tout autre. La tâche la plus propre de l'homme, celle qui lui est confiée en service et en souci est dès lors d'apprendre à endurer ce défaut de Dieu qui est la figure la plus essen tielle de sa présence. Savoir faire sienne une telle tâche, c'est entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la tragédie (Trauer-spiel). C'est en effet à partir de ce détournement catégorique du divin que le deuil (das Trauern) commença de régner sur la ter
re... AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen, Und das Trauern mit Recht über der Erde [begann... (19). (19) Brot und Wein (O. E. St. 2, p. 94).
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L'assonance en allemand de Trauern, Trauer (deuil), Trauerspiel (tragédie), nous ne trou vons en français rien qui lui corresponde, le français n'ayant aucun mot proprement fran çais pour dire ce que dit le grec TpCl)'~~iCl, qui n'évoque d'ailleurs directement que le sacri fice d'un bouc. Il se trouve au contraire qu'ici, la langue allemande pense par elle-même du seul fait qu'elle parle. Pour Hôlderlin, le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce détournement catégorique du divin, qui est à ses yeux l'es sence même de la tragédie, et que ni Eschyle ni Euripide n'ont réussi à « objectiver» aussi pleinement. Et, dans Sophocle, ce sont plus particulièrement les deux tragédies contrastées d'Œdipe et d'Antigone qui vont représenter ce que le poète tragiqq.e tente de représenter, à savoir le rapport de l'homme à cette Trauer qu'est le détou~ement catégorique. D'où : ainsi se dresse Hémon dans Antigone, ainsi Œdipe lui-même au cœur de la tragédie d'Œdi pe. Étudions dans cette optique d'abord la struc ture de la tragédie d'Œdipe, puis celle d'Anti gone.
'" "'* Que l'Œdipe de Sophocle soit la tragédie du
détournement catégorique, c'est plus évident que pour Antigone. Œdipe est en effet &6co. (vers 661) dans tout la force du terme. Non pas athée, mais déserté autant qu'il est possible par le dieu qui se sépare et se détdUrne de lui. Même quand le « crime ancien» .dont il suit la piste avec tant d'acharnement est enfin dé couvert, il semble que le ciel. refuse, dira Valé ry, de « se déclarer ». Œdipe, au lieu d'être foudroyé par les dieux, est au contraire voué à la solitude d'une longue déambulation ter restre qui aboutira à une seconde tragédie dont la première n'est que le prélude. Ce n'est en effet que b xPOY'!' l'ClXp6i qu'il, lui sera donné de doubler enfin le cap de cette vie porteuse d'épreuves XClI'.fC1Y TOy TCI),,,é1f'!'pQY ~ioY (Œdipe à Colonne, v. 88 à 91). Quel est, dans l'intervalle, son destin? Apprendre à assumer, c'est-à-dire à faire sien un tel abandon (v. 7: a~lp)'c,,,). ' : Voilà ce que les épreuves, avec l'aide du temps/dans sa grandeur, m'apprennent, non moins que ma naissance, en tiers.
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Cette seconde vie d'Œdipe dont la passion la plus propre est le détournement catégorique du divin, constitue la plus extrême excentricité' par rapport à ce qui, pour les Grecs, est nature, à savoir ce tapport à l'Un-Tout dont ils sont na ./ tivement transis. Nul plus qu'Œdipe ne se dif férencie davantage de l'unification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pa tiemment le retrait~ Aux antipodes de l'empor
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tement empédocléen qui se précipite dans la mort, Œdipe épargné par la mort et devant apprendre à mener une longue vie de mort en sursis correspond, dans le monde grec, au plus haut triomphe de l'Art prenant du champ par rapport à la Nature. La tragédie d'Œdipe est, dans le monde grec, le chef-d'œuvre « culturel» par excellence. C'est pourquoi l'art de Sophocle y est pour nous insurpassable. Et c'est pourquoi aussi, pour nous qui sommes le contraire des Grecs, Œdipe constitue un modèle indispen sable, si nous voulons cesser de briller dans l'enthousiasme excentrique pour écrire enfin une vraie tragédie moderne, c'est-à-dire non pas une tragédie de la mort violente, comme le réclame la nature grecque, mais une tragédie de la mort lente, plus essentiellement conforme à notre nature. Car c'est là le tragique chez nous, que nous quittions tout doucement le monde des vivants, empaquetés dans une simple boîte. Un tel destin n'est pas aussi imposant, mais il est plus profond. Et ici, les Remarques sur Antigone font écho à la lettre à Bôhlendorf que nous venons de citer: une forme d'art vrai ment conforme à ce qui nous est natif, il lui reviendrait d'être une parole plutôt effective ment meurtrissante qu'effectivement meurtriè re; elle ne devrait pas trouver son aboutisse ment propre dans le meurtre ou la mort, mais, puisque c'est là cependant que le tragique doit être saisi, se déployer plutôt dans le goût d'Œdipe à Colonne, de telle sorte que la parole
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qui sort de la bouche inspirée de Tirésias soit terrible, et qu'elle tue, sans qu'il y ait lieu ce pendant de la rendre sensible à la manière des Grecs, dans un esprit athlétique et plastique, où la parole s'empare de l'être corporel dont elle effectue la mise à mort. Ainsi Œdipe est la tragédie du détournement catégorique auquel fait face de son côté le dé tournement de l'homme assumant le partage d'une vie dans laquelle il s'établit à demeure, répondant à l'infidélité divine par une autre infidélité qui, aux antipodes de l'athéisme vulgaire, est gardienne de l'infidélité du dieu dont le défaut dès lors ne cesse d'être secours. Tel est le « moment » essentiel de la tragédie. A cette limite, l'homme s'oublie, lui, parce qu'il est tout entier à l'intérieur du moment; le dieu, parce qu'il n'est plus rien que temps; et de part et d'autre, on est infidèle: le temps, parce qu'en un tel moment il se détourne catégoriquement, et qu'en lui début et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes; l'homme, par ce qu'à l'intérieur de ce moment, il lui faut suivre le détournement catégorique, et qu'ainsi, par la suite, il ne peut plus en rien s'égaler à la situation initiale. Il serait difficile de trouver· depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densité si compacte. On s'étonne que cette phrase ait pu être impri mée telle quelle, comme elle le fut pourtant
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24 dans le livre publié en 1804 à Francfort par Friedrich Wilmans, et dédié à la princesse Au gusta de Hombourg.
A cette limite, l'homme s'oublie, lui, parce qu'il est tout entier à l'intérieur du. moment. Wolfgang Schadewaldt, dans sa belle introduc tion à la réédition des Tragédies de Sophocle traduites par Holderlin écrit à ce sujet : « Cela signifie que, dans une telle tribulation du temps, l'homme ne pense plus en direction ni de l'arrière, ni de l'avant» (20). Ce commen taire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers d'un poème que Scha dewaldt ne cite pas, mais qui date vraisembla blement de la même époque que les Remar ques: Et toujours Au chaos va une nostalgie. Mais beaucoup est A contenir. Et il Y faut la fidélité. Ni en avant pourtant ni en arrière nous ne [voulons Regarder. Nous laisser bercer comme Dans la barque oscillante de la mer (21). C'est ainsi que l'homme s'oublie dans le mo ment qui met en fuite et sa mémoire et son attente en faveur de l'apparition d'un présent qui le contient et qui le berce comme la barque (20) Sophokles Tragedien, (Fischer 1957), p. 39. (21) G. E. St. 2, p. 197.
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von Friedrich
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oscillante de la mer. Il s'oublie, c'est-à-dire se libère certes des coutumes et opinions mortes, privées d'âme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799. Mais non moins de la nos talgie empédoc1éenne de brusquer ou de forcer le moment en prétendant s'unir d'un hond avec le foyer de l'Un-Tout. Un tel oubli est donc pour l'homme la naissance d'une mémoire de lui même plus profonde que tout ce qu'il se savait être jusqu'ici. S'il Y faut la fidélité, plus essen tielle encore est l'infidélité où il se détourne comme un traître, assumant ainsi la différencia tion par laquelle, en correspondance avec le dé tournement catégorique du divin, il est plus au thentiquement lui-même que par la nostalgie de l'Un-Tout. En d'autres termes, si, comme le dit le poème, beaucoup est à contenir (Vieles aber ist zu behalten) c'est l'infidélité divine qui est, comme le disent les Remarques, am besten zu behalten, c'est elle qu'il faut apprendre à conte nir en soi le mieux possible. Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la mé moire du divin n'échappera pas. L'homme d'un tel retournement ou, si l'on veut, d'une telle , volte, ou mieux encore d'une telle ré-volte, n'est donc pas un révolté au sens ordinaire du mot. Car la révolte au sens du retour au natif, loin de précipiter les hommes dans la frénésie de l'imprécation, comme Prométhée dans la tra gédie d'Eschyle, est l'apparition dans le monde d'une eùa/fi"'], (Antigone, vers 924), d'une piété, c'est-à-dire d'une correspondance au divin sans
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précédent, qui fut déjà le partage d'Œdipe, qui sera la barque de l'humanité moderne et que porteront à la parole les derniers poèmes de Hôlderlin dans lesquels, dit Beda Allemann sont « maintenus séparés des mondes qui, au trement, ne pourraient que se corromp,re en se mélangeant » (22).
et Schelling, dont l'Idéalisme tentera au con traire d'éliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon établie, du moins fondée et maintenue, un tel Idéalisme étant peut-être, dira Heidegger, « l'oubli crois sant de ce pour quoi Kant avait livré ba taille )) (24).
On ne peut s'empêcher ici de penser à nou veau à Kant et à la piété kantienne, si attentive ,en son « séparatisme » (23) à maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle phénomène et noumène, et à éliminer ce qu'il nomme dès 1770 sensitivœ cognitionis cum in tellectuali contagium, en maintenant chez elle la connaissance humaine, de sorte que ses prin cipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller, dans la con fusion, porter atteinte à l'immaculé que doit rester le monde intelligible. Ce rapprochement peut surprendre. La méditation de Kant est pourtant si essentielle à la pensée de Hôlderlin que, comme nous l'avons rappelé plus haut, « c'est auprès de lui... que toujours il cherché un refuge quand il n'arrive plus à se souffrir ». Retenons simplement que Hôlderlin approfon dit la pensée kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte, dont, en 1794, il sui vit les cours à Iéna, mais que ses amis Hegel
Mais revenons aux Remarques sur Œdipe. Pourquoi, après avoir dit que l'homme renvoyé à lui-même par le détournement catégorique du divin, s'oublie, Hôlderlin ajoute-t-il que le Dieu du détournement catégorique n'est plus rien que temps? Deux lignes plus haut, il avait précisé qu'à la limite extrême' de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de l'espace. Ici la référence à Kant est encore plus transparente que, tout à l'heu re, le rapport du détournement catégorique avec l'impératif catégorique, et que, à l'instant, celui de l'infidélité divine avec le caractère inconnaissable du noumène. Les conditions du temps ou de l'espace signifient en langage kan tien ce par quoi le temps ou l'espace sont essen tiellement eux-mêmes, abstraction faite des « affections» qui seules leur donnent un COllte nu. Kant nomme aussi ces « conditions» les formes pures ou vides du temps ou de l'espace. Le dieu qui n'est plus rien que temps, le temps étant lui-même réduit à ce qui en lui est pure « condition », c'est-à-dire à sa forme pure et
(22) Beda ALLEMANN, HOlderlin et Heidegger, traduction Fran çois Fédier (P.U.F., 1959), p. 171.
(2l) Conflit des Facultés, édition citée, VII, p. 386.
(24) Kant et le problème de la Métaphysique, § 45.
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28 vide, n'est-il pas dès lors le retrait même ou le détournement du dieu tel qu'il laisse l'hom me face à l'immensité vide du ciel sans fond? Le dieu n'est plus dès lors ni un père, ni un ami, ni même un adversaire à combattre. Il n'est plus que ce que Baudelaire .nommera « l'azur du ciel immense et rond» (25) et Valéry « cette immense horloge de lumière qui mesure ce qu'elle manifeste et manifeste ce qu'elle mesure )} (26), mais sous laquelle se déploie jusqu'en ses plus extrêmes lointains la vie habi tante (27) des mortels. Ce plein ciel de l'infidé lité divine d'où pourtant nous viennent les coups de l'heure au timbre d'or (Antigone, v. 950) est celui qui ne cesse de célébrer la poésie la plus tardive de Hôlderlin.
Dans la tendre clarté du bleu fleurit En un toit de métal, le clocher. Autour Plane l'appel des hirondelles, Le bleu l'entoure à remuer l'âme. Le soleil Passe au-dessus, altier, et colore le zinc. Mais dans le vent, là-haut, paisible, Crie la girouette (28). Sous l'assaut de l'azur et de sa lumière qui traverse de part en part le séjour des hommes, dans l'ébranlement aussi de l'orage et de ses (25) (26) (27) (28)
La Chevelure. Mauvaises pensées et autres, Corti, 53. G. E. St. 2, p. 312. Ibid. 2, p. 372.
éclairs qui restent à leur guise la bénédiction du dieu inaccessible, le cœur demeure pourtant ferme, car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond. Nous lisons, dans le poème dont nous venons de traduire. tant bien que malles premiers vers
Dieu est-il inconnu? Est-il manifeste comme le 'ciel? Voilà Ce que plutôt je crois.
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« Un tel questionnement ne renvoie, preCIse Beda Allemann, à aucune alternative. Etre manifeste comme le ciel libre et vide, c'est bien plutôt la manière propre à Dieu d'être infidèle aux hommes» (29). Faut-il donc s'étonner que, vers la fin du même poème, reparaisse l'image d'Œdipe? Celui dont le destin fut précisément d'avoir à correspondre au détournement caté gorique, étant appelé, dit Hôlderlin, dans un climat de peste, de confusion d'esprit, de pro
phétisme universellement excité, au milieu d'un temps mort, à vivre la communication ré ciproque du divin et de l'humain dans la figure totalement oublieuse de l'infidélité, telle qu'elle ouvre un désert panique du temps et de l'espace là où jusqu'ici régnait le temps homé rique, autrement dit le temps où le ciel sur la terre (29) Op. cil., p. 238.
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30 Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30). Nous en arrivons maintenant à la troisième difficulté de notre texte. Pourquoi Hôlderlin dit-il enfin que le temps qui prend. naissance avec le détournement catégorique, ce temps réduit à sa « condition », c'est-à-dire à la pureté de son vide, ne laisse plus rimer en lui début et fin ? Si l'on cherche à comprendre cette affir mation singulière en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en général, le risque est grand qu'elle demeure impé nétrable. Il n'en est plus de même si l'on entend début et fin non pas comme des ca ractères d'un processus temporel en général, mais comme le début et la fin de la tragédie. Dans les premières lignes des Remarques sur Antigone, Hôlderlin reprenant ce qu'il avait développé à propos d'Œdipe présente les tra gédies d'Œdipe et d'Antigone comme l'articu lation de deux parties séparées et ajointées par une césure, de telle sorte, dit-il, que, dans le deuxième cas, l'équilibre s'incline davantage du début vers la fin que de la fin vers le début. D'où, entre les deux tragédies, une différence de rythme. Dans les deux cas, c'est l'interven tion divinatoire de Tirésias qui constitue la césure, c'est-à-dire le moment exact à partir duquel s'embrase et se précipite le mouvement (30) A. de
MUSSET,
début de Rolla.
excentrique qu'est, pour l'homme, l'accouple ment du dieu-et-homme. Mais ce qui précède la césure s'étend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe, si bien que la fin doit y être pour ainsi dire pro'Végée contre cette extension du début, alors que, dans Œdipe, l'équilibre s'établit selon une proportion inver se des deux parties. Reste cep~ndant que, dans les deux tragédies, c'est l'apparition d'une telle césure qui, selon le mot de Hôlderlin dans le Fragment d'Hyperion que Schiller avait publié dès 1794 dans sa revue Neue Thalia, fait éclater le grand secret, celui qui donnera la vie ou la mort. L'intervention du devin dans l'action tragi que n'est pas propre aux tragédies de Sophocle. Dans l'Agamemnon d'Eschyle par exemple, à peine Agamemnon entré dans son palais, Cas sandre voit comme à travers les murs s'accom plir le crime, puis prévoit l'arrivée d'Oreste. Mais ici la clameur de la voix prophétique n'a pas la signification d'une « césure ». Elle est bien plutôt la confirmation de ce qui était déjà attendu. A peine la lumière de la flamme an nonciatrice de la prise d'Ilion a-t-elle troué la nuit que déjà tout est dit : C'est par où présentement c'est; tout s'accom [plit Selon qu'il lui est départi; ni chauffant dessous
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32 Ni versant dessus, les offrandes dont le feu ne [veut pas, Point n'apaiseras l'invincible colère (31). Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre. qu'étend sous ses pas Clytemnestre, nous avons déjà reconnu un condamné à mort. Rien de plus proprement eschylien qu'une action tragique qui débute par le mot TEÂrITal, «c'est fait », avant même d'avoir commencé. Tout s'enchaî nera ainsi d'un bout à l'autre jusqu'à l'acquit tement enfin d'Oreste par le tribunal des Eumé nides, sans « lacune » certes, mais aussi sans ({ césure ». Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-même jusqu'à sa figure la plus exacte à partir d'une trans gression initiale. Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale d'Œdipe au début de la tragédie que celle de l'exilé qui commence à travers le monde grec sa déambulation aveu gle? Ici, dans l'ouverture du temps tragique qui ne fait qu'un avec le détournement du dieu début et fin ne riment plus ensemble. La diffé rence entre un « jusqu'ici» et un « dorénavant» devient essentielle (32). Quelque chose a fon damentalement changé. Ainsi l'exige l'inter vention de la « césure ». L'homme « césuré » jusqu'à lui-même par la
menace de son accouplement avec le divin, pen sé à son tour comme « catégoriquement détour né », voilà donc le tragique de la vraie tragédie moderne, tel qu'il s'annonce pour nous dans l'Œdipe de Sophocle. Que cette métamorphose radicale de l'homme par la vérité moderne du tragique puisse, encore une fois, éonsonner d'une certaine manière avec .une pensée de Kant, c'est ce qu'il n'est peut-être pas impos sible d'entrevoir si l'on se réfère à ce livre tardif et si violemment décrié que fut, en 1793, la Re ligion dans les limites de la simple raison. L'accès de l'homme à la moralité y est interpré té, selon l'esprit du Christianis~e, non pas com me une simple « amélioration », mais comme une véritable « révolution» des profondeurs (33) par laquelle « on dépouille le vieil homme pour revêtir un homme nouveau ». Cette « métamor phose du cœur» - Herzeniinderung dit Kant n'a évidemment pas dans sa pensée la significa tion et la portée qu'aura pour Hôlderlin ce qu'il nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsar ten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repré sentation - elle n'en est pas moins une trans mutation (Umwandlung) selon laquelle anté rieur et ultérieur, début et fin ne peuvent plus rimer ensemble, et qui met en cause l'essence même du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse, à la nature « saintement secrète»
CH) Agamemnon, vers 68 à 71.
(32)
cr.
Œdipe, vers 1525-1527, Antigone vers 1161-1165.
(33) Edition citée, VI, 187. 3
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de la Liberté. Un tel rapport de Hôlderlin à Kant, resté lui-même secret à la philosophie, est chronologiquement antérieur au développement de l'Idéalisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent, pour Hôlderlin, Hegel et Schelling. Toutefois, écrira Heidegger, on peuf dire des nouveaux philosophes qu'ils « franchissent d'un bond » (34) la pensée de Kant plus qu'ils ne la « dépassent ». L'œuvre de Kant, dit-il encore, « demeure comme une forteresse non conquise à l'arrière du nouveau front ». Peut-être en est-il de même pour la poésie de Hôlderlin si elle demeure la tâche à laquelle nul encore n'a su satisfaire, tant elle est dépassante au cœur de sa proximité.
gone que celle d'Œdipe si bien que, dit W. Schadewaldt « Œdipe est dans l'ensemble plus précis, plus saisissable, plus dramatiquement tendu; Antigone au contraire est une œuvre plus profonde, mais aussi plus obseure, plus inaccessible, plus incommunicative » (35). Com ment faire face à une telle différencé? Peut être un peu de lumière sur ce .point pourra-t elle nous venir de l'interprétation du « célèbre» dialogue d'Antigone et de Créon.
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...
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Si maintenant nous passons d'Œdipe à An tigone, un premier paradoxe nous frappe. Selon la chronologie probable à laquelle se réfèrent les historiens, la tragédie d'Antigone serait d'environ dix ans antérieure à la première tra gédie d'Œdipe. Hôlderlin au contraire, sans s'expliquer, renverse la probabilité chronolo gique, et le livre que publie au printemps 1804 l'éditeur Wilmans présente Antigone à la suite d'Œdipe. Il semble par ailleurs que le poète ait plus longuement médité la traduction d'Anti (34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer, 1962), p. 45.
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Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la littérature grecque, qu'il s'agisse par exemple du Fragment 3 du poème de Parmé nide, qui dit le rapport de la pensée et de l'être, ou, dans Thucydide, du § 22 du livre rr de la Guerre du Péloponnèse, où l'auteur définit son projet d'historien, l'interprétation de ce dialogue reste particulièrement problématique. Elle l'est d'autant plus que le texte nous en est transmis d'une manière incertaine. L'interpré tation couramment reçue consiste à montrer Antigone en appelant à Zeus et à Dikè de l'in justice du décret de Créon : CRÉON Et tu as malgré tout eu le front de transgresser mes lois ? ANTIGONE
Oui, car ce n'est pas Zeus qui a pro mulgué pour moi cette défense, et Dikè, celle qui habite avec les dieux
(35) Wolfgang
SCHADEWALDT,
op. cit., p. 11.
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N'a pu à un mortel donner licence de passer outre. A des lois qui, non écrites, inébran lables, sont des dieux. Ce n'est en vérité ni d'aujourd'hui ni d'hier, mais de touj,purs. Que ces lois ont vigueur, nul ne sa chant d'où elles brillent.
d'en bas, n'a pas établi parmi les hommes des lois comme les tien nes... (36). Il est, à l'extrême rigueur, théoriquement pos sible de lire ainsi le texte de Sophocle. Hol derlin lui-même lit ainsi, à ceci près que Zeus est nommé par Antigone : Mon Zeus, et ainsi opposé au Zeus de Créon. Cette lecture a paru cependant irrecevable, aussi bien quant à la forme que quant au fond, à Karl Reinhardt (37). Si nous lisons le texte de Sophocle en nous ins pirant de la lecture de Reinhardt, sinon en la reproduisant textuellement, nous entendrions plutôt ainsi les paroles d'Antigone:
Ni claironnées d'en haut, ni établies d'en bas, mais issues du centre lui-même, telles sont donc, pour Antigone, les lois.
CRÉON Tu as cependant osé passer outre à mes lois? ANTIGONE Ce n'est certes pas Zeus qui m'a claironné de faire ce que j'ai fait. Non plus que la Dikè, qui siège avec les dieux d'en bas, N'a fixé chez les hommes les lois que je fais miennes. Pas davantage nOn plus de ta part un édit, (36) Antigone. vers 449 sqq. (37) Telle est aussi la lecture de W. Schadewaldt dans sa récente traduction d'Antigone, in : Griechisches Theater. deutsch von W. Schadewaldt, Suhrkamp (1964).
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Holderlin, répétons-le, né lit pas ainsi le texte de Sophocle. Mais il se pourrait que la méditation de cette lecture contribue à éclairer le sens dans lequel son interprétation déjà s'aventure. Car si ce n'est ni d'en haut Zeus ni la Dikè d'en bas qui ont inspiré à Antigone sa conduite, de qui donc a-t-elle reçu la consi gne ? De qui, sinon d'elle-même et de l'audace avec laquelle elle prétend, transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikè, entrer dans un savoir plus immédiat de lois en elles mêmes plus divines et plus saintes, celles qui « de toujours ont vigueur sans que nul ne sache d'où rayonne leur lumière ». Comme Œdipe sol licitant d'une manière « trop infinie» la parole de l'oracle, l'hérétique Antigone s'arroge le partage des dieux. Elle agit dès lors dans le même sens que Dieu, mais en quelque sorte contre Dieu, réalisant en elle autant qu'il est
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38 possible à l'homme cette figure de l'Antithéos qui lui sera fatale. Car le « Père du Temps» rabroue plus décisivement jusqu'à la terre l'au dace de l'usurpateur qu'il laisse « sans allié » à raison de sa démesure. On voit ici combien l'interprétation de Hôlderlin dépasse en _profon deur et en portée l'interprétation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de l'Etat, autrement dit du fé minin et du viril, le féminin étant « l'éternelle ironie de la communauté ». Son « zèle obstiné », dit Hegel, « altère par l'intrigue le but universel du gouvernement en un but privé, transforme son activité universelle en une œuvre particu lière de tel ou tel individu et pervertit la pro priété universelle de l'Etat en une possession dont la famille fait parade » (38). Ce conflit, pour Hegel, ({ est le conflit moral suprême, et, par conséquent, la culmination du conflit tra gique » (39). C'est bien au-delà d'un tel conflit que Hôl derlin découvre le tragique d'Antigone. Plus essentielle que l'opposition du féminin et du viril est l'affrontement du divin et de l'humain tel que le connaissait Pindare, tel aussi qu'Hé raclite l'avait fait naître directement de 1foÀcfoUJ' qui est un autre nom pour ÀQy?ç ou ,vau; : «1fôÀcp.o, est père de tout, roi de tout, montrant ici des (38) HEGEL, Phiinomenologie, éd. Hoffmeister (Leipzig, 1937), p. 340. (39) Principes de la Philosophie du Droit, § 166.
dieux, là des hommes, et faisant paraître les uns comme libres, les autres comme escla ves. » (40) C'est donc d'une même origine que les dieux et les hommes s'écartent les uns des autres, mais les uns pour' les autres. « Nous respirons d'une même mèr.e » disait Pindare, mais aux deux bouts de la distance qui sépare du rien le ciel immuable (41). Quand l'homme perd le sens d'une telle distance pour tenter de s'accoupler au divin, c'est alors que s'ouvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimité de l'homme et dieu ne peut se purifier que par une séparation illimitée comme dans le cas -de ({ l'athéisme» d'Œdipe, renvoyé à la terre où lui est confiée, en service et souci, la garde de l'absence du dieu, à moins que, comme dans Antigone, le dieu ne devienne immédiatement présent dans la figure de la mort. Les deux dénouements sont la révélation d'un Zeus plus proprement lui même que le Zeus statutaire, c'est-à-dire de ce lui dont le nom est : Père du Temps. L'apparition de Zeus comme Père du Temps, bien que ce soit seulement dans Antigone qu'il porte un tel nom, c'est peut-être encore plus au tragique d'Œdipe qu'au tragique d'Antigone qu'il répond. Mon Zeus, dit Antigone. Mais ce Zeus qu'elle s'approprie, si l'Antithéos dont elle assume la frénésie lui arrache la révélation des (40) Fragment 53 (Diels-Kranz). (41) VI' Némlenne.
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lois, c'est dans la mort que tout aussitôt il la précipite. Le Père du Temps n'est en réalité pleinement tel que pour ceux dont la vie de meure le partage. De cette préfiguration d'Anti gone qu'est en un sens Danaé pour qui l'accou plement avec le divin se purifie dans la sépa ration infinie au lieu de se perdre dans -la mort, Hôlderlin pourra donc dire :
Elle comptait au Père du Temps Les coups de l'heure au timbre d'or. Mais Danaé, dans Antigone, figure peut-être, plutôt qu'Antigone et à travers elle, Œdipe. dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Père du Temps les coups de J'heure au timbre d'or. Mais pourquoi Zeus en tant que « plus proprement lui-même » est-il nommé Père du Temps? Peut-être le compren drons-nous par la lecture d'un poème à peine antérieur à la traduction des Tragédies de So phocle. C'est en effet d'après 1800 que nous pou vons dater le poème intitulé Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42). Nature et Art, les deux mots font écho à ce contraste du « natif » et du « culturel» dont le rapport chez nous contraste à son tour avec ce qu'il fut dans le monde des Grecs:
Tu règnes au plus haut du jour, et ta loi Resplendit, tu tiens la balance, fils de Saturne (42) G. E. St. 2, pp. 37 sq.
Et répartis les lots, toi qui, serein, as pour repos La gloire d'une souveraineté immortelle.
Cependant, dans l'abîme, au dire des Poètes, Le Père antique, ton propre père, tu l'as au [trefois Relégué; entendez gémir dans les projondeurs, Là où les rebelles, devant ta face, justement ont [leur lieu,
Innocent le dieu de l'âge d'or, depuis déjà lon [temps.
Libre de toute peine, il fut plus grand que toi
[bien qu'il N'ait formulé aucun commandement ni Qu'aucun des mortels l'ait nommé de son nom. Ecroule-toi! Ou n'aie pas honte de le recon [naître! Et si tu veux te maintenir, sois au service du [plus antique Et permets, en grâce de lui, qu'avant tous les [autres, Hommes et dieux, le poète le nomme. Car, comme de la nuée ton éclair, vient De lui ce qui est tien. Vois! Témoin de lui Est ce qui plie sous toi, et de l'antique Joie, tout pouvoir a pris sa croissance. Et chaque fois qu'est sensible à mon cœur Une forme vivante, et que s'éclaire ce qui tient [de toi sa figure, Et qu'en son berceau s'est endormi pour moi, Délice, le temps toujours en marche,
.
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C'est toi qu'aLors j'entends, Cronide, et que je [reconnais, Maître sage qui, comme nous fils Du temps, donnes des lois, et ce qui S'abrite dans l'ombre sainte, proclames. Le Zeus « plus proprement lui-même» et qui « donne des lois » comme le dieu qu'Antigone nomme « mon Zeus » est ainsi celui qui, se remémorant sa propre lignée, redevient le fils de Cronos et reconnaît que c'est de lui que pro vient tout ce qui est sien. L'avènement de Zeus à l'énigmatique figure du Père du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-même, son virage jusqu'à ce qui lui est essentiellement natif, son retour de l'excentri cité relaUve de l'art au secret plus difficile à conquérir de la nature, dont le contraste tout puissant domine même le divin. Enigme est tout ce qui source pure a jailli. [Même Le poème à peine sait-il le dévoiler. Car Tel tu pris le départ, tel tu persisteras; Si prenante nous soit la nécessité Et l'œuvre du dressage, rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-né (43). Mais quel est le temps de Zeus redevenu Père (43) Der Rhein, strophe 4 (G. E. St. 2, p. 143).
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du Temps, autrement dit du Zeus « plus propre ment lui-même » ? Le temps même de la tra gédie, celui qui· s'ouvre à l'homme s'il se risque jusqu'à l'accouplement du dieu-et-hom me, et qui dès lors se réduit au vide de sa pure « condition » de telle sorte que Zeus, comme Père du Temps, est bien moins apparition anti phanique que détournement catégorique à quoi répond, de la part des hommes, la volte purifi catrice qui les ramène à leur terre où, jusqu'à la mort immédiate ou tardive, c'est tragique ment qu'ils font face au retrait du divin. Ainsi nous pressentons, dans l'Antigone de Hôlderlin où apparaît la figure du Père du Temps, un approfondissement de la pensée du tragique telle qu'elle portait déjà la tragédie d'Œdipe. Cet approfondissement renvoie à son tour à deux différences, qui, relativement à Œdipe, vont porter Antigone au comble d'un presque insoutenable éclat. La première de ces différences a trait à la
composition même de la tragédie comme ajoin tement l'un à l'autre des deux « principes » qu'elle met en scène, ceux que Hôlderlin nom me das UnfêYrmliche et das Allzuformliche : ce qui se dérobe au formel et l'excessivement formel. Loin qu'ils soient seulement opposés, comme dans Ajax, ou même dans Œdipe, Anti gone nous les montre posés l'un par rapport à l'autre à égalité, si bien que les événements s'y déploient dans l'optique d'une impartialité que
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44 Hôlderlin va jusqu'à qualifier de républicaine. Aucun des deux protagonistes n'a le moindre avantage sur l'autre. Ils ne diffèrent, dit le poète, que selon le temps, comme deux coureurs de même force dont l'un ne perd, à bout de souffle, que parce qu'il est parti le premier. Si l'autre gagne, c'est simplement pour- n'avoir pris qu'ensuite le départ. Mais qui perd et qui ,gagne? Hôlderlin ne le dit pas explicitement. Peut-être est-il permis de penser que Créon ga gne, car il n'entre dans la compétition qu'après le défi d'Antigone. Il lui reste donc plus de souffle. Mais gagne-t-il vraiment? Et la vie qui lui reste en partage n'est-elle pas encore plus déplorable que le destin d'Antigone? C'est pourquoi on peut comprendre aussi, avec W. Schadewaldt que c'est Créon qui perd pour avoir, par son édit, pris les devants, et qu'An tigone gagne parce qu'elle n'agit que {{ réacti vement à Créon» (44). Mais s'agit-il même de Créon et d'Antigone? Le grand moment de l'impartialité tragique dont parle Hôlderlin est le chœur qui précède immédiatement l'arrivée de Tirésias. Ce chœur insolite, dit Hôlderlin, s'ajointe on ne peut mieux à l'ensemble, et sa
froide impartialité est chaleur, précisément dans la mesure où elle est si proprement de mise. Dans le chœur dont il est question (vers 944 à 987 de la tragédie de Sophocle), sont évoqués
successivement trois destins qui préfigurent le destin du héros tragique : celui de Danaé, celui du fils de Dryas, celui des deux fils de Phinée. Mais Danaé, qui n'avait été cachée dans une prison souterraine que par la prudence de son père, change ici de nature. C'est maintenant des dieux qu'elle devient la victime. Dès lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature. Hôlderlin écrira donc au lieu de : elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux d'or :
Elle comptait, au Père du Temps Les coups de l'heure au. timbre d'or. Le lecteur reste ici perplexe, non pas tant à cau se de la transformation apportée que parce que Sophocle semble bien plutôt parler de la se mence de Zeus que plus généralement du devenir. Faut-il penser ici, comme le rappellent Helligrath, Reinhardt et Schadewaldt, que la connaissance que Hôlderlin avait du grec était limitée? D'autres « écarts de traduction» pour raient autoriser la même conclusion. Toutefois, ajoute Karl Reinhardt (45), même une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans l'embarras quant à la nature des modifications introduites par la traduction. Sur ces modifications, Hôlderlin s'est cependant ex pliqué lui-même dans une lettre de septembre (45) HOiderlin und Sophokles, in HOiderlin (Mohr-Siebeck, Tü
(44) W.
SCHADEWALDT,
op. dt., p, 59.
bingen. 1961), pp. 297 sqq.
47
46 1803 à son éditeur : L'art grec qui nous est étranger, du fait de son adaptation à la nature grecque et de défauts dont il 'a toujours su s'ac commoder, j'espère en donner une présentation plus vivante qu'à l'ordinaire, en en faisant res sortir davantage l'élément oriental qu'il a renié, et en corrigeant, quand il y a lieu, ses' défauts esthétiques~ L'élément oriental, c'est ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs, et qu'ils ont parfois chômé et même renié au, profit de son contraire, la sobriété de l'expo sition. - Orientaliser la traduction de Sopho cle, sera donc rendre la tragédie grecque plus ardente qu'elle ne peut apparaître au lecteur moderne qui, au contraire des Grecs, excelle culturellement dans l'enthousiasme excentri que. Mais, écrit aussi Hôlderlin au même Wil mans quelques mois plus tard (avril 1804) : Je crois avoir écrit tout à l'encontre de l'enthou siasme excentrique, et ainsi rejoint la simpli cité grecque. Orientaliser la traduction n'est donc dépayser la tragédie grecque qu'en lui gardant aussi son inégalable sobriété. Les « cor rections» de Hôlderlin sont ainsi à double sens, et c'est dans cette optique complexe qu'il faut examiner tous les « écarts de traduction », car si c'est comme un traître, c'est non moins de sainte façon que le poète moderne se comporte, lui aussi, relativement à l'original grec. Nous comprenons dès lors l'élaboration du chœur qui constitue pour Hôlderlin le foyer de la tragédie d'Antigone. L'évocation de Danaé
par laquelle il débute manifeste encore un excès de sympathie pour Antigone, comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sopho cle. Mais cette tendresse est tenue en échec dans la traduction dès les deux derniers' vers de la première strophe, ceux qui, précisé:rp.ent, sont transposés ainsi :
Elle comptait au Père du Temps Les coups de l'heure, au timbre d'or. Dans la version musicale de l'Antigone de Hôl derlin que nous devons à Carl Orff, ces deux vers sont magistralement précédés d'un Pia nissimo subito qui marque le changement de ton. Face au Zeus plus proprement lui-même que le Zeus statutaire de Créon, à celui qui n'est plus que temps, face donc à la marche du temps, Danaé fait saintement sienne la plus ferme demeurance et dès lors compatit la mar che même du temps à laquelle elle se plie, com prenant ainsi la simplicité de la succession des heures, sans que l'entendement conclue du pré sent à l'avenir. Tout est prêt maintenant pour la présentation des deux autres figures, celle du fils de Dryas, empierré pour avoir voulu mettre fin au délire des Bacchantes et irrité les Muses, amies des fiûtes, et celle des fils de Phinée, condamnés à la nuit par la sauvagerie d'une femme, car le destin aussi s'appesantit sur eux. C'est ainsi qu'est par trois fois recourbé d'au tant plus décisivement vers la terre le partage
48 de ceux qui avaient prétendu exulter bien loin de la terre, devenue incapable de les contenir. Tel doit donc être également, en toute impar tialité, le destin d'Antigone, pour avoir, dans sa ~ua~ouÀiœ (vers 95), heurté trop rudement le seuil sublime de Dikè (vers 853-854). Cette im partialité est précisément ce qui manque encore dans Ajax, dont la folie apparaît, dès le départ, comme tragiquement déplorable en face de la sagesse d'Ulysse. Elle manquera non moins dans Œdipe qui s'emporte jusqu'à malmener Tirésias et pose à l'esprit fort devant la simpli cité trop humainement dévote des siens. Dans ces deux drames, l'opposition des principes n'est pas dégagée dans son entière pureté. Mais avec Antigone, le contraste de l'excès et du défaut fait place à un redoutable équi libre qui donne à l'ensemble un rythme sans précédent. Il n'y a plus ni excès ni défaut, mais balance de deux excès, de l'Unfarmliches et de l'Allzuformliches, de la démesure aorgique et du respect excessif des formes, tels qu'ils nais sent l'un de l'autre en une frénésie dédoublée qui s'éclaire à son tour à partir du chœur que suit immédiatement la césure, c'est-à-dire l'in tervention de Tirésias. Toutefois - et nous en arrivons ici à la seconde des différences annoncées plus haut si le mouvement tragique d'Antigone diffère de celui d'Œdipe, ce n'est pas seulement, com me Hôlderlin vient de l'établir, parce qu'il est tout autrement « rythmé », cette différence de
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49 rythme n'étant plus seulement celle qui naît de la césure, mais apparaissant à son tour grâce à l'élaboration d'un chœur qui devient pour l'en semble centre privilégié de perspective; c'est aussi d'une manière encore plus secrète, et qui se réfère à la différence essentielle du monde grec et de notre monde. Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe, est lenteur endurante. La mort y va plus vite que, pour les hommes, le changement du cœur (vers 1105). C'est peut-être par cette cour se à la mort qu'Antigone apparut à Hôlderlin, sans qu'il l'ait jamais expressément dit, comme une tragédie plus typiquem~nt grecque que la tragédie d'Œdipe qui, tragédie de la mort lente et « difficile », apparaît au contraire, au sein même du monde grec, comme le prototype de la vraie tragédie moderne. Peut être dirait-on, reprenant le texte d'Aristote, qu'avec Antigone, au lieu de « porter à l'achè vement ce que la nature a été incapable d'avoir œuvré », l'art de Sophocle « imite la nature ». Il remonte de son excentricité culturelle jusqu'au domaine plus originellement grec qui est le panique de l'~. a.. , celui du monde farouche des morts à qui Antigone entend dès le départ plaire plus qu'aux vifs. Œdipe au contraire, même si sa mort reste une mort grecque, est le plus longuement possible délaissé par l'Un Tout, si bien qu'au vers 1627 du deuxième Œdipe le lOOc! ...
50 « - Que tardons-nous? Avançons! C'est de ta part trop de lenteur! })
du dieu qui enfin l'appelle et le presse, retentit, insolite et voilé d'une suprême ironie. Et c'est pourquoi aussi la tragédie d'Œdipe est dans sa lenteur meurtrissante presqu'une tragédie mOM deme ou hespérique, celle que Holderlin aurait voulu écrire, qu'il a manquée dans les versions successives de son Empédocle, et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf, et en particulier dans ces deux vers que la citation qu'il en fait dans sa lettre de 1801 auront empêché de sombrer dans l'oubli : Un chemin étroit conduit dans une sombre
vallée,
C'est là que l'a poussé la trahison.
Mais quelle trahison ? Pour Holderlin, sinon pour l'auteur de Fernando, c'est trop clair. Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe qu'au détournement catégorique du dieu qui n'est plus que temps, l'homme se doit de corres pondre en se détournant lui-même comme un traître, et que la tragédie se déploie dès lors com me une espèce de procès d'hérésie. Hérétique, dit très bien W. Schadewaldt (46) est « celui qui, aorgiquement et dans l'immédiat, cherche à s'emparer de l'essence même du divin ». Héréti (46) Op. cit., p. 35.
51 ques et traîtres, encore que de sainte façon, sont dès lors, aussi bien l'un que l'autre, les personna ges d'Œdipe et d'Antigone, mais c'est différem ment qu'ils gardent le détournement catégori que, c'est-à-dire la désinvolture div4ne d'où ils sont « ré-voltés » jusqu'à eux-mêmes. Toutefois le tragique d'Antigone, selon lequel lé dieu non médiatisé devient si vite présent dans la figure de la mort est comme une volte plus spécifi quement grecque au cœur même de la « révol te » de l'hom.me jusqu'au natif, face au détour nement catégorique qu'est la {( volte » du dieu (47). Le défaut de dieu qui {( meurtrissait» Œdipe en le renvoyant à ce. monde sans qu'il lui soit permis {( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse d'épreuves », Antigone le tourne, au contraire, brusquant tout, par la révélation d'emblée meurtrière de la férocité non-écrite qui est pour l'homme, comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9'/) , le désert de l'inculte et de l'inhabitable. Mais la tragédie d'Antigone est un chef-d'œuvre exceptionnel. Si elle porte la course à la mort qu'exige le destin au sens grec bien au-delà de la simpli cité un peu fruste d'Ajax et jusqu'à rivaliser avec l'art qui atteint son sommet dans Œdipe, elle reste pour ainsi dire sans suite, et tel fut l'échec de l'art et du monde qu'instituèrent les Grecs.
Leur volonté fut certes d'instituer (47) Cf. Beda
ALLEMANN,
op. cit., p. 51.
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manière est trop dépaysante, trop insaisissable aussi, pour qu'elle puisse avoir l'effet d'un im pératif, agir à la' manière d'un classicisme. »
Un empire de l'art, mais là Le natif par eux Fut renié, et lamentablement La Grèce, beauté suprême, sombra.
•
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« Que dis-tu du Sophocle de Hôlderlin ? Est
ee que l'auteur délire ou ne fait-il que sem blant, et son Sophocle est-il une satire voilée des mauvaises traductions? L'autre soir, com me je me trouvais avec Schiller chez Gœthe, je les ai régalés de ce morceau. Lis donc le quatrième chœur d'Antigone. Il fallait voir comme Schiller riait... » Ainsi écrivait, dès juillet 1804, un cadet de Hôlderlin à l'un de ses amis. Mais si « Schiller riait », Gœthe, au contraire, a pu rester silencieux. Peut-être pen sait-il au jeune poète qui s'était présenté à lui quelques années plus tôt et qui lui apparut, comme il le dit ensuite dans une lettre à Schil ler « mit Angstlichkeit offen », anxieusement ouvert. Peut-être savait-il qu'une si anxieuse ouverture à ce qui est, en son essence, l'Ouvert lui-même, devait dès lors ouvrir à un dialogue inouï avec ces poètes de l'Ouvert que furent les poètes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide qu'il sut pourtant ne pas décourager. « Il n'y a rien à apprendre des Grecs -
leur
Cette parole de Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles (48) correspond déjà à l'énigme. Mais apprendre est bien moins se soumettre à l'au torité d'un modèle que s'exposer au danger d'une lumière dont l'épreuve; pour le devan cier, devient de plus en plus solitude. La soli tude de Hôlderlin croît à mesure qu'il s'ap proche davantage du monde grec. Non sans doute pour se procurer des modèles. Encore moins pour tenter de les congédier. Tout ce que l'on a écrit sur l'abendUindische Wendung, le virage vers l'Occident qui serait la courbe de Hôlderlin demeure un peu court. L'approche du monde grec le révèle à lui-même en lui donnant à « devenir celui qu'il est » - enten dons: ce devancier inapparent dont le chemi nement s'écarte de plus en plus des routes que suivent les autres. - Et si Heidegger, non moins inapparent, ne pouvait pas ne pas ren contrer Hôlderlin, c'est qu'à son tour il méditait dès le départ l'énigme grecque de notre appar tenance au monde, qui est celle de notre être propre. L'initiation grecque n'est pas la révé lation d'un paradis perdu, encore moins le point de départ d'une marche en avant dont nous n'aurions qu'à être les athlètes en nous bornant à prendre la suite des progrès déjà (48) Crépuscule des Idoles. Ce que je dois aux Anciens, § 2.
54 accomplis. Elle est bien plutôt l'origine d'une mutation en laquelle peut-être se prépare le virage de notre soir à un matin que ne fut pas le matin grec de la pensée. Les Ma tinaux déjà d'un tel matin ne sont pas renou velés de l'Antique. Leur correspondance au « mythe » grec ne connaît le déclin -d'aucun classicisme. Ils lui sont d'autant plus rigoureu sement fidèles. La pensée de Heidegger, la pein ture de Braque, la poésie de Char, experts, com me Hôlderlin, en solitude, savent quelque chose de cette rigueur. La lumière qui est leur don médite la fulguration d'où un jour naquit la lumière, et délivre, dans ce début étincelant la vie plus secrète de la source d'où nous risquons, à notre tour, de trouver accès jusqu'à nous mêmes. Le destin des vrais Hespériens est cette méditation qui les met à l'écart, même s'ils font du bruit dans le monde, car leur tâche est trop devançante pour qu'ils n'en soient pas dépas sés. Autrefois, écrit Hôlderlin à Bôhlendorf, je pouvais exulter en découvrant une vérité nou velle, une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant; maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de l'antique Tantale à qui advint venant des dieux, plus qu'il n'en put digérer. Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure. Dans le vide de l'interrègne qu'affronta le premier Hôlderlin, c'est toute la poésie moderne qui va se reconnattre un site. C'est au plus proche de Hôlderlin que le plus
55 proche des poètes modernes trouve la voix qui nous dit d'où nous sommes. C'est là enfin qu'il nous revient à notre tour de correspondre à la parole insolitement hespérique de René Char : NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX, NOUS NE LES SERVONS PAS, NE LES CRAIGNONS PAS, MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE, NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE, ET NOUS NOUS EMOUVONS D'ETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR.
Jean BEAUFRET.