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Espérant voir promptement, un jour ou l'autre, la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C'est la meilleure : puisque c'est le roman ! Lautréamont, Les Chants de Maldoror « Chant Sixième »
Abréviations utilisées :
– BH, La Belle Hortense – EH, L’Enlèvement d’Hortense – EXH, L’Exil d’Hortense – DBP, La dernière balle perdue – GIL, Le Grand Incendie de Londres – La Destruction – BOU, Le Grand Incendie de Londres – La Boucle – MAT, Le Grand Incendie de Londres – Mathématique : – PO, Le Grand Incendie de Londres – Poésie : – BW, Le Grand Incendie de Londres – La Bibliothèque de Warburg. – AUT-X, Autobiographie, chapitre dix – poèmes avec des moments de repos en prose – P&M, Poésie, etcetera, ménage
___________________________________________________ Ce travail doit beaucoup à Henri BÉHAR, Philippe HAMON, Bernard MAGNÉ, Alain SCHAFFNER, Sjef HOUPPERMANS et Christa STEVENS. Qu’ils soient ici remerciés.
« Petite préface amœbée en quarante-cinq questions assorties des réponses idoines » par Bernard MAGNÉ “ Trouvez Hortense ” Arthur Rimbaud, Les Illuminations
Question — C’est qui Hortense ? Réponse — Ça dépend. Q — Ça dépend de quoi ? R — De beaucoup de choses : en particulier des endroits où vous la cherchez. Par exemple, dans le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, de Pierre Larousse, il n’y a qu’une Hortense, la reine Hortense, reine de Hollande, coincée entre horten, ville de Norvège, à 58 kilom. S.-O. de Christiania et hortensia, charmant arbrisseau, à grandes feuilles opposées, et à fleurs roses groupées en larges corymbes terminaux. Q — Christiania ? l’endroit où les autochtones ont été les premiers à tourner en gardant les skis parallèles ? R — Exact. Q — Pas comme ceux du Télémark, alors ? R — Pas du tout. Au Télémark, ils tournent en position fendue, ski extérieur en avant : élégant, majestueux, mais risqué. Quant aux hortensias, si ça vous intéresse, je vous signale qu’ils ne sont pas tous roses : il en existe aussi plusieurs variétés à fleurs bleues. Q — Des fleurs bleues, comme chez Raymond Queneau ? R — Les fleurs bleues de Raymond Queneau, ce ne sont pas des hortensias, ce ne sont même pas des vraies fleurs : c’est un roman. Q — Raymond Queneau a écrit un roman fleur bleue ? Je croyais qu’il détestait la littérature à l’eau de rose ? R — Mais non, Les Fleurs bleues, c’est le titre du roman.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Q — Et Hortense, c’est aussi le titre d’un roman de Raymond Queneau ? R — Non, pas de Raymond Queneau. Q — De qui, alors ? R — De Jacques Roubaud. Q — De Jacques Roubo (1739-1791), menuisier et ébéniste français, auteur du Traité de la construction des théâtres et des machines théâtrales (1777) ? R — Non, de Jacques Roubaud (1932- ), membre de l’Oulipo. Q — Je croyais que c’était un poète ? R — Ça n’empêche pas, au contraire. Quelquefois, ça peut aider. Q — Peut-être, mais on causait pas poésie, etc. On causait roman. R — Jacques Roubaud en a écrit aussi. Q — Par exemple Hortense ? R — Plus précisément La Belle Hortense. Q — Si j’ai bien compris, Hortense est l’héroïne d’un roman de Jacques Roubaud ? R — Non ! Q — Comment non ? Ce n’est pas ce que vous venez de me dire ? R — Hortense n’est pas l’héroïne d’un roman de Jacques Roubaud, mais de trois : La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense. Q — Un triptyque, en quelque sorte ? R — Une trilogie, plutôt ; un triptyque, c’est pour les tableaux. Q — Comme le retable de l’Adoration de l’Agneau mystique de Van Eyck, dans la cathédrale Saint-Bavon à Gand ? R — Non, dans la cathédrale Saint-Bavon à Gand, le retable de l’Adoration de l’Agneau mystique de Van Eyck c’est un polyptyque. Et puis c’est en Belgique. Q — Et alors ?
PRÉFACE PAR BERNARD MAGNÉ
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R — La trilogie des Hortense, ça ne se passe pas en Belgique. Q — Qu’est-ce que vous en savez, qu’elle ne se retrouve pas en Belgique, Hortense, puisqu’elle se fait enlever ? On sait bien comment ça finit, ce genre d’histoire. D’ailleurs, Rimbaud a parlé d’une soidisant Hortense, et il y est allé, lui, en Belgique ; avec Verlaine, encore, si vous voyez ce que je veux dire… R — D’accord ; seulement voilà : Roubaud l’a écrit noir sur blanc : “ Il faisait beau et chaud, mais on n’était pas en Belgique. ” De toute façon, c’est beaucoup trop compliqué pour être belge... Q — Pourquoi ? c’est compliqué, la trilogie des Hortense ? R — Au début pas vraiment. Mais ça le devient assez vite. Q — Plus compliqué que, mettons, 6KPHLZWLN¾ de Julia Kristeva ? R — C’est compliqué autrement ; complexe, on va dire. 6KPHLZWLN¾, c’est surtout compliqué pour le typographe, avec tous ces caractères (grecs, chinois, mathématiques). Pour le reste… Q — Et le caractère d’Hortense, il n’est pas compliqué peut-être ? R — Ça se discute. D’ailleurs une héroïne “ vêtue uniquement, nous soulignons bien uniquement, d’une très minime robe peu couvrante, mais chère et claire ”, n’a pas grand-chose à cacher à son lecteur. Q — Parce qu’en plus, il y a des cochoncetés ? R — Un peu d’érotisme éloigne de la littérature, beaucoup y ramène. Q — Et ce Roubaud, là, avec son héroïne sans culotte, il ne serait pas un peu obsédé sexuel, par hasard ? R — Textuel…, textuel, tout au plus ; ce qui n’est déjà pas rien. Voyez ce que dit Christophe Reig : dans la trilogie des Hortense, il s’agit de passer “ des fesses de l’héroïne au ventre de l’architexte ”. Q — Christophe qui ? R — Reig. Christophe Reig. Q — Reg ? Comme le désert parsemé de cailloux ? R — Non, Reig, avec un i ; encore que des cailloux, il en sème pas mal, pour jalonner ses pistes. Q — Et d’où sort-il, ce Christophe Reig, façon Petit Poucet ? C’est un
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copain d’Hortense ? R — Pas du tout ; il n’est pas dans le roman ; il n’est pas poldève pour un sou. Q — Alors qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire, ou plutôt dans ces histoires ? R — Il les lit, les relit, les relie plein pot, découvre les pots aux roses... Bref, n’arrête pas de décoder. Q — Décoder, décoder, c’est vite dit. Mais décoder quoi, exactement ? La trilogie des Hortense, ce n’est quand même pas les cryptogrammes de Mathias Sandorf, Da Vinci Code ou Le Conte du Labrador… ! R — C’est beaucoup plus retors : Christophe Reig décode le code. Q — Quel code ? R — Le code… du travail ! Q — N’importe quoi ! Le code du travail ? Il est à la CGT ou au MEDEF, ce mec ? R — Non ! Il décode le code du travail… du texte ! Q — Ça consiste en quoi, au juste, le travail du texte ? R — Dans la trilogie des Hortense, ça consiste surtout à fabriquer des mondes possibles, en se servant de toutes les ressources de la langue, de l’écriture et de la littérature, tout en respectant un bon paquet de contraintes. Q — Et le monde des Hortense, c’est fait avec tout ça ? R — Lisez Christophe Reig, vous verrez. Il l’explique très bien... Et vous verrez surtout comment c’est fait avec tout ça. Q — C’est important de voir comment c’est fait ? R — C’est important, surtout quand c’est bien fait. Q — Et les trois romans de Jacques Roubaud, ils sont bien faits ? R — Ils sont aussi bien faits que leur héroïne. Q — Elle est bien faite, Hortense ? R — D’après la description du chapitre quatorze de La belle Hortense, et si l’on en croit l’appréciation du jeune homme qui ne va pas tarder à
PRÉFACE PAR BERNARD MAGNÉ
devenir son amant, elle a, entre parfaites ; le reste à l’avenant…
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autres, des fesses parfaitement
Q — Jugement un peu partial, non ? On a d’autres preuves ? R — Oui, le bain qu’Hortense prend au premier chapitre de L’Exil d’Hortense sous l’œil attentif de son chat Alexandre Vladimirovitch. D’après le narrateur, il s’y connaît, l’Alexandre, en matière de femelles humaines mais, la zoologie et la morale étant ce qu’elles sont, on ne peut guère le soupçonner d’avoir sur Hortense des vues intéressées. Q — Alexandre Vladimirovitch, le même que celui du premier chapitre de La Belle Hortense ? R — Exactement. Q — C’est à ce genre de détails qu’on voit qu’ils sont bien faits, les trois romans de Jacques Roubaud ? R — Oui, et à beaucoup d’autres choses encore. Q — Quelles choses ? R — Des choses dont je ne parlerai pas ici, pour d’évidentes raisons de sécurité et pour ne pas déflorer les joies de la découverte. Vous n’avez qu’à aller les chercher dans le livre de Christophe Reig. Q — Et le livre de Christophe Reig, il est bien fait, lui aussi ? R — Fort bien. Quand vous l’aurez lu, les Hortense n’auront pas plus de secret pour vous qu’Hortense pour le beau jeune homme ou pour Alexandre Vladimirovitch. Q — Il est facile d’accès ? R — Qui ? le beau jeune homme ou Alexandre Vladimirovitch ? Q — Non, le livre de Christophe Reig. R — Aucun problème : au point où vous en êtes dans cette préface, plus que quelques répliques, quelques pages à tourner, et vous y voilà. Je vous envie déjà… Q — Pourquoi ? R — Parce qu’en plus il est drôle, le livre de Christophe Reig. Q — Aussi drôle que 6KPHLZWLN¾ ?
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R — Disons qu’on y perçoit un tout autre genre d’humour. Q — Quel genre ? R — Volontaire.
Préambule : Une «prose/repos de divertissement ? » Un sentiment de vertige envahit le lecteur qui se risquerait à embrasser d’un seul regard l’œuvre de Jacques Roubaud. À l’instar du Palomar d’Italo Calvino cherchant à saisir toutes les composantes de la vague, « fixer son attention sur un détail fait surgir ce dernier au premier plan et lui fait envahir le tableau, comme dans certains dessins où il suffit de fermer les yeux et de les rouvrir pour que la perspective ait changé 1. » On peut, à vrai dire, s’égarer assez facilement dans ce labyrinthe qui sans cesse emprunte à d’autres labyrinthes, faisant bifurquer le voyageur de ses pages vers des trajets toujours inattendus. Aujourd’hui encore, trois facteurs sont susceptibles de brouiller la marche de l’analyse du corpus roubaldien : sa diversité à la fois formelle et générique, mais aussi thématique, sa prolixité, et enfin, l’étendue et la durée d’une œuvre qui commence dès l’après-guerre. À ceci s’ajoute un écueil supplémentaire : celui de la proximité, puisque cette œuvre ouverte est encore pleinement en cours d’élaboration. Sans doute faut-il profiter de ces observations liminaires pour s’interroger sur l’itinéraire qui a conduit Roubaud à surprendre les lecteurs de 1985 en optant pour le genre romanesque, alors même qu’il avait exprimé à son endroit – on y reviendra – des réserves peu équivoques. À la parution de La Belle Hortense, premier volume d’une série initialement prévue en base six 2, la variété des champs d’écriture de Jacques Roubaud n’est encore qu’imparfaitement appréhendée par un lectorat pour qui Roubaud reste essentiellement un poète atypique, éclectique mais singulier. D’ailleurs, la première grande étude consacrée à Roubaud est alors publiée par Robert Davreu 3… chez 1
Italo CALVINO : Palomar, trad. Jean-Paul Mangarano, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1990 [1983], p. 12.
2
L’Enlèvement d’Hortense sera publié en 1988 chez Ramsay et en 1990 Seghers prendra le relais pour L’Exil d’Hortense…Seuls trois romans sur les six sont donc parus à ce jour…
3 Robert DAVREU : Roubaud. « La poésie comme mathesis universalis », Seghers, collection « Poètes d'aujourd'hui », 1985.
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Seghers – considéré comme l’éditeur des poètes par excellence… Entendons bien par « poète », un écrivain qui se tient à distance de la prose, ou plutôt qui tient la prose à distance de lui. Non pas toutes les formes de prose : la prose médiévale trouve par exemple grâce à ses yeux – à condition qu’on opère quelques translations. « J’y trouve une atmosphère narrative voisine de celle des forêts médiévales ; la vision du monde comme gare de triage et réseau ferroviaire 4 », explique-t-il à Florence Delay. Toutefois, appliqué – en ce début des années 80 – dans un double mouvement consistant à la fois à faire apparaître l’ossature enterrée de l’alexandrin et en même temps à effacer l’antinomie apparente entre formalisme et lyrisme (Dors 5), Roubaud continue de ne considérer la prose qu’avec méfiance. Car, de même que « la poésie ne peut pas sans s’affaiblir renoncer à tout projet formel » (P&M, 273), la prose en général lui semble ainsi manquer singulièrement de forme et donc de force. Déjà rétif envers la prose en général, et appliqué, lorsqu’il écrit, à dégraisser le récit jusqu’à le faire fondre et le confondre avec des contes soumis aux plus sévères règles mathématiques 6, Roubaud est des plus virulents quand il s’agit de dénoncer le « démon de l’uniformisation » et « l’universalisation du marché de la littérature » (P&M, 28) que promeut le roman… Parallèlement, les considérations quant à la lecture et ses effets accentuent les discordances, sachant que le roman induit généralement un circuit plutôt univoque, rectiligne, au sens obligatoire du début vers la fin, alors que la poésie ne saurait se conformer à une telle trajectoire. Dans ces conditions, l’on doute que la frontière entre poésie et prose ne soit jamais abolie, tant elles entretiennent des rapports au langage radicalement dissemblables… Ce rejet apparent appelle toutefois quelques nuances. Ainsi Jacques Roubaud, qui – délicieux paradoxe – confie être un grand lecteur de prose (anglaise entre autres) évoquera à maintes reprise son
4
Florence DELAY : « La Pluralité des proses de J. Roubaud », (entretien avec Jacques Roubaud), Quai Voltaire, 1993, n° 10, p. 17-27.
5 6
Jacques ROUBAUD : Dors ; précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981.
Jacques ROUBAUD : « La Princesse Hoppy ou Le conte du Labrador (I) - Complots et compotes - Indications sur ce que dit le conte » (fascicule 2) & « La Princesse Hoppy ou Le conte du Labrador (II) Myrtilles et Béryl. » (fascicule 7), La Bibliothèque Oulipienne, vol. 1, Éditions Ramsay, 1987 p. 17-34 et p. 123-138.
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goût pour les « romans feuilletons », romans historiques ou d’aventures 7, tout en garantissant la frontière entre poésie et prose : « la poésie fait partie de la littérature, mais elle y conserve sa raison d’être et son autonomie. » 8 Ce qui provoque la ferme condamnation du roman, c’est bien ce manquement de formes et de règles – problème finalement assez ancien qui avait été résumé par Raymond Queneau en une formule assez piquante : Alors que la poésie a été terre bénie des rhétoriqueurs et des faiseurs de règles, le roman, depuis qu’il existe a échappé à toute loi. N’importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel qu’il soit, sera toujours un roman. 9
Ainsi, le désaveu du roman ne s’effectue pas au nom d’un refus – infondé – de « thématiques romanesques » ; il est davantage consécutif au refus de formes introuvables. Tendre, au travers d’ouvrages, de plusieurs centaines de pages chacun, des ressorts narratifs, un décor (fût-il minimaliste), organiser une série récurrente de personnages, et réussir à doter ceux-là d’une certaine épaisseur psychologique, dans une apparente assurance mêlée d’aisance et de simplicité, relève pour Jacques Roubaud en ce milieu des années 1980, autant de la gageure que d’une jubilation transgressive du poète touchant au fruit qu’il s’est lui-même longtemps défendu… S’installer en tant que tel à l’ombre d’une jeune fille prénommée Hortense, afin de relater ses aventures revient non seulement à disposer une bien belle plante (avec quelques fleurs de rhétorique) sur les plates-bandes des romanciers « de métier », mais surtout, à un autre niveau, permet de (se) jouer d’une frontière des genres dont on s’est souvent portraituré en garde-barrière. Il s’agira donc de mettre en œuvre un savoir-faire bien particulier : celui qui
7
« Le Monstre de Strasbourg. Un récit d’effroi nourri de Notre-Dame de Paris par exemple, ou de Quentin Durward, d’Ivanhoé, des Héritiers d’Ellagowan, de La Fiancée de Lamermoor, […] j’ai été un lecteur assidu des romans de V. Hugo et plus encore de ceux de Walter Scott), Rocambole de Ponson du Terrail. » (BOU, 372) 8
Jacques ROUBAUD : « Absence de la poésie ? « (réponse au Débat), Le Débat, n0 54, mars-avril 1989, Gallimard, p. 188. 9
Raymond QUENEAU : « Techniques du roman », Bâtons chiffres et Lettres, [1950], Gallimard, Collection « Folio essais », n°247, 1994, p. 27.
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consiste à mimer un genre, d’en adopter les formes, ou peut-être l’absence de formes, car on le sait, le roman n’a traditionnellement pas à se préoccuper de contraintes formelles, et cette carence – de ce point de vue – le sépare en effet radicalement du poème. En écrivant non pas des romans dont le vraisemblable serait l’objectif – mais des textes qui imitent (fort bien) des romans, ou encore des textes à la manière d’autres romans, Roubaud va jouer et faire jouer – en les détournant – les mécanismes romanesques, en aménageant la possibilité d’écritures et de lectures plurielles. L’ironie va alors devenir un principe organisateur de l’écriture puisqu’elle génère des textes au-delà de l’horizon d’attente du lectorat mais aussi des « aventures » bien pourvues en peripeteia, ces antiques principes d’ironie du sort… Toutes ces réserves ont sans doute longtemps donné de Jacques Roubaud l’image exaspérée et quelque peu caricaturale d’un contempteur du roman. Néanmoins, il convient de nuancer ces prises de position, si l’on considère d’une part la connaissance considérable qu’il a de l’œuvre de Raymond Queneau – toute entière tendue vers cette (ré)conciliation entre genre romanesque et poésie – et d’autre part son admiration pour les romans de Perec dans ce qu’ils ont à la fois de rigoureusement calculé via leur soumission volontaire à un cahier des charges et un système de contraintes formelles des plus rigoureux, – tout en condensant une intense charge romanesque. On notera simplement que la rédaction de La Belle Hortense coïncide avec la mise en forme éditoriale – avec Harry Mathews, autre complice oulipien – de « 53 jours » 10 de Georges Perec, disparu avant l’achèvement de cet ultime récit. C’est donc par le biais d’une mécanique romanesque assez complexe que les trois romans vont faire part belle – à l’instar de Panurge faisant naguère l’éloge des débiteurs et des emprunteurs – non seulement à l’aventure mais aussi aux substrats romanesques queniens et perecquiens (entres autres) tissant en filigrane une doublure des textes sous forme d’hommages reconnaissants, instaurant surtout un jeu de reconnaissance(s) et de connivence(s) avec le lecteur. Les disparitions de Queneau (1976) et de Perec (1983) se devaient d’être saluées comme il se doit… par des romans évidemment. Et dans cette perspective, les réticences vis-à-vis de l’écriture de la prose vont 10
Georges PEREC : « 53 jours », texte établi par H. Matthews et Jacques Roubaud. Paris, Gallimard, collection Folio n°2547, 1993 [paru initialement en 1989 chez P.O.L.]
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davantage encore s’estomper. Surprise supplémentaire : cette série d’intrigues romanesques, tressée autour d’une candide et belle héroïne affublée d’un prénom floral – et d’ailleurs elle-même un peu « fleurs bleues » – se lit avec une certaine facilité. Ce qui a quelque chose d’étonnant quand on connaît la réputation de notre auteur – Roubaud l’admet lui-même et l’écrit, comme à regret : « Je suis un auteur dit “difficile” depuis toujours » (BW, 58). Face à ces péripéties qui transportent l’action du quartier du Marais à la Principauté Poldève, ces personnages « hauts en couleur tels que le roman classique a l’habitude de nous en présenter » 11 – y participent même quelques midinettes, minets, minettes et poneys… princiers évidemment –, face à cette trame quelque peu schématique développée par un « Auteur » qui (se) débat, aux prises avec un « narrateur » sur le ton enjoué et facétieux du bonimenteur, le lecteur d’aujourd’hui, encouragé à plonger avec délices dans les bains d’Hortense, n’est-il pas aveuglé, comme Palomar, par des clapotis ou quelque effet de surface ? Car le tour de force le plus évident réside certainement dans l’organisation d’une écriture enrobée de mousse légère et émolliente, de ce plaisir avoué pour une narration enlevée, laquelle confère à ces aventures légèreté et vivacité, mais aussi une écume des jours prélevée sur le quotidien de ces années, dont l’efficacité des « procédures conduisant à la connivence culturelle 12 » est indubitable. Mais quelle prose écrire ? À Florence Delay, faisant le point sur les proses qu’il pratique, il mentionnera la série « hortensienne » dans la « prose de divertissement […] inoffensive. 13 » On peut donc certainement admettre sans réserve ce premier sens du terme, tant il est acquis que ces trois ouvrages contant les aventures de notre belle héroïne – celles-là mêmes qui ont sensiblement élargi le lectorat de Jacques Roubaud – sont placés sous le sceau de la distraction et peuvent se laisser approcher sous l’angle de la récréation, de l’agrément, du passe-temps. La Belle Hortense, L’Enlèvement 11
Jacques BENS : « Le chasseur dans le dessin-devinette ». La Quinzaine Littéraire n° 446 (1er sept 1985). p. 10-11. 12
Henri BÉHAR : « L’analyse culturelle des textes ». L’Histoire littéraire aujourd’hui. dir. BÉHAR, Henri et FAYOLLE, Roger. Éditions A. Colin, 1990, p. 154.
13
Florence DELAY : « La Pluralité des proses de J. Roubaud », op. cit., p. 20.
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d’Hortense et L’Exil d’Hortense narrent un certain nombre d’aventures (et de mésaventures) avec pour toile de fond les années 80. Néanmoins, ces textes doivent-ils pour autant faire figure de marginalia de l’œuvre de cet auteur « difficile » ? L’on ne peut prendre de telles déclarations qu’avec grande circonspection tant ces récits se présentent à la manière d’intermèdes, de morceaux faciles, hors-d’œuvre, divertissants et donc distincts du vers, donc de ce qui revient. Et en ce sens, le divertissement coïncide également avec un plaisir non dissimulé du di-versus, de la digression, du détour narratif. En outre, cette série également décrite comme « une prose anglomane sous contraintes oulipiennes 14 », ce qui implique aussi un jeu de dissimulation, un chiffrage peut–être plus souterrain ouvrant d’autres possibilités de lectures, faisant découvrir d’autres plaisirs dont celui du repérage d’échafaudages, de suites liées au nombre d’or, de modes d’emploi en pointillés sous-tendus par les contraintes d’écriture. Avec cet improbable assemblage entre Sterne et Pythagore, Queneau et Planck, raconter revient aussi à (re)compter. En mimant et en minant les tournures romanesques, en reprenant des recettes éprouvées (la cuisine est un des motifs récurrents des textes) et une collection de topoï romanesques voire prosaïques, Roubaud fait en sorte que la lecture des trois textes puisse être captée par le sourire ambigu de l’auteur – lequel un peu à la manière du chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles – en fait disparaître graduellement les mécanismes et les aspérités. Le lecteur est donc prévenu : son activité ne diffèrera pas fondamentalement de l’enquête, du déchiffrage, et il devra risquer l’errance et parfois même l’erreur. Mais le sens de « divertissement » qui convient peut-être davantage encore à cette prose nous est fourni par Littré 15: « action de détourner, par fraude ou malversation, des effets, des fonds Le prince Morgan – unique et grand amour d’Hortense – n’est donc pas le seul auteur de larcins et autres soustractions. L’auteur (du texte) figure aussi sur la liste des suspects et on peut le soupçonner de captations et de citations. La liste des appropriations est peut-être plus longue et plus étudiée qu’une lecture rapide pourrait le démontrer. Et c’est au lecteur qu’il revient en parcourant dans tous les sens ces romans d’Hortense de 14
Ibid.
15
LITTRÉ - Atelier historique de la langue française [Cédérom] Éditions Redon.
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mener la difficile enquête afin que le plaisir de la reconnaissance via le repérage d’emprunts, d’hommages, de pastiches, de parodies, permette de goûter des plaisirs accrus de lecture. Car ces aventures portent la signature d’un redoutable voleur de mots au casier bien chargé… Le moment est probablement venu de compter, parmi les circonstances funestes qui ont présidé à cette décision d’écrire ces trois récits, la mort d’Alix, son épouse. «… Ce qui est devenu nul, pour moi, depuis janvier de l’année 1983, ce que je ne peux même plus penser, c’est la poésie » (GIL, 155). Cette « mise en panne » de la poésie, ce blanc scriptural de la page n’est que provisoire puisque le secours spiralaire de la sextine dans Quelque chose noir 16 permettra de renouer avec les noirs caractères de l’écriture et de ne plus tourner en rond. Répétons-le, la rédaction des trois volumes est plutôt rapide – elle va s’étaler jusqu’en 1990. On notera que trois autres récits étaient… à suivre – dans la plus pure tradition feuilletoniste – on en voudra pour preuve la fin de L’Exil d’Hortense qui assure un dernier rebondissement en présentant des extraits de Lady Hortense (resté à ce jour inédit). Évidemment, grande est la tentation de dresser un parallèle contrasté entre le Grand Incendie de Londres dont la composition prévoit six branches et le cycle d’Hortense (six également). Comparant le ton dissemblable de ces deux projets copieux, nombre de commentateurs ont surtout retenu la gravité et le sérieux du Grand Incendie de Londres en envisageant a contrario ces romans bâtis autour d’Hortense, sans doute plus légers – un peu comme les tenues vestimentaires de l’héroïne – et plus ludiques, comme plus négligeables. L’effet de contraste s’est peut-être ainsi exagérément accentué entre ce Grand Incendie de Londres, chef-d’œuvre foisonnant mais fragile, aux tonalités sombres dont la matrice est celle de l’échec, du « qui-perd-gagne » et le cycle d’Hortense, hors-d’œuvre plus vivifiant et distancié. La distinction est probablement nécessaire entre une série à l’écriture beaucoup plus véloce, hermogénienne pourrait-on dire 17 (comme en témoigne la référence appuyée aux cinquante-trois jours de l’écriture de La Chartreuse de Parme) tandis que les branches
16 17
Jacques ROUBAUD : Quelque chose noir : poèmes. Gallimard, « Poésie », 1986.
cf. « Hermogène ou la vitesse » dans L’abominable tisonnier de John Mc Taggart Ellis Mc Taggart – et autres vies plus ou moins brèves. Éditions du Seuil, collection « Fiction et Cie », 1997.
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du Grand Incendie de Londres forment un ensemble arborescent plus touffu et plus imposant, se déployant plus lentement. Pourtant, interrogé sur sa capacité à mener à bien plusieurs entreprises littéraires aussi dissemblables et cela simultanément, Jacques Roubaud a luimême confirmé dans un entretien à Aliette Armel 18 à quel point « la série des Hortense » était une « détente » contrebalançant « l’autre travail […] assez lourd émotionnellement » des branches du Grand Incendie de Londres. Tandis que la forêt du Grand Incendie de Londres s’épaissit, les fleurs de nos romans d’Hortense semblent plus diaphanes, éphémères, et pourtant elles ne forment pas pour autant une excroissance en marge de l’œuvre roubaldienne. En effet, ces textes, fussent-ils apparemment de circonstance, méritent probablement une place plus importante que celle qui leur a été communément consentie en vue de la compréhension d’une œuvre globalement complexe. Le parallèle avec les fleurs ne doit guère s’arrêter là. Il est difficile de ne pas aussi lire ces aventures comme une anthologie rêvée, un florilège de textes composé par un familier de l’exercice 19 qui cultive cette fragrance du rappel, du bilan, de l’intertextualité mais aussi l’intratextualité. Derrière le débat sur la réticence vis-à-vis du roman, de l’hétérogénéité d’un genre présupposé sans forme, on retrouve, en filigrane, l’hommage aux textes de prédilection, et non seulement ceux des grands romanciers – ou reconnus comme tels – mais aussi la reconnaissance des textes romanesques produits à l’intérieur du cercle oulipien. Il s’agit pour l’écrivain de retourner aux sources et cela, non pas uniquement pour y puiser de l’inspiration (Roubaud avoue – suprême provocation – en être dépourvu et l’on verra les problèmes et les solutions inhérents à cette carence revendiquée) mais, dans un effort de détournement, de rafraîchissement, une alchimie de la réactivation d’éléments, de matériaux narratifs, que seuls la parodie et le pastiche peuvent produire. Ce qui a pour effet de faire plonger dans la lecture c’est-à-dire reconnaître à ces textes qui sont des combinaisons de textes une certaine forme d’énigmaticité, de profondeur. Et sous couvert des 18
Aliette ARMEL : « Jacques Roubaud, les cercles de la mémoire » (entretien avec Jacques Roubaud). Le Magazine Littéraire, n°311, juin 1993, p. 101.
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cf. Fleur inverse : essai sur l'art formel des troubadours. Ramsay, 1986 ; Soleil du soleil : le sonnet français de Marot à Malherbe, une anthologie, P.O.L., 1990 ; La Ballade et le chant royal. Les Belles Lettres, coll. « Architecture du Verbe », 1998.
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reflets irisés de l’aventure, de multiples résurgences, des références plus ou moins masquées et plus ou moins souterraines vont irriguer les romans. Et puisque l’on évoque l’alchimie, c’est (entre autres) du côté de Rimbaud qu’il faut se tourner pour repérer les raisons du choix roubaldien du prénom de la belle héroïne autour de laquelle sont construites nos récits. « Trouvez Hortense ! » est sommé le lecteur au sortir de « H 20». Hortense, cette fleur dont le nom savant est hydrangea, et à laquelle avec P. le Pillouer 21 on peut rattacher l’eau, l’hydre (au nombre de têtes variable), et enfin l’hexamètre, moule rythmique favori du rhapsode, dont les variations autour du nombre 6 fascinent l’auteur. La très modeste ambition de ces pages ne sera autre que de proposer au lecteur un parcours balisé qui lui permettra, on l’espère, de circuler plus aisément au travers de ces textes, peut-être même d’en amplifier le plaisir de lecture. On voit déjà combien ces textes se présentent comme des pelotes dont les fils formels ne sont pas toujours aisés à démêler sans biaiser. Gageons qu’on peut néanmoins en dérouler quelques-uns, c’est-à-dire en proposer des lectures sans réduire artificiellement ces récits à des mécaniques à désosser. « Mimer »
On s’essaiera donc de prime abord à repérer les éléments qui font de ce cycle inachevé un texte de gourmandise, de plaisir, et ce, au travers des formes gracieuses d’une héroïne exhibée à l’envi par un narrateur espiègle et badin, qui combine les genres au fil d’aventures organisées en série(s). Pour Roubaud, l’écriture de chacun de ces textes
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Arthur RIMBAUD : « H », Illuminations. Poésies – Une saison en enfer – Illuminations. Gallimard, Poésies, 1984, p. 191. 21 Pierre LE PILLOUËR : « Caches de l’Arche - du sens littéral d’« Après le Déluge » d’Arthur Rimbaud. », Formules – revue des littératures à contraintes - numéro 3, dir. Jan BAETENS et Bernardo SCHIAVETTA. Paris, L’Âge d’Homme, 1999-2000, p. 170-183.
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constitue une façon de répondre à un faisceau de problèmes dont le postulat central est donc l’irréductible antinomie entre la lecture (et l’écriture) de la prose romanesque et celles de la poésie. Et pour marquer « les enjeux de la lecture et partant, les règles du jeu entre les deux partenaires in absentia que sont et l’auteur et le lecteur 22 », on partira de ce constat que La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense sont des entreprises d’écriture romanesque qui se présentent comme de simples romans de circonstance, surtout en incluant dans le mouvement même de l’écriture, les circonstances mais aussi les mécanismes de leur élaboration. On rappellera tenants et aboutissants de cette opposition au genre romanesque, leurs raisons longuement mûries et argumentées. Outre le contexte et les postulats théoriques du désaveu de cette forme « informe » qu’est le roman, amplement argumenté au travers d’ouvrages théoriques, on remarquera comment la contestation des conventions romanesques s’effectue… depuis l’intérieur de ces romans. Car la nécessaire invention d’une poétique de la prose, se dessine appuyée sur une forme de (dé)règlement progressif, signalé d’emblée par un recours appuyé à l’antitextuel et au métatextuel. Ces romans ont donc toutes les apparences des romans : ils entrecroisent et forment des séries autour de personnages typés, et de péripéties parfois baignées à l’eau de rose pour le plus grand bonheur du lecteur. Ainsi, parés du léger manteau d’Arlequin, ils semblent danser sur le fil de l’inconsistance s’exhibant comme des rhapsodies, et déployant assez bien les facettes de ce ludisme exacerbé qu’on a parfois reproché à Jacques Roubaud. Bien ancrés, dans les années 1980-90, nos romans ne renoncent jamais aux turlupinades, satires et autres calembours pour rendre compte du contexte – des travers – contemporains, et cela sous le regard distancé et ironique d’un poète, en panne de poésie. Faut-il voir autre chose dans ces textes – annoncés comme des passe-temps – qu’une thérapie plaçant le rire au centre d’un dispositif d’économie psychique destiné à jeter un masque sur le désespoir, bref une eau de prose ? Le rose se déploie d’abord comme un dérivatif à cette encre noire du deuil qui n’abolit pas l’angoisse de la page blanche.
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Henri BÉHAR : « L’analyse culturelle des textes ». L’Histoire littéraire aujourd’hui, p. 160.
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Et si la série ne livre pas au lecteur toutes les clefs du jardin secret de l’auteur, elle en contient cependant un certain nombre et fournit des indications assez précieuses sur l’atelier d’écriture de Roubaud. Car les péripéties d’Hortense comportent bien des traits personnels et se nichent dans le quotidien et l’infra-ordinaire. Outre la satire d’une époque et des règlements de compte toujours réjouissants, le jeu des masques et des marques autour de l’autobiographie retiendra notre attention. L’aencrage, pour détourner la formule de Bernard Magné appliquée au travail de Perec 23, se fait en partant du connu : quartier de vie, tranches de vie, livres de chevet. La prose repose avec ses recettes pour entrechoquer bluettes et prosaïsme aigu ; en même temps qu’on marque le passage de la frontière des genres, une boulimie salvatrice d’écriture s’annonce. Il faut écrire pour vivre et/ou le contraire. L’aventure et ses diversions, priment sur tout le reste. Jacques Bens avait « regretté un peu que l’on ait, jusqu’ici, parlé (avec sympathie) du livre de Jacques Roubaud en insistant sur ses procédés de fabrication plutôt que sur l’histoire qu’il raconte. Car un roman, c’est avant tout le récit d’une action qui met en relations des lieux, des personnages et des événements 24 ». On se risquera, dans ce tout premier temps, à ne pas envisager les œuvres exclusivement en fonction du tour de force et/ou de l’adéquation aux contraintes que notre poète oulipien, devenu romancier malgré lui, s’est évidemment fixé. Présentés facétieusement comme des romans alimentaires, les textes sont plutôt les romans de l’alimentation, des livres de recettes. Comment et de quoi alimenter son écriture romanesque ? Ironiquement, notre poète promu romancier est un captivant bonimenteur ; dans sa frénésie d’écrire, il sait vanter sa daube 25 – morceau de choix symboliquement érigé en plat central du roman. C’est aussi pourquoi dans La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense – romans de digestion et du digest, de l’absorption des textes, on ne se refuse rien : toute recette (poétique ou non) est bonne à prendre. On 23
Bernard MAGNÉ : Georges Perec. Nathan, 1999, p. 32 sq.
24
« Le chasseur dans le dessin-devinette ». La Quinzaine Littéraire n° 446, op. cit., p. 11. 25
Daube préparée par Madame Blognard (BH) et surtout Pierre Lartigue lequel intervient comme personnage préparateur dans le chapitre 35 de L’Enlèvement.
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pense d’abord à l’emprunt aux grands textes romanesques oulipiens, à la captation de certaines formes du roman d’aventures et surtout des types et clichés majeurs du roman policier. « Miner »
C’est donc sur un terreau riche et bien connu de l’auteur que se fait l’écriture de La Belle Hortense, que les cercles dans lesquels le poète tournait en rond peuvent enfin devenir spirales, que les escargots (autre image de l’écrivain) du carré de salade de la chapelle Sainte Gudule érigée dans un roman quenien en hommage au prince Voudzoï 26 peuvent se remettre au travail. L’héritage poldève est pleinement assumé. Et il est transposé dans un quartier aux attaches personnelles, une série de lieux de mémoires. L’élaboration de fictions théoriques, appuyées sur la combinatoire leibnizienne ou le nominalisme goodmanien, exaspère la plupart des éléments romanesques dans un compendium kaléidoscopique et continûment joyeux, et elle garantit l’un des grands vecteurs du plaisir de ces textes. Les mondes deviennent compossibles, les fictions « bifurquent ». Les textes se redoublent par les procédés du pastiche et de la parodie, lesquels permettent une mise en cause, en leur sein des formes romanesques. Les hommages souvent appuyés, d’une part au « maître » et ami Queneau (on pense d’emblée à Pierrot Mon Ami, mais les textes dissimulent d’autres surprises), et à peine plus discrètement, à G. Perec, H. Mathews et aux autres oulipiens. Faute d’un cahier des charges soigneusement publié – comme l’a été celui de La Vie Mode d’Emploi 27 – on tentera d’inférer pour nos trois récits un bilan sériel des éléments éventuellement décryptables et récurrents. On les répartira en grands ensembles qu’une lecture peutêtre plus dense et concentrée peut détecter. On comprendra à cette 26
Raymond QUENEAU : Pierrot mon ami, Œuvres complètes, tome II – Romans (I) préf et dir. Henri Godard, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002. 27
Hans HARTJE, Bernard MAGNÉ, Jacques NEEFS : Cahier des Charges de La Vie Mode d’emploi. CNRS éditions/Zulma, 1993.
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occasion combien la forme substantiellement contrainte qu’est le roman policier (le ROMPOL comme Perec et Roubaud ont rapidement pris l’habitude de l’appeler) va particulièrement bien se prêter à ce surcroît et cette intensification de contraintes. Du roman policier au roman policé il n’y a donc pas l’épaisseur d’une feuille de papier puisque le récit d’énigme classique n’est pas tant la copie d’un crime réel qu’un pur jeu de langage, de signes. Les textes policiers sont bien des « textes piégés » dans lesquels le romancier joue parfois contre le lecteur, lui donnant des indices au fil de la lecture pour lui permettre de découvrir le coupable avant que le dernier chapitre ne révèle la bonne solution. Au travers des avatars de la forme rompol, on verra de quelles façons les parallèles entre enquête policière et l’herméneutique de la lecture, gagnent en synergie. Mais le modèle du récit policier ne saurait rendre compte extensivement des trois récits. Car, La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et l’Exil d’Hortense sont surtout des récits largement ancrés dans le contemporain et le quotidien, romanesques à souhait, et en même temps contraints par des modèles mathématiques. Et si la tension entre romanesque et contrainte est tout de même palpable, « the willing suspension of disbelief », selon la formule célèbre de Coleridge, peut tout de même fonctionner à merveille, et cela ne se peut qu’à travers un certain nombre de recettes – dans le sens cette fois-ci de « mode d’emploi » d’écriture. On s’attachera à repérer un certain nombre de mécanismes – parfois ténus et subtils – qui forment le liant et la sauce d’une écriture… À travers les symétries soulignées et les antinomies remarquables entre la bibliothèque désorganisée de notre monde et les tentatives (parfois avortées comme c’est le cas de la vitrine consacrée à la Patrologie de l’abbé Migne) de classement – la Très Très Grande Bibliothèque de Queneau’stown 28, remarquable de rigueur, d’organisation – se profile le thème largement exploité de l’encyclopédisme de textes farcis d’autres textes, lesquels requièrent des compétences lectorales aux antipodes de la naïveté ou de l’ingénuité. La copia d’allusions n’est pas qu’un exercice de style, elle est surtout une technique risquée et délicate – un risque calculé – mais qui parie audacieusement sur le lecteur, sa mémoire encyclopédique et culturelle. L’aventure est donc au coin de la bibliothèque.
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cf. EXH, ch. IX et X.
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C’est donc tout un jeu subtil – parfois pervers – entre la dissimulation et la monstration, entre la couture et la suture, entre les textes qui s’installe (le rhapsode utilise parfois du gros fil). Le plaisir de la lecture est alors différent : c’est peut-être en levant les yeux, comme l’écrit Barthes, que le lecteur attentif peut discerner ce mécanisme qui fait tendre les textes vers une forme de centon, jouant sur l’entropie des textes, éparpillant des livres qui deviendraient des livres de sable et de poussière si la contrainte spiralaire ne leur imprimait un effet centripète, bref, une forme. Ainsi, misant sur ces éléments livresques, les textes peuvent-ils donner à la lecture un relief particulier. Une lecture dont le mode d’emploi s’acharne à dérouter la lecture classique, habituellement linéaire du genre romanesque, l’obligeant à se frayer un chemin à travers un flot de références encyclopédiques – un vertige organisé mais dont la spirale ne cesse jamais d’être hypnotique. Car ce système allusif ainsi construit comme une des clefs de voûte des romans se veut aussi plus interne, plus secret à travers un jeu concentrique de renvois et de références aux textes et préoccupations roubaldiennes (la mémoire, le temps de la narration, les formes du contes, la logique et ses limites…) Ainsi, les textes ne se préoccupent pas seulement du lecteur du roman l’interpellant dans une mise en scène plutôt cocasse, ils sont eux-mêmes les romans d’un infatigable lecteur qui nous invite dans sa bibliothèque et son laboratoire personnels. « Rimer »
Le scepticisme qui confinait à la perplexité absolue 29, le risque d’apathie définitive peuvent bien continuer à planer sur le monde et sur l’écriture, ces éléments ne sont pas en mesure d’affecter ou de menacer de mort les récits, de les faire taire, d’imposer le silence à l’auteur. Alors, on peut gentiment se gausser de la Logique en particulier des déductions implacables de nos détectives, convoquer les austères figures de Wittgenstein et de Russel… L’essentiel est bien que la 29
La tentation sceptique est incarnée par l’inspecteur Arapède, grand lecteur de Sextus Empiricus – connu pour son adversos mathematicos…
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logique – laquelle semble avoir déserté le monde – continue d’alimenter la mécanique mise en place par la contrainte, qu’elle rende effective la littérature potentielle. Le magnétisme des chats et des rousses (thème récurrent placé sous la figure tutélaire de Max Planck) n’est donc bien évidement pas le seul moteur des textes. Cette thermodynamique formulée du récit empêche l’entropie propre au genre et au monde, peut-être même aux livres. Naturellement, les romans profitent de l’autre grande leçon de R. Queneau, à savoir l’établissement de séries d’« échafaudages » soumettant constitutivement le récit à une mécanique disciplinaire, mais fructueuse : celle de la contrainte – cette « façon » particulière d’écriture dont il faudra bien tenter de rendre compte. La contrainte (les contraintes) par une organisation préalable de l’écriture pourrai(en)t sembler contredire l’œuvre d’imagination, d’inspiration. Pourtant, les trois textes répondent d’une certaine manière par la négative à cette dichotomie apparente : c’est bien en contraignant l’écriture et en troublant la lecture que la contrainte fait augmenter les potentialités des textes. La dernière grande étape de notre parcours nous amènera donc à considérer les textes dans la perspective du règlement plus souterrain de l’écriture inhérent à l’utilisation de la contrainte, dans le sens de ce gain scriptural et lectoral. On peut compter sur le mathématicien oulipien qu’est Roubaud pour faire intervenir dans les narrations chiffrages et déchiffrages, et l’on n’oubliera pas que La Belle Hortense et ses suites sont aussi les romans d’un oulipien, de surcroît mathématicien de profession. Aussi, le champ mathématique et plus généralement technique et scientifique intervient-il comme indicateur métaphorique et métatextuel des romans. Car cet accord entre les chiffres et les lettres déborde largement le champ du thématique. L’arithmosophie 30 de Roubaud installe au cœur du fonctionnement des romans une série de modèles et de suites plus ou moins manifestes dans lesquels on cherchera à retrouver les nombres aimés… (les séries les plus immédiatement remarquables étant le 6 et le 53). Ce sont ces nombres qui vont contrebalancer l’arythmie traditionnelle ou du moins le rythme stochastique de la forme 30
« Je n’aime pas tous les nombres, il y en a même que je déteste franchement ». Jacques ROUBAUD : GIL, p. 140.
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romanesque en lui réinjectant ce qui lui fait défaut, comme l’estime Pierre Lusson 31, dont on devine l’amicale présence au travers de l’anagramme Père Sinouls et son équivalent poldève Risolnus. Ainsi ces romans sont-ils des romans chiffrés, et leur architecture porte la marque de composition rigoureuse, d’un agencement placé généralement sous le signe de la poésie, et en particulier d’une forme déjà analysée par Raymond Queneau. Cette forme, au croisement des préoccupations roubaldiennes entre la mathématique et l’histoire de la poétique, ses déclinaisons à partir du modèle d’Arnaut Daniel et ses multiples potentialités combinatoires, est, bien évidemment, la sextine. D’où le sentiment que la narration se développe selon plusieurs logiques simultanées, comme une efflorescence délicate, sachant qu’elle est organisée autour et en fonction des chiffres qu’on évoquera, mais aussi du nombre d’or – autant de préoccupations queniennes – et de la suite de Fibonacci. Cette organisation du récit – habituellement considérée comme essentiellement métonymique 32 – perturbe volontairement toute lecture cursive et linéaire et s’emploie à détourner l’attention du lecteur de la fable pour la recentrer sur une géométrie, une mécanique non plus céleste (autre thème pythagoricien) mais romanesque. On remarquera combien au sein de ces aventures sérielles se retrouve la tentation polygraphique roubaldienne évoquée plus haut qui se traduit en une polyphonie extrême laquelle joue à plein. D’ailleurs la fugue, écho élaboré du divertissement, les formes complexes de la toccata et de la variation, et plus généralement les thèmes musicologiques sont aussi de la partie. Dans ce bazar du roman, jamais la cacophonie ne prend le pas ; les libertés prises par l’auteur sont toujours garanties par de puissants ressorts formels et narratifs. Mais le chemin n’est pas facile, tant le narrateur s’installe en retrait par rapport à ce qu’il raconte, non seulement par les procédés ironiques mais par une forme de digression perpétuelle qui n’est pas sans rappeler les stratégies de Diderot et davantage encore de Sterne. 31 cf. Pierre LUSSON : « Sur une théorie générale du rythme ». Change de Formes – Biologies et Prosodies – Actes du colloque de Cerisy, dir. Jacques Roubaud et JeanPierre Faye. U.G.E. coll. « 10/18 », 1975. 32
cf. Lucien DALLENBÄCH : Le Récit Spéculaire – essai sur la mise en abyme. Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1977, p. 93.
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Sans cesse le récit déborde, se place en excès, démultiplie les instances narratives, confond les niveaux narratifs, simule et stimule un désordre dans lequel le narrateur feint de perdre le contrôle. Aussi, les procédés d’autonymie ou de mise en abyme sont-ils légions, ils trouvent leur place à des endroits stratégiques ; lorsque le voile se déchire, dans ses interstices, on regarde, dans une mise en scène subtile et plutôt attachante, l’écrivain au travail. Le métatextuel 33, pour reprendre la définition de Bernard Magné, donne toute la mesure de son grand pouvoir de complexification surtout quand il est redoublé du métanarratif. La densification par le biais de ce mécanisme de cette relation ludique qui installe un rapport si particulier dans le texte entre narrateur et narrataire (entre auteur et lecteur) et place la lecture au centre des trois textes, conduit, on le verra, à d’incessantes interpellations et corrections. Quant à la narration, elle subit de plein fouet cette mise en jeu perpétuelle de ce qui est écrit, soumise à des enchâssements ou des décloisonnements de niveaux narratifs. D’abord les textes en dévoilant – partiellement – leurs procédés, leurs ingrédients, organisent-ils en leur sein même des dispositifs de lecture. Les romans deviennent les romans de la lecture, de lecture et du lecteur (de romans). En multipliant rimes, échos, symétries, ils dénotent l’emboîtement de lectures potentielles. Tous les (lecteurs) oulipiens connaissent le principe auquel Roubaud a donné son nom : « un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte ». Tandis que notre belle héroïne emboîte le pas à Hamlet, forme exemplaire de la mise en abyme de la représentation, ricochant en sextine et en spirale vers Un Rude Hiver, le lecteur convoqué dans les coulisses se trouve ainsi confronté, non plus seulement à la mise en scène de l’écriture minée (et de ses empêchements), mais aux règles strictes qui en sont le moteur et la fait rimer. Et s’il est sollicité, malmené, ce n’est jamais sans raison valable. Ailleurs, assez malicieusement, Roubaud l’emprunteur de mots nous interpelle : « Gens de l’avenir / Quand vous lirez mes poèmes /Souvenez-vous / Ce 33
« …dans un premier temps, le métatextuel pourrait sembler atténuer le brouillage, puisqu’il est un dispositif pédagogique, destiné à augmenter la compétence lectorale, en fournissant, fût-ce de manière indirecte par le jeu des connotations, des bribes de savoir et parfois un protocole de lecture. Mais ces éclaircissements supposent, non sans quelque paradoxe, une complexification du texte même dont ils doivent accroître la lisibilité. » Bernard MAGNÉ : « Métatextuel et Antitexte », Cahiers de narratologie, Université de Nice, n° 1, 1986, p. 156.
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n’est pas vous qui les avez écrits / C’est moi » (P&M, 251). Ce passage derrière le décor constitue une pédagogie de la lecture qui passe par la sollicitation constante et exigeante du lecteur... Aussi, le cycle d’Hortense est-il probablement moins la collection de récits d’initiation d’une héroïne, qu’un parcours initiatique à la lecture, une lecture dialogique, étagée, et finalement poétique, installée par un guide à la fois taquin, malicieux et sceptique de la « forme-roman ».
PREMIƠRE PARTIE Mimer : à l’eau de prose
« Bien sûr mon travail en aurait été décuplé, centuplé peut-être, mais qu’importe j’étais prêt à me dévouer pour faire ainsi avancer l’art du roman » L’Enlèvement d’Hortense, p. 105.
Page laissée blanche intentionnellement
CHAPITRE 1 : Romancier malgré lui ? Un matin, je me suis levé et je me suis dit : tu ne sais rien, rien, rien; tu es nul, nul, nul (je me tutoie). Mais est-ce que c’est une raison pour ne pas écrire un roman ? Évidemment, non. (EH, 81)
Cette auto-exhortation donne un relief tout particulier à nos trois romans et peut-être doit-on la prendre – un temps – au sérieux. Assez naturellement, on est tenté de remonter la chaîne d’éléments (parmi lesquels on peut compter les raisons biographiques évoquées plus haut : le décès d’Alix et la panne conséquente et le rejet de la poésie 1) qui ont mené Jacques Roubaud à franchir, ou mieux encore, à déplacer des frontières génériques qu’il tenait jusqu’alors parfaitement étanches entre poésie et prose. Encore au seuil de l’étude de ce qui se révèle bien être une « série » romanesque (la catégorie générique est explicitement confirmée à l’occasion de sous-titres parfaitement « rhématiques 2 »), on se propose ici de retracer l’itinéraire fait de bifurcations, d’oscillations et de demi-tours menant à la production de ces quelques neuf cent pages de romans finalement assumés et revendiqués comme tels. À l’évidence, l’évocation de ce cheminement ne saurait être possible en passant totalement sous silence le contexte de ces trois récits. D’ailleurs, Roubaud nous y invite circulairement dans cette autre métamorphose du texte qu’est La Boucle : « j’agis selon une règle explicite de la composition de mon récit, respectée dès son premier moment : inclure les circonstances de sa composition » (BOU, 84). Par « circonstances », on entendra ici les postulats théoriques qui
1
« Le registre rythmique de la parole me fait horreur./ Je ne parviens pas à ouvrir un seul livre contenant de la poésie. Les heures du soir doivent être annihilées./ Quand je me réveille il fait noir : toujours./ Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié. Je lis de la prose inoffensive. » Quelque chose noir, op. cit., p. 33 (nous soulignons). 2
cf. Gérard GENETTE : Seuils. Paris : Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1987, p. 82 sq.
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entourent les textes et finalement entrouvrent la porte romanesque. « À la suite d’un élément plus que douloureux sur lequel il n’est pas nécessaire de s’étendre ici, M. Goodman se trouva confronté à la solitude, mode d’existence qu’il n’avait pas prévu 3 », écrit Roubaud dans le sixième chapitre de L’Hexameron. D’où ces décisions de ce délégué de papier roubaldien au nom malicieux 4. Ce « vieil ami et double probable de l’auteur 5 » étaye le lien entre le sort funeste qui l’a frappé et le détour vers la – ou plutôt vers les – proses. L’ambition assourdie de construire des « romans du samedi », de se préoccuper – pastichons un peu – de la manière de faire ou de refaire des mondes, fait désormais partie du lot des efforts patients et hésitants d’un Monsieur Goodman pourtant « guère enclin à trouver un intérêt intrinsèque aux péripéties de son existence... 6 » Nous voilà prévenus : de même que chausser les lunettes de l’autobiographie pour déchiffrer Le Grand Incendie de Londres serait réducteur, l’appréhension de nos trois textes en tant que simples « romans à clefs » stériliserait drastiquement l’analyse. Et si l’on peut s’attendre à l’intervention d’un certain nombre de données biographiques 7, l’on est toutefois à mille lieux de l’expérience du déchirement lyrique que constitue le livre à venir, Quelque chose noir. Il faut voir plutôt dans des pages qui confinent parfois à une chronique ludique et douce-amère, la déclaration insistante que « ceci n’est qu’une prose » qui repose et qui détourne de ce point aveugle du récit 3 L’Hexaméron (« sixième journée ») (avec Michel Chaillou, Michel Deguy, Florence Delay, Natacha Michel, Denis Roche). Éditions du Seuil, collection « Fiction et Cie » 1990, p. 107. 4
Roubaud aime se donner régulièrement pour double un M. Goodman, littéralement « Bon-homme », dans le sens d’« honnête homme », référence à Nelson GOODMAN, tour à tour défenseur des méthodes logiques en philosophie puis démineur des présupposés devenus intenables au XX° siècle de l’empirisme logique. Voir L’abominable tisonnier de John Mc Taggart Ellis Mc Taggart – et autres vies plus ou moins brèves. Édition du Seuil, collection « Fiction et Cie », 1997.
5
cf. L’abominable tisonnier…, op. cit., quatrième de couverture.
6
L’Hexaméron, op. cit., p. 115.
7
Ainsi, l’on reconnaît sans mal Pierre Lusson dans l’anagramme « Père Sinouls » – et sa translation poldévienne, le « Père Risolnus ». L’appartenance de Carlotta et Laurie au cercle familial, ne fait aucun de doute. Getzler et Guyomard figurent en bonne place, ainsi que les enfants de Pierre Lusson (les joueurs de viole de gambe) cf. (MAT, 94).
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ?
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qu’est le deuil, qui diffère, qui divertit, ce qui pèse et qui oppresse, en attendant de retrouver le fil – un temps cassé – de la poésie. Mais que de chemin à parcourir pour franchir, contourner, ce fossé profond séparant prose et poésie ! Rétif au récit, c’est l’impératif des circonstances qui conduit Roubaud le poète à se mettre en scène dans le rôle du romancier tardif, masqué ou plutôt drapé de fausse modestie : « Comme j’étais naïf, à mon âge (j’étais dans ma cinquantetroisième année quand mon roman parut) » (EH, 81). Et cette métamorphose en romancier, qui ne se fait pas sans mal, s’opère presque malgré lui. C’est que, d’une réflexion à l’autre, texte après texte, Roubaud dans la « pré-préhistoire des romans » (EH, 28) aura inscrit une limite strictement balisée qui ne saurait être franchie aisément et cela, pour des motifs intrinsèques à sa conception de la poésie (doublés d’éléments historiques ou conjoncturels). Cette position de principe et ces postulats n’ont pas manqué de laisser un certain nombre de traces dans l’écriture des romans, dont l’examen permet de poser les premiers jalons d’une analyse.
I. La parole est au poète Je ne crois pas à l’effacement des frontières entre poésie et prose. 8
A. Poésie versus prose : impossible compromis ? J’ai toujours eu comme de la haine, une haine de poète artisan de poésie pour l’extension inconsidérée de la notion de ‘poétique’ en des régions où je sens qu’elle n’a rien à faire. (GIL, 188)
1. DÉFENSE FORMELLE DE LA POÉSIE Le bilan est parfois amer – mais il ne date pas d’hier – la poésie semble, à plusieurs titres, sur la défensive. Selon Roubaud, elle a perdu ses formes (c’est une des thèses majeures et désormais bien connues de La Vieillesse d’Alexandre 9) tandis qu’elle trouve en même 8
« Absence de la poésie ? « (réponse au Débat), Le Débat, n0 54, mars-avril 1989, Gallimard, p. 188.
9
La Vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états récents du vers français. Éditions
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temps sa place et ses anciennes prérogatives réduites, victime qu’elle est de l’universalisation du marché de la littérature. C’est que le « démon de l’uniformisation » (P&M, 28) multiplie ses épicentres et ses menaces. Fragilisée pour des raisons intrinsèques, elle semble également sous-estimée, marginalisée, occultée par les contemporains. En plaçant le plus souvent la Poésie face à son double inverse, la Prose, laquelle figure en même temps le danger le plus mortel qui puisse l’atteindre, Roubaud dépeint continûment leurs rapports sous des traits antipathiques, voire agonistiques. La réflexion critique roubaldienne a porté – on ne retiendra ici brièvement que les arguments principaux – sur l’affaiblissement de la tradition du vers compté, rimé, de l’alexandrin en particulier, avec pour mire ultime ce que Roubaud nomme avec quelque sarcasme, le « vers-librisme » ou le VIL = Vers International Libre (P&M, 39). L’abdication des formes poétiques et le relâchement consécutif de la poésie font partie des constats systématiques au travers les recueils et les savants traités de poétique. Homo faber et praticien, c’est-à-dire fabricant de poésie mais surtout poéticien, terme à prendre dans le sens d’une réflexion qui ne saurait séparer théorie et pratique, Roubaud n’aura de cesse de lire et d’écrire sous l’angle des formes et de leurs changements. Dès lors qu’un délitement des formes intervient, remarque-t-il – dans le sillage de Mallarmé, autre résistant arc-bouté sur le vers – le poème tend vers le silence pathologique, la poésie risque l’extinction de voix définitive. Ainsi, seules formes et règles ont-elles le pouvoir de garantir la parole du poète ; elles figurent autant d’armatures indispensables, de clefs et de contraintes essentielles à la partition et à son interprétation. Dans l’élaboration d’un art poétique personnel, cette perpétuelle crise de vers inhérente à la poésie – du moins dans ses cycles les plus aigus – impose l’instauration de nouvelles lois, des contraintes renouvelées de composition, sans négliger bien évidemment la continuité avec les anciennes formes. Sachant que la poésie ne peut pas sans s’affaiblir « renoncer à tout projet formel » (P&M, 273), on comprend mieux cet attachement roubaldien à la
Maspero, 1978, coll. « Action Poétique » [dirigée par Henri Deluy et Jacques Roubaud. Rééd. Ramsay, 1988, avec un « Avertissement de la seconde édition » et une « Courte note additionnelle (1978-1988) »].
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versification (par exemple) considérée non pas comme un compteur factice mais comme une garantie unique offerte – du poète à la langue, à la langue du poète. Ainsi, la seule contre-mesure possible à ce naufrage, risque perpétuel de la poésie, sera un formalisme attentif, terme à prendre désormais dans son acception noble, à savoir un souci constant de la forme et de ses composants. C’est que la poésie s’écrit d’abord comme « absolue nécessité, étrangère à la hâte commune du verbe à la paraphrase bavarde » 10. Et pour que poèmes et poètes se retrouvent incontestablement au centre de l’esthétique roubaldienne, d’emblée et cela de manière apparemment assez univoque, la prose est ainsi soigneusement distinguée, installée par lui, aux antipodes de la poésie. Pour Roubaud, il « n’y a pas de rythme dans la prose. Il n’y a pas de rythme sans mètre et il n’y a pas de mètre dans la prose » (P&M, 223). Un peu dans la foulée d’une Käte Hamburger qui dans Logiques des genres littéraires 11, tentant de discerner dans le « champ confus de la littérature » rappelait la fracture jadis établie par Aristote (« j’appelle littérature tout et seulement ce qui est écrit en vers »), Jacques Roubaud revendique l’héritage de cette logique qui consiste à prendre au sérieux le principe du partage aristotélicien. C’est ainsi que se déterminent les deux grands genres proprement littéraires que sont la fiction et la poésie lyrique. L’approche roubaldienne de la littérature est ainsi une « logique des genres littéraires ». Le recours au critère esthétique devenu plus hasardeux que jamais, le médium de la littérature – le langage – étant le plus trivial qui soit, rien n’est a priori plus difficile que de tracer une frontière nette entre l’usage littéraire du langage et son usage courant. Aussi, la relation qui se noue entre poésie et forme constitue un ensemble inexpugnable qui est le seul à garantir la présence esthétique. La poésie n’est pas partout, et seul le poète la met en œuvre. La représentation dessinée par Jacques Roubaud de la silhouette
10
Henri SCEPI : « Éloge de la contrainte ou ce que peut le poème », Jacques Roubaud, « La Licorne », n°40, Poitiers, 1997, (MONCOND'HUY, Dominique et MOURIERCASILE, Pascaline ed.), p. 32-33.
11
Käte HAMBURGER : Logiques des genres littéraires [Die Logik der Dichtung1957] - trad. de l’allemand par Pierre Cardiot. Paris, éditions du Seuil, collection « Poétique », 1986, p. 124 et la préface de Gérard Genette, p. 8.
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historique du poète, on la voit se découper finement dans L’invention du fils de Leoprepes 12. Sa relecture personnelle de Platon lui permet en effet de choisir son camp en épousant la vision simonidienne du poète maître de son art, en pleine possession d’une technique, en opposition à la conception homérique du poète inspiré détenteur d’un savoir et d’une vérité supérieure – conception évidemment aussi rejetée par Socrate. La leçon magistrale de Simonide de Ceos, démontrant que la poésie doit accepter d’être subordonnée à des mécanismes de génération, aux lois d’une construction volontaire, bref ne pas faire l’économie de l’ingénierie poétique – sans pour autant être soumise à un joug rhétorique – est reprise, parfois de façon cinglante. Ainsi, qu’elle écarte largement le compas temporel (La Vieillesse d’Alexandre), qu’elle « série » des formes plus spécifiques (le sonnet, la sextine, la ballade…) ou encore qu’elle embrasse des champs plus pointus (la seconde rhétorique, Meschinot, etc. 13), la réflexion roubaldienne emprunte les chemins de l’Histoire pour débusquer et déchiffrer la forme, la grille d’écriture qui croise les mots toujours prêts à grouiller 14 en les organisant strictement et en laissant miroiter leurs sens. Néanmoins, croire qu’une attention plus soutenue portée à la forme signifierait pour autant l’abandon du sujet poétique ou encore un quelconque arasement, une « disparition », serait synonyme de leurre. Car la poésie en conservant « l’empreinte des morts, l’écho des voix incarnées ou abstraites d’autres poèmes 15 » conserve fondamentalement une dimension éthique. « Même issu d’une fabrication paramétrée, le poème s’offre à la lecture, aux lectures, comme un réseau plurivoque et complexe, témoignage d’un corps à corps entre le poète et la langue. 16 » Aussi le poète ne s’efface-t-il 12 L’invention du fils de Leoprepes : poésie et mémoire : cinq leçons de poétique rédigées pour être lues à la Villa Gillet les mercredi 6 janvier, 3 février, 10 mars, 14 avril et 5 mai 1993. Saulxures. Circé, 1993. 13
cf. « Secondes Litanies de la Vierge ». La Bibliothèque Oulipienne, volume 3 (fascicule 43), Éditions Seghers, 1990, p.137-146.
14
« …chaque sonnet est semblable à une sphère, à une sphère mathématique. Chaque sonnet est clos. Sa fin boucle sur un début. Sa surface s’incurve, enfermant le sens en son cœur. Sphère, sphéroïde, donc » (POE 447).
15
Henri SCEPI : « Éloge de la contrainte ou ce que peut le poème », op. cit., p. 36.
16
ibid., p 38.
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jamais complètement, victime volontaire d’un ensevelissement sous une lourde mécanique rythmique. Même s’il a souvent le loisir de se dissimuler dans l’ombre d’un engrenage, il peut, bien au contraire laisser à chaque instant des empreintes personnelles de son travail, tout en s’appuyant sur des règles collectives. 2. VERS+RYTHME+NOMBRE= FORME Le credo esthétique de Roubaud se résumera donc ainsi : « le vers, le rythme, le nombre » (P&M, 102). Le texte poétique est un produit en croix, au carrefour de ces exigences. Et pour le mathématicien qu’est Roubaud, on se doute aisément que le nombre joue un rôle fondamental. Il y a déjà longtemps, Charles Dobzynski 17 avait relevé dans les poèmes roubaldiens le mariage heureux d’une architecture ferme et d’un lyrisme organisé, son déploiement dans un « espace multidimensionnel », le tout sous le signe d’une rigueur non affectée. Robert Davreu puis Jean-Jacques Thomas, pour ne citer que ces deux défricheurs de l’œuvre poétique de Roubaud, ont su expliquer comment et à quel point l’articulation poésie/mathématique pouvait jouer à plein jusqu’à retrouver les deux faces étymologiques du logos (la parole et le compte mathématique). « Avant de s’appeler poète », indique J.-J. Thomas, « l’auteur d’un poème se disait « métromane » : (mesure, compte) + (folie), c'est-à-dire celui qui a la manie / folie des comptes. 18 » Ainsi peut-on affirmer que dans la poésie, la mathématique n’est jamais « ekphrastique », jamais surimposée. Ce qui suscite sa présence, c’est plutôt ce qu’elle peut offrir comme arithmétique ou logique de lisibilité des règles. « Tout texte poétique comporte en liminaire un texte palimpseste signalé au lecteur par un locus princeps – une séquence du texte apparent permettant de reconstruire un corps strict de règles numériques… 19 » 17
Charles DOBZYNSKI : « Jacques Roubaud, Lionel Ray, André Velter : Du système à l’anti-système », Europe, n°59, mars 1974, p. 250. 18
Jean-Jacques THOMAS : La langue, la poésie - essais sur la poésie française contemporaine : Apollinaire, Bonnefoy, Breton, Dada, Eluard, Faye, Garnier, Goll, Jacob, Leiris, Meschonnic, Oulipo, Roubaud. Lille, Presses Universitaires de Lille, coll. « problématiques », 1989, p. 140.
19
id., p. 139.
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De cette manière, Roubaud, « se situant dans le prolongement de la tradition pythagoricienne 20 », fait retrouver, à contre-courant de la conception purement arithmétique qui a prévalu en Occident et cela notamment à partir du XVIIème siècle, une substance au nombre, une force à la forme. Le poète est donc avant tout un artisan dont la maîtrise est à la mesure de la complexité des agencements formels qu’il est susceptible de mettre en œuvre. L’échelle de la formalisation est d’ailleurs variablement déployée. (« signe d’appartenance »), par exemple, relève de la « pratique de la macro-métrie dans la mesure où c’est la distribution générale des textes qui est mise en avant. Elle se déploie strictement selon les règles du jeu. 21 » « Vers, rythme, nombre = forme ». Ou plutôt devrions-nous écrire : « Forme = vers + rythme + nombre ». La poésie, telle que l’envisage et la pratique Roubaud, se trouve donc entièrement contenue sous une surface formelle, dans ce triangle pas forcément isocèle mais aux bords bien fermes et fermés. Triangle toujours identique mais susceptible de tinter d’un son à chaque fois différent. « Tout son travail des formes consiste à se travailler lui-même… se faisant interprèteinstrument de la Forme. 22 » Ainsi abordée sous cet angle de la combinaison et de la recombinaison, on comprend mieux pourquoi la poésie selon Roubaud n’a cure de l’originalité et peut même apparaître aux yeux de quelques-uns d’un néo-classicisme exacerbé. Le rapport du poète à la tradition, envisagée sous l’angle de la forme est présenté dans une posture à la fois révérencieuse et irrévérencieuse (« j’essayai de me confronter à la tradition, dans une disposition intérieure à la fois respectueuse, exaltée et ironique, furieuse. 23 ») D’où cet attachement parfois surprenant mais toujours cohérent à ces formes historiques que sont la sextine ou le sonnet. La forme du sonnet, par exemple ne fournit en aucune manière un modèle à mimer révérencieusement ou servilement mais plutôt une potentialité génératrice de figures pour « trouver des formes authentiquement 20
Robert DAVREU : Roubaud. « La poésie comme mathesis universalis », Seghers, collection « Poètes d'aujourd'hui », 1985, p. 23. 21
Jean-Jacques THOMAS : La langue, la poésie…, op. cit., p. 151.
22
Robert DAVREU : Roubaud. « La poésie comme mathesis universalis. », p. 20.
23
Mezura n°9 cité par Robert DAVREU : Roubaud. « La poésie comme mathesis universalis. », p. 20.
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nouvelles en délivrant les formes anciennes de ce qui, en elles, restait encore inaperçu 24 ». Résolument, la poésie est un art de la parole. Un art qui relève de l’ingénierie poétique et qui la fait aller à contre cours du temps et d’elle-même. 3. INGÉNIERIE POÉTIQUE REMONTER LA LANGUE
:
LA
MACHINE
À
Muni de sa seule boussole formelle, le poète peut s’enfoncer dans la profondeur de la langue, sachant qu’elle est « mémoire… mémoire de la langue ». De fait, la poésie est effort, travail, de et dans la langue ; comme un fil d’Ariane, elle va au rebours de la langue. Cette trajectoire ne constitue pas stricto sensu une remontée chronologique aisée. Car, si la part de la poésie rétrécit de manière si préoccupante, à la manière d’une peau de chagrin, ce mouvement est aussi consécutif à la contradiction qu’elle apporte à la langue. Dans sa friction paradoxale avec celle-ci, elle « fait l’éloge défensif de la langue, à contre-cours de son aphasie, de son agonie […] l’éloge agressif de la langue, à contre-cours de son atonie. La poésie est hommage et profanation de la langue » (P&M, 110). Si « la mathématique est le rythme du monde», la poésie, quant à elle, est « mémoire de la langue » (GIL, 191). Par-dessus tout, la poésie renferme en elle la faculté, la potentialité de s’opposer à l’oubli. On touche là l’une des préoccupations majeures de la poétique roubaldienne, tant la réflexion sur la communion entre poésie et mémoire se retrouve à chaque étape de l’œuvre. L’art poétique est lié aux artes memoriae et à ce travail du mnémoniste que Frances Yates a si bien décrit 25 et l’on sait que des premières remarques au cercle Polivanov 26, aux plus récentes déclarations 27, l’effort a été tenace et 24
ibid.
25 cf. Frances YATES : L’Art de la mémoire, trad. de l’anglais par Daniel Arase. Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1975. 26
« Quelques thèses sur la poétique (I) - notes de travail présentées au cercle Polivanov mai-juin 1969. Change n° 6, « La poétique, la mémoire », dirigé par J. Roubaud, Éditions du Seuil, 1969, p. 7-21.
27
« Mon rapport à la poésie est un rapport de mémoire » – « La chose la plus importante à dire d’un poème c’est : “apprenez-le” » – entretien avec Macha SÉRY, Le Monde de l’Éducation, Janvier 2001, p. 14.
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continu pour rendre à travers l’écriture « les parcours de mémoire réversibles » (BOU, 250). Un art de la mémoire qui n’a pas qu’une finalité pragmatique, tant la mémoire soutient avec la poésie l’effort de mise en ordre du monde. La fascination avec laquelle il relate les modèles d’organisation systématique du savoir en commentant les arborescences et les modèles concentriques d’un Ramon Lulle, les classifications de Giordano Bruno 28, ou, plus proches de nous, les projets exploratoires d’un Aby Warburg, amène Roubaud à entremêler poésie et champ mnémonique. Entre mémoire et poésie, il y a bien davantage qu’un jeu d’échos. En ordonnant, c’est-à-dire en traçant des axes maîtrisés dans le monde, le temps et le langage, la mémoire va jusqu’à procurer à l’espace intérieur des « dimensions supplémentaires. 29 » Par le biais des constructions qu’elle met en œuvre, ce grand « jeu de mémoire (ici un jeu délibéré) » (MAT, 43) la rend indissociable de la poésie et de l’ordonnancement qu’elle permet d’offrir à un monde toujours menacé par le chaos. La poésie ne fixe pas la langue une fois pour toute, mais la prolonge. Elle peut même en anticiper l’avenir : « La langue paraît étrange, dans la poésie extrême contemporaine parce qu’elle présente certains traits de son futur » (P&M, 268). Rien de semblable dans le roman qui ne peut se décoller de l’actualité (« le roman du lecteur se lit au présent 30 »). Simple mécanisme tendu vers sa fin, il « est voué à s’effacer » (P&M, 237). Dans un article sur La Vie Mode d’Emploi, Roubaud le décrit ainsi comme un précipité de paroles dont le principal problème recoupe celui de l’achèvement, de la fin. Ce qui fait a contrario la force perecquienne, dans la continuité des stratégies d’évitement d’un Sterne, d’un Musil ou – plus proche de nous – d’un Nabokov, c’est sa faculté de n’offrir que des fins provisoires, sorte de déni in extremis du terminus mortel du récit et de l’oubli subséquent qui lui est propre. Dans La Vie Mode d’Emploi, c’est d’ailleurs cela que « la mort de
28 Jacques ROUBAUD et Maurice BERNARD : Quel avenir pour la mémoire ? Gallimard « Découvertes », p. 26. 29
L’invention du fils de Leoprepes : poésie et mémoire, op. cit., p. 65 sq.
30
« Le roman du lecteur ? », Le Débat, mai-août 1996, n0 90, Gallimard, p. 55.
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Bartlebooth semble nous dire allégoriquement. 31 » Peut-être les entredeux-chapitres mais surtout après-derniers-chapitres (La Belle Hortense) ou autres « post-fins » (L’Exil d’Hortense) qui peuplent la trilogie sont-ils d’ailleurs destinés à déjouer ces butées ultimes du roman. Car le roman peut bien s’essayer à endiguer la fuite en avant narrative, il n’est qu’un surgeon de la langue de l’époque qui le voit naître. Cette dimension restreinte rend son écriture captive des rets d’un contexte. Tandis que la poésie, toute faite d’irrédentisme, a elle les moyens d’une opposition à l’arasement linguistique contemporain. Toute la poésie ? Certainement pas. À l’intérieur des récits, la poésie des contemporains ne reçoit pas automatiquement le sacre escompté : Il y a deux prix : le prix du FLIPPER du roman et le prix du FLIPPER de la poésie. Le prix de la poésie était destiné à réenrichir le vocabulaire familial et rural… (EXH 188)
Cette conception, on la retrouve au détour de ces fables exemplaires qui fleurissent dans nos trois textes, à l’instar de cette maladie mimologique qui frappe dans L’Exil d’Hortense les Polenthènes, les Lagadoniens et leurs langues respectives : Mais la particularité la plus remarquable de la langue polenthène, qui cause bien du souci à son gouvernement, c’est, depuis un quart de siècle environ, son usure […] Chez nous, un phénomène analogue, peut-être un peu moins avancé, se produit, mais cela n’inquiète personne. (EXH, 185)
Ainsi, cette torsion ambivalente imposée par la poésie à la langue, quoiqu’essentielle, la dessert dans le même temps. On rejoint la leçon du Mallarmé de Crise de Vers : « ce qui rebute a priori dans la poésie, c’est la pensée qu’on peut employer un mode aussi peu ordinaire d’exercice de la fonction du langage 32 ». Roubaud, invalidant « l’universel reportage » ne manquera jamais l’occasion de compléter cette apologie de la poésie laquelle « contredit l’abandon paresseux aux modes d’existence contemporains 33 » d’une analyse de l’art poétique. 31
« Hypothèses génétiques concernant la pérécquation de la forme roman ». Le Cabinet d’amateur, n°4, automne 1995, p. 23. 32
« Absence de la poésie ? « (réponse au Débat), Le Débat, n0 54, mars-avril 1989, Gallimard, p. 189.
33
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 61.
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4. UNE CONCEPTION NÉO-MALLARMÉENNE ? La poésie est donc particulièrement vulnérable à l’accélération du mouvement des produits. Et si l’absence de la poésie est surtout constatée dans la vie publique, dans ce qu’on appelle les médias c’est qu’elle produit lentement ses effets, trouve lentement les yeux et les oreilles qui lui conviennent.34
La question mérite certainement le détour devant des positions aussi tranchées et une exclusion aussi catégorique du narratif qui implique une mise en équation a contrario entre parole immédiate et récit. L’idée de la « radicale autonomie de la poésie entre les arts du langage, parmi les jeux de langue » sera inlassablement reconduite POE, 288). La conception défendue par Roubaud rejoint donc quelque peu la lecture radicale de Mallarmé 35 et éventuellement sa systématisation valéryenne bien connue. Le récit y est présenté comme une tendance spontanée à laquelle il faut résister, et qui ne saurait s’affranchir du fer de la trivialité et de la contingence. La narration n’est pas un personnage supplémentaire qui serait présent dans la littérature narrative et absent de la littérature dramatique : c’est plutôt une forme supplémentaire de la fiction mimétique… Et comme le signale Dominique Combe, avec Mallarmé, c’est bien le récit – comme forme et comme technique révélatrices d’une vision du monde – qui « fait l’objet d’un déni 36 ». Évidemment, cette comparaison entre poésie et récit est partiellement bancale puisqu’elle revient à confronter des catégories hétérogènes. Effectivement, seule la prose pourrait théoriquement s’opposer à la poésie. Or, « Le code poétique n’est aucunement un genre du moins à l’origine. De même, le récit n’est pas une forme historique de la littérature, mais comme la poésie, un universel 34
« Absence de la poésie ? «, op. cit., p. 188.
35
Cf. Stéphane MALLARMÉ : « Crise de Vers », Œuvres Complètes, Éditions Gallimard, coll. Pléiade, édition Mondor/Aubry, p. 368. Mallarmé est cité dans La Boucle comme faisant partie intégrante de la lignée des figures magistrales – « Queneau donc, mais aussi Raimbaut d’Orange et Calvancanti et Mallarmé, mais Gertrude Stein et Trollope et Kamo no Chomei » (BOU, 270). Mallarmé n’est jamais très loin puisque le chapitre 17 de EH s’intitule « Crayonné au théâtre ». 36
Cf. Dominique COMBE : Poésie et récit : une Rhétorique des genres. Paris, José Corti, 1989, p. 8.
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linguistique, quoiqu’il ne se définisse pas par le code 37 ». Situer à un même niveau la poésie et le récit présuppose, en définitive, un double glissement qui assimile la poésie et le récit à des genres littéraires puis à des formes de discours homogènes. C’est à ce prix néanmoins, que la distinction roubaldienne tient. Il ne faudrait pas davantage déduire de ces remarques préliminaires un mépris absolu et rédhibitoire pour la fiction (y compris romanesque) chez Roubaud. Tout un pan de sa réflexion sur l’esthétique, ses lectures incessantes pourraient témoigner du contraire. On est à même simplement de remarquer qu’à l’instar de Mallarmé, les fictions qu’il s’essaiera à fabriquer auront pour objet le questionnement des codes romanesques, et en particulier les plus figés d’entre eux. Chez Roubaud, le refus du roman, c’est-à-dire de ses formes traditionnelles, de ce qui le rend triomphant relève peut-être moins d’un désaveu catégorique du récit que de la nécessité de renouveler ses formes en prenant en charge leur complexité croissante.
B. Défauts de langue, Roi roman et « roman roi » Au moment où d’autres installent brillamment et de façon très ironique – un Roman en héros d’un pays imaginaire 38, Roubaud questionne cette emprise du genre – tout au moins dans ses avatars modernes et contemporains. Car plus encore que du temps de la formule mallarméenne, le défaut des langues est l’apanage de la prose et du roman. La prose qui est placée, on l’a dit, dans un rapport quasiantagonique vis-à-vis de la poésie, souffre de nombreux handicaps. Quant au roman, auquel Roubaud reproche une absence de forme certaine, il est systématiquement considéré comme une extension expansionniste de la prose. C’est qu’historiquement, la prose a fait entrer l’écriture dans une échelle plus linéaire dans laquelle des règles moins sûres et finalement plus douteuses interviennent.
37
ibid., p. 33.
38
Renaud CAMUS : Roman Roi, Éditions du Seuil, coll. « Points roman », 1983.
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1. DE LA PROSE MÉDIÉVALE À L’EMPIRE DU ROMAN Un sonnet, dit Carlotta, un sonnet; qu’est-ce que ça fait médiéval ! (EXH, 232)
Michel Zink, retraçant la naissance du roman médiéval 39 (aux alentours de 1155), rattache celle-ci au partage de la prose et de la poésie. La naissance du roman en France est si étonnamment et étroitement liée au vers que le mètre majeur de la langue française porte précisément le nom du premier roman (Roman d’Alexandre). Le roman a donc été la première forme destinée à la lecture, de sorte que le vers ne remplit plus la fonction mnémotechnique qui était la sienne. Il s’est donc borné progressivement à une composition linéaire sans l’organisation savante de la chanson de geste. Cependant, alors que les premiers romans multipliaient encore les effets paradigmatiques (retour provoqué par les refrains, les échos divers, etc.), au travers de multiples métamorphoses, le roman va progressivement affirmer son souci d’un récit linéaire qui l’emportera sur toute autre considération. Ainsi, pendant quelques temps encore, le roman se contentera du couplet d’octosyllabes à rimes plates […] on a pu dire justement de l’octosyllabe qu’il était la prose du XIIe siècle, et le glissement se fera tout naturellement, au siècle suivant, vers la prose proprement dite 40
Alors que l’épopée tendait à disparaître, s’est imposée progressivement une poésie lyrique qui s’est arrogée la poéticité. Celle-ci respecte les formes fixes jusqu’à en multiplier les genres (rondeau, etc.) et souligne de plus en plus la voix individuelle de l’auteur. La poésie récitée supplantera peu à peu la poésie des troubadours. Les XIV° et XV° siècles achèveront la mutation formelle en dérimant, et in fine, ce n’est qu’alors que le roman a pu acquérir un statut « sérieux ». C’est bien connu : la rhétorique dualiste qui conduisait à l’exclusion du narratif dans la poétique roubaldienne est donc déjà à l’état embryonnaire dans le système des genres médiévaux. 39 cf. Michel ZINK : Histoire européenne du roman médiéval : esquisses et perspectives, P.U.F., 1992. 40
Jacques RIBARD, « Aux origines du roman français : le roman au XIIe siècle » dans Le Genre du roman, les genres de romans, Colloque du Centre d'études du roman et du romanesque, Amiens, PUF, 1980, p. 17.
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Certes les tentatives de Joyce, et de Queneau (pour ne citer qu’eux), ont aménagé, afin de suspendre le cours de l’histoire de la rhétorique, des perspectives remarquables et autrement plus souples que le discours radical de Mallarmé. Ces romans d’Hortense contiennent en germe cette « fleur inverse » d’une tentative/tentation mi-amusée et mi-dérisoire d’un impossible retour aux origines où le narratif et le poétique n’étaient pas encore perçus comme absolument contradictoires, et où l’amour rimait parfaitement avec le verbe (« sans rime pas de poésie ») et commutativement, comme dans le poème carré « parfait » offert à Hortense, fait d’alexandrins de 6x6 termes (EH, 198). On va donc promener le lecteur à travers des palais situés « dans un quartier médiéval et populaire » (EXH, 46), peuplés de princes poldèves que Carlotta juge fort « médiévaux » (EH, 191)… La détermination distanciée du conteur de renouer avec le « modèle du récit médiéval, enfance de la prose » (BOU, 510) qui consiste à entrecroiser « le Lancelot en Prose (le modèle médiéval de la prose de l’entrelacement) et de roman oulipien » (GIL 202) ne fait pas de doute. Cette nostalgie de l’aventure bientôt devenue impossible à raconter en vers, on la trouve déjà dans l’un des plus beaux romans arthuriens, dont La Belle Hortense est le lointain avatar : Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu 41 à qui est emprunté ce fier baiser donnée à la Guivre (EXH, 244-245). Le parfum de nostalgie pour le romance, ce roman médiéval, qui raconte des aventures amoureuses et chevaleresques en vers, avant que ne soit pris l’embranchement qui va conduire au novel, histoire d’amour plus policée et civilisée, éclate dans bien des pages.
41 Le Bel Inconnu, traduction en français moderne par Michèle PERRET et Isabelle WEILL. Honoré Champion, 1991. « Le fier baiser » : vers 3127-3252 (p. 62-64).
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2. LA PROSE SANS RIME NI RAISON. Le temps de la lecture romanesque est un temps fluvial […] un temps qui se dissipe à mesure dans son présent, qui a un avant (ce qui a été lu) et un après (ce qui reste à lire). 42
Poéticien averti, Roubaud ne saurait donc méconnaître le point de vue jakobsonien exprimé dans la célèbre formule : « la poésie n’est pas le seul domaine où le symbolisme des sons fait sentir ses effets, mais c’est une province où le lien entre son et sens, de latent, devient patent…. 43 » Néanmoins, il préfère évoquer l’irréductibilité du discours poétique. Certes, pour R. Jakobson, comme pour Roubaud, dans la lignée de Hopkins, la poésie ne saurait être réduite à l’adjonction d’ornements rhétoriques, elle implique donc au contraire « une réévaluation du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles soient. 44 » Néanmoins, davantage encore que l’absence de vers, c’est l’absence de rythme, inhérente à la prose, qui rend illisible la géographie du roman pour le poète. Contrairement au message ordinaire dont la fonction est de s’abolir dans sa compréhension et dans son résultat, le texte poétique ne s’abolit en rien qu’en lui-même. La littérarité, accordée exclusivement à la poésie, est refusée à la fiction. Notons que Jakobson dans cet article définitif avait souligné la contradiction entre, d’une part la métonymie clef de voûte du récit axé sur la fonction référentielle, et d’autre part, la métaphore et la récursivité (les « parallélismes ») spécifiques à la fonction poétique. Par l’application du principe d’équivalence à la séquence, un principe de répétition est acquis qui rend possible non seulement la réitération des séquences constitutives du message poétique, mais aussi bien celle du message lui-même dans sa totalité. Cette possibilité de réitération, immédiate ou différée, cette réification du message poétique et de ses éléments constitutifs, cette conversion du message en une chose qui dure, tout cela en fait représente une propriété intrinsèque et efficiente de la
42
L’Hexaméron (« sixième journée ») p. 109.
43
Roman JAKOBSON : Essais de Linguistique générale, Tome 1 « les fondations du langage » Minuit, 1963, coll.« Double », p. 241. 44
ibid., p. 248.
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poésie. 45
Une première piste est donc offerte au poète : il est possible d’instiller, sinon de la poésie, du moins du poétique, en aménageant des retours dans la composition, en brisant le linéaire induit par la prose. Malgré une série de réserves persistantes – « dès qu’il y a rythme trouvé, il est hors-prose, déjà pré-poésie. La prose ne peut donner qu'un pressentiment de rythme 46 » – Jacques Roubaud semble rendre possible, à travers ses propres textes, le jeu d’entrelacs entre prose et poésie entamé dans Autobiographie Chapitre dix… À cette réserve près – qu’Autobiographie… manifestait dès son sous-titre – que la PROSE se présentait, de manière anagrammatique et surtout formelle, comme un REPOS, dans le sens d’un relâchement, d’un mouvement nécessaire à la reprise du souffle du poète. Prose possible donc dans une poésie mais qui se voit octroyée un statut contrapuntique de bout en bout canalisée par la force de la forme. Dans des poèmes parus à l’occasion de la mort de Danièle Collobert, rendant hommage à l’auteur de Meurtre (1964) et Survie (1978), Roubaud insiste sur la réussite d’une traversée des genres : « la prose au sens inverse du sens habituel était devenue poésie. 47 » Équilibre instable mais effectif qui laisse entrevoir, par le biais d’un paramétrage différent de la prose, la possibilité de contrecarrer ses tendances à la linéarité, à la référence…On pourrait donc rendre possible dans la prose, une impression de régularité, voire de symétrie. La tension entre fonction poétique et référentielle élucidée par Jakobson sera reprise directement par T. Todorov qui reconduit cette part de l’héritage méthodologique du formalisme en l’appliquant à un texte de prédilection de Roubaud : le Graal. On sait que la poésie se fonde essentiellement sur la symétrie, sur la répétition (sur un ordre spatial) alors que la fiction est construite sur des relations de causalité (un ordre logique) et de succession (un ordre
45
ibid., p. 239.
46
« La Question de la poésie – énumérations en vue d’un entretien. » Action poétique, dir. J. LECARME & B. VERCIER, 1993-1994; n° 133-134; « La forme poésie va-telle, peut-elle, doit-elle disparaître? », p. 30. 47
« Comme brûle jamais dit. » dans « Pour Danielle Collobert ». Change n° 38 « La Machine à conter », 1979, p. 43.
50
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD temporel). 48
Dominique Moncond’huy, dressant une taxinomie globale des textes de Roubaud, isole, quant à lui, la contradiction entre prose et poésie chez Roubaud en termes de « bornages » phrastiques. Là encore, on va reprendre la tension entre les deux axes distingués par Jakobson. « La poésie excède, récuse tout bornage. On la dirait rétive, voire hostile à la phrase pensée comme linéarité et horizontalité. 49 » Mais c’est aussi bien le problème de l’échelle qui se pose pour la forme romanesque. L’arasement de la parole par la prose, la vectorisation linéaire du récit et a contrario, la construction particulière – combinatoire et ramassée – de la poésie et qui lui permet de s’affranchir des dimensions traditionnelles de la lecture, souligne le contraste entre deux langages radicalement différents. C’est que le temps de la narration se trouve assez trivialement aplati, linéaire, incapable de plasticité. « Nous aurions beaucoup aimé pouvoir poser quelques questions à nos collègues [romanciers] à ce sujet; particulièrement à Alexandre Dumas ; sauter d’un seul coup vingt ans après, quel tour de force ! » (BH, 85). D’où probablement cette nécessité dans les moments de prose d’interpeller le lecteur : « Arrêtez-vous / ne lisez pas si vite / pourquoi lisez-vous si vite / prenez le temps de lire / revenez en arrière / ne lisez pas la page qui vient »… (AUT-X, 135) Roubaud redira bien des fois son admiration pour le Tristam Shandy de Sterne qui – tour de force et feintise suprême – reste au bord de la ligne de départ de la narration. Et son attachement pour le récit médiéval se comprend mieux quand on considère – toujours avec Todorov – combien dans le cycle du Graal par exemple, la logique narrative est battue en brèche tout au long de cette quête… d’un code : dans ce récit « qui refuse la matière traditionnelle du récit […] elle s’efface devant la logique religieuse, rituelle. 50 » En revanche, plus largement, le temps et le récit sont susceptibles d’être toujours doublement menacés par la limite en excès du commentaire méandreux, de la digression : « Mais revenons à notre 48
Tzvetan TODOROV : Poétique de la prose. Paris, éditions du Seuil, 1971, p. 140.
49
Dominique MONCOND'HUY : « Roubaud : le mot, la phrase, le texte », La phrase: mélanges offerts à Jean-Pierre Seguin. « La Licorne », n° 42, Poitiers, 1997, p. 128.
50
Tzvetan TODOROV : Poétique de la prose, op. cit., p. 148.
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propos, sinon le Narrateur va nous raconter sa vie » (BH, 20). En ce sens, bifurcations et détours, dont on feint de regretter la présence, sont à même de pourvoir le récit, sinon d’une forme, du moins d’une épaisseur. Mais en même temps, ce qui caractérise le récit, tel que Roubaud le conçoit, c’est sa tendance lourde au piétinement 51, largement exacerbée si l’on considère la part belle faite aux variantes du paralogisme, à des formes tautologiques qui émaillent les trois récits. À tout moment, l’on peut se retrouver pris dans les sables mouvants d’un « no man’s land narratif » (BH, 90). Aussi, le roman ne saurait échapper à la fatalité d’un vecteur temporel recroquevillé, à sens unique : « nous ne dirons rien présentement pour ne pas anticiper, car le roman dit ce qu’il faut quand il le faut, ni trop tôt ni trop tard » (EXH, 99). Dès lors que le récit s’arrête, il meurt. Et l’on se doute que cela ne va pas sans conséquence sur le temps de la lecture lequel demeure « sévèrement ordinaire, séquentiel, linéaire. » Hormis une petite province romanesque, à (re)trouver ou à (re)conquérir, (comme cette « enfance de la prose » (BOU, 510), basée sur le modèle bifurquant du récit médiéval que Roubaud retrouve avec joie) « rien ne fera que l’immense majorité des lectures de l’immense majorité des romans ne soit ainsi, de la première à la dernière page, en suivant. 52 » Finalement, Roubaud organise de manière chiasmique plutôt que contradictoire les rapports poésie et roman : la poésie, pourtant menacée de l’oubli, cantonnée à la périphérie des lettres contemporaines est susceptible de survivre, de revivre, tandis que le roman, impérieux linéaire est davantage encore menacé d’une disparition. « Le roman, à la différence des poèmes, dont la raison d’être est d’être pour la mémoire et donc n’existe que d’être relu, est voué à s’effacer parce qu’il finit » (P&M, 237).
51 « On remarquera, je pense, combien il est difficile à un roman de progresser dans le temps, non de la narration, mais des choses narrées, au-delà de son instant initial. C’est la troisième fois que nous nous y efforçons, en ce matin du 6 septembre 19.., et nous n’avons guère dépassé, avec la rencontre de l’inspecteur Blognard, le milieu de la matinée. Il y a tant de choses à expliquer, qui se situent dans l’avant-roman, que c’est miracle si on peut avancer même d’une minute » (BH, 85). 52
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 59.
52
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3. UNE LANGUE UNIQUE POUR LE ROMAN ? En fait, Roubaud semble s’installer aux antipodes des considérations d’un Bakhtine qui voyait dans le roman, le « genre moderne par excellence » en traduisant au mieux les tendances évolutives du monde nouveau. On se souvient que pour Mikhaël Bakhtine, « le discours romanesque est un discours poétique, mais qui [….] ne se case pas dans la conception actuelle du discours poétique, fondée sur certains postulats restrictifs. 53 » Alors que pour Bakhtine, seul « le romancier parle dans un langage diversifié et intérieurement dialogisé qui travaille, déplace et parodie les formes officielles du langage 54 », c’est la poésie qui pour Roubaud joue actuellement ce rôle d’une résistance à la langue commune et partant, officielle, dans ses réflexions. Peut-être serait-il donc plus juste d’écrire que Roubaud, exagère, détourne et inverse ou déplace la perspective retracée naguère par Bakhtine qu’on rappelle brièvement : Pour la plupart des genres poétiques, l’unité du système du langage, l’unité (et l’unicité) de l’individualité linguistique et verbale du poète, sont le postulat indispensable du style poétique. Le roman, au contraire, n’exige pas ces conditions mais le postulat de la véritable prose romanesque, c’est la stratification interne du langage, la diversité des langages sociaux et la divergence des voix individuelles qui y résonnent. 55
Pour Roubaud, le roman semble avoir terminé sa course moderne. Le genre plurivoque qui jadis prenait de l’ampleur en gommant les frontières du discours, en « permettant d’introduire dans son entité toutes espèces de genres tant littéraires (nouvelles, poésies, poèmes, saynètes) qu’extra-littéraires (textes théoriques, etc.) 56 », a dévitalisé et dévalisé les genres connexes. C’est désormais le 53
Mikhaïl BAKHTINE : Esthétique et théorie du roman. Paris, Gallimard, « Tel », n°120, 1987, p. 94. 54
« Si les principales variantes des genres poétiques se développent dans le courant des forces centripètes, le roman et les genres littéraires en prose se sont constitués dans le courant des forces décentralisatrices et centrifuges… » Mikhaïl BAKHTINE : Esthétique et théorie du roman, p. 96.
55
ibid. p. 90.
56
ibid., p. 141.
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53
conformisme qui l’habite et le hante. Aujourd’hui, « la prose ignore la singularité des langues » (P&M, 28) et Roubaud ne se privera pas d’une occasion pour fustiger les romans en « langue de muesli 57 » qui composeraient l’essentiel des menus des lecteurs contemporains. Ce qui navre Roubaud, dans la plupart des romans actuels, c’est cette atonie uniformément ressassée avec pour base une flaveur de novlangue pour reprendre une expression orwellienne : « l’englé ». Lorsque Roubaud écrit : « le roman unique, lisible en la durée minimale et avec l’effet de pénétration le plus faible, serait écrit en englé 58 », repérant et condamnant sans appel « l’envahissement, en attendant, de la müesli-langue : un usage de la langue mou, simplifié, imprécis, paresseux, télévisé, indigent dans la pensée comme dans l’expression… 59 », il n’est paradoxalement pas très loin des positions d’un Kundera tentant pour sa part d’assumer et de défendre « l’héritage décrié de Cervantès ». Kundera écrit dans son livre paru la même année que le premier volet du cyle : Le roman est lui aussi travaillé par les termites de la réduction qui ne réduisent pas seulement le sens du monde mais aussi le sens des œuvres. Le roman (comme toute la culture) se trouve de plus en plus dans les mains des médias ; ceux-ci […] distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. 60
4. ROMAN ET CONSOMMATION DE LECTURE Pourtant, les raisons de ces réticences à l’endroit de la prose du récit et du roman ne sont pas toutes inhérentes à la forme (ou à l’absence de forme) romanesque. Outre les défauts quelque peu rédhibitoires de ce temps de la lecture du roman continu, comme écrasé, le constat est renouvelé que la forme du roman semble excessivement en prise avec le présent et le contexte de lecture : « Il 57
« Des romans en langue de muesli, il s’en publie tous les jours » (P&M, 37).
58
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 59.
59
« Le roman du lecteur ? «, op. cit, p. 61. Quelques lignes plus loin, Roubaud ajoute : « La tâche du romancier, dans ces conditions, devrait être de fournir au lecteur des romans pas trop envahis par la müesli-langue et par l’englé (dans quelque langue qu’il écrive). » 60
Milan KUNDERA : L’Art du roman - essai, Gallimard, 1986, p. 33.
54
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faut lire tout roman comme s’il venait de paraître » explique-t-il dans « Le roman du lecteur ». « On lit un roman quand on est averti de son existence et de ce qu’il serait bon pour nous de le lire. Sans la rumeur des lecteurs, le roman meurt. 61 » « Ces nécessaires « rumeurs d’avant-roman » font entrer le lecteur dans un circuit de dépendance, inconnu du lecteur de poésie. Le lecteur de roman a un besoin impérieux de nouveaux romans. La forme roman a un besoin impérieux de nouveaux lecteurs. La forme roman est boulimique, prosélyte, impérialiste, proliférante » En dépit d’une formulation légère propre à notre auteur, le sentiment grave qu’un certain type de roman génère une forme d’accoutumance toxique, marquée de l’empreinte du prosaïsme, est réitéré à de nombreuses reprises : « quel est le but d’un roman ? Le but d’un roman est de susciter sa lecture [...] Et quand le roman est fini, c’est fini ; le récit a été dévoré. Il a atteint son but. 62 » Ainsi, Roubaud n’hésite pas à poser l’équivalence entre la « forme roman et la forme-marché. 63 » « L’idéal du roman marchandise » (P&M, 28) ne trouve pas grâce à ses yeux, et ce qu’il déplore encore davantage, c’est l’emprise du roman sur le champ littéraire. C’est bien la plupart du temps sans amertume, mais avec une bonne dose d’humour et de distance, qu’au détour de nos récits, on retrouve ce motif de l’assujettissement du roman à des pesanteurs financières et éditoriales pas toujours glorieuses. « Lecteur, mon premier roman n’a pas eu le succès totalement franc que j’escomptais » (EH 161) nous prévient-on ironiquement. Aussi le corps des romans d’Hortense peut-il se retrouver piqueté de centaines de points de fuite qui miment assez joyeusement cette entropie romanesque. Les renvois deviennent centrifuges :« (Voir Blognard à Londres, à paraître dans la même collection, sous réserve des résultats commerciaux du présent roman, si vous voyez où nous voulons en venir par cette parenthèse) » (BH 153). Les romans, en anticipant leurs impacts imaginaires et dérisoires 64, leur réception à 61
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 56.
62
ibid., p. 57-58.
63
« Il semblerait que la forme roman et la forme-marché soient en symbiose parfaite. » « Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 59.
64
« grâce aux remarques acerbes contenues dans mon premier roman, la municipalité
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venir, deviennent des miroirs convexes. Et le narrateur peut bien hésiter entre fausse modestie et prétention grotesque 65, l’objet romanesque, mouvant, soumis à des pressions extérieures, peut intrinsèquement, à tout moment, insidieusement ou brusquement, dériver vers une informité qu’il convient de maîtriser 66, de définir par la négative : « Ce jeune homme, contrairement à ce que vous supposez, n’est pas celui auquel il est fait allusion dans le titre de ce chapitre; ce roman n’est pas un vaudeville » (BH 86). Prose et roman ne possèdent donc pas ce subtil dosage d’inquiétude et de complétude inhérent à la poésie. Genre triomphant mais peut-être aussi moribond, le roman selon Roubaud est peut-être encore davantage exposé aux dangers permanents de la complaisance. Nous avons donc repoussé avec douceur mais fermeté la suggestion du directeur commercial, faisant observer, avec une discrète ironie, qu’avec de tels raisonnements (les siens), on ne pourrait plus faire passer un personnage sous une échelle dans un roman, ce qui nuirait certainement à la qualité de la prose, qui déjà ne se porte pas si bien (BH, 124).
Continûment, le roman est donc présenté comme un produit duquel aucune aspérité de lecture ne doit ni ne peut émerger. « Idéalement, pour un marché du roman, il ne devrait y avoir qu’un seul roman, à la fois, en vente. Le marché du roman est engagé dans une course, peut-être mortelle de vitesse ; il est de plus en plus efficace pour la mise en yeux de ses produits ; mais il se heurte à un désenchantement… 67 »
s’était enfin décidée à installer un feu rouge » (EH, 50). 65
« …C’est ce que j’ai très tôt compris, et qui me donne cette supériorité indéniable sur mes confrères » (EXH, 212).
66
« cette remarque est incompréhensible sans de sérieuses connaissances de l’étymologie et de la phonologie poldèves, qu’il n’est pas possible de développer dans les limites de cet ouvrage qui, rappelons-le de nouveau à nos critiques, est un roman, pas un traité de linguistique » (EXH, 192, nous soulignons).
67
« Le roman du lecteur ? », op.cit., p. 60.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
C. « pseudos-axiomes » et confusion des genres 1. POÉSIE RÉCITÉE, RÉCIT RÉFUTÉ Une hiérarchisation générique forte est donc énoncée en des termes assez catégoriques. Conséquente, l’écriture poétique, sur laquelle on ne saurait transiger, fait correspondre une lecture, laquelle sollicite de façon constante et exigeante celui qui aborde les parages poétiques. On aura donc compris que la poésie réclamait la réitération de la lecture du poème « Quelque chose d’essentiel dans un poème ne peut être atteint que par l’appréhension sans médiation et autant que possible renouvelée souvent. 68 » Symétrie, répétition, périodicité, rythme, autant d’éléments, de facteurs dont la prose est dépourvue dans son écriture mais aussi dans sa lecture puisque « dans un roman, on est porté par le récit », estime Roubaud, et, par conséquent, la fable prime toujours sur la narration : On peut toujours raconter un roman, je dirai même qu’il faut le faire. Il le faut pour inciter les gens à le lire. De plus, rien ne remplace la première lecture d’un roman. Elle est hiérarchiquement la plus importante. Et, dans beaucoup de cas, suffisante. Un poème, au contraire, doit être relu, réentendu. 69
Prose et poésie s’opposent autant dans l’acte de leur lecture que dans leurs opérations d’écriture. D’abord, la toute première lecture d’un poème est une « avant-lecture » […] l’anticipation de sa forme encore vide » alors que pour « pré-lire un roman, il faut en savoir quelque chose : quatrième de couverture, résumé, ce que quelqu’un nous en a dit, rumeur, titre… » Sitôt qu’on est mis en présence d’un poème, « en tenant compte de ses dimensions et de sa présentation spatiale, on possède déjà beaucoup de lui » et en ce sens : « toute lecture d’un poème est déjà une relecture » (P&M, 130). Poursuivons le raisonnement : alors que la forme du poème est inséparable du décodage de son sens, le roman est susceptible de se retrouver sans véritable mode d’emploi. 68 La chose la plus importante, à dire d’un poème c’est : « apprenez-le » - entretien avec Macha SÉRY, Le Monde de l’Éducation, Janvier 2001, p. 17. 69
ibid.
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ?
57
L’antinomie de ces deux objets se retrouve autant dans la lecture que dans l’écriture. Si le papier reste le meilleur garant de l’authenticité du poème (lui sont néanmoins préférées la récitation et la mémoire), l’ordinateur se révèle « un instrument incomparable pour la prose » (MAT, 189). La différenciation dans les rituels d’écriture se fait même matérielle. Roubaud admet bien volontiers l’utilisation d’outils différents pour l’une et l’autre de ces deux écritures si dissemblables. « Je me sers de l’ordinateur pour ce qui concerne les calculs, la composition en prose et tout travail de réflexion 70 ». Aussi, pendant un temps, Roubaud songera-t-il à publier une des branches du GIL sous forme hypertextuelle 71. Dans le geste même de l’écriture, les couleurs, continuent de servir de repères distinctifs, du moins si l’on en croit ses déclarations. « J’écrivais ces vers, ces maximes, avec le plus grand soin, en couleurs différentes, bleu pour la poésie, noir pour la prose, un titre en vert, un nom d’auteur en rouge… j’écris toujours en quatre couleurs » (POE, 193). L’incipit de La Belle Hortense, retouve l’Auteur aux commandes cette fois-ci d’un simple stylo monochrome « en l’occurrence un feutre noir Pilot Razor Point…» (BH, 8). Faut-il pour autant accorder un crédit absolu à ce portrait en rupture d’un auteur réduit au rôle de porte-plume ? 2. PSEUDO-AXIOMES : Dans un article sur ce qu’il appelle la « pérécquation de la forme roman. 72 » Roubaud séparant et opposant point par point la « forme-roman » et la « forme-poésie », donne des indications précieuses sur sa conception a contrario du roman présentées au moyen du tableau récapitulatif suivant :
70
La chose la plus importante à dire d’un poème c’est : « apprenez-le », op. cit., p. 18.
71 « Nécessité et conditions d’un hypertexte : à propos de la composition d’un ouvrage intitulé Le Grand incendie de Londres », dans Littérature et Informatique : la Littérature générée par ordinateur, Artois Presses, Université Arras, 1995, p. 293-300. Cf. également Jean CLÉMENT : « Fiction interactive et modernité. » Paris, Littérature, vol. n°96 (décembre 1994), p. 19-36. 72
« Hypothèses génétiques concernant la pérécquation de la forme roman ». Le Cabinet d’amateur, n°4, automne 1995, p. 9-23.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
« - la poésie ignore le principe de noncontradiction
- le roman ne se contredit pas
- la poésie ne pense pas
- le roman pense
- la poésie ne dit rien la poésie n’est pas paraphrasable
- le roman dit, le roman est paraphrasable
- la poésie dit ce qu’elle dit en le disant et ne dit ce qu’elle dit qu’en le disant
- le roman dit ce qu’il dit sans le dire et ne dit pas ce qu’il dit seulement en le disant 73 »
Évidemment, on ne peut ignorer ce qu’il y a de statique dans ce type de tableau. Mais plus globalement, « la forme du roman est assez régulièrement supposée en crise, au moins depuis cinquante ans [...] Le romancier, dit-on, ne fait pas ce qu’il faut, ceci ou cela, pour sortir de la crise ; il fait trop comme avant ; ou pas assez 74 ». En fait, le roman ne devient intéressant que lorsque par un mouvement centrifuge, il se porte à ses limites, moment particulier où « le roman… tend vers une forme extrême de lui-même, où ces pseudo-axiomes sont exacerbés » (P&M, 234). Et pour pousser le roman hors des sentiers battus, on pourra s’appuyer sur des connivences avec le lecteur, sur des plus petits communs dénominateurs culturels (les références culturelles actuelles, la dimension policière, des topoï d’aventure). C’est donc quand cette forme kaléidoscopique, mais trop hétérogène et autophage se radicalise, bref, lorsqu’elle procède au rebours de sa nature, et en excès d’elle-même, qu’elle devient véritablement digne d’intérêt. On peut alors détecter chez Roubaud deux grandes tentations – contradictoires et complémentaires – du roman. Exagérer ses tares de l’intérieur, faire prendre conscience de son arbitraire et (ce n’est pas incompatible) de ses (non)-règles et lui appliquer quelque cure poétique. Rejoindre, avec modestie, la lignée généalogique dépeinte dans le livre de Robert Alter 75 de romanciers qui irait de Cervantès à Nabokov en passant par Sterne, Diderot, Queneau… dont on sait pourtant qu’il « ne fait pas de distinction
73
ibid., p. 21.
74
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 52.
75
cf. Robert ALTER : Partial Magic : The Novel as a self-conscious genre. Berkeley, University of California Press, 1975.
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ?
59
fondamentale entre prose et poésie. De fait, toute son œuvre relève d’une lecture « poétique » et la frontière entre roman et poésie est parfois mince. 76 » Les conceptions du roman selon Roubaud ne s’accordent pas d’emblée aussi parfaitement avec les conclusions bien connues de Raymond Queneau que les commentateurs ont abondamment démêlées 77. C’est finalement assez tôt dans le siècle que le constat d’un Roger Caillois envisageant le paradoxe du roman en le présentant sous les traits d’une « narration pure, liberté absolue [qui] n’a jamais eu à s’affranchir de la moindre contrainte rhétorique ou législation spécifique » et soulignant « son acharnement à inventer pour lui une forme authentiquement littéraire, c’est-à-dire chargée de chaînes » 78 cerne le problème qui se pose à ce genre multiple, hybride. Caillois dresse ainsi des passerelles étonnantes : « Le roman invente des règles, du moins une technique méticuleuse, ardue, qui le rédime de son péché originel : la fiction dévidée au fil de la plume », quand le romancier « rêve de cryptographies inextricables, d’anastomoses, d’algorithmes. Le roman relève désormais de l’art combinatoire et requiert pour la mise en clair de ses secrets stratifiés rien moins que l’ingéniosité d’un expert en herméneutique » 79. Il est donc clair que le roman s’ouvre par delà sa surface réfléchissante à des possibilités de combinatoires, de degrés et de niveaux d’écriture et de lecture. Avec la rare intimité qu’il partage avec la littérature, Roubaud n’ignore pas que les frontières du récit ont été bouleversées, qu’un certain nombre de points de passage ont été (r)établis. Nombre de formes poétiques sont entrées dans le roman, dans la lignée de Joyce, Stein, Queneau et Perec. Néanmoins, il n’entre pas dans les intentions de Roubaud de faire de la poésie en prose, ni même du récit poétique. 76 Claude DEBON : « Queneau horticulteur ». Doukiplèdonktan ? Études sur Raymond Queneau, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 131-132. 77
« Cette conscience des règles est naturellement autant de retiré à l’illusion romanesque de personnages « vivants » et de scènes qui se déroulent dans le présent. Le roman traditionnel avait fait de cette illusion sa finalité première ». Henri GODARD : Préface aux Œuvres complètes de Raymond Queneau, tome II – Romans (I), op. cit., p. XVII. 78 Roger CAILLOIS : « Puissance du roman » [1941] Approches de l’imaginaire, Gallimard « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1974, p. 150. 79
Roger CAILLOIS : « Puissance du roman », op. cit., p. 151.
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Soit la définition du « récit poétique » formulée par Jean-Yves Tadié à propos de La Liberté ou l’Amour, du Paysan de Paris, ou encore du Rivages des Syrtes : Tout roman est, si peu que ce soit, poème ; tout poème est, à quelque degré, récit. Le récit poétique en prose est la forme du récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets… La construction du récit poétique utilise à la fois les ressources de la prose, et celles du poème, en diluant ces deux types de contrainte, parce qu’il est moins tenu à l’enchaînement linéaire que le roman, et qu’il est évidemment libéré de la versification 80.
Une telle définition ne recevrait pas l’aval d’un Roubaud prompt à reconduire et à tracer inlassablement la ligne de partage entre roman et poésie. C’est bien en voulant se dissimuler sous le manteau de la prose que la poésie court le risque mortel de se perdre. Roubaud redira, y compris après la parution de La Belle Hortense, son rejet, son appel de l’absorption de la poésie dans la prose, son ingestion dans l’ensemble plus vaste et plus indifférencié de « textes » ou de « littérature ». Pour lui, « la poésie fait partie de la littérature, mais elle y conserve sa raison d’être et son autonomie. 81 » « Rien de pire (à mon sens) que du « poétique » dans le roman » (P&M, 233). Et rien de plus détestable donc que cette expansion perpétuelle dans laquelle la poésie provoque sa propre perte. Roubaud l’écrit sans ambiguïté : « dire que la poésie est partout, c’est en fait dire qu’elle n’est nulle part » (P&M, 81). C’est que le roman ne lui semble pas le seul fautif dans ce paysage marqué par le recul de la poésie. À Henri Deluy, entre autres, il redira d’ailleurs la responsabilité des poètes dans la rupture avec le public. 82 En dépit des dénégations (« je ne suis pas romancier, ni théoricien du roman, ni critique ») de sa « méfiance à l’égard d’une espèce de livres qui tend à occuper la totalité du champ littéraire écrit au détriment d’autres 83 », Roubaud 80
Jean-Yves TADIÉ. Le Récit poétique. Paris. [1978] Gallimard Collection « Tel », n°240, 1994, p. 6-7. 81 « Absence de la poésie ? « (réponse au Débat), Le Débat, n0 54, mars-avril 1989, Gallimard, p. 187-189. 82
« La Question de la poésie – énumérations en vue d’un entretien. » Action poétique, dir. J. LECARME, & B. VERCIER, 1993-1994, n° 133-134, « La forme poésie va-telle, peut-elle, doit-elle disparaître? », p. 30. 83
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 52-53.
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conformément à ses propres prescriptions évoquées plus haut (« inclure les circonstances de sa composition ») va s’intéresser aux déplacements possibles de la forme romanesque. On sait que le manque d’imagination trouvera un palliatif avec la contrainte, concept oulipien opératoire introduit dès le « premier manifeste » de l’OULIPO 84 et largement basé sur les conclusions queniennes. L’occasion nous sera donnée de revenir plus avant sur les présupposés et les détails de son fonctionnement dans nos romans. Schématiquement, rappelons qu’au désordre et à l’arbitraire non maîtrisé du roman classique, Queneau a substitué, on le sait, un roman fondé sur « la notion de contrainte », contraintes analogues à celles de la poésie. Se frotter à cette poétique du roman où la poésie jouerait un rôle de modèle non pas thématique mais formel, tout en restant – avec scepticisme – au bord du roman, tel semble être le modèle complice et duplice qui sera adopté dans nos textes. Pour cela il faudra rejoindre le vœu et l’effort quenien, puis oulipien, jadis remarqué par Italo Calvino, pour faire en sorte que le romancier « ait pleinement conscience des règles formelles auxquelles son œuvre répond 85 ». C’est en faisant intervenir largement ce que Bernard Magné nomme le « métatextuel 86 » que le cycle d’Hortense pourra s’écrire et se décrire et par-dessus tout devenir cette aventure textuelle, où une autre énigme à retrouver est celle des lois de son propre engendrement. Une grande partie de ces récits, s’écrit donc dans la contestation des règles usuelles du genre romanesque, comme si ces règles – qu’on oppose aux contraintes poétiques – souffraient d’un déficit de motivation. La Belle Hortense et les ouvrages de la série, vont donc tâcher d’opérer une double démonstration : mêler à un 84
cf. François LE LIONNAIS : « La LiPo (Le premier manifeste) », La littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations. Gallimard, Folio « Essais », 1988, p. 15-18 [initialement paru dans la collection « Essais », 1973]. 85 Italo CALVINO : « La philosophie de Raymond Queneau » Pourquoi lire les classiques, traduit de l’italien par Jean-Paul Mangarano, Éditions du Seuil, collection « Points », 1993, p. 216. 86 Terme forgé par Bernard MAGNÉ : « ensemble des dispositifs par lesquels un texte désigne soit par dénotation, soit par connotation, les mécanismes qui le produisent. » cf. Bernard MAGNÉ : « Le Métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur [http://www.cabinetperec.org].
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« formalisme transgressif » (même parodique) qui mine les règles romanesques traditionnelles, un « formalisme constructif », pourvu par la contrainte, pédagogie à l’attention du lecteur à qui l’on offre « la perception joyeuse de l’ordre générateur d’un texte. 87 »
II. Portrait de l’artiste en prosateur du samedi Et un jour (beaucoup de temps avait passé, des mois, de nombreux mois certainement), il vint à M. Goodman l’idée d’écrire… et d’écrire un roman.88
A. « Je n’ai jamais pensé être un romancier » 1. VERTIGES DE LA PROSE ET NÉCESSITÉ D’UNE ŒUVRE EN MINEUR Dans Beaux Inconnus de Pierre Lartigue, récit qui conte les aventures de César de Notredame et Simon de Moëze dans la Provence de 1580 et dont les échos avec La Belle Hortense mériteraient tout une étude, bon nombre de lecteurs ont reconnu un portrait indirect de Jacques Roubaud sous les traits du mathématicien La Ceppède 89. Les indications malicieuses qui accompagnent la description des préoccupations du grand homme sont tout à fait significatives et il est d’ailleurs bien difficile de ne pas les citer in extenso. Sélectionnons néanmoins : Ce n'est pas que l'écriture de trois cents sonnets soit peu de choses - il a choisi ce chiffre pour traiter le sujet - mais il y a les proses ! La Ceppède est terrifié par la prose dont on ne peut fixer la limite comptée! Un sonnet comporte cent quarante syllabes, ou cent soixante-huit, mais cette chose qui n'a pas de nom, ou presque, où faut-il l'arrêter ? [...] La phrase, dans la prose, pour La Ceppède, c'est le pot aux roses, un lapereau débusqué qui l'entraîne de taillis en taillis, à des lieues de sa maison, jusqu'à la nuit, pour lui faire perdre son chemin. 90
87
Jan BAETENS & Bernardo SCHIAVETTA : « Écrivains, encore un effort pour être absolument modernes », Formules 1, op. cit., p. 15.
88
L’Hexaméron (« sixième journée »), op. cit., p. 110.
89
Pierre LARTIGUE : Beaux Inconnus, Paris, Gallimard, 1988, p. 181.
90
ibid., p. 183.
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63
Pourtant, du pot aux roses à ces fleurs étranges, aux couleurs transmutables, Roubaud réussit parfaitement son acclimatation progressive en prosateur romancier avec notre cycle – goût qui va perdurer avec La dernière balle perdue 91. Mais encore une fois, la trajectoire de cette métamorphose en romancier s’annonce rhizomique, un peu à la manière des narrations roubaldiennes. Graal Fiction, on le sait, mêlait et dosait habilement pastiche de récit médiéval et essai 92. En revanche, la période qui s’ouvre voit Roubaud endeuillé se détourner un temps de l’écriture poétique personnelle, sans négliger ses études sur le sonnet mais surtout renouer avec le projet maintes fois différé du Grand Incendie de Londres. C’est par ailleurs dans le premier volume 93, qu’il commente deux des fils qui font la trame de La Belle Hortense dont la rédaction parallèle s’élabore à ce moment-là. L’ancrage, du récit dans le souvenir de conversations avec Alix Cleo Roubaud, est tout à fait manifeste – c’est en particulier le cas de l’inauguration imaginée de la rue de l’abbé Migne. Alix avait suggéré que la municipalité du quatrième arrondissement inaugure précisément, une bibliothèque ‘locale’ sur ce mur, bibliothèque dont le contenu aurait été limité à la Patrologie (œuvre, comme on le sait, de l’abbé Migne). Chaque volume, relié richement, aurait été visible dans une petite case individuelle, éclairée de cierges, une « vitrine-vitrail » illuminative, accessible au moyen d’une petite clé dorée ; et les lecteurs se seraient assis à des places réservées sur les bancs du square pour lire. (GIL, 185)
L’opération assez nette de circonscription du récit dans des lieux de vie et de mémoire dans La Belle Hortense – sur laquelle on reviendra – trouble le sentiment de disparité entre ces deux séries de prose qui troquent effectivement bon nombre d’éléments. Dans un cycle comme dans l’autre (organisés, rappelons-le, autour du nombre 6), on trouve le poète occupé à chercher des solutions à cette dichotomie entre poésie et prose. Le GIL, récit multiple, sorte de rêve d’une parthénogenèse ou d’autogenèse longtemps différée, suit des
91
La dernière balle perdue – Roman, Fayard, 1997.
92
Graal Fiction. Paris, Gallimard, collection « Blanche », 1978.
93
Six « branches » pour Le Grand Incendie de Londres sont prévues. La première (La Destruction), la seconde (La Boucle) une partie de la troisième (Mathématique :), la quatrième (Poésie :) et la cinquième (La Bibliothèque de Warburg – version mixte) sont parues à ce jour. Cf. BW, 57-59.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
chemins tortueux et s’accouche difficilement dans la complexité. Et surtout, le roman à réinventer dépasse l’ancienne dialectique en installant « la mise en fiction de la poésie […] le roman était aussi la fiction du roman souligné… une prose potentiellement infinie ». D’où, sans nul doute, cette nécessité compensatoire d’écrire un projet parallèle, presque identique mais économique, véloce. Un raccommodage, sous le signe d’une double nécessité conjecturelle : le deuil qui blanchit le papier désespérément vide et sur lequel pourtant il faut écrire – pour reprendre le titre du recueil qui viendra lentement à la vie – « quelque chose noir ». Dans l’insularité de la vie quotidienne, jour après jour, il faut bien tenter de catalyser cette écriture qui, lorsqu’elle n’échappe pas, se met à tournoyer, à se ramifier, à bifurquer. Roubaud fait lui-même le constat « des bizarreries propres à cette narration » qui va « en apparence dans tous les sens… » (GIL, 77). On peut donc affirmer que Roubaud, choisit volontairement, en la décalant, la forme qui lui semble la plus éloignée de ses préférences pour écrire de nouveau. « J’écris au fond à l’imitation d’un roman, dont j’emprunte en partie la forme un traité de mémoire […] Alors que la prose véritable de roman additionne et sélectionne (drastiquement) les voix, les anecdotes et les gestes pour soutenir la progression de ses phrases, la prose de la mémoire s’arrête et repart avec chacun d’entre eux… » (GIL, 100). 2. RHAPSODIES ROMANESQUES : LE ROSE ET LE NOIR
Les allusions – on y reviendra plus loin – à l’écriture fulgurante sans corrections ni tourments de La Chartreuse de Parme forment une des grandes références des trois romans. Rêvant sur la couleur des boissons commandées, la pensée de Mornacier vagabonde dans le sillage stendhalien : « le rouge et le noir, pensais-je… » (BH, 66). Aux cinquante-trois jours (4 novembre-26 décembre 1838) consacrés par un Stendhal enfermé au quatrième étage du 8, rue Caumartin, à cette rédaction des aventures de Fabrice Del Dongo répondent les cinquante-trois années de solitude et cette décision mûrement… irréfléchie de devenir romancier : « Comme j’étais naïf, à mon âge (j’étais dans ma cinquante-troisième année quand mon roman parut) » (EH, 82). La série « hortensienne » peut bien être le résultat d’un rêve cajoleur, souriant et compensateur d’un Roubaud malicieux, rêve en apparence aux antipodes du laborieux et destructeur
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ?
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accouchement du Grand Incendie de Londres. Et cependant tout est d’emblée suspect, surtout quand on se souvient de la correspondance échangée entre Stendhal et Balzac (le fameux « je ne me doutais pas des règles »). Car l’hommage ambigu concerne également Balzac 94 ou Flaubert et bien sûr Proust, dont on devine l’ombre plus d’une fois… Le dîner, qui va nous occuper pendant ce chapitre et se poursuivre au chapitre suivant, ne sera malheureusement pas, pour des raisons d’économie, d’efforts et de papier ce qu’il aurait dû être : un grand dîner, où se seraient retrouvés tous les personnages essentiels de l’histoire […] Nous nous y essayerons une autre fois… (BH, 106-107)
Dominique Moncond’huy en discernant deux grands versants au sein de la diversité des proses roubaldiennes : la « prose inoffensive » à laquelle il rattache les romans d’Hortense et La dernière balle perdue, et la « prose de mémoire », ne manque pas de souligner que cette « prose inoffensive », on la croit volontiers marginale chez Roubaud, en ce sens que l’objectif y est toujours particulier et qu’il est essentiellement pensé par rapport à une entreprise beaucoup plus vaste. 95 » Néanmoins, l’on irait bien trop vite en besogne en assimilant ces trois romans à des minores. La répartition esquissée par Dominique Moncond’huy (« prose de divertissement » et « prose de mémoire ») est peut-être un peu trop drastique. S’il est vrai que la prose de mémoire semble davantage fonctionner « sur le mode de l’interruption, de la discontinuité, de la posture d’auteur » alors que « le travail de la prose inoffensive est placé sous le signe non de la contemplation mais de sa course vers l’avant, de sa linéarité, de son accumulation 96 », la parenté – voire la complémentarité – entre ces deux séries d’ouvrages n’est plus à démontrer.
94
« Je suis un auteur modeste, mais résolu. Quand, à l’âge de quatorze ans, je conçus le projet d’une fresque romanesque en trente-sept volumes, chacun gros, où la totalité de l’expérience humaine (ainsi qu’animale) se trouverait subsumée en une prose effrayante de génie, je ne perdis pas la tête […] et j’attendis. Je savais bien que je ne connaissais pas la vie et que je ne connaissais pas le roman, deux « prerequisites » essentiels à mon projet. » (EH, 79) 95
Dominique MONCOND'HUY : « Roubaud : le mot, la phrase, le texte » in La phrase : mélanges offerts à Jean-Pierre Seguin. « La Licorne », n° 42, Poitiers, 1997, p. 134.
96
ibid., p. 136.
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3. DISSECTIONS DU ROMAN …Kamo no chomei était mort / Raimbaut d’Orange était mort / Arnaut Daniel était mort / Cavalcanti, Vasquin Philieul étaient morts / Shakespeare, Mark Twain, Trollope, Gertrude Stein étaient morts. / Je ne me sentais pas très bien ». (AUT-X, 131)
Dans cette graduation dans la torsion de la prose par la poésie, notre cycle romanesque réenclenche les retrouvailles avec un plaisir d’écriture. Elle est peut-être le versant complémentaire et indispensable de la prose de mémoire à l’accouchement si difficile. Même si sont surtout concernés « le statut du narrateur, le jeu avec le lecteur et les formes 97 », La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et l’Exil d’Hortense trouvent des justifications essentielles dans le dénouement plus heureux d’une écriture un temps glacée par le deuil. Le cycle d’Hortense et le Grand Incendie de Londres dessinent en leur intersection, la béance qui se charge paradoxalement de souligner et d’éclipser le travail du deuil. Ils contiennent en germes non pas la renonciation à la poésie d’avant, mais sa renaissance et son renouvellement. Une forme d’angoisse liée à l’abandon de la poésie, transparaît de manière allusive dès le chapitre 2 de La Belle Hortense dans cette description du tableau – trouvé chez ses beaux-parents – que M. Boillault a fièrement installé au-dessus de son étal : On y voit un cadavre d’homme étendu sur une table, entouré de messieurs en noir, en habits anciens, avec des instruments pointus à la main dont ils se servent pour inciser le cadavre en différents endroits. (BH, 19)
On peut interpréter la présence de ce tableau de plusieurs manières. D’abord, ce qu’il représente tranche – si l’on peut dire – assez brutalement avec l’« atmosphère » somme toute assez heureuse et insouciante des romans, à tel point d’ailleurs que Madame Boillault voudrait le voir disparaître du champ du regard de la petite Veronica. La présence de ce tableau semble motivée par le parallélisme dépeçage/autopsie. Ce qu’il figure également, c’est ce mouvement de déchirement de la continuité du texte et en cela il ouvre une des nombreuses fenêtres intertextuelles et allusives. À la rhétorique 97
Dominique MONCOND'HUY : « Roubaud : le mot, la phrase, le texte », op. cit., p. 134.
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assimilatrice, dissimulatrice du roman traditionnel, l’on va substituer une rhétorique qui s'efforce de saper le modèle textuellement dominant. L’on peut s’attendre via des formes antitextuelles et intertextuelles à un démantèlement des « structures du texte scolastique en cherchant à promouvoir une textualité nouvelle. 98 » Avec la référence à la description du cadavre à la fin de Louve Basse, l’on renvoie également et doublement à Denis Roche. Probablement autant au directeur de la collection « Fiction et Cie » qu’à l’itinéraire qui l’a vu abandonner sans retour la poésie 99, tentation bien présente. Mais cette description macabre est en fait une reprise au carré et même au cube. Non seulement parce que la description ellemême de Denis Roche est décalquée sur un rapport d’autopsie, mais aussi parce qu’elle fait auto-référence à Autobiographie chapitre X. Les différentes parties de « Nuit sans date 100 » organisaient justement déjà la tension entre prose et poésie en contenant un va-et-vient, une tension générique, électrique. Et le vertige ne s’arrête pas là… puisqu’on retrouve ce découpage anatomique dans La Vie Mode d’Emploi par le biais de la description du cadavre attribuée à Beroalde de Verville… 101
98 Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo. Thèse de doctorat (nouveau régime), direction G. Molinié. Paris. Université de Paris IV (Sorbonne), 1997, p. 491. 99 Denis ROCHE : Louve Basse – ce n’est pas le mot qui fait la guerre, c’est la mort. U.G.E., « 10/18 », 1976, p. 227-234. 100
AUT-X, p. 135-141.
101
Cf. Georges PEREC : La Vie Mode d’Emploi, op. cit., p. 343-344.
68
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
B. Décomplex(ifi)er. 1. BIAIS
MÉTANARRATIFS,
RUSES
MÉTA-
TEXTUELLES
On le sait, toute la poétique romanesque de Queneau tient dans cette déclaration programmatique : « je n’ai jamais vu de différences essentielles entre le roman, tel que j’ai envie de l’écrire et la poésie. 102 » À la poésie, le roman n’empruntera pas seulement l’idée générale de contraintes ; c’est la forme même des règles poétiques qu’il se mettra à revêtir. Le récit peut alors aller par exemple contre une de ses tares originelles les plus rédhibitoires cette « géométrie du Temps 103 » à sens unique et obligatoire et devenir à proprement parler paradigmatique. Le « principe du récit » dominant chez Queneau, plutôt que celui de la « succession », est donc, pour reprendre la terminologie de Todorov, celui des « transformations. 104 » La grande réussite quenienne, peut-on ajouter, consiste à faire déraper le temps de la narration et à lui conférer d’autres formes que celles exclusivement linéaires. « Par sa périodicité, le temps représente chez Queneau une succession d’essence paradigmatique aussi bien que syntagmatique, et la nature de la progression de l’intrigue dépend moins de rapports métonymiques entre les éléments que de rapports métaphoriques 105 » conclut Stanley Fertig. L’exemple de Queneau qui règle sa musique romanesque en contrariant la fuite en avant du récit syntagmatique au moyen de rimes de situations, de répétitions, de variations, en mettant entre parenthèses ce qui abolit l’histoire, a laissé chez Roubaud l’assurance d’une solution pertinente à ses réticences multiples. L’ensemble du langage romanesque pourra être considéré comme une vaste combinatoire, les 102
Raymond QUENEAU : Bâtons chiffres et Lettres [1950], op. cit., p. 60.
103
« La double hélice (la narration, le conte, le vers) » (communication de Jacques Roubaud au Cercle Polivanov, transcription de Jean Pierre Faye), Change, n° 34-35, mars 1978, Seuil, p. 207. 104 105
cf. Tzvetan TODOROV : « La quête du récit », Poétique de la prose, op. cit.
Stanley FERTIG : « Pour une narratologie quenienne ». The French Novel, « Theory and Practice ». Collection « French Literature Series », n°11. Columbia, South Carolina : University of South Carolina, 1984, p. 81.
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ?
romans sont susceptibles d’exploration du langage et Queneau. Ainsi, « lorsque romancier peut se faire langage. 106 »
69
de devenir le lieu d’une tentative de ses pouvoirs, comme c’est le cas chez Réel et sens sont tenus à distance, le ingénieur : travailler et jouer sur le
Néanmoins, le rapprochement entre poésie et roman ne sera jamais aussi fusionnel chez Roubaud. À tout moment donc, la distance peut être reprise. Mornacier, l’apprenti romancier – dont la lecture onomastique doit se faire de manière anagrammatique – en fait d’ailleurs assez rudement les frais. Plus que ses succès amoureux avec une Hortense revenue de ses amours déçues avec le prince Gormanskoï – on lui fait payer cher ses triomphes de librairie, dont « l’Auteur » tient à se démarquer. En relisant mes notes dans le cahier bleu où je les avais consignées à mesure à l’époque (j’écris ceci deux ans après), je vois, beaucoup plus nettement qu’au moment où, à chaud, et immédiatement après le dénouement j’ai écrit le livre (un best-seller) qui m’a permis de me consacrer à ma vocation de romancier (il s’agit de Blognard et la Terreur des Quincailliers, le premier de la série des Blognard, romans commerciaux abusant du sensationnel, à ne pas confondre avec nos propres oeuvres. Note de l’Auteur), que le tournant de l’Affaire… (BH, 155)
En outre, ce malheureux Mornacier, après avoir épousé Hortense se retrouvera vite cocufié, divorcé et proprement congédié de la narration après quelques scènes de jalousie… D’emblée une lecture cursive permet de repérer la présence massive de ce « métatextuel dénotatif » qui consiste en des « indications du narrateur sur le déroulement de sa fiction. C'est ce que Gérard Genette appelle le métanarratif 107 » dont il est possible de préciser davantage encore les contours : « Le métatextuel est dénotatif lorsque les informations qu'il fournit portent sur le référent du discours, c'est-à-dire un (des) aspect(s) du texte qui l'inclut. 108 » Assez ironiquement, nos trois romans, on va le voir, usent 106
François LAFORGE : « Forme et sens dans les romans de Raymond Queneau. » In Queneau aujourd’hui, op. cit., p.67. 107
Bernard MAGNÉ : « Le Métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur, [en ligne] http://www.cabinet-perec.org 108
ibid.
70
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continûment de ce métanarratif à la fois pour signaler le crépuscule de la croyance en la fiction romanesque, mais aussi pour augmenter la « productivité » de l’écriture. On ne se contentera donc pas de lire des histoires, mais l’art et la manière de raconter ces histoires. Cette tradition de la métafiction est donc le signe de la longévité d’une crise du narratif à l’époque moderne, mais en même temps, elle renvoie à une manière de surmonter cette crise, manière qui consiste à mettre en scène la crise elle-même pour en tirer profit. 109
Cette « ruse de l’histoire », en sus du caractère oulipien et « contraint » des romans est fondatrice, dans la mesure où elle jette la lumière sur les réticences vis-à-vis de la forme romanesque… tout en contournant celle-ci. 2.
« QUANT AU ROMAN, JE NE SAVAIS TROP QUOI EN PENSER » (EH, 81) Qu'est-ce qu'un roman ? En première apparence il y a tant de genres dans le roman que l'on échoue absolument à définir le roman. 110
Soupçon et jalousie, le narrateur des trois ouvrages (entendons par là ce que Roubaud appelle l’Auteur, ce narrateur homodiégétique, pour reprendre la terminologie de Genette 111) nous emmène dans un labyrinthe au fronton duquel on peut accrocher le portrait tutélaire et démultiplié de Sextus Empiricus, marquant à chaque embranchement, réserves et doutes. Le roman, d’une géométrie trop variable, défie la logique, reste d’une définition insaisissable et par là, obère toute tentative de formalisation. D’autre part, le roman n’arrêtait pas de bouger, dans sa forme comme dans ses formats; et sa désignation, loin de rester rigide, comme le
109
Thomas KLINKERT : « Marcel Bénabou – Un livre peut en cacher un autre», Oulipo poétiques, op. cit., p. 77. 110
Jean QUEVAL : « Insecte contemplant la Préhistoire », Fascicule 31 de La Bibliothèque Oulipienne vol. 2 (fascicules 19 à 37). Éditions Ramsay, 1987, p. 240. 111
Même si « un récit de fiction est fictivement produit par son narrateur, et effectivement par son auteur (réel); entre eux, personne ne travaille, et toute espèce de performance textuelle ne peut être attribuée qu'à l'un ou à l'autre, selon le plan adopté » (Gérard GENETTE. Nouveau Discours du Récit, Paris, Seuil, collection « Poétique », 1983 p. 97) nos récits jouent globalement sur ce que Genette appelle une polymodalité (« Discours du Récit », Figures III, Seuil, collection « Poétique »1972, p. 214 sq.).
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ?
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recommande un grand critique littéraire contemporain, Saul Kripke, ne tenait pas en place. Il y eut le roman dit Nouveau; il y eut l’antiroman, le roman ex-roman et le post-roman; il y eut le manro (le roman doctrinal) le maron, sans oublier le morna et le marno. (EH, 81)
Ce n’est donc pas par hasard que le logicien Kripke est convoqué pour démontrer l’échec d’une formalisation y compris essentialiste, puisque dans cette perspective une loi (causale ou non) est douée d’une modalité « aléthique » : elle est nécessairement vraie, si elle est vraie ; elle décrit non seulement ce qui est mais ce qui doit être. Le roman ne peut que poursuivre une trajectoire in-sensée et essoufflée, aléatoire et non aléthique. « D’une part, il continuait à s’en écrire des quantités ; à s’en écrire et à s’en publier ; il en venait de toutes les langues, sous toutes sortes de déguisements et de couvertures. Jamais je ne pouvais m’arrêter pour souffler un peu et prendre la mesure exacte de l’ensemble de la production romanesque avant de me mettre à l’œuvre… » (EH, 81) Souvent, Roubaud opte pour un « évitisme » – une de ses postures d’écrivain préférées – de bon aloi, lorsque les tournures les plus rebattues et les tics du roman français s’approchent de la plume : nous nous refuserons cette facilité, dont nos prédécesseurs du XIX° siècle ont usé et abusé, transformant les appartements bourgeois en autant de “paysages moralisés”). (BH, 165)
Sitôt que les intrusions d’auteur se font trop insistantes ou que la focalisation s’émiette et se détaille au point de devenir suspecte et outrancière, l’on invoque des justifications techniques comme ce « monologue intérieur » désavoué dans sa forme: Nous recueillons ses pensées et nous les traduisons en style de « monologue intérieur modéré », c’est-à-dire sans chercher à reproduire les discontinuités, les imprécisions et digressions de toutes sortes qui surviennent dans la rêverie d’Hortense. Fin de la parenthèse technique. (EH, 99)
Parfois les griefs contre le roman s’exercent avec plus d’acuité sur les romanciers du XX° siècle qu’on retrouve parfois plus ou moins dissimulés dans la distribution des personnages. Les « nouveaux romanciers » font en particulier l’objet de quelques salves, dans le sillage de Perec 112. Ainsi, depuis l’intérieur des récits, le narrateur – la
112
cf. Manet VON MONTFRANS : Georges Perec ou la contrainte du réel,
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plupart du temps goguenard – ne cantonne pas ses critiques aux formes plus traditionnelles du roman. Les quelques références à la chronique littéraire du temps cèdent la place le plus souvent à la réécriture de titres fameux. « La Jalousie, par A….R….-G……, lyophilisée du Jaloux sans sujet, de de Beys » (EXH, 129) est une référence assez transparente pour ne pas s’y attarder. « Jalousie » et « soupçon » sont d’ailleurs les deux sentiments qui font chavirer les cœurs dans L’exil d’Hortense. « Vous n’éprouvez pas de JALOUSIE » ? (EXH, 191) demande notre héroïne pleine d’angoisse à Morgan… alors que son principal opposant passe déjà du « soupçon » à la jalousie (EXH, 228). Cependant, l’autre cible est moins Nathalie Sarraute (« le soupçon pénètre partout. Dans la géographie du roman, c’est l’aire du soupçon » (EXH, 222) que Marguerite Duras qu’on reconnaît assez nettement sous le nom de « Pâquerette d’Azur ». Laissons pour le moment de côté le cas particulier de Philibert Orsells lequel est un personnage à part entière – en particulier dans La Belle Hortense – et sur lequel nous aurons l’occasion de nous attarder davantage. En bonne place et bien souvent associée au professeur Philibert Orsells (devenu Ph. S. dans les deux derniers ouvrages), on retrouve donc Pâquerette d’Azur 113. Et ce sont certainement les textes d’une Marguerite Duras installée en ce milieu des années 80 en tant qu’égérie des médias – dans la foulée du prix Goncourt décerné à L’Amant –qui font l’objet des remarques les plus caustiques. J’ai vu, ou plutôt j’ai lu, Pâquerette d’Azur, notre gloire, passer de l’avant-garde à l’avant-gare et Odilon Joyaux à la ci-devant garde sans en avoir l’air. Et moi, pendant tout ce temps, où est-ce que j’en étais? Nulle part, il faut bien l’avouer. (EH, 81)
Les textes de Duras constituent un concentré exemplaire des critiques continûment adressées au roman : paupérisation – pas forcément volontaire – de la langue (« la grande romancière Pâquerette d’Azur, qui utilise au plus une centaine de mots, dans des phrases de
Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre », 1999 et le en particulier volume I de PEREC : Entretiens et conférences, (Dominique BERTELLI et Mireille RIBIÈRE, ed.), Joseph K., 2003. 113
« Ph….. S……., dans le rôle de Célimène », par exemple. Une variante, peut-être préférable, confierait le soin de la présentation à un autre acteur qui dirait au spectateur : « C’est Mme Pâquerette d’Azur, dans le rôle de Phèdre… » (EXH, 117) Dans Loin de Rueil, Ginette « fait le rôle de Célimène dans le Misanthrope » (p. 110).
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six mots en moyenne ») (EXH, 187). Une telle indigence langagière a pour aboutissant une thématique dans laquelle la mièvrerie et les clichés occupent toute leur place. Les textes durassiens rejoignent ainsi des collections et des rayonnages peu enviables. Hortense […] avait cherché l’inspiration non seulement dans Spinoza, mais également dans une certaine quantité de romans, de la collection, très populaire en Poldévie, Charles and Queen (c’est là que vient de paraître, en traduction, le célèbre Le Lover de Pâquerette d’Azur). (EXH, 213)
Déjà dans L’Enlèvement, le chapitre 25 (au titre très sollersien : « Le Bal Masqué ») signalait l’apparition d’une Pâquerette d’Azur, « habillée en Arlequin » (EH, 204). Ces textes qu’on devine « en langue de muesli » sont exemplaires tant ils n’opposent aucune résistance à la circulation entre les langues et on les retrouve plus ou moins bien traduits d’un bout à l’autre de la planète. Aussi Roubaud nous offre-t-il, à ce propos, une de ses « bibliothèques imaginaires » qui parsèment nos trois ouvrages à travers une liste assez parodique : Die Entführung des Gertrude Stein (traduction allemande d’un roman de Pâquerette d’Azur); plusieurs ouvrages de la collection Charles and Queen : des classiques comme Vierge et mère; Vierge et flétrie..., et des modernes: Bouillon sensuel, Je ne suis pas Batavia, Les Serfs de l’amour, l’Étrangère de Monteverdi (qui fait suite à L’Étrangère au nez camus)… (EXH, 202)
Le premier titre est sûrement le plus ambigu puisqu’il désigne sous le masque de la traduction une autonymie délicatement réfractée (« Entführung » signifiant « enlèvement »). Le texte romanesque représente aux yeux de Roubaud une œuvre trop ouverte à tous les vents de l’actualité et à la limite de l’inconsistance. Le mensonge romanesque ou le « mentir-vrai » d’une forme informe qui tantôt éponge le quotidien d’une époque dans ce qu’il a de plus aliénant, soit tente d’en détourner le lecteur a ainsi installé chez Roubaud une solide perplexité. Si Proust, par exemple, échappe aux réquisitoires parfois voilés, c’est en partie probablement grâce à son approche de la mémoire 114, on retrouvera bien évidemment Flaubert, Stendhal, Queneau et Perec dans cette bonne compagnie. D’ores et déjà, on constate bien que la défiance et le scepticisme vis-à-vis de la formeroman, instillés dans les trois textes, ne sont pas de simples figures de 114
« N’aurait-elle pas été mieux inspirée de lire l’oeuvre de M. P., par exemple, dont on dit le plus grand bien? » (EXH, 213)
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style ou ne relèvent pas d’une thématique un peu voyante. 3. « QUELLE CHANCE EST LA MIENNE DE NE PAS ÊTRE ROMANCIER ! » (POE, 498) Toute la difficulté et le tour de force vont consister ainsi à mimer le roman tout en restant en retrait, à ses abords. Comme le mime mallarméen du Crayonné au théâtre qui donne son titre au chapitre 17 de l’Exil, ce « Pierrot […] tel opère le mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe ainsi, un milieu, pur, de fiction… 115 » C’est sur ce mode d’un regret sans aigreur, d’un irrédentisme avoué proche de l’imperfection non feinte que Roubaud exprime sa non-appartenance à la gent romancière. Je n’ai jamais fait le dur apprentissage de la prose d’art en français, de la prose romanesque, je ne me suis jamais pénétré d’aucun modèle narratif implicite ni explicite en cette langue, ni de Stendhal, ni de Flaubert, ni de Proust, ni de Queneau (pour ne prendre que quelques-uns des grand exemples qui auraient pu me séduire). Je n’ai jamais pensé être un romancier français. (POE, 288, nous soulignons)
À ce titre, Le Grand Incendie de Londres est une forme de « qui-perd-gagne ». « Je sais maintenant […] non seulement que je n’approcherai ni Sterne, ni Malory, ni Murasaki, ni Henry James, ni Trollope, ni Szentkuthy, ni Melville, ni Queneau, ni Nabokov, qu’aucune prose signée de moi ne rivalisera jamais avec L’Homme sans qualités, Mansfield Park, Un Rude Hiver, la Coupe d’or ou la Conscience de Zeno » (GIL, 8). En dépit de réserves non dissimulées et d’une défiance inébranlable envers le roman – « genre indéfini 116 » – autant de postures assumées et frappées au coin d’un scepticisme généralisé, la série « hortensienne » s’étire sereinement sur trois volumes empreints d’une légèreté somme toute fascinante, comme pour mieux faire la démonstration d’un paradoxe. Jean Queval, s’interrogeant longuement sur la nature insaisis115
Stéphane MALLARMÉ : « Crayonné au Théâtre », Œuvres Complètes, op. cit., p. 310. 116
…selon la formule de Marthe Robert. (cf. l’« Introduction » de Roman des Origines et Origines du Roman, Gallimard « Tel », n°13, 1977).
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sable du roman conclut, non sans malice, en ces termes : « un roman est un n'importe quoi qui passe pour un roman. Cette générosité dans l’approche engendre une certaine saveur. 117 » Cette agaçante mais délectable duplicité de cette forme floue, mais dont la plasticité et l’hétérogénéité ouvre des pistes combinatoires et potentiellement infinies, trace au sein même des romans, une des lignes de force de l’écriture. Infini, indéfini, le roman contient en lui la tentation de l’exhaustion. Or, en embusquant ce genre à l’intersection des autres, Roubaud va jouer avec sa pluralité, sa diversité. D’abord en installant une dialectique entre, d’une part, l’arrachement au quotidien procuré par l’aventure, et, d’autre part, son emprise prosaïque mais potentiellement salvatrice. Cette aventure dont J.-Y. Tadié écrit qu’elle « introduit dans la lecture, donc dans la vie, la part du rêve, parce que le possible s’y distingue mal de l’impossible […] jouant la vie ou la mort tout de suite, pour échapper à la mort qui nous attend au loin 118 », Roubaud choisit de la construire nimbée d’une apparente frivolité. Ainsi, l’objectif avoué de ces écrits est à la fois le divertissement et la diversion – dût-elle apparemment confiner à la facilité – afin que survive l’écriture. Pour s’arracher au tourbillon du deuil, prêt à souffler sur une écriture presque éteinte, pour conjurer les circonstances funestes qu’on a mentionnées, seuls un brio manifeste et une virtuosité étincelante, jubilatoire, auront quelque efficacité. En dépit de ses tares, la langue romanesque va donc se faire entendre à travers « la vitre de [s]on isolement, de [s]a concentration dans la poésie…» (POE, 120) Faut-il pour autant penser que le romanesque soit rejeté et condamné de manière définitive ? Pas forcément. Cherchant sinon l’inspiration du moins des modèles à imiter Roubaud appelle «à [s]on secours la lecture stimulante des grands romans anglais ou autrichiens » (GIL, 8). Les attraits du romanesque, de l’aventure sont puissants et nombreux. Pas seulement via les souvenirs de jeune lecteur (Roubaud se souvient en particulier dans La Boucle de sa prédilection pour Le Monstre de Strasbourg « un récit fantastique, prolongé à épisodes, un « feuilleton » en quelque sorte » Ces récits
117 118
Jean QUEVAL : « Insecte contemplant la Préhistoire », op. cit., p. 241.
Jean-Yves TADIÉ : Le Roman d’aventures. Paris, P.U.F., collection « Écritures », 1982 [rééd. 1996], p. 206.
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d’effroi « nourris de Notre-Dame de Paris par exemple, ou de Quentin Durward d’Ivanhoé, des Héritiers d’Ellagowan, de La Fiancée de Lamermoor, d’un de ceux-là certainement (je ne risque pas de me tromper beaucoup : j’ai été un lecteur assidu des romans de Hugo et plus encore de ceux de Walter Scott), Rocambole de Ponson du Terrail » (BOU, 372). Pourtant, les textes du cycle d’Hortense fonctionnent de manière assez déceptive en s’appuyant sur un certain nombre de topoï romanesques en les cumulant puis en les culbutant. Prenons l’exemple caractéristique de l’évasion d’Hortense facilitée par un pur actant (batwoman, « la chauve-souris justicière ») et qui se donne explicitement comme un record de sommaire narratif. « Le tout avait duré six minutes et soixante-et-une lignes dactylographiées, une des évasions les plus spectaculaires et les plus courtes de l’histoire du roman d’aventures » (EH, 261). Ce qui ne signifie pas pour autant qu’à travers le réveil de ces clichés, la part du rêve et de l’imaginaire de l’aventure endormie en chaque lecteur, ne soit pas à nouveau puissamment stimulée. Rejouer topoï romanesques et pour mieux les déjouer : notre cycle partage avec le roman français contemporain une forme d’opposition complice avec son héritage multiséculaire. Et si Hortense choisit parfois l’Aventure (titre du chapitre 24 de L’Enlèvement) elle en est à son tour plus souvent encore le jouet. Il faut d’ailleurs souligner que Batwoman n’est pas le seul personnage importé, plus globalement, c’est tout l’accent de ces aventures qui est anglais. 4. ENGLISH SPOKEN Les voix anglaises font une averse douce sur mes oreilles (GIL, 343).
Aux deux langages séparés (poésie et prose), correspondent dans l’expérience roubaldienne deux langues étrangères et néanmoins lointaines cousines. C’est la langue de Shakespeare, on le sait, qui joue un rôle particulièrement important et cela d’abord d’un point de vue biographique si l’on se souvient de ce « choix de l’anglais par ma mère comme langue d’élection, de profession », langue qui était aussi celle d’Alix Roubaud : « l’anglais était la langue de notre rencontre, de notre échange, de notre jouissance… » (GIL, 336-337). Ces rappels du passé, du temps d’avant le deuil, augmentent la
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portance des lectures d’enfance : le faucon de l’imaginaire m’y projetait rien qu’en tournant les pages. J’ai commencé à lire vraiment la prose anglaise avec Stevenson. À mon retour j’ai continué […] Je n’ai plus jamais cessé. Mais ce qui est plus étrange peut-être, c’est que j’ai presque entièrement cessé, dans le même temps et pour de nombreuses années, de lire d’autres proses que des proses anglaises. (POE, 287)
Toutes les occasions seront bonnes pour rendre hommage à cette « prose des anglaises » dans laquelle il « place aussi Henry James et Trollope 119 », qui compose, on le sait, ses romans par séries de six, comme Jane Austen d’ailleurs (GIL, 146). Les affinités électives avec la langue de Shakespeare, « le fait d’avoir simultanément choisi une autre langue, l’anglais comme langue de lecture privilégiée, presque exclusive de la prose » (POE, 287) confirme combien la prose anglaise est perçue comme « un outil au service de la séparation au service de la poésie » (POE, 288). Néanmoins, ces « aventures » (le terme est pleinement assumé) hortensiennes, souvent empreintes de Lewis Carrol, charrient sans complexe des pans entiers du roman anglais, avec quelques incursions dans la logique et la philosophie du langage (Russell, etc.). L’écriture romanesque gagne en bienheureuse désinvolture et surtout ne se déroule pas de la sorte en terra incognita. Qu’une promenade en barque soit organisée, les canards qui s’approchent sont d’ailleurs « importés d’Angleterre, de Cambridge exactement, en vertu de la loi récemment votée sur les échanges culturels… » (BH, 210) Enfin l’hybridation entre littérature anglaise et française si fréquemment rêvée par Roubaud se manifeste, entres autres, par ce roman-valise : Lady Bovary’s Lover (EH, 123) écrit par D.H. Flowbert croisement de D.H. Lawrence et Gustave Flaubert. Par-delà les siècles L’Othello Poldève fait figurer dans ses didascalies Desdémone venant de lire… Madame Bovary (EXH, 220). Ces aventures et mésaventures semblent d’ailleurs s’inscrire dans une période de redécouverte des plaisirs de la fiction, du romanesque, plaisirs réhabilités par la veine anglaise. Jean-Luc Moreau 120 a ainsi remarqué combien l’édition par
119
Celle des « romans policiers de Phyllis D. James, Barbara Pym ou Stevie Smith. » GIL, p. 239. 120
La Nouvelle Fiction. Critérion, 1992.
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Michel Le Bris des Essais sur l’art de la Fiction par Stevenson 121 a pu renforcer un mouvement de retour à la narration. La réhabilitation du jeu (et du je, de la psyché) dans la fiction, de l’aventure, revient portée par les gens de la Tamise… ou de Dublin. Ce « retour » perceptible y compris dans le domaine français à travers Enfance de Nathalie Sarraute ou le cycle des « Romanesques » d’Alain Robbe-Grillet, n’a pu laisser Roubaud indifférent. Sans faire sienne la thèse de Moreau pour qui la « mauvaise conscience apprise » du roman tient à ce qu’on lui fait grief « de sa futilité comme de sa naïveté prétendue », la perspective du roman d’aventures anglais à la rescousse d’une littérature française à revivifier se trouve être ainsi une option appréciable pour faire revenir une forme d’invention dans la fiction. D’après Stephen Bold, le dernier Nouveau Roman et l’Oulipo se retrouvant « sans message » dans « la paradoxale situation de n’avoir rien à dire 122 » opèrent un déplacement et un renouvellement de l’inventio. Faisant la synthèse entre la méfiance cartésienne – « on ne peut vraiment rien dire de sûr » – et un certain attrait pour l’expérimentation, le récit contemporain fait plutôt semblant d’imaginer et réinjecte une autre forme d’invention dans la fiction, tout en restant à l’ère du soupçon. Quoi qu’il en soit, Roubaud ne manque pas une occasion de souligner sa considération, son estime, bref sa préférence pour le roman et le domaine anglais en général. Les classiques qu’il a traduits : Carroll 123, Austen, « un voyage par bateau jusqu’à Portsmouth et un petit séjour à Lyme Regis, ville qui est le théâtre de certains des épisodes les plus fameux du roman de Jane Austen, Persuasion (nous pouvons recommander les deux, voyage et roman, à nos Lecteurs) » (BH, 111)… mais aussi Stevenson (cf. EH, 121
Robert Louis STEVENSON : Essais sur l'art de la fiction; éd. établie et présentée par Michel Le Bris ; trad. de l'anglais par France-Marie Watkins et Michel Le Bris. La Table Ronde, 1988. 122
Stephen. C. BOLD : « Labyrinths of invention : from the new novel to oulipo ». Neophilologus ; 1998; vol. 82 ; n° 4; p. 543-557. “The paradoxical situation of having nothing to say.” “The absent message, which serves primarily as a renunciation of a metaphysics of depth also functions indirectly as a critique of invention… “ « Le message absent qui consiste d’abord à une renonciation à la métaphysique de la profondeur fonctionne aussi indirectement comme une critique de l’inventio » (nous traduisons). 123
«… la ressemblance est hallucinante comme dirait un lapin de mes amis » (EH , 210).
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211), incontestable roi du roman d’aventures. Les éléments anglais, puis la langue elle-même ne s’introduisent plus par effraction (comme c’était le cas de cet « englémuesli »). Ils se déploient volontairement et à grande échelle dans les trois récits, en particulier par le biais du roman policier – l’inspecteur Shurelykasziko Halimysudjedjo, au nom transparent, parle couramment anglais (EH, 90). « Seul vice » de Blognard, son goût immodéré pour la « réglisse Callard and Bowser’s en emballage de papier argenté à bandes obliques noires, commandée spécialement chez Fortnum and Mason‘s par un collègue de Scotland Yard » (BH, 52) et c’est un mécanisme inconscient qui fait dire à Blognard franchissant des gouffres idiomatiques : « Je le sens dans mes os, ajouta-t-il en traduisant sans s’en rendre compte une expression favorite de son collègue et ami l’inspecteur Lovatt » (BH, 153). Au paroxysme de l’incertitude et de l’inquiétude quant au devenir de sa belle héroïne prête à succomber aux coups de boutoirs de son ravisseur, le narrateur s’interroge en des termes idiomatiques 124 : « Hortense va-t-elle, sans s’en douter, subir un sort qui était considéré par mes prédécesseurs comme pire que la mort (je cite) ? Va-t-elle être sauvée à temps ? Par quel miracle ? » (EH, 210) La fréquence des mots anglais pour reprendre Mallarmé culmine peut-être dans le dernier opus dont une partie de l’action se déroule dans la Capitale, Queneau’stown. « Glad to meet you, I’m sure (enchantée de faire votre connaissance) » (EH, 43) murmure Hortense, présentée au princier cousin de Gormanskoï. En plus de l’ombre poisseuse d’Hamlet, la jalousie othellienne et les ricochets via Sterne du fameux leitmotiv « Alas Poor Yorick 125 », les ordres de grandeur et les mesures n’ont pu échapper au changement. Ainsi, 124
L’expression « A fate worse than death », nous renseigne L’Encyclopœdia Britanica, signifie « un viol ou une perte de virginité. L’origine de l’expression remonte à l’Angleterre victorienne ». La notice nous indique que l’expression est encore utilisée, mais de manière ironique. 125
« Il gît au coin du cimetière, dans la paroisse de…, sous une table de marbre uni que son ami Eugenius, avec l’autorisation de ses héritiers, fit placer sur sa tombe, avec pour seule inscription ces trois mots, épitaphe et élégie : « Hélas, pauvre Yorick ! » Dix fois par jour, le fantôme de Yorick a la consolation d’entendre son inscription funéraire lue avec une grande variété de tons plaintifs, marquant bien la pitié et l’estime que tous lui portent… », Laurence STERNE : Vie et opinions de Tristam Shandy. trad. Charles Mauron, GF, 1982, p. 50.
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lorsqu’Hortense se pèse elle lit : « cent vingt-quatre pounds neuf ounces, soit quatre ounces de plus que la veille » (EH, 15). Après avoir pleuré de contrariété une bonne partie de la nuit (Hortense pleure assez souvent et abondamment), elle se rassérène en avalant son thé « avec des scones, des baps » (EH, 59). Quant à Risolnus, il ne peut deviser qu’après avoir absorbé « une nouvelle pinte de ‘poldevian Valstar’ »…forcément (EH, 33). Notre cycle est donc bien « une prose anglomane 126 », comme Roubaud l’indique à Florence Delay, c’est-à-dire solidement accrochée à un substrat culturel dans lequel il est loisible de se mouvoir avec aisance. La Belle Hortense et ses séquelles sont probablement, à ce titre, des romans anglais écrits en français car « il y a des romans anglais qui ne sont pas anglais et il y a des romans en anglais qui ne sont pas des romans anglais. 127 » Au moins deux ouvrages d’aventures de Sir Anthony Hope sont explicitement évoqués comme sources 128. Dans les aventures du jeune Rudolf Rassendyll en Ruritania, on reconnaît tant de thèmes et schèmes réemployés dans nos trois textes qu’on ne peut en donner qu’une liste parcellaire. Signalons tout de même la ressemblance imprévisible mais salutaire entre le Roi et Rudolf qui doit lui tenir son trône au chaud (« keep his throne warm for him »), la rivalité politique et amoureuse entre celui-ci et son cousin Black Michael (« nomen est homen »). Sous le regard de Fritz, avec quelques auxiliaires, adjuvants du héros, emmenés par le fidèle Sapt, les péripéties d’une accession à la royauté qui passe par l’extraction du véritable roi retenu prisonnier dans la forteresse de Zenda, se succèdent. La libération d’Hortense par Alexandre Vladimirovitch au chapitre 15 (« La Prisonnière de Zenda ») a de la sorte, beaucoup plus en commun avec le chapitre 9 du Prisonnier de Zenda 129 qu’un simple 126
Florence DELAY : « La Pluralité des proses de J. Roubaud », op. cit., p. 17.
127
L’Enlèvement d’Hortense, p. 210. Expression reprise dans L’Exil, p. 23.
128
Cf. Sir Anthony HOPE [Anthony HOPE HAWKINS] : The Prisonner of Zenda, [1894] édition électronique, Décembre 1993 [Etext #95, The Project Gutenberg] et id. Rupert of Hentzau - from the memoirs of Fritz von Tarlenheim, édition électronique, Décembre 1997 [Etext #1145, The Project Gutenberg]. 129
Le chapitre 33 (« I. La Prisonnière II. Délivrance ») de L’Enlèvement d’Hortense est, lui, plutôt proustien.
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titre. Outre cela, le lecteur attentif notera l’utilisation assez fréquente du chiffre… 6 lequel désigne également (« Michael’s Six ») les sbires déloyaux (« rogues ») et félons qui forment autour de Rupert of Hentzau – opposant principal au héros – la garde rapprochée de Black Michael ou plutôt son premier cercle d’hommes de main.... L’échange et les quiproquos qui s’ensuivent en vue du couronnement forment, avec la suite Rupert of Hentzau, une intrigue narrative plus que plaisante (« it’s a pretty plot 130 »), un fil solide et éprouvé mais aussi un arrière-plan, les matériaux d’un compendium dans lequel puiser. Le romancier malgré lui qu’est Roubaud accepte cette plongée dans le fleuve du langage romanesque lequel charrie (c’est aussi la leçon de Flaubert) les fragments d’une époque qui tend sinon à des formes de réifications 131, du moins à un matérialisme désenchanté. Et surtout, le roman, aux métamorphoses perpétuelles et vertigineuses peut être envisagé comme un geste de liberté et d’hommage, une respiration légère mais qui fait survivre une écriture par delà le deuil et qui évite l’engloutissement. Des solutions s’esquissent ainsi, mobiles et légères. Le récit peut pleinement faire jouer l’illusion romanesque, il est servi par des formes simples distanciées, ironiques. Hortense enfermée, tenue prisonnière dans la forteresse de Zenda (EXH, 102), quel meilleur sauveteur-ambassadeur que le « prince-chat » Vladimir Alex… dont le nom résume si bien à lui seul tout le programme roubaldien de sauvetage du récit ? Lointain descendant félin d’un Vladimir Vladimirovitch Maïakovski 132, peutêtre bien d’un Vélimir Vladimirovitch Khlebnikov, « chef de file des futuristes russes, inspirateur des Formalistes 133 » – à moins que sa lignée ne rejoigne celle de ce parent probable : Nabokov (Vladimir Vladimirovitch également !), il n’hésite pas à se jeter dans le bain 130
cf. The Prisonner of Zenda, chapitre 9.
131
cf. Maurice ANDRIEU : « Les maisons dans L'Éducation Sentimentale », Europe, n°486, Octobre 1969, p. 71-78. 132
Vladimirovitch est peut-être aussi un rappel d’Anne Vladimirovitch, alias « Anne de Kiev, princesse ukrainienne, épouse du roi de France Henri Ier (1008-1060) » personnage historique évoqué par le duc d’Auge (époque 1264) dans Les Fleurs Bleues. Cf. Pierre DAVID : Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau. Limoges : Presses universitaires de Limoges, 1994. 133
cf. Tzvetan TODOROV : « le nombre la lettre le mot », Poétique de la prose. Paris, éditions du Seuil, 1971, p. 198.
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romanesque (même si, comme tous les chats, il n’aime pas l’eau). Indépendant et princier, comme le poète devenu romancier malgré lui, on sait bien que le « chat s’en va tout seul et les chemins de la prose qu‘il emprunte n‘appartiennent qu’à lui. 134 »
134 (BH 114) – “I am the Cat who walks by himself, and all places are alike to me.” (Rudyard KIPLING “The cat that walked by himself” (“Le chat qui s’en allait seul”) Just so stories (Histoires comme ça), 1902. Alain SCHAFFNER m’a signalé ce coup de patte qui m’avait de prime abord échappé.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES …l’Homme c’est l’œuvre, et réciproquement, il ne faut pas oublier que le passage des uns aux autres doit être médiatisé; je ne veux pas dire par là montré à la télévision (ça peut aider la vente mais pas forcément la composition du roman). (EXH, 212)
Ainsi, le métier d’écrire et le métier de vivre se confondent. Malgré la constante propension au chleuasme, à l’auto-dérision (« dans mon métier, il faut savoir placer de belles phrases… ») (BH, 22), en dépit des nombreuses hésitations, circonspections, auto-justifications, et protestations de toutes sortes, les romans du cycle d’Hortense s’érigent au cours des pages comme les fruits d’un travail organisé, d’une pratique qui s’affirme peut-être « contre-nature », mais vitale, joyeuse et aboutie. La rédaction du premier opus relevait déjà du défi, l’inscription dans la durée de cette vocation inédite de romancier à travers l’élaboration d’une série réclame (avec toutes les réserves ironiques, il est vrai) une certaine forme… d’abnégation : « au sortir d’une sérieuse dépression, je me suis remis courageusement au travail. J’ai entrepris ce roman que vous lisez, pour me donner une seconde chance ; et parce que le pli était pris » (EH, 161). La Belle Hortense et les autres ouvrages s’inscrivent donc dans une série d’écritures ramassées, véloces mais qui, indirectement, rendent hommage à la belle absente, à celle qui n’est plus, mais qui se tient comme l’ombre de l’écrivain. Autant le Grand Incendie de Londres se déploie adagio (« Alix, ma femme accompagne ma prose lente sur son chemin de papier ») (GIL, 33) autant notre cycle prend l’aspect d’un compendium, d’un inventaire rapide, qui dresse un bilan d’étape et recense les germes nécessaires à une renaissance. Le dernier chapitre est écrit au présent, c’est à ce moment que le romancier et le Lecteur sont ensemble dans le même temps narratif […] Le temps qui a passé est exactement celui qui a été nécessaire au romancier pour écrire son roman, et maintenant il en est au dernier
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD chapitre. 1
Textes du quotidien, de l’infra-ordinaire, écrits pour le surmonter – en recensant par de subtils « aencrages 2 », en pointillés, le quotidien des années 80-90, d’un écrivain attaché à composer les romans d’un poète, en témoignant obliquement de son époque. Jeter l’ancre, jeter l’encre, continuer d’écrire en se faisant chroniqueur de ses contemporains, en s’employant à diluer sa peine dans les méandres d’une eau de prose, prendre la posture d’un modeste Palomar, tout cela peut finalement aboutir à une réussite. On aurait tort de croire que ce mouvement de va-et-vient entre connivences culturelles collectives et références à la sphère privée (fort nombreuses) ne forme qu’un nappé, une couche obvie, superficielle enrobant les textes ; ou plutôt, si le roman est comparable à un oignon, selon la célèbre formule de Queneau 3, nous avons peut-être ici affaire aux toutes premières « pelures ». Ce déploiement d’allusions assure d’emblée, pour le lecteur, le plaisir le plus immédiat : celui de la reconnaissance d’éléments relevant parfois, pour reprendre une expression chère à Perec, de l’infra-ordinaire : « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond… 4 », bref, « ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance… 5 » Autant d’éléments qui constituent « l’espace-temps du texte » qu’on va s’efforcer de « mettre en consonance avec les lecteurs que nous sommes. 6 » Notons aussi que la série d’échantillons prélevés dans 1
(BH, 264). Ce qui nous ferait une rédaction étalée de septembre au printemps de l’année suivante.
2
On reprend ici la formule de Bernard Magné : « L’aencrage est un élément qui doit pouvoir être relié à un fragment autobiographique… » Perec, op. cit., p. 30 sq.
3
Un « bulbe dont les uns se contentent d’enlever la pelure superficielle, tandis que d’autres – nombreux – l’épluchent pellicule après pellicule ». Le Voyage en Grèce, Gallimard, coll. « Blanche », 1973, p.141. cf. Jacques BENS : « Queneau oulipien ». Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 22-33.
4
Georges PEREC : L’infra-ordinaire. Éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXème siècle », p. 11. 5
Georges PEREC : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Christian Bourgois éditeur, 1975, p. 12.
6
Henri BÉHAR : « L’analyse culturelle des textes », op. cit. p. 161.
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ces années, transformés en éléments romanesques est certainement constitutive des ressorts narratifs contraignants que Roubaud s’est donné pour écrire les trois textes et sur lesquels on reviendra ultérieurement. Parions donc sans trop de risque que, dans le « cahier des charges 7 » qui présume de l’organisation des récits, figure une série « quotidien ». Avec cette dimension de chroniques au jour le jour, le cycle d’Hortense installe l’aventure en puisant au cœur du vécu de l’écrivain, introduisant des éléments contemporains, mais en jouant de la diffraction qui biaise et dissémine les éléments les plus personnels. En même temps que virtuose, l'écriture se chuchote à voix basse, son mouvement définit une esthétique qui requiert pudeur et discrétion.
I.
Le « personnel » du roman Je ne construis pas non plus des personnages imaginaires, des êtres de papier et de roman. Je n’ai pas l’audace (ou l’outrecuidance) romanesque, qui ne peut éviter de tracer autour des êtres que la fiction emprunte ou fabrique un contour de vérité… (MAT, 75)
A. La mise en scène de la vie quotidienne 1. HISTOIRES PARALLÈLES. Je ne raconte que des choses vraies : j’ai horreur d’inventer ; et je ne sais pas mentir. (EH, 12)
Évidemment, les trois ouvrages ne respectent pas ce beau programme à la lettre. Aussi rapidement qu’aisément, le lecteur du cycle d’Hortense saisit qu’on se trouve aux antipodes du régime discursif réaliste lequel tend à une écriture « transparente » en se présentant « comme fortement démodalisé et assertif (pas de guillemets, d’italiques, de procédés d’emphase, d’emplois hypocoristiques). 8 » Philippe Hamon a établi de quelle manière le texte 7
Le « cahier des charges » du cycle d’Hortense n’est pas publié à ce jour…
8
cf. Philippe HAMON : « Un discours contraint », « Littérature et Réalité », Seuil,
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réaliste (du moins dans son programme) se voulait essentiellement lisible et combien le sérieux restait sa caractéristique majeure. Monophonique, monosémique, généralement, le récit réaliste est « délégué », il se confond avec un effort de réduction de l’ambiguïté du texte (refusant par exemple du jeu de mots) et se projette tendu vers sa fin (c’est un « texte pressé »). Ce n’est bien sûr pas le cas de nos romans digressifs, ironiques et parsemés de bons mots. En revanche, ce que Philippe Hamon appelle « l’histoire parallèle », c’est-à-dire la « méga (extra) histoire qui en filigrane, double le récit, l’éclaire, le prédétermine et crée chez le lecteur un système d’attentes, en renvoyant implicitement ou explicitement (par la citation, par le nom propre, par l’allusion, etc.) à un texte déjà écrit qu’il connaît 9 » ne s’absente pas des « romans d’Hortense » ; elle y est au contraire structurée avec un soin méticuleux et sur un mode spécifique. On chercherait en vain le sillon profond de l’Histoire dans la trame de nos récits. Non pas que Roubaud ne sache que faire de l’Histoire majuscule, celle qui barre notamment telle une cicatrice le XX° siècle, traçant la blessure qui conclut La Boucle 10. Le cycle hortensien laisse plutôt largement entrer entre ses lignes le flot oblique et minimaliste… du quotidien, du fait collectif, en le mettant en résonance avec ses dimensions personnelles. L’histoire est ici ramenée au simple fait divers. Comme l’explique Emmanuel Souchier à propos de Queneau, l’endotique, le plus souvent 11 est préféré à l’exotique. Détournant le regard des grands faits contemporains, la méthode eusébienne, permet de scruter à travers le flot du quotidien. Elle promet tout un programme et reprend – en la détournant – la célèbre formule de Klee (« L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible l’invisible. ») [Eusèbe] suivait exclusivement le mouvement des parties intermédiaires,
« Points », 1982, p. 119-181. 9
Philippe HAMON : « Un discours contraint », op. cit., p. 136.
10
Ainsi, lorsque son père l’amène aux premiers déportés survivants des camps nazis, du moins Roubaud rencontre : « ceux qui étaient à peu près capables de tenir debout… il voulait que je voie. J’ai vu. » (BOU, 210) La Résistance, quant à elle, servira de toile de fond à La Dernière Balle Perdue. 11
Emmanuël SOUCHIER : Raymond Queneau, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Les Contemporains », n° 13, 1991, p. 182.
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cuisses, ventre, poitrine et dos, cherchant, en vrai chercheur, à déduire du visible l’invisible bien caché (plus ou moins bien), attentif aux renflements pubiens significatifs… 12
Pour cela, les textes qui nous occupent choisissent davantage de s’adosser à l’Histoire envisagée plutôt comme une forme de rêverie romanesque basée sur le quotidien. Celle-la même qui, selon Gaëtan Picon, à propos du travail de Queneau, « joue dans la réalité dont elle accepte les lois fondamentales » et « n’aboutit pas au conte de fée mais au roman-feuilleton. 13 » Très largement, l’organisation de l’arrière-plan des aventures d’Hortense obéit à une tension fondamentale et contradictoire entre marquage et masquage de l’articulation fondamentale du moi-écrivant et du contexte, inscription et effacement, attraction et méfiance. Conformément à ses réflexions sur un éventuel art du roman, Roubaud prend le parti d’ «a(e)ncrer » pleinement les trois romans dans l’extrême contemporain, bref : les années 80-90. À l’évidence, on ne peut qu’approuver ce qu’écrit Wolfgang Iser : « le discours fictionnel est une de ces organisations symboliques à laquelle il manque d'être ancrée dans la réalité […] le texte ne présente qu’une très faible correspondance homologique par rapport à la réalité 14 » ; néanmoins, les trois volumes d’Hortense comportent un certain nombre d’éléments qui enchérissent la connivence entre le lecteur, le texte et l’époque. Or, très classiquement, entre le « système de normes et d'orientation qui régissent la vie quotidienne » (Iser) et celui que le texte de fiction propose, une discordance se manifeste 15. L’époque n’est 12
La Belle Hortense, p. 14 (nous soulignons). La citation de Klee en exergue du Préambule de La Vie Mode d’Emploi est « L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre » (p. 15). 13
Gaëtan PICON : « Queneau plutôt à part ». Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », (Andrée BERGENS éd.). Paris ; 1975, n°29, p. 70.
14
Wolfgang ISER : L’Acte de lecture – théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer. [1976] Mardaga, Bruxelles, 1985, p. 121.
15 « Le roman et le drame formulent des possibilités qu'excluent les systèmes sociaux dominants de l'époque, et qui ne peuvent donc être introduits dans le monde quotidien que par la fiction. Cette fonction de la littérature explique aussi pourquoi on est toujours tenté d'opposer la fiction à la réalité, alors qu'en fait la fiction dit plutôt quelque chose à propos de ce que les systèmes dominants mettent entre parenthèses. » Wolfgang ISER : L’Acte de lecture, op. cit., p. 107.
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donc logiquement pas vraiment conforme aux attentes du romancier… Si le romancier possède quelque chose en propre, c’est bien un pouvoir absolu sur les événements […] nous avons bien besoin de ce pouvoir, même si ce n’est qu’un pouvoir de papier, car le Monde Réel est bien peu aimable avec nous…) (EH, 70-71)
Il s’agit davantage d’un choix volontaire car le roman, plongeant ses racines dans l’époque qui le voit naître, a toutes les peines, selon Roubaud, à survivre hors de son contexte, lequel constitue à la fois son terreau et son liant. Suivant ce programme, le véritable « réalisme » du roman consiste donc en un effort de rapprochement entre le temps de l’aventure, de l’écriture et – pourquoi pas – de la lecture du roman, accordé à son statut d’objet consommable, désacralisé et peut-être même jetable. 2. BAINS D’HORTENSE, ÉCUME DES JOURS …vous êtes pris de court dans vos protestations, vous pensiez que j’allais vous raconter toute l’histoire de la famille. (EH, 66)
Tous ces présupposés vont affleurer à la surface de nos trois romans qui sont construits en quelque sorte à rebours par notre « romancier du samedi 16 ». La série hortensienne dessine peut-être bien une marge dans l’œuvre roubaldienne, elle n’est pas moins importante en considérant ce qu’elle contient de potentialité en vue d’un rebond de l’écriture. Elle recèle davantage la latitude et la liberté que le poète se donne pour se dire et de se contredire, pour lutter contre l’asthénie qui menace, témoigner de son quotidien et faire reculer la tristesse. Le dimanche il se rendait au cimetière, marchait longuement dans la ville, déjeunait dans une famille de lui très anciennement connue, où il se trouvait généralement assez de jeunes gens et de jeunes filles grandissant et évoluant de manière accélérée (amis, amies, amants ou amantes des enfants de la maison)... 17
Un certain nombre d’anecdotes – y compris personnelles – peuvent alors entrer en jeu. Car l’anecdotique a ceci de plaisant et de 16 « Il y a dit-on avec quelque dédain, des romanciers « du dimanche »… mais que doit être un romancier du samedi ? » L’Hexaméron, op. cit., p. 111. 17
L’Hexaméron, op. cit., p. 110.
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rassurant qu’il permet de relancer par touches une écriture qui pourrait s’arrêter à jamais. L’entrée et la sortie des baignoires, par exemple, qualifiées dans La Bibliothèque de Warburg « d’activité récurrente » (BW, 106) qui semble de prime abord une activité anodine, devient un élément structurant des récits. Ainsi, le Père Sinouls « chante dans son bain » (EH, 268), Hotello circule librement dans l’immeuble par un passage dérobé sous la baignoire (EH, 190) qu’il montre à Carlotta. Mais c’est surtout Hortense qui prend le plus grand nombre de bains. Lorsqu’elle se sait trahie par Morgan, elle prend « un bain très chaud » (BH, 228)… tentet-elle de comprendre ce qu’il advient : « pour se consoler, et comme elle le faisait toujours en période d’épreuves, [elle] décid[e] de prendre un bain ». Lorsque les péripéties débouchent sur une situation tendue (rapt, enlèvement), Hortense se rassure comme elle peut, en évoquant l’image de l’eau : « ce n’est qu’un cauchemar, que je suis dans mon bain au Palais, avec Alexandre Vladimirovitch sur le rebord de la baignoire » (EXH, 104). C’est qu’un élément aussi personnel soit-il (« si j’écrivais mon autobiographie, quand j’écrirai mon autobiographie, j’en ordonnerai les épisodes en fonction des baignoires, et des non-baignoires que j’ai connues ») (BW, 130), le quotidien aux apparences parfois si insignifiantes peuvent devenir des thèmes et des éléments structurants du récit des aventures d’Hortense : « tous les bains d’Hortense suivent un scénario immuable » (EXH, 104-105). Et le bain est d’ailleurs présenté dans La Bibliothèque de Warburg comme élément de classement et de réflexion : l’humanité, au moins sous nos climats, peut être répartie en 6 classes fondamentales [...] (divisées elles-mêmes [...] en sous-classes, définies à l’aide de sous-critères objectifs pertinents comme : fréquences des activités ablutoires, types d’agents nettoyants utilisés, durée des séances , moments préférés des journées, nature (essences balsamiques, gels moussants, lait d’ânesse, mers, océans, rivières, lacs, torrents…) et températures des liquides choisis, activités ludiques ou/et érotiques… (BW, 129-130)
En particulier dans le troisième volet, la description du bain d’Hortense et des activités érotiques qui lui sont liées n’ont de cesse d’être différées : « poursuivons donc la description d’Hortense au bain, déjà interrompue deux fois (chap. 1 et 15) » (EXH, 180). Cette forme de dubitation offre surtout l’occasion de se gausser quelque peu du lecteur de roman, transformé en voyeur. En faisant mine d’anticiper les éventuels reproches, une antiparastase… et le tour est joué : « Nous ne
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tenons absolument pas à tenir mesquinement le Lecteur (ni la Lectrice) à l’écart. Au contraire, nous lui ouvrons toutes grandes ces pages, nous l’invitons au bain d’Hortense, nous lui expliquons tout, tout ce qui est nécessaire à la compréhension du roman » (EXH, 209). Afin de motiver et de justifier cette pente déceptive, on argue tantôt de « motifs architecturaux qui n’intéressent pas le Lecteur » (EXH 209-210), tantôt le ton relève de l’attrape, de la mystification. Le Chapitre 36 intitulé « le dernier bain avec Hortense » voit ainsi notre héroïne… prendre une douche. « Elle acheva de se rincer, le lecteur de se rincer l’œil (rien ne vous sera épargné — note de l’auteur) » (EXH, 245). Doute et soupçon s’installent donc durablement au sein de la narration. Des éléments transformés, des épisodes tirés du quotidien vont ainsi prendre toute leur place dans les trois récits et parfois des jonctions marquées entre les textes du GIL et le cycle d’Hortense décrits comme si dissemblables pourtant s’accomplissent. Preuves en sont ces quelques exemples uniquement extraits de La Belle Hortense. L’observation des jeunes touristes qu’Eusèbe « soumettait à un perpétuel classement » (BH, 8) fournit ainsi un canevas commun à l’incipit de La Belle Hortense et aux réflexions de Poésie :. « Les hordes de Suissesses, d’Allemandes, de Hollandaises, d’Anglaises, d’Américaines et même de Japonaises se livraient ainsi sans méfiance aux investigations eusébiennes » (BH, 16) est ainsi à rapprocher de …parmi les touristes, il y avait des dames et des demoiselles : des Scandinaves et des Anglaises, des Allemandes et des Danoises, des Américaines du Sud et du Nord, des Canadiennes qui sait ; certaines étaient jolies, d’autres moins… 18
L’épisode de la rencontre d’Hortense avec Morgan (premier « beau jeune homme » d’une longue série) à la B.N. décalque, quant à lui, l’anecdote de la rencontre avec Agnès (Poésie :) Ces glissements progressifs du plaisir de narrer, de se souvenir, de transposer font que nombre de facteurs entrent en jeu pour que le roman se détache progressivement des connotations défavorables et négatives qui lui étaient attachées, et les objections s’effacent. Je savais que je n’avais aucune imagination. Aucune importance : je ne dirais, décidai-je, que la vérité […] J’écrirai seulement : il y a eu ça; il y a eu ça parce que il y a eu ça; il y a eu d’abord ça, puis, ça, puis ça... 18
Poésie : p. 382. [Alix Cléo Roubaud était canadienne anglophone (nous soulignons)]
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Quand j’aurais tout raconté, ça ferait un roman. Je l’amènerais à un éditeur, et voilà. (EH, 81)
Toutefois, ce regard sur le monde contemporain exige une distance qui exclut l’adhésion. Pour témoigner, la diffraction et le recul nécessaires sont fournis par une série de références déjà utilisée dans Autobiographie Chapitre X, et reprise dans Le Grand Incendie, celle des dix « styles » de Kamo no Chomei.
B. Arithmétique personnelle : le nombre chiffré. …Je n’aime pas tous les nombres, il y en a même que je déteste franchement..(GIL, 140)
1. AUTO(BIO)GRAPHIE On connaît l’attachement de Roubaud pour les textes de ce poète japonais du XIII° siècle et la fascination pour son érémitisme distancié d’avec le monde. L’ajustement roubaldien des dix « manières d’aborder le réel écrit dans la prose » constitue une des contraintes formelles de l’écriture du Grand Incendie de Londres. Leur application y est certainement moins méthodique dans le cycle hortensien mais les dix prescriptions ont le mérite de proposer des mondes de prose narrative adaptables et des combinaisons de styles, qui sont autant de « vêtements pour la prose ». - le choku tai : style des choses comme elles sont. - Le rakki tai, le style pour maîtriser les démons. - le style de Kamo no Chomei : les vieilles paroles en des temps nouveaux. – le yugen : style des résonances crépusculaires. - le yoen, style du charme éthéré. Le sentiment des choses, le mono no aware - sabi : rouille solitude. le ryoho tai style du double. ushin, le sentiment profond. - koto shirarubeki to : cela devrait être. (GIl, 218)
Agnès Disson et Jun’ichi Tanaka 19 ont démontré ce qu’avait de « fantaisiste » cette liste – d’un point de vue strictement historique : La liste de Roubaud est donc un composite, une appropriation [….] un
19
Agnès DISSON et Jun’ichi TANAKA : « Poèmes de la trame et du dessin : le Japon de Jacques Roubaud », Formes et Mesure, p. 163-173.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD hommage toujours mais moins littéral, plus libre et plus désinvolte ; la part de l’imaginaire s’accroît au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la poésie pour aller vers la prose. Dans ce mouvement d’éloignement, la visibilité s’atténue : on remarque en effet que ces dix styles, vêtements pour la prose y sont en définitive peu lisibles… la trame japonaise reste constitutive de l’oeuvre affichée comme telle, mais se fait ici plus souterraine, plus discrète, enfouie dans l’étoffe du récit. 20
En tout cas, avec l’emploi de ce « prêt-à-écrire », sur des bases stylistiques pluriséculaires, l’entrelacs de mille anecdotes superficielles avec autant de pensées profondes peut se frayer un chemin d’écriture. Pour s’en tenir à La Belle Hortense, le chapitre 20 (Eusèbe) est nettement sabi. Un sabi qui rejoint, par delà siècles et continents, un héraclitéisme tragique – lequel n’est pas sans rappeler celui du Narcense du Chiendent. Le chapitre 18 relève du yugen. Yugen auquel il est fait un peu plus loin une souriante allusion via l’afterglow (le « crépuscule 21 ») anglais. Quant au style de Kamo no Chomei (le seul à ne pas se voir doté d’une désignation japonaise), il est le style de la réappropriation, de l’emprunt et de l’auto-emprunt. Il est aussi une façon de refermer la fenêtre un instant entrebâillée sur le passé et de remettre la narration sur les rails plus stricts de la textualité. De facto, les trois récits adoptent un angle plus ou moins ouvert de f(r)iction entre l’histoire personnelle du romancier et l’histoire collective. De même que les protocoles réalistes sont battus en brèche, on chercherait vainement l’installation d’une autobiographie au sens strict et au plus près de la définition qu’en donne Philippe Lejeune (« récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. 22 ») Ne serait-ce que parce que l'acte autobiographique déroule les problèmes de la mémoire, du rapport au temps, de la personnalité, de l’écriture… Roubaud l’installe – en acclimatant la problématique – au cœur du Grand Incendie de Londres. Et ce faisceau de réflexions est
20
ibid., p. 171.
21
« le silence chaud de l’after-glow » (BH, 229).
22
Philippe LEJEUNE : Le pacte autobiographique. Éditions du Seuil, coll. « Points », 1996 p. 14.
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loin d’être éludé du cycle hortensien. L'autobiographie canonique suppose, pour paraphraser Philippe Lejeune, une identité de l'auteur, du narrateur et du personnage marquée par l'emploi de la première personne. Cette garantie équilatérale est le gage d’une stabilité de la réception. Or, on chercherait longtemps dans nos récits des confessions ou une nostalgie exacerbées. Toutefois, à sa manière, Roubaud se fait l’écho des mutations sémantiques de l'adjectif « autobiographique » lequel a gagné, on le sait, une grande extensibilité par rapport au genre, au moins depuis Doubrovsky et le dernier virage robbe-grilletien… Mais le triangle qu’on vient de décrire ne se ferme nullement – et cela dans aucun des trois ouvrages – sur un « pacte autobiographique ». Dans l’autobiographie, le statut de l'auteur y est forcément pré-déterminé, alors qu'il reste ouvert et pluriel dans nos romans qui ne cessent de clamer : « ceci n’est pas une autobiographie », tout en multipliant les références personnelles. L’occasion nous sera donnée de revenir – en particulier dans la troisième partie – sur les multiples narrateurs de La Belle Hortense et la concurrence simulée entre cette instance qu’est l’« Auteur » et le narrateur homodiégétique qu’est Mornacier. Vêtements japonais, transpositions multiples, on note simplement que la rhétorique du moi, lorsqu’elle entre sur la scène des romans y est fortement limitée, contredite, travestie. Si les récits se font rétrospectifs, c’est plutôt pour mieux devenir des « auto-graphes ». Nous voilà prévenus dès le titre du chapitre 9 de l’Enlèvement : « Je ne suis pas Madame Bovary ». Se livrer ne se fera que de manière indirecte et encore au milieu de mille dénégations qui contraignent le lecteur à faire demi-tour : « excusez-moi c’est moi qui me mets maintenant à monologuer à l’intérieur et je suis à l’intérieur de la cervelle si charmante d’Hortense il n’y a pas de raison que vous soyez forcé de regarder dans la mienne pas charmante du tout... » (EH, 101). Les traces de l’énonciateur dans le discours sont patentes, répétées. Et en même temps, des réflexions personnelles, on bannit toute tonalité trop grave. Peut-être faut-il effectivement se conformer aux (non) lois du genre et suivre en apparence les sévères conseils de l’Éditeur : On vous voit trop, mon cher Roubaud, dans vos romans. Je sais bien que tout roman est autobiographique, mais enfin, on transpose, on transpose.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Vous, vous êtes là tout le temps, vous intervenez, vous discutez avec les personnages, avec le Lecteur, vous expliquez ce que vous avez fait, ce que vous faites, ce que vous allez faire, c’est l’Auteur par-ci, l’Auteur par-là; comment voulez-vous que le public s’y reconnaisse ! (EH, 196)
Fidèle à une stratégie de l’indécision et de la déception, Roubaud multiplie à travers des auto-portraits, les jeux de cache-cache. Le récit autobiographique est de ce point de vue toujours empêché, différé… « Mais revenons à notre propos, sinon le Narrateur va nous raconter sa vie » (BH, 20). Le lecteur le plus distrait de L’Exil est à même de remarquer ces passages réguliers (cinq) sur la scène romanesque de cet « homme grand, chauve, rayonnant d’intelligence, distingué, au visage buriné par les intempéries du siècle; [il était] vêtu d’un grand pull-over troué, d’un imperméable Burberry verdâtre, d’un pantalon de velours râpé, chaussé d’espadrilles […] qui tient « d’une main un exemplaire du Times du jour, de l’autre un cabas rouge sur lequel était écrit « Big Shopper », et dont dépassait un poireau » (EXH, 39). Autoportrait donc (puisque les masques sont jetés in fine) à comparer avec ce passage de Poésie : qui relate les allers-retours chez Pierre Lusson, devenu dépositaire de savoir « Je regarde, j’extrais de l’étagère, je mets dans un cabas (de l’espèce ‘Big Shopper’)… » (POE, 254) et le paradoxal « Portrait de l’artiste absent » du GIL 23. Les préparatifs pour le « Bal Masqué » affinent, avec les goûts vestimentaires, un auto-portrait rêvé mêlant excentricité britannique et tradition : J’achevais de mettre mon costume, mon déguisement pour le bal masqué, et ce déguisement que j’avais choisi comportait des souliers neufs. J’apparaîtrais en peyarot orange, avec des souliers marron, un sac Petticoat Lane en jute, une casquette de retraité de l’EDF Burgonde, et un ciré fluorescent jaune de travailleur de l’autoroute ; c’est-à-dire, comme j’aurais toujours rêvé m’habiller dans la vie courante, mais je n’ose pas. (EH, 202)
Synchronicité ultime, l’auteur, lorsqu’il entre en scène, n’échappe pas à l’instabilité identitaire qui affecte parallèlement les personnages. Symptomatiquement, la délégation auctoriale à un narrateur peut s’avérer dangereuse, la narration duale étant susceptible de tourner au duel linguistique, par parenthèses interposées :
23
« Je ne me déplace pour ainsi dire jamais sans un livre que je tiens à la main ou, à défaut dans un sac plastique. » (GIL, 305).
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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(L’Auteur a bonne mine, vous ne trouvez pas? Et ce n’est pas fini, attendez la suite!) (et qu’est-ce que tu aurais fait, hein, patate? Note de l’Auteur) (il s’énerve! Note du Narrateur) (vous allez pas arrêter? Qu’estce que les lecteurs en ont à foutre de vos histoires! Note du directeur de collection, transmise à l’éditeur et approuvée par le comité de lecture, la secrétaire, la maquettiste, l’amant de la secrétaire et le directeur commercial). (BH 227)
C’était déjà un peu le cas dans Le Vol d’Icare de Queneau dans lequel la bipolarité narrative devenait radicale. Les personnages poursuivis, regroupés, organisés prenaient le large vis-à-vis d’Hubert Lubert dans un mouvement anti-pirandellien 24, car ils ne sont pas du tout en quête d’auteur. Ici, la dualité auteur/narrateur est suffisamment appuyée dans la scénographie narrative pour qu’éclate la démonstration du refus d’une singularité narrative congédiée au profit de la polyphonie, du kaléidoscope : je m’étais encombré d’un Narrateur […] Mais voilà que le personnage du Narrateur dans le livre dont je parle, mon premier roman, parce que je lui avais imprudemment permis de dire « je », comme tous les narrateurs, s’est pris au jeu. Il a dit «je », puis « Je », puis « Jeuh » et « Moi »! […] J’ai décidé de me passer de ses services, de me débarrasser de lui en tant que Narrateur… (EH, 12)
L’anagramme peut aussi servir un pseudonymat auto-référent et du coup devenir auto-ironique ; c’est le cas de l’évocation du « roman de mon ami, le romancier d’avant-garde, Denis Duabuor » (EXH, 143), puisque Denis est le second prénom de Jacques R-o-u-b-a-u-d (D-u-a-bu-o-r). Les portraits, en particulier les auto-portraits, seront donc toujours obliques, reflétés dans des miroirs concaves ou convexes, ou encore placés au fond du décor, comme dans les si fameuses Menines. Quant à la distribution de détails autobiographiques elle peut aussi se disséminer de personnage en personnage de manière parcimonieuse. Ces fragments sont autant de ressouvenirs (« Le retour au passé par la mémoire ressemble à un chemin en spirale vers des profondeurs » 25)…que des prélèvements autotextuels. On peut ainsi comparer profitablement : Selon les conseils autrefois reçus de son grand-père, le révérend Timothy 24
cf. Violette MORIN : « Le vol d’Icare ou d’art de la fugue ». Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », op. cit., p. 125-138. 25
Jacques ROUBAUD et Maurice BERNARD : Quel avenir pour la mémoire ? Gallimard « Découvertes », p. 59.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD M., Jim Wedderburn ne dérogeait jamais à la règle d’or des voyages ferroviaires : « Il faut arriver dans une gare à temps pour rater le train précédent. » (EXH, 150-151)
avec Mon grand-père avait l’habitude de dire : « il faut arriver à temps dans une gare, pour rater le train précédent. » En commençant par cette citation, apocryphe je l’avoue, un moment de repos en prose (le premier) d’un livre de poèmes intitulé Autobiographie, chapitre dix, je rendais en fait un double hommage à mon grand-père, à travers deux des traits caractéristiques de sa vision du monde que je lui ai empruntés : la difficulté à être en retard, et la passion ferroviaire. (POE, 112)
Ce Jim Wedderburn, qui devient Tom Wedderburn dans La Dernière balle Perdue, se trouve être un délégué privilégié de l’auteur. Dans cette articulation décrite entre le quotidien personnel et le contemporain collectif, la répétition n’est pas une garantie absolue de l’identité. L’œuvre insensible du temps se mesure en effet à des changements insignifiants enregistrés par devers soi. Donnons pour autre exemple ce parallèle entre le rituel quotidien et infra-quotidien qu’est cette opération de rasage en six parties, « selon un ordre sévère et immuable » de Blognard : a) le menton b) la lèvre inférieure c) la joue droite d) la joue gauche e) la lèvre supérieure f) le cou. C’était pendant cette opération de rasage en six parties (ou mouvements symphoniques) que Blognard progressait dans ses enquêtes, par illuminations brusques et déductives… (EH, 22)
À comparer avec ce passage du Grand Incendie qui débute par « je me rase […] selon un ordre non moins immuable : a) la lèvre supérieure ; b) la lèvre inférieure ; c) le menton ; d) la joue droite ; e) la joue gauche. Écrivant ceci, simple description de mon rasage de la veille j’ai l’impression en effet qu’il s’agit d’un rituel immuable que […] l’ordre de mes mouvements se conserve invariant dans toutes les transformations annexes de mon existence. J’ai l’impression qu’il s’agit là, comme la poésie, d’un point fixe de ma vie qui assure la continuité, et je suis heureux de l’identifier. Mais, après avoir décrit ce passage, j’ai un doute : je me souviens d’avoir déjà décrit mon rasage il y a neuf ans, comme « moment de repos en prose » dans un livre de poèmes Autobiographie, chapitre 10. Dans ce livre, l’ordre est le suivant : « a) le menton b) la lèvre inférieure c) la joue droite d) la joue gauche e) la lèvre supérieure f) le cou. » J’ai changé. (GIL, 130)
Ces moments de prose rendent la frontière entre (auto)biographie et (auto)citation tout à fait poreuse. La prose hortensienne combine et alterne les références collectives exhibées comme des leurres et des paravents et le détail biographique infime qui
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ricoche d’un texte à l’autre. On ne saura finalement rien de l’auteur que l’accessoire : « On », dit Jim Wedderburn, on m’a chargé d’intercéder auprès de vous pour que vous fassiez quelque chose pour aider Hortense ; sinon le roman est foutu–[…] « on » a des problèmes domestiques. – C’est quoi, les problèmes domestiques des garçons? fit Carlotta.- Eh bien, vous savez, c’est le plombier. Son lavabo a une fuite… (EXH, 86)
Les ruses autobiographiques permettent de ramener dans les mailles tissées à la fois par la mémoire personnelle et la mémoire culturelle les vestiges d’un monde mouvant. Jacques-Denis Bertharion distingue avec précision, chez Perec, trois lignes de force (la troisième étant la synthèse des deux premières) : « 1/ l’expérimentation poétique et le jeu sur les codes littéraires. 2/ l’aventure de la mémoire. 3/ la transcription métaphorique de l’autobiographie dans le domaine fictionnel (La Vie Mode d’emploi) 26.» Avec son lot de stratégies autobiographiques encryptées, les textes hortensiens reprennent et acclimatent des procédés perecquiens. D’où cette affirmation du véridique propre à l’écriture de soi exposée par un connaisseur hors pair des artes memoriae 27, cet aveu d’une inguérissable illusion (autobiographique). Mais, on le sait bien, « c’en est fini de l’utopie proustienne des retrouvailles » : dans le GIL, Roubaud « tue la fable autobiographique 28 » en pervertissant les procédures. Dans le cycle d’Hortense, la recherche d’une forme où accueillir le plus d’écritures possibles en combinant et décalant les éléments les plus hétérogènes – y compris autobiographiques – l’amène à la fabrication d’un dispositif dont le mouvement d’enfouissement laisse entrapercevoir un certain nombre de détails. 2. 53, NOMBRE AUTOBIOGRAPHIQUE Parmi les ruses de l’écriture qui permettent à ces romans de mathématicien de simuler des genres, mais de dissimuler, dans leurs replis, des détails autobiographiques, figure le nombre cinquante-trois, 26 Jacques-Denis BERTHARION : Poétique de Georges Perec – « une trace, une marque ou quelques signes », Nizet, 1998, p. 281-282. 27
cf. L’invention du fils de Leoprepes, op. cit.
28
Nathalie BARBEGER : « La Boucle : du côté de Zazetski », op. cit., p. 92.
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dont la fréquence élevée retient d’emblée l’attention. Fort de son appartenance à la série des « nombres de Queneau » (GIL, 203), le 53 semble à peine moins impliqué que le 6 et ses multiples dans l’architecture des trois romans, sur lesquels nous aurons à revenir. Rappelons simplement, d’une part, qu’inventée par Raymond Queneau, la quenine ou n-ine désigne une forme poétique, généralisant la sextine ; d’autre part, que la suite des nombres entiers n pour lesquels la quenine de n existe s'appelle « la suite fondamentale de Queneau » et ses termes « les nombres de Queneau ». Si la permutation de Queneau-Daniel d’ordre n est d’ordre n (c’est-à-dire redonne l’ordre de départ après n pas), elle peut définir une n-ine ; sinon non. Si la n-ine (ou quenine de n) est définissable, c’est un poème de n strophes sur n mots-clefs (ou mots-rimes) qui se présente au bout des vers de chaque strophe, suivant l'ordre imposé par la permutation. 29
De sorte que les 31 premiers termes de la suite de Queneau sont : 1 2 3 5 6 9 11 14 18 23 26 29 30 33 35 39 41 50 51 53 65 69 74 81 83 86 90 95 98 99. Suite que Roubaud peut étendre à : « 105 113 119 131 134 135 141 146 155 158 173 174 179 183 186 189 191 194 30 » Il faut également prendre en compte, comme le signale à juste titre Catherine Rannoux dans son article éclairant et perspicace 31 le résultat de [36 + 17 (=1+2+3+4+7)] = 53. Soit la somme de 6 au carré avec le début d’une suite de Fibonacci. Tandis que le 6 et ses multiples régulent et prennent en charge une grande partie des mécanismes de l’écriture, le 53, bien qu’un peu plus en retrait, distille davantage des données et des dates en prise avec des éléments biographiques : ainsi « …j’étais dans ma cinquantetroisième année quand mon roman parut » (EH, 82) est aisément vérifiable d’une simple soustraction : Roubaud est né en 1932, La Belle Hortense paraît en 1985, nous obtenons bien 53. C’est l’âge de l’amorce du cycle hortensien. Mais le chiffre figure aussi la limite 29
cf. OULIPO « N-ines, autrement dit quenines » (décembre 1992), La bibliothèque Oulipienne - Volume 5 (fascicule 65). Bègles, éditions Le Castor Astral, 2000, p.62.
30
cf. « N-ines, autrement dit quenines (encore) » (novembre 1993), La bibliothèque Oulipienne, 5, op. cit., p. 104.
31
cf. Catherine RANNOUX : « La Belle Hortense de Jacques Roubaud, contes et décomptes », « La Licorne » Jacques Roubaud, op. cit., p.65-76.
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d’âge pour la passation de pouvoir et la rotation sextinienne des princes poldèves. La Belle Hortense évoque ce Principe facétieusement instauré sous l’égide du « Premier Prince (Arnaut Danieldzoï) » : L’ordre de préséance parmi les Princes était modifié à chaque génération, suivant une permutation fixée immuablement depuis le XIIIe siècle, […] la succession avait lieu quand le numéro 1 atteignant l’âge de 53 ans… (BH, 44-45)
Le principe conjugue à la perfection poésie et mathématique puisque L’Exil y revient en évoquant cette fois-ci Bourbaki. - Le fiancé de mademoiselle, expliqua-t-il, est Premier Prince Présumé de Poldévie; il doit succéder après-demain au Prince Régnant, qui doit descendre de son trône, selon la tradition inaugurée par le général Bourbaki, en atteignant l’âge de cinquante-trois ans (EXH, 228).
L’immeuble autour duquel se resserre l’action des romans est également remarquablement situé au 53, rue des Citoyens. Ainsi, on voit bien que le 53 et le 6 ne s’excluent nullement : leur combinaison est possible. Le nombre de casseroles que le criminel dispose en spirale afin de provoquer le vacarme si effrayant pour ses victimes est de 53, « ce qui voulait dire que le parcours en spirale du criminel le conduisait au 53 de la rue des Citoyens, dans la maison même que j’habitais ! » (BH, 54-55, nous soulignons). Spirale sextinienne et 53 cohabitent donc harmonieusement. Comme on le verra plus avant, les lieux de mémoire, mêmes fictionnalisés, donnent l’occasion de parcours numérologiques et biographiques. « Compter est le mètre de ma vie, comme l’alexandrin compte la poésie traditionnelle. C’est ma vérité métronomique » (GIL, 138). Et si, comme on l’a perçu, tous les nombres ne possèdent pas la même signification, opter d’emblée pour un « nombre de Queneau », c’est textuellement communier avec ses textes, prendre la suite, ou encore rejoindre l’« intérêt quotidien jamais démenti pour la théorie des nombres, la géométrie élémentaire, la topologie, la combinatoire, les probabilités, les mathématiques dites récréatives. 32 » À coup sûr, le chiffre fournit une scansion, une armature, une formalisation aux textes, leur conférant cette « force agrégative 33 » que
32
François LE LIONNAIS : « Queneau et les Mathématiques » Les Cahiers de l'Herne : op. cit., p. 279. 33
Jean ROUDAUT : « La littérature et les nombres ». Ce qui nous revient, Gallimard,
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Jean Roudaut avait déjà remarqué chez Rabelais, Butor et même Balzac. Mais le nombre peut en même temps chiffrer, crypter. Bien audelà d’un rôle de simple et austère régulation, il reçoit une charge symbolique qu’il innerve à son tour dans le texte. La Belle Hortense et ses séquelles ne sont pas des romans écrits comme une équation dont il faudrait retrouver une seule (belle) inconnue. Car, avec Roubaud, les chiffres comme les mots peuvent recevoir des acceptions différentes. On sait que l’étymologie de calcul se retrouve dans ces petits cailloux (calculi) qu’utilisaient les Anciens. Signe plus discret, mais aussi plus énigmatique sur le chemin de la lecture, le 317 – nombre total des poèmes d’Autobiographie chapitre X – fait partie de cette arithmétique fantasmatique et personnelle : c’est le « code d’entrée (secret) » (EH, 12) de la demeure des Sinouls. Le chiffre peut être lu comme une allusion au quotidien à cette salle de Nanterre où l’on se rêve en Professeur d’Université hollywoodien : On entendrait, venant d’assez loin, une voix suave, comme une voix féminine d’aéroport, qui dirait : “ Les étudiants pour le cours de M. Roubaud sont attendus en salle 317.” Mitchum (Roubaud) avancerait encore. La même voix reprendrait : “ Dernier appel pour le cours de M. Roubaud.” Ce serait tout. Sublime. (EH, 167)
Dans tous les cas, en divisant 317 par 6, on obtient (arrondi au degré supérieur)…53. Le chiffre se glisse avec une question métatextuelle dans les comptes de l’Éditeur lequel constate : « sorties : 6 retours : 317; qu’est-ce que cela signifie? » (EXH ,196) Ce retour du même invite à trouver dans ces calculs des indices de lecture. C’est peut-être tout le trajet narratif qui est fait de ces calculi déposés çà et là. Si le 53 dessine une borne plus importante que les autres, c’est que ce nombre fait surtout intervenir un chiffrement plus personnel, entrer une « arithmétique fantasmatique », comme l’écrit Bernard Magné à propos de Perec 34, en ligne de compte. Dans cette « arithmomanie » revendiquée, on replacera l’attachement à la place de bibliothèque, en fonction du chiffre, qu’on reverra plus bas : « le lecteur de la place 53 serait très heureux si vous acceptiez de prendre un pot en sa compagnie » (BH, 125). Cependant, alors qu’il y a des nombres négatifs, auxquels il 1980, p.31-55. 34
Bernard MAGNÉ: Georges Perec, op. cit., p. 56.
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faut se soustraire – « 7 et 9 sont des nombres dangereux » (DBP, 28) déclare No, le monomaniaque de La dernière balle perdue – le 53 se présente comme un nombre plus amical, celui de la continuité. Benoît Conort l’a bien démontré : le 9, ses multiples et sous-multiples, organisent l’écriture et la lecture de Quelque chose noir 35. « En procédant par infimes déplacements, minuscules distorsions », les poèmes vont réduire la part inexorable de ce chiffre 9 qui symbolisait le plus parfaitement la mort (neuf/veuf/neuf) en renaissance progressive : « le moi est neuf, nouveau et pas seulement veuf. 36 » Chiffres de mort qui accompagnent l’auteur, puisque les toutes premières lignes de L’abominable tisonnier… 37, intitulées « Proses du sixième jour », détaillant ce projet du « livre de vies » établiront comme repère, dix ans plus tard, cette année « climatérique » que vit l’auteur, année multiple de 7 et de 9. Tout le travail sur la sextine (6) pourra incliner, renverser, annuler l’instabilité de ce 9, instable et pervers. Le chiffre encode, et en même temps propose au lecteur une combinaison personnelle à ouvrir. Pour le lecteur, l’austérité de la mathématique s’éloigne avec ces nombres à apprivoiser, à acclimater… Point d’apathie dans ces numérations/ruminations, plutôt un rapport passionnel, qu’il faut même moduler : Si les nombres m’occupent et me préoccupent, intervenant non seulement dans mes comptages mais par le biais d’innombrables « raisonnements » numérologiques dans les évènements de ma vie (et donc en particulier dans la poésie, et ici dans ce livre) si je me soumets à la passion du nombre, il s’agit toutefois d’une soumission sans croyance ; je n’en n’ai aucune mystique, je suis agnostique des nombres malgré tout. (GIL, 140141)
Ainsi, le 53 relève d’une part de l’ensemble des entiers naturels (´), c’est-à-dire ces « nombres dont la réalité est si manifeste qu’on les dit « naturels » [dont] l’inépuisable succession qui nous est si familière recèle de désarmantes et inespérées régularités mais aussi de stupéfiantes et inexplicables distributions 38 », mais aussi à ces suites s35
Quelque chose noir, Gallimard [1986], collection « Poésie », n°366, 2001.
36
Benoît CONORT : « Tramer le deuil – table de lecture de Quelque chose noir », « La Licorne » n°40, op. cit., p.47-58. 37
L’Abominable Tisonnier de John McTaggart…op. cit.
38
Denis GUEDJ : L’empire des nombres. Paris, Gallimard, Collection « Découvertes »,
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additives qu’affectionnait Queneau. Laissons François Le Lionnais évoquer, parmi les occupations de Queneau mathématicien, la délirante fantaisie de la « Théorie des nombres » formée par des successions d’entiers dont chacun est supérieur au précédent et inférieur au suivant et telles que, à partir d’un certain rang, les nombres qui précèdent constituent la « base » de la suite, chaque terme est la somme d’exactement s-façons différentes de 2 termes antérieurs. 39
Pour Roubaud, cette utilisation du 53, a cette potentialité de signifier, qu’en dépit des ruptures et des soubresauts de la vie, il existe une suite possible. Les maillons de la chaîne de la vie ont beau se briser, l’écriture se poursuit. De la même façon que les membres de l’oulipo une fois disparus, restent à l’intérieur du cercle oulipien, le 53 par sa double appartenance quenienne et perecquienne est un nombre chiffré et relais. Apparemment, il y a un seul type d’objet qui l’intéresse, cet objet est sans valeur commerciale, c’est une statuette d’argile peinte, un des exemplaires d’un lot de 53 statuettes, je dis bien 53 statuettes, d’origine poldève, made in Poldévie, et importées voici dix-huit mois par les exportateursimportateurs Quincailliers-Térébenthiers Réunis, pour être données en prime à tout acheteur de poêles à frire. Les 36 quincailleries attaquées sont les seules qui ont reçu de ces statuettes. (BH, 70)
Outre cet argile, cousin du limon, symbole de la plasticité de l’œuvre, mais aussi représentation gnostique du monde matériel et humain 40, les « 53 poissons du bassin » (BH, 102) renvoient probablement au premier chapitre de Gueule De Pierre 41 de Queneau qui écrit : « je suis né sous ce signe. 42 » Mais peut-être également au mathématicien français du XIXème – Siméon Denis Poisson – dont le nom est resté attaché à de nombreuses notions mathématiques et physiques (intégrales définies, théorie électromagnétique, calcul des probabilités, et surtout élasticité dans la contrainte imposés aux matériaux qu’on sait variable en fonction du temps…) 1996, p. 61. 39 François LE LIONNAIS : « Raymond Queneau et l’amalgame des Mathématiques et de la Littérature ». Atlas de littérature potentielle, p. 36. 40
Raymond QUENEAU : Les enfants du limon, voir la notice p. 1612 sq.
41 « Drôle de vie, la vie de poisson !... » Raymond QUENEAU : Gueule de Pierre, op. cit., p. 251 sq. 42
« Technique du roman », Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 29.
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Outre cela, le décès de Georges Perec en 1982 conduit, on le sait, Jacques Roubaud et Harry Mathews 43 à faire office d'auteurs et à poursuivre le travail inachevé de Perec, car seuls les onze premiers chapitres de « 53 jours » ont été rédigés in extenso. Ainsi, les deux derniers chapitres de la première partie, tout comme les quinze chapitres de la seconde, sont composés de notes de l'auteur qui ont été sélectionnées et organisées par les écrivains-éditeurs que sont devenus par la force des choses les deux oulipiens. Laissons le soin à Sylvie Rosienski-Pellerin de résumer les grandes lignes de cette intrigue parcellaire et constituée d’emboîtements : Le narrateur de la première partie de « 53 jours «, intitulé 53 jours sans guillemets dans le texte - enquête sur la disparition de l'écrivain Robert Serval. C'est dans le manuscrit du dernier roman policier de l'écrivain, La Crypte, qu'il doit découvrir la clé de cette disparition, manuscrit qui se termine en fait par une page blanche. La crypte étant un ouvrage inspiré et construit à partir de plusieurs autres œuvres policières, le narrateur devra lire ces dernières pour tenter d'y trouver quelqu'un; il ne comprendra que trop tard que c'était un piège. La deuxième partie, révèle alors que la première partie, « 53 jours », est elle aussi un manuscrit qui a été trouvé dans la voiture d'un homme d'affaires disparu (nommé Robert Serval mais qui n'a rien à voir avec l'écrivain du même nom). Le manuscrit est remis au détective Salini qui découvre, inséré entre les dernières pages, la mystérieuse inscription (« Un R est un M qui se P le L de la R. ») Après avoir compris s'agissait là d'une variante de l'épigraphe au chapitre XIII du roman de Stendhal Le Rouge Et Le Noir, le détective repère de nombreuses allusions à Stendhal, à La Chartreuse De Parme (écrite, n'oublions pas, en 53 jours) et au Colonel Chabert de Balzac. Ce sont ces références qui vont finalement lui permettre de découvrir que le manuscrit de 53 jours rédigés par un certain G. Perec, était censé, par ces allusions trompeuses diriger les enquêteurs sur une fausse piste. 44
Rien d’étonnant alors que « 53 jours », installé dans la lignée stendhalienne, ricoche dans le cycle hortensien pour survivre doublement, sous la forme d’échos. Ne donnons qu’un exemple : dans la première partie de « 53 jours » (« La Crypte ») mademoiselle Carpenter remet au narrateur le roman « K comme Koala 45 ». La liste 43 Georges PEREC : « 53 jours », texte établi par H. Matthews et Jacques Roubaud. Paris, Gallimard, collection Folio n°2547, 1993 [paru initialement en 1989 chez P.O.L.] 44
Sylvie ROSIENSKI-PELLERIN : PERECgrinations ludiques : études de quelques mécanismes du jeu dans l’œuvre romanesque de G. Perec. Toronto, éditions du Gref, p. 184.
45
« Mlle Carpenter avait gardé ce livre ; elle est allée le chercher dans une autre pièce et me l’a donné. Il s’intitule K comme Koala. « Un roman d’espionnage, m’a-t-elle dit,
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Koala pour laquelle se confrontent espions américains et membres du KGB est un code grâce auquel on peut connaître le nom et la couverture d’agents, envoyer des messages, etc. Mais plus importante est la reprise quasi-exacte qu’en fait Serval dans La Crypte. Non sans une grande saveur métatextuelle, Perec écrit ainsi : De « une grande reproduction » à « ses visiteurs », les deux textes sont identiques à douze mots près, douze mots de douze lettres remplacés par douze mots de douze lettres… 46
D’où cette abondance de koalas réfugiés dans la chambre de Carlotta (EH, 53), d’Hortense 47 et qui prennent enfin plus explicitement la nationalité californienne dans L’Exil : « see The Koala Murder Case, de G. P. » (EXH, 28). S’arrêter sur ce chiffre-carrefour, c’est faire la démonstration que les voix peuvent se mêler avec bonheur et profiter des effets bénéfiques de la contrainte. L’expérience de la poursuite oulipienne du Voyage d’Hiver perecquien nous conforte dans l’idée que les chiffres offrent aux textes des clefs qui sont autant de signes de reconnaissance et leur permet de s’évader de leurs limites mortelles. Si l'on veut produire avec eux un nouveau texte, il faut fabriquer au-delà des liens intertextuels des relations intratextuelles très solides, c'est-à-dire un ensemble de rimes de toute nature dont la force de cohérence interne dépasse celle des logiques externes dont dépendaient précédemment les éléments de base… Textualiser, c’est fabriquer des rimes entre les éléments déjà écrits. 48
Ainsi, le fascicule… 53 de La Bibliothèque oulipienne 49, signé Roubaud, met en scène son alter ego anagrammatique – Dennis Borrade Jr. – dans un exercice de réécriture et d’interprétation (« le mois de mai aura 53 jours 50 »), mais aussi de repérage de ce chiffrage
pas très bon. ». « K comme Koala » est le titre du chapitre 8. Georges PEREC. « 53 jours », p. 83. 46
ibid., p. 87.
47
« Les six koalas en peluche l’attendaient sagement sur le piano » (EH, 132).
48
Claudette ORIEL-BOYER : « Le Voyage d’Hiver (Lire/écrire avec Perec) », Georges Perec - Colloque de Cerisy, op. cit., p 153. 49
« Le Voyage d’hier » [1992], La bibliothèque Oulipienne - Volume 4, op. cit., p. 7-28
50
ibid., p .13.
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unificateur qui connaît, à ce jour, une « étonnante postérité 51 » …or, se disait encore Dennis, Perec était allé plus loin encore. Non seulement il avait réussi à donner à une histoire véridique toutes les apparences d'une merveilleuse fiction, mais encore il avait choisi son « sujet » de telle sorte que la « source » en était destinée à demeurer à jamais invisible. Perec avait, en quelque sorte, non seulement grimpé au sommet du donjon de la prose en tirant sur ses lacets de souliers, mais il avait tiré l'échelle derrière lui. Il admira. 52
Le texte perecquien peut devenir ainsi collectif, et c’est aussi le cas des « 35 variations sur un thème de Marcel Proust » devenu, plus tard, 35 variations 53 en quatre langues. Alors que le 6 doit s’opposer au 9 qui endeuille, le 35 et son double inverse – le 53 – promettent par delà la fracture du miroir, une première entrée possible dans le texte. Le 53 est donc également un chiffre très perecquien et ce n’est pas pour rien qu’une des références bibliographiques 54 : « (cf. père Risolnus : “On being at the same time in the same place : a problem in Hortensian studies”, Journal of Poldevian metaphysics, vol. 69, n° 6, p. 35-53 ») (EXH 168) fait encore référence non seulement au 6/9 mais aussi à travers la pagination à ce 35/53. Cette fausse note renvoie aussi aux pastiches d’articles scientifiques écrits par Perec et regroupés sous le titre Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques 55. Chiffre important, le 53 fait donc partie intégrante de ces mouvements périodiques qui animent les récits. Toutefois, alors que le langage mathématique se présente pour le commun des littérateurs et 51
« Le Voyage d’Hiver qui engendra Le Voyage d’Hier (Jacques Roubaud) qui engendra Le Voyage d’Hitler (Hervé le Tellier) qui engendra… » cf. Bernard MAGNÉ : « Georges Perec, l’oulibiographe ». (« L’Oulipo, la littérature comme jeu », Magazine Littéraire n° 398, Mai 2001, p.52-55)
52
« Le Voyage d’hier » [1992], La bibliothèque Oulipienne - Volume 4, op. cit., p.32.
53
Georges PEREC et alii. 35 variations. Le Castor Astral, 2000. « C’est en 1974 à l’occasion d’un dossier consacré à « l’Irrévérend Monsieur Queneau » que Georges Perec écrivit 35 variations à partir de Marcel Proust. » Hervé LE TELLIER : « Introduction », p. 7. 54
« Le travail de Perec, pendant presque vingt ans, s’est fait dans la documentation bibliographique du CNRS ». Italo CALVINO : « Perec et le saut du cavalier », Pourquoi lire les classiques, op. cit., p. 232-239.
55
Georges PEREC : Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Paris, Seuil, 1991.
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des poètes comme un rêve fascinant et formel – ne serait-ce parce que l’arithmétique semble relever le défi de Babel – l’utilisation qu’en font Queneau, Perec, Roubaud, et plus généralement les membres de l’Oulipo, ne saurait se limiter à une seule fonction, une seule signification. Ces scansions du nombre n’ont rien d’exclusivement formel et ne sont pas incompatibles avec le plaisir d’évoquer son époque – tout en l’épinglant. Car la formule usée et usitée des récits (« l’an de grâce » 56) ne doit aucunement occulter la série de références à l’actualité des années 1980-90 qui règle l’entrée en scène du quotidien et permet l’inscription en filigrane – sur un registre globalement satirique – de la période. L’intervention de ces éléments – souvent anecdotiques ne relève probablement ni du hasard, ni de l’effraction désordonnée. On sait que le cahier des charges de La Vie Mode d’emploi 57 établit l’existence d’une série qui relève du marquage (auto)biographique (« allusion à un événement quotidien survenu pendant la rédaction du chapitre »). On peut aisément inférer que celui des textes hortensiens comporte une entrée analogue. Le nombre en tant que facteur de cohérence est un vecteur de récit et lui fournit matrices, structures, architectures. Dans le cas de Roubaud, la question des « mots comme masques des nombres » (Roudault) est retournée. Possédant plusieurs entrées, ils sont davantage les masques des mots. En faisant intervenir des séries de nombres, les romans hortensiens font à la fois entendre le rythme accordé d’une architecture, mais en même temps craquer le vernis du texte, pour laisser entrevoir l’auteur, ses manies arithmétiques. « Tout en se présentant comme un texte continu, l’œuvre se constitue de plusieurs couches de textes, de plusieurs épaisseurs de paroles. 58 »
56 « Un matin d’hiver de l’an de grâce 19.., il neigeait… » (BH, 27) « En l’an de grâce… » (EH, 21). 57
cf. HARTJE, Hans, MAGNÉ, Bernard, NEEFS, Jacques : Cahier des Charges de La Vie Mode d’emploi. CNRS éditions/Zulma, 1993, p. 26.
58
Jean ROUDAUT : « La littérature et les nombres ». Ce qui nous revient, Gallimard, 1980, p. 31-55.
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3. MASQUES DU ROMAN, ROMAN DES MASQUES [Blognard] n’excluait pas tout à fait l’hypothèse que je pusse être mêlé à l’Affaire d’une façon plus directe, plus intime, qu’en étant simplement son scribe, son conteur. (EH, 150)
Malgré les dénégations habiles et quelques contorsions de « l’avertissement traditionnel […] toute ressemblance involontaire avec des personnes existantes est revendiquée ; toute ressemblance volontaire sera niée avec la dernière énergie » (EH, 265), le lecteur conviendra aisément qu’un certain nombre des séries d’éléments sont prélevées sinon dans la vie de l’auteur, du moins dans celles des individus qui composent ses cercles les plus proches. Si Roubaud refuse catégoriquement le terme « d’autobiographie » (malgré les quatrièmes de couverture) pour les ouvrages composant le Grand Incendie de Londres, comme le grand récit, La Belle Hortense et ses séquelles n’échappent pas au prélèvement de petits faits vrais et personnels, dont il tente de s’acquitter au sein même des textes. S’adressant à « C[harlott]e » : Il y a dans ce livre, comme tu as pu le constater à la lecture du tapuscrit, un personnage, du nom de Carlotta, dont l’histoire et les aventures présentent des ressemblances certaines avec les tiennes […] malgré les ressemblances, il ne s’agit pas de toi, mais d’une simple demoiselle de papier, qui n’a que deux dimensions, une ombre. (EH, 264)
Le tout premier cercle familial et amical – ce même cercle qui compte probablement parmi les premiers lecteurs des aventures hortensiennes – fournit ainsi des éléments cruciaux aux romans. Quand le roman est paru, parmi les gens que vous connaissez, il y a deux catégories : ceux qui y sont, sous un déguisement ou un autre, et ceux qui n’y sont pas. (EH, 264)
Le modèle du roman familial (Carlotta, Laurie, etc.) mais aussi le témoignage d’amitié (Getzler…) font partie des fondations La Belle Hortense et ses séquelles. Pierre Lartigue – dans son propre rôle – fait ainsi son apparition à plusieurs reprises dans les romans 59. Mais c’est surtout le « Père Sinouls », anagramme presque parfait de Pierre Lusson qui occupe le devant de la scène. Le domicile Sinouls est le 59
En particulier dans L’Enlèvement (essentiellement : chapitres 34 et 35)
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foyer vers lequel convergent plusieurs fils narratifs et figure aussi le lieu du partage par excellence : Tel était l’exorde de mon discours que je ne reproduis pas en entier: vous pourrez le lire sur le mur de la salle à manger Sinouls, où il est affiché entre le tableau de Guyomard Balbastre à vélo et celui de Getzler où six Balbastres rugbymen s’opposent au pack gallois… (EH, 172)
Son avatar poldève, le « Père Risolnus », est, quant à lui, un anagramme parfait, mais on sait que la Poldévie, nation, encline à sagesse et au goût du rythme, est naturellement un monde infiniment plus accompli que le nôtre, preuve en est cette promotion de Premier Ministre. Une attention un peu plus soutenue aux textes indique que la famille Sinouls arrive en deuxième position juste derrière « Hortense » lorsqu’on compte les occurrences du terme dans La Belle Hortense. Le lâche meurtre du chien Balbastre Sinouls place la famille Sinouls au centre de L’Enlèvement. Seul glissando, l’Exil qui voit une moindre intervention du double poldévien Risolnus. D’autres membres de la famille Sinouls servent de modèles à peine transposés (« Mathieu et Yuka […] tous deux joueurs de viole de gambe… ») (MAT, 94)) et reviennent régulièrement jouer de cet instrument à six cordes, d’abord dans La Belle Hortense (BH, 113), ensuite pour l’enterrement de Balbastre 60. Mais, renvoyons au portrait formel de Sinouls, tout d’éclectisme et de nuances : Il y avait tant de choses qui l’intéressaient plus que son travail : lire de la science-fiction toute fraîche, discuter de « notre belle société » avec de vieux copains, dont l’Auteur, perfectionner la Beeranalyse en écoutant une belle jeune femme pleine de problèmes passionnants, se disputer avec ses filles, engueuler sa femme, son fils, etc. (EH, 115-116)
Les recherches au centre de Patanalyse comparée (EH, 117) sont une drolatique transposition des activités roubaldo-lussoniennes au Centre de Poétique Comparée et Polivanov. Évidemment, le rôle du Père Sinouls ne saurait être cantonné à une simple allusion aux activités quotidiennes. Sinouls est aussi partie prenante dans la narration. Ses déductions de ricochets en ricochets conduisent à l’arrestation d’Orsells 60 « Marc Sinouls est rentré de Poldévie où il était en tournée avec son amie Kayujrmdza; ils jouaient les Concerts à deux violes égales de M. de Sainte-Colombe, devant des auditoires éblouis. Marc Sinouls a composé un Tombeau de Balbastre, pour deux violes…» (EH, 169).
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dans le premier volume : « Le père Sinouls expliqua donc à Arapède les tenants et aboutissants de l’Affaire, sa signification socioculturelle et ses probables développements » (BH, 190). De surcroît, on l’a déjà dit, le « meurtre » de Balbastre, son chien, est au centre de l’enquête de L’Enlèvement. On comprend rapidement que le rôle essentiel et constant de Sinouls consiste à servir d’interface entre le récit et les références à l’actualité qui fourmillent dans nos textes : Le père Sinouls mit le lait, la bière et les fromages dans son cabas, tout en se demandant quel deuxième topique allait introduire Mme Eusèbe, car c’était son tour. Mme Eusèbe aimait beaucoup ses conversations avec le père Sinouls, car son imagination s’étant arrêtée vers 1950, elle était mal à l’aise avec tous les sujets qui passionnaient ses clients et clientes plus jeunes : la télé, les Arabes, le tennis... Le père Sinouls, lui, était de sa génération, ou presque. (BH, 22)
Théoricien aussi parfois impressionnant qu’abscons, – la Beeranalyse en apporte la preuve irréfutable – Sinouls, souvent associé à l’Auteur – est celui par qui l’hédonisme mâtiné de prosaïsme fait reprendre goût à la vie. A-t-on besoin de quelque réflexion fouillée, de quelque taxinomie sur « l’état de « notre belle société » (nous citons) » (BH, 121), du filtre ou la grille d’un système sur l’art du roman ? Sinouls – du moins quand il ne paie pas ses excès rabelaisiens 61 – est immédiatement convoqué pour être souvent moqué gentiment : Nouveau socio-physiognomoniste, héritier de Lavater et de Souriau, le père Sinouls avait une théorie classificatoire des types humains d’un plus haut intérêt que nous ne manquerions pas de faire partager à nos Lecteurs, si nous en avions le temps narratif bien entendu (BH, 121).
Les interventions sinoulsiennes écartent le compas romanesque dans toute son amplitude, faisant osciller les textes entre des réflexions en prises directes avec une doxa diffuse 62, et la rigueur vertigineuse du 61 « D’autre part, le père Sinouls, à qui j’ai fait appel immédiatement, est malheureusement cloué sur son lit… » (EH, 85). 62
« Le père Sinouls m’affirme que c’est tout à fait possible à réaliser dès maintenant, mais que les grandes boîtes s’y opposent, car elles veulent écouler leurs stocks bientôt invendables de compact-disques. (Je ne saisis pas bien le rapport, mais le père Sinouls est affirmatif; il le tient de la cousine d’un vendeur de la FNAC, et ça confirme ce qu’il a toujours pensé.) » (EH, 104)
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lambda calcul… Ainsi, un certain nombre de références sociales, historiques, voire personnelles sont-elles apportées et drainées dans les textes, la plupart d’entre elles étant relayées par les personnages, alors que le romancier se dissimule dans les replis du décor, optant pour une posture érémitique. On en conviendra aisément : les romanciers sont toujours un peu sociologues, voire anthropologues, et bien avant l’émergence des cultural studies ou des ouvrages de Goffman à qui on emprunte le titre de cette section 63, la condition de l’homme dans sa dimension quotidienne et même domestique obtiennent droit de cité dans le roman. C’est la première leçon des grands romanciers que commence par imiter (et détourner) Roubaud. Le roman du réel totalise, mais il ne le fait bien qu’en détaillant ces « petits faits vrais » intimes et collectifs qui installent une connivence immédiate. Le quotidien de ces années est suffisamment prégnant dans nos trois romans pour n’être pas éludé, mais au contraire, requérir une attention soutenue.
C. L’Infra-ordinaire Peut-être est-ce en nous livrant aux activités les plus banales, effeuiller une marguerite un peu, beaucoup, passionnément, à la folie […] que nous plongeons dans l’Infini. (EH, 222)
1. MARQUES DU ROMAN, ROMAN DES MARQUES. La présence flaubertienne au sein des trois récits est indéniable. L’Éducation Sentimentale est citée dès La Belle Hortense (BH, 234) puis dans le deuxième volume, Hortense commet l’adultère… au Flaubert Hôtel (EH, 133 et 194). Gormanskoï logera au Havre, la ville de naissance quenienne au « Bouvard et Pécuchet Hôtel », pont normand jeté entre deux géants du roman français (on se souvient de la préface à Bouvard et Pécuchet. 64) Clefs flaubertiennes et clefs queniennes soulèvent nombre d’interrogations. Si les fortunés parents d’Hortense travaillent dans 63 Ervin GOFFMAN : La Mise en scène de la vie quotidienne. Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1973. 64
Raymond QUENEAU : Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 93-117.
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« les milieux très fermés de la Haute Charcuterie », (BH, 80) c’est parce que l’on sait, grâce une remarque de Mounnezergues, que « ces personnes [les charcutières] ont la peau d’une qualité toute spéciale. 65 » Réflexion elle-même à rapprocher du Dictionnaire des Idées reçues 66 : « Toutes les charcutières sont jolies ». Ces références marquées qui cèlent des allusions parfois un peu plus subtiles. Ainsi Arapède consigne-t-il soigneusement ses rapports « à l’encre violette, utilisant un sous-main-buvard vert, sur un pupitre légèrement incliné » (BH, 185) rappelant immanquablement ces pupitres qu’utilisent les plus célèbres copistes flaubertiens 67. Cette transposition post-contemporaine de la dialectique entre l’original et la copie (Bouvard et Pécuchet sont copistes de métier 68) se fait sous forme de clins d’yeux appuyés. Chaque jour, il photocopiait son rapport de la veille et le remettait (la photocopie, bien entendu) à l’inspecteur Blognard, mais il apportait quand même le cahier à Blognard qui préférait le lire dans l’original, comme il disait, car la photocopie perdait une partie des pouvoirs de l’écriture. (BH, 185)
On l’a déjà remarqué, « avec Flaubert, plus nettement qu'avec Balzac, le roman entre dans l'âge industriel, tandis que les produits de celui-ci entrent dans le roman » et « le petit fait vrai devient petit objet vrai… 69 » Quelles tensions, quels bouleversements le statut social de l'objet fait-il donc intervenir dans le texte ? Pour Flaubert, la réponse s’est jadis traduite par une incoercible répulsion pour cet âge industriel qui s’installe en multipliant et en standardisant les objets qu’on duplique et copie à l’infini. Sentiment traduit dans la correspondance à Louise Colet par la célèbre formule : « l'industrialisme a développé le laid dans des proportions gigantesques ». Claude Duchet a constaté que dans les romans flaubertiens, la 65
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami. Œuvres complètes, op. cit., p. 1134.
66
Gustave FLAUBERT : Œuvres Complètes, tome 2, Éditions du Seuil, coll. « L’intégrale », 1964, p. 305. 67
« Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l'un paraissait, l'autre fermait son pupitre. » Gustave FLAUBERT : Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 204. 68 « … ils levèrent les bras d'étonnement, ils faillirent s'embrasser par-dessus la table en découvrant qu'ils étaient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de la marine » ibid., p. 203. 69
Claude DUCHET : « Romans et Objets » – Travail de Flaubert, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1983, p. 14.
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population d'objets au kitsch caractéristique ne cesse de s'accroître. De nombreuses autres particularités soulignent avec férocité la nature petite-bourgeoise de l'objet flaubertien, sa standardisation, le fétichisme de la marchandise qui s’enracine. Bref, quand ils ne mentent pas, pour rejoindre, comme c’est souvent le cas, dans la catégorie sartrienne du pratico-inerte, de la chose, les objets dévoilent une pratique sociale dévoyée. Chez Flaubert, la construction d'un monde d'objets y est solidaire de la construction d'un langage, du façonnement d'un style et symboliquement, l'écrivain reste ainsi « l’artisan qui tourne sa phrase et arrondit ses périodes, comme Binet ses ronds de serviette, et témoigne dans l'âge industriel d'une pratique et d'une conscience archaïques, attachées au chef-d'œuvre, qui se contemplent avec orgueil ou ironie dans leur vanité salvatrice. 70 » Tandis que Flaubert sacralise le roman, défendant en quelque sorte ce qu’il y a de poétique en lui, en montrant une réification des objets drainés dans les romans, les poètes opèrent une trajectoire inverse et complémentaire. Après Baudelaire, Apollinaire a largement redéfini l’opposition entre Ancien et Moderne en brouillant les lignes de partage tracées entre la fonction utilitaire des objets, et la place qu’ils prennent dans un monde devenu changeant et fugace. La modernité fait couler de l’eau sous les ponts, célèbres ou non. Le moderne, dans sa dimension prosaïque, instaure la capacité du poète à saisir le lyrisme ambiant dans une pluralité de faits, quotidiens, réels ou symboliques, et construit une thématique largement présente dans nos trois textes. Les surréalistes, Cendrars et bien d’autres, font entrer une certaine dose de prosaïsme au cœur de la poésie. Plus près de nous, la leçon des Choses, chronique perecquienne finalement douce-amère, reconduit cette ambivalence qui ricoche dans nos récits sous la forme d’une surprenante et inquiétante abondance d’objets et d’une profusion de marques 71. Si les objets composent une vision du monde, en fournissant des repères pour le lecteur, à l’âge de la consommation, l’invasion des marques dans nos romans a une triple visée : d’abord une connivence 70 71
ibid., p. 16.
cf. Georges PEREC : L’Infra-ordinaire. Éditions du Seuil, 1989. Manet VON MONTFRANS dans son excellent Georges Perec ou la contrainte du réel, Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre », 1999, balise minutiueusement dans ses deux premiers chapitres la conversion progressive de Perec du réalisme critique au « réalisme citationnel. »
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immédiate avec les lecteurs de l’époque. La lecture du roman est – on le sait – censée être la plus rapide possible. Rien d’étonnant à ce que la marchandise trouve une symbiose avec le roman. Ensuite, le roman porte le témoignage de l’insignifiance du monde hors-texte, monde saturé d’objectalité – on pense à cette « montre qui dit I love you » (EH, 114), gadget en vogue dans ces années-là. Le tout appuyé sur une forme d’exacerbation de l’essentiel prosaïsme du genre romanesque. Outre les marques alimentaires sur lesquelles nous reviendrons plus avant, un relevé rapide démontre l’existence d’un véritable bazar des romans. D’ailleurs, pour remplacer « Tjurmska (prononcer Tioutcha) » comme ronronneuse, Orsells se rend au… BHV (BH, 252) pour faire l’acquisition d’un synthétiseur. Le père Sinouls, lui, est un habitué de la FNAC dont il connaît vendeurs et « cousines de vendeurs… » Le plaisir de la lecture la plus rapide consiste à voir défiler ces culottes de la reconnaissable « Chantal Thomass » exigées à cor et à cri par les deux filles Sinouls. (BH, 108) Il est aisé de dissiper le rideau de fumée qui émane de ces cigarettes « Jack-Please bleues » (EH, 96) et enveloppe les choses du quotidien. L’attirail de l’écrivain, qui fait l’objet d’une attention soutenue se passe même de ces astuces : pour écrire l’auteur se sert d'un Stylo Razor Point Pilot (BH, 8) sur des feuilles « Buro extra strong 80g » (EH, 80). Souci de précision démenti quelques pages plus loin puisque se trouve contractuellement fixée avec l’Éditeur la remise d’un « mackintoshuscrit ». Pour indemniser Hortense du vol de ses précieux vêtements, Morgan, grand seigneur, propose de lui « faire livrer, en compensation six presse-purée premier choix et une machine IBM à traitement de textes, un vrai bijou, avec les derniers perfectionnements » (BH, 239) On est quand même loin de Pétrarque ou de la fin’amor. Les objets affluent dans des textes de plain-pied avec une époque qui « série », qui (re)duplique. Sans doute la leçon flaubertienne de l’« artisanat du style », pour reprendre Barthes, ne peut-elle se vivre que sur le mode nostalgique. Comme des choses dont ils rendent compte, les mots de la prose contemporaine, écrits au traitement de texte permettent quelques symboliques « copier-coller » auxquels Blognard consent à peine et qu’Arapède, quant à lui, se refuse : Il avait rempli complètement un cahier de sa belle écriture soignée avec une plume ancienne de la marque Sergent-Major (comme il avait du mal à en trouver, après l’épuisement de la réserve laissée par son père, le capitaine de gendarmerie Arapède, qui la lui avait léguée, il les faisait
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD faire exprès sur le modèle ancien par un petit artisan de la rue des Chaufourniers). (BH, 185)
La distribution des objets ne semble pas aléatoire : ils prolongent la plupart du temps des motifs du texte. À travers eux, la thématique anglaise déroule ainsi un fil solide de la trame narrative ; outre les réglisses Callard and Bowser’s, acquises au magasin de luxe londonien Fortnum and Mason (BH, 52) pour Blognard, l’imperméable Burberry avec le sac Petticoat Lane (EH, 202) composent une panoplie adéquate d’Auteur anglomane et itinérant. 2. MÉNAGE, ETC. …nul n’est censé ignorer la vie réelle de ses personnages. (EH, 124)
La présence récurrente d’ustensiles de toilettes et d’articles assimilés de nettoyage témoigne moins d’une volonté de réalisme que d’une surdétermination d’autres réseaux thématiques. On a perçu plus haut combien le rasoir Gillette traçant ses parcours combinatoires sur le visage enduit de mousse à raser Williams (BH, 137) mesurait les infimes variations du temps. L’abandon à une précision excessive des noms de marques (Dentifrice Sensodyne, etc.) pose la question de l’éthos du romancier lequel rend compte du déploiement de l’empire publicitaire, en insérant ce discours des choses à l’intérieur des romans, et finit par en devenir, avec ironie, le premier bateleur. L’auteur fait la démonstration de sa capacité de circuler entre les registres les plus divers, établit un compromis entre le respect des contrats génériques (gage de « sérieux ») et la mise en scène de registres verbaux « marginaux ». Positionnement en quelque sorte ironique où l'on montre tout à la fois qu'on connaît les codes dominants et qu'on pactise avec les usages « autres », sans se fixer sur l'un des pôles. Une série fort voisine, qui attire l’attention, est celle du nettoyage – en particulier celui du sol – et de la cuisine. Avec la cuisine, ces éléments relèvent autant du métatextuel connotatif (« tout énoncé dont le signifié de dénotation concerne la diégèse et dont au moins un des signifiés de connotation apporte des informations sur sa production et/ou sa réception 72 ») que d’une intertextualité généralisée
72
Bernard MAGNÉ : « Le Métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur, [http://www.cabinet-perec.org].
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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élevée au rang d’esthétique. Souvent avare en confidences, le narrateur est en revanche intarissable sur les habitudes ménagères d’Arapède : Les interrogatoires étaient menés dans une petite pièce, sans fenêtre, éclairée par une unique ampoule nue de 60 watts, descendant du plafond blanc entre les murs blancs. Le sol était couvert d’un linoléum jaune, toujours propre, luisant de propreté (Arapède y veillait, utilisant, comme moi (j’ai aussi un linoléum jaune et des murs blancs, et une ampoule nue au plafond) le produit d’entretien qui est le mieux adapté à cette tâche : Brillance de Seltzer). (EH, 60)
Au-delà d’une simple marque de connivence avec le lecteur, l’insistance sur les marques des produits nettoyants évoque une stratégie d’écriture utilisée par Raymond Queneau, Perec et les oulipiens : celle du brouillage quand ce n’est pas de l’effacement de la contrainte. Ainsi la Terreur des Quincailliers, conclut-il ses méfaits par une opération de résorption de ses traces et s’éclipse après avoir répandu « sur le sol tous les produits d’entretien, versé de l’Ajax javellisant sur les papiers hygiéniques, arraché les poils de tous les balais, fait fondre les bougies, mélangé les cirages…» (BH, 50) À travers ces marques, c’est la question du dévoilement et de la dissimulation qui est posée en même temps que la jonction avec un des pôles de la réflexion quenienne. Les incessantes corvées de balayages effectuées par Valentin Brû dans le huitième des romans de Queneau 73 définissaient à elles seules le personnage. Dans son Queneau déchiffré, Claude Simonnet rappelle incidemment que le chiendent est aussi nommé « herbe à balai ». Le nettoyage figure donc la paradoxale trace de l’auteur dans le récit. Et comme Alexandre Vladimirovitch, la lecture peut glissando déraper sur la surface éblouissante des pages, se délecter de ces références finalement aussi drôles qu’inopinées et fabriquées : J’entendis, cette fois distinctement un bruit de claque et le dérapage d’Hotello sur le parquet éblouissant en toute sa surface par la dose de Brillance de Panzer répandue sur lui par la technicienne de surface… (EH, 24)
Mais généralement, laver revient à effacer ou du moins à brouiller les mécanismes contraignants d’écriture, rendre plus embrouillées les pistes pour la lecture, tout en introduisant une dimension d’étagement des lectures, en les façonnant sous le régime de 73
Raymond QUENEAU : Le dimanche de la vie, Gallimard « Folio », 1973.
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la pluralité. Queneau explique ainsi dans Bâtons chiffres et Lettres qu’il a in fine, pour Les Derniers Jours, « enlevé l’échafaudage et syncopé le rythme. 74 » Une stratégie dont il va faire un art du roman. En exagérant et en installant dans le roman, par le biais de l’in-signifiant, un prosaïsme réjouissant, le texte subtilise et rend subtil, cet échange entre éléments et registres. L’implantation de l’infra-quotidien au sein des récits accomplit l’objectif d’une polarisation de la lecture vers une (re)connaissance du monde sensible (c’est le jeu des marques présent également dans la série alimentaire qui sous-tend les récits). Statistiquement, le champ lexico-sémantique de la nourriture et de la boisson fait partie des constantes (donc a fortiori des contraintes) les plus présentes dans les trois récits 75. Donnons quelques-uns des éléments parmi les plus révélateurs de cette série : Dans La Belle Hortense : le régime alimentaire combinatoire du narrateur (BH, 19) celui d’Alexandre 76, le carré de salades (BH, 44-45) de la chapelle, Sainte Gudule « pièce montée » (BH, 37) ; son orgue goutu, la « passion mauvaise » de M. Boillault, dévoreur de viande crue, à la bibliothèque, « un ouvrage sur la cuisine pygmée » (EH, 97, nous soulignons), la dame au visage de Mortadelle, etc. Dans l’Enlèvement, mentionnons : la recette des escargots « à la sussarelle » (EH, 30) , « l’épicerie-théâtre : qui a pour programme « les mémoires d’une aubergine délurée » (EH, 48), la Beeranalyse 77, la Théorie moderne de la Vente des Patates…(EH, 183) Clairement, le narrateur fait figurer dans la liste des « ouvrages pouvant favoriser et éclairer la lecture de [s]on œuvre : La Cuisinière provençale, de Reboul » (EH, 85). Le « Reboul », véritable institution, édité pour la première fois en 1897, rattache le thème culinaire à la « méridionalité ». Ces étonnants « Limonosoff zakouski » (EH, 178) sont des hors d'œuvre qui, en Russie et en Pologne, précèdent le repas et sont généralement servis dans une salle à part renvoient directement à La
74
Raymond QUENEAU : « Technique du roman », op. cit., p. 32.
75
Analyses menées avec l’édition spéciale des logiciels Tropes et Zoom d’Acetic.
76
« …du lait tous les matins, mais uniquement du lait Gloria, dans une soucoupe propre. De la viande, mais uniquement du filet, haché, et cru. Des harengs de la Baltique à la crème une fois par semaine. » (BH, 28)
77
« Préparation à l’introduction à la beeranalyse » – voir chapitre 12 d’EH.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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Vie mode d'emploi (Chapitre XCVIII). La géographie collationne des moments de vie, des va-et-vient. Le thème anglais revient avec l’Exil, ses scones et baps (EXH, 59), ses standardisés Mac Prepared (« acteur shakespearien » (EXH, 120)). Les fausses-étymologies dressent ainsi quelques passerelles inédites entre les régions : « haricot » de « fève », selon la séquence: latin: faber, d’où favaricusfavaricotus-haricotus-haricot, ne nous montre-t-elle pas l’unité culinaire profonde entre la « habada » [« févaie »] navarraise et le cassoulet toulousain, carcassonnais ou chaurien ? (EXH, 45)
Nous nous arrêterons là dans ces repérages, bien conscient qu’ils peuvent être… indigestes pour le lecteur. Les récits se moquent d’eux-mêmes. Romans de l’alimentation – et peut-être même alimentaires (« je me suis dit : « Jacques Roubaud, il ne faut pas mettre tous tes œufs dans le même panier. » Et il m’est venu une illumination qui a conduit à mon projet ») (EH, 161) – ils exposent au lecteur leur préparation à la manière d’un menu expérimental, la somme d’infinies possibilités de variations, de transformations culinaires. Comme l’écrit Vincent Jouve : La présence d’aliments dans la fiction suscite toujours une hésitation entre la participation (la nourriture étant un vecteur particulièrement efficace de l’illusion référentielle) et la distance (la nourriture surinvestie symboliquement, renvoyant souvent à autre chose qu’elle-même). 78
On ne s’étonnera donc pas de voir se succéder un grand nombre de marques alimentaires dans les pages des trois romans : petits pois avec le Lapin Cassegrain (EH, 167), Eau de Badoit (BH, 134), Orangina (EH, 167), Coca-Cola (EH, 232) , etc. Autant de mentions qui fournissent un socle efficace à l’impression référentielle et deviennent de puissants facteurs de lisibilité. C’est que la lecture est d’abord reconnaissance, avant d’être découverte, et l’évocation alimentaire n’a pas son pareil pour faire glisser un discours. « Le manger suscite la participation. 79 » Ce festin de mots fait monter l’eau à la bouche du lecteur et la 78
Vincent JOUVE : « Lire la nourriture », Nourritures et Écriture, dir. Marie-Helène COTONI, Tome 2, Centre de Recherches Littéraires Pluridisciplinaires, Université de Nice Sophia Antipolis, 2000, p. 15. 79
ibid., p. 16.
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nourriture s’inscrit dans la trame narrative : c’est ainsi que les statuettes poldèves, objets de la convoitise de la Terreur des Quincailliers, devaient être « données en prime à tout acheteur de poêles à frire » (BH, 70). Mais les mots de bouche sont parfois des mots de seconde bouche. 80 Comment se refuser ces pastiches de recettes quand on sait que « pastiche » vient de l'italien « pasticcio » signifiant « petit pâté », « assemblage d’éléments divers » 81 ? On sollicite et en même temps on divertit l’attention du lecteur, la décentrant vers les marges du récit. Mais une telle amplification du prosaïsme en même temps qu’une périodicité élevée, mine les textes, rend suspects leur prise en compte prétendument plus globale du journalier, de l’ordinaire, de ses niveaux inférieurs. L’attachement à décrire les marges, les mouvements imperceptibles, les éléments longtemps négligés par le roman traditionnel, parallèlement à une prise en compte de la dimension machinale du quotidien, creuse le soupçon. L’incipit de La Belle Hortense, nous décrit Eusèbe qui sortait sur le trottoir les casiers à légumes et à fruits, les ouvrait, disposait leur contenu – tomates, oranges, pêches, salades, bananes… – d’une manière commerçante et agréable, c’est-à-dire en fourrant les plus visiblement pourris en dessous, ou en arrière des autres, ceux qui restaient encore présentables… (BH, 11)
L’on nous indique d’emblée à travers ces résidus de consommation, ces reliefs banalement prosaïques « à quel point le recyclage est le moteur même de l’activité scripturale 82 ». La question de la mémoire et des restes est posée à travers la péremption rapide des fruits (signe du non-travail eusébien ?) Pour mieux cacher, le roman offre surtout à voir sa première pelure. Et en même temps il n’a pas grand-chose à dissimuler puisqu’on le devine, avant toute chose, écrit avec d’autres romans. La Littérature à l’estomac, ou plutôt, le digest, le recyclage permanent sont les carburants de la narration. L’on verra plus avant
80 cf. Natacha MICHEL : « Roubaud 1978: les mots de seconde bouche » in 30 ans de poésie française: des singuliers au pluriel. Critique, 1979; vol. 35; n° 385-386; p. 594609 et notre chapitre 4. 81 Pascale HELLÉGOUARC’H : « Écriture mimétique : Essai de définition et situation au XXe siècle », Formules 5, op. cit., p. 101. 82
Dominique VIART : « Mémoires du récit. Questions à la modernité », op. cit., p. 19.
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comment cette consommation récurrente de nourriture et de boissons autorise une lecture de textes cuisinés sur le modèle d’ingrédients, de recettes, de modes d’emploi. D’ores et déjà, sachant que le Cahier des Charges de La Vie Mode d’Emploi prévoit une série « Boissons/nourriture » entre « Tableaux/Livres » et « Petits Meubles/Jouets » 83, on peut, par analogie, induire qu’une catégorie similaire fait partie du « Cahier des Charges » roubaldien. Quelques ingrédients des « 81 fiches-cuisine à l'usage des débutants » 84, et davantage encore de la « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année 1974 85 » sont ingérés par le récit devenu engastrimute (ventriloque) selon le terme rabelaisien. Dîners chez les Sinouls, Daube chez les Blognard… rares sont donc les pages où la nourriture et/ou la boisson ne figurent pas. Abondance célébrée et partagée la plupart des fois dans le sillage du rabelaisien Père Sinouls lequel ne se déplace qu’exceptionnellement sans son litre de Valstar qu’il ne pose que pour roter confortablement (BH, 41). Outre cette adaptation furtive du « Faictz ce que vouldras 86 » par Hortense devenu « comme tu veux tu fais » (EH, 127), on se souvient que le double poldévien du Père Sinouls, lui aussi adepte de larges rasades de Valstar, est abbé de Léthème (EXH, 26). Comme chez Rabelais, repas et banquets, sont les occasions d’un partage de valeurs communes « triomphes de la vie sur la mort » (Bakhtine) et Roubaud dans cette veine exploite tous les motifs du corps grotesque … « de la bouche grande ouverte, de la déglutition, du ventre béant. 87 » Exploits alimentaires et accumulation de nourriture invitent ainsi à une lecture plaisante. L’insinuation à l’intérieur des pages du mouvement périodique : absorption/évacuation, va au-delà de 83
cf. Hans HARTJE, Bernard MAGNÉ, Jacques NEEFS : Cahier des Charges de La Vie Mode d’emploi. CNRS éditions/Zulma, 1993. 84
cf. Georges PEREC : Penser/classer, Hachette, « Textes du XXe siècle », 1985, p. 89-108. 85 cf. Georges PEREC : L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, 1989, p. 97-106. Parmi ceux-ci : trois escargots, les céleris remoulade (qui font partie du régime de l’auteur), daube, 75 fromages (p. 103), quatre Guiness (p.106), etc. 86 87
François RABELAIS : Gargantua ; Œuvres Complètes, Éditions du Seuil, p. 202.
Mikhaïl BAKHTINE : L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la Renaissance, Gallimard, « Tel », n°70, 1970, p. 332-333.
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l’appréhension exhaustive de la banalité inhérente au quotidien. La « joyeuse matière qui rabaisse et soulage » comme l’écrit Bakthine, transforme et déclenche le rire. Ces excreta, immédiatement compréhensible par le lecteur le plus trivial, sont parfaitement pris en charge par le genre romanesque et Roubaud s’en donne à cœur joie. Le meilleur goût n’est peut-être pas toujours de mise ; mais la contrainte et la série jouent la carte du comique de répétition. Les graffiti d’hommes ou (à la fin) de femmes 88 en train d’uriner représentent les avancées dans l’appropriation du territoire urbain par la Terreur des Quincailliers. La vie quotidienne a quelque chose d’irrémédiablement et de jouissivement prosaïque et le roman est à même d’en rendre compte. Ainsi parla Flaubert, ainsi est répétée la leçon de Queneau et Perec ; c’est dans la boue, du limon, que naissent les petites fleurs bleues. Ainsi, le texte imitant le mouvement du quotidien, est lui-même engendré par la réitération, mimant la boucle de la vie. De l’enfance enfermée dans les bacs à sable où, comme Veronica Boillault, « les plus petits s’installaient dans le bac à sable, avec leurs seaux, leurs râteaux et leurs pelles, pissaient dans leurs culottes, se mouchaient dans leurs tabliers ou leurs manteaux, s’enfonçaient divers instruments dans le cul, le nombril… » (BH, 32) à la vieillesse (l’un de membres du terrible Sextuor de Vieillards de la Bibliothèque a visiblement quelques ennuis prostatiques 89), les lignes de la vie s’écoulent sous forme de rigoles imprévues. Le sentimentalisme, la tonalité « fleurs bleues » des textes sont régulièrement mis à mal, battus en brèche. Jamais le registre ne reste univoque ou bien longtemps stable. L’eau de prose des aventures sentimentales d’Hortense a son envers, celle qui coule avec les chasses d’eau. Si les nuages parvenaient à se retenir « de pisser, en l’honneur d’Hortense, malgré la grande envie qu’ils en avaient », (EXH, 26) si « le roman, sans le toucher [Augre] pour ne pas se salir les mains, le sort[it] de la pièce, du palais, et le dépos[e], comme une crotte de doberman, dans la rue » (EXH, 179), l’état des Water-closets au 36, 88
« Au moment où l’autobus repartait, elle aperçut, sur le mur de la maison, en face du 53 de la rue des Citoyens, une silhouette de femme peinte à la peinture blanche, avec un soutien-george bleu. Elle était représentée debout, en train de pisser. » (BH, 268) 89
« S’il venait, matin après matin, rejoindre ses collègues du Sextuor et jouer sa partie dans leurs échanges polémiques, c’était pour une raison très simple : afin de pisser…» (BH, 92)
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Quai des En-La-Matière provoque un dégoût tel et une indignation si vive de l’inspecteur She. Hol, qu’il ne se contient pas et se lance dans un vibrant et désopilant réquisitoire : Ne peuvent-ils admettre la responsabilité de ces « choses » sorties d’euxmêmes? Que ne pensent-ils à la personne qui nettoie des toilettes sales ? Est-ce cela qu’on appelle la culture ? L’autre jour je faisais la queue devant les toilettes d’un grand magasin et j’ai entendu un bruit énorme de papier qui provenait de l’intérieur… (EH, 144)
Recycler la mémoire, montrer le quotidien dans son infinie infi(r)mité, dans sa cyclicité absolue, la méthode de l’écriture s’apparente à la méthode Eusèbe : « il avait transformé cette faiblesse en force, car il avait observé qu’en restant là, comme ça à penser à pisser, puis à pisser en pensant, tous les ennuis de la vie s’évanouissaient, tous les problèmes apparemment insolubles… » (BH, 194).
II. « L’Autobiographie de tout le monde » A. Mémoire vive. 1. JE ME SOUVIENS… DE L’ÉPHÉMÈRE. L’instillation d’éléments de civilisation, ou d’anecdotes plus intimes est effectivement une constante des trois ouvrages. L’allusion, on le sait « indissociable d’un mécanisme référentiel » 90 est le goutte-àgoutte qui irrigue les trois textes (n’oublions pas l’étymologie hydrologique d’« Hortense »). Ces allusions s’introduisent via une machine textuelle qui les distribue régulièrement au sein des textes. Laissons de côté, pour le moment, celles qui relèvent de la sphère de l’intertextualité. Les réseaux allusifs installent les signaux intermittents et le 90
cf. Arnaldo PIZZORUSSO : « Considération sur la notion d’allusion », L’allusion dans la littérature : actes du XXIVe congrès de la Società Universitaria per gli Studi Lingua e Letteratura Francese (SUSLLF) Sorbonne, nov. 1998, Michel MURAT (éd.), Paris : Presses de l’Université de Paris IV, 2000. p. 13-23.
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tableau pointilliste d’un « monde, auquel je ne me mêle guère, n’étant pas satisfait de la façon dont il va, et le punissant par mon absence de ne pas aller comme j’eusse voulu qu’il allât » (EH, 38). On ne trouverait aucune amertume véritable dans ce constat répété que « le Monde Réel est bien peu aimable avec nous » (EH, 70-71), mais plutôt l’installation du registre de la démystification, le rire d’économie psychique qui s’attaque à la doxa des années 80, aux masques sociaux. Les récits enregistrent les mouvances et le pittoresque de ces années en les plaçant dans une perspective grossissante. Amplifications, exagérations et hyperboles se disputent la place dans ces passages où l’inversion sert de stimulus au comique. Quand sonne le glas de l’investissement politique et idéologique, qu’une certaine forme de vacuité et d’atonie semble envahir le champ contemporain 91, Roubaud déroule, quant à lui, un tapis rouge aux plus hautes personnalités politiques sollicitées… en tant que spécialistes ès arrière-trains : les fesses d’Hortense sont-elles ou non parfaitement parfaites ?[…] La question serait posée non à d’ignares critiques littéraires, […] mais à des personnalités de poids : Raymond Barre, François Mitterrand, Ronald Reagan, Margaret Thatcher, Mgr Fustiger et ‘last but no least’, Mme Gorbatchev. (EH, 135)
Deux personnages reviennent avec une certaine régularité dans L’Enlèvement d’Hortense et se voient décochés des flèches acérées : « un certain Q-n’est-ce-pas et un certain L’Étourderie » qui « en veulent aux qualités physiques des héroïnes » (EH, 37). En « Q-n’est-ce pas », il est loisible de reconnaître Louis Pauwels rédacteur en chef du Figaro Magazine 92 et surtout pourfendeur du « sida mental » chez les étudiants en grève de l’hiver 86-87. « L’Étourderie » renvoie plus nettement encore au leader du Front National, à ses lapsi volontaires et une allusion assez transparente à la polémique et aux retombées judiciaires avec Mathieu Lindon « Je reconnus, sous leurs déguisements, P. Four., Harry M., Mat. Lin. récemment sorti de prison 91
Thème analysé dans ces années-là par Gilles Lipovetsky (cf. L’Ère du Vide, Gallimard, 1983.) 92
Autre tête de turc : Charles Pasqua, Ministre de l’Intérieur de l’époque comme l’explique Roubaud dans l’interview en ligne : « il se trouvait qu’à un moment il y avait une sorte de crise de puritanisme chez le ministre de l’intérieur de l’époque : Monsieur Pasqua et qui avait engagé des poursuites pour un livre qui paraissait trop osé » COLLECTIF Interview de Jacques Roubaud [document en ligne] http://www.acversailles.fr/etabliss/clg-pasteur-neuilly/interview.htm [17/12/2001]
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où il avait été enfermé par L’Étourderie… » (EH, 204) Sous-catégorie des métaplasmes, l’abréviation est utilisée en vrai brachygraphe par Roubaud et cela pas uniquement à des fins d’anonymisation ou d’euphémisation. Le jeu sur l’abstraction – en tant que procédé – pour créer ce « Q-n’est-ce pas » et « L’Étourderie » rend le soulignement plus oblique. Lorsque l’occasion se présente, le récit égratigne mais ne s’attarde jamais. Et la censure redoutée (« il n’y a pas que la surface extérieure et les volumes d’Hortense qui risquent de tomber sous le coup des ciseaux de la censure de messieurs Q-n’est-cepas et L’Étourderie… ») (EH, 99) incarnée par les deux personnages, tourne à la pseudo-simulation, voire la prétérition pour laisser in fine la narration reprendre comme si de rien n’était : J’ai dit à mon Éditeur: « Je ne vois pas pourquoi, parce que ces messieurs Q-n’est-ce-pas et L’Étourderie sont atteints du virus de Rabougrissement Buissonnant de la Tomate […] je ne vois pas, dis-je (ai-je dit) pourquoi je ne peux pas m’étendre sur les qualités physiques de mon héroïne, détails attendus par mes lecteurs, et spécialement sur cette particularité, d’un charme exceptionnel, d’une certaine partie antérieure intermédiaire et rétroposée de sa personne, qui est à la fois si rare et si émouvante ? (EH, 37)
Comme Monseigneur Fustiger (Lustiger) qui, de façon surprenante, pousse de concert avec Sinouls, des « croa-croa » (BH, 44), cri de ralliement des anticléricaux, ces personnages empruntés à l’actualité, relèvent davantage de paradigmes actantiels (Fustiger est essentiellement un mandateur) et n’ont pas le temps de gagner en épaisseur. C’est une évidence, le clin d’œil doit être bref et, de scènes en scènes, les trois récits ne résistent pas à la tentation d’aménager un véritable Musée Grévin de ces années-là dans lequel on assiste à un véritable défilé de célébrités. Autant de procédés à la croisée du jeu onomastique et de la référence sub-culturelle qui voient par exemple passer sur la scène le Professeur Jeancheu qu’une contrepèterie minimale suffit à reconnaître (EXH, 33). Parfois même l’auteur n’a même pas besoin d’être plus explicite. C’est le cas pour le « présentateur tv » « dont le nom est sur toutes les lèvres » (EH, 188).
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2. LONGS MÉTRAGES, MESURE DU TEMPS Les références au cinéma qui sont autant d’hommages à Perec à Queneau 93 qualifient peut-être davantage encore l’époque. D’ailleurs, Hortense passablement échaudée, interpelle Alexandre et le somme de lui expliquer dans quel registre scénaristique elle se trouve : – Film? fit Alex. – Enfin, scénario, histoire, badaboum, quoi ! S’agit-il d’un scénario original ou d’une resucée de Jekyll and Hyde, du jumeau de Mark Twain ou du Vicomte Pourfendu ? J’avoue que chacune de ces hypothèses me déplairait extrêmement. (EXH, 52)
Indications (ou adaptations littéraires) qui lui auraient été doublement utiles car elles donnent non seulement la pleine mesure du monde tel qu’il va, mais d’un monde qui change, qui a changé. Sans doute Roubaud se souvient-il de ce portrait de groupe en cinéphiles des Choses de Perec. Il y avait, surtout le cinéma […] Il leur semblait parfois qu’ils avaient grandi avec lui […] Ils étaient cinéphiles. C’était leur passion première […] Ils avaient une forte prévention contre le cinéma sérieux une sympathie presque exagérée pour les westerns, les thrillers, les comédies américaines… 94
En tout cas, très nettement des strates cinématographiques se superposent, procurent une épaisseur temporelle efficace et symbolique. Commençons par les mentions aux titres contemporains avant d’aborder les échos plus lointains. Cette série est présente à travers les succès des années 80-90. L’Exil fait ainsi référence au film de J.-J. Beineix « 37°2 le matin » (1986) transformé en « Tr 7 d. 2 » au Grand Bleu de Luc Besson (« Le gr bl - - » p. 140). Le Princess Bride de Rob Reiner (1987) est une référence surmotivée puisque en même temps que les topiques traditionnels du conte sont contrariés, le grand-père narrateur (Peter Falk) ne cesse d’être interrompu (voire contredit) par son jeune auditeur. La plupart du temps, titres de films ou noms de réalisateurs figurent en tant qu’intersection entre des séries dans la « mise en intrigue » (P. Ricoeur), c’est-à-dire cette opération qui tire de simples
93 94
Parmi les cinéphiles avertis, on mentionnera Des Cigales dans Un Rude Hiver...
Georges PEREC : Les choses. Éditions Julliard, « 10/18 », 1965, p. 52-53. Cf. Bernard MAGNÉ : Perec, op. cit., p.18.
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successions, une configuration. Ainsi, l’on devine que l’arrière-plan des romans se tisse selon une grammaire précise laquelle distribue les intersections entre des séries et en font un objet à lire. Des signes d’appartenance sont ainsi choisis selon un mécanisme analogue à celui des mots croisés (dont on sait que tout l’art consiste à obtenir un maximum de croisements). Parfois le mécanisme est explicite : c’est le cas de ce ricochet homologique entre « Le Rayon Vert » d’Éric Rohmer (1986) et celui de Jules Verne 95. D’autres fois c’est moins le cas, en particulier lorsque la dissimulation est un peu plus importante comme ce Paris, Texas wendersien (EH, 123). En surface, donc de simples références reviennent, et, en sus d’une inscription historique du récit, elles offrent la possibilité de déployer de véritables isotopies. La mention des films de Peter Greenaway (EH, 130) est particulièrement caractéristique : The draughtsman's contract (meurtre dans un jardin anglais) fait écho à la dimension programmatique du cycle d’Hortense (le dessinateur prépare minutieusement ses dessins.). Et A Zed and Two Noughts (Z.0.0., 1985) dont l’arc scénaristique est fondé sur la dualité (ces jumeaux siamois séparés à la naissance devenus amants) se termine sur leur suicide duel. Allongés sur le sol, les dernières images du film montrent des myriades d’escargots recouvrant tout. La série cinématographique ne se limite pas à l’admiration pour l’arithmomanie de Greenaway – voie poursuivie dans « Drowning by numbers », ou encore l’adaptation de La Tempête shakespearienne (Prospero’s Book). Nombre de personnages, en fonction de leur âge, reçoivent en effet de véritables caractérisations par des références cinématographiques qui leur sont affectées. La Mère d’Arapède, qui fait la collection de la revue L’Illustration 96, arrête naturellement ses choix au cinéma d’avantguerre. Elle est une adepte des films de Busby Berkley avec en vedette l’actrice et chanteuse brésilienne Carmen Miranda, légende des années 95 « Le rayon vert parut sur la mer, filmé par Eric Rohmer suivant les indications de Jules Verne…» (EH, 201) 96
(BH, 186) – L’Illustration est une revue hebdomadaire à la longévité exceptionnelle : fondée en 1843, elle connaît ses plus forts tirages aux alentours de la Première Guerre Mondiale. Sa dernière parution date de 1944.
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40. Arapède trouve particulièrement inepte la scène où, en guise de chapeau, celle-ci descend avec un « immense plat de fruits et légumes (le tutti frutti hat) »(BH, 183). Ce détail savoureux dissimulé est un indice qui nous aiguille sur une des grandes séries récurrentes des romans (la thématique alimentaire) que nous examinerons plus avant. Arapède, quant à lui, préfèrerait voir ces solides héros campés à l’écran par un Humphrey Bogart, un James Cagney, ou Edward G. Robinson (BH, 180), dans une trame policière, bien entendu. Chaque personnage apporte donc avec lui le(s) film(s) de sa vie dont la bobine, plus ou moins déroulée, donne des indications sur son âge mais aussi ses références culturelles. En même temps, ces marques deviennent récurrentes, ferroviaires, elles croisent plusieurs thèmes. Dans ce grand melting-pot culturel, le Kubrik (EH, 216) (de L’Odyssée de L’Espace) rime ainsi avec Copernic. Madame Bertrande Eusèbe, choisit explicitement de changer son prénom en référence à Edwige Feuillère, célèbre interprète, dont les succès au cinéma correspondent principalement à l’avant-guerre. Le cinéma d’après-guerre, lui, installe « le temps de Rita Hayworth et de Gilda » (BH, 20). C’est donc une autre Carmen (le véritable nom de Rita Hayworth est Margarita Carmen Cansino), rousse de surcroît (et les rousses ont une importance capitale dans le récit 97) qui intéresse bien davantage l’Auteur. Ce dernier, dès le premier récit, se réfère à un univers cinématographique plus ancien, constitué de deux pôles : la féminité teintée d’un érotisme (de bon aloi) et d’une franche admiration pour les héros du cinéma hollywoodien. Si nous avions été beaucoup plus vieux (comme l’Auteur, par exemple), ça nous aurait rappelé avec émotion les premiers petits seins suédois tout nus, aperçus sur les écrans timides au début des années 50, ceux de Bibi Anderson (?) dans Elle n’a dansé qu’un seul été, par exemple. (BH, 20)
Outre Bibi Anderson, icône fixée sur pellicule par Arne Mattson, Marilyn Monroe (EH, 214 & EXH, 27) fait plusieurs apparitions dans les récits, notamment à travers la reproduction de son effigie sur les pièces poldèves (argent soupçonné à plusieurs reprises d’être le produit de faux-monnayeurs). Référence croisée au pop-art
97
Laurie et Carlotta sont rousses. L’auteur prépare un grand Traité de Rousseur comparée (EH, 67), etc. À moins que ces rousses ne renvoient à Roussel qui figure dans le Cahier des Charges de La Vie Mode d’Emploi.
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warholien – celui des séries Marilyn – et avec l’histoire personnelle, les indications historiques, en particulier celles dont l’auteur se gratifie ne sont pas complètement cantonnées à l’actualité, notamment par le biais cinématographique. De la part d’un spécialiste des artes memoriae, il n’est pas étonnant de trouver le cinéma dans le rôle d’un effecteur de mémoire organisant toute l’écologie de ce « jardin des souvenirs qui bifurquent ». Si « l’anamnèse est une spirale 98 », elle fixe le vertige du passé en reconstruisant des carrefours où les références venues d’horizons divers peuvent (re)construire une configuration synergique. Par ailleurs, les belles américaines ne sont pas les seules sur le podium. L’admiration pour le western et les acteurs qui ont le mieux incarné les héros pour cette génération parvenue à l’adolescence aux alentours de la Deuxième Guerre Mondiale, est malicieusement rappelée dans Poésie : « J’attendis les offres d’Hollywood pour le rôle de Baudelaire dans un western. Mais rien ne vint.» (POE, 404) Victor Mature, acteur tout en muscles est placé dans un saisissant parallèle avec Ph(ilippe) S(ollers) : Veux-tu dire qu’il croit à des mondes où il y aurait des chevaux ailés, des ânes parlants et où Ph…… S…… par exemple serait encore plus intelligent et aurait encore plus de talent que Victor Mature, par exemple? (EXH 94)
Par rapport à un Grégory Peck, un Kevin Costner ne fait pas le poids (EXH, 250), ce qui permet après quelques hésitations entre Gary Cooper, Kirk Douglas ou Burt Lancaster quelques chiasmes astucieux comme ce Robert Mitchum se retrouvant « dans le rôle de Jacques Roubaud » (EH, 166). 3. « LE SALAIRE DU ZAPPEUR » Alors que le cinéma, art populaire, se déploie dans le temps, les narrateurs des récits sont plus ambigus ou réservés à l’encontre de la télévision et des médias en général. On connaît le mot de Serge Daney : « la télévision est une épidémie tellement globale qu’elle laisse le
98
Jacques ROUBAUD : L’invention du fils de Leoprepes – Poésie et Mémoire, op. cit., p. 102.
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monde à la fois changé et inchangé ». 99 Perec, d’ailleurs, préfère nettement la radio à la télévision ; aussi ne place-t-il dans tout l’immeuble de La Vie Mode d’Emploi qu’un téléviseur – et encore se garde-t-il bien de l’allumer. Mais il est difficile d’éluder les préoccupations adolescentes d’une Carlotta, qui culminent dans L’Enlèvement sans évoquer la télévision et son imprégnation de culture anglo-saxonne, constante de ce mouvement combinatoire (de base 6) qui agite sa chambre : Ce n’étaient pas seulement le lit, le bureau, la chaise, la lampe, l’armoire, les étagères qui changeaient de place ou d’aspect, mais aussi les posters, illustrations et photographies, dont variaient les dispositions et la nature, suivant des fluctuations de hiérarchie qui indiquaient la progression accélérée de Carlotta sur la route qui va de quinze à seize ans. Je n’oublie pas la radio et la télévision. (EH, 49)
Ce robinet à références qu’est la télévision peut donc s’ouvrir lors de la « soirée hebdomadaire de télévision chez Laurie et Carlotta » : J’avais regardé successivement Super Jaimie, M. Spock, mon héros préféré, dans Star-Trek, l’automobile Kit (une héroïne à la voix d’homme au doublage), puis Peter Falk dans Columbo. (EH, 151)
Spock, dernier avatar d’une rationalité scientifique quelque peu exacerbée qui n’est pas sans déplaire à Roubaud, et Columbo 100 dont les traits caractéristiques sous la plume contemporaine et avertie d’un Serge Daney sont ceux de « l’inspecteur rital qui n’en n’impose à personne 101 » figurent au titre de meilleurs représentants d’un genre mineur, celui de la série. Véritables promoteurs de « l’hystérie du récit emballé au plaisir des variantes en boucle », les personnages des séries sont aussi convoqués au sein du récit pour décomplexer celui-ci. Ils font la démonstration que la série hortensienne assume totalement sa part de mineur et de prélèvement du quotidien. Le récit flirte également avec les théoriciens de l’infraordinaire. Erwin Goffman avait déjà été cité dans le chapitre 2 de 99
Serge DANEY : L’exercice a été profitable monsieur, P.O.L, 1993, p. 343.
100
« La méthode Columbo est inutilisable. Mais j’aurais bien voulu pouvoir l’éprouver sur quelques personnages de la présente histoire comme le garçon pâtissier de Mme Groichant, Molinet Jean ou Tom Butler, par exemple. Cela m’est interdit, je ne peux pas sortir de mon rôle » (EH, 152). 101
Serge DANEY : Le salaire du zappeur, P.O.L, 1993, p. 87.
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Mathématique :. Il est possible que l’« affreux docteur Schutz » et ses « théories les plus récentes » (EX, 22) renvoient au sociologue autrichien Alfred Schutz. Rappelons que Schutz compte parmi ceux qui ont désigné le quotidien comme un domaine privilégié d’étude pour la sociologie, en l’invitant à s’insérer dans le « monde de la vie » (le Lebenswelt), concret, historique et socio-culturel, où prévalent les représentations de la pensée du sens commun 102… Globalement, Roubaud procède la plupart du temps par minuscules déphasages personnels. Ainsi la « clé » du chiffre réside-telle plus souvent dans les autres textes que dans le hors-texte. Il y a cependant des cas-limites, ésotériques où l’on « replie l’épisode sur l’événement et le personnage sur la personne 103» comme pour le « réveillon-bébés » (EXH, 84). Plus personnellement, avec Laurie et Carlotta, « la difficulté générale de l’existence » (EH, 36) s’estompe et le rire peut revenir. La réunification textuelle entre « Charlotte, [s]a seconde fille… » (MAT, 56) et Laurence n’est finalement qu’une recombinaison familiale, une redéfinition relationnelle en même temps qu’une facilité d’écriture. Mais l’art d’être père et grand-père 104 ne se conçoit pas sans le plaisir d’une douce moquerie mâtinée d’admiration. Aussi l’Auteur, en observateur attentif de Carlotta dont l’adhésion au domaine de la chanson anglo-saxonne ne saurait faire l’économie d’une « fandom » (néologisme franglais revendiqué) pour les groupes en vogue (« Carlotta avait tous les posters des Dew-Pon Dew-Val, tous leurs 45 tours et albums, toutes leurs interviews dans les revues allemandes, japonaises ou poldèves ») (EH, 55) s’attache-t-il sérieusement à l’étude comparée de la « pop music ». Carlotta avait devant moi, dans la cuisine, déchiré en petits morceaux, piétiné et jeté au vide-ordures une interview des abominables Landau Valley qui s’étaient permis une remarque dédaigneuse sur la ligne 102
cf. Alfred SCHUTZ : Éléments de sociologie phénoménologique, introduction et trad. de Thierry Blin, Paris, L'Harmattan, 1998. 103
Bernard BEUGNOT :« Œdipe et le Sphinx : Essai de mise au point sur les problèmes des clés au XVIIIème Siècle », cit. par Christelle REGGIANI. La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, Thèse de doctorat (nouveau régime), direction G. Molinié. Paris. Université de Paris IV (Sorbonne), 1997, p. 566. 104
«… notre fille, Laurence, qui elle-même va incessamment me rendre grand-père ». (MAT, 100)
130
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD rythmique ultra-élémentaire et obstinément binaire des Dew-Pon Dew-Val (il se révéla par la suite que c’était une pure calomnie du journaliste…) (EH, 56)
Pour construire les noms des groupes pop qui font ces années-là l’admiration de Carlotta, Roubaud prend appui des noms réels et procède davantage par « fausse-traduction » que par métaplasmes. On reconnaît ainsi A-Ah en « Hi Hi », et Duran Duran en ces « Dew-Pon Dew-Val » (Dupont-Duval). La distorsion cryptogrammatique affecte évidemment les « Landau Valley » (Spandau Ballet) – qui échappent de justesse, comme on l’a vu, à un anathème définitif. Assurée, une culture pop inattendue et presque encyclopédique se déploie au fil des pages. Les précisions, souvenirs de conversations propices aux digressions confèrent ainsi une épaisseur certaine aux textes. Méticuleux, l’auteur a le souci délicat de la précision en introduisant en note de bas de page : « C’est le troisième Dew-Pon Dew-Val : il y a Tom Butler, il a Tim Butler (aucune parenté), il y a Joseph Le Just ; et Ies musiciens. Note de l’Auteur 105 ». La télévision allumée par le patron du Tea Est-tea qui montre « un groupe de chanteurs se trémoussa[n]t sur l’écran » fait entendre « le succès de la saison : Are we human? we are Pol-devo! » (EXH, 44) Dans les romans, c’est bien tout un arrière-fond musical cohérent et signifiant qui s’installe. Néanmoins, les récits ne se contentent pas d’un simple saupoudrage allusif puisque les références innervent de façon plus structurelle la trame du récit. Ainsi, Tom Butler rejoint-il la ribambelle de Beaux Jeunes Hommes identiques et poldèves (l’inspecteur She. Hol., le garçon de café, les deux sonneurs, etc.) soupçonnés du meurtre de Balbastre. Ce qui permet quelques facétieuses mises en abymes télévisuelles : Quand les deux inspecteurs entrèrent, les deux sonneurs étaient en train de regarder leur télé, qui passait une interview des Dew-Pon Dew-Val: Tom Butler, en réponse à une question de la journaliste, révélait que le 105
L’Enlèvement d’Hortense, p. 234. On notera la précision de la documentation roubaldienne. En effet, les membres originels du groupe sont : Nick Rhodes, John Taylor, Roger Taylor, Andy Taylor et Simon LeBon. Cf. http://www.duranduran.com/ [document en ligne]. Pour les autres groupes, cf. Henry TORGUE : La pop-music et les musiques rock, PUF, « Que sais-je ? », 1997 (4e éd. mise à jour). On peut se référer aux deux sites officiels [documents en ligne] http://www.spandauballet.com et http://www.a-ha.com
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
131
prodigieux succès de leur groupe en Poldévie tenait au fait que sa grandmère à lui, Tom Butler, était poldève. (EH, 137)
Ce qui relève de la satire des médias et qui relaie les réflexions roubaldiennes menées au travers des essais et autres articles est ici complètement intégré dans les mécanismes des récits. « Le dernier succès des Dew-Pon Dew-Val, qui venait de passer de la douzième à la onzième place aux « Trente-neuf Marches », l’émission télé décisive à la Bourse des Valeurs musicales ». Ces « 39 marches » (EH, 57) qui rappellent la formule de l’émission du « Top 50 » (classement hebdomadaire des ventes de disques) et font référence au film d’Alfred Hitchcock (1935) – adaptation très libre du roman de John Buchan, paru en 1915. Hitchcock et le thème policier d’ailleurs ne sont jamais bien loin (BH, 123). D’une part – Truffaut l’a fort bien démontré 106 – chaque film de Hitchcock repose sur une sorte de « postulat formel » – ce qui ne lasse pas de séduire l’oulipien qu’est Roubaud, et, d’autre part, parce qu’à partir de sujets plutôt minces, il parvient à faire surgir du très grand art. Sans aucun doute, ces passages incessants de l’auteur, dans L’Exil (« un homme grand, chauve… 107 ») doivent-ils quelque chose à l’habitude bien connue qu’avait Hitchcock dans chacun de ses films à savoir se mettre en scène en figurant fugitif. Toutefois, avec la « néo-télévision » pour reprendre Eco 108 qui s’installe durant ces années, les tours de force formels hitchcockiens ne sont plus vraiment possibles. Et lorsque « Tom Butler, passion de Carlotta et chanteur de charme des Dew-Pon Dew-Val » achète des endives en signant des autographes (EH, 181), le traitement de l’événement – qui fait l’objet d’un reportage spécial au journal télévisé – semble disproportionné. Chaque fois que c’est possible, Roubaud reconduit dans ses récits les remarques sarcastiques de ses essais, à l’encontre d’une civilisation des médias lesquels ne reconfigurent le paysage culturel qu’en surface. Témoins ces « précieuses technologies de pointe : celles qui permettaient de substituer à la non-transmission d’informations et d’opinions quelconques par une unique chaîne télévisée la transmission 106
cf. François TRUFFAUT (avec la collab. d’Helen Scott) : Hitchcock, Ramsay, 1987.
107
L’Exil d’Hortense, p. 39, 68, 120, 195…
108
cf. Umberto ECO : « TV : la transparence perdue » [1983]. La guerre du faux. Le livre de Poche, 1985, p. 196-220.
132
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
d’un stock invariable des mêmes informations et opinions par un nombre illimité de chaînes de noms différents » (EXH, 139). Roubaud, avec un certain recul, et dans tous les cas une ironie constante (« Nous n’entrerons pas dans la salle du Nadir. Ce n’est pas de notre âge ») (EH 232), immisce représentations et instantanés, découpés et extraits du quotidien pour être recollés dans l’écriture romanesque. Nulle férocité, condescendance ou conservatisme dans des propos pourtant parfois sévères : l’écriture des romans enregistre ces nouveaux imaginaires qui se mettent en place quand les médias qui émergent amalgament consommation et communication. Le « message des médias », pour reprendre le titre d’Abastado 109, c’est peut-être qu’il n’y a rien à dire. Remarquons d’ores et déjà que le monde romanesque d’Hortense, organisé en trompe-l’œil, ne fait jamais l’économie du faux-semblant, du fallacieux, de la duplicité et de la duplication, bref de la série. Dans l’Enlèvement puis dans l’Exil, de nombreux « Beaux Jeunes Hommes » (princes, serveurs de café, garçons pâtissier, etc.) prennent le relais des jumelles (Sinouls, Orsells) du premier opus. Les deux sonneurs de cloches, exagèrent même leur similitude en se faisant tatouer la marque princière sur les fesses. Pour terminer, une fausseHortense est construite (en kit) par Augre dans l’Exil. Pygmalion se contente désormais d’une poupée gonflable. C’est d’ailleurs cette conjonction du même, du faux et de l’image qui coûte la vie à Balbastre, victime expiatoire de la ressemblance et qui, pour la bonne cause, avait finalement « accepté ce qu’il avait toujours refusé, par pureté de convictions : tourner dans des films publicitaires » (EH, 228). Les animaux ont finalement le cœur plus pur que les hommes.
109
cf. Claude ABASTADO : Message des médias. CEDIC, 1980.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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B. Crise dans la civilisation ? 1. LE JOURNAL Les journaux parlent de tout sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien.110
Si les médias audiovisuels souffrent d’un discrédit certain dans les romans, ni le monde de la presse écrite, ni celui de l’édition 111 ne sont davantage épargnés. Si l’on se cantonne au domaine de la presse, La Belle Hortense fait la démonstration que son pluralisme n’est qu’illusoire. La lecture des gros titres du Journal nous apprend que « La Terreur des Quincailliers a encore frappé ». C’est qu’entre fusions et regroupements, des six journaux naguère vendus, il ne reste plus qu’un seul : le Journal « pour des raisons d’économie de papier et de pensée » (BH, 47). Sans doute les prises de contrôle successives par le groupe Hersant des quotidiens régionaux, lors de ces années 1980 112, avivent-telles les craintes pour la pluralité de la presse. Amalgames nombreux, incurie pour la fidélité au texte (nombreuses coquilles…), opportunisme et goût du sensationnel sont le lot de cette presse que Roubaud recompose à souhait de « L’Indépendant des côtes sud du Minervois Nord », au « Memphis Scimitar » (EXH, 212). Toutes tendances politiques confondues, les six différents titres initiaux se transforment mais restent reconnaissables (on retrouve Le Figaro, l’Aurore, Libération, Le Quotidien de Paris, Le Parisien, L’Humanité) dans « Le Coiffeur à l’Aube de la Délivrance Chaque Jour dans la Capitale Sans Joug pour tous les Hommes »
110
Georges PEREC: L’infra-ordinaire. Éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXème siècle », 1989, p. 10. 111
« L’Editeur […] passa aux choses sérieuses : son contrat, pratiquement certain, avec J. A., pour une interprétation sociologique-sémiologique de la double question fondamentale de l’Heure : « Faut-il enseigner l’orthographe simplifiée aux jeunes filles qui portent le tchador? » (Si J. A. se montrait trop gourmand, il y avait toujours E... M... comme solution de rechange) »… (EXH, 197) 112
cf. Elizabeth COQUART, Philippe HUET : Le monde selon Hersant, Ramsay, 1997.
134
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Ce titre était le résultat des absorptions successives de chacun des six journaux qui se disputaient autrefois les maigres lecteurs par le plus puissant d’entre eux; le titre avait ainsi grandi démesurément par agglutination génitive, chaque journal avalé, dans un sursaut ultime de dignité, ayant obtenu cette trace de son existence avant de disparaître définitivement. Il était relativement difficile d’entrer chez un marchand de journaux et de demander d’une seule émission de voix : « Le coiffeur à l’aube de la délivrance chaque jour dans la capitale sans joug pour tous les hommes, s’il vous plaît ». Aussi l’appelait-on, plus simplement et plus brièvement : le Journal. (BH, 47-48)
La satire du monde du journalisme avec sa dichotomie écrivain/journaliste n’a évidemment rien d’inédit. À de nombreuses reprises, seule la presse anglaise – et en particulier le Times avec son supplément littéraire (le fameux TLS) trouve grâce aux yeux de Roubaud (le Prince – à la Bibliothèque – et l’Auteur sont des fidèles du Times). De plus, ce Journal est un écho du Journal lu par « l’être de moindre réalité » des toutes premières pages du Chiendent 113, justement désigné par Daniel Delbreil comme un « piège verbal savamment agencé (comme le roman) et auquel se fait prendre volontairement le lecteur 114 ». Piège de papier dont « l’abondance… ne signifiait rien 115 » chez Queneau, Le Journal au contenu fixe et stéréotypé fait également la part belle au sensationnalisme et au fait divers. Mais le Journal ne se cantonne pas à délivrer le message unique, l’universel reportage d’un village de plus en plus global. L’erreur et l’errance qu’il suscite, les distances prises avec la fausse transparence du quotidien font qu’il est impossible de lire linéairement, sans mélire. Les quelques informations glanées par le tenace lecteur (pourtant journaliste) n’empêchent la perplexité croissante devant les coquilles, le flou de la photo, la lecture contrecarrée par les renvois incessants et le… boustrophédon (BH, 47). Comme la vie au quotidien, le quotidien devient à son tour une énigme. Que nous apprend finalement le boustrophédon qui, rappelonsle, consiste à tracer les lignes alternativement et continûment de gauche
113
Raymond QUENEAU : Le Chiendent, Œuvres complètes, tome II – Romans (I) préf et dir. Henri Godard, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 19. 114
Daniel DELBREIL : « Le lecteur de Journal de l’œuvre romanesque de Raymond Queneau ». Les Amis de Valentin Brû, n°21-22, Levallois-Perret, février 2001, p. 36. 115
Raymond QUENEAU : Le Chiendent, Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 19.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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à droite et de droite à gauche, comme le bœuf (bous) labourant le champ (strophein, tourner) trace les sillons continus ? Que l’écriture du livre, comme celle du journal, est une forme de jeu allographique, presque poétique (strophein), allusive et proche du palindrome et du rébus, qui opacifie le message pour inviter le lecteur au plaisir du jeu 116. Plaisir mineur – comme ces jeux dans les quotidiens – mais efficace. La condition de l’accomodation remplie, le récit peut se poursuivre. 2. APOSTROPHÉS Si le journalisme est égratigné dans les récits, le milieu littéraire n’est pas épargné pour autant. Plus encore que Vladimirovitch, le narrateur réserve quelques bons coups de griffe auxquels Orsells n’échappe pas. Toute la chaîne de la production littéraire semble gagnée par un relativisme culturel qui arase les anciennes valeurs, quand elle n’est pas gangrenée par une juridisation grotesque. On a largement exposé les préventions roubaldiennes quant à l’empire du roman au chapitre précédent. On se contentera ici de remarquer la poursuite de cette satire étendue au milieu littéraire qui se prolonge… par d’autres moyens, et – paradoxalement – depuis l’intérieur des romans. Les délicates relations entre auteur et éditeur forment une série sur laquelle nous aurons le loisir de revenir plus loin, notamment à l’occasion des mises en scène de l’écriture. À une extrémité de la chaîne, le remplacement des petites librairies qui disparaissent au profit de grandes chaînes culturelles est relevé par Morgan/Gormanskoï qui découvre lors de son voyage au Havre, éclairée par des halogènes éblouissants, la librairie Delacolline resplendissait […] De près, on aurait pu la confondre avec un hypermarché vendant des lessives et pinces à linge. Mais en fait c’était un « asile de l’intelligence et de la culture et de la civilisation ». Éclairée d’halogènes éblouissants, la librairie Delacolline vendait à d’innombrables amateurs de cette métropole toute une panoplie de livres indispensables, des œuvres de Mme Zaraï à celles de Ph. S. (EXH, 138)
Jim Wedderburn, lequel a une affaire (le jeu sur les mots avec l’anglais « affair » est patent) avec Laurie, voit sa carrière de romancier 116
Le boustrophédon est utilisé pour la construction de Deux cent quarante-trois cartes postales de Perec. cf. Bernard MAGNÉ : Georges Perec. p. 84.
136
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
brutalement et irrémédiablement interrompue par un procès tout à fait kafkaïen, qui fait suite à la parution de son Lady Bovary’s Lover : …Lady Bovary’s Lover venait à peine de quitter la liste des best-sellers aux USA (il y était resté trente-sept semaines) que l’éditeur de Jim Wedderburn reçut dans ses bureaux la visite des messieurs Smallbone et Pettigrew, avocats de Boston. Ils arrivaient en Concorde. Ils l’informèrent qu’ils demandaient, au nom de leur cliente Mrs Bovary de Paris, Texas, la somme de 1 million 178 mille dollars pour « invasion de vie privée. »(EH, 123)
Sa reconversion plutôt symbolique (cf. le chapitre 14 de L’Enlèvement : « naissance d’une multinationale ») se fait de bibliophile en fabricant de sacs plastiques… à l’effigie des librairies. Ce fut le déclic : ils échangèrent leur sac, ils se rendirent chez Laurie célébrer cet échange […] Ainsi naquit leur PME : ils allaient dans le vaste monde, visitaient toutes les librairies, ramenaient des sacs plastiques qu’ils revendaient à prix d’or, ou livraient sur commande. (EH, 125)
Ainsi, ce n’est plus tant les livres ou leur contenu qui génèrent de la valeur mais leur emballage lequel désormais prime. Plus loin, Madame Blognard ne s’y trompe pas, elle qui commande sur catalogue à Laurie un sac provenant « de la librairie ‘Le chien des Baskerville’ Baker Street, London. Les mots The Hound of the Baskervilles apparaissent au-dessus d’un portrait de chien, en caractères du même nom » (EH, 224). Les récits sont aussi l’occasion de quelques charges et règlements de compte qui dépassent les limites de l’époque. On a pu remarquer au chapitre précédent à quel point « Pâquerette d’Azur » (Marguerite Duras) permanente tous azimuts des projecteurs de l’actualité littéraire, et même de l’actualité tout court (l’affaire Grégory, etc.) faisait l’objet de quelques portraits-charges. À l’occasion de la répartition des prix littéraires (Festival de Ruritanie) Pâquerette d’Azur reçoit son lot… de sarcasmes (L’Amant a obtenu le Goncourt 1984) Les auteurs candidats de tous les pays déposent au bureau du festival un exemplaire de leurs œuvres, qui sont alors secrètement dépiautées pour en extraire tout le suc. Ce sont les œuvres les plus lexicalement riches qui sont récompensées (c’est sans doute pour cette raison qu’à la surprise générale la grande romancière Pâquerette d’Azur, qui utilise au plus une centaine de mots, dans des phrases de six mots en moyenne, n’a jamais obtenu le Grand Prix). (EXH, 187)
Néanmoins c’est à Philibert Orsells (anagramme de Sollers) qui s’efface lentement dans le troisième volume en un « Ph. S. » qu’est consacrée une véritable étude de caractère. Là encore, via quelques
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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facéties onomastiques, le véritable patronyme (Sollers est un pseudonyme pour Joyaux) est réinséré à l’occasion d’une étude biobibliographique : (« … ce texte, un des joyaux de la méthode orsellsienne » (BH, 211, nous soulignons). Personnage de premier plan de La Belle Hortense, qui demeure au deuxième étage de l’immeuble au 53, rue des Citoyens, Orsells se retrouve – malgré lui – à l’intersection de l’intrigue amoureuse et de l’intrigue policière. Vladimirovitch se débrouillera pour le faire accuser en déplaçant les débris de la statuette poldève sous sa fenêtre (BH, 177), mais ce n’est que justice puisque Tioutcha a été injustement et indûment chassée de la demeure orsellsienne. Les récits campent donc le directeur de recherche d’Hortense (n’oublions pas qu’elle est étudiante de philosophie) en mandarin plutôt imbu de lui-même : À cette époque, Philibert Orsells était sans aucun doute l’intellectuel le plus en vue de la Ville et, par conséquent, du pays (ceci ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’intellectuels ailleurs, mais ils ne pouvaient en aucun cas espérer être en vue s’ils n’habitaient la Ville). Ses trente-cinq livres déjà publiés avaient tous eu des comptes rendus dans les journaux, et des tirages atteignant parfois cinq mille exemplaires; il donnait son avis sur les principaux événements et les questions du jour, sous le titre, le plus souvent de la Philosophie moderne et X; la Philosophie moderne et le Pétrole, la Philosophie moderne et la Révolution dans la machine-outil, etc. (BH, 212)
Inlassablement prolixe (il achève la correction des épreuves de son trente-sixième ouvrage (BH, 163)), Orsells est en perpétuelle tournée de promotion pour pourfendre la doxa qui n’a qu’à bien se tenir. Ses raisonnements, mâtinés d’un jargon heideggérien (« possêtre », « onthétique » (BH, 166), etc.), qu’il distille à l’occasion de séminaires et à longueur d’ouvrages, disqualifient ce personnage opportuniste, dont on se doute que la théorie du « pousser et être poussé » a quelque chose à voir avec le fait de jouer des coudes. D’un point de vue rhétorique, les verbigérations orsellsiennes relèvent d’un sophisme à base de pseudo-causalité qui n’a rien du paralogisme induisant par exemple un Blognard en erreur, mais qui annule le raisonnement et le détruit de l’intérieur, exposant le personnage dans toute sa fatuité : …il était essentiel qu’un texte, pour être accepté par les journaux ou les revues, commence par annoncer une Révolution dans la Pensée; l’auteur devait également expliquer qu’il était un marginal, occulté par toutes les écoles de pensée, un dissident de l’intelligence, un homme sans appui qui avançait seul vers les vérités les plus vraies et les plus dérangeantes pour
138
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD les habitudes de nos contemporains. (BH, 211)
Les Etimologies du philosophe Orsells (EH, 25) offrent ainsi une cacographie amusante et rejoignent une série de faussesétymologies qui relèvent davantage de l’attraction paronymique – peutêtre Roubaud songe-t-il au bref ouvrage de J. Paulhan, la Preuve par l’étymologie 117. Après la règle d’or, avatar surprenant du nombre d’or, qui combine Lois et Nombres 118, Orsells/Sollers entame un pan inédit de sa réflexion totalisante avec l’ologie, noyau inédit mais central d’une métascience de son cru, dont le séisme bouleversera nombre de champs. Il envisage la publication de ses recherches comme une juteuse affaire, n’omettant jamais de faire suivre « la liste de ses livres disponibles dans le commerce ». « Ph. S. », déguisé en cardinal Borromée (EH, 204), star des manifestations parisiennes, comme celle organisée par sa revue E Ternes L 119, diffuse et publie donc le dogme (momentanément) en vigueur. Il y avait et il y aurait désormais l’Ologie; il allait falloir s’habituer à penser ologiquement […] Ainsi, les choses seraient claires il y aurait en toute science, d’un côté son ologie propre, et, de l’autre côté du trait d’union, à sa gauche, son résidu aologique ou nonologique qui devrait être revu de façon à le mettre au service de l’Ologie…(BH, 213)
Les textes orselliens tentent de camoufler l’évident décalque de l’écriture d’un épigone heideggérien. Ils sont néanmoins présentés comme des textes à la limite du supplice pour le lecteur. Ainsi, dans l’Enlèvement, Arapède va jusqu’à utiliser la lecture des Etimologies comme un moyen de pression psychologique fort efficace contre un suspect 120. Des jumelles difficilement supportables, une épouse quasimartyrisée, réduite à la correction des épreuves (dans tous les sens du 117
Jean PAULHAN : La preuve par l’étymologie, Éditions de Minuit, 1953.
118
Philippe SOLLERS : Nombres, Éditions du Seuil, 1968. Lois, Éditions du Seuil, « Tel Quel », 1975. 119
On aura reconnu avec ce jeu sur « Ternes », à la limite du rébus, la revue l’Infini qui remplace Tel Quel en 1983. La rue des Ternes se situe l’emplacement du Luna-Park qui a servi de modèle à l’Uni-Park quenien. (EH, 202). 120
« [Arapède] lisait, à mi-voix, d’un ton uni, des passages difficiles d’un ouvrage de philosophie, le commentant de quelques incises destructrices. Cette nuit-là, celle de l’Affaire du Vase brisé, il avait déclamé ainsi, pendant des heures, les Etimologies du philosophe Orsells sans jamais, malgré les interrogations muettes et désespérées du suspect, qui apercevait le titre dans les mains d’Arapède, lire un seul des passages expliquant les raisons de ce i insolite…» (EH, 25-26)
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
139
terme) orselliennes, autant d’éléments qui conduisent le lecteur à penser que cet abcès de fixation, ce différend entre Sollers et Roubaud a des racines profondes. La « beeranalyse » (chapitre 12 de l’Enlèvement) – et sa parodique étude étymologique, la « s’aimeanalyse de Julio Bouddheveau » (EH, 113) autre annomination – ou remotivation des termes puisque le narcissisme et la terminologie freudienne, fait partie de la réflexion (sémanalytique) de Kristeva – marquent combien les charges contre le couple telquelien vedette sont parties intégrantes du récit. Les raisons de ces assauts hyperboliques, de ces travestissements successifs (on retrouve dans l’Exil «Ph….. S……., dans le rôle de Célimène «) (EXH, 117) sont à la fois personnelles et collectives et en tout cas liées aux grincements et aux querelles de l’histoire littéraire des années 60-70. Pour commencer, on se souviendra que la création de l’Oulipo date de 1960, la même année que Tel Quel, alors que « le Nouveau Roman est encore presque nouveau. 121 » De ce creuset commun qu’on peut intituler avec Claude Burgelin « théoricotextualiste », naîtra un peu plus tard Change avec Jean-Pierre Faye. Mais d’emblée, l’Oulipo et Tel Quel manifestent des différences radicales bien recensées par Peter Kuon. Car si l’Oulipo a certaines qualités propres aux avant-gardes en général (ruptures avec une certaine tradition, etc.), il dépassera rapidement ce premier mouvement de la contestation. « Alors que les avant-gardes sont toujours des groupes de jeunes révolutionnaires (ou de « jeunes gardes ») l’Oulipo, à sa fondation fait figure d’association d’anciens combattants 122 ». Finalement, pour reprendre Claude Burgelin, « l’Oulipo a beaucoup formalisé et peu théorisé. 123 » La stature de Queneau, la matrice pataphysicienne, un solide sens de l’autocritique et de l’autoparodie y ont été pour beaucoup, et les frictions n’ont jamais été trop importantes entre les deux « mouvements ». Dans les années 80, moment de la rédaction du cycle d’Hortense, l’Oulipo gagne un public plus large alors que Tel Quel, à bout de souffle, se métamorphose pour ne point mourir. En revanche, le contentieux entre Roubaud et Sollers traverse les décennies d’où ces jugements parfois abrupts du polémiste : 121
Claude BURGELIN : Préface à Un Art simple et tout d’exécution, op. cit., p. 9.
122
Peter KUON : « L'Oulipo et les avant-gardes », Oulipo poétiques, op. cit., p.15-31.
123
Claude BURGELIN : Préface à Un Art simple et tout d’exécution, op. cit., p. 10.
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MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
« Philippe Sollers a toujours eu de la difficulté à lire la poésie de ses contemporains. Elle l’ennuie.» (P&M, 178) Les réserves permanentes : « je ne parle pas là des théories involontairement pataphysiques comme celles de Kristeva » (GIL, 64) se nourrissent, selon Roubaud, du sentiment de mécompréhension de ce que sont les mathématiques et la poésie par les telqueliens et du travestissement et la dissimulation imposés au prix d’efforts parfois considérables à la poésie et au vers qui lui est consubstantiel en les affublant du nom de « roman »… Sachant de surcroît que le caractère inconscient de la pratique d’écriture est sujet à caution, en particulier chez Roubaud, ceci explique mieux les raisons de cette opposition aux théories poétiques de J. Kristeva. Dans La Révolution du langage poétique, sujet de l’énonciation et sujet dans l’énonciation sont une et même chose. [...] A l’opposé ce que l’Oulipo rétablit dans ses écrits théoriques et dans sa pratique […] une claire distinction entre le sujet et le sujet du langage.124
C’est également un autre épisode de la vie littéraire des années 60 qui a rendu électriques les rapports entre Roubaud, son ami JeanPierre Faye d’une part, et les telqueliens d’autre part. En relatant les incidents successifs qui vont mener au conflit, Philippe Forest évoque à l’origine le jugement assez négatif – relayé par Faye – que Roubaud porte sur Pour une sémiologie des paragrammes, premier texte de Julia Kristeva . À l'automne 1967, le mariage de Sollers et Kristeva est encore un secret. En revanche, il est clair qu'une bataille intellectuelle se prépare dont « Pour une sémiologie des paragrammes » sera l'objet […] L'enjeu n'est donc pas seulement personnel. Au-delà des relations entre Sollers et Kristeva, c'est le visage futur de Tel Quel qui est substantiellement concerné. Entre Faye et Sollers, la querelle s'envenime... 125
La rupture de Faye avec Tel Quel sera inévitable. Il fonde Change qu'abriteront également les Éditions du Seuil, autour de Maurice Roche, Jacques Roubaud et Jean Paris. L’affrontement entre les deux revues sera inévitable. De la « prise » de l'hôtel de Massa le 21 mai 1968 (la Société des Gens De Lettres y a son siège 126) au colloque organisé par La Nouvelle Critique à Cluny (avril 1970), les rapports 124
Jean-Jacques THOMAS : La langue, la poésie… op. cit., p. 157.
125
Philippe FOREST : Histoire de Tel Quel 1960-1982. Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 1995, p. 286-287.
126
ibid., p. 327 sq.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
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entre les groupes se durcissent pour devenir antagonistes et virulents. Selon Philippe Forest, Kristeva et son « Pour une sémiologie des paragrammes » resteront longtemps la cible de toutes les critiques du groupe Change. À tous égards, Change et Tel Quel chassent sur les mêmes terres. Les deux revues s'adressent souvent aux mêmes lecteurs, publient quelquefois les mêmes auteurs, se choisissent les mêmes références légendaires (Artaud ou Bataille). […] Cette proximité même met en place les conditions d'une lutte sans merci. 127
De ces luttes passées, restent des caricatures, plutôt réjouissantes, des anagrammes (et surtout des paragrammes) dévidés par un romancier enhardi par le sentiment démiurgique du marionnettiste et qui se fond avec le polémiste de Poésie etcetera, Ménage. De même que La Belle Hortense répond probablement à La Belle Captive de Robbe-Grillet 128, ce H d’Hortense, avec son écriture programmée, se gausse du « coq-à-l’âne généreux 129 » (c’est Barthes qui l’écrit) de H. Si l’on veut bien admettre que « le travail accompli dans H [est un] travail ample, profond, éloigné de tout projet formaliste 130 », il n’est guère étonnant de se retrouver dans une perspective symétriquement inverse aux postulats oulipiens en général et roubaldiens en particulier. Orsells n’est d’ailleurs pas la seule cible, le faux-héros de La Belle Hortense. Plus discret, Louis Macaniche opposant notoire du Père Risolnus – du moins sur la question qui lui tient le plus à coeur : le rythme – fait les frais de quelques remarques acerbes. …le père Risolnus lui fit signe; il était dans un état de jubilation intense car il venait de découvrir un argument décisif dans la lutte titanesque qui l’opposait, sur la nature profonde du rythme, à son adversaire théorique de toujours, Louis Macaniche. Celui-ci, dans un article récent, l’avait accusé « d’évacuer le sujet et l’histoire… » 131
127
ibid., p. 345.
128
Alain ROBBE-GRILLET: La Belle Captive, France Bibliothèque des Arts, 1976. L’adaptation filmographique date de 1982. 129
Roland BARTHES : Sollers Écrivain. Éditions du Seuil, 1979, p. 56. Philippe SOLLERS. H, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001. 130 131
Roland BARTHES : Sollers Écrivain, op. cit., p. 72.
(EXH, 71). Voir aussi, Pascaline MOURIER CASILE et Dominique MONCOND’HUY : « Entretien avec Pierre Lusson », « La Licorne », op. cit., p. 183.
142
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
La « critique du rythme » élaborée par Henri Meschonnic – qu’il faut bien reconnaître dans ce brocardant « Macaniche » est symétriquement l’inverse des conceptions lussonniennes, pardon risolniennes. Pour Meschonnic, le mètre, forme fixe, mesurable mais aliénante s’oppose au rythme, indissociable de la liberté du sens, du sujet et de l’historicité du poème. D’où ce feu nourri contre lui. Les attaques si vives contre les adversaires se muent ici avec distance et humour, en ruminations alcoolisées – il faut avouer que moultes pintes à la pression sont servies par les huissiers du ministère. Pédagogue rabelaisien, soucieux de l’éducation de son prince, le Père Risolnus devenu ministre de Poldévie ne manquera pas d’offrir à celui-ci un « tiré-à-part de sa dernière réfutation des thèses insoutenables […] de son ennemi théorique, Louis Macaniche » (EXH, 135-136). La Beeranalyse donnait déjà l’occasion de se gausser des phéno et génotextes… quelques pintes plus tard, tout se termine par une chanson (l’Hymnus Rythmi) qui mêle savoureusement archaïsmes en pastichant les retranscriptions phonétiques des poéticiens : Les pwëtissiens tenoient leur Consistouarre /la la la/ la la la la la la la la la / L’père Risolnus lisoit dans son grimoülarre […] Kan Macaniche a sorti sa pétouarre la la la la la la la la la la la la / « Vous zévakwouez le Sujé et l’Histoüarre! » la la la /la la la la la la la la la… (EXH, 72)
3. DU QUADRILATÈRE CARRÉ
RICHELIEU À LA TGB AU
La découverte de la Bibliothèque nationale a été un des événements les plus marquants de mon existence. (POE, 135)
Les récits ne disent pas si un exemplaire de ce tiré-à-part du père Risolnus rejoint « l’édition originale des Prolegomena rythmorum » – du même auteur – qui figurait déjà dans La Bibliothèque, dès le premier opus (BH, 97). On sait que tout livre est susceptible de s’égarer dans les entrailles de l’équivalent poldévien de La Bibliothèque – la Très Très Grande Bibliothèque de Poldévie/Poldadamie 132 (TTGBP). 132
« La nouvelle bibliothèque poldève s’appelait TTGBP, c’est-à-dire Très Très Grande Bibliothèque de Poldévie (si on était poldève), ou Très Très Grande Bibliothèque de Poldadamie (si on était poldadamiste) » (EXH, 60).
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
143
Les (dys)fonctionnements de la Bibliothèque Nationale de France de même que la chronique des aléas et péripéties de la nouvelle BnF à Tolbiac, sont exemplaires de ces marqueurs de connivence essaimés dans les textes. La Bibliothèque est un passage obligé dans chacun des récits : le chapitre 10 de La Belle Hortense lui est intégralement consacré ; dans L’Enlèvement, Gormanskoï y donne rendez-vous à Hortense (chapitre 24) ; L’Exil enfin ne consacre pas moins de deux chapitres à la Très Très Grande Bibliothèque Poldève (chapitres 10 et 11). Lieu symbole et même lieu fétiche, métaphore métatextuelle connotée, pour cet habitué qu’est Roubaud, la Bibliothèque (et ses doubles) se trouvent à la confluence des altérations de l’espace par le temps. Idéalement, la bibliothèque devrait être un lieu d’équilibre total, puisque pour reprendre Tiphaine Samoyault, elle « est un paysage, contenant d’un contenu, ses murs et ses bois contiennent des livres qui sont à leur tour support du tout […] la bibliothèque impose aussi l’unité dans la fiction d’ordre qu’elle instaure et la multiplicité dans la pluralité des savoirs et des lieux de savoir qu’elle convoque. 133 » Hélas, ce locus amoenus, ce « territoire » (Poésie :) fort apprécié d’Hortense 134, connaît des ratés qui correspondent aux insolubles difficultés de fonctionnement que connaît le quadrilatère de la rue Richelieu dans ces années de rédaction. La métaphore de la forteresse assiégée, (« on avait peint en trompe-l’œil un véritable décor de poste-frontière montagnard genre « Désert des Tartares » ou « Rivage des Syrtes » (EXH, 67)) baigne les chapitres qui lui sont consacrés dans L’Exil d’Hortense. Les stratégies stochastiques mais systématiques (dont le narrateur esquisse une taxinomie) déployées pour ne pas communiquer les ouvrages, sont redoutables. Et voilà qu’il jetait sur votre table un livre ! Vous le preniez fébrilement hélas! ce n’était pas Pierrot mon ami de Raymond Queneau dont vous aviez, grâce à un tuyau sûr, déterminé la cote dans un sous-catalogue spécial consacré aux ouvrages sur le cirque, que vous aviez devant vous,
133
Tiphaine SAMOYAULT : « Autobiographie chapitre 3 – archétypes de la totalité et formes de la totalisation dans Mathématique », Jacques Roubaud, « La Licorne », op. cit., p. 105. 134
« Hortense aimait les bibliothèques. La vie s’y écoulait plus calmement, plus paisiblement, sans les joies de la passion, certes, mais sans ses orages. On pouvait même y penser, et apprendre. » (EXH, 70-71)
144
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD mais Einführung in der Theorie der Elektrizität und der Magnetismus de Max Planck, Heidelberg, 1903. (BH, 97)
Fausses cotes, cascades d’erreurs, hyperboles diverses, dressent un tableau chaotique du lieu dans lequel le « principe du bon voisin » d’Aby Warburg est inversé, mis à mal 135. Une bibliothèque, disait-il en substance, n’est une bibliothèque digne de ce nom qu’à la condition suivante ; quand vous allez prendre un livre dans ses rayons, celui dont vous avez réellement besoin n’est pas celui-là mais son voisin. (MAT, 152)
Outre un certain parfum de nostalgie pour « la Nationale », la chronique de sa disparition annoncée conduit à l’abandon de ces rites arithmologiques que Roubaud a savamment fait siens 136 . Avec la fin de la fréquentation du 58, rue de Richelieu, c’est aussi toute une part de vie qui s’enfuit. Outre les rencontres avec Paul Bénichou, des souvenirs gracieux et même érotiques sont cristallisés en ces lieux. Qu’on en juge par la similitude entre les amours naissantes de Morgan et d’Hortense et l’attirance entre le narrateur de Poésie et Agnès. Puis elle se leva pour vérifier une cote. Quand elle revint, il y avait sur sa table un de ces petits papiers blancs tant redoutés des lecteurs de la Bibliothèque, ces petits papiers qui informaient le lecteur occupant la place tant qu’il devait se rendre au bureau de la salle de lecture pour s’entendre dire avec sévérité que le livre qu’il avait demandé était incommunicable pour une des quarante-quatre raisons inventées par la Bibliothèque. Or le papier portait ceci, écrit à l’encre rouge très lisiblement «Le lecteur occupant la place 53 serait très heureux si vous acceptiez de prendre un pot en sa compagnie ». (BH, 125) Un après-midi, je laissai sur sa table, comme elle ne s’y trouvait pas, un de ces petits papiers à l’aide desquels les bibliothécaires de la salle de lecture communiquent avec les lecteurs. Le message imprimé est quelque chose comme : « Le lecteur occupant la place xx est invité à se rendre au bureau pour yy… » J’avais tout simplement modifié le texte ; qui était devenu : « le lecteur occupant la place xx (la mienne) serait heureux de prendre un 135
« Chaque panneau ou rangée de la bibliothèque devait satisfaire au « principe du bon voisin » : si vous alliez chercher un livre ou une image, le livre ou l’image dont vous avez vraiment besoin se trouve tout à côté.. » Jacques ROUBAUD et Maurice BERNARD : Quel avenir pour la mémoire ?, op. cit., p. 38. 136
L’arithmologie personnelle prend le dessus : « à cette époque, il suffisait de se présenter 5 minutes avant… je choisissais le 28, parce que le 28 est non seulement deux fois 14, nombre du sonnet (la place 14 est trop proche du comptoir où l’on prend les livres mis de côté) mais est le deuxième nombre parfait, selon la tradition pythagoricienne (le premier étant 6, nombre de la sextine) » (POE, 139).
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
145
café en votre compagnie ». (POE, 400-401)
Le parallèle est suffisamment explicite pour ne pas s’y attarder. L’endroit est emblématique à plusieurs titres ; Roubaud engageant à l’intérieur du récit la chronique d’un lieu essentiel qui articule le biographique, mais également le collectif, mais sur lequel pèse la menace d’une disparition, fait preuve d’une acuité sûre. De manière décisive, le roman permet à Roubaud de se muer en observateur du quotidien. La pittoresque description des voisins d’Hortense (le Sextuor des Vieillards : Le Vieillard Puant, La Dame au Visage de Mortadelle, etc.…) recoupe ces remarques de Montherlant faisant le portrait de ces lecteurs de ce petit monde de la Nationale et évoquant « ces clochards en espadrilles, des croûtes de crasse sur le front, les névropathes à l’œil cerné de vampire… 137 » Mais au-delà la saturation physique de la vénérable salle Labrouste fréquentée par des lecteurs plus ou moins folkloriques, on va retrouver dans les trois opus l’écho des querelles et polémiques qui ont largement débordé le landernau intellectuel de ces années-là. « En un an de fréquentation, Hortense était devenue une vieille routière dans l’art de déjouer les pièges » (BH, 100). Les batailles burlesques d’Hortense, s’apprêtant à travailler sur son mémoire sur le « grand philosophe Orsells », ainsi que les déboires des autres utilisateurs, sont à mettre au crédit de l’immobilisme de l’institution. Or, comme on le sait 1987 et 1988 sont des dates majeures pour « la Nationale ». D’une part, le peu d’échos rencontrés au sein de l’institution par le rapport de Francis Beck publié en juin, concluant à la nécessité d’un aggiornamento, d’autre part les réactions contradictoires et glaciales aux projets d’Emmanuel Leroy Ladurie nommé Administrateur en septembre, vont avoir raison d’une autonomie décisionnelle de l’institution elle-même, comme le souligne François Stasse dans son ouvrage consacré à la Très Grande Bibliothèque. La décision présidentielle d’une TGB devenant BnF et les choix du projet de Dominique Perrault, lauréat du concours d’architecture, constituent autant de facteurs qui vont transformer ce dossier a priori hyper137
Henry de MONTHERLANT : Le Fichier parisien, Gallimard, 1974, p. 174 cité par François STASSE. La Véritable Histoire de la Grande Bibliothèque. Éditions du Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 2002, p. 22.
146
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
affectif, en polémiques durables. Lors de la rédaction de l’Exil, les controverses qui suscitent retards et revirements dans la réalisation de la TGB, émergent et donnent l’occasion de passages satiriques, alors que les tracas techniques qui vont tourmenter utilisateurs et personnels à Tolbiac ne sont même pas encore à l’ordre du jour. Parce que le classement (on pense évidemment à Perec) est aussi un des récurrents motifs des récits, ceux-ci se focalisent davantage sur le problème de la césure, autrement dit du partage chronologique des collections entre les deux sites. La question d’abord soulevée par le rapport rédigé par Michel Melo et Patrice Cahart 138, puis la décision prise du déménagement pour ne laisser rue Richelieu que les estampes, photographies, médailles et autres monnaies subit quelques déformations et amalgames nécessaires à l’ironie : Le TRANSFERT total avait donc été décidé et exécuté; quelques esprits chagrins ayant fait observer que l’irruption d’une telle quantité de livres dans les tours nouvelles risquait, malgré leur taille imposante, de les remplir en grande partie avant même qu’elles aient commencé à fonctionner, on leur signala que, bien entendu, on n’allait pas mettre tous ces vieux documents, dont la plupart étaient franchement inutiles, dans un espace aussi neuf, aussi propre, aussi resplendissant et aussi coûteux… (EXH, 63)
Stasse rapporte combien l’agitation médiatique qui a entouré cette affaire de césure en 1989 a été préjudiciable : « à partir de ce moment, la bibliothèque traînera longtemps derrière elle une image incertaine, comme si un doute quasi ontologique affectait son existence 139 ». Mais d’une prose inoffensive, ne peut-on attendre qu’elle se permette quelques raccourcis et facéties ? Le « Baron LeDroitPénurie » est ainsi dépeint plutôt dépassé par le gigantisme et le decorum de l’ouvrage : « …le directeur de la TTGBP, le Baron LeDroit-Pénurie était en train de souffler sur le thermomètre pour réchauffer la température, qui avait décidé de baisser à l’approche de Noël » (EXH,61). De même la TTGBP, outre son allure de carton-pâte, semble renforcer ses remparts contre les lecteurs, compte tenu de sa fonction de poste frontière entre Poldévie et Poldadamie. La bibliothèque idéale 138 139
ibid., p. 150.
François STASSE : La Véritable Histoire de la Grande Bibliothèque, op. cit., p. 104.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES
147
reste donc un rêve, une réorganisation textuelle à décliner, selon des variables qui la réordonnanceraient, comme c’est le cas de cette « TGBPB » de Paul Braffort : La Très Grande Bibliothèque de Paul Braffort, la TGBPB, est constituée d’une mise en ordre non de livres mais de bibliothèques (bibliothèques de second ordre donc), les bibliothèques constituantes appartiennent de plus à des espèces inconnues de bibliothécaires (elles sont donc invisibles), assemblées selon des critères rationnels, comme celui, par exemple, du genre qui gouverne les ‘bibliothèques ordonnées’ (les livres qui la composent possèdent un nombre entier dans leur titre et sont disposés (dans la bibliothèque) suivant l’ordre de la suite des entiers les 3 Mousquetaires, Le Signe des Quatre…) (POE, 75)
Écrit pour prendre le contre-pied du genre, comme « à rebours », le cycle d’Hortense propose au lecteur des textes multiples et hétéroclites, mais cohérents tout en jouant sur la quasi-intégralité de la palette que peut offrir ce genre romanesque que l’on sait si souple. Les romans d’Hortense se présentent comme des domaines où l’illusion, et le trompe-l’œil sévissent, une toile sur laquelle des aventures, des « fictions théoriques 140 » sont projetées mais difficilement contenues dans un seul cadre, sur le seul plan référentiel. Dire de ces romans qu’ils ne seraient que des romans à clefs leur ferait certainement perdre une grande part de leur intérêt. Même si nombre de références allusives, parfois superficielles, fournissent une partie de son suc à la lecture, celle-ci ne saurait se limiter au décodage de ces dernières. Le cycle d’Hortense est d’ailleurs davantage constitué d’une juxtaposition d’éléments textuels que d’éléments référentiels. Allusions personnelles et historiques vont au-delà d’un cryptage reflétant la réalité. Comme tout prosateur, le romancier dit et contredit ; sa duplicité, ses doubles invitent depuis le texte lui-même à ne pas prendre au pied de la lettre les déclarations d’intention (« ce roman que j’écris, cette simple chronique d’événements authentiques… ») (EH, 212) C’est donc plutôt au travail de la mise en scène de la vie quotidienne dans le récit, auquel on nous convie. L’inscription des histoires dans l’histoire collective et familiale conduit à ce tableau mobile d’un infra-ordinaire travaillé par le temps. La lecture du roman l’inscrit du côté de la marchandise, d’un précipité de choses vues et entendues. Mais la chronique des mœurs, présentée 140
Graal fiction, op. cit., p. 186.
148
MINER, MIMER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
comme alimentaire, parfois ouvertement satirique, souvent à mots couverts, est un puissant stimulant pour la lecture. Le lecteur (re)connaît les dérives des médias, les imbroglios politico-médiatiques qui conduisent aux mésaventures de la Bnf, les petits soubresauts de l’histoire. Ces « mots sous les mots » que sont les paragrammes – si nombreux – permettent de faire intervenir, sinon de la poésie, du moins du poétique et de la profondeur dans cet art pseudo-mimétique, qu’est le roman dont la perspective n’est qu’un travail « d’apparences combinées 141 ». Les romans épousent cette faille épistémologique propre à la modernité, d’une représentation directe devenue difficile. L’aencrage de ces romans a ceci d’équivoque et d’ambigu qu’il est un double mouvement s’attachant au temps et (on va le voir) aux lieux, tout en provoquant un flottement, un décollement, une redistribution référentiels. Mais une œuvre de fiction reflète moins le monde qu’elle n’invente un monde dont les règles de cohérence sont singulières. Mais son conteur sait se faire plus modeste, car il sait, à l’instar du narrateur du Chevalier inexistant, que l’art de faire un conte est là tout entier, dans ce don de tirer, du petit quelque chose qu’on a pu saisir de la vie, tout le reste ; on noircit la page, puis on retourne à la vie pour s’apercevoir que ce que l’on en pouvait connaître était au fond si peu que rien. 142
141
Wolfgang ISER : L’Acte de lecture – théorie de l’effet esthétique, op. cit., p. 183.
142
Italo CALVINO. Le chevalier inexistant. Éditions du Seuil, coll. « Points », p. 71.
DEUXIƠME PARTIE : Miner : Jeux et enquêtes textuelles
« Il appartient à mes obligations en tant que poète de déstabiliser le roman. » « Jacques Roubaud, les cercles de la mémoire » (entretien avec Aliette ARMEL). Le Magazine Littéraire, n°311, juin 1993, p. 102.
Page laissée blanche intentionnellement
CHAPITRE 3 : « Manières de faire des Mondes » Les récits de lieux sont des bricolages. Ils sont faits avec des débris de monde. 1
Partant à la recherche des éléments aencrés des récits, on a pu repérer leur insertion quelquefois directe, le plus souvent oblique, discrétisée à l’intérieur des textes, et les modes d’articulation entre champ personnel et collectif que leur distribution imposait. Fort justement, Jacques Bens avait quelque peu regretté lors de la parution du premier tome des aventures hortensiennes « que l’on ait, jusqu’ici, parlé (avec sympathie) du livre de Jacques Roubaud en insistant sur ses procédés de fabrication plutôt que sur l’histoire qu’il raconte. Car un roman, c’est avant tout le récit d’une action qui met en relation des lieux, des personnages et des événements. 2 » Plus que tout autre, on peut suivre l’avis de cet oulipien confirmé, lorsqu’il indique qu’a priori et a fortiori le plaisir d’une première lecture ne provient pas forcément du repérage immédiat des mécanismes contraignants qui ont permis de générer les romans. En suivant sa suggestion, il est probablement plus signifiant, à ce stade de l’analyse, de décrire la matière composite de leurs chronotopes 3. À l’intérieur de ceux-ci, récurrences, et régularités suscitent l’attention du lecteur. C’est devenu un poncif : temps et espace sont étroitement liés et pas seulement pour Bakthine ou « notre correspondant, M. Inchtin », lequel apporte significativement plus d’une « intéressante suggestion » (EXH, 17 et 173) à l’auteur. Si les récits roubaldiens ne peuvent garder 1
Michel de CERTEAU : L’invention du quotidien – tome 1 : « arts de faire ». Édition de 1990. Gallimard, coll. Folio « essais », p. 161. 2 Jacques BENS : « Le chasseur dans le dessin-devinette ». La Quinzaine Littéraire n° 446 (1er sept. 1985). p. 10-11. 3
« Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement par « temps-espace » la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature » Mikhaïl BAKHTINE : Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 238.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
de droite ligne, contrariés par la tentation de la bifurcation, la rétrogradation, la répétition, qu’en est-il de la construction des mondes fictionnels du cycle ? Que nous donnent-ils à lire ? De l’espace comme du temps, Roubaud propose une vision à la fois hétérogène – collage d’éléments personnels – et un remodelage, une recombinaison romanesque de l’espace quotidien autour de l’auteur. L’assurance – à peine contrariée – qu’on se trouve bien en un pays où romanesque et quotidien s’entremêlent, est clairement donnée. C’est surtout une pluralité de mondes luxuriants de détails qui est offerte à lire. Passer sous silence cette densité de la narration reviendrait à délaisser ce qui, tout de même, se trouve au cœur d’une prime lecture. Ce que les contes (mathématiques ou non), par définition plus brefs et schématiques 4, ne pouvaient se permettre, les romans vont se l’accorder avec une grande libéralité. « La narration enchevêtre, le vers est enchevêtré, entrelacé 5 » et, de surcroît, le récit a cette faculté de construire des mondes beaucoup plus hybrides et pluriels que le conte. Ainsi, les éléments inhérents au conte (trajectoire de l’intrigue linéaire, intemporalité et faible spécification des décors) sont-ils infirmés, à l’exception peut-être d’une relative pauvreté dans la caractérisation des personnages. Et lorsque le récit prend le relais du conte (P&M, 238), avec ses chronotopes, c’est à la figure de l’hélice ou de la spirale que l’on pense d’abord. La spirale de la cornucopia, de la corne d’abondance fait, tour après tour, enfler les récits. Entre le contact initial avec Hortense avançant dans la rue des Citoyens, non loin de la rue de l’Abbé-Migne « vêtue uniquement, nous soulignons bien uniquement d’une très minime robe peu couvrante » (BH, 22) et la fuite éperdue de la belle héroïne et son prince (avec, en codicille, la promesse, sous forme de pirouette, d’un retour possible sur la scène romanesque d’Hortense – le titre est déjà choisi : Lady Hortense), se 4
cf. « La Princesse Hoppy ou Le conte du Labrador (I) - Complots et compotes Indications sur ce que dit le conte » (fascicule 2) & « La Princesse Hoppy ou Le conte du Labrador (II) Myrtilles et Béryl. » (fascicule 7), La Bibliothèque Oulipienne, vol. 1, op. cit., p. 17-34 et p. 123-138 & « Généalogie d’un conte sous contrainte », OULIPO : Un art simple et tout d’exécution… op. cit., p.119-125. 5
cf. « La double hélice (la narration, le conte, le vers) » & « Notes sur la double hélice du conte » (communications de Jacques Roubaud au Cercle Polivanov, transcription de Jean Pierre Faye), Change, n0 34-35, mars 1978, Seuil, [p. 207-214 & p.215-219].
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
153
déploient trois épais volumes de, peu ou prou, deux cent quatre-vingt pages chacun. Abondance et copia qui contrastent particulièrement avec les tenues toutes minimalistes de notre belle héroïne mais font la part belle à des lieux, des décors, bref, en apparence à une classique « quincaillerie 6 » romanesque. La fabrication de la topographie des romans se fait par le biais d’un certain nombre de croisements, de paragrammes qui renforcent l’obliquité des références à la topographie parisienne. Ce premier sousensemble est constitué d’éléments personnels lesquels composent essentiellement un quatrième arrondissement anamorphosé en lieu de mémoire et d’écriture. L’échantillonnage, la variation, la combinaison et la multiplication sont les opérations principales qui permettent la construction des mondes-miroirs. Davantage encore que pour le temps, un jeu de construction/déconstruction s’installe entre le Paris vécu, en particulier le IV° arrondissement et un IV° « revisité » ; le rapport d’homothétie entre la Ville et Queneau’stown, enfin entre Queneau’stown et les mondes compossibles – évidemment au nombre de 6 7 – travaillent les romans. On se doute que la confection de ces mondes se fait sous les auspices de Queneau, Perec mais aussi de David Lewis et Nelson Goodman dont les fictions rejoignent les préoccupations en les détournant comme si souvent : « Qu'est-ce qui distingue les mondes authentiques des contrefaçons ? De quoi les mondes sont-ils faits ? Comment sont-ils faits ? 8 » La référence – amusée et amusante – à Goodman permet de surcroît de rejoindre une des oppositions les plus récurrentes des trois récits : la dualité et la contradiction, l’oscillation entre monisme et pluralisme. Ce débat particulièrement net dans L’Exil qui, appréhendant le monde davantage comme version possible, que comme vision absolue ou relative, fait basculer la fiction dans les limites de l’aire du soupçon (le jeu de mots est utilisé dans le texte même). En même temps, en s’appuyant sur une telle philosophie, on ne fait pas des mondes n’importe comment : Bien que nous fassions des mondes en faisant des versions nous ne faisons 6 cf. section 6 « quincaillerie [retardée] », Graal Fiction. Paris, Gallimard, collection « Blanche », 1978, p. 227. 7
« Poldévie, Poldadamie, Polentie, Lagadonie, Ruritanie, Entéléchie » (EXH, 186).
8
Nelson GOODMAN : Manières de faire des mondes, op. cit., p. 9.
154
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD pas plus un monde en associant des symboles au hasard qu'un charpentier fait une chaise en assemblant au hasard des morceaux de bois. Les mondes possibles ou impossibles censés répondre à des versions fausses n'ont pas de place dans ma philosophie.9
Non seulement tous ces doubles introduisent la poésie et le doute, mais aussi, ces « manières de faire le monde » précipitent le déclin d’une certaine unicité et solidité de la fiction. C’est dire combien la construction des décors, se fait aussi dans ce mouvement oscillatoire de l’écriture qui prolonge la plupart du temps l’hésitation entre le parti pris des formes romanesques et leur prise à partie. La tâche de l’apprenti-romancier consiste à mimer en minant quand ce n’est pas miner en mimant un univers hétéroclite, vertigineux et hypnotique (la spirale est la figure géométrique de référence) mais ordonné, et pour ce faire, il doit organiser des lieux, rendre compte d’une époque, combiner des personnages avec des topoï à reconnaître. Car la narration fait emprunter mais aussi emprunte des chemins à d’autres textes, réveillant quelques échos. Rapidement, les sentiers bifurquent (c’est le nom très borgésien d’un café) et le texte de fiction offre à voir des lieux qui ne conduisent plus à aucune autre réalité qu’intertextuelle, renvoyant dans une circularité labyrinthique, infinie. On n’oublie pas combien : les circonstances de la lecture font partie intégrante de la lecture : aussi bien le livre concret que son apparence… que le volume d’espace réel au sein duquel nous l’avons lu : un train, un lit, une herbe. […] les livres que nous avons lu « colorent » en retour d’une manière au moins aussi forte les lieux et les circonstances où nous les avons ouverts…(BOU, 317)
Les opérations élémentaires de construction des mondes sont aussi applicables aux mondes des textes. Après le frénétique « Kouavouar ? Kouavouar ? » éructé par les touristes de Zazie 10 Roubaud semble répondre à la manière de l’exergue perecquienne bien connue : « Regarde de tous tes yeux, regarde 11 ». On relit et on relie la Ville avec d’autres villes, en changeant échelles et légendes cartographiques, mais surtout en suggérant ses légendes (legenda –
9
ibid., p. 125.
10 11
Zazie dans le métro, op. cit., p. 91.
La Vie Mode d’emploi, p. 13 (exergue). La phrase est extraite de Michel Strogoff. Suivie dans le Préambule (p.15) d’une citation de Paul Klee : « L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre ». Entre le noir total de la cécité (Strogoff) et ces aménagements du sens, la question de l’empan de la lecture est posée.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
155
c’est-à-dire : « ce qu’on doit y lire »). Les lignes chez Roubaud ne restent jamais bien longtemps droites. Car davantage que le cercle, la spirale dans l’espace littéraire nous fait déjà circuler dans les profondeurs des autres textes. Et puisqu’il ne reste du « miroir qu'on promène le long d'un chemin 12 » que des éclats, Roubaud entreprend d’en faire de formidables et kaléidoscopiques révélateurs du bric-à-brac de mondes… pluriels.
I.
Courir les Rues Le soupçon pénètre partout. Dans la géographie du roman, c’est l’aire du soupçon... (EXH, 222)
Personne n’ignore la propension de Jacques Roubaud à courir Paris chaussé de solides pataugas 13, à avaler des distances méandreuses, en se fixant au préalable des contraintes de noms de rues, de parcours (passage par les passages, etc.) : « Je suis un marcheur, j’atteins par la marche à une sorte de possession du temps [...] J’aime les itinéraires familiers, les parcours accomplis une infinité de fois, vers des points invariables »(GIL, 133). La rédaction des cent cinquante poèmes du recueil La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains 14 effectuée en parallèle et dans la continuité du cycle d’Hortense, nous le montre cherchant bien évidemment l’ombre des textes de Raymond Queneau, saluant au passage l’esprit itinérant de Prévert et de Réda (qui préfère la bicyclette), s’enfonçant avec Rimbaud, remontant vers Perec et Brassens, sans oublier Victor Hugo. Piéton de Paris, Roubaud subjugué par la forme fascinante, symétrique 12
Formule attribuée à Saint Réal par Stendhal (Le Rouge et le Noir, exergue du chapitre XIII). 13 « Aussi connaît-on aujourd’hui de Jacques Roubaud au moins quatre avatars synchrones […]le retraité des mathématiques (selon ses propre termes et conformément à un ordre évident des préséances méthodologiques), le poéticien, actuellement en fin de carrière officielle, mais sans autre préjudice), le poète, parfaitement et constamment insoucieux de semblables critères) et toujours le bipède (i.e. l’arpenteur doué de langage et croisant la surface terrestre de sa résistante verticalité) », Éric BEAUMATIN : « Jacques Roubaud, le Projet » – Magazine Littéraire « L’oulipo la littérature comme jeu », n°398, mai 2001, p. 50. 14
La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains. Éditions Gallimard, collection « Blanche », 1999.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
et spiralaire, enroulée sur elle-même comme la coquille d’un escargot – emblème principal des romans – de ces XX arrondissements, contient d’abord solidement la narration dans le IVème et ses alentours, à peine transformés pour les besoins des récits. Ici, les noms de lieux n’ont pas véritablement pour priorité une fonction « mimésique », ils ne participent pas mécaniquement de l’» effet de réel » cher à Barthes, ils s’inscrivent plutôt dans une logique poétique. Cela ne signifie pas qu’ils soient dépourvus de fonction toute narrative : la dramatisation autour de l’église Sainte Gudule dans le premier chapitre de L’Enlèvement d’Hortense témoigne aisément du contraire, de même la peinture toute classique et quasi-systématique des personnages dans leur milieu propre. Mais c’est surtout à la jonction des allusions biographiques et des souvenirs de lectures, de l’observation de l’infra-ordinaire – toujours entremêlés chez Roubaud – que leur fonction est la plus visible.
A. Anamorphoses romanesques du IV°arrondissement. J’aurais été « poète en résidence dans le quatrième arrondissement » […] je serais apparu une fois par mois, à nos fenêtres sur le square… (GIL, 185)
1. DU
TROISIÈME SECTEUR AU ARRONDISSEMENT : LIEUX COMMUNS.
QUATRIÈME
L’instillation de ces « petits faits vrais » qui constellent les textes relève de ce que la vulgate oulipienne appelle, après François Le Lionnais, « la Littérature du troisième secteur ». Caradec a retracé, dans un article de la Bibliothèque oulipienne 15, les circonstances qui ont présidé au recensement et à la constitution de ce réservoir marginal, négligé par la grande littérature. C’est dans ce stock hétéroclite que – dans le sillage de La Vie Mode d’Emploi 16 – les récits puisent 15
« Les deux lecteurs peuvent lire deux textes différents : l’un pourra lire, par exemple, La Belle Hortense, tandis que l’autre lira L’Enlèvement d’Hortense » François CARADEC : « La voie du troisième secteur. » La Bibliothèque Oulipienne, volume 3 (fascicule 45). Éditions Seghers, 1990, p. 158. 16
Le cahier des charges montre une entrée « 3°secteur » cf. Hans HARTJE, Bernard MAGNÉ, Jacques NEEFS : Cahier des Charges de La Vie Mode d’emploi, p. 42.
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largement. La décade à Cerisy (« Entretiens sur la Paralittérature », septembre 1967) avait servi de déclencheur à la réflexion de François Le Lionnais puis débouché sur la création d’une « Confrérie du Troisième Secteur ». Dans cette taxinomie, que Le Lionnais sait sujette à modification, la Paralittérature relève ainsi d’un Deuxième secteur… Mais de quoi peut bien se composer le Troisième ? En fait, l’idée d’un Troisième Secteur m’habitait depuis très longtemps. Bien avant la guerre, j’avais commencé des collections de publicités pharmaceutiques et de punitions militaires et enrichi ma bibliothèque d’ouvrages sur les tatouages et les graffiti… 17
Deux éléments qu’on retrouve aisément dans nos récits : les tatouages fessiers des princes et les graffiti représentant un « homme peint en noir, et qui pisse ! 18 » – lesquels indiquent la progression dans la Ville de la Terreur des Quincailliers vers le 53 de la rue des Citoyens. En sus de ces deux premières données, prenons le temps de faire la liste de quelques autres empruntées à ce bric-à-brac 19 et qui sont immédiatement évocatrices. Le « troisième secteur » est ainsi découpé en cinq vastes sous-ensembles qui embrassent un horizon socio-textuel élargi : A : « Textes généraux et divers ». B : « Textes de « tout le monde » ». C : « Publicité ». D : « Langues et jargons particuliers » E : « auteurs variés.
Le cahier des charges de La Vie Mode d’Emploi, on le sait, retenait essentiellement de cette série : « le fait divers », « les bibliographies », « articles, dictionnaires et règlements », « les fairepart, les recettes de cuisine », enfin les « prospectus de pharmacie ». Le champ du « Troisième Secteur » a l’avantage d’être suffisamment vaste et hétéroclite pour figurer parmi les contraintes les plus souples du récit, et surtout il fournit un certain nombre d’éléments aux lieux, décors, ajustables au récit. Micro-textes apparemment de second plan, ils s’insèrent dans la narration sans produire la suspension inhérente à la description. Paradoxalement, c’est donc en produisant obliquement du 17
François Le LIONNAIS : La Bibliothèque Oulipienne, volume 3, p. 174.
18
« le mur de l’immeuble qui est en face de l’église, rue des Milleguiettes, s’orne depuis cette nuit d’un homme peint en noir, et qui pisse! » (BH, 62). Cidrolin effaçait lui aussi les graffiti injurieux dans Les Fleurs Bleues. Auge le soupçonne de les dessiner lui-même. 19
François Le LIONNAIS : La Bibliothèque Oulipienne, volume 3, op. cit., p. 176-180.
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signe, qu’il est possible d’atteindre un degré de véridicité supérieur. Si l’on admet que nous vivons dans un monde de signes, divers, multiples, le roman ne peut plus en proposer de version univoque. Le « Troisième Secteur » avec sa textualité infinie à la fois peut cimenter le roman à contraintes en dressant une liste préalable, repérable et reconduite, de sous-routines, en quelque sorte, tout en offrant l’opportunité de la variété et de la reconnaissance lectorale. Dans les « textes de tout le monde », en sus des graffiti et tatouages, on retrouve ainsi des « épitaphes » (Balbastre a même droit à une oraison funèbre), des proverbes ou devises («il n’y a aucune institution au monde qui ait apporté autant de bonheur à l’humanité que le pub ») (BH, 215), chansons (« berrichon chon chon… », « Lysandre, ça fait peur aux oiseaux ») (BH, 206) Quant à la publicité des produits alimentaires, livres et recettes de cuisine (daube, etc.) on l’a déjà si largement évoquée que l’on n’ose y revenir. Les enseignes dans la rue comme celle du Bougnat 20, les pochettes de disques 21 enfin, les « langues et jargons particuliers » figurent en bonne place dans les trois récits : bulletin météo (avant la Tempête d’Équinoxe), arrêts d’autobus, langages informatiques (le LAPEFALL), les énoncés/problèmes d’examen – lesquels font le désespoir de Julie (BH, 113), etc. Le « Troisième Secteur » est donc un réservoir d’éléments divers, apparemment disparates qui participent à la construction des décors : La plupart des livres de la bibliothèque, dont sa vue perçante lui permettait d’identifier les titres, étaient des livres rares : curiosités bibliographiques et bibliophiliques; éditions princeps; catalogues de ventes et d’expositions; prospectus de bouquinistes; aucune cohérence de titres, d’époques ou de sujets, n’apparaissait. (BH, 35)
Le troisième secteur fait déjà partie de ces ruses de narration : cette liste fixe et, somme toute détaillée, permet, distribuant des objets textuels, d’imiter le réel dans sa diversité, rendre moins sensible ce que la narration sous contrainte a
la en de de
20
« On pouvait encore voir la vieille enseigne à l’entrée de la nouvelle cave, mais n’anticipons pas « chez Arsène, au bougnat de Sainte-Gudule, marchand de charbons et de vins. On sert à domicile ». (BH, 214) 21
« Armance et Julie avaient appris cette belle ballade mélancolique du Bas-Berry dans un disque offert par Yvette, où la complainte est interprétée par la grande chanteuse Maïté Chimelel avec accompagnement de tympanon. » (BH, 210)
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mécanique, tout en prenant en compte l’Infra-ordinaire, l’insignifiant 22. L’incipit de La Belle Hortense se présente ainsi comme une reprise de guide touristique : des vieux ateliers de vieux peintres célèbres, salons de thé bcbg et jardins peignés de feuilles d’automne; le second, à l’ouest, par sa modernité centrale et frémissante, ses galeries de peinture new-yorkaise offrant tous les invendus du Bronx aux bords des rues piétonnes, ses clochards invités par le conseil municipal (fifty pour cent de clochards indics et fifty pour cent de flics faux clochards), ses imitations-poètes debout déclamant sur les fontaines, ses jeunes musiciens et musiciennes avec leurs petites flûtes à bec et leurs grosses violes de gambe s’entraînant sur les oreilles passantes à des Marin Marais nocturnes. (BH, 11)
Mais en même temps, pour s’en tenir à ces « manières de faire des mondes », les récits ne procèdent pas par empilements ou simples superpositions de contraintes. La formalisation ne congédie pas le sens au profit des séries stériles, de listes immotivées. L’attachement au quatrième arrondissement répond à des motivations personnelles. L’organisation de l’espace romanesque et des éléments qui le composent, fait l’objet d’un soin minutieux, coïncide avec l’élaboration d’un art du roman personnel et commence par installer un jeu de reconnaissance avec le lecteur. 2. JEUX DE PISTES ET CARTES À JOUER Le premier récit ne fait que quelques anicroches à une « unité de lieu » : la promenade très anglaise au lac du chapitre 22, quelques allées et venues pour les besoins de l’enquête au « 36, Quai des En-laMatière » 23, où l’on rejoint évidemment le commissaire… Blognard à son bureau, à l’aise dans un Paris charbonneux tout droit sorti des pages de Simenon 24. Seuls les appartements des Blognard (« Boulevard 22
« Vous entrez en forêt, attention ! Un arbre peut en cacher un autre ! » (EH, 132.) En Polentie « Tous les voyageurs en Polentie sont donc obligés, quand ils changent des devises, d’en fournir : par exemple « A cœur vaillant rien d’impossible » ou « Pessimisme du jugement, optimisme de la volonté ». (EXH, 186)
23 Référence au fameux 36, Quai des Orfèvres. Généralement, dans ce chapitre, on signalera les noms construits par des guillemets. 24
cf. La Belle Hortense, chapitre 6. Sans oublier la référence au Quai des Brumes de Marcel Carné et Jacques Prévert dont on sait que les scènes ont été tournées… au Havre.
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Marivaux »), celui que partagent le pyrrhonien Arapède et sa mère dans le « quartier des ambassades, Avenue Sextus Empiricus », et celui d’Hortense (au « couvent des Amandines ») échappent au plan inséré au chapitre 7 de La Belle Hortense. Contrairement au troisième volume, ce sont d’abord l’aventure et l’exotisme – avec Morgan – qui font irruption dans le quotidien et dans le quartier. On notera d’emblée que chacun des trois volumes contient une ou plusieurs cartes minutieuses (BH, 71, EH, 174 EXH, 8-9), preuve de l’intérêt particulier que porte Roubaud au traitement de l’espace. « Un plan des lieux s’imposait, nous le fîmes. On le trouvera à la page précédente, sous le titre Plan des lieux » (BH, 72). Ces cartes ne sont, de surcroît, pas simplement illustratives : elles s’insèrent de manière singulière dans la narration en jouant avec les niveaux de récit 25. Incorporées dans les textes, en plus d’une pragmatique de lecture, elles affirment également une généricité des romans (une manière de signifier qu’il s’agit aussi de romans d’aventures) dans la lignée de celle présente, par exemple, dans L’Île au Trésor de Stevenson. Pour amuser un enfant, un été pluvieux, Stevenson dessine la carte d’une île imaginaire, coloriée avec soin ; sa forme l’enchante et il l’appelle « l’île au trésor » [...] On ne saurait mieux indiquer que tout le roman a 26 d’abord été vu, et vu à partir d’un dessin...
Leur rôle – couplé avec celui des descriptions – est double. D’abord l’installation classique de repères, à travers la peinture quotidienne d’un quartier. Dans La Belle Hortense, très nettement, Roubaud met un soin méthodique à brosser le portrait des habitants sur leur lieu de travail (un chapitre sur trois) ainsi qu’à leur domicile (même proportion). Tout à tour, les Eusèbe (chapitres 1, 3, 20), le commissaire Blognard (6 et 15), Arapède (6, 20) sont mis en scène dans leur environnement, leur milieu. Hortense est présentée dans la Boulangerie Groichant, à la bibliothèque, et à son domicile du couvent des Amandines. Chaque lieu raconte l’histoire de ses habitants, y compris les cafés qui sont surtout l’endroit privilégié des enquêtes pour un Mornacier journaliste ainsi que pour Blognard et Arapède, flics de terrain. 25
« Un coup d’œil sur le Plan des Lieux (page 175) nous montre qu’il y a là comme une contradiction… » (EH, 102) 26
Jean-Yves TADIÉ : Le Roman d’aventures. Paris, P.U.F., collection « Écritures », 1982 [rééd. 1996], p. 114.
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Les deux grands centres de gravité du récit sont installés d’une part du côté de l’immeuble du 53, rue des Citoyens et ses alentours (le square des Grands Édredons) vers lequel convergent les soupçons des enquêteurs et de Mornacier, et d’autre part l’église Sainte-Gudule et la rue de l’Abbé-Migne, point final de l’enquête et lieu du vol de la Patrologie. L’incipit de La Belle Hortense épingle ainsi l’action « rue des Citoyens » (Francs-Bourgeois) décrivant un Eusèbe en voyeur prétendument héraclitéen : « On ne regarde jamais deux fois la même touriste dans la rue des Citoyens » disait-il à Mme Eusèbe, afin de l’instruire philosophiquement et qu’elle ne fût point jalouse. – «Mais toi, tu es toujours le même, vieux saligaud!» répondait-elle affectueusement. (BH, 16)
C’est certainement moins la forme de la ville que les formes des touristes qui focalisent l’attention eusébienne. Regarder « de tous ses yeux », Eusèbe le fait très bien dans cet incipit plutôt strabique tant les références à Queneau et à Perec sont patentes. Motif récurrent des textes roubaldiens (POE, 382) cet essai de « perpétuel classement » (BH, 8) des femmes dans la ville renvoie autant à Perec qu’au thème du voyeurisme dans l’Uni-Park, et à ces touristes rencontrées dans Les Fleurs Bleues 27 ou encore croisées dans Zazie dans le métro 28. Comme dans Zazie, la perception de la capitale fait de ce lieu, un espace bien trop vaste pour être stable, un kaléidoscope trop mobile et mouvant pour un Eusèbe déjà aux prises avec la lutte contre le mouvement perpétuel et le temps qui passe, inexorable. Il en va de même dans le cycle d’Hortense où la cohérence de l’espace fictif est parfois menacée, mais jamais définitivement congédiée et l’on assiste plutôt à la construction d’un décor avec l’immense « jeu de cube de la cité », comme l’écrit joliment Michel Bigot 29. Un jeu de cubes au carré 27 « Vous ferchtéer l’iouropéen ? – Un poco répondit Cidrolin », Les Fleurs Bleues, op. cit. p. 19 et le Chapitre I en général. À comparer avec « les touristes circulent, le plus souvent à pied. Arrivés au carrefour, par exemple, ils hésitent, sortent les plans leurs sacs, havresacs ou poches, arrêtent les taxis, les passants, les voitures ou l’autobus T pour interroger en langues pérégrines : «Poudipon, where?» [Pompidou] «Giougo, wo ?», puis repartent émerveillés avant de disparaître derrière Sainte-Gudule ou bien, tournant par la rue des Milleguiettes, dans le square des Grands-Edredons. » (BH, 11). 28
Gabriel « pérorait devant une assemblée dont l’attention semblait d’autant plus grande que la francophonie y était dispersée… », Zazie, op. cit., p. 117 sq. Voir en particulier les Chapitre IX et XI de Zazie. 29
Michel BIGOT : Zazie dans le métro de Raymond Queneau, op. cit., p. 92 sq.
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ou même au cube, pourrait-on ajouter, tant les références sont nombreuses. Toutefois, alors que Zazie n’est que de passage, ce qui permet au récit de rebondir sur une forme de satire réaliste des voyages touristiques, nos textes, quant à eux, doivent ancrer des personnages dans la Ville. D’où la nécessité pour les récits, comme pour leur auteur, de démarrer d’un point fixe et bien connu. L’épicier Eusèbe est ce personnage ambigu et emblématique, dont le plaisir essentiel consiste à se délecter du passage des jolies touristes tout en s’arc-boutant contre le temps – l’épicerie de quartier héritée des parents n’est-elle pas le symbole du commerce en voie de fragilisation ? Pâle reflet du fier Eusèbe Pradonnet, patron de l’Uni-Park, caution des séances lubriques mais finalement innocentes d’un voyeurisme plus ou moins volontaire au Palais de la Rigolade 30, Eusèbe rejoint certes la filiation patristique 31 avec son « regard gnoséologique et vrillant » (EH, 105) tout en la pervertissant. « Les hordes de Suissesses, d’Allemandes, de Hollandaises, d’Anglaises, d’Américaines et même de Japonaises se livraient ainsi sans méfiance aux investigations eusébiennes » (BH, 16). Ainsi, Eusèbe regarde-t-il et scrute-t-il en ne donnant, en échange, rien d’autre qu’une apparence truquée, en cachant ses fruits et ses légumes les moins présentables derrière ses produits les plus frais. Figure du « romancier rudologue 32 », dans le même ordre d’idée finalement, plus avant dans le récit, Eusèbe fera tout à fait prosaïquement l’éloge de sa « méthode pour pisser ». Il est ainsi celui qui a la conscience la plus aiguë mais aussi la plus malheureuse du temps, des cycles qui s’écoulent, et de la mort. Passablement bouleversé par les investigations d’Arapède, on le retrouve de plus en plus perplexe, « reposant le verre avant de sortir, il aperçut alors sa tête dans le miroir accroché devant le réservoir de la chasse d’eau… Il vit sa
30
cf. Pierre SYLVESTRE : « La fête quenienne : innocence et folie ». Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », op. cit., p. 154-162. 31
La référence au théologien antique Eusèbe de Césarée « qui a écrit des choses intéressantes sur la vue » (Roubaud) est explicitée dans le document en ligne http://www.ac-versailles.fr/etabliss/clg-pasteur-neuilly/interview.htm 32
Frédéric BRIOT. « La littérature et le reste : Gilbert Lascault, Olivier Rolin, Jacques Roubaud, Antoine Volodine », Revue des lettres modernes (« Écritures contemporaines - 1. Mémoires du récit »), op. cit., p. 160 sq.
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vieille tête et pleura. 33 » On ne reverra presque plus Eusèbe dans les autres volumes de la série… 3. SUIVEZ LE GUIDE : LIEUX DE MÉMOIRE La narration implique le temps, son écoulement continu, et le temps continu se mesure par un déplacement dans l’espace. Je n’accueille, implicitement, le roman que comme un parcours. (MAT 189)
Campé non loin du centre de Paris 34, ville-escargot dont les intersections d’arrondissements forment, selon Roubaud, « les points les plus remarquables 35 », le premier récit évoque la phobie d’un mouvement entropique et centrifuge mais, symétriquement, subsume aussi l’engluement toujours possible « dans cette ville que tu n’aimes pas/Où tu as passé tant de jours/Que les compter te fait vomir/Peur de ce que tu ne reconnais pas ! 36 » On sait bien que, pris entre la société et le soi, l’écrivain se trouve dans une situation paratopique ainsi que la définit Dominique Maingueneau. L’écrivain appartient au champ littéraire mais cette appartenance est bien problématique, l’attachant à une position conflictuelle car ce lieu est un lieu sans territoire ; « l’auteur, quelle que soit la modalité de sa paratopie, est quelqu’un qui a perdu son lieu et doit par le déploiement de son œuvre en définir un nouveau, construire un territoire paradoxal à travers son errance même. 37 » Or, le temps du deuil, les soubresauts du scepticisme envers l’écriture, rendent encore plus difficile cette négociation entre le lieu et le non-lieu, et plus douloureuse cette localisation parasitaire qui se vit dans l'impossibilité de se stabiliser. Les textes romanesques du cycle d’Hortense, s’ils accueillent volontiers l’allogène générique, le très-disparate textuel, 33
(BH, 195) Sur ce thème, cf. Astrid BOUYGUES : « Voie buccale, voie anale : la nourriture dans Discorde mélodie des terrains d’épandage », Les Amis de Valentin Brû, n°18, Levallois-Perret, février 2000. 34
Le IVème arrondissement partage avec le Ier, l’Île de la Cité et le Marais avec le IIIème.
35 « Arrondissements ». La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, op. cit., p. 25. 36
ibid., p. 102.
37
ibid.
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l’extrême-contemporain et une topologie composite, sont d’abord recentrés sur les lieux quotidiens. La tâche de l’écrivain semble bien consister à repartir de l’immeuble du « 53, Boulevard des Citoyens » foyer nodal du lieu de vie, pour parcourir, « recourir » cette ville aux six (!) murailles historiques, qui lui confèrent sa forme spiralaire si particulière. Car, c’est bien à partir de ce quatrième arrondissement, que le poète métamorphosé en romancier pourra pleinement rayonner. Autour du 53, rue des Francs-Bourgeois, du Square des Blancs Manteaux, du 1, rue Abbé-Migne, fascinant parce qu’unique 38 numéro d’une rue, se resserrent d’abord les lieux et les noms de lieux d’un bonheur révolu, associés aux échanges avec Alix. Ces dialogues avaient permis de dresser nombres de tenants et aboutissants de nos récits. Cette amputation de la rue des Guillemites – « la rue avait disparu, perdu un bout de son corps pour satisfaire à la mémoire de l’abbé… 39 » – pour un presque-rien, sonne comme l’écho de la mutilation de la vie par la « mort en seconde personne », pour reprendre une expression jankélévitchienne 40. Globalement, tout le quartier est directement en prise avec des biographèmes puisque la mort d’Alix a pour conséquences le départ vers le VIIIème arrondissement et la rue d’Amsterdam, libérant l’appartement pour Laurie et Carlotta 41. Là encore, on procède par
38
« Je sors du square par la minuscule rue de l’Abbé-Migne qui n’a qu’un seul numéro (et encore un numéro d’excuse puisqu’une plaque dit ‘anciennement 11, rue des Guillemites’), celui de l’église des Blancs-Manteaux qui la mange entièrement d’un côté (de l’autre, le mur sans porte appartient au 51 de la rue des Francs-Bourgeois), en quelques mètres de façade où on ferait à peine tenir la Patrologie ». (GIL 184). Pour la nomenclature de cette voie aménagée à l'emplacement d'une partie de la rue des Guillemites rebaptisée en 1978, voir http://www.paris.fr/carto/nomenclature/ 13.nom.html 39
« Alix avait suggéré que la municipalité du quatrième arrondissement inaugure précisément, une bibliothèque ‘locale’ sur ce mur, bibliothèque dont le contenu aurait été limité à la Patrologie (œuvre, comme on le sait, de l’abbé Migne). Chaque volume, relié richement, aurait été visible dans une petite case individuelle, éclairée de cierges, une « vitrine-vitrail » illuminative, accessible au moyen d’une petite clé dorée ; et les lecteurs se seraient assis à des places réservées sur les bancs du square pour lire. » (GIL, 185). 40
Vladimir JANKÉLÉVITCH. La Mort, Flammarion « Champs », 1977, p. 34-35.
41
cf. Laurence ROUBAUD : « Vie brève de Jacques Roubaud », Mezura, n°49, op. cit.,
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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translations, décalages, antonymies. Le « 51, rue des Francs-Bourgeois, Paris quatrième, où habitent Marie, Charlotte et Ophélie, chatte quand elle n’est pas auprès de son vieux père au Togo, sinon au Burkina Faso » (MAT, 58) devient, par la grâce de l’anamorphose, le 53, rue des Citoyens, car le 53 est à la fois nombre de Queneau et l’âge du romancier au moment de l’écriture de La Belle Hortense. De la « Rue des Francs-Bourgeois, dans cet appartement où j’ai vécu encore, jusqu’en 1985, avant de revenir rue d’Amsterdam, et qu’habitent aujourd’hui Marie, Charlotte et Ophélie » (BOU, 292) à « chez moi 82, rue d’Amsterdam, Paris neuvième » (MAT, 58) se relisent les marques du passé, car les parcours géographiques sont toujours plus ou moins souterrainement, des parcours personnels et temporels. Les techniques de l’apprentissage mnémonique, que Roubaud a si longuement étudiées, sont construites comme la déambulation dans un édifice. Et si les romans d’Hortense s’écrivent bien à l’intersection de l’observable (les lieux) et du mémorable (le passé attaché à ces lieux), les références spatiales enclenchent un processus cryptique plus important que les indications d’époque qu’on a pu repérer plus haut... Le lecteur n’a peut être pas besoin de tout savoir. On sait que le projet perecquien de Lieux peut se résumer en une description à la programmatique élaborée de douze lieux décrits deux fois par an selon deux perspectives différentes. Denis Bertharion observant combien la description tourne à « l’écriture objectale où les objets ne signifient plus rien que leur propre présence 42 » conclut à juste titre que dans cette « crise du sens », seule la « concrétude du présent » est un gage de stabilité. La description de l’espace du quotidien et le semblant de théorie de l’infra-ordinaire paraissent bien éloignés du projet initial de reconquête du 43 passé qui motivait Perec.
Écrire à l’ère du soupçon, c’est s’opposer à la tendance « verticale » du réalisme, qui le conduit à dépasser les apparences. La
p. 344. 42 Jacques-Denis BERTHARION : Poétique de Georges Perec – « une trace, une marque ou quelques signes », Nizet, 1998, p. 245. 43
ibid., p. 248.
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prétention à la véridicité s’affirme et se conteste dans le même mouvement au profit d’un goût prononcé pour le simulacre. Si « La vie mode d'emploi reste dans une forme d'horizontalité : le référent, présenté comme illusoire […] n'a pas de profondeur 44 », alors, l’on peut probablement s’avancer à écrire que l’écriture des romans d’Hortense procède davantage d’une écriture de l’obliquité, du pointillé. Ce cycle n’a donc aucune prétention « réaliste ». La méthode naturaliste : « observation, description, explication » est également déroutée. En revanche, sont aménagés, au sein même des textes, de véritables pointillés qui font en sorte que par-delà ou plutôt en deçà de ces lieux démembrés, altérés, un régime d’» écriture autobiotextuelle » (Bernard Magné) s’engage, une pratique de marquage/masquage autobiographique conquiert l’opportunité de s’inscrire... La douleur de la perte, dans sa dimension lyrique, sera davantage prise en charge par la poésie. Marcher, c’est désormais marcher seul. « Tu es seul. Tu apprends à marcher comme un homme seul, à flâner, à traîner, à voir sans regarder, à regarder sans voir 45» écrivait déjà Perec. Le fulgurant regroupement intitulé « Square des Blancs Manteaux, 1983 – Méditation de la mort, en sonnets, selon le protocole de Joseph Hall » 46 est un concentré de bris et d’affliction. Mais Roubaud romancier en devenir, s’emploie à « recourir les rues », à les sillonner derrière Queneau (celui de Courir les rues), c’est-à-dire surtout à les reconstruire, mais surtout faire en sorte que le chagrin marque le pas afin de surmonter progressivement sa répulsion redevenue intacte envers une ville qui semble l’avoir abandonné. Car, celui qui répète à l’envie : « je n’ai jamais aimé Paris […] Je ne vénère pas ses bistrots, ses voies-express ; je ne regarde pas Notre-Dame, ni le Panthéon, autre « joyau de l’art gothique » (MAT, 224) sait réorganiser, par le pouvoir de l’écriture, de manière essentiellement ludique et romanesque, topologie et toponymie. Casquette de guide cette fois-ci (et non de retraité de l’EDF comme il les affectionne) vissée sur la tête, la visite du quartier peut commencer et la narration, sinon gagner en profondeur, du moins en 44
Cécile DE BARY : « Contre une littérature réaliste », Formules n°6, op. cit., p. 74.
45
Georges PEREC : Un homme qui dort. Gallimard, coll. « Folio » [Denoël, 1967], p. 55. 46
La Forme d’une ville…, op. cit., p. 147.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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épaisseur : « nous respectons, avec décision, une concentration topologique sur les lieux mentionnés dans la carte vendue avec le volume (voir page 175)… » (EH, 95) 4. LOCUS SOLUS, LOCUS AMOENUS : 53, RUE DES CITOYENS L’immeuble : […] un examen un peu plus attentif du dessin permettrait sans peine d’en tirer les détails d’un 47 volumineux roman.
Le 1, rue Abbé-Migne anciennement 11, rue des Guillemites 48, mais surtout l’immeuble adjacent devenu désormais « 53, rue des Citoyens », ses entrées poétiquement réorganisées (ABCDEF, écho évident du système des rimes) (BH, 20), mais aussi ses passages secrets – en particulier dans L’Enlèvement – donnant sur d’autres mondes romanesques, évoquent entre autres le célèbre immeuble perecquien du 11, rue Simon-Crubellier, lieu à partir duquel il faut recréer un mode d’emploi de la vie. C’est la leçon perecquienne : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner 49 .» L’escalier D regroupe une série de personnages (de suspects pour Blognard) (BH, 159) dont certains sont d’importance (Orsells). L’immeuble est avant tout le repaire de Morgan/Gormanskoï qui y possède officiellement, dans La Belle Hortense, un appartement laissé vacant (D, 3° droite). Dans L’Enlèvement, Laurie et Carlotta s’installeront d’ailleurs dans la vacance, le vide 50, la béance – laissée par le double départ d’Alix et de Jacques. Elles seront rejointes ultérieurement par Vladimirovitch/Otello au D, 3° droite. Quant au prince, il emménage par deux fois anonymement, en rétrogradant vers les appartements à leur gauche (C, 3° droite, puis C, 3°gauche). Deux fois au troisième égalant six, la référence à la sextine transparaît, mais
47
Georges PEREC : Espèces d’espaces. Éditions Galilée, 1974, p. 61.
48
« …rue de l’Abbé-Migne; cette nouvelle rue, ultra-courte, n’aurait qu’un seul numéro, qui serait le n0 1… » (BH, 41) 49
Georges PEREC : Espèces d’espaces, op. cit., p. 14.
50
Le nom Soquonné Vacuhomme [vacuum] se rattache à cette thématique du vide.
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l’immeuble évoque surtout un autre bâtiment célèbre. Sans doute l’immeuble du 53, rue des Citoyens n’a-t-il pas la complexité du 11, rue Simon-Crubellier (La Vie Mode d’Emploi) avec notamment ces correspondances chapitres/pièces, cette mécanique des déplacements calquée sur la polygraphie du cavalier, la combinatoire du Bi-carré latin d’ordre 10, et la Pseudo-quenine d’ordre 10 – autant de contraintes dévoilées par Perec lui-même, et parfaitement étudiées grâce à la publication du Cahier des Charges. Mais, comme le confia naguère Perec, sachant que l’idée d’une « structure mathématique connue sous le nom de « bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 » […] avait été proposée à l’Oulipo par Claude Berge qui souhaitait y travailler avec Jacques Roubaud et moi 51 », il est probable que l’ombre du 11 rue Crubellier se porte sur ce 53, rue des Citoyens. L’immeuble a une fonction narrative évidente dans la trame policière de La Belle Hortense, car il se situe à l’aboutissement de la spirale dessinée par les exactions de la terreur des Quincailliers (les 53 casseroles renversées par terre) et indiqué par les graffiti successifs de « l’homme en noir qui pisse. » « Le nœud gordien [est] situé au 53 de la rue des Citoyens » (BH, 153) annonce d’ailleurs rapidement le commissaire Blognard. Seul le stratagème d’Alexandre Vladimirovitch permettra de détourner in extremis les soupçons du prince, en faisant accuser à sa place Orsells (BH, 257). Le décalage des débris argileux (ce qui nous ramène aux Enfants du Limon) des statuettes volées des fenêtres princières vers celles d’Orsells, imite d’ailleurs assez bien le mouvement rétrograde de la sextine. En mettant en avant une logique bien davantage poétique que référentielle, la maison Lusson – ou plutôt : Sinouls – et ses habitants, saisis dans « Jours tranquilles à la porte d’Orléans 52 », peut elle ainsi rejoindre – contre toute attente – le « quatrième ». On retrouve donc naturellement, en suivant Yvette, un « petit pavillon rococo, comme on 51
Georges PEREC : « Quatre figures pour La Vie Mode d’Emploi. ». Paris, Duponchelle. L’Arc n° 76 (« Georges Perec »), 1990, p. 51.
52 « L’avenue Ernest-Reyer / est très près de la banlieue / sud / on traverse le pont sur le périf / et ça y est // La maison est un peu vide[…] Il y a toute la place pour le zinzin / & pour le « mac » / & pour l’imprimante / & pour le plan-travail de la cuisine / & pour le plan-travail du bureau / Avec tous les dossiers, tous les livres / En vue de la Théorie / & de ses développements / Putatifs// C’est la retraite// Dehors les feuilles / Tombent ». La Forme d’une ville… op. cit., p. 251-252.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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en voit d’innombrables dans la banlieue sud de Paris, mais dont la présence à deux pas de la rue des Citoyens ne laissait pas d’être surprenante […] Nous voyons d’ici le sourire d’incrédulité qui joue sur les lèvres de notre Lecteur, mais nous précisons ici que le fait est rigoureusement exact et nous attendons de pied ferme un démenti » (BH, 105, nous soulignons). Le jardin Sinouls, lieu fort (bien) fréquenté dans La Belle Hortense (quatre chapitres s’y déroulent) gagne progressivement en importance dans L’Enlèvement d’Hortense, notamment en accueillant le sépulcre du chien Balbastre, unique véritable victime de ces aventures…
B. Réticulaire Ville …la Ville, celle de vous et moi, de vous et eux, ses habitants, la Ville, bref, la nôtre. (EXH, 17)
1. INTERSECTIONS, MOTS CROISÉS. S’obliger à voir plus platement. 53
À l’échelle de la ville et en terrain connu, Roubaud redevient le temps du roman, poète de Paris en réussissant l’aencrage dans cette partie du Marais, s’autorisant des jeux verbaux (« Marin Marais nocturnes 54 ») dont le lecteur un peu averti est à même de repérer l’immense majorité… avec un bon plan. Le destin de la rue de l’Abbé-Migne échappe tellement à l’ordinaire que seule cette rue est épargnée par les manipulations sémantiques. Comme c’était déjà le cas pour Zazie, « les romans dénient les formes et les lieux univoques et préfèrent l’ambiguïté 53 54
Georges PEREC : Espèces d’espaces,op. cit., p. 71.
(BH, 11, nous soulignons). Peut-être dans ces Marin Marais faut-il voir une allusion aux ouvrages de Pascal QUIGNARD (participant de l’Hexaméron) qui se jouent des frontières des genres. Ainsi une biographie se métamorphose-elle en récit fictif : c’est le cas de La leçon de Musique. « La vie du musicien Marin Marais était déjà évoquée dans un texte complètement fictionnel l’année précédente, Le Salon de Wurtemberg sera elle reprise dans le scénario-roman de Tous les matins du monde. » Aline MURA : « Le temps des œuvres migrantes, le modèle et le genre, mémoires du littéraire », Problématique des genres, problèmes du roman, op. cit., p. 127-140.
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qu’engendre la coexistence de données contradictoires. 55 » L’aire du soupçon concentre en elle puis laisse déborder un jeu d’hésitations sans limites. Dans cette représentation d’une ville – où le réel paraît avoir peu de prise – nous sommes au cœur de la fictivité, de la fiction, de la manière de faire des mondes. Une forme de tradition ludico-cryptonymique occupe une place prépondérante dans ce type de création. On se souvient des Perec/rinations 56 qui parcourent les XX arrondissements avec grilles de mots croisés et énigmes à la fois insolites et érudites. Le IVe arrondissement (pp. 19-56) – qui est le seul à comprendre deux grilles de mots –croisés, nous offre une définition ironique de RÉALITÉS en « III horizontal » : « c’est ce qu’on voit quand on regarde les choses en face ». Or, la construction d’un Paris personnel ne se fait qu’à travers croisements de mots et de trajectoires aménagées qui à leur tour ménagent des strates de sens et cela dans l’obliquité, le détour, la substitution. Bruno Delignon a tenté dans un bref article 57 un recensement très succinct des lieux dans La Belle Hortense ; tentons de compléter celui-ci en examinant les ressorts de la création de ces « noms de lieux », pour pasticher Proust. La plupart du temps, ceux-ci sont forgés par substitution avec variation sémantique minime, paragramme ou éventuellement chassé-croisé antonymique (Montorgueil vs « ModestieDescendante »). Rien d’étonnant alors à ce que la rue des Francsbourgeois devienne « rue des Citoyens », la rue des Blancs-Manteaux et « Square des Grands-Edredons ». Le Pas-de-la-mule est troqué contre un « Saut-de-la-chèvre », la Place des Vosges, se transforme en « Place des Ardennes ». La rue des Guillemites devient « rue des Milleguiettes » puis, dans l’Exil, par une traduction quelque peu forcée qui tourne au pérégrinisme, « rue des Thousandmittens » – mais qu’importe puisqu’à l’instar de Zazie, il y a beaucoup de touristes à Queneau’stown. Non loin de là habite « le père Risolnus, abbé de Léthème »
55
Michel BIGOT : Zazie dans le métro de Raymond Queneau, op. cit., p. 96.
56
Georges PEREC : Perec/rinations. Zulma, 1997.
57
cf. Bruno DELIGNON : « Jeux de Pistes dans La Belle Hortense », Jacques Roubaud, « La Licorne », n°40, op. cit., p.59-64.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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(EXH, 26). Quelques… calembours plus loin, Hortense traverse « l’avenue des Raviolis », prend la « rue Gaston-Miron » (François Miron), etc. On voit bien qu’un relevé exhaustif serait fastidieux. Mais l’esthétique de la trouvaille peut jouer doublement car le plaisir du lecteur sort renforcé par ces décryptages.
Parfois le décodage est aisé : ainsi, le père Sinouls fait ses courses d’abord « rue Près-Tout-Pré, chez Fiançailles Soeurs (en sortant de chez les Sinouls vous prenez à droite dans la rue des Milleguiettes, vous tournez à droite au bout de la rue, et c’est la première à gauche)» (EH, 268) et il est facile de reconnaître la rue Bourg-Tibourg avec son Magasin « Mariage Frères ». Le « Marché des bébés oranges » coïncide avec l'appellation du marché des Enfants rouges (quartier des enfants rouges) qui lui vient d'un orphelinat fondé au XIVe siècle. Quant à la rue « Olenix de Mont-Sacré », elle correspond probablement à La Rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. En optant pour des noms instables, des pseudonymes, Roubaud contribue à la fois à un vertige de la lecture, et en même temps, comme c’était le cas pour les références à l’actualité, il offre au lecteur le plaisir d’une reconnaissance étagée et par étapes.
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Le choix d’« Olenix de Mont-Sacré » ou plutôt Nicolas de Montreux appelé aussi « Ollenix du Mont-Sacré », essentiellement connu comme l’auteur d’une Sophonisbe, de pastorales 58 démontre – comme c’était le cas chez Queneau – que le Paris de Roubaud n’est plus le Paris mythique du début du siècle, ou encore celui des surréalistes, mais de manière similaire, l’occasion d’un « va-et-vient incessant du livre à la ville 59 », un échange entre lectures et circonstances de lecture. Il arrive que le lecteur soit désorienté lorsque se « croisent » trop de séries, trop d’isotopies. Ainsi, S. Loewe 60, malgré sa connaissance assurée de l’œuvre de Roubaud, ne parvient pas à trouver d’explication plausible à cette autre « rue Péréfixe-deBeaumont – greffier et écrivain ». Peut-être faut-il dans ce cas davantage chercher du côté d’une hybridation du signifiant. Car, sans doute, arrive-t-on à identifier d’emblée en ce Péréfixe, le précepteur de Louis XIV. Mais aussi l’archevêque de Paris (« La Ville » dans nos récits) Hardouin de Péréfixe ; ainsi : Ville-Hardouin (Villehardouin) qu’on peut localiser juste au Nord de la rue des Minimes. Reste l’ombre mystérieuse de ce Charles-Geneviève d’Éon de Beaumont, agent secret de Louis XV, qui aimait se travestir en femme. L’« éonisme », terme forgé par Ellis Havelock 61, si présent dans Zazie 62, se retrouve par ailleurs dans la localité de « Saint-Mouezy-surÉon », intersection supplémentaire entre Zazie, La Belle Hortense (l’entretien de la Chapelle dédiée au « malheureux prince Luigi Voudzoï et du potager y afférent » est confié à un maraîcher de SaintMouëzy-sur-Eon » (BH, 38), Pierrot mon ami 63 et La Vie Mode 58
cf. Rose Marie DAELE : Nicolas de Montreulx (Ollenix du Mont-Sacré) arbiter of European literary vogues of the late renaissance. The Moretus press incorporated, New-York, 1946. 59 cf. Claude DEBON : « Un Paris de parole » Doukiplèdonktan ? Études sur Raymond Queneau, op. cit. 60
Siegfried LOEWE : « Jacques Roubaud, le cycle labyrinthique des Hortense ». Oulipo poétiques, op. cit., p. 95-108.
61
D’ailleurs délaissé au profit de Frank Harris dans la bibliothèque des parents d’Hortense. (BH , 174). 62 63
Zazie dans le métro, op. cit., p. 66.
« [Pierrot] aurait évidemment du retard sur son horaire et décida de s'arrêter pour déjeuner à la prochaine localité qui se dénommait Saint-Mouézy-sur-Eon. » Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami. Œuvres complètes, op. cit., p.1194.
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d’Emploi 64. Quant à la famille de Beaumont, elle n’occupe pas moins de trois chapitres du texte de Perec. Il n’y a donc pas que la rue de l’Abbé-Migne qui reçoive sa bibliothèque, chaque rue est un précipité de références qui ricochent d’un livre à l’autre. Outre cela, on notera aisément le travail de précision dans les décors, en particulier lorsqu’on leur adjuge une fonction narrative. Hors de question cependant pour Roubaud d’être trop respectueux du modèle parisien. La « Rue Vieille-des-Archives » (BH, 8) subit ainsi une torsion composite en croisant – tour de force géométrique – les parallèles dessinées par la rue des Archives et la rue Vieille du Temple. Davantage qu’une progression géographique avec des boulevards narratifs, Roubaud nous entraîne dans des bifurcations mais surtout des noms croisés, qui sont autant de séries aux intersections signifiantes. L’intersection – opération éminemment booléenne – permet aux noms des lieux de croiser les séries musicales avec celles des chiffres, dans un (ré)agencement des lieux qui nous invite à lire de manière plus cryptique et plus… merveilleuse. Un autre principe de rangement dans les catalogues était celui des « portemanteaux », inventé par un bibliothécaire du British Museum, le révérend Dodgson (et parfois traduit, on ne sait pourquoi, par « valise »). Il y avait ainsi la « géographie-valise où on découvrait le « Lituanicaragua », la « Péroumanie », le «Nebraskatchewan », et autres entités culturelles peu connues mais désormais indispensables. (EXH, 70)
Prenons l’exemple d’une dernière rue emblématique de ce travail : la rue « Eléazar-de-Brocourt-Sercilly, sieur de Chandeville ». Ce nom-valise, comme on en trouve beaucoup dans les récits, est fabriqué par adjonctions, modifications successives et croisements de mots. Guillaume Bouchet, sieur de Brocourt, est l’imprimeur poitevin qui peut faire référence à la rue du Poitou non loin de là, « Éléazar » renvoie également à une rue contiguë (Éléazar). Les Poésies d’Eléazar de Chandeville – neveu de Malherbe – contemporain de Claude de Sarcilly –traducteur, entre autres, de Paracelse, paraissent à Paris en 1639. Sans doute n’est-ce pas forcer l’interprétation que de convoquer dans cet incipit Éléazar De Worms, figure dominante du judaïsme
64 Saint-Mouezy est le village d’origine de Madame Moreau : « elle est venue y vivre vers mille neuf cent soixante, lorsque le développement de ses affaires la contraignit à quitter son petit village de Saint-Mouezy-sur Éon (Indre) pour faire efficacement face à ses obligations de chef d’entreprise. » cf. La Vie Mode d’Emploi, op. cit., p. 100-101.
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allemand au Moyen Âge dont la première partie de l’œuvre fondamentale Sodé aazayya (« Secrets des secrets »), s’intitule « Sod Ma aseh Bereshit » – « Le Mystère de l’œuvre du commencement ». Avec Éléazar on se dit qu’« et les hasards » (notion, on le sait « non narrative » (EH, 213)) n’ont pas leur place, y compris dans la distribution des noms de lieux. Les prémisses de la conquête de l’art du roman passent par une géographie imaginaire et combinatoire. Ainsi, d’une manière générale, la reconstruction du quotidien autour de cet épicentre de vie est assumée dans les récits avec un certain bonheur. La municipalité, dans une crise de verdure momentanée, a planté deux petits faux acacias pessimistes, que l’oxyde de carbone met mal à l’aise, et qui essayent de ne pas avoir l’air d’être là […]. Comme il n’y a pas de feu rouge, et que les faux acacias font ce qu’ils peuvent, le résultat est un ensemble de collisions bruyantes, stridentes, et fréquentes… (BH, 9-10)
Le poète du quatrième arrondissement s’est transformé en observateur de vie, avec cette auto-dérision qui sauve : La cuisine et la chambre de Carlotta donnaient toutes les deux sur le carrefour rue des Citoyens-rue Vieille-des-Archives où, grâce aux remarques acerbes contenues dans mon premier roman, la municipalité s’était enfin décidée à installer un feu rouge, diminuant ainsi de 83 pour 100 le nombre et l’intensité des bruissements de tôles, des froissements de piétons… (EH, 50)
Ce véritable jeu de pistes dans le récit se construit finalement comme un hommage à tout un quartier, lequel, par un retour de la réalité qui dépasse la fiction, le lui rend –symétriquement – bien 65. 2. MILIEUX ET RECENTRAGES. Ça va-t-il aujourd’hui ? – Ça va, ça va. – Alors, ça 66 biche ? – Ça biche, ça bibiche.
Il n’y a pas que l’épicerie eusébienne qui attire l’attention. D’autres commerces et surtout leurs propriétaires et gérants qui sont 65
À l’heure où j’écris ces lignes, un établissement de commerce de vins et spiritueux et librairie, « La Belle Hortense » est situé au 31, rue Vieille du Temple. 66
François CARADEC : La compagnie des zincs. Climats. Micro-climats CastelnauLe-Lez, p. 73.
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autant de personnages au signifiant « transparent » et motivé 67 (la boucherie Boillault, la boulangerie Groichant…) font aussi l’objet de plusieurs chapitres déterminants. Parmi les commerces, les cafés sont les lieux qui concentrent bien souvent toute l’attention des divers narrateurs. Le principal d’entre eux, lieu de rencontres, de réunions parfois fébriles, pour Mornacier, le commissaire Blognard et son adjoint, est le Gudule-Bar (ex« Bougnat »). Ce n’est pas d’une manière distraite qu’Arapède écoutait les conversations de bistrot, car il savait que les conversations de bistrot sont à l’origine de la solution de onze pour cent des affaires criminelles. (BH, 221)
L’ancien Bougnat de Sainte-Gudule devenu Gudule-Bar et ses évolutions successives font même l’objet d’un chapitre à part entière (le 23) peut-être inspiré par les souvenirs de ce Père Plantin « qui régnait sur son bistrot » … (MAT, 98) remarques à leur tour hybridées par l’observation du bar au « 56 rue Notre-Dame-de-Lorette ». Je descendais la rue Notre-Dame-de-Lorette, je faisais halte à la brasserie Saint-Georges où Madame Yvonne me servait un grand crème et deux croissants allongés de deux croissants et grand crème de conversation sur divers sujets d’intérêt cafetier donc général. (POE, 398)
Comme c’est déjà la règle dans La Vie Mode d’Emploi, chaque lieu est à plusieurs entrées et focalise des topiques diverses. Lieux et topoï s’emboîtent assez justement, et les narrations (en particulier dans les deux premiers volumes) effectuent des allers et retours entre l’immeuble – siège des cadres familiaux et des lieux de travail. Avant de les mettre en question, le texte exploite toutes les fonctions de la description. La plus aisément reconnaissable consiste en la peinture des personnages dans leurs milieux. Le commissaire Blognard, Eusèbe (et Bertrande), Arapède, pour ne citer que ceux-là sont successivement dépeints chez eux et à leur travail. Hortense, dont l’occupation consiste à élaborer un mémoire de philosophie à la Bibliothèque, et le Père Sinouls, qui s’exerce assidûment sur l’orgue de Sainte-Gudule, tous deux véritables protagonistes, n’échappent pas à cette règle. Pendant cinq chapitres 67
« De tels noms transparents fonctionnent alors comme des condensés de programmes narratifs. » Philippe HAMON : « Statut sémiologique du personnage », Poétique du Récit, op. cit., p. 150.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
l’action se déroule ainsi au domicile Sinouls et quatre prennent place chez Hortense. Comme on le voit sur les vingt-huit chapitres que compte La Belle Hortense, (trente-deux en comptant l’après chapitre et les trois « entre-deux-chapitres »), quinze se déroulent majoritairement dans les domiciles et douze sur les lieux d’activités. Globalement, la tripartition de l’espace s’effectue entre l’immeuble (et ses alentours), Sainte Gudule et la rue Abbé-Migne : DOMICILES
15 chapitres
LIEUX ACTIVITÉ
12 Chapitres
BARS
5 chapitres
IMMEUBLE
7 chapitres
AUTRES
3 chapitres
L’Enlèvement reprend un peu moins ce type de description des personnages in situ. Deuxième opus, d’une série, les présentations avec les personnages se font plus laconiques et les lieux sont mieux connus. Quatorze chapitres se déroulent majoritairement dans les domiciles (avec toujours une prépondérance de la maison Sinouls, puisque le jardin sert de sépulcre à Balbastre). Sainte-Gudule, scène du crime, est le théâtre de six chapitres. Les cafés occupent une place encore plus importante. Mais L’Enlèvement (comme l’Exil) comprend 36 (+1) chapitres et le narrateur se risque davantage hors des sentiers battus que durant le premier opus. Dans ce deuxième récit, le quartier desserre ses liens mémoriels et du coup, la concentration topologique est moins de mise. DOMICILES
14 chapitres
LIEUX ACTIVITÉ
7 chapitres
CAFÉS BARS
9 chapitres
SAINTE GUDULE
6 chapitres
TRAIN
2 chapitres
AUTRES
10 chapitres
Les mondes compossibles poldèves feront, quant à eux, éclater
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
177
les cadres spatiaux inhérents aux premiers romans. Plus nettement que les autres, L’Exil est véritablement un roman d’aventures car l’essentiel de l’action se déroule en terre exotique : la Poldévie. Le thème du voyage et de l’étrangeté se déploie librement dans les pages. Néanmoins, partis chercher l’Autre, nous nous découvrons victimes d’illusions théâtrales… shakespeariennes et nous retrouvons… le Même. Bien davantage que précédemment, l’espace éclate dans ce dernier ouvrage. L’action ne se cantonne pas à la Poldévie « civilisée » (essentiellement Queneau’s town). Après le passage par la terrible forteresse de Zenda, la Poldadamie puis la Polentie, la Lagadonie, la Ruritanie, l’Entéléchie (EXH, 186) (qui est « l’état de parfait accomplissement de l'être » chez Aristote), et pour terminer, l’ascension du col du Faiwmurr, etc. plongent paradoxalement le lecteur dans un état de scepticisme distancié. D’ailleurs, la résidence d’Hortense (neuf chapitres) n’est pas plus le théâtre d’une quiétude absolue. Augre y pénètre quand il le souhaite. Acrab’m joue le rôle de Gormanskoï qui joue le rôle d’Hatmel. RESIDENCE Hortense
9 chapitres
EËRLORSNI
6 chapitres
QUENEAU'STOWN (extérieurs)
6 chapitres
ZENDA
4 chapitres
POLDADAMIE POLENTIE
6 chapitres
LA VILLE + appart, Laurie
2 chapitres
TTGB
3 chapitres
AUTRES
7 chapitres
Points communs à tous les mondes, les débits de boissons, qui, sous toutes leurs formes, sont aussi des concentrés de pittoresque dans une veine comique largement exploitée par Queneau et poursuivie par Caradec. Plus qu’à tout autre endroit le « néo-français » 68 y ressurgit 68
cf. Raymond QUENEAU : Bâtons chiffres et Lettres, op. cit. Jean-Paul BORDUFOUR : « La révolution langagière erratée », Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », op. cit., p. 183-191.
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librement et l’on s’y salue avec des formules qui suscitent assez paradoxalement quelques échos nostalgiques comme c’est le cas pour le fameux « ça biche ? », une phrase, apprise de son grand-père, dont il n’avait jamais connu la signification, et qu’il prononçait pour lui-même exclusivement, en guise de slogan, d’exhortation et de commentaire «Ça bichebiche mézigue, ça bichebiche beaucoup ! (BH, 14)
L’expression est déjà employée avec une certaine méfiance par Jacques l’Aumône qui se prépare tel un acteur devant sa glace à récupérer son courrier chez les Choque en bégayant « sans fin ces mots ça bichebiche mézigue, ça bichebiche beaucoup […] en insistant sur le sens profond de son inconsistant bavardage. 69 » Le retour insistant du Fernet-Branca comme choix récurrent de boissons est aussi révélateur d’un certain abandon à la nostalgie. D’abord la nostalgie d’une époque, celle de Zazie 70 à laquelle l’inspecteur She. Hol. sacrifie : « il voulait un Fernet-Branca. Il y trempa ses lèvres et but, sans sourciller, d’un trait, la liqueur sauvage du comte Branca. » (EH, 246). Ce Fernet-Blanca fait d’ailleurs suite à la commande dans La Belle Hortense d’« un double diabolo grenadine pour l’inspecteur, et une Guiness pression […] pourquoi pas du FernetBranca, la liqueur sauvage du comte Branca tant que vous y êtes ? » (BH, 66) In vino veritas… conformément à une certaine tradition romanesque, dans les débits de boissons se déploient des scénographies, qui font que ces brèves de comptoir oscillent entre le ressassement des clichés les plus éculés, et l’embrayage soudain sur des sujets dont la complexité ferait frémir les plus éminents scientifiques. Mais une doxa librement échappée, réjouissante et gracieuse, qui prend des allures de sapience est ainsi mise en avant. Madame Eusèbe, dans l’épicerie, débattait déjà avec Sinouls 71. Le « Gudule-Bar » et son équivalent poldève, « Le Fer à Poney », sont les théâtres privilégiés des 69
Raymond QUENEAU : Loin de Rueil, op. cit, p. 50.
70
« Qu’est-ce que je pourrais bien lui donner, rumine Turandot. Un fernet-branca ?– C’est pas buvable, dit Charles. – Tu n’y as peut-être jamais goûté. C’est pas si mauvais et c’est fameux pour l’estomac [...] ça fera deux fernet-branca. » Raymond QUENEAU : Zazie dans le métro, p. 67. 71
« Mme Eusèbe aimait beaucoup ses conversations avec le père Sinouls ... » (BH, 22)
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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ratiocinations mathématico-sinoulsiennes qui laissent pensives Madame Yvonne : Petit à petit, elle avait découvert, par le père Sinouls ou d’autres clients, qu’il y avait plein d’autres infinis. Aristote et Cantor revenaient souvent sur le tapis. Elle gardait un faible pour l’infini géométrique, celui de la sphère céleste, mais elle ne crachait pas à l’occasion sur le Nombre, ou le Temps. (EH, 216)
La remotivation des noms des cafés est symptomatique de l’attention portée aux lieux, aux décors. Modèles et souvenirs se superposent… « La Fausse Cote » est ainsi l’établissement naturellement implanté à proximité de la Bibliothèque Nationale que fréquente Hortense. Hormis le « Gudule-Bar » que nous venons d’évoquer, et le « Fer à Poney », les cafés sont les lieux qui reçoivent le plus de dénominations en prise avec le répertoire littéraire. « L’Impérial Sentier qui bifurque » renvoie évidemment à la formule borgésienne bien connue. Le « S+7 » dans L’Enlèvement, fait allusion à la célèbre méthode oulipienne de décalage de degré 7 des substantifs 72. Dans le même ordre d’idées, les noms des hôtels forment aussi des hommages plus ou moins indirects. Ainsi, l’installation des amours adultères d’Hortense avec une pincée de bovarysme au « Flaubert Hôtel » 73, puis, plus tard, la situation de la séduction par la Fausse Hortense au Havre, ville natale de Queneau, à l’« Hôtel Bouvard et Pécuchet » sont des signaux forts de cette littérarisation progressive des décors. L’Exil quant à lui, évoque donc ce « véritable décor de postefrontière montagnard genre « Désert des Tartares « ou Rivage des Syrtes » (EXH, 67) finalement fort improbable, devant lequel la plus assidue « supension of disbelief » ne saurait résister. À l’» Hôtel des Ambassadeurs de Poldévie », siège du Centre de Patanalyse correspond « L’Hôtel des Ambassadeurs de Zélande »… à l’église Sainte Gudule, la Cathédrale Sainte-Gudule, la rue AbbéMigne se transforme en avenue… Avec le troisième volet, l’espace se déploie ou plutôt se déplie symétriquement. Le double créé le doute. Aussi la tendance la plus notable reste ces signaux de distanciation graffités sur une toile de fond de plus en plus théâtrale, pour ne pas dire 72
cf. Jean LESCURE : « la méthode S+7 (cas particulier de la méthode M r m) ». La littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations. op. cit., p. 139-144.
73
Chapitre 24 de L’Enlèvement et 23 de L’Exil.
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« carton-pâte ». Sans doute l’importance croissante accordée aux formes dramaturgiques dans ce troisième volet des aventures (dialogues de plus en plus nombreux, thèmes shakespeariens…) y contribue-t-elle beaucoup. Après deux trajets en bus sur les lignes T puis Q (Q comme Queneau 74) dans le premier opus, L’Enlèvement d’Hortense s’autorise un voyage dans un train de banlieue (Chapitre 15) à destination de Sainte Brunehilde-les-forêts par la Porte Queneau ; enfin un long voyage mènera les protagonistes de L’Exil jusqu’à Queneau’s town. On l’a bien compris : dans cette manière de faire les mondes, c’est le signifiant qui compte davantage, qui décroche un à un les wagons des référents. Et si, selon Roubaud, la prose de divertissement ne peut-être aussi complètement ferroviaire que celle du Grand Incendie de Londres, au moins fera-t-elle appel à des indicateurs de série, des correspondances poétiques. Quand la géographie se construit aussi sériellement, le soupçon s’installe en elle, logogriphes et métagrammes affolent les boussoles les mieux réglées. L’illusion référentielle s’effrite sous les feux des calembours faciles : …Hortense, trempant la main dans son eau presque tiède, se sentait incertaine de tout et d’elle-même, comme lui: « L’étang est l’étang; le non-étang est le non-étang; mais étant un non-étang en même temps peutil encore être étang? », murmurait-elle sous les hêtres. (EXH, 44)
Il ne reste plus qu’à laisser voyager le sens… Et parfois le sens peut voyager très loin, et dans l’espace, et dans le temps…
II. Hypothèques romanesque, héritages poldèves Le train pour Queneau’stown partira sur la voie n°6. Ce train desservira les gares de… (EXH, 150-151)
Le Paris de Raymond Queneau, s’écrivait déjà dans un va-etvient incessant du livre à la ville. Et « nombres de poèmes ne sont pas les compte rendus de choses vues mais des voyages dans les livres 75 » 74
Le fameux autobus d’Exercices de Style est le S.
75
Claude DEBON : « Un Paris de parole » Doukiplèdonktan ? op. cit., p. 150.
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rappelle justement Claude Debon. C’est bien à ce « Courir Les Rues » quenien que pense Roubaud lorsque il évoque ce Paris « comme un trésor onomastique, une cornucopia de singularités langagières, vues et entendues. J’y ai appris à regarder d’une certaine manière : en lisant les rues » (POE, 19). Mais c’est Pierrot Mon Ami et Zazie dans le métro qui fournissent un réservoir d’éléments repris et transformés pour Sainte Gudule, la Chapelle Poldève et la Poldévie. Après une verticalité cryptogrammatique, une géométrisation de l’espace narratif, s’installe progressivement des premières formes d’intertextualité.
A. Clefs pour la « Porte Raymond Queneau ». Au premier poste, à la porte Raymond Queneau, Eugénie et Carlotta descendraient, se changeraient, reprendraient leurs habits et leurs livres de classe et, après un bon petit déjeuner offert par le prince au café Au S + 7, descendraient dans le métro... (EH, 203)
1. SAINTE-GUDULE, L’ART GOTHIQUE ET L’ART (DU) ROMAN Une femme passe. Sur son sac il y a écrit « Gudule » 76
L’intrigue des deux premiers volumes se trouve donc essentiellement concentrée dans le quartier regroupé autour du clocher de Sainte Gudule (Gudule, qui donne son nom au Gudule-Bar, au chapitre 4 de La Belle Hortense et à toute la première partie de L’Enlèvement). L’église est bien sûr sous l’influence quenienne de la « SainteChapelle. 77 » Sainte Gudule, rejoint donc la liste des « joyaux de l’art gothique » (BH, 37), liste qui s’allonge démesurément, au point qu’elle sème une certaine confusion dans les lieux. On se souvient que Gabriel se justifiant d’avoir montré « la Sainte Chapelle, joyau de l’art
76
Georges PEREC : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Christian Bourgois, 1982, p. 25. 77
« j’ai connu une jeune Allemande des Sudètes nous allâmes même à la Sainte Chapelle, joyau de l’art gothique dirait Zazie. » (POE, 396)
182
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gothique 78 » se fait vertement rabrouer par Fédor Balanovitch : « nigaud […] c’est le tribunal de commerce que tu leur as fait visiter 79«. Qu’en est-il de la bien réelle Notre-Dame-des-BlancsManteaux, sise 12 rue des Blancs-Manteaux ? Celle-ci semble figurer un modèle d’inspiration parfaitement adéquat aux visées de nos romans bien composites. Comme la « Sainte-Gudule », elle date originellement du XIIIème siècle ; reconstruite fin XVIIème, elle offre au regard une façade classico-baroque, avec ses spirales ( !) et le passant trouvera, qu’avec ses adjonctions du XIXème, elle forme une mosaïque de styles et d’époques. Le texte en dresse un portrait finalement assez fidèle : Sainte-Gudule, un des joyaux de l’art gothique, comme la Sainte-Chapelle et le Panthéon est, chacun le sait, une grosse pièce montée avec des morceaux de tous âges, tous styles et toutes époques. Les miracles de la chronologie et de l’architecture qui font les délices des historiens d’art y ont aménagé des pans romans en dessus de maçonneries Renaissance. Elle possède des tombes d’évêques du XII° siècle et des catacombes avec fresques chrétiennes des premiers âges (contemporains, selon certains, du martyre de sainte Gudule, qui tient une rose au cœur violet teinte de son sang, selon d’autres de l’érection du Sacré-Cœur). Elle a subi des outrages palladiens et, sous l’Empire, un élève de Durand s’est occupé d’elle un moment. Bref, elle a tout ou presque. (BH, 37- 38)
Bâtiment d’importance donc (les chapitres 4 et 24 de La Belle Hortense lui sont d’ailleurs consacrés) la Sainte Gudule roubaldienne recèle en elle non seulement une crypte, comme sa cousine belge, mais surtout l’intégralité d’un programme narratif pour peu qu’on examine de plus près les subtilités de son architecture, résumées en un paragraphe faussement descriptif. Cette « pièce montée » sous forme de programme narratif – qui n’est ainsi pas sans rappeler celle qu’on sert aux époux Bovary 80 – a donc des ingrédients multiples. Sous-tendue par le gothique qui, on le sait, s’oppose traditionnellement au roman, l’édifice installe dès ces premières pages un jeu des apparences. La 78
Raymond QUENEAU : Zazie dans le métro,op. cit., p. 96.
79
ibid., p. 123.
80
« …une pièce montée qui fit pousser des cris. A la base, d'abord, c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré… » Gustave FLAUBERT : Madame Bovary, Œuvres Complètes, Tome 1, Éditions du Seuil, coll. « L’Intégrale », p. 584.
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combinaison des genres historiques, mais surtout installation des « pans romans en dessus de maçonneries », indique l’existence de plusieurs niveaux du texte (sans mentionner les catacombes, formes éminemment souterraines). Le roman n’est peut être qu’une façade de papier mâché. Deux noms d’architectes sont mentionnés et encore véritablement discrétisés, « anonymisés » : d’abord Andrea Palladio (« outrages palladiens ») puis Jean Nicolas Louis Durand (« un élève de Durand »). Palladio, en véritable fondateur d’un art poétique de l’architecte a fait appel au système des proportions pour déterminer précisément « l’unité modulaire ». C’est ainsi que rapport de la hauteur de la colonne à son diamètre (le module) et le nombre de modules dans la proportion des entre-colonnements sont pris en compte, afin qu’une poétique des correspondances extrêmement riche, quasi-musicale et apte aux variations infinies sur le motif, comme dans l’harmonie des parties constitutives de la composition, soit installée 81. En sus de la référence palladienne, un certain académisme, celui du polytechnicien Jean-Nicolas-Louis Durand, permet une définition plus précise des contours de Sainte-Gudule et a fortiori des mécanismes de composition des pages, puisqu’on peut s’autoriser cette lecture. Une des caractéristiques majeures de Durand consiste à revendiquer l’absence d’inspiration. L’architecture est, selon Durand, avant tout, un art de la « disposition ». Nulle originalité requise, pas plus qu’un lyrisme exacerbé, mais un « mécanisme de composition propre à imprimer des conditions de régularité et de simplicité dans la figure du projet qui se réduit à un art combinatoire 82 », voilà ce qui peut expliquer la présence d’une mention si précise. D’emblée Sainte-Gudule sonne donc le glas d’un réel univoque, aux référents stables. « Sainte-Gudule va bien » (BH, 266), du moins dans ce premier opus. Ses alentours (dis)simulent une fonction « mathésique » et réitèrent des renseignements d’importance, comme c’est le cas des premières pages de La Belle Hortense : La grande paroi nue, ainsi révélée, de la maison voisine (soutenue par des boiseries et poutres mi-cramées, du plus bel effet vieux-normand) s’orne
81
cf. Bertrand JESTAZ : La Renaissance de l'architecture de Brunelleschi à Palladio, Gallimard, coll. « Découvertes », 1995. 82
cf. Werner SZAMBIEN : Jean-Nicolas-Louis Durand, 1760-1834 de l'imitation à la norme. Picard, 1984.
184
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD de graffiti et d’affiches en concurrence sauvage; parmi lesquels, à côté de déclarations d’un genre prévisible (« Emilienne se prostitu! on ta vu samedi dans le Square : Béber»), cet aveu, un peu mystérieux ensemble et mélancolique : «Je suis bien seul à comprendre Puvis de Chavannes! (BH, 71)
Ces phrases descriptives appellent une multiplicité d’interprétations et l’on commence à entrapercevoir combien l’indécidable et la dissimulation font partie des stratégies d’écritures. Le premier graffiti appartient-il à la série « quotidien », évoquée plus haut ou faut-il forcer l’interprétation et se rappeler combien l’école (de peinture) émilienne est caractérisée par une approche plus scientifique avec ses perspectives basées sur des solutions géométriques rigoureuses ? Ce dont on est sûr, en revanche, c’est bien du haut patronage modestement discrétisé sous la forme d’un graffiti de Puvis de Chavannes. L’appropriation de l’« Hommage » mallarméen (« Par avance ainsi tu vis / Ô solitaire Puvis / De Chavannes / Jamais seul… » 83) à ce natif de Lyon (Roubaud quant à lui, est né tout près, à Caluire-et-Cuire) renvoie aux peintures murales décoratives censées transformer « l'ancienne section d'or en une norme fondamentale de l'esthétique. 84 » Le nom de Puvis évoque également l’une de ses plus célèbres compositions intitulée « L’allégorie des sciences » qui se trouve en Sorbonne et qui répartit en un hémicycle les champs disciplinaires personnifiés. En examinant plus attentivement de gauche à droite ce tableau qui sacralise la rencontre des lettres et des sciences, on trouve là aussi des séries qui forment les ossatures des romans. Sur la gauche, sont donc installées les Lettres, l’Histoire, la Poésie, la Philosophie (on n’oublie pas qu’Hortense est étudiante de philosophie). L’Éloquence, qui figure au centre de la toile, est debout. Puis occupent la droite du tableau la Géologie (l’on se souvient de ces étranges Silicates), la Botanique (Hortense est un prénom floral), enfin, la Médecine (évoquée à travers les références moliéresques à L’Amour Médecin, les crise de goutte de Sinouls.) Et pour terminer : la Physique (Max Planck et les
83 84
Stéphane MALLARMÉ : « Hommage », Œuvres Complètes, op. cit., p. 72.
Marguerite NEVEU : « Le nombre d’or chez Seurat ? », Mathématiques et art, colloque organisé par le Séminaire de philosophie et mathématiques de l’École Normale Supérieure de Paris, 2-9 septembre 1991 à Cerisy, sous la direction de Maurice LOI. Paris, Hermann, 1995, p. 189.
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problèmes de thermodynamique). « L’allégorie des sciences » de ces premières pages du cycle a donc vraisemblablement servi de fil conducteur à l’art du roman roubaldien. Mais nous nous éloignions déjà de Sainte-Gudule dont le rôle prend de l’importance dans l’Enlèvement… Sainte-Gudule est ainsi la scène du crime (chapitres 1 et surtout 3, au cours duquel on retrouve donc le cadavre de Balbastre) ; son appentis et son beffroi, logements de fonction de Cretin et Molinet, verront la détention d’Hortense (chapitres 10, 16, 32). L’appentis d’ailleurs sera l’occasion d’une description more geometrico, possible pastiche de Robbe-Grillet ou Sarraute (EH, 138). Conformément aux translations 85 proportionnelles, l’église Sainte-Gudule devient mécaniquement une cathédrale (Sainte-Gudule) côté Poldévie. Le choix gudulien s’éclaire curieusement avec les données hagiographiques. La légende autour de cette fille de sainte Amalberge et nièce de Pépin le Bref, rapporte en effet, qu’alors qu’elle se rendait avant l’aube à l’église, le diable tenta de souffler sa lanterne sur le chemin. Miraculeusement, celle-ci se ralluma. On raconte aussi que chacune des nuits suivantes, le diable tentera, sans succès, d’éteindre la lampe. On comprend peut-être mieux ce choix onomastique de la part de celui qui, sous le coup du deuil, résiste à la tentation de voir son écriture s’éteindre. Dans le même esprit, l’héraldique macabre des armes poldèves de la Chapelle « de sable à l’orle de huit larmes d'argent 86 » (donc, en termes de blason, des larmes d’argent autour d’une surface noire imitant une tenture mortuaire) sera ainsi un élément quenien significativement délaissé. Parallèlement, sur le territoire du village de Saintes (Brabant Wallon), une petite fontaine située au milieu des champs est dédiée à sainte Renelde, la soeur de sainte Gudule, dont l'eau de source est célèbre pour guérir les « maladies des yeux », et donc celles des
85
Outre le sens géométrique de translation (« déplacement, mouvement (d'un corps, d'une figure) au cours duquel les positions d'une même droite liée à la figure ou au corps restent parallèles. ») on remarque que la translation recoupe « le fait de transporter (les restes, le corps d'une personne). » (définitions du Grand Robert). Ce mouvement gagne le tombeau du prince Luigi et participe à la construction du monde Poldève.
86
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami. Œuvres complètes, op. cit., p. 1137.
186
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lecteurs qui ne savent pas « Kouavouar » malgré les chemins aménagés à l’œil. Enfin, Sainte-Gudule – désormais patronne de Bruxelles – engage une autre série : celle qui concerne la Belgique et surtout la Poldévie et Queneau. On aura l’occasion de retrouver la Belgique, notamment à travers quelques emprunts à Georges Simenon. Elle se manifeste plus dissimulée sous la forme de contrepet (belge) dans l’incipit de L’Enlèvement ». Non loin de Sainte-Gudule « Il faisait beau et chaud mais on n’était pas en Belgique » (EH, 29). Mais c’est vers un tout autre pays que l’on tourne les yeux dès qu’il s’agit de la chapelle adjacente à Sainte-Gudule, car celle-ci établit la relation à la Poldévie. En annexant le « joyau de l’art gothique » à la « chapelle poldève », le récit fait se rejoindre Zazie et Pierrot. En effet, la chapelle Poldève, « précieuse chapelle dédiée par notre frère Mounezergues, autrefois, à la mémoire de l’infortuné prince Luigi Voudzoï que Dieu rappela à lui prématurément et à cheval, comme vous le savez tous » (BH, 246) et la Poldévie font partie des ressorts dramatiques des récits puisque Roubaud les place à la jonction de la topographie, de l’histoire, et de la fiction littéraire… Notre cycle partage une grande part de l’héritage poldève avec Pierrot Mon Ami…et bien d’autres. On rate probablement une des entrées principales du cycle d’Hortense si, comme dans la chanson, l’ami Pierrot ou plutôt l’ami Queneau « n’ouvre pas la porte ». Encore qu’une méconnaissance absolue des textes queniens ne provoque pas d’occlusion du sens au point que la lecture devienne, de ce fait, impossible, et la géographie du roman définitivement obscure. Si l’on s’en tient à l’aspect historique, on sait que le modèle de la chapelle dédiée au prince Luigi dans Pierrot Mon Ami est la Chapelle Saint Ferdinand 87 ou chapelle de la Compassion, achevée en 1843 et située, au moment de la rédaction de Pierrot, 25, boulevard Pershing, tout près de la Porte Maillot. La probable source littéraire est ce fait divers survenu le 13 juillet 1842, juste un siècle avant la publication de Pierrot…, la fin tragique du duc Ferdinand d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe qui se fracassa le crâne dans un accident de calèche attelée, le 13 juillet 1842, à la hauteur de l’actuel n° 25 du Boulevard Pershing (Paris XVII°). C’est ainsi que Saint-Ferdinand a été édifiée 87
cf. François CARADEC : « Raymond Queneau, 75012 PARIS ». Les Cahiers de l'Herne : op. cit., p. 305-312.
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sur les lieux de cet accident historique 88. Or, en raison des travaux de construction du périphérique, cette chapelle se voit déplacée d’une centaine de mètres en 1971(vers l’avenue de la Porte des Ternes). Chez Queneau, l’histoire du prince poldève Voudzoï (le suffixe va abondamment resservir dans nos romans) trouve sa source principale dans un des plus fameux canulars de la IIIe République, lorsqu’en 1929, le journaliste Alain Meillet entreprit de mystifier un certain nombre de députés « en attirant leur attention, au nom d’un Comité de défense Poldève imaginaire sur la situation en Poldévie, pays non moins imaginaire [...] la mystification prenant de l’ampleur, Meillet dévoila la supercherie dans une série d’articles. 89 » Six ans avant la parution de Pierrot, Vincent Tuquedenne, entrant un jour au « Ludo », avait déjà aperçu « des Poldèves et des Moldo-russes qui gagnaient leur vie aux échecs ». D’une certaine manière, Queneau croise, avec Pierrot Mon Ami « actualité » et fait divers, dans toutes leurs dimensions de facticité et fiction. À partir de cette facétie journalistique, Queneau tient un des fils du roman, pelote relayée par Perec 90 puis surtout Roubaud et d’autres encore 91. Un beau matin que je binais mes laitues […] C’était en juin, le soleil cru et sanglant au-dessus des ardoises venait à peine de dépasser les toits de Paris, une brume très mince dansait du côté du bois – j'entendis le galop 88 Voir le dossier très complet consacré par Michel Bigot dans son ouvrage sur Pierrot Mon Ami (p. 134 sq.) Probable source littéraire du récit quenien, ce fait divers survenu le 13 juillet 1842, juste un siècle avant la publication de Pierrot : « Ferdinand d’Orléans mourut dans la maison proche de l’accident où on l’avait transporté. Cette maison fut remplacée par une petite chapelle à la mémoire du prince. » Victor HUGO (Choses vues, Gallimard « Folio », p. 193). André BILLY dans Le badaud de Paris et d’ailleurs, (Fayard, 1959) indique que « la maison où le prince a expiré porte le numéro 4 bis [...] est située entre une fabrique de savon et un gargotier marchand de vin.[…] Juste derrière Luna-Park, dominée par les hauts échafauds de son vertigineux railway, se dissimule, grise et sombre, une vraie chapelle funéraire, la petite chapelle de la Compassion, commémorative de la mort du duc d’Orléans. » 89
Pierrot Mon Ami n’est pas la seule trace littéraire de ce canular, puisque le 2 octobre 1942, dans Je suis partout, paraît le conte de Marcel Aymé intitulé Légende poldève, repris plus tard en volume dans le Passe-muraille.
90 La Vie Mode d’Emploi, à propos d’un certain Joseph Nieto chez qui la police retrouve « le célèbre diamant dérobé jadis au prince Luigi Voudzoï ». Léonie Prouillot, quant à elle joue au synthétiseur du Vivaldi (p. 175). 91
cf. la Notice de Gilbert PESTUREAU dans les Oeuvres Complètes, tome 2, op. cit., p. 1707.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD d'un cheval puis un grand cri. Mon champ était entouré d'une petite palissade en planches. La bête vint s'abattre contre elle à la suite de je ne sais quel écart, et son cavalier, suivant cet élan, vint tomber comme un bolide au milieu de mon potager. 92
L’accident et ses suites « mortelles » relatées par les « journaux » révèlent que la victime était « un prince poldève qui terminait ses études à Paris ». L’ensevelissement dans le caveau d’une chapelle édifiée sur une portion de terrain achetée en viager à Arthème Mounnezergues, par « les princes poldèves » se fait en deux temps : « En moins de six mois on édifia une chapelle. Puis on y inhuma le prince Luigi, déterré du Père-Lachaise où il avait reposé jusqu'alors. 93 » La mobilité, le déplacement, la trans-position concerne donc ce Luigi Voudzoï. Voussois, alias Jojo Mouilleminche, alias Chaliaqueue, soi-disant « prince Luigi » à l’époque où une chute de cheval, dans la propriété d’Arthème Mounnezergues, l’éloigne étrangement de sa jeune maîtresse, Léonie Prouillot laquelle assaille de questions son frère, Crouïa-Bey… Voudzoï au patronyme rendu dangereusement instable par cette succession pseudonymique fait de la chapelle le fruit d’une escroquerie mystification à tiroirs : les poldèves n’existent pas, et il n’y a même pas de faux Poldève dans le tombeau. Pierre David dans son Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau indique que « L’artifice du cercueil sans cadavre, enseveli dans « la chapelle poldève », rappelle un procédé cher à Fantômas (pour ne pas remonter aux romans « gothiques »), spécialistes des inhumations fictives : l’Agent secret, le Mariage de Fantômas, notamment. 94 » Dans Pierrot Mon Ami, Mounnezergue est bien décidé à faire de Pierrot son fils adoptif, et à lui transmettre la charge de la chapelle (via un codicille testamentaire) que Pierrot – acte manqué typique – oublie. Par delà les textes, c’est bien tout cet héritage poldève qui est repris, revendiqué et fructifié sur trois volumes.
92
Raymond QUENEAU : Pierrot mon ami, op. cit., p. 1134.
93
ibid., p. 1138.
94
Pierre DAVID : Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau, op. cit., p.191.
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2. QUENEAU MON AMI. Bientôt le désir me vint de connaître plus à fond l'histoire des Poldèves, qui, d'après les quotidiens, étaient des autochtones dans leur région, lointaine et 95 montagneuse.
D’un strict point de vue géographique, L’Exil d’Hortense pourrait donc être l’exception de la trilogie, la Poldévie occupant le devant de la scène – puisque seuls les chapitres 12 et 28 se déroulent encore dans La Ville. Il est vrai que « seul un romancier idiot reste toujours au même endroit » (BH, 8). Mais là encore, les signaux que la narration marche sur les pas queniens se multiplient. L’ami Queneau, le maître Queneau – le terme n’est pas abusif, Roubaud s’en explique dans La Boucle – est celui qui l’accompagne et ne se trouve jamais loin : ce n’est qu’après la mort de Queneau que je me suis affirmé oulipien sans réticences. Raymond Queneau est mon maître, mais c’est moi qui décide et sais en quoi et comment et jusqu’où […] je ne me serais vraisemblablement pas reconnu comme disciple oulipien de Queneau s’il ne m’avait pas reconnu, lui, comme déjà oulipien sans le savoir…(BOU, 269)
Dès le premier opus, la « métropole provinciale et maritime » (BH, 61), dans laquelle Mornacier avait fait ses débuts, intriguait. C’est donc logiquement, que L’Exil nous entraîne avec le Prince « dans les rues mouillées et obscures » du Havre (EXH, 140). Contraction ultime des espaces narratifs, la capitale Queneaus’town est recombinée avec un certain nombre de références shakespeariennes en général, et hamletiennes en particulier 96. Gormanskoï lui-même fait un crochet par la ville de naissance de Queneau, théâtre d’Un Rude Hiver, pour nous indiquer dans quelle direction de lecture, il convient de s’orienter : Et où donc allaient ainsi nos héros, par cette douce matinée d’hiver, belle, pluvieuse et grise? Ils se dirigent d’un pas ferme vers la place Queneleieff, où s’élève le Palais du Gouvernement, le château d’Eërlosni. (EXH, 38)
La place Queneleieff, où s’élève le Palais du Gouvernement et 95
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami, op. cit., p. 1135.
96
On reconnaît dans le château d’Eërlosni, Elseneur etc.
190
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surtout la « tour Leëiff, joyau de l’art gothique poldève » renvoie aux travaux oulipiens 97. Ainsi, « l’échelle, simplement, est autre » (EXH, 50). À la rue Abbé-Migne correspond une avenue du même nom. L’église Sainte-Gudule s’est agrandie en une cathédrale (« flanquée de la chapelle des princes, joyau de l’art baroque, se dressait la silhouette majestueuse de la cathédrale Sainte-Gudule… » (EXH, 26) Et en même temps, la capitale Queneaus’town présente de telles similitudes avec la Ville qu’elle provoque des remarques quelque peu désabusées de Laurie et Carlotta : Au fond, me dirent-elles, ça ressemble à chez nous, simplement en plus grand. – Oui, ajouta Carlotta, on fait une homothétie de rapport six avec une toute petite rotation par rapport au soleil et ça y est. Je convins qu’en effet il y avait une certaine ressemblance, et j’ajoutai imprudemment que comme ça elles ne devaient pas se sentir dépaysées. À quoi sert la Poldévie alors, si c’est pareil que chez nous? (EXH, 210)
Mais la Poldévie construite par Roubaud ne saurait être un simple décalque ou une extrapolation quenienne. L’ajout de quelques éléments personnels intervient forcément. Avant d’être compossible, le monde poldévien s’affirme volontiers comme composite. Le Danemark shakespearien, son fleuve EDBAUN (anagramme de « Danube ») rejoint ainsi la garrigue poldève, au nord de Villeverte-la-Crémade. 98 Jamais avare de précision, le narrateur insiste même : « ceci est une nouvelle preuve, s’il en était besoin encore, de la parenté profonde qui existe entre la Poldévie et l’Occitanie » (EXH, 258). Plus au Sud encore, le « Corte Poldevez, el gran magazin de la place Queneleieff » (EXH, 218) rappelle immanquablement le Corte Inglès barcelonais. Dans l’univers d’Hortense, rien cependant n’est jamais longtemps stable ou univoque et tout est encore bien plus compliqué dans les hexarchies. Le récit déjoue et complexifie les programmes.
97
La table de Queneleieff ou Queneleiev est une tentative de classification des contraintes par Queneau. (cf. OULIPO : Atlas de littérature potentielle, op. cit., , p. 73.) Son complément est la TOLLÉ (Table des Opérations Linguistiques Littéraires Élémentaires, conçue par Marcel Bénabou – cf. document [en ligne] http://www.fatrazie.com/table_queneleiev.htm, 98 Là encore, on procède par antonymie Villerouge-la-Crémade (11200, Aude) est rattaché aux souvenirs carcassonnais de Roubaud (cf. La Boucle, p. 35 sq.). Un certain nombre de références à l’Aude apparaissaient déjà dans les deux premiers ouvrages : « Caunes-Minervois, célèbre par son marbre rosé » (BH, 42), etc.
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D’abord parce que – miracle linguistique du calembour – la Poldévie est redoublée en quelque sorte par la Poldadamie aux frontières géométriques si subtiles qu’elles rendent perplexes les plus fins mathématiciens : La commission était composée de savants topologues de compétences indiscutables et de renommée mondiale (il y avait, entre autres, un thomiste, deux prigoginiens, un fractaliste, un benabouiste, deux girarduciens). Leur conclusion a fait sensation: la frontière entre la Poldévie et la Poldadamie est selon toute vraisemblance une courbe de Péano […] en chaque lieu, en chaque pouce de terrain, aussi petit soitil, se trouve la frontière. La Poldévie est superficiellement indiscernable de la Poldadamie. (EXH, 46)
L’emploi d’« anneaux » (EXH, 103) autour de Zenda et plus nettement encore la courbe de Peano –nous font basculer du côté de l’espace topologique, au sens mathématique du terme. Pour réaliser une telle une courbe dite « courbe de remplissage », il s’agit de construire une paire (x, y) de fonctions d’une variable réelle t, de sorte que l’image de l’intervalle [0, 1], par l’application to x(t), y(t)), soit un carré de R2. La même construction est répétée ad libitum. La récursivité trouble ainsi la géographie traditionnelle et surtout, en dépit de l’existence d’une « avenue Parménidzoï » (on sait que Parménide est le philosophe de l’Unicité), la combinatoire s’affole, peut-être plus nettement dans L’Exil. Car, contrairement à ce qui advient dans notre simple hexagone, la topologie algébrique prend pleinement le relais de la géographie – c’est le cas, par exemple, de la Polentie. 99 Néanmoins, dans nos trois romans, les éléments ou problèmes mathématiques ou géométriques, sont essentiellement absorbés, traités comme des éléments narratifs, anecdotiques : l’instituteur de la petite école où se trouvait le jeune Gauss... mais je m’arrête: on me fait remarquer qu’on n’est pas là pour raconter l’Histoire des mathématiques; qu’il s’agit d’un ROMAN. (EH, 17)
L’imaginaire oulipien rêve, on y reviendra, autour de l’idée d’une littérature more geometrico 100. Or, tout fragment mathématique 99 « Située dans la région la plus extrême de la Poldévie, montagneuse, carpathoide et karstique à souhait, au-delà de la pointe la plus effilée du lac Mélankton, la Polentie est une région autonome au sein de l’Hexarchie poldève. C’est une région de triculture : le maïs, la chèvre et la moustache; sa capitale est Polentagrad » (EXH, 183). 100
cf. « Spirales » dans OULIPO : Atlas de littérature potentielle, op. cit., pp.173-188. La partie « Spirales » comprend : « les structures combinatoires » ; « x prend y pour
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inséré dans cette forme polyphonique qu’est le roman devient texte ; il décroche de la cohérence d’une recherche mathématique pour entrer dans une économie générale qui relève de l’absorption dans un ensemble vaste. Ainsi, la plupart du temps, la mathématique comme « la géométrie n’est pas absolument indispensable à la saisie des données de cette histoire » (EH, 49). Par contre jouer à maîtriser le hasard devient impérieux.
B. Fictions Ludo-Théoriques 1. INTERSECTIONS ET DIAGONALES Avec le jeu de go, je ne risquais pas de marcher sur les plates-bandes d’un autre poète, ou pire, d’un romancier. (POE, 501)
On a déjà observé maints effets de la mise en cause du récit, et plus généralement du genre romanesque, postulat fondamental de l’écriture de ces récits. Pour ce faire, le rôle de l’ironie et les torsions/régulations imprimées par la formalisation, dont on évoquera la formule principale plus loin, sont évidemment primordiaux. Peut-être serait-il d’ailleurs plus adéquat de décrire cette écriture comme une « mise en jeu » du récit plutôt qu’une « mise en cause » si l’on se souvient que Roubaud est aussi co-auteur du Petit Traité invitant à la découverte de l’art subtil du go 101. Dans 102 le go réglait a fortiori l’écriture. Les 361 textes sont constitués par les 180 pions blancs et les 181 pions noirs d’un jeu de go (originalement, le goban – damier – comprend de la sorte, 19 lignes verticales et 19 lignes horizontales). « Les pions entretiennent entre eux des rapports de signification, de succession ou de position. 103 » Mais z » ; « permutations et cylindres. » 101
Petit Traité invitant à la découverte de l’art subtil du go (avec Pierre Lusson et Georges Perec), Christian Bourgois, 1969 (rééd. Christian Bourgois, 1991).
102
Jacques ROUBAUD : , op. cit.
103
Jacques ROUBAUD : « . Mode d’emploi de ce livre. » La littérature potentielle.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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l’autre matrice du recueil est le sonnet et ses variations. À partir de ce croisement entre poésie et jeu, Roubaud balise lui-même quatre trajets possibles de la lecture. Le premier mode de lecture procède par groupement(s) de pions. Exemple (donné par Roubaud lui-même) : « Forêts » est composé de 13 textes dont l’organisation est représentée par un diagramme. Laissons-lui la parole pour les trois autres : Le « deuxième mode de lecture » : la répartition en paragraphes. Chaque paragraphe a pour titre un signe mathématique pris dans un sens non mathématique dérivé. - Troisièmement : le déroulement d’une partie de go. Cette partie n’est pas achevée (partie qui s’est historiquement déroulée). Quatrièmement : on peut se contenter de lire ou d’observer isolément chaque texte.
En adoptant cette démarche, le mode d’emploi de l’écriture croise deux contraintes assez strictes. Celui de la lecture requiert un éclairage du fait de ses possibilités de parcours multiples. en tant qu’idée de composition, le choix d’un modèle qui est une partie d’un jeu, quel qu'il soit est une idée enfantine. […] Dans mon choix il y avait acceptation de ce fait ; et je pensais bien évidemment à la partie d’échecs qui gouverne la narration du chef-d’œuvre de Lewis Carroll, une de mes lectures de très longtemps préférée. 104
Si le jeu y est célébré comme l’autre versant indissociable de la poésie, son paradoxe fondamental (son caractère gratuit et donc susceptible de discrédit) doit également faire l’objet d’une acceptation. Dans son ouvrage consacré aux jeux, Roger Caillois, en marge de sa fameuse classification, a rappelé la plasticité, l’ambiguïté et le paradoxe de cette notion complexe : « Les règles sont inséparables du jeu, mais à la source du jeu réside une liberté première ». Jouer signifie donc « la liberté qui doit demeurer au sein de la rigueur même ». Strict assemblage et élasticité, logique mais en même temps, marge de mouvement définissent le Go. La situation est cependant (mais à peine) un peu différente dans la trilogie d’Hortense en ce sens que la cursivité de lecture y est peutêtre moins contredite et la régulation de l’écriture par le jeu y est moins évidente. Le go n’est pas pour autant oublié : si Vladimirovitch devient Hotello, puis Othello, c’est autant pour préparer la rencontre des textes Créations, re-créations, récréations, op. cit., p. 255-257. 104
(POE, 500-501). Alice au pays des merveilles est construite autour d’une partie d’échecs.
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avec ceux de Shakespeare que pour suggérer une proximité avec le jeu inventé par le japonais, Goro Hasegawa. Ce jeu de pions oppose deux adversaires de part et d’autre d’une grille unicolore de 64 cases. Son mécanisme simple (la prise « en tenaille »), autorise des possibilités combinatoires infinies. Dans ce jeu, comme dans le jeu romanesque, il s’agit donc de capturer, d’enlever, de retourner pions et situations. Naturellement Ophélie n’est pas en reste, elle qui est parfois « à pied d’œuvre, pour faire « atari » (équivalent de l’expression : « échec », au go), à la tentative d’élimination d’Hortense par noyade » (EXH, 161). Mais le choix du go comme métaphore ludique invite à faire progressivement prendre conscience au lecteur que l’écriture de l’aventure ressemble fort à un jeu de positions d’éléments duquel tout hasard semble exclu. La taxinomie de Caillois 105 dressait quatre grandes rubriques de jeux : ceux qui relèvent de l’âgon, (la compétition), ceux qui appartiennent au domaine de l’alea (le hasard), de la mimicry (le faire croire, l’invention), ou enfin de l’ilinx (le vertige). La dimension à proprement parler agonistique étant plutôt discrète, hormis ce coup de genou « superbe, digne de l’équipe de rugby de Lézignan dans un de ses meilleurs jours » (EH, 256) qu’Hortense décroche – à point nommé – pour se préserver des assauts d’Augre, le jeu reste essentiellement verbal, du côté du ludus, du jeu gratuit… La confrontation entre personnages qui dans tous les cas non létale, sachant que « la Poldévie ignore les armes à feu ; elle connaît surtout les armes à eau pistolets et bombes à eau; canons antigrêle; parfois aussi les boules puantes » (EXH 35, 36), Manifestement, le cycle des romans d’Hortense est un hommage au jeu ambivalent dans l’écriture et de l’écriture et une invitation à un partenariat entre narrateur et lecteur… De cette « rhétorique de la lecture » dans le sens de « processus littéraire de la « mise en condition » du lecteur 106», on comprend que 105
L’Âgon inclut tout groupe de jeux apparaissant comme compétition (épreuves sportives…, etc.). L’Alea (en latin : « le jeu de dés ») fait appel à faveur du destin. Le hasard règne en maître. Avec la Mimicry, « le sujet joue à croire ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. La règle du jeu est unique : fasciner. » L’Ilinx correspond « à la poursuite du vertige et la tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception. » cf. Roger CAILLOIS : Les jeux et les hommes : le masque et le vertige, op. cit., p. 75 sq 106
Michel CHARLES : Rhétorique de la lecture, Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 62.
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l’aspect aléatoire (alea) ne saura être totalement exclu. C’est plutôt au sein même des formes simples de la narration qu’on tentera d’abolir le hasard qui « n’est pas une notion narrative » (EH, 213) sachant que « rien ne se produit par hasard; même pas le hasard 107 ». À travers des remotivations onomastiques (« Gormanskoï et K’manoroïgs ne sont pas les seuls Princes dans le jeu » (EH, 272)), des échos formels (« que le chapitre 24 ait exactement le même titre que le chapitre 23 est le signe d’un parallélisme entre les deux. Et ce n’est pas par hasard que le regard de Gormanskoï levant les yeux vers la fenêtre… » (EXH, 167)) les textes exposent, plus ou moins implicitement, avec un oblique ludisme, non seulement les mécanismes qui ont présidé à leur écriture, mais aussi l’ordonnancement de sa lecture. La lecture (ou plutôt les lectures) font partie du texte, elles y sont inscrites, l’amplitude et l’incertitude de la réception des allusions y sont comme minimisées. Le jeu en tant processus littéraire fait ainsi partie de la « mise en condition » du lecteur. 2. COMPOSSIBILITÉS, BIFURCATIONS COMPUTÉES. J’aurais bien voulu explorer certains de ces univers parallèles de la fiction […] forêt de récits divergents et reconvergents multiples, avec carte de parcours étrangers. (EH, 105)
À travers les procédures anagrammatiques de cryptage des lieux, l’espace narratif redoublait son sens et finalement gagnait en profondeur. Mais les plans, aussi précis soient-ils, ne leurrent-ils pas par simplification, schématisation ? Car la fausse identité et la compossibilité des mondes chère à Leibniz (il y en aura évidemment six) installent la variable, la variation (proportionnelle ou non) dans l’espace devenu métaphore de la narration. Incises et bifurcations s’installeront, on le sait, durablement dans le Grand Incendie de Londres. Dans notre cycle d’Hortense, elles restent néanmoins davantage à l’état de virtualité : Un coup d’œil sur le Plan des Lieux (page 175) nous montre qu’il y a là comme une contradiction: pour se rendre chez le père Sinouls il faut faire l’emprunt de la rue des Milleguiettes, donc, si on sort du Gudule-Bar,
107
(EXH, 27-28) - indication métatextuelle de l’emploi d’un clinamen ?
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD tourner à droite dans la rue des Grands-Edredons. Et ce n’est pas ce que faisait Hortense! […] Et si ça avait été ce que fit Hortense, le livre n’aurait pas été sur les rayons des libraires. Ou plutôt, dans les bonnes librairies, on aurait eu la possibilité de choisir: ou bien l’exemplaire banal, celui de tout le monde (excellent, certes, comme tous les livres de l’Auteur, aurait dit le libraire) ou bien on aurait passé commande de son exemplaire, choisi selon un « menu » de bifurcations possibles dans le cours du récit. Cet exemplaire n’aurait pas encore été imprimé. En pressant sur quelques touches de son clavier, le libraire aurait transmis à l’ordinateur-imprimeur les spécifications de la version du roman choisie par le client et aussitôt, grâce aux procédés modernes de composition, vroum, vroum, le livre se serait mis en route; et ça n’aurait pas traîné. (EH, 103-104).
Ce vœu métaphorique d’une machine littéraire est d’ailleurs susceptible de recevoir une lecture différentielle. Elle fait d’abord référence aux travaux oulipiens croisant littérature et informatique, série initiée par la fameuse conférence de Jacques Duchateau à Cerisy 108. Projeter l’engendrement d’une littérature booléenne, répétitive, itérative au moyen de « générateurs de textes produisant effectivement ou non une suite infinie de textes identiques 109 » ou encore « produire des nouvelles diversifiées en très grandes quantités selon les désirs précis et variés formulés par le lecteur 110 » correspond à une remise en cause non seulement des canons classiques de l’inspiration, mais touche aussi la chaîne de la représentation et de la lecture. C’est donc toute la scène narrative qui peut trembler, se dédoubler ou se dupliquer en autant de mondes (com)possibles. C’est que par rapport au récit classique, les parcours non-linéaires qu’on nous laisse entrevoir requièrent une révision des stratégies de compréhension. Les jeux topologiques se redoublent d’enjeux philosophiques et logiques. La spatialisation de la mémoire sur l’espace de la page s’appliquait à mimer le parcours mental du sujet dans le temps. Désormais « la progression du texte dans son incessant travail de révision dément la fixation affirmée dans les prévisions, pour laisser 108
« Littérature et machine, ça sonne mal… », Communication de Jacques Duchateau sur l’Oulipo à Cerisy-la-Salle. Jacques BENS : OuLiPo, 1960-1963, op. cit., p. 241. 109
Jacques BENS, Claude BERGE et Paul BRAFFORT : « La littérature récurrente ». Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 84. 110
Paul FOURNEL : « Ordinateur et écrivain : l’expérience du centre Pompidou. » Atlas de littérature potentielle, Gallimard, Folio « Essais », n° 109, 1988, p. 301.
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entrevoir plutôt un « devenir de prose. 111 » La prise en compte des possibles mine la narration mais elle n’est pas, comme on le croit souvent, un simple jeu formel ou vide de sens. Umberto Eco dans son Lector in fabula, rappelle que la notion de mondes possibles, au départ leibnizienne, a été récupérée par la science-fiction. Il emprunte la notion pour définir plutôt l’activité lectorale : Le Lecteur Modèle est appelé à collaborer au développement de la fabula en en anticipant les stades successifs […] L’usage est maintenant établi dans la majeure partie des écrits courants sur la sémiotique textuelle de parler, à propos de ces états de choses prévues par le lecteur, de mondes possibles. 112
En effectuant des « promenades inférentielles », le lecteur, selon Eco, « sort du texte ». Pourtant, la référence aux mondes compossibles dans nos récits ne relève pas simplement des hypothèses préemptives dans le cours de la lecture, elle est un thème à part entière d’un récit régulé, mais dont on ne nous donne pas d’emblée les paramètres. Car l’introduction dans les textes (en particulier le dernier) de la réflexion leibnizienne 113 a trois principaux effets. Le premier effet est l’opposition sérielle au Un parménidien 114. Le second effet consiste en l’accentuation, dans les récits, de la distance et du scepticisme (motif récurrent qui souvent refait surface dans les textes sous les traits de la figure tutélaire qu’est Sextus Empiricus, décliné par le pyrrhonisme
111
Françoise SAMMARCELLI : « Virtualité et complexité : A propos de la Boucle de Jacques Roubaud », TLE, n°14, 1996, p. 79. 112
«… le roman contemporain, tissu de non-dits et d’espaces vides, confie la prévision du lecteur à des promenades bien plus aventureuses. Jusqu’à admettre […] plusieurs prévisions mutuellement alternatives et pourtant toutes gagnantes. Le roman à l’eau de rose nous fait nous promener hors du texte pour réintroduire ce que justement le texte promet et donnera. » Umberto ECO : Lector In Fabula, op. cit., p. 152. 113
« Les six Princes sont indiscernables quant à leurs propriétés physiques, et si l’on ne tenait compte que d’elles, en vertu du Principe d’Identité de Leibniz dans sa moitié nommée Identité des Indiscernables (que tu ne confonds pas, j’espère, avec sa moitié jumelle, le Principe d’Indiscernabilité des Identiques), ils seraient donc Identiques ». (EXH, 54) 114
L’avenue Parménidzoï. La déclaration de Carlotta : « L’Amour n’est pas le Un parménidien… », etc. (EXH, 206)
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
d’Arapède, etc.) Enfin, cette référence enclenche le sentiment d’une axiomatisation de l’écriture. Claude Berge dans « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire 115 » évoquait déjà la fameuse dissertation de 1666 (Arte Combinatoria) comme ancêtre et matrice de ses graphes et autres récits à tiroirs dont il a commenté les tentatives menées avec Roubaud et Perec. Et si ça avait été ce que fit Hortense, alors nous aurions dérivé vers un tout autre roman que celui que vous êtes en train de vivre en le lisant. A chaque instant, il est vrai, dans les romans comme dans la vie, des bifurcations se présentent et il faut, hélas, choisir. Parfois on a comme un instant d’hésitation, on ouvre une parenthèse, on s’engage dans cette parenthèse mais c est assez dangereux. On sait bien quand on y entre, mais on ne sait pas quand on va en sortir. […] Pourquoi ne pas ouvrir une deuxième parenthèse, une parenthèse dans la parenthèse, et ainsi de suite. (EH, 103)
La transposition du pli leibnizien est ici accommodée. Chez le philosophe, la monade comme archétype de tout étant, reflète – en plus petit – l’infini de Dieu. Grâce apaisante dont ne bénéficie visiblement que l’épouse d’Orsells (Hénade est synonyme, selon Deleuze, de Monade). Mais comment étendre cette grâce à l’œuvre ? En passant par Leibniz et l’ordinateur, on rejoint donc « un très ancien rêve : faire participer le lecteur à l’élaboration de l’œuvre 116 » En axiomatisant le récit, en réordonnant et multipliant les mondes fictionnels, on le fait pénétrer dans les coulisses de la création. Si la contrainte est une écriture du détour programmé, a priori, chaque lecteur pourra se frayer des chemins multiples. Mais en même temps, la contrainte exerce une telle force sur le texte qu’elle l’empêche de dériver dans l’inconnu. Car on notera combien l’organisation des parcours de lectures et l’exhibition du dispositif d’écriture ne conteste jamais suffisamment l’intrigue au point de briser la linéarité des romans d’Hortense. La cohésion et la continuité des textes ne sont pas mises à mal, comme c’est le cas de ces « hypertextes de papier 117 » que sont les 115
Claude BERGE : « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire ». La littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations. op. cit., p. 43-57. 116
Jean CLÉMENT : « Fiction interactive et modernité. » Littérature, vol. n°96 (décembre 1994), p. 19. 117
ibid.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
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volumes du Grand Incendie avec leur réseaux d’incises et de bifurcations. S’il faut en croire Deleuze, « Leibniz, si loin qu’il a[it] été dans une théorie des points singuliers et du jeu, n’a pas vraiment posé les règles de distribution du jeu idéal 118 » ; or, la combinatoire dans sa maîtrise du « compossible » assume l’idée de pluralité parce qu’ainsi considéré elle se confond avec la finitude. On cite ainsi volontiers le compossible parce qu’il n’y a plus à redouter l’idée d’un monde infini sans centre et qui serait ainsi exclusif d’un ordre quelconque. Il y aurait eu ainsi pour des livres tous distincts, des lecteurs tous distincts ; je suppose que les lecteurs sont tous distincts (si vous achetez deux exemplaires du livre à des moments différents, ils seront différents, le moment de la demande étant incorporé d’une manière subtile aux choix effectués par l’ordinateur-imprimeur, et je considère qu’il s’agit d’un Autre Lecteur), mais en même temps les lecteurs n’auraient pas été totalement séparés les uns des autres, car les histoires racontées dans les différentes versions auraient eu beaucoup de points communs (tout aurait été écrit par moi); elles se seraient recoupées, enchevêtrées, confirmées les unes les autres (ou contredites) sans jamais se perdre dans la distance infinie de mondes privés, irréductiblement étrangers. (EH, 105)
L’espace narratif se replie, se calcule, bifurque. On peut jouer sans crainte de se perdre avec le monde de la prose et la prose du monde pour peu qu’on se saisisse d’une formule ou d’une contrainte adéquate. Instiller une forte dose de combinatoire peut bien affecter la linéarité ou la non-linéarité de l’écriture et de la lecture. Cependant, l’axiomatisation de l’écriture se fait suffisamment discrète pour laisser en surface l’intrigue se déployer. Queneau regrettait naguère de ne pouvoir disposer de machines 119 ; mais rapidement, à l’oulipo, les travaux sont cependant devenus « pratiques ». Pour l’anecdote, P. Braffort rappelle les recherches pionnières dans le cadre du centre Pompidou avec l’ARTA (Atelier de Recherches sur les Techniques Avancées), dès les années 1976-1977. En juillet 1981, c’est la création avec Braffort et Roubaud d’un groupe nouveau : l’ALAMO (« Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs »). Les essais oulipiens exploitaient un langage de programmation général de 118
cf. Gilles DELEUZE : Logique du sens, op. cit., p. 141.
119
« Littérature potentielle », op. cit., p. 298.
200
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD haut niveau : APL qui permettaient une manipulation commode d’objets textuels comme vecteurs ou matrices de caractère. 120
Que le Lapefall du Père Sinouls soit une allusion au projet poursuivi dans le cadre du projet PALAP ne fait guère de doute 121. Les éléments et procédés informatiques figurent effectivement en grand nombre dans nos romans 122. Mais doit-on se risquer pour autant à conjecturer ou inférer une utilisation de littérariciels pour leur écriture ? Dans L’Exil, la malicieuse utilisation conseillée d’un ordinateur personnel pour se reporter au chapitre 13 semble indiquer 123 que la prose d’Hortense, écrite sur ordinateur a donné des « mackintoshscrits », mais qu’elle n’a pas été probablement générée par ordinateur, du moins jusqu’au niveau supérieur (dit « inférentiel ») qui détermine la structure de l’intrigue 124… À la fin de la nouvelle borgésienne « El jardín de senderos que se bifurcan », nouvelle « policière 125 » selon les propres termes de l’auteur, qui prête son nom au café L’impérial Sentier qui bifurque (EH, 120 cf. Paul BRAFFORT & Josiane JONCQUEL-PATRIS : « ALAMO, Une expérience de douze ans », Littérature et informatique - la littérature générée par ordinateur, textes réunis par Alain VUILLEMIN et Michel LENOBLE, Arras, Artois Presses Université, 1995 (pp.171-188). cf. aussi http://indy.culture.fr/alamo/presentation/ avpropos.htm. 121
« Notre procédure, baptisée PALAP (Procédure d’Analyse Littéraire Algorithmique Polymorphe) comportait la construction d’une représentation matricielle du texte terme d’un certain nombre d’étapes que nous simulions à la main. » id., p. 178. 122
Les « beugs » du chapitre 17, lui-même intitulé : « des petites bêtes méchantes dans les programmes », les princes « ordinateuristes » (« Le prince K’manoroïgs est ordinateuriste. C’est un excellent programmeur »), la langue ordinateuriste, (initialisation de l’inexorable programme qui allait conduire à la mort, au meurtre) ; Armance et son copain Pib « vont révolutionner les jeux de rôle par ordinateur de la sixième génération »; etc. 123
« Prenez votre livre et reportez-vous au début du chapitre 13. Pour atteindre le chapitre 13, il existe plusieurs algorithmes, que vous pouvez programmer sur votre ordinateur personnel. » (EXH, 141). 124
« [qu’est-ce que c’est que ça? « un papier avec changement de repère »? serait-ce? non; c’est simplement un jeu de mots stupide: changement de repère » ne doit pas être confondu avec « changement d’heureux père » qui fait allusion à une substitution de nouveau-né dans une maternité ! corbeille à papier !] » (EXH, 224). 125
Jorge Luis BORGES : « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », Fictions, [Ficciones] trad. Roger Caillois, Nestor Ibarra et Paul Verdevoye Gallimard, coll. « Folio bilingue », p. 19.
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71) le narrateur, petit-fils de Ts’ui Pên rencontre sa future victime devant le labyrinthe en ivoire construit par son aïeul. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une énorme devinette ou parabole dont le thème est le temps ; cette cause cachée lui interdit la mention de son nom […] A la différence de Newton et de Schopenhauer votre ancêtre ne croyait pas un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps, divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. 126
Sous cette tutelle borgésienne, l’aventure romanesque peut devenir à son tour labyrinthique. Mais c’est surtout en usant des perspectives tracées par David Lewis et débrouillées – parfois même contredites – par Nelson Goodman, tous deux figures de proue du nominalisme épistémologique, que les décors du cycle d’Hortense sont installés. Suggéré dans L’Enlèvement 127, un nominalisme bon enfant devient se révèle patent dans L’Exil : La mère et la fille inspectèrent les lieux d’un oeil critique […] La couleur rouge dominante les fit grimacer, mais ne les surprit pas : le goût poldève est tellement poldève ! Laurie effectua quelques transformations nominalistes, pour rendre la circulation plus sûre et le fonctionnement plus efficace; elle écrivit lisiblement “plafond” sur les plafonds, “eau chaude” au-dessus des robinets d’eau chaude, etc. ; elle afficha une carte du quartier sur le mur de la cuisine où elle indiqua, là où il fallait : “Vous êtes ici”. Hors la carte, une flèche en direction géographique générale de la Ville précisa : “Vers chez nous”. (EXH, 51)
Selon Goodman, « une image est réaliste dans l'exacte mesure où elle est une illusion réussie », la ressemblance n’entrant pas en ligne de compte ; le nominalisme goodmanien permet à la trame romanesque de se constituer pleinement dans la contradiction apparente du mimer et du miner, oscillant entre collages et cryptages, renouvelant l’imagination romanesque par la variation poétique, l’exercice de style. C’est que Goodman est, selon Jacques Morizot, le champion d'une vision polymorphe décentrée, et incarne même « ce paradoxe 126 127
ibid., p. 199.
« Comment le Soleil pouvait-il savoir que le plafond était le plafond ? tout simplement parce que Laurie avait calligraphié à son intention des indications précises, ornées de flèches. La direction plafond était indiquée par « plafond »; de même, le robinet d’eau froide était désigné « eau froide » et le robinet d’eau chaude « eau chaude » (EH, 51).
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surprenant d'une inflexible rigueur logicienne jointe à un sens de la découverte et de la variation inépuisable » associant dans un même mouvement « discipline et aventure 128 ». L’abandon de l’idée d’un monde unique au profit d’un pluralisme des « versions de monde » auquel contribuent tout autant les arts que la science, offre à Roubaud une « manière de faire des mondes » à la façon d’un récit qui se rêve mobile et hypertextuel, en rupture avec la linéarité et l’unicité traditionnelles. L’utilisation récurrente de références aux théories de Lewis 129 et la critique complémentaire de celles-ci par Goodman remet en cause toute lecture univoque de ces récits de fiction. - S’agit-il de la pluralité des mondes appartenant à M. Lewis? - Non, non, je parle de la théorie de David Lewis qui croit non seulement à la réalité de notre monde, mais à celles d’une pluralité (potentiellement ou même actuellement infinie) de mondes possibles; M. Lewis est, comme il se désigne lui-même, un invétéré réaliste modal. (EXH 94)
Congédiant l’unicité d’une impossible mimésis, le cycle d’Hortense s’ouvre des niveaux supplémentaires d’interprétations en conviant le lecteur à une lecture poétique et surtout en se présentant comme des sortes de laboratoires ludiques où des possibles sont expérimentés. Ces « mondes possibles », présentent ainsi un cadre privilégié pour des expériences de pensées en même temps qu’ils font « craquer » le vernis de la fiction. Il y a là un procédé, qui s'inscrit pour le lecteur dans une tradition, celle de l'antiroman, où il est d'usage, depuis plus siècle époque où écrit Diderot, que le romancier montre le travail en train de se faire et il est donc permis, sinon prévu, qu'il nous laisse attendre à un carrefour pour que nous ayons le temps d'envisager plusieurs chemins possibles… 130
128
Jacques MORIZOT : Introduction à Nelson GOODMAN : Langages de l’art. Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. p. 8. 129
« Dans son livre sur les mondes possibles, On the Plurality of Worlds David Lewis consacre de longs développements à la réfutation de ce qu’il appelle les ersatz-mondes, entités proposées par certains théoriciens, qui seraient de pâles succédanés abstraits de notre monde concret réel, dans lesquels certains possibilia absents de notre réalité se trouveraient réalisés, mais d’une manière seulement virtuelle. Pour un ‘réaliste modal’ convaincu comme Lewis, de tels faux-mondes, les ersatz-mondes sont des véritables horreurs logiques et il leur refuse toute vraisemblance. » (BW 87-88). 130
Michel CHARLES : Introduction à l’étude des textes, op. cit., p. 113.
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C’est peut-être la philosophie qui est à même de jeter un premier pont entre poésie et roman. Ainsi parle Hortense : « Je suis gourde parfois […], je le sais ; j’ai peut-être fait trop de philo, c’est possible… » (EXH, 206). En fait, la fiction apprivoise la philosophie et vice-versa. Pierre Macherey, constatant la légitimation de ce partage par Kant, a su distinguer deux types de relations plus ou moins symbiotiques entre les deux champs disciplinaires : Au niveau le plus élémentaire : le rapport de la littérature et de la philosophie est strictement documentaire : la philosophie des œuvres affleure à la surface des œuvres de la littérature au titre d’une référence culturelle plus ou moins travaillée, comme une citation, qui d’ailleurs, du fait de l’ignorance de leurs lecteurs passe le plus souvent inaperçue. - A un autre niveau : l’argument philosophique remplit à l’égard du texte littéraire le rôle d’un véritable opérateur formel : c’est ce qui se passe lorsqu’il dessine le profil d’un personnage, organise l’allure générale d’un récit, voire en dresse le décor, ou structure le mode de sa narration.131
Le Dimanche De La Vie avait ainsi pu constituer une fiction kojévienne, une transposition ironique, de l’interprétation/distorsion d’Hegel par Kojève. Aussi Valentin Brû peut-il prévoir la nouvelle guerre « dans la mesure où il pense que sa nécessité est inscrite dans le cours d’une histoire déjà accomplie et qui n’a plus qu’à se répéter indéfiniment dans un temps déjà indifférencié. 132 » L’Exil d’Hortense et, plus globalement, le cycle dans son intégralité joue également des deux niveaux, moins avec Hegel et Kojève qu’avec Leibniz, Lewis, Goodman et certainement Wittgenstein. Les fictions hortensiennes ressemblent bel et bien à des expériences de pensée. Une expérience de pensée est l’invention d’un scénario dans lequel on cherche à voir de manière différente, sous une autre perspective, comment certaines choses se lient entre elles. Et il en va donc des expériences de pensée comme des fictions littéraires : il suffit parfois de modifier le contexte, pour que les choses réagissent différemment, et que nous nous débarrassions aussi de certaines de nos anciennes habitudes de pensée. Les Investigations philosophiques de Ludwig Wittgenstein 133 (référence roubaldienne par excellence) avec 131
Pierre MACHEREY : A quoi pense la littérature ? Presses Universitaires de France, collection « Pratiques théoriques », 1990, p. 11. 132 133
ibid., p. 59.
Ludwig WITTGENSTEIN : Tractatus logico-philosophicus / Investigations Philosophiques, trad. de l'allemand par Pierre Klossowski, introduction de Bertrand
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leurs formules hypothétiques (« imaginez le cas suivant », « supposons », etc.) multiplient ces « expériences ». Progresser dans l’art romanesque en lisant, en écrivant, en jouant, en mêlant le jeu au sérieux s’inscrit dans une stratégie sous-tendue à la fois par une lecture assidue du genre et une réflexion continue et renouvelée sur le genre. Hormis cette « critique dévastatrice des Investigations philosophiques de Wittgenstein 134 » effectuée par Idèle et ces « pictions » d’Hortense qui ravagent l’imagination d’Augre – au point de le laisser pantelant de désir 135, les références à Wittgenstein paraissent assez volontairement discrètes dans le cycle – Alix travaillait, il est vrai, au moment de sa disparition sur les « pictions » wittgensteiniennes. Si l’on suit François Schmitz 136, la pensée de Wittgenstein comprend deux phases. Sa première thèse est la suivante : le langage et le monde, ont en commun une même forme logique qui se trouve manifestée dans les propositions de la logique. Or, pour mettre à jour ce qu’il y a d’essentiel dans tout langage, Wittgenstein se détourne du langage ordinaire qui n’est pas logiquement en ordre, et a proposé un symbolisme artificiel, c’est-à-dire : une sorte de « langage idéal ». 137
Cependant, l’idée qu’il y aurait une forme de la proposition grâce à laquelle elle aurait du sens, qu’il faudrait dégager cette forme et éventuellement inventer un symbolisme artificiel dans lequel elle serait immédiatement manifeste, sera dans un second temps complètement rejetée. Le deuxième Wittgenstein oppose donc à ce symbolisme à construire ce que l’on appelle le langage ordinaire avec sa richesse et sa diversité : si l’on veut déterminer ce que « veut dire » telle ou telle expression, il faut revenir aux usages que nous en faisons tous les jours. Sa recherche ne concernera plus les « profondeurs » du langage mais la surface des usages. Les romans d’Hortense, en ce qu’ils sont des exercices de description, sont avant tout des « jeux de langage » au sens de Wittgenstein. Le jeu « est ce que sont ses règles ». Les romans font
Russell. Paris. Gallimard « Tel », n°109, 1986 [1961], p. 300-301. 134
(BH, 211) A contrario, GIL fait la part belle aux références wittgensteiniennes.
135
Cf. les chapitres 15 -16 de L’Exil d’Hortense.
136
François SCHMITZ : Wittgenstein. Paris, Les Belles Lettres, 1999.
137
François SCHMITZ : Wittgenstein, op. cit., p. 38.
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES »
205
du jeu une pratique réglée mais qui en dérèglent les pratiques habituelles. Contrairement aux allégations roubaldiennes, souvent non dénuées d’une certaine roublardise, les textes qui entrent dans le cycle d’Hortense, semblent donc moins « élémentaires » qu’une première lecture pourrait le laisser accroire. Leur écriture frivole ne propose pas qu’un parcours de lecture simple. La faute à Goodman ? à Wittgenstein ? Pas seulement. Ces cartes schématiques d’apparences si pédagogiques et mimétiques ne font probablement que divertir l’attention. Les mondes (celui de la Ville et de la Poldévie) et leurs légendes n’indiquent pas forcément tout ce qu’il y a « à lire »… Car se déplacer, c’est surtout lire : Le récit des rapports complexes et mouvementés de ces deux peuples occuperait (et occupe, dans l’Encyclopaedia Poldevica, à laquelle nous renvoyons le lecteur) de nombreux volumes, et nous nous limiterons ici à quelques maigres quoique incontournables données. (EXH, 44)
On avait constaté combien l’aencrage dans le quatrième arrondissement présentait de nombreuses facettes personnelles et biographiques en évoquant les stratégies du balai-crayon-gomme (a)encrant, effaçant, déplaçant les références du chronotrope 138. L’alternance entre construction et déconstruction narrative de l’espace, les nombreuses références hypertextuelles font que le texte n’est plus exactement perceptible comme une entité fixe, délimitée, organisée séquentiellement, mais devient un ensemble virtuel composé de fragments délocalisables, agençables en fonction de l’actualisation des liens associatifs potentiels. Or, lorsque la fiction devient plurielle, ménage des alternatives, multiplie les énigmes, le roman est susceptible de récupérer un certain nombre de formes et de forces qu’il tenait paralysées en lui. Pour que l’entropie qui menace le genre recule un peu, formes simples, combinaisons numériques et poétiques vont, on va le voir, se donner rendez-vous dans l’espace romanesque, exigeant une (re)lecture plus tabulaire que linéaire. Car « …Vous savez, dit J.W. à l’oreille de Laurie. Ne nous laissons pas égarer par un nominalisme excessif, tout de même ! » (EXH, 146)
138
Assez exemplairement, Vladimirovitch transpose les débris des statuettes poldèves pour détourner l’attention sur Orsells et le faire accuser.
Page laissée blanche intentionnellement
CHAPITRE 4 : Du roman policier au roman policé …il voyait le roman que cela aurait pu faire, un roman policier avec un crime, un coupable et un détective, et les engrènements voulus entre les différentes aspérités de la démonstration, et il voyait le roman que cela avait fait, un roman si dépouillé d'artifice qu'il n'était point possible de savoir s'il y avait une énigme à résoudre…1
On a déjà noté qu’à l’occasion de maintes pages, nos romans manifestaient un grand plaisir à culbuter les topoï romanesques. Plaisir du retournement et aussi du détournement d’héroïne, enlevée « en l’an de grâce 19.. » (BH, 27) qui, en réactivant des clichés, propose des jeux de cache-cache et de reconnaissance avec le lecteur. Ce goût pour les décalages, puisque l’» enfant trouvé » est un chat – schème doublement répété avec Ophélie dans le dernier opus 2 – fait qu’à l’intérieur de chaque roman, cohabitent de facto plusieurs romans. Le cycle d’Hortense se présente donc volontiers comme un potpourri (une daube) qui entremêle (« entrebesce ») parfaitement les recettes éprouvées de genres apparemment dissemblables : le roman sentimental des XVII° et XVIII° siècles dans lesquels, selon S. Loewe, « la jeune femme, un peu naïve et d’une beauté parfaite, voit sans cesse sa vertu exposée à la concupiscence de la gente masculine 3 », le roman d’aventures et surtout le roman policier, matrice détournée mais 1
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami. Œuvres complètes, op. cit., p.1127.
2
Les chats, souvent héroïques, sont aussi des victimes potentielles. Tioutcha est esclave à ronronner dans le premier ouvrage. On apprend dans le dernier opus, qu’elle n’a que de justesse « échappé aux pirates qui avaient rapté sa fille » (EXH, 154.). Liliii disparaît victime d’un kidnapping. Leonskoï le fiancé promis à Ophélie meurt empoisonné. Bref pas plus que la vie des chiens (Balbastre) celle des chats ne semble à l’abri de péripéties romanesques. 3
Siegfried LOEWE : « Jacques Roubaud, le cycle labyrinthique des 'Hortense ». Oulipo poétiques, op. cit., p. 105. L’examen des « tribulations de son âme (comme on disait au XVIII° siècle) » (BH, 122) est cependant différé.
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essentielle. Ce choix du genre policier, ou plutôt devrions-nous écrire, du « roman d’énigmes », s’explique par plusieurs facteurs qu’il convient à présent de démêler : - D’abord l’aménagement d’une enquête fait briller devant les yeux des lecteurs potentiels les reflets attractifs d’un genre populaire. La tension narrative promue par l’intrigue policière, les topoï aisément reconnaissables, les panoplies un peu surannées, constituent autant d’éléments qui organisent un premier niveau de lecture… - D’autre part, le roman policier (anglais de surcroît) offre un raccourci, pour contourner les réticences contre le roman qu’on a pu détailler plus haut et une matrice destinée à alimenter l’écriture et la réflexion. Jacques Roubaud confie, qu’à la mort d’Alix, « la lecture des romans policiers anglais (et en anglais) [était] presque ma seule lecture depuis plus de trente mois » (GIL, 41). Circonstances de lecture et circonstances d’écriture étant souvent mêlées chez Roubaud, il n’y a rien d’étonnant à cette tentation de recombiner, de recycler les éléments policiers. - Ensuite, à l’intérieur de la nébuleuse du « roman policier », les romans d’Hortense optent résolument pour la sous-catégorie du « detective novel », forme superstructurelle qui accentue et régule le jeu, lui conférant les formes de l’énigme. La narration n’est plus livrée aux contingences et aux aléas inhérents au roman. Le roman policier fait partie intégrante de ces formes simples qu’on vient d’évoquer, puisqu’il introduit une « énigme qui s'apparente à ces divertissements de l'esprit que sont la devinette, la charade ou encore les mots croisés 4 » et surtout aménage une position centrale au lecteur, contraint du coup au soupçon et à l’investigation, bref à une activité plus importante. Désormais, celui-ci verra son plaisir non plus limité à la reconnaissance de lieux, de personnages historiques, de détails biographiques, de faits de société, il devient surtout le partenaire d’un déchiffrement conjoint d’autres niveaux narratifs. Ces procédés ne peuvent faire l’économie d’une intervention massive du métatextuel au sens que lui construit Bernard Magné : « est métatextuel tout énoncé qui, dans un texte, apporte une information, 4
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 139.
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
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dénotativement et/ou connotativement, sur l'écriture et/ou sur la lecture de ce texte. 5 » Le métatextuel s’inscrit comme un signal ou une invite supplémentaire adressée au lecteur. Dans What games authors play Peter Hutchinson, pour permettre une plus grande participation du lecteur, indique que le texte doit mettre en place l'une des trois catégories de jeux littéraires suivantes : - les jeux d'énigmes où un élément informatif important est dissimulé ou supprimé pour exciter la curiosité du lecteur telles les intrigues policières ou les romans à suspense - les jeux énonciatifs destinés à troubler la lecture en mettant en place par exemple un narrateur non fiable et pluriel […] - et finalement les jeux qui permettent de jeter indirectement quelque lumière sur un aspect diégétique ou structural du texte. 6
On peut dire d’emblée de nos trois romans qu’ils se placent à l’intersection des trois tendances. C’est qu’en gagnant en profondeur, ou en étagements c’est selon, ils vont au-delà du simple modèle de la devinette. Car, si chaque devinette n’appelle qu’une réponse univoque, les romans du poète sont potentiellement susceptibles de recevoir, en rémunération – pour détourner la terminologie mallarméenne – de leur résistance à l’interprétation, une pluralité de sens. Le premier étage (ou échelon sur une échelle de difficulté) sera celui de la devinette, du puzzle : ainsi la célèbre devinette du sphinx dans le conte d’Œdipe. La devinette à une solution qu’il faut deviner et qui doit être justifiée. Difficile ou pas, elle a une solution pas 36. Au deuxième niveau, on trouve le, les mystère(s). Les mystères sont des réponses proposées, et posées à une question obscure… (BW, 53)
- Roubaud a régulièrement répété qu’il considérait le roman policier comme une « forme-roman-limite 7 » opposable point par point 5
Bernard MAGNÉ : « Le Métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur, [en ligne] http://www.cabinet-perec.org
6
cit. par Sylvie ROSIENSKI-PELLERIN : PERECgrinations ludiques : études de quelques mécanismes du jeu dans l’œuvre romanesque de G. Perec. op. cit., p. 91.
7
« Parmi les forme-roman-limites il y en a une qui peut être considérée comme limite
210
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
à la poésie. Renouer les fils de ces intrigues si linéairement tendues vers leur fin, les reprogrammer, en contrarier les axiomes, relève d’un défi. En même temps, le « detective novel » est un genre qui s’est très vite autopastiché, autoparodié. Notre triptyque aménage dans son écriture des espaces dans lesquels prolonger les réflexions entamées par Raymond Queneau au sein de l’oulipo, notamment à travers la reprise de nombre d’éléments de Pierrot Mon Ami. Or, Pierrot faisait déjà subir un traitement particulier au rompol. L’hommage oulipien, à Queneau et à son travail de découvreur, est ainsi redoublé par des éléments perecquiens qui subvertissent eux aussi les règles canoniques du genre – rappelons que Roubaud travaille à cette époque avec H. Mathews à l’édition posthume de « 53 jours ». Assez facilement, le pastiche et la parodie deviennent pastiche de pastiche, parodie de parodie. Cette intertextualité qui se généralise dépasse rapidement les clivages génériques. Le Grand Incendie de Londres rêvait d’un accord parfait sous le signe du mystère : S’il avait satisfait aux axiomes Gil, le roman aurait donc été comme un entrecroisement de Lancelot en Prose (le modèle médiéval de la prose de l’entrelacement) et de roman oulipien. Son ambition était plus vaste encore, puisque la nature de ce qui était raconté, le projet, lui-même générateur d’énigme, l’exigence du style (le style ‘avec mystère’, ajoutait à cette figure des comparaisons à la fois le traité théorique et le roman policier)... (GIL, 202)
De même, dans le cycle d’Hortense, les genres peuvent s’hybrider, et se débrider. Le lecteur entre sans demi-tour possible dans l’ère du soupçon. Faire retrouver puis retourner, faire deviner, puis enseigner à déduire : ces doubles mouvements figurent un des « patrons » principaux de la trame des trois romans.
extrême, parfaite dans le sens d’une radicalisation des pseudo-axiomes antinomiques de la forme-poésie. C’est un archétype que j’appellerai le rompol. » (P&M, 234) Roubaud reprend exactement la même formule dans « Hypothèses génétiques concernant la perecquation de la forme roman », op. cit., p. 21.
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
I.
211
L’empire du « Rompol » Je me reprochais bien parfois mon goût trop prononcé pour le pastiche : pourquoi s’obstiner à reproduire indéfiniment des formes mortes ? mais, me répétais-je, est-on jamais sûr qu’une forme soit réellement morte avant de l’avoir soi-même un peu tuée ? 8
A. « Fièvre au Marais » Dans notre cycle, un grand nombre d’éléments relèvent explicitement de l’univers policier. On rappellera brièvement qu’on assiste à des enquêtes qui entrecroisent, redoublent et parfois même interpénètrent les tribulations sentimentales d’Hortense. Aussi, le premier opus, alterne-t-il la traque de la « Terreur des Quincailliers » et les mésaventures de la belle héroïne. Par contre, en plaçant au premier plan, dès l’incipit, le meurtre de Balbastre (le chien Sinouls), l’Enlèvement d’Hortense est probablement le roman qui s’appuie le plus (ou qui feint de s’appuyer le plus) sur les structures du roman d’énigmes. Enfin, le dernier volet, sans doute, parce que le schème policier cède le pas au roman d’aventures, accorde une part moindre aux investigations des deux fonctionnaires de police, davantage préoccupés, on l’a vu, par les jeux de langages wittgensteiniens, la pluralité des mondes (EXH, 94), et la démonstration d’un pyrrhonisme à toute épreuve 9, que par une enquête criminelle à proprement parler. 1.
ENQUÊTEURS MODÈLES
Les historiens s’accordent généralement pour dater la naissance du roman policier de la parution de Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Poe, publiée en 1846 – même si la reconnaissance définitive ne sera assurée qu’avec le succès considérable des diverses 8
Marcel BÉNABOU : Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres. Hachette, 1986, p. 124.
9
« Il m’apparaît en vérité, au terme de cette enquête, que cela est impossible » (EXH, 93)
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
aventures de Sherlock Holmes. Pour construire le fameux détective, Conan Doyle aura lu assidûment Poe et Émile Gaboriau. Progressivement, avec Maurice Leblanc (créateur de l’insaisissable Arsène Lupin), Gaston Leroux (qui introduit le journaliste Joseph Josephin dit : « Rouletabille »), avec Pierre Souvestre et Marcel Allain qui écrivent à quatre mains les aventures de ce « génie du mal » qu’est Fantômas, les années qui précédent la Grande Guerre voient se détacher le genre des emphases du roman-feuilleton. En 1924, Georges Simenon lance une longue carrière, celle de Jules Maigret : « dix-neuf romans sont écrits de 1929 à 1933. 10 » Les trois romans empruntent donc très largement aux personnages français de cette prime période (à l’exception aisément reconnaissable et poldèvo-anglaise de Sheralockiszyku Holamesidjudjy). Le ton est vite donné avec ce tandem constitué par Blognard, « le plus célèbre de nos policiers […] et son fidèle adjoint » (EH, 51) qui assure l’essentiel des enquêtes. Statistiquement, Blognard et Arapède apparaissent autant que Morgan dans le premier volume. Dans le second volet des aventures, Blognard reste très présent (124 occurrences), il talonne Hortense et Carlotta. Carlotta qui, remarquonsle, doit peut-être (en sus de la petite-fille) son prénom à la maîtresse de Rudy contre qui se bat le Lemmy Caution de Peter Cheyney dans La Môme vert-de-gris 11. Enfin, dans L’Exil, notre commissaire qui « ne se trompe jamais ! » (EXH, 53), conjecture essentiellement sur le terrain philosophique d’abord à propos de l’hexacompossibilité du monde poldève et « au problème que lui posait la cérémonie de passation » (EXH, 248). À la lecture du cycle d’Hortense, il est évidemment bien difficile de ne pas faire le rapprochement entre : – Morgan et Lupin, (« le prince Gormanskoï, gentleman et cambrioleur ») (BH, 236). Les huit coups de l’horloge 12 (Maurice Leblanc) est ainsi une série de huit nouvelles à l’occasion desquelles Arsène Lupin – sous le pseudonyme anagrammatique de Prince Paul 10
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 172
11
cf. Raymond QUENEAU : « Lectures pour un front », Bâtons chiffres et Lettres, op. cit.
12
Maurice LEBLANC, Les huit coups de l’horloge, Le livre de Poche, 1973 [1923].
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
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Sernine, puis Prince Serge Rénine– doit conquérir la belle… Hortense dont le patronyme est… Arnaut. – Mornacier et Rouletabille tous deux jeunes reporters… – Anselme Blognard (brave époux, à l’allure de bourgeois paisible, croqué sur le vif dans l’appartement du Boulevard Marivaux avec Louise « ménagère extrêmement soigneuse, qui avait la passion de la propreté » (BH, 149)), qui ressemble à s’y méprendre à Maigret dont les prénoms sont : Jules, Joseph, Anthelme – ou François. – Augre et Fantômas ou encore Chéri-Bibi, le bagnard féroce de Leroux dont l’interjection favorite, « Fatalitas! Fatalitas! 13 », est reprise telle quelle. En établissant à grands traits la biographie fictive de Maigret, on peut d’emblée ressaisir les éléments d’une plaisante proximité avec notre Blognard. On le sait, Maigret naît à Saint-Fiacre dans l’Allier. Le destin le prive tôt de ses parents et à la mort de son père – régisseur du château de Saint-Fiacre - l'inspecteur Jacquemain, lui propose d'entrer dans la police – au bas de l’échelle. Le début du chapitre 6 est ainsi explicitement décalqué de Simenon : J’avais terminé mon rapport, et je n’étais pas d’excellente humeur […] quand la sonnerie du téléphone intérieur résonna. – C’est vous, Blognard ? Vous voulez passer chez moi un instant ? Il n’y avait là rien de surprenant. Chaque jour, ou presque, il arrivait au grand patron de m’appeler une ou plusieurs fois dans son bureau, en dehors du rapport : je le connaissais depuis l’enfance, il avait souvent passé ses vacances près de chez nous, dans la N., et il avait été un ami de mon père. (BH, 58, nous soulignons)
Encore un léger décalage topographique (Allier/N[ièvre]). S’il ne fume pas la pipe, Blognard est tout de même marié à une Louise. Dès avril 1913, lors de sa Première enquête, il découvre le 36, quai des Orfèvres (chiffre, on le verra important) et la Daube (c’est la blanquette de veau qui fait les délices de Maigret). À l’instar de Maigret, le commissaire Blognard déploie tous les stigmates de la petitebourgeoisie française. L’agencement de l’appartement érige la 13
(EXH, 157) Les premiers épisodes de Chéri-Bibi paraissent sous forme de feuilletons dans L’Illustration dont la mère d’Arapède est une lectrice assidue (BH, 186.)
214
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
conservation (le conservatisme) en œuvre d’art et Madame Blognard, assidue à la « messe à Sainte-Gudule » dont la « table de cuisine était recouverte d’une toile cirée ancienne » a « gardé des habitudes provinciales ». Elle n’hésite d’ailleurs pas à interdire à Monsieur « les réglisses quand il portait son costume d’arrestation, afin qu’il ne le salît point avant » (BH, 256). On n’oublie pas Arapède, « bras droit de Blognard » (BH, 66) dont le statut d’inspecteur lui vaut quelques remarques paternalistes de celui-ci et qui se voit tancé lorsque son scepticisme extrême prend le dessus : « Arapède, je t’en prie, pas de philosophie pendant le boulot, nous ne sommes pas payés pour ça » (BH, 66). « Méticuleux », « moustachu » et autant féru de Guiness 14 que de films policiers américains (BH, 180), il complète parfaitement Blognard, modèle du détective à l’ancienne, en incarnant un goût certain pour l’autre versant du roman policier : le hard-boiled américain. Blognard et lui se livraient à un third degree, un troisième degré comme Humphrey Bogart, James Cagne ou Edward G. Robinson. Arapède avait toujours rêvé de conduire un third degree et disposer du matériel adéquat, lampes fortes et hamburgers, par exemple; le degree du rêve était de ceux qui auraient laissé perplexe un district attorney californien, et même, sans doute Perry Mason. (BH, 180)
Avec ses personnages typés, tantôt noirs, tantôt hauts en couleurs, les récits n’hésitent pas à reprendre la bannière d’un genre qui s’affiche ouvertement comme un pourvoyeur de récits en série destinés au grand public. Des séries qui prennent en charge la récurrence des personnages, les construisent à partir d’un « reader’s digest » en effectuant une sélection anthologique de tous les horizons du policier. Le premier roman amalgame les recettes des aventures d’un Rouletabille héros du Mystère de la chambre jaune et Le parfum de la dame en noir, qu’on a pu mentionner pour la confection du personnage de Mornacier avec celles de Maigret (la Belgique avec Sainte Gudule, n’étant jamais très loin.) Mon projet […] était double : accompagner l’inspecteur Blognard dans son enquête, […] écrire un roman, le premier roman d’une série dont le héros serait l’inspecteur (ou plutôt, bien sûr, un personnage fictif dont la 14
« sa moustache qu’embrunissait parfois la brune écume du liquide angloirlandais… » (BH, 69)
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
215
description emprunterait beaucoup au Blognard réel) et qui ferait ma gloire et mon succès, l’amener à parler enfin, à révéler le secret de sa méthode, celle qui avait fait de lui le plus extraordinaire limier du siècle ! Je me mis au travail avec acharnement. (BH, 61)
Le classique face-à-face entre le journaliste – les lettres – dont le vœu le plus cher est de se voir « associé à l’enquête » et le véritable enquêteur – le droit – est donc reconduit, du moins durant La Belle Hortense. Si la coopération est harmonieuse entre Anselme Blognard et Georges (prénom renvoyant doublement à Simenon et Perec) Mornacier, les premiers accrocs véritables dans la narration sont marqués par cette voix narrative d’abord duelle, puis plurielle, dont la polyphonie débouche sur un antagonisme véritable qu’on examinera en détail un peu plus loin. 2. JEUX : LE MASQUE ET LA PLUME C’est une évidence pour les historiens spécialistes du genre ou encore les amateurs éclairés : roman policier et jeu sont étroitement intriqués. Une gratuité qui a longtemps rendu par ailleurs ce genre populaire originellement et structurellement défaillant dans une culture qui a maintenu à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle un « violent clivage entre sa production cultivée et sa production populaire 15 ». Longtemps rejeté avec tout le «continent » des littératures de diffusion massive, le ROMPOL, terme d’abord forgé par Perec 16 puis repris par Roubaud, offre pourtant bien des atours : le roman policier fonctionne explicitement comme un jeu entre un auteur et un lecteur, un jeu dont les intrications de l’intrigue, le mécanisme du meurtre, de la victime, etc. sont ouvertement les pions : cette partie qui se joue entre l’écrivain et son lecteur et dont les personnages, les décors, les sentiments, les péripéties ne sont que des fictions ne renvoyant qu’au seul plaisir de lire (…) est pour moi un des modèles les plus efficaces du fonctionnement romanesque… 17
15
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité. op. cit., p. 67.
16
Plaquette de variations homophoniques (1979) envoyée à des amis à l’occasion de vœux. Georges PEREC : « ROM POL » repris dans Vœux, Seuil, coll. « Librairie du XX° siècle », 1989, p. 118. Le point commun de ces variations est une liste de 25 noms d’auteurs de romans policiers qu’on retrouve à peu près tous dans le cycle d’Hortense.
17
Georges PEREC : « entretien avec Jean-Marie le Sidaner », L’Arc, op. cit., p.10.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Le métissage originel du genre (à la fois intellectuel et populaire) permet une ambivalence qui fait souvent se dérober le sens de ces textes sous des strates organisées et des débauches d’imagerie populaire contemporaine. Au niveau narratif, c’est le domaine anglais qui fournit ces formes simples permettant à l'énigme qui s'apparente à « ces divertissements de l'esprit que sont la devinette, la charade ou encore les mots croisés » d’engager le détective et les lecteurs dans la démarche herméneutique, grande caractéristique du genre. 18 Muni de séries caractéristiques d’éléments invariants (un crime mystérieux et inexpliqué, une victime, un raisonnement hypothéticodéductif mené par un détective), le roman policier (du moins dans ces premières formes) est ainsi indubitablement un parent proche du jeu. Retraçant l’évolution du genre, Roger Caillois constate son essor dans les magazines, parmi les mots croisés et autres jeux où le plaisir de la difficulté vaincue joue le rôle principal, une série d’images commentées proposent une énigme policière dont on trouve la solution au prochain numéro. À l’inverse, chaque volume de telle collection de « detective novel » comporte un appendice où figurent des problèmes d’échecs et parfois des problèmes purement mathématiques. 19
Ce qui lui permet d’ajouter quelques pages plus loin : le roman policier n’est pas « un récit mais un jeu, non une histoire mais un problème […] un exercice de l’esprit 20 ». Cousin germain du jeu, le roman policier n’en n’est pas moins un proche parent de l’exercice récréatif mathématique, même si le trajet déductif emprunte un sens inverse : la géométrie c’est pas du roman policier […] il ne faut pas commencer par la conclusion pour retrouver l’hypothèse; il faut démontrer la conclusion en utilisant les hypothèses. (EH, 58)
Pragmatique ultime, lors de la phase embryonnaire du genre, certains expérimentateurs se contentaient de livrer un matériel brut (compte rendus d’enquêtes, plans de lieux, accessoires servant d’indice, liste de suspects, etc.) faisant dériver le récit vers une « partie » de chasse au trésor, bref un jeu de société. La Belle Hortense, pour ne citer 18
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 139.
19
Roger CAILLOIS : « Puissance du roman » , op. cit., p. 192.
20
ibid., p. 194 (nous soulignons).
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que le premier volet, sacrifie bien volontiers (plan des lieux, liste des suspects) à ces rites ludiques. La carte, c’est le père Sinouls qui me l’a dessinée, ça m’a beaucoup aidé dans mon enquête, chaque matin... Ce matin-là, il y avait au pied de l’immeuble, là où on a mis six petites croix dans le plan, des débris de terre cuite. Ces débris étaient ceux d’une statuette poldève! (BH, 257)
Dans la plus pure tradition du Poirot d’Agatha Christie, Blognard dresse des listes de suspects (au nombre de 9 dans les deux premiers volumes 21) et les élimine. Son coéquipier Arapède, a beau redouter vivement les approximations du témoignage humain (« les témoignages des personnes qu’il interrogeait, suspectes ou pas, de bonne volonté ou non, étaient toujours exaspérants d’imprécision, d’inexactitudes » (BH, 159), il s’engage néanmoins dans des enquêtes de terrain : il prenait grand soin, avant chaque série d’interrogatoires de se procurer les photographies des témoins/suspects, afin de se faire une idée de leur caractère, et donc de leurs réactions; cela lui permettait de choisir à l’avance la tactique dialectique appropriée. (BH, 189)
Très clairement, le duo doit aussi beaucoup aux échanges parfois fructueux entre Watson et Holmes auxquels Arthur Conan Doyle a habitué le lecteur. Et surtout, on se souvient que le deuxième volume des aventures du « gentleman-cambrioleur » écrites par M. Leblanc (Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, 1906) prépare déjà le genre à ses parodies dont on trouvera quelques échos dans les romans d’Hortense, notamment à travers les variations sur Sheralockiszyku Holamesidjudjy. « La France contre l'Angleterre. Trafalgar sera vengé ! » se réjouissait un peu vite Lupin. Pourtant, deux collections éditoriales vont imposer le modèle anglais dans la France d’entre les deux guerres : le Masque d’Albert Pigasse (1927) et l’Empreinte, créée par Alexandre Ralli (1929). Et c’est au sein de celle-ci qu’on va retrouver le futur cofondateur de l’Oulipo, visiblement féru de cette confluence entre policier et jeu, le mathématicien François Le Lionnais : 21
(BH, 160) « Or, nous avions affaire à neuf suspects possibles, parmi lesquels devaient se trouver les deux princes, et surtout le criminel, que nous recherchions, pour le mettre hors d’état de nuire. Ces suspects, à la fois Beaux Jeunes Hommes et à connection poldève affichée ou révélée, ici présents… » (EH, 273)
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD L’Empreinte […] ajoutait pour sa part, à la fin de chaque volume, une chronique d’échecs tenue par François Le Lionnais qui analysait, dans sa première chronique, les parallélismes entre ce jeu et le roman policier. Suivait un concours « Êtes-vous un bon détective ? » proposant une énigme à résoudre. 22
On notera que l’intérêt de l'Oulipo pour le roman policier ne se démentira jamais puisque l’« Oulipopo » (Ouvroir de Littérature Potentielle Policière) sera créé bien des années plus tard en 1974 par Jacques Baudou et… François Le Lionnais conscient de la surdétermination de l’aspect ludique, des prouesses scripturales à bâtir, à partir de cette forme toujours renouvelée et toujours prometteuse 23. Dans le strict cadre oulipien, Le Lionnais envisage d’ailleurs un certain nombre de matrices potentielles prévues (il y en a quatre principales) pour baliser le chemin déductif du détective : « A : x est connu depuis le début par le lecteur. B : x ne sera connu que vers la fin. C : on ne saura jamais qui. D : Jamais réalisé : x = le lecteur 24 » Cette classification recevra un écho dans L’Enlèvement : Il n’y avait aucune chance pour que mon livre fût cette variation incongrue et avant-gardiste du roman policier : celui où l’Auteur est le coupable. Il y a eu le Détective comme Criminel, comme Victime, le Narrateur comme Coupable, on a essayé toutes les combinaisons, mais on n’a pas encore écrit le roman où le Lecteur est coupable, celui où il est Victime; et on n’a pas non plus tenté d’entraîner l’Auteur dans ces imaginations perverses. En tout cas, ce n’est pas moi qui commencerai. (EH, 151)
Globalement, le genre se trouve être une « machine à écrire » qui a proposé et propose encore des mythologies fascinantes dont les réquisits induisent tout naturellement la configuration par série… Personnage récurrents, situations similaires, le roman policier est au moins aussi tendu vers sa fin que vers le volume suivant, en appelant aussitôt la réitération de l’expérience de lecture avec le désir de retrouver, le Même et l’Autre. Si l’énigme a originellement partie liée avec le combat réflexif qui se joue entre Œdipe et le Sphinx – on sait 22
Marc LITS : Le roman policier, op. cit., p. 45.
23
Témoin la publication depuis 1976 par l’OULIPOPO d’une revue entièrement consacrée à l’analyse des œuvres policières : Enigmatika.
24
François LE LIONNAIS : « Les structures du roman policier : Qui est le coupable ? (avant-projet de classification) ». La littérature potentielle… op. cit., p. 65.
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que « ne pas pouvoir résoudre l’énigme, c’est périr… » –inversement, ne pas la crypter suffisamment, c’est mortellement se découvrir. Le malfaiteur chiffre son identité et son méfait mais ouvre dans ce chiffrement la possibilité même de la découverte. Sans doute, la gratuité et l’aspect ludique contrebalancent-ils le « scandale inhérent au contenu thématique (le crime) ». L’exercice de décryptage auquel se livrent détective et criminel s’en trouve allégé. Cependant, et c’est le cas dans nos ouvrages dépourvus de crime – Blognard, lui-même le constate : « dans ce roman où nous sommes, qui est un roman policier, puisqu’il y a un détective, deux même, un Narrateur qui suit l’enquête, un criminel et des crimes, n’estil pas paradoxal qu’il n’y ait aucun meurtre? Pas la moindre goutte de sang versé ? En vérité, je vous le dis, l’atmosphère de cette affaire a quelque chose d’étrange, d’insolite, je dirai même d’étranger… » (BH, 254), le jeu relève « les déficiences et des outrances de la forme ellemême. 25 » Car, on l’aura deviné, ce qui s'avère beaucoup plus décisif appartient au langage, à l'écriture et à la construction. 3. LOIS DU GENRE, RÈGLES DU JEU …fermer les yeux, bouger les lèvres comme Nero Wolf, l’homme aux orchidées, le détective de Rex Stout… (MAT, 189)
Mais reprenons le fil chronologique : le « policier », qu’il est préférable d’appeler « roman d’énigmes » est donc aussi un défi lancé au lecteur devenu joueur : « un produit essentiellement destiné à fournir une solution unique après une démarche de raisonnement correctement menée. Le pendant ludique d’une société industrielle naissante. 26 » Bientôt, dans ce jeu qui se met en place, le rôle de l’alea diminue, tandis qu’inversement, celui de la logique augmente. La part du flair, qualité primordiale pour le détective qui, par une observation assidue, remontait le fil de l’indice au criminel, décroît au profit de la déduction. En même temps que sont récusés le merveilleux et le fantastique, 25
Isabelle HUSSON-CASTA : « Un genre troublant : le roman policier ». Problématique des genres, problèmes du roman, op. cit., p. 237- 249. 26
Marc LITS : Le roman policier, op. cit., p. 35.
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dernières traces de la parenté avec le feuilleton, le jeu policier se dote de règles et de codifications dont les plus célèbres sont celles de S. S. Van Dine pour le domaine anglo-saxon et François Fosca (1937) pour le domaine français. Van Dine, dans ses « vingt règles pour le roman policier », assimile en préambule le genre policier à la technique des mots croisés…, puisque tous deux ont un fonctionnement commun, « par énigme ». On confrontera d’ores et déjà ces extraits choisis, avec l’inobservance par les textes hortensiens de ces préceptes : Le véritable roman policier doit être exempt de toute intrigue amoureuse. Y introduire de l’amour serait, en effet, déranger le mécanisme du problème purement intellectuel. Le coupable doit être déterminé par une suite de déductions logiques et non pas par hasard, par accident, ou, spontané. 27
Fosca, revient lui aussi sur la « minutieuse observation des faits, matériels et psychologiques » que doit conduire le détective, sur les rebondissements en termes d’individus soupçonnés, et enfin, sur l’élucidation du « mystère en apparence inexplicable », point nodal du roman. L’insistance croissante sur la rigueur de la méthode de raisonnement est le lot de la majorité des romans parus dans les années 1920 à 1940, en en faisant parfois de véritables « mécanismes d’horlogerie » (Caillois). Très tôt, dès son émergence, parce que son ludisme est porté à son paroxysme, il s’affirme lui-même en tant que (sous)genre, se trouve très tôt décrié et sert d’abord de repoussoir aux romanciers. Pour se donner une patine de sérieux, le « policier » se dote d’une régulation interne drastique, d’impératifs narratologiques catégoriques qui vont paradoxalement déboucher sur un conventionnalisme de plus en plus voyant. Dans sa thèse, Uri Eisensweig 28 relève « une concordance entre l'apparition du genre policier et les premières menaces pesant sur la forme traditionnelle du roman […] le genre policier sera par excellence le mauvais genre, le genre à exclure, celui-ci ne joue pas le jeu parce qu'il n'est précisément que jeu. 29 » 27
ibid., p. 72 sq.
28
Uri EISENSWEIG: Autopsies du roman policier, U.G.E., « 10/18 », 1983.
29
Jacques DUBOIS : Le roman policier…, op. cit., p. 36.
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Ludique, mais aussi fortement et même formellement contraint, balisant un chemin rectiligne de l’enquête entre l’énigme et sa solution, le roman policier s’oppose de plein fouet à cette première crise du roman moderne qui a marqué le tournant du XIXe et du XXe siècle dont Michel Raimond 30 a tracé les lignes de fractures. Alors que le roman tend à se faire poème, essai, le policier se fraye « un chemin parallèlement au succès de l'esthétique naturaliste et au procès de légitimation définitive du roman […] le roman judiciaire survient comme forme narrée qui surdétermine sa finalité en apportant au comble ou à la limite, trajet dont il ne se départit jamais tant que le dernier mot du « problème » n'a pas coïncidé avec le dernier mot de l'histoire. 31 » On voit que cette crise qui s'articule précisément autour des notions d'arbitraire et de contingence romanesques ne peut se produire à l’intérieur du champ policier aux contraintes (génériques et oulipiennes) si bien balisées. Nos récits, y font allusion à plusieurs reprises que ce soit dans l’Enlèvement : « …par ailleurs, il n’y a pas de hasard, le hasard n’est pas une notion narrative » (EH, 213) ou encore dans l’Exil : « …et ce n’est pas par hasard; rien ne se produit par hasard; même pas le hasard… » (EXH, 27-28). Ou encore : « l’arrivée inopinée d’Hotello leur apparut comme une coïncidence. Mais, j’avais mes doutes. La coïncidence est l’ennemie mortelle du romancier » (EXH, 70-71). La saturation événementielle de la diégèse provoque en même temps un aspect sériel, épisodique… Des règles drastiques, un sérieux ludisme et pourtant une ambivalence généralisée, voilà qui ne pouvait que séduire Queneau. Fosca et Van Dine font évidemment partie des lectures préparatoires pour Pierrot en 1941 32. Queneau s’enchante d’ailleurs de cet assemblage de règles, et décrit ce meccano en termes de « perfection », comparables à la tragédie : « Les règles en sont fixées avec rigueur, le 30
cf. Michel RAIMOND : La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Corti, Paris, 1966. 31 32
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 35-36.
« S. S. Van Dine a dans Crime dans la neige énuméré les 20 règles du roman policier. Je viens de citer les articles 1, 3, 4, 12 et 14 de ce code aussi arbitraire (mais aussi nécessaire) que les lois du rondeau, du virelai ou du jeu d’échecs. » Raymond QUENEAU : Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p.187-188.
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genre se délimite avec une telle précision que le « detective-novel » forme un chapitre bien déterminé… 33 » Les prémices de cette homologie entre les éléments contraignants du roman policier (crime, victime, etc.) et l’« écriture sous contrainte » oulipienne sont parfaitement en place. Toutefois, ce souci récurrent d’édicter des principes d’organisation pour permettre au lecteur d’être à égalité de chance dans la recherche des solutions avec le détective, cèdera la place à des formes ludiques quelque peu renouvelées. Jusqu’ici, le romancier et le lecteur cherchaient ensemble le coupable (ou du moins faisaient semblant de le chercher puisque le scripteur connaît la solution avant d’écrire le récit) ; dorénavant, et c’est ce qu’on appellera le « roman-jeu », le romancier jouera contre le lecteur, lui donnant des indices en cours de lecture pour lui permettre de découvrir le coupable avant que le dernier chapitre ne révèle la bonne solution. 34
Assez paradoxalement, l’accentuation de la logique, et l’aménagement de règles ont pour corollaire de trouer les chaînes déductives. La logique servait à passer d’un indice à l’autre, à progresser de trouvaille en trouvaille. Désormais, « le raisonnement ne s’appuie plus sur les faits, il les détruit. Les faits sont menteurs, ils disent ce qu’on veut leur faire dire. Le lecteur doit estimer leur valeur ». Détective et lecteur voient leur rôle gagner en importance : le puzzle est probablement l’emblème de choix de cette dernière période du roman d’énigmes. D’abord parce que l’acception anglaise du terme invite à l’interrogation, au problème. Le substrat commun sur lesquels s’appuie Pierrot et probablement plus nettement encore le cycle d’Hortense est donc majoritairement anglais et policier. On puise dans un domaine par ailleurs extensible puisque dans cette prose anglaise, outre Phyllis D. James, Barbara Pym ou Stevie Smith, Roubaud « y place aussi Henry James et Trollope ». (GIL, 239) Ensuite, parce que le détective (et a fortiori le lecteur) n’ont de cesse, jusqu’à ce que la dernière pièce (le coupable) s’emboîte parfaitement, de « reconstituer », de rejouer le crime.
33
Raymond QUENEAU : « Lectures pour un front », op. cit., p.187.
34
Marc LITS : Le roman policier, op. cit, p. 46.
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Tout le roman tient entre une demande d'information initiale et la réponse finale à cette demande, et le détective est l'acteur qui fournit la réponse. Dans l'entre-deux, tout est énoncé et jusqu'à un certain point indexé sur l'énigme puisque le récit n'a pas d'autre propos. 35
L’on sait, cependant, que l’après-guerre connaîtra le renouvellement du genre. « Après avoir d’abord mis l’accent sur la subtilité du détective, ensuite sur l’habileté du coupable, après avoir joué avec le lecteur, et puis contre lui, le récit d’énigmes a paru essoufflé, semblant avoir fait le tour de tous ses possibles narratifs. 36 » C’est ainsi que le « roman-problème » et le « roman-jeu » s’effaceront au profit du roman d'investigation, le « hard-boiled » ou thriller américain (Hammet…), dans lequel la vision du lecteur est liée à celle de l'enquêteur 37, tendance déjà constatée par Queneau lui-même : le détective a cessé d’être un demi-dieu parfaitement raisonnant pour se présenter sous les aspects du policier pratiquant le passage à tabac et buvant considérablement. La brutalité et l’érotisme ont remplacé les savantes déductions. Le détective ne ramasse plus les cendres de cigarette, mais écrase le nez des témoins à coups de talon… 38
Tzvetan Todorov dans sa « Typologie du roman policier 39 » avait immédiatement repéré le basculement du genre vers la « Série Noire » et ses renversements. D’un mouvement de résolution de l’énigme (de l’effet vers la cause) on passera, avec cette deuxième forme qui s’installe au « suspense » (on va de la cause vers l’effet) ….tendance ou tentation récusée par le narrateur : Notre intention, en vous soumettant au choc d’une telle attente, n’était pas bêtement de créer, comme on disait autrefois dans les comptes rendus des films de Hitchcock, du «suspense»; nous répugnons devant de telles facilités… (BH, 123)
Car la forme préférée de Roubaud est le « detective novel », véritable matrice combinatoire du rompol. Ludique, reconnaissable, 35
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 41.
36
Marc LITS : Le roman policier…, op. cit., p. 56.
37
Ou encore le « roman noir » – roman du crime et du criminel – dans lequel la focalisation se fait sur le criminel et le cheminement de l'enquête se déroule à l'envers.
38
Raymond QUENEAU : « Lectures pour un front », Bâtons chiffres et Lettres,op. cit., p. 188. 39
Tzvetan TODOROV : Poétique de la prose, op. cit.
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démontable… assez logiquement, le rompol est le cheval de Troie idéal pour à la fois mimer les formes romanesques, mais aussi s’opposer au roman, le miner de l’intérieur. On a suffisamment évoqué les rapports antagonistes entre poésie et roman pour ne pas y revenir. Or d’après Roubaud, « le roman… tend vers une forme extrême de lui-même où ces pseudo-axiomes sont exacerbés. » La forme-roman-limite se prête particulièrement bien à être mise en pièces, au moins en ironie (c’est très souvent elle que visent les différentes variétés de l’anti-roman). La forme-roman-limite a une version « parfaite », limite inductive, dans le sens de la radicalisation des pseudoaxiomes antonymiques de la forme-poésie ; c’est un archétype que j’appellerai le rompol. 40
Dès ses origines, le roman policier oppose donc une ossature stricte au roman qui, de son côté, semble se déliter. Ce mouvement d’affirmation de ces structures contraignantes enchante Queneau et, plus tard, les oulipiens qui se frotteront au genre 41. En outre, l’option pour le genre permet – effet d’un singulier paradoxe – de rester dans une zone interlope où vraisemblable et non-vraisemblable s’équilibrent, la loi du roman policier consistant à instaurer l’anti-vraisemblable : Un crime est accompli, il faut en découvrir l’auteur. A partir de quelques pièces isolées, on doit reconstituer un tout. Mais la loi de reconstitution n’est jamais celle de la vraisemblance commune ; au contraire, ce sont précisément les suspects qui se révèlent innocents et les innocents suspects. Le coupable du roman policier est celui qui ne semble pas coupable. La révélation doit obéir à ces deux impératifs : être possible et invraisemblable. 42
Le carrefour hypothético-déductif qui figure une jonction entre mathématique, logique et policier ne peut que séduire. Mais, en même temps, intervient chez lui comme chez tous les écrivains professionnels ou non du polar, le plaisir de l’érosion voire de la distorsion de ce vecteur si strict, la tentation du pastiche, de la parodie qu’on reverra plus bas. 40
« Hypothèses génétiques concernant la perecquation de la forme roman » op. cit., p. 21.
41
cf. Colette RABY-RUIZ et Luc RUIZ : « Six romans en quête d'enquête » in « Formes policières du roman contemporain ». La Licorne, Poitiers, 1998; n° 44; pp. 83-102. 42
Tzvetan TODOROV : « Introduction au vraisemblable », op. cit., p. 97.
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En commençant par substituer aux traditionnelles contraintes du rompol, une formule génératrice poétique : celle de la sextine, Roubaud effectue un geste de sape symbolique dont les premiers effets occasionnent d’abord un soulignement des instances narratives (narrateurs comme narrataires). Nos récits ressemblent ainsi à des romans policiers dont la partition ne serait pas jouée comme on l’attendrait, mais en mineur à partir d’un genre se reconnaissant déjà lui-même comme mineur. Cette mise en évidence est essentiellement pédagogique : en abîmant le récit, pour reprendre la formule ricardolienne, l’opportunité est trop belle de se saisir de ces structures en kit et de proposer des mises en abyme de l’écriture, bref d’attirer l’attention du lecteur non plus seulement sur l’histoire mais sur ses conditions d’écriture. Pour cela, le rompol est un terrain propice car la dualité lui est foncièrement constitutive. C’est que doté d’« une architecture purement géométrique », le roman policier, du moins dans ses formes premières, « ne contient pas une mais deux histoires » : l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête. La première histoire ignore entièrement le livre, c’est-à-dire qu’elle ne s’avoue jamais livresque, en revanche, la seconde histoire est non seulement censée tenir compte de la réalité du livre, mais elle est précisément l’histoire de ce livre même. 43
La première comporte une bonne dose de conventions et de procédés littéraires (inversions temporelles mais surtout restrictions de champs, car l’auteur ne peut se présenter comme « omniscient » etc.) qu’on a besoin de justifier et de naturaliser par la seconde. Or, pour leur donner un air « naturel », l’auteur doit expliquer qu’il écrit un livre ! Et c’est de peur que cette seconde histoire ne devienne elle-même opaque, ne jette une ombre inutile sur la première, qu’on a tant recommandé de garder le style neutre et simple, de le rendre imperceptible. 44
Ce « camouflage » habituel d’une histoire sur l’autre est le premier élément à subir une surcharge qui le met à mal.
43
Tzvetan TODOROV : « Typologie du roman policier », op. cit., p. 57.
44
ibid., p. 59.
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4. FOCALISATIONS ÉLASTIQUES. Je voulais en quelque sorte m’effacer derrière les personnages de mon récit, pour ne pas les troubler, pour qu’ils se sentent libres. Que les aventures s’avancent toutes seules, dans leur vérité… (EH, 11)
Dès l’incipit du premier volume, plusieurs instances semblent avoir voix au chapitre. Comme bien souvent, le tourniquet de l’hésitation se met d’abord en branle : nulle majesté, rassure-t-on, dans ce « nous », qualifié plutôt de « pluriel de modestie » (BH, 8). D’après Benveniste, « d’une manière générale, la personne verbale au pluriel exprime une personne amplifiée et diffuse. Le « nous » annexe au « je » une globalité indistincte d’autres personnes 45 ». Aussi, le « nous » pluriel va-t-il déterminer la « situation narrative » de ces toutes premières pages, et jouer comme un signal, dans son mouvement porté vers l’indécision, la multiplication de points de vue, le soulignement de la polyphonie : …par nous, je veux dire le ou plutôt les narrateurs de cette histoire, puisque toute histoire suppose non pas un, mais une foule de narrateurs implicites ou explicites, tant sont nombreux les lieux et les crânes où se passe quelque chose d’important, dans tout récit normalement constitué. (BH, 8)
Alors, qui « raconte » les aventures hortensiennes ? et, avant tout, comment sont-elles racontées ? Reprenons, pour y voir plus clair, la répartition terminologique devenue classique de Gérard Genette entre histoire, récit et narration. Cette tripartition entre « l’histoire (l'ensemble des événements racontés), récit (le discours, oral ou écrit qui les raconte) et narration (l'acte réel ou fictif qui produit ce discours, c'est-à-dire le fait même de raconter) 46 » conservée dans Nouveau Discours du Récit permet d’envisager, d’une part, le mode qui joue « au niveau des rapports entre histoire et récit » et, d’autre part, la voix qui « désigne à la fois les rapports entre narration et récit, et entre
45
Émile BENVENISTE : Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Gallimard, «Tel», 1990, p. 235. 46
Gérard GENETTE. Nouveau Discours du Récit, Paris, Seuil, collection « Poétique »1983, p. 10.
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narration et histoire 47 ». Or, mode et voix participent d’un dispositif assez spécifique et cela, dans nos trois livres. Commençons par les problèmes posés par le mode du récit, c’est-à-dire le fait de raconter plus ou moins ce que l'on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de vue. On rappelle que Genette 48 distingue globalement entre : - Premièrement : le récit « classique, non-focalisé, ou à focalisation zéro ». Donc pour formuler cela : Narrateur>Personnage. - Deuxièmement : le récit « à focalisation interne » (équation narrateur = personnage) dans lequel on trouve trois grandes souscatégories (« fixe » avec des possibilité de restrictions de champ, « variable », c’est le cas pour Madame Bovary ou plus généralement de la prose stendhalienne, enfin « multiple », et Genette de citer les romans épistolaires où le même évènement est rapporté plusieurs fois). - Troisième et dernière catégorie : le récit « avec focalisation externe » où dans ce cas, pour reprendre une inéquation : Narrateur < personnage (le héros agit devant nous sans que nous ne soyons jamais admis à pénétrer dans sa conscience.) Évidemment, signale Genette, le mode porte plus souvent sur des « segments narratifs déterminés » que sur l’intégralité d’ouvrages, et, de surcroît le système subit, ou aménage, comme l’on voudra, un certain nombre d’infractions, lesquelles conduisent, comme c’est le cas dans La Recherche, à une « polymodalité » ou polytonalité. Or, dès la première lecture, on remarque, qu’au sein du cycle d’Hortense, le signalement, la mise en relief, voire l’exagération de ces codes (« du point de vue d’Eusèbe, qui est celui que nous adoptons dans ce chapitre », etc. (BH, 11)) et de leur conventionalité, participent à l’accentuation de l’aspect artificiel du récit, avec ses marques et ses manques, ses corrections : je parle, conformément à nos conventions du « il » encore anonyme que nous suivons depuis le début du quatrième paragraphe, pas du jeune
47
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », Figures III, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 72 (nous soulignons).
48
ibid., p. 207 sq.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Gauss. (EH, 18)
Les points de vue peuvent devenir « multiples » et se croiser : la rotation des focalisations si caractéristique du chapitre 2 de La Belle Hortense est exemplaire à cet égard : – Le père Sinouls la regardait avec une indulgence bonhomme car elle lui rappelait ses filles et surtout les petites copines de ses filles […] – Mon regard à moi était nettement plus troublé […] – Mme Eusèbe, elle, était parfaitement indifférente au spectacle. Elle en avait vu passer depuis trente ans, de ces petites. Une de plus, une de moins […] – Quant à Alexandre Vladimirovitch, il trouvait la conduite d’Hortense moralement dégradante et le tout infiniment ennuyeux. (BH, 26)
Comme un vêtement retourné, les textes, les récits peuvent alors désigner leurs coutures, pointant du doigt depuis l’intérieur de la narration un certain nombre d’accrocs volontaires… Ainsi, l’on peut feindre l’hésitation : « Julie commençait à s’inquiéter à cause du théorème de Desargues (ou peut-être à cause du théorème de Pappus, nos renseignements sont incomplets à ce sujet) » (BH, 116). En jouant sur les dimensions restrictives inhérentes aux focalisations, les remarques facétieuses peuvent également s’enchaîner : Elle s’empara du guide de Poldévie d’Inferno Liber qu’elle entreprit de feuilleter, et nous avec elle, pour y rechercher le renseignement dont elle avait besoin. Comme nous suivons les événements du point de vue principal, qui est présentement celui d’Hortense, lisant donc, non sans mal, par-dessus son épaule, il nous est impossible de poursuivre cette description, pourtant fascinante, de la Poldévie. (EXH, 22)
On a déjà apprécié combien roman policier et roman sentimental s’entremêlaient avec une virtuosité certaine. La prise en charge des peines de cœur de l’héroïne se fait donc à travers les focalisations internes ou des monologues intérieurs dont la contamination shakespearienne ne fait pas de doute : Il y a de la méthode dans sa folie, pensa-t-elle; mais elle ne s’en trouva pas rassurée; au contraire; en outre, le refroidissement de son amoureux dans l’intimité était un autre sujet d’inquiétude. 49
L’inquiétude d’Hortense, qui fait suite à la « déception » du premier roman, et précède la « désespérance de l’héroïne » du 49
(EXH, 43) et…William SHAKESPEARE : Hamlet. Aubier, « Collection Bilingue », 1978, acte II sc. 2, p. 144.
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
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troisième, se trouve avivée par le manque de motivation psychologique (et d’ardeur) de Morgan. Ainsi l’éducation sentimentale d’Hortense s’effectue dans l’imprécision installée par l’absence de focalisation sur Morgan – à l’exception des chapitres 23 et 24 de L’Exil qui branchent véritablement la narration sur Hamlet. 50 À l’autre extrémité de l’échelle des focalisations, l’on trouvera ces remarques ou ces intrusions d’auteur un brin invasives : c’est moi qui me mets maintenant à monologuer à l’intérieur et je suis à l’intérieur de la cervelle si charmante d’Hortense il n’y a pas de raison que vous soyez forcé de regarder dans la mienne pas charmante du tout... (EH, 101)
Bref, de manière générale, l’organisation des points de vue s’effectue donc selon deux visées : La première, fonctionnelle, consiste en l’imbrication réussie d’histoires, au départ assez déliées. On rappellera simplement que le premier tome arrive à tresser heureusement les aventures sentimentales d’Hortense avec l’affaire de la Terreur des Quincailliers et la naissance d’une vocation de romancier. Le deuxième volume organise les tribulations sentimentales d’Hortense, dresse les étapes de la résolution du « meurtre » de Balbastre, en évoquant la vie des proches de l’Auteur. L’Exil prend dans ses entrelacs les chassés-croisés amoureux d’Hortense et Morgan, la lutte sans merci pour le trône poldève, les dérives du romancier qui mixe entre elles formes romanesques et dramaturgiques. Le circuit en boucle du premier roman : Mornacier aime Hortense elle-même amoureuse de Morgan, prince mais aussi Terreur des Quincailliers recherché par Blognard, Arapède et secondés par Mornacier se complexifie avec le second volume dans lequel le meurtre de Balbastre et l’enlèvement se retrouvent liés au double antagonisme amoureux et politique Augre/ Morgan (ou plus exactement Kmanoroïgs et Gormanskoï). Mais en même temps qu’elles (d)énoncent l’arbitraire 50 « La chasteté déjà longue qui lui était imposée selon les règles poldéviennes traditionnelles en matière de vendetta, et qui devait durer aussi longtemps que la mort de son père ne serait pas vengée et le Prince Régnant puni, commençait à lui peser. De plus, il était loin de Poldévie, Alexandre Vladimirovitch, le gardien le plus ferme des traditions, était absent; personne ne connaîtrait cette petite entorse à la règle. » (EXH, 169)
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des conventions romanesques, lorsqu’elles sont exagérément soulignées, les focalisations, en particulier internes recrédibilisent ou en tout cas remotivent le récit en lui conférant un nappé psychologique qui s’installe par-dessus les mécanismes numériquement contraignants qui, eux, superstructurent les textes. 51 Cependant, en règle générale, ces focalisations sont extrêmement limitées à des séquences narratives assez courtes. Lorsqu’elles s’étirent démesurément, les intrusions se font insistantes, la voix de l’auteur couvre tout, comme on aura l’occasion de le réexaminer un peu plus loin. La deuxième visée de l’utilisation faite des points de vue est plus structurale, traçant les contours du jeu qui s’installe entre le narrateur et le lecteur. Là encore, classiquement, à l’instar des romans policiers, l’on use tantôt de paralipse (« rétention d'une information logiquement entraînée par le type adopté ») tantôt de paralepse (« information excédant la logique du type adopté). 52 » La dissimulation de l’identité princière de Morgan fait ainsi l’objet de paralipses, cependant à demi dévoilées en tant que telles. notre héroïne, dont nous adoptons le point de vue depuis le précédent chapitre, ignore encore son nom […] à cause d’une nécessité narrative impérieuse. 53
La description de l’appartement du bel endormi dans le chapitre 3 de La Belle Hortense, vu par les yeux perçants d’Alexandre (mais avec restriction de champ) est aussi une manifestation paraliptique : Alexandre Vladimirovitch, qui s’était hissé souplement jusque-là le long d’un tuyau d’écoulement de la gouttière, en équilibre aisé sur la barre de protection, entre une bouteille de lait et une curieuse statuette de terre, à l’allure vaguement orientale… (BH, 35)
À la limite de la paralipse, on trouve aussi cette focalisation externe de l’incipit de L’Enlèvement – caractéristique des débuts des
51
« Il n’est pas indifférent pour un personnage, pour ses réactions, de figurer dans un chapitre pair ou dans un chapitre impair. » (EH, 111, nous soulignons). 52 53
Gérard GENETTE : Nouveau Discours du Récit, op. cit., p.44.
(BH, 129). Le « métatextuel » est ici à l’œuvre, désignant obliquement un effet de la contrainte.
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nouvelles d’Hammet par exemple 54 – dans cette ombre qu’on suit et qui, « après quelques pas » se met à « compter sur ses doigts les lents et majestueux coups de cloche qui traversaient le silence, la lune et la nuit » (EH, 15, nous soulignons). A contrario, le procédé de la caméra subjective (c’est-à-dire d’une restriction de champ extrême) est également évoqué par un Blognard étrangement pédagogue : Je vais prendre, répéta Blognard, une comparaison. Quand nous lisons le roman nous sommes, en tant que lecteurs, comme le spectateur dans le film La Dame du lac, d’après le roman de Chandler. Dans ce film, mis en scène et joué par Robert Montgomery (Chandler lui-même a écrit le scénario et suivi le tournage), la caméra est en permanence placée comme si ce qu’on voyait était vu par les yeux du héros, Marlowe. (EH, 278)
Ces paralipses, qui correspondent à un travail d’enfouissement de l’information, sont renforcées par la dissémination paraleptique de leurres. Dissimuler, cacher, montrer, leurrer, les textes fonctionnent de la sorte dans cette tension bipolaire. « Comme d’habitude, les indices semblent à la fois surabondants et maigres...» (BH, 50) est-il écrit dans le Journal. Formule qui constitue l’ossature de ces romans policiers. Ainsi, Blognard peut bien regarder « le mort. Il le fixait intensément, avec toute l’intensité, toute la pénétration dont il était capable » (EH, 32), l’information sur l’identité de la « victime » ne sera dévoilée qu’après plusieurs chapitres et une autopsie savoureusement détaillée par le Docteur Petiot : Quelqu’un était agenouillé auprès du cadavre : le médecin légiste, le docteur Petiot. Apercevant Blognard, il se releva, et lui tendit une main toute tachée et brûlée d’acides […] Sans s’embarrasser de politesses, il dit : « Heure de la mort : minuit plus ou moins deux heures. Cause de la mort : instrument contondant à la base du crâne; enfoncement de la boîte crânienne, et cetera. Victime : sexe masculin. Age : moyen, opinion de profane, c’est pas vraiment mon rayon. Pas de trace d’appendicite... » (EH, 32)
C’est le même procédé qui, en rangeant au rayon de l’anecdotique la disparition du Manuel de « l’invention secrète et récente du professeur Girardzoï, [le] LAPEFALL (Langage Pour En Finir une fois pour toutes Avec tous Les Langages) », insiste a contrario sur la permutation du morceau de musique et du logiciel 54
cf. Dashiell HAMMET : « Cauchemar ville », Cauchemar Ville, trad. MarieChristine Halpern U.G.E., 10/18, 1987, p. 9 sq.
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Détective : « Nous comprenons que le criminel avait interverti les deux disquettes, afin de retarder l’enquête de l’inspecteur. » (EH, 148) Les romans ont beau jeu de déployer l’hétéroclite, le bric-àbrac, éventuellement les pastiches de plusieurs genres, la maîtrise de l’intrigue, appuyée sur les schémas de l’enquête et de l’investigation est revendiquée : C’est uniquement parce que, étant l’Auteur, je savais nécessairement qu’il venait de se passer quelque chose d’anormal, que je pus prendre note de leur sang-froid alors qu’il venait de se passer quelque chose d’anormal. (EH, 149)
Il faudra donc attendre le dénouement, et encore dans ses ultimes lignes (soit plus de la moitié du livre) pour comprendre la portée de ce vol : Ce n’est pas pour faire accuser Gormanskoï de l’assassinat que Kmanoroïgs a frappé. Cette éventualité était absurde. Et nous n’avons, pour donner ce mobile au criminel, que le témoignage du criminel luimême, au moins suspect. Le véritable mobile est le suivant: il voulait dérober le manuel du nouveau langage de programmation inventé par le professeur Girardzoï, le LAPEFALL, Langage Pour En Finir Avec tous Les Langages. Avec ce langage en sa possession et devenu Prince Régnant de Poldévie, il pourrait assouvir ses rêves démentiels de puissance. Or, pour accéder au manuel dont une copie était chez le père Sinouls, le prendre et le photocopier il fallait éliminer Balbastre qui se serait fait tuer plutôt que de permettre ce vol. (EH, 280)
La maîtrise de l’intrigue et des points de vue se répercute sur les voix narratives. Ainsi, Mornacier promu narrateur, peut bien faire ses gammes, il est, on va le comprendre assez vite, sous surveillance. Si l’on veut bien se souvenir de cette variation de points de vue qu’on a d’ores et déjà croisée : Le père Sinouls la regardait avec une indulgence bonhomme […] Mon regard à moi était nettement plus troublé […] Mme Eusèbe, elle, était parfaitement indifférente au spectacle […] Quant à Alexandre Vladimirovitch […] Hortense disparut dans la rue des Citoyens, accompagnée de cinq paires d’yeux silencieux. (BH, 26)
La cinquième paire d’yeux ne peut donc qu’appartenir à l’Auteur. Soupçonné à juste titre par Arapède d’être le « Malin Génie », Argus et démiurge, muni de l’anneau de Gygès, puisqu’il se pique de se déplacer en compagnie du lecteur en étant « invisibles et silencieux dans le grand silence nocturne sous la lune de printemps. Invisibles, muets, mais voyants, unis » (EH, 12), l’Auteur, dans le grand concert
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de la narration, a beau laisser se déployer quelques voix parfois discordantes, il ne se pose pas moins comme le chef d’orchestre de ces textes.
B. Du polar au « pol-art » : C’est le même suffixe qui se retrouve dans l’opposition que fait la critique poldève entre l’art commercial et l’art véritable, le « polart ». (EXH, 45)
Paradoxalement – et c’est bien cette apparente contradiction qui fait le succès du genre policier, ce genre codifié, contraint, prévoit effectivement écarts et variations. Son succès envahissant, son modèle impérialiste et répétitif l’ont pourvu – nécessité fait loi – d’une faculté d’adaptation sans égale. C’est justement le jeu entre le respect du code, des canons du genre et l’infraction de ceux-ci qui fondent la valeur de ces textes, puisque « la surprise est inscrite dans le contrat de lecture 55 », un « équilibre entre le « déjà-lu » et le « nouveau » ». En raison de cette bien réelle obsolescence accélérée, la littérature de série, doit faire du neuf avec du vieux, et semble régie par la double nécessité de reprendre des stéréotypes en les ré-agençant différemment. Isolant un corpus de récits dont tous les auteurs sont membres de l’Ouvroir, Luc et Colette Ruiz remarquent d’emblée combien « chaque texte contient en germe les éléments policiers mais en nombre variable et utilisés de manière spécifique. 56 » Du point de vue de la réception, le lecteur s’attend donc à être autant surpris que trompé. Très rapidement, l'invariant du départ (un crime a été commis et il s'agit d'en identifier l'auteur) cède la place à des déclinaisons, une stratégie de l'écart qui informe en creux de sa rhétorique singulière.
55 56
Marc LITS : Le roman policier…, op. cit., p. 112.
La Belle Hortense, l’Enlèvement d’Hortense, Le Vol d’Icare, La Disparition, Adieu Sidonie (Jacques BENS), Jette ce livre avant qu’il ne soit trop tard (M. BÉNABOU). Colette RABY-RUIZ et Luc RUIZ : « Six romans en quête d'enquête », op. cit., p. 83.
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1. DOUBLES ET DOUBLURES. Elle pensa qu’il y avait soudain bien des Beaux Jeunes Hommes (sans compter les jolis jeunes-hommes). (EH, 107)
Quelques personnages de base indispensables à la machinerie narrative, certes un peu schématiques, mais qu’on affuble de détails mythologiques (les réglisses de Blognard), et qui entretiennent entre eux des systèmes de relations plus ou moins combinatoires. Ajoutons à ceci des situations attendues dans ces ouvrages de « série » : déguisements (BH, 156), anonymat volontaire du détective qui travaille en vacances, ou situations d’urgence : (« Le quai avait été discrètement bouclé depuis l’aube, les contrôles renforcés aux frontières. ») (BH, 260) Finissons par des lieux symboles comme ce 36, Quai des (Orfèvres) En-La-Matière, et ses bureaux, une procédure finalement conforme aux meilleures histoires d’Agatha Christie : « Il avait réuni, c’est la tradition, tous les témoins, tous les suspects, la presse (M. Mornacier, venu sans sa femme, Hortense, qui se reposait de ses émotions chez la tante Aspasie, à Sainte Brunehilde-lez-forêts)... » (EH, 271) pour dévoiler le coupable. Somme toute, ingrédients et recettes sont rassemblés pour concocter une histoire policière de la meilleure facture. La présence du triangle trivial et initial « détective/ victime/criminel » encore plus sensible dans l’Enlèvement se trouve élargi par un carré herméneutique qui fait entrer le suspect en ligne de compte, renforcé par une série d’auxiliaires, d’un côté comme de l’autre (lieutenants, sbires, etc.). Ces relations, très formelles, font du rompol une matrice stable, mais qui n’est pas pour autant figée. On sait que des variations s’introduisent dans les positions respectives des acteurs d’un ouvrage à l’autre mais également à l’intérieur d’un même texte. Permutations, contaminations, confusion, la surenchère du jeu conduit à la « spirale de la suspicion ». Toutefois, alors que la victime figure le point d’inertie dans l’enquête, les suspects se conjuguent en général au pluriel. Le roman de détection fait en effet du suspect un être consubstantiellement indéterminé et mobile.
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Adaptons la grille proposée par Dubois 57, que chacun des trois romans va évidemment faire jouer, décaler, en rajoutant une catégorie concernant le « mobile ».
La Belle Hortense - le mobile manque
Crime
Mobile Enquête
Disparition du prince et des statuettes… VICTIMES les Quincailliers mandataire : La loi ? ENQUETEUR Blognard lieutenant : Arapède (Mornacier)
VÉRITÉ RÉGIME
COUPABLE : Orsells (Morgan) complice : (Vladimirovitch) Vengeance Jalousie SUSPECTS : les habitants du 53. Vacuhomme, Orsells Témoin : Vladimirovitch MENSONGE
Très vite, on est aspiré dans les dédales du « faux » et du « manque ». Morgan dissimule son identité princière en même temps que sa nature de cambrioleur. Les 53 statuettes volées chez les quincailliers, objets de toutes les préoccupations d’Arapède et de Blognard ne sont que « des répliques médiocres, en terre, de ce trésor culturel de la Poldévie » qu’est la série de six petites statuettes de jade, « d’un goût exquis et maniériste, représentant une belle déesse tenant dans ses bras un escargot 58 » et qui rejoignent la trousse du princegentleman-cambrioleur. Cette vraie-fausse Vénus de Malvenido Snaïldzoï provient d’ailleurs en droite ligne du film de William Wyler Comment voler un million (How To Steal A Million) avec Audrey Hepburn, Peter O'Toole et Hugh Griffith (1966) dont le synopsis laisse forcément rêveur les
57 58
Jacques DUBOIS, Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 92.
« …le prince Gormanskoï, car c’était lui, l’héritier disparu du principalat poldève, qui était présentement cambrioleur de son métier et amant fou de la belle Hortense, avait dans sa trousse l’un des six exemplaires uniques de la célèbre Vénus poldève ou Vénus à l’Escargot, œuvre du génie de la Renaissance poldève, l’orfèvre Malvenido Snaïldzoï. » (BH, 204).
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lecteurs du cycle d’Hortense et du Cabinet D’amateur 59. Hugh Griffith interprète le rôle de Charles Bonnet, cet amateur d'art parisien, qui possède une impressionnante collection. Mais les œuvres en sa possession sont en fait d'ingénieuses imitations. Par défi et orgueil, il accepte de prêter une somptueuse statuette à un musée : la Vénus de Cellini. Ce qu'il ignore, c'est que la fameuse statuette va faire l'objet d'une expertise. Sa fille (Audrey Hepburn), inquiète, décide de régler l'affaire à l'aide d'un séduisant inconnu, qu'elle prend pour un voleur mais qui est en réalité un détective privé… 60 De pseudos-crimes et délits, probablement effectués dans l’objectif d’égarer l’enquête, des « couvertures » tant pour le prince que pour Blognard, un mobile insaisissable (« Le chiendent, Louise, dit l’inspecteur Blognard à sa femme, c’est pas quand il y a pas de suspect, c’est quand il y a pas de mobile! » (BH, 144))… on voit combien l’équation, dont Blognard a la charge de trouver les inconnues, se complexifie excessivement. Blognard s’égare surtout quand Vladmirovitch, opportunément, entre dans ce jeu déréglé et règle ses comptes. Ainsi Vacuhomme et Orsells, seront soupçonnés (mobiles : jalousie et vengeance) jusqu’à l’arrestation finale de ce dernier par « l’inspecteur Blognard, le meilleur détective du monde [qui] ne se trompe jamais ! » (BH, 156) Comme dans bien des récits policiers perecquiens, l’échec des détectives armés d’un regard précis et perçant est patent : « plus ils scrutent, et moins ils voient… 61 » et au final, soit l’énigme n’est jamais résolue, du moins de façon univoque, définitive ou satisfaisante, soit elle l’est dans un esprit très prosaïque et caricatural. La Belle Hortense,
59 « Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la plupart des détails de ce récit fictif… » Georges PEREC : Un cabinet d’amateur. Seuil « Points », 1994 [Balland, 1979], p. 85. 60 Dans la liste des suspects de La Belle Hortense, (chapitre 16) le « Sir Whiffle, écrivain porcin, en retraite. » est probablement une allusion au personnage Whiffle Whaffle dans Claude Duval de B.C. Stephens et Edward Solomon (1882). Claude Duval (1643-1670) était un gentleman français réputé pour… ses vols répétés chez les grands du monde et sa galanterie envers la gent féminine. 61
Isabelle DANGY-SCAILLEREZ : L’énigme criminelle dans les romans de Georges Perec. Champion, 2002, p. 288.
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offre un florilège de ces birfurcations et redoublements : le coupable n’est pas le bon. Le prince disparaît deux fois, la deuxième fois probablement avec la Patrologie 62 (reliée « or ».) La Terreur des Quincailliers cède la place au Querelleur des Teinturiers. De leurre en simulacre, l’absence de solution se fait explicite en même temps que l’énigme est plurielle. Scepticisme et soupçon se disséminent entre les lignes et gagnent le lecteur qui se trouve en droit de se demander si tous ces romans policiers ne sont pas des leurres pour le faire enquêter sur autre chose.
L’Enlèvement d’Hortense : la multiplication des suspects identiques.
Mais reprenons notre grille pour l’appliquer au deuxième récit, dont nous savons déjà qu’il est celui des trois qui emprunte le plus au rayon policier : Crime
Mobile Enquête
« Meurtre » de Balbastre Disparition du prince VICTIMES Balbastre (Hortense) mandataire : La loi Le Lapefall (in extremis) ENQUETEUR Blognard lieutenant : Arapède. VÉRITÉ RÉGIME
COUPABLE : Kmanoroïgs (le détective She. Hol.) COMPLICES : Crétin et Molinet (Vengeance Jalousie) SUSPECTS : les Beaux Jeunes Hommes (6 + 3) Témoin : Le lecteur MENSONGE
Dans ce second volet des aventures hortensiennes, l’insuffisance des détectives est bien moins manifeste. L’aménagement d’effets de contraste sert particulièrement bien l’ironie puisque l’odieux « crime » de Balbastre, qui plonge le quartier en général et Sinouls en particulier dans l’affliction, transfigure celui qui n’était qu’un « chien d’ivrogne » en martyr de la cause canine, en éloignant sa fin tragique de la rubrique des chiens écrasés.
62
« l’Affaire de la Patrologie (à laquelle était jointe l’affaire de la deuxième disparition du prince Gormanskoï, vraisemblablement liée). » (BH, 253)
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La débauche de moyens rassemblés pour trouver le coupable (frontières fermées, etc.) et surtout le raisonnement implacable de Blognard, ses éliminations de suspects en anglais dans le texte – directement inspirés des Dix petits nègres d’Agatha Christie (« And then they were two » (BH, 259)) vont conduire les deux enquêteurs à la solution adéquate et au mobile qu’on ne connaîtra qu’au terme du coup de théâtre final avec l’arrestation de ce faux-détective qu’est She. Hol. Les méthodes de notre tandem, si elles ne sont pas toujours orthodoxes, restent tout à fait étrangères aux violences américaines : ainsi lorsque Tom Butler est à son tour soupçonné, on le soumet plutôt à l’épreuve de la Confrontation. Dans l’épreuve, médiévale, de la Confrontation, le suspect est mis en présence du cadavre de la victime. Si la victime réagit, c’est-à-dire si ses blessures se remettent à saigner, ou si elle donne un autre signe de ce genre, c’est que le suspect est coupable. On fait entièrement confiance à la victime, on pense qu’elle ne mentira pas. (EH, 239-240)
Ce goût pour les traditions médiévales, comme opérateur de vérité reviendra sous la forme d’un nouveau clin d’œil à A. Daniel dans le troisième volet : La méthode du Partimen a été inventée par le Prince Arnaut Danieldzoï au XIII° siècle. C’est une méthode infaillible pour distinguer le Vrai du Faux, en Amour. On pose une question, à laquelle on doit donner l’une de deux réponses possibles; la réponse donnée départage. (EXH, 244)
L’enlèvement lui-même n’appartient pas vraiment aux péripéties de l’enquête. Le fil du récit réside surtout en ces variations du motif spéculaire via la duplication spectaculaire et accélérée des suspects – tous Beaux Jeunes Hommes – qui trouble « l’imaginaire scopique de l’enquête et englobe non seulement les aléas de la clairvoyance et de l’aveuglement par rapport à la face cachée du crime. 63 » Ce thème du double, en contaminant l’intégralité des ouvrages (style du double japonais, narrateurs doublures, séries qui reprennent les personnages, jeu de la copie et du plagiat…) sert particulièrement bien l’intrigue policière. La gémellité entamée dès La Belle Hortense avec les filles Sinouls (Armance et Julie) redoublée par les jumelles 63
Isabelle DANGY-SCAILLEREZ : L’énigme criminelle dans les romans de Georges Perec, op. cit., p. 287.
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Orsells (Adèle et Idèle) se démultiplie vertigineusement avec les Beaux Jeunes Hommes (princes et roturiers) poldèves qui sont autant de suspects. Rappelons que les princes « sont tous de Beaux Jeunes Hommes pratiquement indiscernables » et de surcroît « très doués pour le déguisement ». Au nombre de six, parfaitement interchangeables, avec pour « marque de fabrique, une spirale escargoïde sur la fesse gauche » (EH, 94), ils appartiennent à la série princière, dans lesquels deux éléments semblables sont en concurrence pour le « poste » de dirigeant poldève. Éléments semblables, mais symétriquement (bipolairement) opposés puisque l’un est parfaitement bon et l’autre absolument mauvais. En plaçant les personnages sous le double patronage manichéen (EXH, 53) des schizoïdes créatures de Stevenson 64 et de celles, incomplètes, de Calvino 65 le soupçon peut gagner en intensité. Outre ces ressemblances princières, Blognard doit se préoccuper de ces autres « Beaux Jeunes Hommes se ressemblant les uns les autres, et survenus récemment dans le quartier [qui] allaient avoir à donner quelques explications.. ».(EH, 238) Le Beau Jeune Homme employé chez Madame Yvonne, et Stéphane, garçon-pâtissier chez les Groichant, le poldévo-anglais Jim Wedderburn 66 (auteur de romans anglais, dont Finite Corpse !) avec les anglo-poldèves Martenskoï (Hi-Hi) et Tom Butler (des Dew-Pon Dew-Val, là aussi, noms symétriques) font leur apparition sur la liste des suspects. En sus des sbires d’Augre, Crétin et Molinet 67, tous rejoignent le groupe des suspects convoqués par Blognard. 64
Robert Louis STEVENSON : The Strange Case of Doctor Jekyll and Mr. Hyde. Penguin Classic, 2002. 65
Italo CALVINO : Le vicomte pourfendu. Le Livre de Poche, coll. « Biblio ». Les habitants de Préchampignon s’interrogeront longtemps pour savoir quelle partie du vicomte Médard dont « …il ne demeurait plus qu’une moitié de lui, la moitié droite, du reste parfaitement conservée, sans une égratignure, à part l’énorme déchirure qui l’avait séparée de la moitié gauche réduite en miettes est revenue. La bonne, la mauvaise ? Et si « des deux moitiés, la bonne était pire que la mauvaise » (p. 110).
66 « Jim Wedderburn était anglais par sa mère (dont il avait pris le nom) et poldève par son père, qu’il affirmait n’avoir jamais connu. » (EH, 122) 67 « Crétin Guillaume et Molinet Jean étaient assis chacun à un bout de la pièce. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau monozygotes, et étaient chacun un Beau Jeune Homme. » (EH, 138)
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Or, nous avions affaire à neuf suspects possibles, parmi lesquels devaient se trouver les deux princes, et surtout le criminel, que nous recherchions, pour le mettre hors d’état de nuire. Ces suspects, à la fois Beaux Jeunes Hommes et à connection poldève affichée ou révélée, ici présents, sont :1) le nouveau garçon du Gudule-Bar. 2) Tom Butler, chanteur du groupe Dew-Pon Dew-Val. 3) L’inspecteur Sheralockiszyku Holamesidjudjy. 4) Jim Wedderburn, associé de Laurie. 5) Stéphane, le garçon pâtissier de Mme Groichant. 6) Le jeune homme de la pub, l’ami de Balbastre. 7-8) Molinet Jean et Crétin Guillaume. 9) Martenskoï, le chanteur du groupe Hi Hi. (EH, 273)
On sait qu’après élimination des deux sonneurs de cloches, lesquels n’arrivent pas à chanter la note « si(x), note de la vérité » (EH, 142) et portent des tatouages grossièrement contrefaits, de Martenskoï cousin des princes mais non prince lui-même et qui, lui, porte son tatouage sur la fesse droite, Blognard retrouve une homologie entre le nombre de suspects (9–3=6) et le nombre total de princes. À partir de ces deux ensembles de six princes {1,2,3,4,5,6} et six suspects, seul un calcul numérico-sextinien peut corréler les deux groupes, révéler la véritable identité maléfique du pseudo-inspecteur Sheralockiszyku Holamesidjudjy et celle du « jeune homme de la pub 68 » (Gormanskoï). La confusion n’aura donc été mortelle que pour Balbastre (Hortense est sauvée à temps.) L’instabilité des noms, leurs combinaisons hybrides s’enchaînent de plus belle dans le monde du troisième volet de nos aventures. Ce monde si semblable et si différent qu’est la Poldévie multiplie symétries, inversions, identités remarquables de noms, de personnes et de canevas. Le couple formé par Hortense et Morgan se déséquilibre au profit du triangle de la rivalité entre Gormanskoï et Kmanoroïgs, les deux princes, dans le deuxième opus, se disputant la possession d’Hortense et du pouvoir. Le chassé-croisé des deux amants, l’un trompé par la ressemblance de la Fausse-Hortense 69 et l’autre par Acrab’m élargit les possibilités, dans un troisième volet marqué par les titres en échos des chapitres 23 et 24. Toute la narration est tirée par un 68
« sur l’écran le Beau Jeune Homme la pub de jeans. Il s’avance sur la plage, il regarde la mer. » (EH, 227)
69
« nous dirons qu’il ne pouvait pas du tout se douter, étant donné la ressemblance, à peu près parfaite de la Fausse Hortense avec la sienne, qu’il y avait tromperie sur la marchandise. » (EXH, 171)
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
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dynamisme dramatique renforcé, basé sur les méprises et quiproquos de cette double et même triple gémellité. Comme d’habitude, la palette des souvenirs de lecture est vaste : de Plaute au répertoire shakespearien, le baroque se manifeste ; les pièces (de théâtre) s’emboîtent d’abord sur elles-mêmes (la « souricière » d’Hamlet fait participer Ophélie… chatte de son état), puis les unes dans les autres. Dans ce théâtre (étymologiquement, le theatron est « le lieu d’où l’on voit »), l’on peut se jouer de ses acteurs, et surtout tenir un double discours caractéristique du genre : à la fois à l’adresse des acteurs et des spectateurs/lecteurs. Car ni la « Fable de la Princesse amoureuse de jumeaux » (EXH, 54) ni la ritournelle relative aux erreurs des héros de T. Gautier (« J’ai vécu trois ans avec elle, jour ell’me dit brusquement tu ressembl’à papa-maman, horreur, c’était ma sœur jumelle ! ») (BH, 207) ne sont des signaux assez forts pour Hortense. Nous sommes aspirés dans les dédales de la ressemblance. Il y a la ressemblance cachée, qui recouvre l’union intime des gènes. Ainsi dans le Capitaine Fracasse, le duc de Vallombreuse manque de coucher avec sa sœur, n’évitant que par coups de théâtre, in extremis, la catastrophe de l’inceste. Dans la chanson, au contraire, la reconnaissance vient trop tard. (EH, 210)
2. FAUX ET USAGES DU FAUX En exploitant pleinement, dans les deux premiers récits, les leurres et simulacres dans une tonalité résolument policière – tout en faisant de ces histoires un atelier d’écriture, on a d’abord l’impression d’un abandon de ces schémas en quelque sorte préfabriqués à l’occasion de L’Exil. Il est vrai qu’en remplaçant les « detective novels » par La Tragique histoire d’Hamlet, prince du Danemark, et en abandonnant très logiquement Pierrot Mon Ami, au profit d’Un Rude Hiver, les principes propres aux enquêtes avec leurs incertitudes, leurs doutes et leurs postulats, semblent reconduits de façon plus indirecte. Arapède et Blognard sont en vacances, toutefois, la case « enquêteur » de nos tableaux ne reste pas inoccupée pour autant. D’autres héros prennent en effet le relais : Vladimirovitch, sauveur d’Hortense. Hortense elle-même sur les identités princières. Enfin et surtout Morgan, ou plutôt Gormanskoï/Air’t délaisse son rôle traditionnel de cambrioleur pour entamer une double enquête : d’une part au niveau diégétique, sur les circonstances de la prise du pouvoir d’Alicius – mais
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surtout en se rendant un peu en déshérence dans une librairie au Havre (EXH, 139) – à la recherche de ces « auteurs-valises » dont les textes semblent avoir une grande influence sur ses aventures : – « Les auteurs-valises » permettaient des rapprochements sémantiques audacieux et de nombreuses découvertes critiques : quoi de plus naturel qu’un catalogue consacré aux œuvres de Henry James Joyce, de Tolstoïevski, de Shakespirandello! (EXH, 70)
On l’a déjà dit, ce dernier volet s’appuie sur Hamlet. Rappelons qu’Hamlet apprend par le fantôme de son père, récemment mort, son assassinat par son propre frère Claudius. En épousant sa mère – la reine Gertrude – Claudius a accédé au trône. Quand le spectre charge le jeune Hamlet de le venger, ce dernier doute, hésite, il est décidé à mener une enquête. Dans l’argument de la première moitié de la pièce shakespearienne – y figurent la plupart des éléments repris par Roubaud : Hamlet, décide d’abord de feindre la folie pour confirmer ce complot. L’acte II le voit congédier violemment la jeune Ophélie, fille du conseiller Polonius, qu’il aime pourtant. Et c’est la présence d’une troupe de comédiens ambulants qui va lui servir opportunément pour prendre Claudius au piège de ce miroir qu’est le théâtre. En faisant jouer devant la cour la scène de l’assassinat d’un roi – c’est la « mousetrap » que nous évoquions ci-dessus, la fameuse « pièce dans la pièce » – il amène Claudius, que le spectacle insupporte, à trahir ses intentions. Par erreur, il tue le vieux Polonius tapi derrière une tenture (acte III), Claudius projette de se débarrasser d’Hamlet, mais ses manœuvres échouent. Voilà les éléments retenus dans L’Exil, en sus de quelques références à la scène première du cinquième acte – la contemplation du crâne du bouffon Yorick et la parodie de méditation sur l’humaine condition déjà reprise par Sterne (EXH, 234). Le deuxième projet de vengeance, celui de Laerte – fils de Polonius (« poldévisé » en Eltare) – et le duel truqué suscité par Claudius qui met un terme aux deux intrigues de vengeance et aboutit à la mort de la plupart des protagonistes n’est pas retenu. Outre les permutations et variations sur le nom d’Hamlet (Hatmel…) qui ne sont d’ailleurs pas dénuées de tout fondement historique puisque le texte de Saxo Grammaticus qui inspira
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Shakespeare nomme indifféremment le héros Hamlet ou Amleth ou encore Hamblet on retrouve principalement : l’usurpation du trône par Alicius 70, la scène 2 du Premier Acte (dialogue entre Gertrude et Hamlet), le comportement de Gormanskoï qui devient fort énigmatique pour Hortense (« une bien décevante visite »). La souricière armée (EXH, 130). Poldévius subit le même sort que Polonius : « G. tire son épée, l’enfonce dans la tenture orange; c’est Poldévius, le Premier Ministre; il râle, il meurt. » Les amis d’Hamlet (Horatio) et autres officiers – Marcellus et Bernardo – reçoivent quelques noms d’oulipiens célèbres (Claudio B. Francisco C., puis Marcellus B. 71) Mais c’est surtout la « représentation » (chapitre 18) en position centrale dans le livre – comme elle l’est d’ailleurs dans la pièce shakespearienne (acte III, sc.2) qui – permet une bifurcation entre Hamlet et Othello dont l’utilisation est moindre et qui sert surtout à établir des translations assez inédites entre personnages : Le plan d’Augre supposait de créer la jalousie, peu à peu, dans l’âme d’un Gormanskoï qu’on transformerait en Othello; et le poison serait distillé dans son oreille par FHortense. Les événements suivraient de très près l’Othello poldève où l’équation lago = Desdémone obligeait FHortense à fournir elle-même les éléments de la jalousie au Prince […] Ce scénario ressemble comme deux gouttes d’eau celui concocté par le Prince Régnant à base d’Hamlet. 72
Dans le texte shakespearien, l’envieux Iago en instillant le poison du soupçon occasionne in fine les noces sanglantes de Desdémone et d’Othello. Poursuivant le jeu de permutations (Hortense prévue à la place de l’Ophélie shakespearienne, Ophélie-chatte remplaçant notre belle héroïne…), c’est une fessée à la mode poldève et dont la Fausse Hortense fera finalement les frais (avec en supplément 70
« À l’époque où commence cette histoire (enfin où a commencé cette histoire, puisqu’on est déjà au chapitre 5), le Prince Régnant était l’époux de la Princesse Gertrude, mère du Premier Prince Présumé; mais il n’en était pas le père; le père de Gormanskoï avait été Prince Régnant; étant mort, il avait renoncé à régner, et Alicius, son frère, avait pris sa place dans le palais et dans le cœur de Gertrude, ce que le fiancé d’Hortense appréciait modérément. » (EXH, 234) 71 72
Claude Berge, Marcel Bénabou, François Caradec… cf. infra
« Pours the poison into the sleeper’s ear » William SHAKESPEARE : Hamlet, III, sc. 2.
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L’Exil d’Hortense : Les enquêteurs habituels sont en vacances.
quelques coups de griffes d’Alexandre) qui se substitue à l’étouffement dans les draps de noces. L’enquête pourrait donc être représentée ainsi : Crime(s)
« Meurtre ? » du Prince Régnant, père de Gormanskoï Rapt d’Hortense VICTIMES le prince régnant et Hortense
Mobile Enquête
Le pouvoir, le sexe ENQUETEURS en mineur : Vladimirovitch, Hortense, Morgan VÉRITÉ RÉGIME
COUPABLES : Alicius son plan « à base d’Hamlet » (EXH 240) COMPLICE : Augre : plan à base d’Othello. Sbires : MM. T & T, La Fausse Hortense SUSPECTS (connus dès le départ) : Alicius & Augre MENSONGE
Le choix de Shakespeare, dont l’authenticité et les difficultés de l’établissement des textes ont été si longtemps sujets à caution n’est pas non plus innocent. Plus ostensiblement semble-t-il que dans les deux premiers volumes, le texte se met en scène en ouvrant la possibilité à une lecture philologique (brouillons, etc.). Mais un des fils les plus solides des trois volets, c’est que la fascination pour la gémellité se redoublant d’un goût certain pour la falsification (le faux est un double quasi-parfait de l’objet authentique), confusion et soupçon gagnent tous les niveaux textuels : Vous avez bien voulu me confier la correction des épreuves d’un roman d’un certain Jacques Roubaud, intitulé La Belle Hortense. Je me suis acquitté de cette tâche et je vous les renvoie corrigées par retour en espérant que vous voudrez bien me faire parvenir en échange les épreuves de MON roman, intitulé La Belle Hortense. Le roman que vous m’avez envoyé, je dois vous prévenir, contient de très grandes ressemblances avec le mien, telles qu’il serait vulnérable, s’il devait voir le jour de la publication, à une accusation de plagiat. (EH, 83)
Ainsi, en même temps que la forte polarisation sur les instances narratives des récits qui permet en définitive de remettre en cause la référentialité de l’écriture, mais surtout d’étendre le champ de l’enquête, le jeu de reconnaissance de ces modèles empruntés, de ces textes brassés, disséminés, nous conduit à mener l’enquête à un autre niveau de la diégèse. En axiomatisant à outrance la forme-roman, le
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rompol, explique Roubaud, « a lui-même une limite ultime réalisée une fois pour toutes dans un roman policier : le meurtre de Roger Ackroyd 73 ». Dans l’ouvrage d’Agatha Christie, suprême duel entre le détective et l’assassin, il se trouve que ce dernier est le narrateur associé à l’enquête que mène Hercule Poirot. Tel n’est bien sûr pas le cas dans La Belle Hortense qui voit une confrontation davantage textuelle que véritablement agonistique se dérouler entre narrateur et auteur.
II. Emprunts, Empreintes, Masques et Séries noires Les oulipiens ont usé à satiété du plagiat, de la parodie ou du second degré (et plus encore des suivants) […] En se revêtant du manteau de l’autre, en semblant ne se livrer qu’à une sorte de palimpseste, l’auteur se donne toute liberté de déploiement. Ce jeu vertigineux avec le dédoublement a le mérite de laisser une part fondatrice au mensonge, à l’imposture répertoriée, et à la dette. 74
Emprunts et écarts sont génériquement inscrits dans le roman policier. Aussi n’est-il pas étonnant de remarquer la vigueur et la prolixité des relations intertextuelles et hypertextuelles dans le cycle d’Hortense. Dans ces romans fabriqués, contrefaits, au formalisme manifeste, l’intervention massive de « livres dans les livres » suscite des effets d’autoreprésentation qui restreignent l’efficace de la mimésis au profit d’enquêtes quelques peu différentes. C’est que, confronté à ces sombres histoires de vols, ces plagiats semi-avoués, le lecteur très sollicité comme dans tout bon « policier » déplace l’objet de son enquête non plus sur les tribulations des statues poldèves ou sur le « meurtre » de Balbastre mais sur cette contrebande textuelle qui s’avoue volontiers comme telle. On constatera aisément comment nos trois romans font opérer ces procédés en les saturant car, le plus souvent, les narrations oscillent entre
73
« Hypothèses génétiques concernant la perecquation de la forme roman ». op. cit., p. 21. 74
Claude BURGELIN : Préface à Un Art simple et tout d’exécution, op. cit., p.18.
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pastiche et parodie. Le soupçon pèse donc sur l’Auteur. Placé en posture herméneutique, par l’aspect énigmatique et ludique du texte policier, le lecteur ne peut plus se contenter de reconnaître les allusions aux contemporains ou de poursuivre une enquête « dans la peau de l’enquêteur ». En plus d’un ancrage, c’est toute une mythologie littéraire traditionnelle où le lecteur trouve la rémanence de modèles anciens dans une perspective à la fois séduisante et piégée qui permet la construction de nos romans. Le lecteur ne suit plus aveuglément le détective, son travail s’étend désormais à d’autres niveaux de la diégèse.
A. « Potentiomaîtres » « Raymond Queneau : « Oui, mais toi tu copies ». – Jacques Roubaud : « En effet, souvent, je copie ». (POE, 21)
Une proximité évidente avec le jeu logique (interversions, etc.) que l’on peut néanmoins déconcerter, des séries de règles qu’on peut combiner et qui sont forcément susceptibles de transgression, une plasticité certaine du genre et enfin la possibilité de prolonger les travaux oulipiens… la liste d’éléments est suffisamment étoffée pour séduire Roubaud après Queneau. Michel Bigot, retraçant la phase préparatoire de Pierrot, évoque la préférence insistante de Queneau pour un « exercice purement technique sur un genre qui ressortirait en général de la littérature d’évasion » qui correspondrait à un « désir de désengagement des angoisses du présent. 75 » Quarante ans plus tard, c’est probablement un exercice de style similaire qu’exécute Roubaud. 1. LA « POLDÈVE CONNECTION » Outre les abondantes allusions à Pierrot Mon Ami, qu’on a pu repérer au fil du commentaire, le texte de Queneau figure explicitement, d’une part parmi les ouvrages qu’à la Bibliothèque, Hortense aurait pu chercher à « emprunter » (BH, 95), parmi les 75
Michel BIGOT : Pierrot Mon Ami de Raymond Queneau, op. cit., p. 18.
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lectures de l’Auteur (BH, 234) et surtout en tête de liste des « ouvrages pouvant favoriser et éclairer la lecture de [l’] œuvre. » (EH, 85) Les « parerga » (dossiers préparatoires) de Pierrot Mon Ami portent le témoignage d’un Queneau rêvant d’écrire un livre qui serait le « Don Quichotte des romans détectives 76 », donc de composer un roman policier qui bousculerait les lois de ce genre si adaptable mais déjà pressenti comme fécond. L’idée du parc d’attractions, en tant que lieu d’un meurtre sur lequel enquêter est assez vite abandonnée. Au terme des modifications successives, le principal modèle hypotextuel roubaldien devient un roman policier sans crime même si le jeu sur le roman à énigme reste un aspect majeur de l’œuvre. Pierrot fut réveillé vers les sept heures par la bonne de l'hôtel. Elle venait de voir annoncer, en une dernière heure en caractères gras, que l’Uni-Park avait été, cette nuit-même, incendié. La nouvelle intéressa vivement Pierrot, qui craignait un instant pour Yvonne ; mais on n’annonçait pas de victimes. 77
Parallèlement, la lecture des œuvres de Trollope – dont les romans indiquent les bifurcations possibles dans le récit, et suggèrent des variations dans la ligne narrative – l’incite à déconstruire la forme traditionnelle de l’énigme (une question, des indices, une réponse). Le lecteur est ainsi amené non plus à s’interroger sur un criminel pour résoudre ou plutôt annuler le mystère, mais sur la réalité d’une multiplicité d’énigmes qui n’ont apparemment pas de rapport entre elles. Dans le roman policier traditionnel, tous les détails font potentiellement sens, le lecteur découvre un monde en même temps qu’un enquêteur, qui s’interroge sur des possibles, les déchiffre et les met en rapport. Habituellement, le lecteur a le sentiment que le détective et lui progressent vers une vérité ultime qui éclate, une fois le tri terminé. Or, trop de questions se bousculent quant à ces intrigues qui gravitent autour de ce Parc, métaphore de cette enquête décevante, avec ses illusionnismes, ses trucages. Quelle est l’identité de l’incendiaire ?
76
cf. Gilbert PESTUREAU : Notice de Pierrot Mon Ami, op. cit., p. 1700 sq. et surtout Daniel DELBREIL : « La Genèse de Pierrot Mon ami ». Lectures de Raymond Queneau, Limoges, TRAMES, 1989, p. 15-28.
77
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami. op. cit., p. 1177.
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L’incendie est-il criminel ou accidentel ? Pourquoi Voussois se fait-t-il passer pour un Poldève ? Qu’est devenu Mounnezergues à la fin ? Estil de mèche avec Yvonne ? Ou meurt-il (peut-être « liquidé ») ? Mais ne s’est-il pas servi de la chapelle comme base avancée pour la destruction de l’Uni-Park ? Trame touffue qui multiplie les questions auxquelles ni Petit-Pouce, seul détective privé « spécialiste » du livre, chargé de retrouver la fiancée pour laquelle Mouilleminche s’était donné la mort, ni Pierrot, ni le lecteur ne peuvent répondre. À un premier degré, l’énigme est fictive : dès que le fakir Crouïa-Bey avoue à son frère qu’il lui a inventé l’histoire d’une passion et d’une fin romanesque, un pan du mystère s’effondre. Du coup, on se retrouve face à un phénomène déceptif qui se prolonge. Depuis son origine jusqu’à sa conclusion arbitraire, l’énigme de l’incendie, se dérobant au phénomène de l’intrigue pure, dévidée par le texte en une sorte de continuité calme, et déliée jusqu’à la neutralité se découvre comme générance passive… La retombée clarifiante se fait attendre, étirant le manque à signifier, les insuffisances interlopes… 78
Pseudo-résolutions, errances et erreurs font ainsi éclater au grand jour les aspects fallacieux de ces enquêtes qui se répliquent, et changent la place familière des éléments policiers, de ces pièces de puzzle qui ne trouvent pas à s’emboîter ou plutôt ne parviennent qu’à donner une image d’ensemble floue. Tellement floue que la structure initialement policière, du point de vue des formes et du style, se dissout dans la narration et que l’hypertextualité s’exerce essentiellement au niveau des structures du genre. C’est donc moins une relation hypotextuelle qui s’exerce dans Pierrot, qu’une relation d’hypogénéricité établie par rapport au « roman policier ». Roman de l’indécision, Pierrot subvertit son modèle en transposant quelques thèmes mais hésite aux portes de la parodie, sauf à considérer le terme dans ses emplois génériques contemporains (c’est-à-dire par extension étendue au pastiche satirique.) Le pastiche repose sur une tension entre ces deux pôles : reconnaissance et destruction d’un genre convenu qui a suffisamment fait ses preuves pour être imité, mais dont l’autorité est vécue comme une contrainte qu’on peut lever en s’y soumettant volontairement et à des fins ludiques
78
Marie-Lise BILLOT : « En quête d’énigmes dans Pierrot Mon Ami. ». Queneau aujourd’hui, op. cit., p. 93.
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(rire et faire rire) et/ou argumentatives (montrer comment fonctionne un genre, s’en servir pour se l’asservir en pratiquant des écarts). Le parodiste ou travestisseur a essentiellement affaire à un texte et accessoirement à un style. Inversement, l’imitateur a essentiellement affaire à un style (=manière) et accessoirement à un texte. 79
2. MAIGRET, LE « RACCOMMODEUR DE DESTINÉE » ROUBAUD, RACCOMMODEUR DE TEXTES. Dans Palimpsestes, Gérard Genette, dressant la liste des types de relations transtextuelles que s’autorise un texte (c'est-à-dire « tout ce qui le met en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes 80 »), dégage cinq types qu’on reprend pour mémoire : 1. L’intertextualité qui témoigne d’une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes (citation, plagiat, allusion). 2. la relation entre le texte et son paratexte (titre, sous-titre, notes…). 3. la métatextualité un troisième type de « transcendance textuelle » que Genette assimile à la relation critique, au « commentaire ». 4. le quatrième type dit « hypertextualité » (c’est d’ailleurs l’objet principal de Palimpsestes). 5. Enfin dernier type de relation, l’architextualité dite « relation muette ». Genette précise ainsi : Hypertextualité : j’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai bien sûr hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. L’hypertexte est plus couramment que le métatexte considéré comme une œuvre « proprement littéraire. 81
Faut-il reconduire la distinction pratique de Genette qui cantonne d’une part l’intertextualité à une relation de coprésence et, d’autre part, renvoie l’hypertextualité aux relations de dérivation ? L’hypertextualité se trouverait cantonnée du côté du mouvement, de l’opération scripturale alors que l’intertextualité camperait sur le versant réceptif, dans le sens d’une sollicitation forte du lecteur. On sait par ailleurs, que dans les études contemporaines, l’intertextualité s’est 79
Gérard GENETTE : Palimpsestes – la littérature au second degré. Paris, Éditions du Seuil, « Points », 1992, p. 107.
80
ibid., p. 7.
81
ibid., p. 13.
250
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généralisée englobant désormais les deux catégories, aidée qu’elle est par la prise en considération plus importante des phénomènes de réception. Même si l’intertextualité relève probablement moins du projet du scripteur que de la mémoire (la reconnaissance) du lecteur, on a choisi d’aborder les deux notions de front, sachant que texte(s)source(s) et intertexte(s) sont unis à la fois par un rapport de repérage et de transformation qu’il faut bien définir. On notera d’emblée que la présence de l'intertexte est si massive, si récurrente qu’elle fait probablement partie du « cahier des charges » de notre trilogie, même si l’on peine à en repérer les régularités 82. D’où ce malentendu persistant entre oulipiens et Genette, lorsque celui-ci associe la ludicité des phénomènes hypertextuels et le hasard : À la limite, aucune forme d’hypertextualité ne va sans une part de jeu, consubstantielle à la pratique du remploi de structures existantes : au fond, le bricolage, quelle qu’en soit l’urgence, est toujours un jeu, en ce sens au moins qu’il traite et utilise un objet d’une manière imprévue, non programmée, et donc « indue ». 83
Le recours des romans à des signaux métatextuels réitérés (thème récurrent du plagiat, ou des « ur-textes 84 » dans le troisième volet) empêche que soit manquée une dimension des textes. Dans nos textes, l’intertextualité assume donc de multiples rôles. Elle a d’abord pour vocation : de présenter l’écriture romanesque comme le produit d’une fabrication, peut-être même d’une contrefaçon. Mais les renvois, extrêmement nombreux à des hypotextes, eux aussi fort abondants, font entrer nos romans dans une généalogie, ou plutôt une spirale de la référence. L’hypertexte, on le sait, invite à une lecture relationnelle. L'intertextualité est une dynamique inséparable d'une conception du texte comme productivité... Elle n’est donc pas conçue comme un phénomène d'imitation ni comme un phénomène de filiation : il s'agit moins
82
« Allusions » et « citations » sont parties intégrantes du Cahier des Charges de La Vie Mode D’emploi…
83 84
Gérard GENETTE : Palimpsestes – la littérature au second degré, op. cit., p. 557.
« conservé le Ur-Hatmel dont s’est certainement servi Chaquespéare, mais Hatmel ne dépend en tout cas nullement de l’auteur anglais (le contraire est beaucoup plus vraisemblable), comme le montre en particulier le nom du héros, Hatmel, qui est la forme poldève de Amleth...» (EXH, 240)
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d'emprunts, que de traces, souvent inconscientes, difficilement isolables. Si la littérature est essentiellement intertextuelle, ce n'est pas seulement parce que toute écriture prend acte de l'ensemble des textes écrits, mais aussi parce qu'elle se situe de plain-pied avec la totalité des discours qui l'environnent… 85
Si l’on se limite au « domaine » policier, la surabondance des références plus ou moins explicites, l’empilement successif et excessif des modèles, tout en simulant l’inscription des textes dans une lignée, joue avec le genre pour finalement en dénoncer les « axiomes ». Ces références gagnent en explicite du premier au deuxième opus. La Belle Hortense convoque tout de même Hitchcock (p. 123), Maurice Leblanc – le prince est « gentleman et cambrioleur » (p. 236). Mais la captation concerne surtout le personnage le plus connu de Simenon, Maigret. C’est au cours de l'été 1929 que Simenon installé dans une péniche abandonnée peaufine « la masse puissante et impassible » de Maigret qui n’avait fait que de brèves apparitions antérieures. Pietr le Letton installe Jules Maigret dans son bureau muni du pittoresque vieux poêle de fonte : Le commissaire Maigret, de la 1ère Brigade mobile, leva la tête, eut l'impression que le ronflement du poêle de fonte planté au milieu de son bureau, et relié au plafond par un gros tuyau noir faiblissait. Il repoussa le télégramme, se leva pesamment, régla la clef et jeta trois pelletées de charbon dans le foyer. 86
Évidemment, le même poêle chauffe le bureau de Blognard. Et j’occupais provisoirement, à l’entresol, un ancien bureau du plus vieux style administratif, poussiéreux à souhait, avec des meubles en bois noir et un poêle à charbon du modèle qu’on voyait encore il y a trente ans dans certaines gares de province. C’était le bureau où j’avais fait mes débuts, où j’avais travaillé pendant une quinzaine d’années comme inspecteur, et j’avoue que je gardais une certaine tendresse à ce gros poêle dont j’aimais, l’hiver, voir la fonte rougir. (BH, 59)
Le synopsis de Pietr Le Letton rapproche un peu plus la Lettonie de la Poldévie, puisque Pietr le Letton arrive à Paris dans l’objectif de réaliser une des colossales escroqueries dont il est coutumier. Maigret le repère à son arrivée en Gare du Nord. Il s'apprête
85
Nathalie PIÉGAY-GROS : Introduction à l’intertextualité. Dunod, 1996, p. 11.
86
Georges SIMENON : Pietr le Letton, Livre de Poche, 1977, p 7.
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à le filer lorsqu'un employé du train l'entraîne vers les toilettes du train où gît le cadavre d'un homme, parfait sosie du Letton. Mais est-ce bien lui ? Maigret continue la traque. La piste s’interrompt jusqu'au moment où Maigret trouve un indice qui le mène à Fécamp (Gormanskoï ira au Havre). Pietr-Fédor y a une maison, mais aussi une belle jeune femme au nom proustien – Berthe Swaan – et deux enfants. Un troisième patronyme (presque proustien) s'ajoute donc à la panoplie de l'escroc : Olaf Swaan. Maigret se bat, tandis que son inspecteur, Torrence (presque Hortense, pour peu qu’on joue sur le signifiant), est assassiné (il sera ressuscité par Simenon une trentaine d’années plus tard.) On notera que dans La figurante, l’un des quatre protoMaigret, un des protagonistes s’appelle Mornier. Notre Morn[ac]ier, ne doit donc pas tout à son anagramme. Si l’on adjoint à cette liste, La femme rousse achevé à la fin de l'été 1929, mais publié en avril 1933…– quatrième et dernier « proto-Maigret » puisqu’il ne figure pas dans le cycle officiel (103 enquêtes), on retrouve une constante de nos récits (« les rousses, l’électricité et les chats » (EH, 67), « les Poldèves et des Rousses et des Silicates. ») (EH, 213) D’une manière générale, on comprend que la veine simenonienne est largement et volontairement surexploitée, à travers les références des titres, dont le catalogue est si vaste. La symétrie de Mon ami Maigret avec Pierrot Mon Ami n’est peut-être que coïncidence. En revanche, les Sept petites croix dans un carnet, renvoient aux six petites croix tracées sur le plan de Blognard (BH, 257) ; un Blognard patient (chapitre 16 « la stratégie de l’araignée »), en planque sur un banc, déguisé en clochard doit beaucoup à des titres générateurs (Maigret et le clochard, La patience de Maigret, Maigret et l’homme du banc…) On passera rapidement sur les chiens et les chats, animaux familiers, mais inquiétants et symboliques chez Simenon, dont on sait l’importance dans nos romans. Le deuxième volume rejoint la piste de L’Affaire Saint-Fiacre puisque dans le roman de Simenon, un crime doit être commis à l'église Saint-Fiacre pendant la première messe du Jour des morts. Le commissaire Maigret, qui a passé son enfance à Saint-Fiacre où son père était régisseur au château, se rend aussitôt sur place. L’atmosphère quelque peu gothique de l’Enlèvement doit probablement quelques-uns de ces aspects à Fièvre au Marais, de Malet. On sait qu’à partir de 1954, celui-ci s’était imposé une contrainte pour ses « Nouveaux Mystères de Paris » : chaque titre devait correspond à une enquête
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menée par Burma dans chacun des vingt arrondissements de la capitale. Le « commissaire Joubert » (BH, 49 et EH, 89) est l’homonyme du protagoniste bien connu de Jean Charles Aschero 87. Plus explicitement, L’Enlèvement fait entrer auteurs policiers et les héros éponymes dans sa composition. Agatha Christie (EH, 58 et EXH, 69) figure en bonne place avec Conan Doyle (Le Chien des Baskerville, p. 223) mais aussi Patricia Highsmith (p. 205) et Raymond Chandler (« La Dame du Lac avec Robert Montgomery », p. 278). Après Colombo (p. 151), et Rex Stout (p. 156), Cordelia James fait un saut méta-narratif – ou transfictionnel – puisqu’elle est engagée par Laurie et Carlotta dans une enquête avortée sur la disparition de Liliii (p. 64). 3. DES GOMMES DE WALLAS AUX RÈGLES LISSES DE BLOGNARD Les rapports de Blognard avec la littérature n’étaient pas très grands. Il n’avait guère le temps de lire, et lisait surtout les livres, des classiques, que lui recommandait sa femme, Mme Blognard. Aussi avait-il une grande méfiance envers la littérature moderne. (EH, 150-151)
On l’a dit, le roman policier, en se soumettant à des conventions strictes, a cependant toujours cherché à s’en montrer parfaitement dégagé. D’emblée, il a prévu la variation, l’écart, l’exception, le détournement de la norme, la plupart du temps en allant jusqu'au bout des principes et des règles qu’il s’était lui-même édicté. Parallèlement, en optant pour des formes d’autotélismes, le genre s’est rapidement « pensé comme genre » en « laissant entrevoir son caractère simulé, et en exhibant son parti pris fictionnel ». Armé de la distance réflexive du métatexte, le policier s’est en effet rapidement reconnu « comme portant avec lui et en lui son acte générateur. 88 » La crise qui, à nouveau, secoue le roman dans les années 195087
cf. Les enquêtes du commissaire Joubert de Jean-Jacques ASCHERO, éditions Buchet Chastel.
88
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité. op. cit., p. 63.
254
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60 ne se cristallise plus sur la notion de l’arbitraire du récit – comme c’était le cas au tournant du siècle – mais davantage sur la question du personnage et des formes narratives dont il semble urgent de renouveler le réalisme 89. Or, symptomatiquement – pour s’en tenir aux textes de Robbe-Grillet, fort sollicité dans nos romans – c’est à nouveau le modèle policier qui, de manière exemplaire, va faire l’objet d’emprunts et de détournements, pour contrer les tendances du roman psychologique ou existentialiste de l’après-guerre. Somptueux réservoir dans lequel puiser ou contre-modèle aux vertus d’un signal d’alarme, le rompol devient fongible avec le reste du champ littéraire qui l’adopte, et, exaspérant « l'usage du modèle de référence » en reconnaît « la rentabilité, le pouvoir d’engendrement. 90 » Il n’est donc peut-être pas exagéré d’écrire que la police vient au secours du Roman en panne. Le choix du roman policier est fructueux en ce sens que spéculativement c’est-à-dire en enclenchant un régime réflexif, et spéculairement, en mettant en abyme la théorie du récit il offre matière à réglage, à réparation. Comme sous la loupe grossissante de Sherlock Holmes, le « policier » met en relief à la fois les criques et défauts d’usure des formes romanesques. Cette violation des règles contraignantes, ce soupçon qui se généralise à tous les niveaux de la narration, on le retrouve largement dans Les Gommes (1953) qui dessinent en creux, sur un fond noir, une trame policière avec les ingrédients majeurs du genre (un assassinat, une enquête, un détective…) Le nom de l’enquêteur Wallas renvoie au britannique Edgar Wallace, auteur au début du siècle de policiers à succès, dont Queneau a par ailleurs assuré la traduction. Et la machine textuelle et métatextuelle de se lancer : « La machinerie parfaitement réglée, ne peut réserver la moindre surprise. Il ne s’agit que de suivre le texte… 91 » Pourtant, la machine peut se gripper, l’ensemble de ces
89 Alain ROBBE-GRILLET : Pour un nouveau roman, Gallimard « Idées », 1964. L’emploi du temps de Michel BUTOR (Éditions de Minuit, 1956) relève nettement de l’enquête policière et spéculairement, de la réflexion théorique sur le roman policier, propose un plan des lieux découpé en 12 secteurs (p. 8). 90
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 56
91
Alain ROBBE-GRILLET : Les Gommes, Éditions de Minuit, 1953, p. 23.
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
255
éléments ne fonctionnant pas toujours comme il le devrait : le crime n’a pas finalement eu lieu comme on le croyait d’abord. L’enquêteur a fait chou blanc sur un non-événement, le crime ensuite perpétré n’est sanctionné par aucune arrestation et – cerise sur le gâteau – le meurtrier s’ignore lui-même jusqu’à un dénouement qui n’en n’est pas un. 92
On ne peut répertorier ici que très succinctement l’utilisation ultérieure des modèles policiers par Robbe-Grillet et par-dessus tout les torsions variables qu’il imprime aux standards convenus du genre. On connaît l’affirmation de Ludovic Janvier selon laquelle « le Nouveau Roman, c’est le roman policier pris au sérieux. 93 » Le Voyeur (1955) reconduit le détournement de cette matrice en structurant la narration autour d’un crime hypothétique, dont le lecteur n’a jamais la description. Le temps s’arrête, la narration se formalise autour du huit couché qui renvoie au symbole mathématique de l’infini et à la double boucle du récit qui s’immobilise. Les caractéristiques principales des romans robbe-grilletiens, bien repérées par Ludovic Janvier et Jean Ricardou 94 (dissolution de la notion d’intrigue, dilution du personnage, déboîtements, métalepses, collisions, interférences affectant le temps et l’espace…) ne sont évidemment pas reprises telles quelles dans nos romans. D’une part, parce que Robbe-Grillet (première période) s’était employé à chasser le romanesque du roman. D’autre part, parce que « le Texte posé comme exercice d’une liberté absolue 95 » est tout à fait antinomique avec l’usage de la contrainte tel que l’envisage tout auteur oulipien, même si paradoxalement, comme l’indique très justement Christelle Reggiani : Les réponses oulipiennes au sentiment d'une crise du roman se présentent en effet comme des réponses proprement romanesques, au sens où 92
Roger-Michel ALLEMAND: Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 50.
93
cit. par Marc LITS : Le roman policier, op. cit., p. 133.
94
cf. Jean RICARDOU : Le Nouveau Roman suivi de « Les raisons de l’ensemble ». Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1990 [1973]. 95
« L’œuvre doit être la métaphore d’un chaos proliférant et tentaculaire dont elle adopte les systèmes compliqués de séries, de bifurcations, de coupures et de reprises, d’apories, de changements à vue, de combinatoires diverses, de déboîtements ou d’invaginations… » Roger-Michel ALLEMAND: Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 232.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD l'écriture contrainte peut apparaître comme un moyen de retrouver le romanesque perdu par la prose du tournant du siècle, dans une négociation autour de la question précisément la plus délicate de ce point de vue : celle de l'arbitraire. 96
Dans tous les cas, La Jalousie (1957) est principalement utilisée en fonction de l’affectivité promise par le titre. Sans doute, la répétition séquentielle des mêmes scènes avec le retour périodique du mille-pattes (p. 62, 97…) se retrouvent-elles (l’escargot remplaçant le mille-pattes) dans un exercice de lyophilisation. Ici, encore une fois, Roubaud reconduit la position perecquienne de 1962-63 si bien décrite par Manet Von Montfrans : Perec ouvre cette série d’articles sur une attaque en règle contre le Nouveau Roman et certains de ses représentants – Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon. Le titre, ‘Le nouveau roman et le refus du réel’, indique d’emblée l’enjeu de cette attaque… Si Perec prend pour cible de sa critique du Nouveau Roman justement Sarraute et RobbeGrillet, c’est parce qu’à travers eux il vise ceux (Sartre et Barthes) qui ont pris en charge leur projet poétique, mais peut-être aussi parce qu’il est profondément hostile à la psychologie des profondeurs qui est au centre de leur œuvre. Fondée donc en 1962 sur un parti pris volontariste et rationnel, cette hostilité deviendra une constante dans l’œuvre ultérieure. 97
B. « Pourquoi lire les classiques » La littérature universelle, on ne saurait trop s'en souvenir, est encombrée de plagiaires par anticipation de l'Oulipo. 98
Le roman policier joue donc avec les connaissances des lecteurs et cela de manière assez explicite. Mais l’intertextualité dans le cycle d’Hortense ne se limite pas au rompol, bref à un interstyle insistant sur la similitude. « Le pastiche fait du style qu'il imite un objet qu'il donne à voir 99 » mais la relation entre hypo- et hyper-texte, peut 96
Christelle REGGIANI : « Amours et naufrages : contrainte et romanesque dans la vie mode d'emploi », Formules, n°6, op. cit., p. 35.
97
Manet van MONTFRANS : Georges Perec - la contrainte du réel, op. cit., p.41-42.
98
Jacques ROUBAUD : « Vers une oulipisation conséquente de la littérature ». La Bibliothèque Oulipienne, volume 3 (fascicule 41), op. cit., p. 87. 99
Pascale HELLÉGOUARC’H : « L’Écriture mimétique : Essai de définition et
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
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être marquée ou masquée, et ce, à des degrés divers. L’hypertextualité, aux multiples facettes, se généralise, elle déborde les frontières déjà très élargies du rompol et se conforme à la tradition la plus anticonformiste qui soit : « l’anoulipisme 100 ». L’enquête devient textuelle. 1. CITATIONS, IMPLI–CITATIONS, ALLUSIONS. Le lecteur trouvera peut-être quelque intérêt à rechercher des auteurs des ouvrages dont j'ai utilisé les titres. 101
Comme dans une chasse au trésor proposée au lecteur, l’enquête oscille entre indices et signaux, selon le « degré de balisage 102. » Celui-ci est normalement élevé dans la citation qui rend visible l’insertion d’un texte dans un autre au moyen des codes typographiques et conventionnels associés. L’intertexte est franchement avoué et marqué. Dans ce cas, la fonction canonique de la citation, porte-parole de l'autorité fait qu’elle assume assez bien sa part d’hétérogénéité textuelle et l’hypotexte vient manifestement en appui du texte. Mais, déjà cette norme est bien mise à mal dans notre trilogie, – hormis quelques passages shakespeariens reproduits tels quels (EXH, 39, 40, 57, 58, 66, 67…) – dans laquelle le mode d’insertion relève la plupart du temps de ce que Bernard Magné appelle l’« implicitation 103 », donc d’une dissimulation citationnelle : …sous le nappé de la narration et l’emboîtement, somme toute assez rassurant des récits se dissimulent des citations implicites, que j’appellerai
situation au XXe siècle », Formules – revue des littératures à contraintes, n° 5, op. cit., p. 102. 100
« La tendance analytique travaille sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné. » François LE LIONNAIS : « La LiPo (Le premier manifeste) », op. cit., p. 17. 101
Paul BRAFFORT : « Les bibliothèques invisibles – à voir et à ranger ». La Bibliothèque Oulipienne, volume 3, op. cit., p.262. 102
cf. Jacqueline AUTHIER-REVUZ : « Aux risques de l’allusion », L’allusion dans la littérature : op. cit., p. 209-235.
103
cf. Bernard MAGNÉ : « Emprunts à Queneau (bis) ». op. cit.
258
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD des impli-citations : une énonciation peut toujours en cacher une autre. Le mécanisme de l’impli-citation peut se résumer ainsi, s’agissant du discours fictionnel : le scripteur L0 introduit clandestinement dans les énoncés du narrateur L1 des énoncés empruntés à un autre locuteur L2 qui est l’auteur cité. 104
Cette « aptitude à s’intégrer au discours du narrateur sans que soit perceptible la rupture d’isotopie énonciative », cette « suture invisible », se fait - impli-citation simple : suppression pure et simple des marques du changement d’énonciation. - impli-citation complexe, mise en évidence du changement d’énonciateur : tel énoncé est très classiquement présenté comme discours rapporté, le narrateur y cède ostensiblement la parole à un autre locuteur, mais ce locuteur rapporté explicite n’est pas l’auteur réellement cité. 105
Dans nos trois romans, l’impli-citation (simple) ne va jamais sans une dose labile, aussi faible soit-elle, de réécriture. Comme dans ce passage lamartinien bien repéré par S. Lowe 106 : … à l’ombre du vieux chêne, au coucher du soleil, j’étais venu m’asseoir. J’avais promené longuement mon regard dans la plaine, dont le tableau changeant se déroulait à mes pieds. Ici grondait le fleuve aux vagues écumantes etc., et dans son onde... (EH, 79) Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, / Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ; / Je promène au hasard mes regards sur la plaine, / Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.// Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ; / Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ; / Là le lac immobile étend ses eaux dormantes / Où l'étoile du soir se lève dans l'azur. 107
Roubaud taille, coupe, rapièce à l’intérieur même des textes absorbés. C’est le cas de cette impli-citation, qui poursuit celle de Lamartine mais qui provient cette fois-ci de Charles Cros : 104
Bernard MAGNÉ : « Quelques problèmes de l’énonciation en régime fictionnel : l’exemple de La Vie mode d’emploi. » Perecollages, op. cit., p. 74. 105 ibid. Annexe 3 : « les séquences 4, 5, 9 où le titre de la dramatique de Rorschach, la lettre de Laetizia Grifalconi et le texte de Garin de Garlande dissimulent des citations de Jacques Roubaud, Gustave Flaubert et François Rabelais. » 106
LOEWE, Siegfried : « Jacques Roubaud, le cycle labyrinthique des Hortense ». Oulipo poétiques, op. cit., p. 97. 107
Alphonse de LAMARTINE : « L’Isolement », Méditations poétiques.
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J’ai tout fait, tous les métiers, ma simple vie, s’est tenue loin du bruit, loin des cris de l’envie et des ambitions vaines. J’ai même été à Montmartre, dans ses carrières de gypse, marchand de verre pour éclipses). (EH, 79) Il a tout fait, tous les métiers. Sa simple vie se passe loin du bruit, loin des cris de l’envie et des ambitions vaines du boulevard. » […] « Il compte, pour dîner, sur ses verres noircis. Carrières de Montmartre, en vos antres de gypse, abritez le marchand de verres pour éclipse ! Après avoir vidé toutes les coupes, toutes ! 108
On a déjà aperçu quelques-unes de ces impli-citations dans l’Enlèvement qu’on ne mentionne que brièvement : « Je est un autre » (EH, 12) [Rimbaud] / « souviens-toi Bertrande [Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible,/ Dont le doigt nous menace et nous dit : souviens-toi] » ou « Lecteur, mon semblable » (EH, 12) [Baudelaire] / « Le Monde Réel » (EH, 71)) [Aragon] / « inconsolée ténébreuse » (EH, 71) [Nerval] / « Tendons nos rouges tabliers » (EH, 74) [Brassens : « La complainte de la nonne »] / Colchimax dans les os / S’égoutte, s’égoutte / Colchimax dans les os [Apollinaire] (EH, 269). 109
Parfois, on s’éloigne, semble-t-il, du modèle hypotextuel : Chascun est vray tesmoin de mon âme affligée, / L’énumération des affres infligées […] Je fuis jusqu’au sommeil leur séquelle obligée. (EXH, 164) Ce bain qui rafraîchit les jours, /Cette mort de l’âme affligée, / Chaque nuit à tous partagée / Le sommeil m’a fui pour toujours.110
C’est un florilège, une anthologie auxquels le lecteur, « semblable et frère » (EH, 9) a droit : C'est l'Ennui ! – l’œil chargé d'un pleur involontaire, / Il rêve d'échafauds en fumant son houka./ Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, / Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! 111 quoique je vous demande mon ami mon Lecteur… (EH, 101) pourrais-je demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se rappelle
108
Charles CROS : « Le Coffret de santal », Gallimard « Poésie », 1972.
109
L’Exil poursuit la série avec Verlaine (« leurs violons et leur langueur monotone », p. 60, etc. 110
Alfred de VIGNY : « Livre Moderne, Le Malheur » « Poèmes antiques et modernes, 1863 p. 150 111
Charles BAUDELAIRE : « Au lecteur », Les Fleurs du Mal.
260
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD plus, après tant d'entretiens…. 112
Anthologie qui ne se limite pas aux siècles récents, mais englobe l’âge médiéval (l’épisode de la Guivre), la Renaissance – ce « parce que c’était lui, parce que c’était elle » (BH, 33) rappelle le mot de Montaigne sur La Boétie dans De L'amitié (« Parce que c'était lui ; parce que c'était moi. »). Pascal, avec ses Pensées, comble le « silence » de Madame Yvonne (« Arsène, lui dit-elle, la pensée de ces espaces infinis m’effraye. ») (BH, 219). Par ailleurs, ce thème de l’encyclopédie et de la compilation démesurée est signalé dès le premier opus avec cette présence de l’Abbé Migne. Il est vrai qu’avec le millier de volumes de la Bibliothèque universelle du clergé et des laïques instruits complétés par les 218 de la Patrologie latine et les 166 de la Patrologie grecque et dans la répartition de la matière en collections de textes et en dictionnaires et encyclopédies, l’ordre alphabétique intégral était impossible. 113
Thème encyclopédique (et son réseau de renvois) qu’on retrouve avec Diderot assez fréquemment mentionné : « L'homme est-il bon ou méchant en naissant ? 114», c’est la question que se pose Hortense puisque « …le nouveau venu, un prince certes, un prince vêtu de vert, ressemblait à s’y méprendre à Gormanskoï ; il lui ressemblait tant qu’elle en avait le vertige ; était-il bon, était-il méchant ? » (EXH, 43) L’Amour, même non partagé, est un grand Médecin. » (EXH, 233) et « Pourquoi t’es-tu teinte, Philaminte ? » (EXH, 258) perpétuent Molière à travers l’Amour Médecin et les Femmes Savantes. Via ces pratiques diverses de la citation et de la réécriture, l’on traverse ainsi les genres (théâtre shakespearien 115, classique, poésie, romans…) les siècles et les pays. Bref, ces déformations et/ou éloignement par rapport 112
Marcel PROUST : La prisonnière – À la Recherche du Temps perdu, p. 235.
113
Michel DÉCAUDIN : « Prolégomènes pour un esprit encyclopédique – l’abbé Migne » - Queneau Encyclopédiste ?, op. cit., p. 15. 114
Denis DIDEROT : Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, [FRANTEXT], p. 406 (Tome II, Section 5, 2). 115
« On dit que tu fais comme tu veux » (EXH, 206) renvoie au titre de la pièce de Shakespeare ; « As you like it »… et à l’abbaye de Thélème.
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
261
aux modèles s’installent comme donc des stratégies vis-à-vis d’un lecteur dont on ne lâche jamais longtemps la main : « Je vous laisse tirer de ces trois faits vos propres conclusions » (EH, 72), « Vous me suivez ? Comme je monologue, je risque de vous perdre en chemin, alors je vérifie que vous êtes toujours là) » (EH, 213). L’ancienne amante de Morgan (Marguerite) porte aussi un prénom floral et lui écrit de « la prison de l’abbé-faria» (BH, 198), ce qui renforce la série dumassienne, très présente. Il est plus facile de se rappeler que le « globe terraqué » renvoie au Capitaine Fracasse et à ses quiproquos, lorsque les allusions se multiplient et forment un véritable réseau, celui de la gémellité (« J’ai vécu trois ans avec elle, jour ell’me dit brusquement tu ressembl’à papa-maman, horreur, c’était ma sœur jumelle! et c’est pour ça...» 116) La silice est un composant de base de notre globe terraqué. Pourtant ce n’est pas à base de silicium que nous avons été bâtis, mais à base de carbone, comme chacun sait (EXH, 180) La Poldévie […] est située dans une région autochtone et montagneuse de notre globe terraqué; peuplée…(EH, 212) Comment, Scapin, mon ami, t’expliques-tu cette défense hyrcanienne et sauvage contre mes charmes qui, comme on sait, n'ont point de rivaux en ce globe terraqué ni même en l'Olympe habité des dieux ! 117
« Ce roman n’est pas un vaudeville » 118, mais bien plutôt un réseau d’allusions. Des combinaisons interviennent parfois et rendent l’impli-citation plus incertaine : « Puissent mes larmes en effacer la tache » 119 de Restif – ou est-ce encore Shakespeare (Macbeth) ?– devient Je vais me frotter, me poncer, me frotter avec un gant de crin, prendre trente-sept bains par jour; mais toute l’eau de l’océan ne pourrait jamais effacer la tache de sang moral sur ce pauvre corps-là, et elle montrait, dans un geste éloquent, ses lèvres, sa poitrine, son ventre. (EXH, 180)
116
(BH, 207). Cette chanson ponctue les romans.
117
Le Capitaine Fracasse, Garnier « classiques », p. 251 (nous soulignons)
118
La Belle Hortense, p. 86. Ceci n’est pas un conte (Diderot), etc.
119
Nicolas- Edme RÉTIF DE LA BRETONNE : Le paysan perverti ou Les dangers de la ville, histoire récente mise à jour d'après les véritables lettres des personnages [Document électronique Frantext/INALF] p. 160.
262
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Dans bien des cas, une précision intervient un peu plus tard, comme si le texte indiquait et justifiait obliquement son mode de fonctionnement, par l’écho, le souvenir, la répétition, la rime, à travers par exemple ce muscadin du Directoire sorti tout droit des « portraits de vieux scélérat libertin qui ornent les éditions anciennes de Restif de la Bretonne, Crébillon fils, ou ces romans anglais du dix-huitième siècle où des matrones louches offrent d’innocentes fillettes à un old rake qui les regarde avec une concupiscence ignoble » (BH, 243). Souvent, l’impli-citation est éclairée par le contexte, l’attention est sollicitée par de petites aspérités textuelles qui font dérailler un bref temps la lecture qui repart plus riche du plaisir de la reconnaissance. L’intégration de la série des titres romanesques queniens est ainsi exemplaire, de l’utilisation de l’intégralité d’une gamme d’implicitations, qui à force de réécriture deviennent de plus en plus allusives : – Le chiendent, Louise, dit l’inspecteur Blognard à sa femme, c’est pas quand il y a pas de suspect, c’est quand il y a pas de mobile! (BH, 144) [Le Chiendent]. – Les poldèves occupent, depuis les temps mêlés, indéfinissables (EH, 212) [Les temps mêlés] – De plus, il était loin de Poldévie (EXH, 115) [Loin de Rueil] – Ensuite il la repousse, et s’allonge sur un banc de fleurs (de bleu myosotis). [Fleurs Bleues] – …Gorm-Ham a une conversation avec Gertrude; elle le reçoit dans sa loge (?) (elle joue? Hamlet?); portrait de Gertrude, grande figure de pierre… (EXH, 169) [Gueule de Pierre] – Nés de la glèbe, de la poussière, et y retournant, s’il est vrai, selon les mots mêmes que le Poète met dans la bouche, de la Terre. Elle sait que les Corps que sans cesse elle serre / Ne sont que ses Enfants pétris d’un peu de terre, / Qui comme familiers rentrent dans la maison… (EH, 212) [Les Enfants du Limon] – Pour survoler ce grand dimanche du roman, nous commencerons chez les Sinouls (BH, 245) [Le dimanche de La Vie] – J’ai vu, ou plutôt j’ai lu, Pâquerette d’Azur, notre gloire, passer de l’avant-garde à l’avant-gare et Odilon Joyaux à la ci-devant garde sans en avoir l’air. (BH, 81) [Odile] – Philibert Jules Orsells, alias la Terreur des Quincailliers, au nom de la loi, je vous arrête. (BH, 261) [Jules des Derniers Jours] – Le père Sinouls sortit tout ce dont il se souvenait, qui provenait surtout de l’article «Poldévie» de la Grande Encyclopédie Rationaliste. Le lecteur voudra bien s’y reporter. (BH, 221) [« Encyclopédie des Sciences
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inexactes », Les Enfants Du Limon]
On le voit, dès que la lecture se resserre, le vertige de l’intertextualité peut saisir. La frontière entre impli-citation et allusion est, n’en doutons pas, forcément poreuse. C’est que l'allusion, contrairement à la citation, n’est ni littérale ni explicite, et elle est potentiellement encore plus discrète et d’une découpe plus ténue encore. À l’opposé des certitudes fournies par l’emprunt balisé, l’allusion fait donc jouer le registre du dissimulé, du déguisé. De surcroît, ces plaisirs de la connivence comportent une dimension ludique augmentée. Ainsi, le régime de l’allusion est celui d’une « récriture synecdochique » (Magné) qui largue les amarres et entame la dérive par rapport au repérage univoque du segment assuré par l’italique, le guillemet…, de la citation explicite. Et en tendant vers un rapport de degré minimum, le risque augmente ; « un risque d’abord pour le sens : une allusion manquée n’est pas la perte d’un ornement, mais celle d’un sens ajouté, parfois crucial. On peut perdre la mise ou doubler le gain… 120 » En revanche, si l’allusion réussit, dans cette mise à l’épreuve d’une culture partagée, elle « fête » véritablement une communauté, littéraire, oulipienne, et lectorale. Or, on a déjà perçu ce qu’entre autres, les lieux, les noms de lieux, les noms de personnages et même les intrigues devaient à d’autres livres. Nos trois romans baignent dans le sous-entendu, se construisent dans et par un système d’allusions qui, en ne rompant pas apparemment la continuité du texte, sollicite fortement le lecteur. Malgré une forme de réécriture plus ou moins prononcée à ses abords, on reconnaît l’impli-citation, alors qu’on doit – effort supplémentaire – « saisir », « attraper » l’allusion. Autant la citation exposait le texte, autant l’allusion entend au contraire laisser « affleurer » obliquement. Quand le modèle relève des « classiques », il est aisément reconnaissable : [Carlotta] vient d’avoir une excellente note pour le résumé d’une pièce de théâtre qui lui a été donnée à lire : « C’est un mec. Il croit pas en Dieu. Alors une statue lui casse la gueule. » (EH, 169)
120
Jacqueline AUTHIER-REVUZ. « Aux risques de l’allusion », op. cit., p. 220.
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Lorsqu’il est plus ou moins annoncé comme relevant de la veine quenienne, des passages entiers se remarquent : En sortant de la librairie, il se dirigea vers un cinéma du centre afin d’y tuer le temps nécessaire avant son rendez-vous avec la grande sœur de la petite fille qu’il avait rencontrée dans le tramway (y a bien qu’aux princes poldèves que les petites filles donnent des rendez-vous avec leur grande sœur). (EXH, 139-140)
Effectivement, dans Un Rude Hiver, Bernard Lehameau (traduction de Le Hamlet) rencontre Annette et son frère Polo dans le Tramway du Havre 121, même si la liaison avec la grande sœur Madeleine, n’est, chez Queneau, que somme toute très fortuite. À force d’associer Pierrot mon Ami au cycle hortensien, on néglige peut-être l’important apport d’Un Rude Hiver. Là aussi, les personnages s’échappent des livres, puisqu’on retrouve au Havre… le suisse collaborateur, M. Frédéric ; or, « le directeur lui apprit qu’hélas, M. Frédéric venait d’être arrêté pour espionnage : on le soupçonnait d’avoir facilité, vers des puissances étrangères, la P…… et la P…… (EXH, 139)
La référence hamletienne tisse un fil solide qui passe par Queneau et Perec, jusqu’au titre du troisième opus – Madame veuve Dutertre qui a perdu son chat dans des circonstances dramatiques 122 s’exclame d’ailleurs : « Ah, Monsieur Lehameau, je me sens en exil ! 123 » Mais revenons à Shakespeare : l’altercation entre Hamlet et Gertrude (III, 4) se conclut par le meurtre de Polonius caché derrière une tenture et qui reçoit le coup d’un Hamlet feignant avoir affaire à un rat (« How now a rat ! a rat ? Dead, for a ducat ») et se rit de finalement l’indiscrétion qui lui coûte la vie (« Thou wretched, rash, intruding fool, farewell… 124 ») Chez Queneau, l’allusion se dissipe : Lehameau conclut ainsi le signalement du Suisse et, malgré sa répulsion envers le protestantisme, séduit par le germanisme du personnage, lui en
121
Raymond QUENEAU : Un rude hiver, Œuvres Compètes, tome 2, op. cit., p. 919.
122
Le parallèle avec les lamentations sinoulsiennes est évident : « Ah les salauds, ils ont tué mon chat […] Qui ? Qui voulez-vous que ça soit ? Mes voisins, ces sales Havrais, quelle racaille. Je l’ai trouvé raide mort, les reins cassés pauvre bête. » Un Rude hiver, op. cit., p. 961. 123
ibid., p. 962. (nous soulignons)
124
« Adieu pauvre indiscret curieux, imbécile ! » Hamlet, op. cit., p. 214-215.
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265
voulant toutefois de ces occultations passées et de sa gênante présence dans l’arrière-boutique : un rat ! 125
Mais une lecture attentive retrouve l’épisode chez Perec, puisque Bernard Magné 126 repère dans La Vie Mode d’emploi le « rat derrière une tenture sous la forme d’un tableau de Forbes intitulé « Un rat derrière la tenture 127. » Dans la suite de l’article de Perec paru dans Les Amis De Valentin Brû n°13-14, B. Magné révèle la double nature des emprunts intertextuels dans LVME : d’une part des citations, tirées de 2 listes de 10 auteurs et d’autre part des allusions tirées d’une liste de 10 ouvrages. 128
Peut-être l’absence de publication d’un « Cahier des Charges », celle d’un index dans nos trois volumes, ou simplement une visée différente des trois romans sont des éléments qui conduisent, dans ce cas, à une réécriture moins allusive puisque on retrouve la dramaturgie à peine décalée : « Gorm. entend du bruit, un rat ? Alexandre Vladimirovitch n’est pas là pour le chasser ; G. tire son épée, l’enfonce dans la tenture orange ; c’est Poldévius, le Premier Ministre; il râle, il meurt. » (EXH, 115) Dans tous les cas, on remarque combien ces hypertextes relèvent du régime ludique. Pourvoyeurs d’une lecture au minimum binoculaire, ils rendent le texte délicieusement instable, tout en constituant l’instrument de choix pour le saisir dans tout son relief.
125
Un Rude hiver, op. cit., p. 963.
126
Bernard MAGNÉ : « Emprunts à Queneau (bis) », op. cit., p. 141
127
« Ce tableau s’inspire d’une histoire réelle qui arriva à Newcastle-upon-Tyne au cours de l’hiver 1858 ». La Vie Mode d’emploi, p. 33. Double allusion donc à l’hiver d’Un Rude Hiver et à Stratford-Upon-Avon, localité shakespearienne par excellence. 128
Bernard MAGNÉ : « Emprunts à Queneau (bis) ». Perecollages, op. cit., p. 134.
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2. – RÉFÉRENCES, FORGERIES, CONTREFAÇONS L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini de galeries hexagonales, […] De chacun de ces hexagones, on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. 129
Comme Borges, Roubaud a une bibliothèque dans le sang et ce sont bien livres et lectures qui irriguent notre triptyque. Mais, dans la fable borgésienne, « la bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible. 130 » On ne peut épuiser les conjectures que ces textes dans les textes suscitent. D’autant que les citations n’y sont jamais totalement démarquées. Comme la citation, la référence est une forme explicite d'intertextualité. Mais elle n'expose pas complètement l’autre texte auquel elle renvoie. Les mouchoirs de « fine batiste », pour ne retenir que cet exemple, avouent ainsi explicitement leur appartenance à l’univers de Dumas, elles sont vérifiables et brodées de la garantie auctoriale. Elle sourit, essuya ses yeux (d’un mouchoir de fine batiste rouge, comme celui d’Athos dans Les Trois Mousquetaires aux armes du Prince) et retourna dans sa chambre s’habiller. (EXH, 28)
Parfois volontairement elliptique, la référence inscrit le texte dans une dynamique qui stipule le renvoi : Et ce fut la tempête d’équinoxe, tempestueuse et déchaînée. Toutes les fenêtres mal fermées claquèrent, les dégâts commencèrent sérieusement (cf. Victor Hugo et Conrad pour plus de détails). (BH, 172)
Dans les trois romans, l’on écrit ou l’on projette d’écrire. Mais l’originalité n’est pas de mise. Écrire ne se conçoit qu’à partir du tremplin d’autres livres : [Hortense] se rendait, appliquée et studieuse à la Bibliothèque de notre Ville pour s’y livrer à l’orgie de lecture nécessaire à la confection de son mémoire (achevé depuis). Sur quelques implications déconcertantes mais
129
Jorge Luis BORGES : « La bibliothèque de Babel », Fictions, op. cit., p. 149.
130
ibid., p. 153.
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inescapables du Principe Fondamental de l’Onthétique. (EH, 38)
Sinouls projette et remet à plus tard un « De la cuisine considérée comme musique d’orgue » (BH, 107), « Qui écrira l’ouvrage qui s’impose : Du rôle des grands chats dans l’Histoire? » (EXH, 220), s’interroge l’Auteur. Les si nombreuses constructions des titres des chapitres sont ainsi des reprises de titres de livres. À bien les considérer, on comprend vite que le cycle d’Hortense, tout en devenant un catalogue avoué, signale l’hypertextualité comme mode d’emploi de sa composition. On s’arc-boute sur ces titres, pour inscrire le cycle dans une continuité, mimer du romanesque et en même temps, le miner. Pour nous en tenir à ces titres, on retrouve à l’identique 131 : - « Le Bal Masqué » (courte nouvelle d’A. Dumas) - « La Cérémonie des Adieux » (S. de Beauvoir) - « La Prisonnière » (M. Proust La Recherche, Albertine Disparue : I. La Prisonnière II. La Fugitive 132) - « La Chute » (A. Camus) - « Crayonné au théâtre » (S. Mallarmé) – « Cahier d’un retour au pays natal » (A. Césaire) - « La Jalousie » (A. Robbe-Grillet) avec « Ce mot si beau : jalousie » – « La Stratégie de l’Araignée » (Strategia del ragno : Bertolucci, qui met en scène l’enquête d’un homme sur la mort de son père, victime du fascisme) Avec quelques modifications, agglutination ou recomposition : - « La Prisonnière de Zenda » (Anthony Hope : The Prisoner of Zenda) – « Armance et Julie vont en bateau » (Céline et Julie vont en bateau – Film de Jacques Rivette – Armance renvoyant évidemment à Stendhal). – « Le soupçon » (L’Ère du Soupçon, N. Sarraute) – « Pensées sur le mariage » (Pensées, Pascal et Physiologie du mariage, Balzac ) – « Je ne suis pas Madame Bovary » (Madame Bovary, Flaubert) – « La Fausse Hortense » (H. de Balzac : La Fausse Maîtresse) – « Introduction à la Beeranalyse » / Introduction à la Psychanalyse (S. Freud) – « Hortense délivrée » (Jérusalem délivrée, Le Tasse) – L’importance d’être fidèle : L’important d’être Constant (“The 131 132
cf. Annexe I.
Le dernier chapitre de La Vie Mode d’Emploi (p. 597) reprenait déjà un passage de La Fugitive.
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importance of being Earnest, O. Wilde). Pour terminer : « Une Rude Fin d’Année » (Un Rude Hiver, R. Queneau). Indicateurs de fiction, ces titres intertextuels ne sont pas distribués de façon hasardeuse ; ils forment des exercices de style, entament des séries et s’installent, véritables terminaisons nerveuses, tout à fait justifiables, en tête de chapitre, au milieu de références plus ou moins biaisées. Le pastiche semble essentiellement générer quelques forgeries de références bibliographiques scientifiques, dont les échos perecquiens ne sont pas douteux. Outre cette Archiv der petroleum studies, Annalecta oilia (BH, 38), la célébrissime revue American Scientific dans laquelle un Martin Gardner propose ses « mathematical games » (jeux mathématiques) devient « Scientific Poldevian – Pour la science Poldève » (EXH, 199). De la même façon, notre pluriséculaire Revue de Métaphysique et de Morale (elle a fêté son centenaire en 1993) devient « Revue de Métaphysique et de morale poldève poldadamiste » (EXH, 71). Mais surtout, la quantité élevée d’intertextes produit un effet de vertige, puisque par un mouvement contradictoire, les romans se désignent comme le produit d’une contrefaçon, d’un rabibochage d’autres textes, de souvenirs de lectures ; en même temps, en mimant, en imitant, en reprenant ces titres, ils contaminent l’intégralité de l'univers romanesque. Le soupçon pèse donc à la dérobée sur ces aventures hortensiennes qui semblent si libertines mais sont en fait textuellement empruntées. Le fac-similé de la « lettre de recommandation du romancier Joseph Conrad à Monsieur Yvonne » (BH, 215) le signale obliquement : facticité et contrebande sont à l’œuvre, et les prouesses sexuelles du prince cambrioleur se doublent au niveau textuel de cet amour immodéré de Roubaud pour les mots de seconde bouche. L’un des Vieillards de la Bibliothèque projette un ouvrage dont le titre relève du « métatextuel connotatif » (B. Magné), c’est-à-dire qu’il « apporte les informations « sur autre chose que le référent du discours », « des valeurs suggérées plutôt que véritablement assertées. » Il avait été lecteur autrefois quand sa vue le lui permettait, après une longue carrière dans l’administration des douanes, et passait les longues heures de loisirs de sa retraite à une copieuse prise de notes, pour son Histoire universelle de la contrebande, qu’il se promettait d’achever quand sa vue irait mieux. (BH, 92)
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Distorsions minimales, métissages, le jeu du pastiche, du collage 133 et même du faux-plagiat plonge le lecteur dans des enquêtes et des jeux de pistes qui rejoignent et englobent celles de Blognard. Audelà du jeu, qui caractérise finalement pastiche et parodie 134, la coursepoursuite entre lecteur et narrateur avec les paralipses propres au policier, se double d’un jeu de cache-cache et de reconnaissance citationnel. Au point qu’il est difficile de faire abstraction des nombreux hypotextes tapis sous nos romans, même s’ils peuvent néanmoins se lire pour eux-mêmes, et comportent une signification autonome, et donc, d’une certaine manière, suffisante. Si l’on suit Antoine Compagnon, « la citation invite à la lecture, elle sollicite, elle provoque, elle aguiche comme un clin d’œil. 135 » En ce sens, le texte, en pointant son hypertexte par les moyens typographiques conventionnels augmente le plaisir de sa réception. La citation, lorsqu’elle est nettement indiquée est ainsi un instrument de séduction et de gratification à l'égard d'un lecteur « reconnaissant » au double sens du mot. Cette belle relation connaît naturellement quelque trouble et lorsque le plagiat avoué devient un thème structurant des romans, la garantie auctoriale s’efface comme une inscription dans le sable.
133
Henri BÉHAR : Littéruptures, L’Âge d’Homme, Bibliothèque Mélusine », 1988, p. 187. 134
« La porosité des cloisons entre les régimes tient surtout à la force de contagion dans cet aspect de la production littéraire, du régime ludique. A la limite, aucune forme d’hypertextualité ne va sans une part de jeu, consubstantielle à la pratique du remploi de structures existantes… » Gérard GENETTE : Palimpsestes – la littérature au second degré, op. cit., p. 557. 135
Antoine COMPAGNON : La seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p. 23.
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C. Les relations hypertextuelles d’Hortense Donc vous avez lu ou allez lire un livre dont pas un mot n’appartient au poète. 136
1. INDICATEURS. Connaissant l’imprécision du terme « parodie » abondamment soulignée par Genette 137, on doit signaler que tous ces hypotextes ne subissent pas de transformation uniforme, bref ils ne sont pas tous également parodiques… Tout en puisant dans un corpus très vaste, Roubaud utilise de surcroît à peu près tous les ressorts que la réécriture permet. Pour se cantonner à l’utilisation d’Hamlet, la mise en œuvre de procédés fort diversifiés (transposition, traduction, etc.) est manifeste. Si « le pastiche est entendu comme imitation, donc conservation d’un style, et la parodie comme transformation d’un texte 138 », la parodie est assez logiquement dans nos textes, la plus apparente. L’incipit de l’Enlèvement, ressemble au début d’un thriller, mais la victime n’est qu’un chien, les enjeux deviennent rapidement démesurés ; plus que les fausses notes (étymologie de « parodie ») ce sont les amplifications qui se succèdent. Le roman s’arc-boute contre lui-même, mais assez fallacieusement et surtout très ironiquement, il s’écrit tout de même. La ludicité s’appuie ainsi le plus souvent sur la parodie car celle-ci est transgénérique, apte au changement de genre avec une prédilection pour le roman comme forme d’accueil. Avec ses exagérations, c’est le premier type de relation que la lecture perçoit. Pour arrêter la Terreur des Quincailliers, ou le meurtrier de Balbastre, le déploiement de moyens tourne ainsi à la disproportion manifeste : 136
Natacha MICHEL : « Les mots de seconde bouche », Critique, Juin-Juillet 1979, n°385-386, p. 596 137
« Lorsqu’on se livre à une recherche historique des définitions et que l’on considère les emplois actuels du mot parodie, on s’aperçoit qu’il s’utilise comme une sorte de terme générique, facilement étendu au pastiche satirique. » Gérard GENETTE : Palimpsestes, op. cit., p. 39. 138
Annick BOUILLAGUET : L’Écriture Imitative, op. cit., p. 13.
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« Le quai avait été discrètement bouclé depuis l’aube, les contrôles renforcés aux frontières » (BH, 260). A contrario, le meurtre de Poldévius par Hamlet Gormanskoï ne suscite aucun émoi. Par-dessus tout, la parodie aboutit souvent à un dévoilement des procédés formels. Ceci n’est pas nouveau : de nombreux commentateurs ont constaté combien Tristam Shandy systématisait la parodie des procédés romanesques, en bouleversant la logique narrative linéaire fondée sur l'enchaînement rationnel des causes des effets, en multipliant les digressions. En fait, le pastiche (surtout satirique) et la parodie se retrouvent dans leur hypertextualité, dans leur statut de texte second, dans le réseau dense tissé, et dans leur sensibilité au contexte de production. On sait que « la lucidité manifeste de la parodie ou du pastiche [...] contamine donc les pratiques moins purement ludiques du travestissement, de la charge, de la forgerie, de la transposition. 139 » Semblablement, la trilogie ne se prive pas de faire rire des conventions et des us et coutumes romanesques, mais ce rire est essentiellement pédagogique en ce sens que nos textes rejoignent la lignée du roman comme genre conscient de lui, à la recherche de nouvelles formes tour à tour usées et renouvelées. 140 Très nettement, l'écriture mimétique interroge aussi toutes les instances sollicitées par l'édition du texte […] Les conditions matérielles et institutionnelles de production et de réception s'y trouvent en effet inscrites, de même que les interlocuteurs du message, l'économie, la référence aux messages antérieurs. L'écriture mimétique s'intègre dans un univers dont elle est à la fois une contestation et une garantie. 141
139
Gérard GENETTE : Palimpsestes, op. cit., p. 557.
140
cf. Robert ALTER : Partial Magic : The Novel as a self-conscious genre. Berkeley, University of California Press, 1975. 141
Pascale HELLÉGOUARC’H : « Écriture mimétique : Essai de définition et situation au XXe siècle », op. cit., p.110.
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2. PLAGIATS, TEXTES
CONTREBANDES
ET
RECELS
DE
Le monde en fait me paraît rempli de plagiaires… 142
Le plagiat est à l'intertextualité implicite ce que la citation est à l’intertextualité explicite. Il se définit ainsi, de manière minimale, mais rigoureuse, comme une citation non démarquée. Théoriquement donc, plagier une œuvre, c'est « en convoquer un passage, sans indiquer que l'on n'en est pas l'auteur. 143 » Le plagiat d’Autant en emporte le vent réapparaît à de si nombreuses reprises dans nos trois ouvrages (BH, 229, EH, 82, EXH, 68, 131, 139) qu’il ne fait pas de doute qu’on est face à une indication métatextuelle importante. C’est d’abord une allusion à l’actualité des années de rédaction puisque, au terme d’une procédure à rebondissements, un tribunal avait jugé recevable la demande en contrefaçon de l’ouvrage de Margaret Mitchell respectivement formée à l’encontre de Régine Deforges en sa qualité d’auteur du roman La Bicyclette bleue et de son éditeur, Jean-Pierre Ramsay. La Société « Trust Company Bank » qui avait fait condamner in solidum, comme on dit, Régine Deforges et les Éditions Ramsay (l’éditeur original de la série hortensienne) du fait de contrefaçon, reçoit une volée de bois vert. D’abord par cette perversion outrée du « plagiat par anticipation ». Ainsi, Critique de la raison pure est « retiré du commerce à la suite de la condamnation pour plagiat de M. Kant (qui avait démarqué honteusement l’œuvre d’une grande philosophe américaine, Mme Mitchell) » (EXH, 139). Petite déclinaison : Jim Wedderburn avait vu ses efforts et ses finances ruinés par le cabinet Smallbone et Pettigrew à cause de Lady Bovary’s Lover (EH, 123). Deux plaintes sont déposées contre le Prince Gormanskoï : « 1. une plainte en diffamation, 2. une demande de dommages et intérêts, au nom de la Chakespeare Society of America, pour plagiat de Autant en emporte le vent » (EXH, 131).
142
Marcel BÉNABOU : Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres. Hachette, 1986, p. 51. 143
Nathalie PIÉGAY-GROS : Introduction à l’intertextualité, op. cit., p. 50.
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À partir de là, on s’en donne à cœur joie ; par le biais d’une savoureuse autonymie, l’Auteur se fend d’« une ultime précision : mon roman, est, comme tous les romans français contemporains, un plagiat d’Autant en emporte le vent » (EXH, 82). Mais de quel livre s’agit-il ? Combien de Faux-Princes si semblables ? Combien de Belles Hortenses se trouvent, démultipliées, vertigineuses ? « Vous avez bien voulu me confier la correction des épreuves d’un roman d’un certain Jacques Roubaud, intitulé La Belle Hortense. Je me suis acquitté de cette tâche et je vous les renvoie corrigées par retour en espérant que vous voudrez bien me faire parvenir en échange les épreuves de MON roman, intitulé La Belle Hortense. Le roman que vous m’avez envoyé, je dois vous prévenir, contient de très grandes ressemblances avec le mien, telles qu’il serait vulnérable, s’il devait voir le jour de la publication, à une accusation de plagiat. (EXH, 83)
Face à telles provocations, l’exigence de méfiance est réitérée. Reconnaître le plagiat, l’annule ou altère sa nature. L’identification de la démarque 144 a une vocation satirique qui donne l’occasion d’une enquête lectorale sur un des grands moteurs de la narration romanesque en général, et de façon avouée du cycle d’Hortense. A contrario, dans un mouvement complémentaire, la quantité de citations non référées jette la suspicion sur l’intégralité des textes. Le lecteur n'est jamais totalement certain de lire Roubaud. Le vocabulaire de l’enquête policière est transposé au domaine de l’exégèse littéraire. Les renvois se succèdent d’un texte de la saga à l’autre, les péripéties se répètent. Claude Debon a évoqué chez Queneau « l’inflation de l’intertexte comme geste anti-autoritaire » et la « perversion globale de l’usage de la citation. 145 » La leçon comprise et reprise par Roubaud fait entrer dans le jeu du recyclage farcissure et « déprédation de l’original », afin que soient mis en question aussi bien tous les énoncés que l’énonciation elle-même. Le texte est de sable, les lignes filent entre les pages. Cette mobilité textuelle tend des pièges à la lecture dont la progression ralentit à cause des tentatives de repères des instances énonciatives supplémentaires que sont ces citations insérées, 144
« Par-dessus le marché, copier pratiquement toute la scène dans un autre roman! Si c’est ça que le Narrateur imagine être la tâche du romancier, ça promet pour la littérature française! » (BH, 60). 145
Claude DEBON : « Récriture et identité dans Le Vol d’Icare ». Doukiplèdonktan ?, op. cit., p. 115.
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avouées ou dissimulées. Les effets d’indécidable se multiplient au niveau de l'emploi des citations encryptées dans chaque chapitre. Marie-Odile Martin a étroitement examiné pour Perec le caractère frustrant du procédé : la recherche poursuite des citations devient facilement hallucinatoire. Tout se passe comme si la culpabilité généralement attachée à l'état de plagiaire se reportait sur le lecteur puisque c'est à lui qu'il appartient de rétablir la loi ; l'échec de son entreprise fait ressortir la matière de « l'Universitas Litterarium » où toutes les œuvres en viennent à se fondre en une mémoire collective dont le lecteur et l'écrivain sur les détenteurs indivis. 146
Poésie : nous rappelle d’ailleurs à quel point le langage, malgré le sentiment de familiarité qu’il procure, ne nous appartient jamais ; nous ne faisons qu’emprunter nos locutions : J’eus tout d’abord un geste de découragement » est presque une citation. Cela fait partie de ces fragments de texte qui traînent dans mon souvenir et l’encombrent, où ils sont installés solidement, alors que leur intérêt propre est mince […] La source est un des volumes de la série À la manière de qui m’enchantait quand j’étais lycéen... (POE, 264-265)
Alexandre, quant à lui, déplace les débris de statuettes d’argile qui ne sont que des imitations grossières (de textes ?) ce qui, mécaniquement, amène Blognard à des conclusions erronées. À travers ce recensement de l’intertextualité, le lecteur doit mener lui aussi une enquête risquée, voire impossible, puisque les mécanismes qu’elle implique, relèvent toujours, dans une mesure plus ou moins importante de la transformation et du déplacement. 3. ENQUÊTE SUR UNE COLLECTION DE SABLE Un des rôles du romancier, depuis que le roman existe, n’est-il pas d’augmenter le niveau de culture générale des lecteurs? (BH, 111)
Reprenons la grille genettienne afin de poursuivre l’enquête sur ces grands ensembles hypotextuels à déterminer, dont il nous faut confronter les versions. Dans Palimpsestes, Genette rappelle d’abord 146
Marie-Odile MARTIN : « L’inscription de la pièce du lecteur dans le puzzle de la vie mode d’emploi », op. cit., p. 253.
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que l’hypertextualité se manifeste de quatre façons. On trouve donc : – des hypertextes allographes (ou plutôt des textes à hypotexte allographe), historiquement les plus nombreux et les plus canoniques. – des hypertextes autographes à hypotexte autonome : la deuxième Tentation de Saint Antoine considérée comme une correction de la première… – des hypertextes autographes à hypotexte ad hoc : (palindromes, textes à permutations programmées comme les 10^14 de Poèmes.) – des hypertextes à hypotexte implicite (Tardieu : Un mot pour un autre). 147
Les deux dernières catégories relèvent de ce qu’on a perçu comme « jeux poétiques », dont on a déjà examiné quelques facettes et du jeu ironique fort présent dans nos trois romans et qu’on reverra un peu plus loin. On a bien rencontré ces « hypertextes autographes à hypotexte autonome » intertextualité restreinte, autographique à travers : - le rasage de Blognard (EH, 22), l’heure d’arrivée dans les gares , Trollope siégeant dans Autobiographie sous le déguisement d’un cafetier, entouré de Stevenson et Melville (AUT-X, 8 et 95) auquel on peut rajouter plusieurs textes repris avec des variantes dans la Bibliothèque Oulipienne (« Crise de Théâtre 149 » et des « bibliothèques ordonnées 150 ». Une sorte de rubrique « du même auteur » est donc bien fournie et même avouée : « une assez bonne description d’Hortense, non dans son bain quoique, se trouve dans un autre roman du même auteur, La Belle Hortense, publié par nos soins — note de l’éditeur) » (EXH, 243). 148
147
Gérard GENETTE : Palimpsestes, op. cit., p. 73.
148
« La règle d’or des voyages ferroviaires » (EXH, 149).
149
« …ne croyez-vous pas qu'il serait bon que chaque acteur, avant de prononcer une réplique, se présente, dise qui il est, et quel rôle il est censé jouer : «Ph. S., dans le rôle de Célimène », par exemple. Une variante, peut-être préférable à mes yeux, confierait le soin de la présentation à un autre acteur qui dirait au spectateur : « C’est madame Pâquerette d'Azur, dans le rôle de Phèdre », par exemple ; on y verrait incontestablement plus clair. » « Crise de Théâtre » La bibliothèque Oulipienne Volume 4, op. cit., p. 207-230. 150
[avec François CARADEC] : « Bibliothèques invisibles, toujours » (mars 1995) La bibliothèque Oulipienne - Volume 5, op. cit., p. 219-248
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Mais, si l’on se souvient qu’Autobiographie chapitre X relevait déjà d’une réécriture permanente, proche de la pratique du centon, l’autographie est elle-même sujette à caution, dans la mesure où cette esthétique du collage/bricolage est systématiquement à l’œuvre chez Roubaud. Dans tous les cas, des rimes intratextuelles sont à l’oeuvre. Parmi les hypotextes allographes qui forment, répétons-le, un ensemble aussi vaste que dense, on peut donc distinguer dans notre trilogie 151 : - les hypotextes du « rompol » dont on a déjà examiné les fonctions (le cas Simenon/Maigret est ainsi exemplaire mais pas unique.) Ce « champ » autorise la métaphorisation réitérée du geste d’emprunt qui tourne d’ailleurs à plein régime dans les trois textes. - les hypotextes telquelliens, sur lesquels s’exercent des charges satiriques dont on a pu voir quelques exemples lors du chapitre 2 (beeranalyse et s’aimeanalyse, pseudo-étymologie.) Les valeurs de ces figures diffèrent. Dans ce cas, la parodie se charge des valeurs de contestation inhérente à une écriture subversive. La parodie sert les règlements de compte. - les hypotextes qui relèvent du « nouveau roman » (Le lover, le Soupçon, « La Jalousie, par A…. R….-G……., lyophilisée du Jaloux sans sujet, de Beys » (EXH, 129). La parodie ne se réduit pas à la citation déformante. Là encore, la « trivialisation », le détournement dans le sens de la dévalorisation est à l’œuvre. Mais lorsque la parodie qui vise le « nouveau roman » se développe dans une plus grande envergure, on a affaire à un phénomène transformatif de plus grande ampleur. C’est à une récupération de Robbe-Grillet qu’on assiste à travers cet exercice oulipien du « tireur à la ligne ». - les hypotextes qu’on a intitulé – comme Calvino, faute de mieux – les « classiques », sans exclusive d’époque ni de genre. La plupart d’entre eux sont communs aux listes « citations 1 et 2 » du Cahier des Charges de La Vie Mode d’Emploi : on a pu mentionner plus particulièrement : Flaubert, Sterne, Proust, Borges, Nabokov
151
On ne donnera ici que quelques exemples de ces hypotextes pour ne pas alourdir inutilement notre propre texte. Contrairement à la Vie Mode d’Emploi, les trois romans d’Hortense ne comprennent pas d’index. Parfois, les références sont imbriquées.
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(probablement n’a-t-on pas assez souligné la parenté entre Le Zenda poldévien et le Zembla commenté par le Charles Kinbote de Feu Pâle), Rabelais, Freud, Stendhal... Tandis que l’emprunt à la poésie semble plus dissimulé dans le texte, la citation à comparaître des romans, plus ostensible est aussi plus ambiguë ; la référence fait le grand écart entre contestation et admiration sceptique ou franche. - les hypotextes d’oulipiens (outre Queneau). On sait combien « le souci historique de la communauté se lit […] comme l’un des axes majeurs de la pensée oulipienne : dans la dissociation inaugurale de la figure de l’auteur et la pluralité des scripteurs. 152 » Au croisement de l’intertextualité et de la métatextualité, on pourra lire ce portrait d’Arapède en « peleur d’œufs » (d’E) comme une allusion indirecte à l’activité lipogrammatique de La Disparition doublée d’une allusion oblique au projet de Bartlebooth (La Vie Mode d’Emploi). Il posait l’œuf devant lui sur la table, dans un cocotier scié de façon à laisser découverts les quatre-vingt-onze centièmes de la coquille de l’œuf et à le maintenir à la base […] Certains dimanches où il était sur une enquête particulièrement difficile, il avait pelé un œuf en une seule séance, presque dix heures d’affilée. Il conservait le portrait de chacun des œufs ainsi pelés (au moyen de photographies en couleurs), sur le mur de sa chambre par rangées de vingt-trois... (BH, 184)
Carlotta attire curieusement l’attention dans l’Exil, sur le sort cruel de ces Œufs : « Savez-vous, nous dit-elle, que les œufs souffrent ? » (EXH, 198) La machinerie intertextuelle fait sortir les textes des limites devenues trop étroites des livres. La Disparition 153 fournissait des indices à travers une épigraphe J. Roubaud, elle-même intitulée « la disparition ». Un des métagraphes 154 de la Disparition Chez les Papous, le langage est très pauvre ; chaque tribu a sa langue et son vocabulaire s'appauvrit sans cesse parce qu'après chaque décès on
152
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 46. 153 154
Georges PEREC : La disparition, Gallimard « L’imaginaire » [Denoël] 1969.
On reprend la terminologie de Sylvie ROSIENSKI-PELLERIN (Perecgrinations ludiques, op. cit.).
278
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD supprime quelques mots en signe de deuil. E. Baron : Géographie, cité par Roland Barthes : Critique et Vérité… 155
entraîne une lecture différente du phénomène survenu en Polentie : Mais la particularité la plus remarquable de la langue polenthène, qui cause bien du souci à son gouvernement, c’est, depuis un quart de siècle environ, son usure [...] Le mot pain a disparu de notre bouche. (EXH, 184)
La fascination de l’intertextualité frôle la monomanie de la collection, thème qui sera repris dans La Dernière Balle Perdue. Reprises et références se doublent donc de l’hommage hypocoristique plus ou moins avoué, du clin d’œil plus ou moins appuyé. On lit désormais dans tous les sens la reconnaissance (« Je reconnus, sous leurs déguisements, P. Four., Harry M. » (EH, 204)) Une impli-citation de Marcel Bénabou se déguise dans cette apparente improvisation : C’est vraiment ennuyeux d’égarer ses notes comme ça, quand on est un romancier ; je ne crois pas que je l’ai perdu, ce papier, il est seulement égaré, sans doute quelque part dans la pile de courrier auquel je n’ai pas répondu depuis que j’ai commencé à écrire le livre; tant pis. Je vais improviser). (EXH, 223) L’auteur ici doit faire au lecteur l’aveu de son extrême embarras. Les notes qui devaient servir à rédiger ce chapitre ont disparu, et il n’a plus, hélas, ni le temps de les rédiger ni la force de les reconstituer…156
Italo Calvino est mentionné à plusieurs reprises (« vicomte calvinien ».) Le passage assez long sur les fromages (BH, 21) ressemble beaucoup au « Musée de fromages » de Palomar 157. Calvino s’affirme – avec en transparence Dumas – dans sa version du Comte de MonteCristo ; ici, Faria remonte et compresse le temps 158, ne débouchant circulairement – mais c’était déjà la leçon de Borges – que sur des versions de la même histoire. La course d’escargots (chapitre 26 de La Belle Hortense) rappelle immanquablement le chapitre de Conversions (EXH, 69) 155
La disparition, op. cit., p. 316.
156
Marcel BÉNABOU : Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres. Hachette, 1986, p. 115. 157
Italo CALVINO : Palomar, op. cit., p. 74-77.
158
. cf. Italo CALVINO : « Le comte de Monte-Cristo », Temps Zéro, Seuil « Points ».
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
279
(Harry Mathews) dans lequel le narrateur gagne, au moyen d’une course de vers zéphyrs, l’herminette mise en jeu par le millionnaire Grent Wayl. D’autres « mathews » (EXH, 194) se cachent probablement dans des replis du texte. L’hommage à Paul Braffort (sous les traits de Paolo de Brafforte et de ses « Bibliothèques Ordonnées ») renvoie à l’écriture collective de l’avant-texte paru dans le fascicule 48 de la Bibliothèque Oulipienne et sur lequel s’édifie cette partie de L’Exil (EXH, 69). Renforcée par Claude Berge (« Claudio B. »), Marcel Bénabou (EXH, 48 et 70), François Le Lionnais, « Président-fondateur et Fraisident-Pondateur de l’Oulipo » (EH, 84 et 112) et son « Dictionnaire des Nombres remarquables 159 », l’aile dite « technologique » de l’oulipo est largement représentée. Les ombres de Fournel 160 et Braffort planent sur ces possibilités nouvelles de « dédicace programmée par ordinateur… » (EH, 85) ou encore sur ces algorithmes « pour atteindre le chapitre 13 […] que vous pouvez programmer sur votre ordinateur personnel… » (EXH, 41). La référence à l’Alamo (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) créé par Roubaud et Braffort en 1981 est indirecte mais nette. Ce qui n’empêche pas l’ironie puisque l’acronyme LAPE-FALL 161 ressemble beaucoup au PALAP. Mis au point en concertation avec Pierre Lusson pour déterminer des « schémas générateurs de récits qui combinent des organisations linguistiques complexes et des objets algébriques du type « arborescence » [la] procédure, baptisée PALAP (Procédure d’Analyse Littéraire Algorithmique Polymorphe) comportait la construction d’une représentation matricielle du texte terme d’un certain nombre d’étapes que nous simulions d’abord à la main. 162 » La 159
En fait l’ouvrage de François LE LIONNAIS (avec la collab. de Jean BRETTE) s’intitule : Les nombres remarquables (Hermann, 1983.) 160
Paul FOURNEL : « Ordinateur et écrivain : l’expérience du centre Pompidou. » Atlas de littérature potentielle, op. cit., 298-302. 161
« Encore un beug, pensa Sinouls […] Il venait de se souvenir que dans son nouveau langage, une invention secrète et récente du professeur Girardzoï, le LAPEFALL (Langage Pour En Finir une fois pour toutes Avec tous Les Langages), il n’était pas possible qu’une erreur s’introduise; le programme se vérifiait lui-même et revolvérisait automatiquement tous les beugs. » (EH, 147) 162
Paul BRAFFORT & Josiane JONCQUEL-PATRIS : « ALAMO, Une expérience de douze ans », Littérature et informatique - la littérature générée par ordinateur, op. cit.,
280
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
« vieille image du palimpseste 163 » autour de laquelle s’organisaient les relations hypertextuelles (Genette) cède la place aux modernes liens du même nom, à la littérature à programme. L’auteur nous attend toujours au centre de la toile… Globalement, on ne peut que conjecturer, faute de « Cahier des Charges », ou même d’un précieux péritexte auctorial comme le PostScriptum de La Vie Mode d’Emploi. Toutefois, il est à peu près certain que sinon la totalité, du moins, une majorité des vingt auteurs cités et des dix livres « allusionnés » (Agatha Christie, Jarry, Marquez, Melville, Perec, Sturgeon), en sus de « Shakespeare et de Chrestien de Troyes qui n’apparaissent pas bien qu’Hamlet et le Graal fournissent des allusions 164 », appartiennent aussi au cahier des charges roubaldien. Symptomatiquement, tous ces écrivains, font partie de ceux qui ont tenté de transformer autant que possible le livre en jeu, c'est-à-dire modifier, ne serait-ce qu'un peu, le rapport traditionnel entre le destinateur et le destinataire. 165
À cette liste, on peut en rajouter une autre, de 61 titres, parue dans « le roman du lecteur » particulièrement appréciés par l’auteur et dont il ne fait pas de doute qu’une partie entre, de manière plus ou moins subreptice, dans la composition de nos trois romans centonisés : Genji monogatari (Murasaki Shikibu) ; Portrait d’un inconnu (Nathalie Sarraute) ; le Lancelot en Prose (anonyme) ; L’Insuccès de la fête (Florence Delay) ; Don Quichotte (Cervantès) ; Les Enfants Tanner (Robert Walser) ; Jacques le Fataliste et son maître (Diderot) ; Cheerful Weather for the Wedding (Julia Strachey) ; La Chartreuse de Parme (Stendhal) ; The Death of the Heart (Elizabeth Bowen) ; Le Capitaine Fracasse (Théophile Gautier) ; Tendre est la nuit (Scott Fitzgerald) ;
p. 176. 163
« …où l’on voit, sur le même parchemin se [...] superposer à un autre qu’il ne dissimule pas tout à fait, mais qu’il laisse voir par transparence. » Gérard GENETTE : Palimpsestes, op. cit., p. 556. 164
« (Borges, Butor, Calvino, Flaubert, Freud, Joyce, Kafka, Leiris, Lowry, Mann, Mathews, Nabokov, Proust, Queneau, Rabelais, Roubaud, Roussel, Stendhal, Sterne, Verne…) Enfin, à ces 26 noms, Perec en ajoute 4 (Belleto, Bellmer, Price et Unica Zürn) qui fournissent des citations hapax. » cf. Bernard MAGNÉ : « Emprunts à Queneau (bis) », op. cit. 165
Bernard-Olivier LANCELOT : « Georges PERCÉ ou les ruses de l’écriture », Georges Perec - Colloque de Cerisy, op. cit., p 125.
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ
281
Bouvard et Pécuchet (Flaubert) ; Eaux printanières (Tourgueniev) ; Aurélien (Aragon) ; La lubie de Monsieur Fortune (Sylvia T. Warner) ; Robinson Crusoë (Daniel Defoe) ; L’Homme sans qualités (Robert Musil) ; Persuasion (Jane Austen) ; Alice au pays des merveilles (Lewis Carroll) ; Les Grandes Espérances (Dickens) ; Le Jeu des perles de verre (Herman Hesse) ; Diana of the Crossways (George Meredith) ; La Vie mode d’emploi (Georges Perec) ; Jane Eyre (Charlotte Brontë) ; L’Amérique (Kafka) ; Ivanhoe (sir Walter Scott) ; La conscience de Zeno (Italo Svevo) ; Le Maître de Ballantrae (Robert-Louis Stevenson) ; Le Procès-verbal (J.M.G. Le Clézio) ; La Coupe d’or (Henry James) ; Les affinités électives (Goethe) ; Trois hommes dans un bateau (Jerome K. Jerome) ; Lady into Fox (David Garnett) ; À la recherche du temps perdu (Marcel Proust) ; Le Bel Été (Pavese) ; La Vie secrète de Sebastian Knight (Nabokov) ; Le Docteur Faustus (Thomas Mann) ; Moisson rouge (Dashiell Hammet) ; The Way we live Now (Trollope) ; Un rude hiver (Raymond Queneau) ; Marelle (Julio Cortázar) ; La Mort de Virgile (Hermann Broch) ; Le Baron Perché (Italo Calvino) ; Histoire (Claude Simon) ; La Fille du Capitaine (Pouchkine) ; Martin Eden (Jack London) ; Les Âmes mortes (Gogol) ; Huckleberry Finn (Mark Twain) ; Le Château des Carpathes (Jules Verne) ; Amadis de Gaule; The League of Frightened Men (Rex Stout) ; Foundation (Isaac Asimov) ; Weymouth Sands (John Cowper Powys) ; Effi Briest (Theodore Fontane) ; Prae (Milos Szentküthy) ; Manhattan Transfer (John Dos Passos) ; La Princesse de Clèves (Mme de Lafayette) ; Nightmare Abbey (Thomas Love Peacock) ; The Making of Americans (Gertrude Stein) ; Pedro Páramo (Juan Rulfo). 166
- On terminera avec une catégorie que j’intitulerais hypotextes de proches, au nom desquels je placerai Denis Roche – le tableau de la dissection circule de texte en texte (BH, 19), le portrait indirect de l’éditeur en tyran (L’Enlèvement) – mais surtout Pierre Lusson, et Pierre Lartigue. L’intertextualité avec les textes lartiguiens est ainsi particulièrement productive. Lartigue, qui apparaît en pourvoyeur de recette, et en invité d’honneur (EH, 264, 269, 277), est honoré, salué à plusieurs titres. Auteur d’une étude théorique et anthologique sur la sextine 167, il aménage avec brio la forme poétique à travers le roman historique Beaux Inconnus. Beaux Inconnus dont l’intertextualité dépasse la vicinité des titres, s’amuse manifestement en retour avec le cycle d’Hortense : Cecilia releva sa mèche et les saisit par le bras pour leur glisser dans le 166 167
« Le roman du lecteur ? », op. cit., p. 53.
Pierre LARTIGUE : L’Hélice d’écrire : la sextine. Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’Architecture du Verbe », 1994.
282
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD creux de l’oreille : « Avez-vous lu La Belle Violante ? »… Comme elles disaient que non : « Eh bien, lisez ! lisez ! – poursuivit-elle – vous verrez je suis un personnage de roman ! » […] Un roman qui portait ce titre venait de connaître un certain succès. Il contait l’aventure survenue d’une faiseuse de sonnets : Violante Pellegrina, célèbre pour ses longues jambes, ses cuisses parfaites, et que l’on disait plus fière encore de sa fesse haute, harmonieusement répartie, dont elle contemplait sans se lasser les demilunes dans son miroir. 168
Ainsi, les romans d’Hortense sont les romans d’un lecteur et des livres faits de livres, qui s’interpellent et s’interpénètrent, contestent leurs propres formes, exhibent leur contexte et leur cotextes, mais qui se mettent à rimer à l’intérieur des fictions. En sus des premiers jeux poétiques qu’on a détectés, c’est en passant par le modèle policier et ses transgressions que l’attention du lecteur est sollicitée pour décrypter le logogriphe qu’est le moteur de la fiction. Le triptyque romanesque installe la mémoire dans la lecture, emboîte la lecture dans l’écriture. « La fiction policière propose des objets en « kit » : les éléments de base sont là, le mode d'emploi aussi, il n'y a plus qu'à monter 169 » ; nos trois textes sont un peu plus… chiffrés.
168
Pierre LARTIGUE : Beaux Inconnus, op. cit., p. 153. Un peu plus loin (p. 155) : « Violante ne manquait pas d’être intriguée dans la disparition ponctuelle de son amant, à l’heure où les autres s’introduisent dans les maisons. Elle s’étonnait aussi de ses présents saugrenus : il n’arrivait jamais les mains vides […] Or, la nouvelle éclata que l’on avait mis la main au cou d’un voleur, au moment où il [emportait] une statuette qui représentait la partie inférieure d’un corps féminin, aux fesses galbées, dont les jambes s’ouvraient, se fermaient délicatement. » 169
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 50.
TROISIƠME PARTIE : Rimer : Énigmes formelles, règles, contraintes.
« Une contrainte est racontée par le récit qu’elle engendre. » Le Grand Incendie de Londres, p. 201.
Page laissée blanche intentionnellement
CHAPITRE 5 : Formules La logique est un art et l’axiomatisation un jeu.1
L’exploitation de tous les mécanismes ludiques que permettent toutes les déclinaisons de l’allusion et de l’intertextualité, forme ainsi l’une des ossatures de cette trilogie. On a successivement repéré l’envahissement du narratif par la satire, les décalages du genre autobiographique, le jeu sur le « policier », et l’intertextualité plus ou moins déguisée, mais extrêmement dense et omniprésente. Avec le support policier, le texte s’affiche d'abord en tant que combinaisons d'éléments, choix de possibilités et on a vu comment au moyen de variations toujours renouvelées, Roubaud en exploite toutes les ressources. Un des problèmes posé au genre policier consiste à « gérer, avec plus ou moins de finesse, l'arbitraire narratif, de l'inverser en nécessité au gré des plus grands artifices. 2 » Or, l’un des objectifs roubaldiens est bien de s’appuyer sur les conventions du roman pour les souligner et les mettre en défaut, mais en même temps, baliser cette terra incognita, la viabiliser en en faisant d’abord un terrain de jeux ; d’où ces « formes simples » que dans son plus fameux essai, André Jolles définit comme ces Formes qui ne sont saisies, ni par la stylistique, ni par la rhétorique, ni par la poétique, ni même peut-être par « l’écriture », qui ne deviennent pas véritablement des œuvres quoiqu’elles fassent partie de l’art, qui ne constituent pas véritablement des poèmes, bien qu’elles soient de la poésie, bref à ces Formes qu’on appelle communément Légende, Geste, Mythe, Devinette, Locution, Cas, Mémorable, Conte ou Trait d’esprit. 3
Tout en mimant et en minant la diégèse, on doit également 1
Raymond QUENEAU : Bords, cit. par Italo CALVINO : « La philosophie de Raymond Queneau » Pourquoi lire les classiques, op. cit., p. 218. 2 3
Jacques DUBOIS : Le roman policier ou la modernité, op. cit., p. 54-55
André JOLLES : Formes simples (Einfache Formen). Paris, Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1972 [1930], p. 17.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
motiver la lecture en lui donnant pour but la découverte d’un sens caché, d’une règle secrète de la génération du récit… tout en adoptant un ton ironique et déceptif à l’égard des conventions les plus canoniques. On joue véritablement un double jeu (d’où probablement cette coprésence et concurrence de narrateurs). L’élément le plus frappant, est néanmoins le rejet de l’alea. « La coïncidence est l’ennemie mortelle du romancier » (EH, 70-71). Car le maître du jeu – prêt à « abattre » celui-ci (EH, 267) – reste évidemment l’Auteur, parfois omniscient – ou qui, parfois, feint de ne pas l’être : « Je sais maintenant (puisque je suis en train d’écrire ce roman, donc je sais tout) quel avait été le but d’Hothello en s’installant dans ces lieux » (EH, 64). Le modèle du bri-col(l)age, fourni par l’utilisation massive de l’intertexte, est aussi tout à fait voisin de celui de la combinatoire mathématique. Contrairement au prénom floral de l’héroïne, le mécanisme souterrain de la contrainte dissimule sa rupture avec une conception de l’œuvre linéaire, au développement organique. On se doute que la distribution du stock des fragments textuels obéit à des schémas préalables. Mais cette intervention de l’intertextualité n’est pas qu’une manifestation de l’hétérogénéité au sein du texte, elle commence par introduire des jeux d’échos mémoriels. Et ces jeux-là suivent assurément des règles semblables à celles de la poésie. Dans une position dissymétrique avec le Lecteur, dont ils font le partenaire d’une course alternativement d’orientation et de désorientation, les narrateurs, à coup de pointillés à compléter, de « trajets semés d’indices » (titre du chapitre 3 de L’Exil) d’injonctions (« à vous, lecteur, de remplir la rubrique…c’est un nouvel indice que je vous donne, sachez en tirer parti… » (EH, 205-206)) le lancent dans une démarche herméneutique. Il faut deviner, chercher, mener l’enquête, jusqu’à la fin du récit où la porte se referme. L’énonciateur joue tantôt à faire entendre d’autres mots de la langue comme dans le calembour ou l’équivoque, tantôt, à travers sa voix, la musique d’une autre voix. Mais c’est donc un tour de passepasse que propose Roubaud : troquer les conventions inhérentes au roman avec les contraintes oulipiennes, tout en faisant mine de conter des enquêtes policières et les aventures d’une ingénue. Avec ce surplomb méta-énonciatif et, somme toute paradoxal, qui dé-signe que le texte dis-simule, la lecture ne va plus de soi :
CHAPITRE 5 : « FORMULES »
287
Le signe, au lieu de s’y remplir, « transparent » dans l’effacement de soi, sa fonction médiatrice, s’interpose comme réel, présence ou corps, rencontré dans le trajet du dire et s’y impose comme « objet de celui-ci ; l’énonciation, au lieu de s’accomplir « simplement ». 4
Sous couvert de scepticisme, avec une infinité de précautions, le poète et le texte offrent ainsi au lecteur moins pressé le chiffre (un des chiffres) de sa composition. L’ironie est plurivoque : elle égare mais elle enseigne, ou plutôt elle enseigne en égarant à ne plus s’égarer. Il ne s’agit donc plus seulement des « égarements du cœur » (ou de l’esprit). La transparence de la robe d’Hortense dévoile, au cours de la lecture, des mécanismes qui ne peuvent se dérober plus longtemps. Et parce que la science unifie en tirant des règles à partir de l’observation, sa mise en scène sous la forme particulièrement féconde de la spirale produit des échos particulièrement poétiques. On peut certainement reprendre à notre compte l’analyse que fait Italo Calvino de l’Oulipo : Ici, nous sommes dans un climat bien différent de celui, austère et raréfié, des analyses de Barthes et des textes des écrivains de Tel Quel… D’une part, Barthes et les siens, adversaires de la science, qui pensent et s’expriment avec une froide exactitude scientifique ; de l’autre, Queneau et les siens, amis de la science, qui pensent et s’expriment à travers les fantaisies et les cabrioles du langage et de la pensée. 5
L’exhibition de ces chiffres à déchiffrer confère une dimension ludique supplémentaire, et assure un plaisir augmenté de la connivence. Mais la lisibilité de la règle qui tend vers la « perception joyeuse de l’ordre générateur d’un texte 6 » ne saurait être interprétable sans une étude de la contrainte, installée au cœur de la pratique oulipienne. Cette mise à l’épreuve d’une culture partagée, on le verra, renouvelle la tacite présence d’une communauté des auteurs, mais aussi des lecteurs… oulipiens.
4
Jacqueline AUTHIER-REVUZ : « Aux risques de l’allusion », op. cit., p. 211.
5
Italo CALVINO : La Machine Littérature, traduit de l’italien par F. Wahl, Seuil, collection « Pierres Vives », 1984, p. 32. 6
Jans BAETENS & Bernardo SCHIAVETTA : « Écrivains, encore un effort pour être absolument modernes », op. cit., p. 15.
288
I.
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Le roman polisson, le roman policé A. Les ressorts d’Éros 1. CORPUS
DELICTI,
DISSIMULATION
DE
CONTRAINTE Je ne vois pas, dis-je (ai-je dit) pourquoi je ne peux pas m’étendre sur les qualités physiques de mon héroïne, détails attendus par mes lecteurs, et spécialement sur cette particularité, d’un charme exceptionnel, d’une certaine partie antérieure intermédiaire et rétroposée de sa personne… (EH, 37-38)
La belle LN était l’une des créatures les plus tentatrices de Raymond Queneau. Culottière de son état, elle entreprend avec succès la conquête d’Icare échappé des pages d’Hubert Lubert 7. Parallèlement, dans nos récits, « Hortense est l’héroïne ; elle est non seulement héroïne mais Héroïne. Et c’est une Belle Héroïne : la Belle Hortense. » (EH, 36) Or, le premier contact entre le lecteur et la belle Hortense – qui cherche à rattraper son retard dans la rue des Citoyens – s’attarde justement sur l’absence de culotte de notre héroïne. Le passage d’Hortense devant l’épicerie déclenche d’ailleurs un réjouissant tourniquet des points de vue, qui déploie autant de focalisations internes très marquées qu’il y a de voyeurs. Si la dimension sentimentale de la vie d’Hortense, est la seule véritable « ombre au tableau » (BH, 81), les portraits de l’héroïne ne refusent pas de scruter des replis plus intimes de la belle héroïne et s’attardent assez loin des « genoux naïfs. » Il y a cette « ouverture de ses fesses, desquelles nous n’avons pas dit le quart du bien qu’il y aurait à dire, mais le temps presse », et ce « duvet semblable à celui de l’osier qui naît au printemps dans la Sierra de Cuenca dont Gongora a chanté les belles montagnardes ; au bas de son ventre, presque au blond cette fois, plus clair encore que sous les bras… » (BH, 140). Dans une certaine mesure, on peut voir dans ces portraits 7
cf. Raymond QUENEAU : Le Vol d’Icare, Gallimard, « Folio » n° 2629, 1994 [1968].
CHAPITRE 5 : « FORMULES »
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d’Hortense qui se succèdent, un doux pastiche des portraits féminins jadis chantés par les troubadours. Mais le pastiche n’était-il pas déjà l’apanage des troubadours ? D’autres modes du copiage excèdent le simple prélèvement, même sélectif. De larges pans de mots, de vers, restent intacts, mais leur mode d’agencement, leur allure rythmique, les nombres qui les gouvernent sont neufs, les font autres en poésie […] Les troubadours procèdent presque toujours ainsi. (POE, 21)
Dans les transports lubriques dont Hortense et plus encore la Fausse Hortense sont l’objet et le sujet, il est également loisible de trouver un hommage indirect aux « seconds rhétoriqueurs » dont le lecteur le plus pressé repère en Crétin et Molinet, les sbires d’Augre/Kmanoroïgs (et accessoirement sonneurs de cloche), deux représentants célèbres. Paul Zumthor évoque les « déchaînements fantasmatiques », « parfois incongrus », de ces représentations, régulées par des lois d’ordonnancement : Le signifiant, mis en disponibilité, revendique son autonomie […] Gratien du Pont dans ses Controverses des sexes (1534) composait un poème du genre construit en échiquier ; sur les 64 cases de celui-ci sont disposés un nombre égal de membres de phrases de 5 syllabes, lieux communs du « blâme des femmes » à terminaisons en –esse sur les cases noires et en – ante sur les blanches. 8
L’Éros est énergumène comme on sait : le diable se loge dans le dérèglement des sens et du rythme – c’est le cas pour la Fausse Hortense et Augre (« qui dira les ravages de ce qu’on appela autrefois l’hubris ? » (EXH, 107)), et a contrario l’harmonie devrait être retenue pour Hortense... Mais quelle est la signification de ces jeux sur le corps féminin devenu combinatoire ? Pour en revenir aux troubadours, initiateurs du grand chant courtois que Roubaud s’est attaché à étudier, ceux-ci doivent, on le sait, leur nom aux évolutions des verbes trobar, trovar (« trouver »), qui font référence à la composition musicale (« tropare », consiste à « composer des tropes »). Or, ce n’est pas tant la fin’amor, cette tension alchimique souvent contrariée vers un bien désiré, innommé, attribuée par la Dame, qui est exacerbée dans notre cycle. Après tout, Morgan arrive assez vite… à ses fins… C’est plutôt l’adaptation, la translation que Roubaud en propose, afin d’aiguillonner 8
Paul ZUMTHOR : Le Masque et la Lumière : la poétique des grands rhétoriqueurs. Seuil, collection « Poétique », 1978, p. 261.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
la curiosité du lecteur qui retient l’attention. En feignant l’intervention et la pression d’éléments extérieurs au récit (qui ne sont plus les pesanteurs de la société médiévale), en arguant de formes de censure, des détériorations inhérentes à la politique éditoriale contemporaine, etc., l’on installe un jeu de voilement et dévoilement alternatif des charmes de la belle héroïne. Mais ce jeu d’apparence érotique n’est pas totalement gratuit. On peut appliquer à Roubaud ce que Macherey résume si bien en écrivant à propos de Queneau : Mais le sérieux […] est-ce que ce n’est pas justement ce qui n’est pas sérieux, tout en l’étant sans l’être, comme la pipe de Magritte ? 9
Les parties charnues des princes portent, on le sait, la spirale et des marques de la sextine (EH, 255). Et surtout, le goût roubaldien pour les troubadours occitans vient nous rappeler qu’Hortense est aussi une « fleur inverse ». Les romans éponymes conjuguent ainsi, derrière quelques remarques détachées, ludiques, déclinées sur un ton faussement égrillard, des sens plus ésotériques. Se profilent ainsi des niveaux de lecture plus profonds. Le véritable fin’amor, rappelle Pierre Bec, reste toujours « inaccessible si ce n’est par le verbe. 10 » Seuls ceux qui prendront le jeu de la lecture au sérieux (mais pas trop) pourront véritablement se délecter de la chair d’Hortense. La poésie des troubadours est certes « une poésie de style haut, plus ou moins fermée […] Ce qui ne veut pas dire que cette poésie ait perdu tout contact avec la veine populaire. 11 » Ce jeu permet de déjouer ou de gommer, on le verra plus avant, les éléments les plus disparates de la trilogie, et participe de la matrice intégrative de la formule contraignante des récits. De sorte qu’en nous incitant d’emblée, dès le premier volume, à regarder sous la robe hortensienne, l’on nous invite à admirer pleinement, la belle allure de l’héroïne sans culotte, mais aussi à retrouver (trobar) en un jeu réjouissant, les dessous des textes, d’autres textes, aux coutures rendues 9
Pierre MACHEREY : A quoi pense la littérature ? Paris : Presses Universitaires de France, collection « Pratiques théoriques », 1990, p. 67. 10 11
Pierre BEC : « Jacques Roubaud et les troubadours », « La Licorne », op. cit., p. 13.
Pierre BEC : « Les troubadours aujourd’hui (poésie et musique). Quelques réflexions sur leur interprétation ». « Forme et Mesure », op. cit., p. 43.
CHAPITRE 5 : « FORMULES »
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invisibles par le talent de l’auteur. Chez les troubadours, la possession (future ou déjà refusée) du bien convoité engendre le joi, ou joc, terme où l’on doit entendre l’équivalent des mots français joie et jeu. Proposition est ainsi faite au lecteur de suivre un mouvement similaire de découverte et de décryptage. L’insistance sur l’homogénéité, la continuité, des membres d’Hortense, sa répétition insinue le doute, le questionnement, puis l’enquête sur ce qui (se) joue à l’intérieur des textes éponymes. « Vous n’imaginez pas, dit-il, combien on peut être déçu par les fesses quand on y réfléchit et qu’on compare ce qu’on vous montre avec ce qui est là (comme la déduction vous le désigne), il y en a, il y en a qui trichent ! C’est incroyable! » (BH, 193, nous soulignons) s’écrie Eusèbe. Il y a donc du bonimenteur avisé chez ce romancier qui émerge, s’amuse, et désigne indirectement sa créature et création comme personnelle, dépourvue d’aspérités et respectant l’harmonie pourvue par la contrainte. Métaphore du texte et de ses formes, notre fort modeste Hortense est elle-même bien obligée de reconnaître une qualité certaine, celle de ses fesses, et particulièrement le fait qu’elles se transformaient de manière totalement indiscernable, sans frontières, en ses cuisses, dessinant une courbe que, se retournant, elle pouvait voir et apprécier comme élégante. (BH, 140)
Dès son premier rendez-vous avec Morgan, les compliments qui lui sont adressées vont droit à ses fesses en des termes similaires : « Tu as des fesses parfaitement parfaites. Les fesses parfaitement parfaites sont celles qui se changent sans transition en cuisses, sans qu’il soit possible de dire avec précision où cesse la fesse et où commence la cuisse. 12 » Remarque d’ailleurs relayée par une réflexion de l’Auteur toujours en quête d’approbation : « les fesses d’Hortense sont-elles ou non parfaitement parfaites, selon la définition de la perfection donnée dans mon livre par le personnage de l’amoureux d’Hortense ? » (EH, 154) Certes il y a ces menues réserves d’Alexandre, courageusement perché sur le rebord de la baignoire : 12
(BH, 138). « Il fait merveilleusement l’amour, il lui a dit que ses fesses étaient parfaitement parfaites, parce qu’il n’y avait pas chez elle de solution de continuité entre la fesse et la cuisse » rapporte plus tard Yvette à Sinouls. (BH, 142, nous soulignons).
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD le peu de fourrure qu’a Hortense se trouve correctement, avec charme même, je le concède, et stratégiquement sur elle placé ; mais : premièrement, la maladroite discontinuité entre fourrure et non-fourrure, commune à tous les humains de quelque sexe qu’ils soient, est un défaut regrettable d’harmonie. (EXH, 16)
Malgré tout, notre belle héroïne aguiche le lecteur par des formes singulières, gracieuses et déliées, qui ne se refusent pas toujours au premier regard, mais dont l’harmonie obéit à des règles qui ne doivent pas tout à la nature. 2. ÉROS ÉNERGUMÈNE ET LE DÉMON DE LA FORME …je connais bien Hortense. Je la connais en long et en large, d’avant en arrière, et de haut en bas, en tout bien tout honneur bien entendu, c’est-à-dire en tant qu’Auteur. (EH, 38)
Bernadette Bost, dans sa thèse, évoquait le goût de Roubaud pour la traduction de la langue médiévale en français moderne en termes « d’exercice favori » qui, « non seulement permet un passage d’une culture à une autre, mais rend possible des sauts de temps plus « exotiques » encore 13 ». Dans nos textes, l’intervention de l’amour courtois relève de la distance mêlée d’hommage. Si, d’une manière générale, on rencontre assez peu de portraits dans nos trois récits, (le prince n’est par exemple que « le frère de soi-même 14 », etc.) ; Hortense, seule, fait très nettement exception dans ce premier portrait empreint d’un lexique très codifié : Nous suivrons la procédure traditionnelle en matière de description d’héroïne, c’est-à-dire du haut vers le bas […] ses clairs sourcils étaient ployés comme de petits arconciaux, et une petite voie lactée les séparait de la ligne du nez, et si équilibrément qu’il n’y en avait ni plus, ni moins que nécessaire; ses yeux qui dépassaient toutes émeraudes, reluisaient en dessous de son front comme deux étoiles, son visage suivait la beauté du matinet, car elle était en sa face de vermeil et de blanc mêlés ensemble en telle manière que l’une couleur et l’autre ne surnagent mauvaisement; la
13
Bernadette BOST : L’œuvre hors-champ, trois expériences d’écriture illimitée dans la littérature contemporaine, dir. Serge GAUBERT. Lyon 2, 1994, p. 201.
14
« son allure générale donnait l’impression d’une très légère absence et imprécision des traits comme s’il était le frère de soi-même ». (BH, 129)
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bouche petite et les lèvres épaissettes. Son cou était long, ses mains menues… (BH, 140)
Classiquement, selon Milly et Jouve 15, le portrait, « cas particulier de la description », cumule les fonctions traditionnelles d’ornement, mais aussi d’explication, d’évaluation et de symbolique. L’ornement est certes présent, mais la symbolique est recodée puisqu’on lui fait retrouver, peut-être pour mieux les dévoyer d’ailleurs, des modèles du blason, témoin ce « duvet incolore, et orienté de part et d’autre d’une ligne médiane, symétrique de celle qui descendait dans son dos, vigoureux comme le râble du lièvre (signe de grande beauté selon le troubadour Bertran de Born…) » (EXH, 165) On conviendra que le portrait branche, en règle générale, la lecture sur une épaisseur psychologique du personnage, en tout cas une « cohérence 16 » augmentée, gonflée en quelque sorte, à l’opposé de ces silhouettes plates et désincarnées du Chiendent. C’est là une nouvelle occasion, en hybridant des codes radicalement différents, de se moquer gentiment des canons romanesques traditionnels. À l’exception d’Hortense, le plus souvent, les personnages dans la trilogie ne sont que des noms… et encore bien instables dont la vie sentimentale oscille entre le soupçon et la jalousie, ressorts psychologiques tendus a minima qui font surtout référence aux ouvrages bien connus des « nouveaux romanciers » que sont RobbeGrillet et Sarraute. Or, si l’on veut suivre Philippe Hamon, on peut remarquer combien, est contrariée « la récurrence [qui] est, avec la stabilité du nom propre […] un élément essentiel de la cohérence et de la lisibilité du texte, assurant à la fois la permanence et la conservation de l’information tout au long de la diversité de la lecture. 17 » Pourtant, les métamorphoses onomastiques successives des personnages n’ont rien d’aléatoire : elles obéissent probablement aux lois de permutation de la sextine dont on reprend la matrice 18, mais surtout, comme c’était
15
cf. Vincent JOUVE : La Poétique du Roman. SEDES, « Campus », 1997, p. 60. et Jean MILLY. Poétique des textes. Nathan, 1992, p. 163 sq.
16
Philippe HAMON : « Pour un statut sémiologique du personnage ». op. cit., p. 64.
17
ibid., p. 143.
18
C’est le cas pour Acrab’m [macabre] N’Laak [Lacan], Madame Echr’co, janitoresse, prend la place de Madame Croche. Elle-même provient de Madame Cloche (Queneau),
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le cas pour le nom des rues, à des croisements verbaux. Morgan (à la fois marque vestimentaire, référence au mathématicien britannique Augustus de Morgan, cofondateur de la prestigieuse société mathématique de Londres, mais aussi personnage robbe-grilletien 19) devient, sous influence quenienne, Gormanskoï puis Airt’n. Alexandre Vladimirovitch (La Belle Hortense) se change en Hotello, pour devenir une simple abréviation : Al. Vl. Les strictes consignes adressées à Bertrande ne seront donc pas complètement respectées (« tu ne m’adresseras la parole qu’en me vouvoyant et tu ne prononceras mon nom qu’en entier. Tout diminutif ou sobriquet, que ce soit Alex, Vladi ou Chabichou est strictement interdit » (BH, 28)). Plutôt que sur ces « personnages plats » le regard de l’auteur s’attarde de préférence sur les rondeurs des « parfaites fesses hortensiennes », manifestes aimants d’un érotisme toujours tenu à distance par un comique de bon aloi : cette région qui prenait fin avec le début de ce qui, généralement juste dissimulé par une culotte, se peut désigner comme sa chevelure intime, d’un châtain clair assez doux tirant sur le blond. Sa main, rêveuse toujours (nous disons « main » pour « Hortense » ; c’est Hortense qui est « rêveuse »; sa main, elle, savonne); s’en saisit, la couvrit toute, nette, soyeuse, bien plantée. Elle frémit. […] Elle frémit encore, soupira, et son doigt... À cet instant précis… (EXH, 165)
Car jamais dans ces pages, l’érotisme roubaldien ne s’égare, il est toujours interruptus. La scène de la séduction avec Morgan et le long baiser… se conclut par un brutal… baisser de rideau : « Il se pencha vers elle et le chapitre s’acheva. » (BH, 141) Ainsi, l’« effetpersonnage » se trouve-t-il démenti dans une fiction ludique avec pour conséquence un impact pragmatique sur les récepteurs qu’on aura l’occasion d’analyser plus avant. L’on s’amuse manifestement avec cette héroïne aux formes gracieuses – quand on ne se joue pas d’elle – en dépit de ses protestations : « “Le Lecteur ne saura rien de plus : on a assez parlé de mes dessous; à partir de maintenant, je censure.” Elle etc. La permutation paragrammatique de trois mots-rimes de la sextine d’Arnaut Daniel – voir : « La sextine de Dante et d’Arnaut Daniel », op. cit. – permet de former les noms des princes poldèves (Intra pour AIRT’N, Verga pour AU/VGRE (graphie latine), enfin, Cambra pour ACRAB’M.) 19
cf. Alain ROBBE-GRILLET : Projet pour une révolution à New York, Éditions de Minuit, 1970.
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atteignit alors la nudité » (EXH, 104). En présentant sur le même plan des personnages fictifs et référentiels et, parmi ces derniers, une nette majorité d’écrivains, en (sur)motivant les signifiants onomastiques (l’homophonie Augre/Ogre mais aussi Auge : le duc des Fleurs Bleues), le Préfet Efhocu « qui est un faux jeton » (EXH, 251)), en subordonnant la dimension fictionnelle à la dimension fonctionnelle (combinatoire des noms), le récit sape et renonce volontairement aux garanties de ce sérieux qui est le gage des fictions réalistes. Frank Wagner avait déjà repéré pour le Vol d’Icare un système assez analogue, système auquel s’ajoute des phénomènes métatextuels aisément repérables. Gormanskoï ainsi forniqua en toute bonne conscience avec la Fausse Hortense sur la moquette, dans la baignoire où elle l’entraîna, dans la penderie (pas dans le lit, qui était dans un tel état de délabrement qu’il se cassa la gueule aux premiers ébranlements). La quatrième partie du roman s’achève ici ; nous sommes au plus bas. (EXH, 172)
Compte tenu de la « densité du réseau ainsi établi », F. Wagner évoque la possibilité, depuis les pages mêmes du roman, sinon l’instauration, du moins « la suggestion de son essence littéraire et de sa fictivité voire de son hyperfictivité 20 ». Au regard de ces nombreux ballets érotiques, variations et symétries ludiques, il n’est peut-être pas interdit de penser que notre cycle abandonne via le rire, la marche de la prose pour la danse de la poésie.
20
Frank WAGNER : « À point nommé (note sur l’onomastique dans Le Vol d’Icare) », op. cit., p. 143.
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B. La mécanique amoureuse et les machines textuelles 1. POSTURES ÉROTIQUES / COMBINAISONS POÉTIQUES L’archevêque oeuquménique de Queneau’stown prend le sceptre des mains du P.R.I.A.P.I.E. (EXH, 152)
Les récurrences de ces scènes d’amour semblent, à l’instar des formes hortensiennes calculées. À l’occasion de ce dernier opus, on apprend que les mathématiciens du Prince ont trouvé « l’équation pour mesurer la surface des seins d’Hortense » ce qui donne l’occasion d’une étude comparée entre la poitrine de notre belle héroïne et les « Hémisphères de Magdebourg 21 ». Le texte, en reprenant ces références des machines d’Otto von Guericke, évoque en filigrane une thermodynamique du récit, la sienne. Voiler et dévoiler, montrer et cacher sous les pré-textes les plus fallacieux… les bains d’Hortense tantôt exposent, tantôt refusent l’héroïne sous toutes ses facettes, comme les romans éponymes qui voilent et dévoilent parties de leurs rouages. « La rhétorique nous déçoit. Nous opterons donc désormais pour la vérité nue, sortant du bain comme Hortense, sans voiles et sans ornements » (EXH, 21). D’ailleurs « tous les bains d’Hortense suivent un scénario immuable » (EXH, 104-105) et installent assez systématiquement une scénographie qui place le lecteur du roman en position de voyeur ce dont – assez perfidement – s’excuse le narrateur (BH, 138). Bains moussants, scènes de séduction intense, inductions et attractions totalement électromagnétiques (comptent les nombreuses références à Max Planck), rapts répétés : l’on se dispute « la tendre chair d’Hortense » (EH, 211), et cette dernière, « innocente et presque abusée héroïne » manque de justesse de subir « un sort pire que la mort » 21 «… ils sont de taille un peu petite, mais très doux, fermes et ronds à la fois; la sensibilité de leur pointe est extrême; de même que les célèbres Hémisphères de Magdebourg ajustés l’un à l’autre sur le vide ne peuvent être séparés par quarante chevaux… » (EXH, 105). Les hémisphères de Magdebourg d’Otto von Guericke sont les prototypes des machines thermiques qui permettent de liquéfier, solidifier et vaporiser les corps purs.
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(EXH, 36). De fait, tous les prétextes sont bons (« la lubricité du Prince Augre, prince démon » renvoie à l’étymologie de l’énergumène) pour faire de pans entiers du récit des parabases. Excuses le plus souvent rhétoriques, celles-ci permettent de détourner l’attention de la réitération de la contrainte, tout en la signalant discrètement. On fluctue donc entre l’autocensure factice : « il y avait chez la Fausse Hortense six défauts, nous en révélerons trois – la décence nous interdit de mentionner les autres » (EXH, 172), et les pseudo-justifications de tous ordres. Plus la lecture de ces récits, qu’on devine au cours des pages, en deçà de la fable contée, programmés, combinés, récurrents, plus les dénégations se multiplient : « La Roue de la Fortune s’arrête tout à fait. Tout est entièrement et fatalement en place. Où le récit veut-il en venir ? Nous sommes inquiets. » (EXH, 164) Les stratégies d’excuses sont toujours les gagnantes et les garantes d’un liant de récits que jamais d’ailleurs « les ravages de ce qu’on appela autrefois l’Hubris » (EXH, 107) ne sont à même de dérégler. Ces stratégies sont par ailleurs variables : l’on peut également renvoyer à un code contraignant et prétendument attendu : c’est le cas de cette chaise en rotin aussitôt pseudo-justifiée : « nous ignorons ce qu’est le rotin mais il y a toujours une chaise en rotin dans de telles circonstances romanesques) » (BH, 116). Le comique qui émane d’un prosaïsme parfois égrillard surgit, en particulier (nous y reviendrons un peu plus loin) quand l’ironie s’en mêle et que le narrateur se désolidarise d’un énoncé à peine proféré, ou feint, une nouvelle fois, d’ignorer les codes romanesques. En entrant chez elle, Hortense alla immédiatement faire pipi et mettre une culotte, ce qui était peut-être un peu absurde, étant donné le fait que, selon toute vraisemblance, elle ne la garderait pas longtemps, mais les détours de l’âme féminine, nous le savons, sont infinis, et même un romancier qui a consacré, comme nous, de nombreuses heures de son existence à cette étude (comme c’est, paraît-il, la formation standard du romancier) ne peut prétendre en avoir élucidé tous les ressorts. (BH, 132)
On ne (se) refuse jamais quelques gauloiseries dans quelques scènes avec cet érotisme tout relatif, tout distancié qui fait aussi le charme de ces récits. Énumérations, combinaisons, agrémentées parfois de quelques homéotéleutes, se multiplient dans ces accouplements essentiellement linguistiques entre Augre et la Fausse Hortense. Le vaet-vient qui suit, décale essentiellement la prise en charge de l’énoncé par l’énonciateur en un hiatus que révèlent les nombreux points d’interrogations :
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Avec la Fausse Hortense, dans cette fausse chair, indistinguable de celle d’Hortense (ou presque), il se livre à toutes les variations illicites que son imagination, aidée de sa bibliothèque et de sa vidéothèque, lui suggère; et la Fausse Hortense, déjà insensément jalouse d’Hortense, l’encourage; elle rivalise avec lui de perversions gymnastiques, d’emberlificotements lascifs; elle lui fait le « coup du tire-bouchon » (?), le « coup du corps de chasse » (??), elle s’offre « à la romorantin », « à la papa », « à la pope », « à la popo » ( ? ? ?) que sais-je? Et elle lui parle, elle lui susurre, elle lui rugit, elle lui roucoule, elle lui lâche de ces obscénités, elle lui dit : « ah mon Augre! » (EXH, 157)
Pour revenir aux aspects onomastiques des récits, le choix d’appeler un personnage « Fausse Hortense », chargée des plus basses besognes (« Photos pornos compromettantes, etc. » (EXH, 178)), qui sera par la suite aussi abrégée en FHortense, n’est pas anodin. En faisant appel à une terminologie décalquée de Propp (le « fauxhéros 22 »), on nous invite déjà à abandonner la conception du récit comme un enchaînement unilinéaire, au profit d’un entrelacement de séquences. Propp, en effet, « nous apprend à construire, non pas le récit en tant qu’art de la narration, mais le complexe de situations, d’événements et d’actions pris en charge par le récit. 23 » Au-delà de ce prosaïsme gaillard qui rappelle ces philosophes attirés par les perspectives des jupes soulevées devant le « Palais de la Rigolade 24 », c’est bien à un dévoilement des formes simples du récit, une grammaire narrative fondamentale auquel l’on est invité : Tout le monde avait les yeux rivés sur cette apparition étrange; les mauvais plaisants faisaient courir le bruit qu’il s’agissait d’une stripteaseuse, bref, la curiosité était unanime […] La fesse gauche apparut, et sur la fesse gauche (indiscutablement masculine), il y avait la marque de fabrique de tous les Princes Poldèves, un escargot ! (BH, 249)
Mettre en relation les formes du récit entre elles, mettre en question la couche narrative avec les autres couches de signification, tout en jouant la « représentation anthropomorphe », combiner tout cela 22 cf. Vladimir PROPP : Morphologie du conte, suivi de Les transformations du conte merveilleux, trad. Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn. Éditions du Seuil, coll. « Points », 1965 et 1970, p. 77. 23
Claude BRÉMOND : Logique du Récit. Éditions du Seuil, collection « Poétique ». p. 79. 24
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami, op. cit., p. 1096.
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avec des techniques et des formules qui lui sont propres, là réside le travail du poète devenu romancier. Les trois textes partent de formes simples, celles d’Hortense, d’un prosaïsme exagéré à la fois pour prendre du recul sur ce qui est raconté et pour attirer l’attention sur les anatomies de la narration. En même temps qu’une monstration, qu’une exacerbation des formes habituellement discrètes du roman, l’intervention organisée des « principes de répétition qui rendent possibles la réitération, immédiate ou différée, la réification du message poétique », désignent autant de « propriétés intrinsèques et efficientes de la poésie. » Mais avant d’examiner un peu plus loin, les principes d’innervation de la poésie dans le récit, laissons poursuivre Jakobson : « la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë. À un message à double sens, correspondent un destinateur dédoublé, un destinataire dédoublé… 25 » De toutes les opérations linguistiques capables de prendre en charge cette opération de rapt du roman par une forme de poésie, l’ironie se présente comme une garantie de succès. Elle seule a cette potentialité de creuser le sillon entre le dire et le dit, de s’inscrire en faux contre sa propre énonciation tout en l’accomplissant, bref de semer trouble et doute pour ne pas dire le soupçon à chaque détour de page. 2. L’IRONIE DU (RES)SORT, L’IRONIE DE SITUATION Nous ne sommes pas là pour nous amuser. (EH, 186)
« Dépouillement des dieux » selon une formule jankélévitchienne, l’ironie ignore les fractures épistémologiques. Elle est, selon Wladimir Krysinski, « la démarche principale et la plus caractéristique de la poésie moderne. 26 » Kibedi-Varga, quant à lui, la désigne comme un dénominateur commun de la post-modernité 27. Tout 25
Roman JAKOBSON : Essais de Linguistique générale, Minuit, 1963, p. 238-239.
26
Wladimir KRYSINSKI : « La voix des métaphores - la mise en scène du monde » Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », (Andrée BERGENS éd.). Paris ; 1975; n°29, p. 200-212. 27
« Dans la littérature, cette ironie adopte deux formes, celle de la réécriture et celle du
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porte à croire en effet que l’ironie soit l’un des plus puissants vecteurs de nos trois récits. On la trouve à l’œuvre d’abord au titre d’ironie du sort, avec ses symétries et ses renversements caractéristiques, ceux-là mêmes qui, selon Pierre Schoentjes, « jouent un rôle central dans la littérature de fiction. 28 » Là encore, sans même qu’intervienne le sentiment d’un calcul planifié, ou d’une machine textuelle, les récits présentent les péripéties narratives en tant que mécanismes, combinatoires récurrentes, formes simples. Ils sont accompagnés non seulement d’« intrusions d’auteur » pour reprendre l’expression de Blin à propos de Stendhal 29, mais encore de parabases si fréquentes… que le fil de l’action est susceptible de se rompre au profil d’une trame de commentaires. On sait que « l’ironie profite de l’affaiblissement de la mimésis pour se développer 30 », mais elle joue à plein au point de doubler la narration, de la corriger, de recouvrir le récit d’un discours d’accompagnement, d’enveloppement incessant. Ne relevons que quelques exemples parmi les plus frappants de ces péripéties. L’après-dernier chapitre de La Belle Hortense et ses alentours nous suffisent pour fournir une liste conséquente. Ainsi la Patrologie installée rue Abbé-Migne est volée probablement par le prince lui-même ; une affaire chassant l’autre, la Terreur des Quincailliers (BH, 251) est remplacée par celle du Querelleur des Teinturiers (BH, 267), Carole remplace Hortense, avec un compliment princier sur son œil gauche, (c’était le droit pour Hortense). Les échanges, les substitutions et les renversements se confirment dans L’Enlèvement : la multiplication des Beaux Jeunes Hommes identiques (on passe sur les sous-catégories) est un auxiliaire puissant aux déguisements, fourvoiements et autres quiproquos. Avec l’échange involontaire des logiciels entre Sinouls et Blognard, l’on atteint un moment de parallélisme intense : L’inspecteur Blognard ne répondit rien mais, s’asseyant devant l’écran de
déguisement. » Aron KIBEDI VARGA : « Le récit postmoderne », Littérature, Larousse, 1990, n°77, p. 17. 28
Pierre SCHOENTJES : Poétique de l’ironie. Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 50. 29
Georges BLIN : Stendhal et les problèmes du roman. Corti, 1953.
30
Pierre SCHOENTJES : Poétique de l’ironie, op. cit., p. 60.
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son terminal, il mit en route le programme de recherche de la liste qu’il désirait. Il y eut quelques grésillements et nasillements et voilà que sur l’écran apparurent ces mots: Pachelbel : Hexacordum Apollinis, Aria Sebaldina... et au même moment, des profondeurs de l’ordinateur sortit la voix profonde et grave d’une musique d’orgue. L’inspecteur poldève, l’inspecteur Blognard et l’inspecteur Arapède demeurèrent muets, pétrifiés de saisissement, comme trois statues de sel gemme. (EH, 145) « Sinouls introduisit sa disquette et attendit. Sur l’écran apparut, une liste de noms, avec quelques lignes de commentaires. Éberlué, et s’approchant pour mieux voir, Sinouls lut ceci : Orsells Philibert, philosophe. Mode d’approche des chiens : s’assied dans un square et se met à lire, devant un chien qu’il a choisi pour victime, des extraits de ses œuvres récentes. Quand la malheureuse bête, n’en pouvant plus, fait mine de mordre, porte plainte contre le propriétaire et réclame que le chien soit abattu. (EH, 147)
En sus des parallélismes, un certain nombre d’inversions se répètent : ainsi, dans le deuxième opus, le meurtrier se trouve ainsi être le détective (et le contraire). Le prince Augre, lui-même ayant « donné vie, émanation de sa lubricité […] à une statue vivante, une poupée de chair, la Fausse Hortense » se laisse prendre au piège du même et de l’autre, de la Fausse Hortense. « Dans les bras de la Fausse Hortense, il oublie Hortense ! » (EXH, 157). En développant ces thématiques du semblable et du dissemblable, de la duplication et de la duplicité, la narration autorise tout un jeu entre dire et dit, entre être et paraître… Les Princes sont six. Ils se ressemblent tous étonnamment […] Ce sont, chacun, un Beau Jeune Homme. Ils ont tous les six un génie du déguisement. Et ils ont chacun un escargot sacré, marque de naissance et de fabrique sur la fesse gauche… (EH, 272)
La combinatoire redistribue les cartes et permute les personnages. Et l’ironie est toujours présente avec la palette de décalages, et de variations qu’elle permet et la contrainte qu’elle dévoile/revoile : Et cet échange de réplique fit dans le Gudule-Bar écho au cœur même de l’Affaire, avec, transposition sur le plan linguistique de conversation de bistro, le paradoxe philosophique, métaphysique, ontologique, rythmique et maintenant policier du même et de l’autre. (EH, 249)
L’Exil, pour en finir avec ces « ironies de situations », permute, inverse et emboîte Hamlet, Othello et un zeste de Madame Bovary dans un maelström de références situationnelles et citationnelles. Dans ce cas, l’ironie de situation est la résultante de l’application libre d’une
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méthode oulipienne initiée par Queneau (« la relation X prend Y pour Z 31 ») et se trouve évoquée par Roubaud lui-même dans le fameux article « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau 32 ». Cette relation, on le sait, est essentiellement triangulaire : le chiffre 3, second nombre premier, du cube et du triangle mais aussi somme des deux premiers nombres fonde le système des permutations dans la relation X prend Y pour Z : Comme il continuait à voir en FHortense Hortense, il se mit à l’épier et, ayant été forcé (comme dans le cas précédent) de jouer selon la pièce, c’est lui qui se fit Iago […], et FHortense-Desdémone se trouva sur la défensive, en porte-à-faux. Ce qui fait que, les « actes » se précipitant (puisque la cérémonie de passation des pouvoirs était extrêmement proche), on en vint très vite à la scène fatale; et FHortense, sans comprendre ce qui lui arrivait, se trouva en travers des oreillers, et fessée comme on a rarement fessé une actrice jouant le rôle de Desdémone dans l’Othello poldève (les fesses des actrices qui jouent le rôle de Desdémone dans un Othello poldève sont assurées). (EXH, 240-241)
Néanmoins, alors que le conte peut se contenter d’être une machine à faire calculer – qu’on se souvienne de La Princesse Hoppy, déclinée sur ce principe mais à base de 4 et du « Groupe de Klein » – les romans ne peuvent que difficilement faire d’un seul algorithme leur unique moteur, sous peine de produire des textes monodiques. Dans Hoppy, on complote (et on fait des compotes) selon la règle du jeu combinatoire dans une logique qui défie celle du récit : « le roi visé n’est pas une victime mais un résultat, défini par 2 variables : A+B=X 33» Les codes romanesques utilisés dans le triptyque hortensien, s’ils laissent entrevoir de manière oblique l’utilisation de formes simples, en proposant la plupart du temps des indices, voire des signaux, enfouissent davantage les formules (et davantage de formules) au cœur de la narration, ne laissant effleurer que le rire et des formes gracieuses de notre héroïne au prénom si floral. Les procédés de 31
Raymond QUENEAU : « La relation X prend Y pour Z ». La littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations. Gallimard, Folio « Essais », 1988, p. 58-61.
32
Paru originalement dans Critique, n0 359, avril 1977 repris dans OULIPO : Atlas de littérature potentielle, op. cit., p.42-72.
33
Nicole CELEYRETTE-PIETRI : « Le Con(mp)te comp(n)te ». Littérature, n° 28, décembre 1977, p. 107.
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succession à l’intérieur de l’hexarchie poldève, pour ne prendre que cet exemple, relèvent nettement de la sextine mais ces machinations ne dévoilent pas tout des machines textuelles complexes mises en œuvre. Globalement, c’est l’ironie qui, dans le même mouvement, détourne l’attention et indique depuis l’intérieur des textes qu’il y a à entendre et à voir quelque chose de plus que de simples jeux de mots. Elle permet ce tour de force de révéler et masquer tout à la fois un certain nombre de règles, de séquences. 3. IRONIE SCEPTIQUE [Arapède] aurait beaucoup voulu le convertir au pyrrhonisme, le système philosophique auquel, après de longues hésitations, il s‘était finalement rallié. (BH, 182)
L’ironie se diffuse dans les trois romans sous la forme d’un complément plus subtil à la satire, mais surtout plus désintéressé et plus constant. Alors que satires (de satura, « rempli », désignant par extension, le « mélange ») et railleries mettent à l’index – on a pu le détailler plus haut – un certain nombre de pratiques sociales, et cela depuis l’intérieur des récits, l’ironie, quant à elle, pose les bases d’une relation spécifiquement pédagogique avec le lecteur. S’il faut en croire les historiens, initialement, c’est-à-dire avant Socrate, l’éirôn était un genre populaire qu’on tenait en piètre estime. Or, avec ses renversements, sa dialectique, l’ironie socratique tire sa force d’une faiblesse feinte. Les références à Socrate et à Platon sont si récurrentes dans les textes qu’on ne peut les manquer. Il est vrai qu’Hortense est étudiante en philosophie, et donc susceptible de lire « Platon ou Schopenhauer dans le texte et dans des éditions fort dispendieuses » (BH, 80). Les jumelles Adèle et Idèle dans leur boulimie avalent – si l’on ose dire – en moins d’une après-midi « le Banquet de Platon; Lucky Lucke (sic) contre Spinoza; la Chevauchée de la morale » (BH, 209). Quant à Laurie, elle a élu pour éviter les conflits familiaux une tactique toute sophiste en ne répondant à Carlotta « que comme on répond à Socrate dans les dialogues platoniciens par des « en effet », des « ce qu’il y a de sûr c’est que » et autres onomatopées » (EXH, 82). Avec une petite rectification annominative, Giorgio Agamben, collègue de Roubaud au Collège International de Philosophie – qui
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avait déjà fait une brève apparition dans le train de l’Enlèvement 34, via ses écrits, entre en personne sur la scène narrative en compagnie du Père Risolnus, toujours en tant que spécialiste de Socrate et de Platon : Son compagnon de beuverie matinale (qui, lui, restait sobre) était le célèbre philosophe Georges des Aquandbiens… Descendant d’une ancienne famille étrusque émigrée en Poldévie après la révocation de l’édit de Naples, il enseignait à l’Université où il était en train de commenter, dans un séminaire que suivait Hortense… (EXH, 31)
Ces insertions antiques, s’expriment aussi on ne peut plus nettement chez Madame Blognard (« Louise Blognard s’interrogeait oralement et dialectiquement, socratiquement même, sur le menu de leur prochain repas commun » (EH, 22)). En matière conjugale, ses choix sont dictés par un véritable trajet anamnésique : un cordonnier ne peut envisager par un acte de son imagination un soulier dont il n’a pas déjà en lui l’image, qu’elle soit déjà entière ou assemblage de morceaux rapportés. Et il ne peut le faire que grâce à l’irruption devant ses yeux, venue de sa mémoire, de souliers qu’il a déjà vus. (BH, 148)
C’est justement parce que l’interrogation philosophique voisine parfois avec l’interrogatoire policier, qu’elle requiert la même persévérance dans l’enquête et l’explication du monde, que Blognard tente, en dépit du pyrrhonisme doux mais obstiné d’Arapède, de débrouiller les fils de cet apparent chaos en reprenant les formules gagnantes de l’ironie maïeutique : Blognard : Il m’est revenu aux oreilles […] que tu étais quelqu’un qui affirme cette thèse, la plus indéfendable qui ait jamais été soutenue par un policier, qu’une preuve matérielle de la culpabilité de qui que ce soit pour quelque crime que ce soit n’existe pas. (BH, 181)
Dans ces dialogues philosophiques qui tournent aux joutes oratoires, Blognard dégaine souvent le premier 35, mais Arapède, au nom si emblématique, campe (logiquement) sur ses positions et ne saurait lâcher prise.
34
Hortense y lit « le troisième tome de La Science de la Logique (Hegel) et surtout Stanze de Giorgio Agamben ». (EH, 127).
35
Selon Roubaud, « c’est un mot d’argot lycéen qui dans les années 1940 signifiait revolver donc j’ai pensé qu’il était assez approprié pour un détective » (COLLECTIF : Interview de Jacques Roubaud [document en ligne] http://www.acversailles.fr/etabliss/clg-pasteur-neuilly/interview.htm [17/12/2001]).
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Arapède : je vois rien d’absurde dans cette opinion. – Blognard : Quoi ! Y a-t-il rien de plus fantastique, de contraire et répugnant au sens commun, de plus manifestement le fruit d’un désordre sceptique, que croire qu’il n’existe pas de preuve! […] Mais n’es-tu pas un sceptique avéré ? – Arapède : Qu’est-ce, selon vous, qu’un sceptique ? – Blognard : Eh bien, ce que tout le monde sait, quelqu’un qui doute du ministère de la Justice, de la préfecture de police et des procédures d’établissement des preuves judiciaires; en bref, quelqu’un qui doute de tout. (BH, 181)
Pierre Schoentjes rappelle qu’« il n’existe pas à l’écrit d’indices explicites et univoques de l’ironie 36. » L’ironie fait donc appel à un certain nombre de signes, de marques linguistiques en les détournant. En ce sens, elle rejoint superstructurellement la tendance globale de ces textes dont la matière provient d’emprunts. L’on a déjà pu repérer à maintes reprises la discontinuité des registres à travers le développement d’une thématique prosaïque ; aussi nous ne nous y attarderons pas davantage. Hyperboles et exclamations ironiques se manifestent aussi librement au détour des péripéties hortensiennes dont on a déjà noté la similarité : « Hélas! six fois hélas! » (EXH, 171) s’exclame le narrateur. Narrateur par ailleurs très intrusif qui lance à la volée quelques vibrants encouragements en direction de notre héroïne (« bravo, Hortense! Voilà ce que j’attendais de toi ! Chère, très chère Hortense. Note du Narrateur (BH, 229)). Il faut dire qu’on a la part belle lorsque règne tant de confusion : Ce n’était pas lui! Hortense avait bel et bien été enlevée ! Et par qui ? Par le sinistre K’manoroïgs, l’ennemi mortel de Gormandskoï, l’assassin de Balbastre ! Hortense était aux mains du pire ennemi de son amant ! Et ce suspense est le suivant: va-t-elle découvrir la substitution? Oui, certainement; la ressemblance est hallucinante, comme dirait un lapin de mes amis. (EH, 210)
On n’oublie pas l’auto-ironie particulièrement à l’œuvre dans les rapports conflictuels entre Auteur et narrateur, en particulier dans le premier volume (« L’Auteur a bonne mine, vous ne trouvez pas ? Et ce n’est pas fini, attendez la suite ! » (BH, 225)). Philippe Hamon évoque pour l’ironie une « possibilité de cumul des procédés 37 ». Aussi les 36 37
Pierre SCHOENTJES : Poétique de l’ironie, op. cit., p. 162.
Philippe HAMON : L’ironie littéraire : essai sur formes de l’écriture oblique. Paris, Hachette, 1996, p. 40.
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mots d’alerte, les simplifications, parataxes et surtout les répétitions – pour n’en citer que quelques uns – abondent-ils : Elle prononce alors cette réplique justement fameuse que nous citerons en anglais : « What you know, you know » ; et en français : « Ce que tu sais, tu sais. » Certains ont voulu y voir la preuve de la position philosophique sceptique chez l’auteur d’Othello… (EXH, 221)
L’ironie étant évaluative 38, c’est donc en termes de « champs de tension » et de « degrés » que Philippe Hamon classe quelques-uns de ses effets et de ses modalités selon une grille qu’on peut reprendre. Ainsi, la « tension entre deux parties disjointes et explicites du même énoncé ou tension entre le narrateur et son propre énoncé dont il se désolidarise entièrement ou partiellement » est-elle particulièrement perceptible dans ces si fréquentes questions rhétoriques : D’abord, est-il possible qu’Hortense soit effectivement, en chair et en chair seulement, présente au Bouvard et Pécuchet Hôtel du Havre, ce matin de janvier ? Non: en ce même instant, elle est dans son bain en Poldévie, en train de se préparer à accueillir le Prince qui n’est pas le Prince, puisque le Prince, lui, est au Havre, avenue Raymond-Queneau. Hortense n’a pas le don d’ubiquité. (EXH, 168)
En organisant la polyphonie dans la narration, l’ironie installe le jeu et le soupçon. Elle prend en charge ces dédoublements de l’écrivain, ce grand écart entre poésie et roman. Elle trouble suffisamment la lecture pour empêcher sa droite ligne en organisant un ciment qui « prend » solidement les variantes de la machine textuelle qu’est la contrainte. Sans doute l’ironie arase-t-elle les aspérités et les hétérogénéités les plus flagrantes de ces romans. On le voit, étant donné que le scepticisme – dans lequel baignent les textes 39 – et l’ironie jouent une partition complémentaire, le questionnement et l’interrogation se déploient largement et parcourent la large gamme qu’offre en la matière la rhétorique. Dans le premier volume du Grand Incendie de Londres, Roubaud confie : « je me déclare sceptique à la manière antique, celle de Sextus Empiricus ; 38 « L'évaluation constitue donc le coeur même de l'acte d'énonciation ironique. Le matériau privilégié, le signal de l'intention ironique, la forme même. » Philippe HAMON : L’ironie littéraire : essai sur formes de l’écriture oblique, op. cit., p. 30. 39
Outre la figure tutélaire Sextus Empiricus, qui alimente les réflexions d’Arapède, plus globalement, le logiciel Tropes détecte régulièrement des notions de doute.
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je recherche le calme ataraxique dans la lecture et « la suspension du jugement » (GIL, 321). Le scepticisme affiché va au-delà de la posture d’Auteur. Le crochet par les « maîtres anciens » de l’Antiquité s’effectue pour retrouver le pyrrhonisme quenien : « Pyrrhon, les Chinois, voilà certes ce que je comprends le mieux, qui m’ont le plus éclairé, qui me sont le plus voisins. 40 » La présence insistante de Sextus Empiricus se retrouve ainsi motivée et surmotivée par les fonctions successives que le nom occupe dans les narrations. Dans La Belle Hortense, on apprend que notre sceptique Arapède habite… avenue Sextus Empiricus dans le « quartier des Ambassades 41 ». Dans le second volume, Arapède, en pleine filature, excessivement absorbé par un ouvrage de Sextus Empiricus 42 se fait semer par Hortense et Gormanskoï. Mais est-il étonnant que ce « grand admirateur de Sextus Empiricus, de Chillingworth » (EXH, 93) soit le plus souvent plongé dans sa lecture de prédilection ? En effet, comble de l’ironie, dans la fameuse liste « d’ouvrages pouvant favoriser et éclairer la lecture de mon œuvre » on retrouve : « Adversos mathematicos, de Sextus Empiricus » (EH, 85). Présenter un ouvrage intitulé « contre les mathématiciens » (le titre exact est : Adversus mathematicos) comme une grille d’explication ou d’interprétation des romans consiste, encore une fois, à faire preuve d’une savoureuse ironie au carré. Le jeu ne s’arrête bien évidemment pas en si bon chemin. Pierre Pellegrin rappelle que ce « contre ceux qui enseignent les sciences », « souvent désigné sous son titre latin Adversus Mathematicos » comprend six livres. Contre les grammairiens, Contre les rhéteurs, Contre les géomètres, Contre les arithméticiens, Contre les astronomes, Contre les musiciens […] malheureusement, on a pris l’habitude de citer les deux traités (Contre les dogmatiques et Contre les savants) sous le même nom d’Adversus Mathematicos, l’ouvrage comportant alors 11 livres… 43
40
Journal, p. 73-74, cit. par Emmanuël SOUCHIER : Raymond Queneau, op. cit., p. 277-278. 41
(BH, 182) On a du mal à ne pas penser à l’Avenue… Montaigne…
42
cf. « Coup de foudre dans un train de banlieue », chapitre 15 de EH.
43
Introduction à Sextus EMPIRICUS : Esquisses pyrrhoniennes. Éditions du Seuil,
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Il y a ensuite la proximité signifiante entre le prénom du philosophe Empiricus et la sextine. En sus d’une ironie certaine, la logique poétique reprend donc la main. Sextus est aussi une figure emblématique pour un Roubaud passant la frontière romanesque avec un passeport oulipien, par les chemins de traverses frayés par Queneau et Perec, et lui aussi muni du sauf-conduit de la contrainte. Sextus se revendiquait comme un « auteur « sans originalité » assurément, puisqu’il se fait le propagandiste d’une manière de penser, et surtout de vivre, dont il ne se prétend nullement l’inventeur. 44 » Il en va de même pour un Roubaud, au scepticisme avéré, dont les narrations naviguent entre la dénonciation ironique de la doxa de son temps mais aussi – c’est la force du scepticisme – l’évitement de la dogma de l’art du roman. Plus généralement, l’ironie donne le ton, elle augmente l’intensité des contrastes à l’intérieur des récits. D’une part, le désir sensitif et sentimental de connaître le véritable amour (Hortense) est contrebalancé par le matérialisme d’Yvette (et ses anecdotes gynécologiques), et le rationalisme scientifique mêlé d’un goût forcené pour la classification du Père Sinouls. D’autre part, le flair et l’appétit pour l’enquête dont témoigne Blognard, ses tentatives d’élucidations sont mises à mal par le pyrrhonisme taraudant et absolu d’Arapède, quand ce n’est pas par la logique elle-même. Le scepticisme a beau miner contaminer tous les niveaux du récit, il n’a pas pour visée la disparition irrémédiable des cadres traditionnels du roman ou même du romanesque. Les personnages se débattent comme ils peuvent. Ainsi Hortense s’exclame-t-elle : je suis moi, et moi seulement, toujours, dit-elle, je suis moi d’abord; et ensuite je suis amoureuse; et aucun sophisme, aucun prince-chat sceptique, aucun inspecteur de police sextus-empiricien, aucun Malin Génie ne me persuadera que je crois à tort être amoureuse, et être moi. (EXH, 248)
Péripéties, plaisir de la fiction et romanesque ne se dissolvent donc pas pour autant sous le couvert de ces mécanismes plus ou moins avoués. Historiquement, Michel Raimond 45 a parfaitement repéré le coll. « Points Essais », 1997, p. 11. 44
ibid., p. 40.
45
Michel RAIMOND : La crise du roman des lendemains du naturalisme aux années
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reflux massif du romanesque, puis l’échec naturaliste et la crise subséquente du roman moderne au tournant du siècle. La deuxième grande crise du genre, on le sait, se rejoue dans les années 1950-60 et le roman n’est pas plus épargné, puisqu’il reçoit l’étiquette de « nouveau » : L'économie radicale de l'écriture proposée, dans les années 60, par les nouveaux romanciers et le groupe Tel Quel, où le choix […] d’une structuration forte de l'écriture implique en revanche l'éviction totale du romanesque (comme genre aussi bien que comme catégorie).46
L’ironie dans nos romans, revendiqués en tant que tels, porte à la fois sur ses conventions « réalistes » et « naturalistes » mais aussi sur ces « nouvelles » conventions peut-être parce qu’elles ne permettent pas de renouer avec ce goût exprimé par Perec « des histoires et les péripéties, l'envie d’écrire les livres qui se dévorent à plat ventre sur le lit. 47 » Il est donc possible, sans péjoration aucune, de qualifier cette poétique romanesque de « néo-classique », comme le fait Marc Lapprand. D’une certaine façon, il faut avouer que l’homologie avec le « roman classique » qui faisait entrer dans sa composition un certain nombre de facteurs formels, comme le souligne Caillois, est valide : La princesse de Clèves ou Manon Lescaut consistent en un court récit, réduit à l’essentiel, qui étudie les différents moments d’une crise sentimentale ou psychologique. Il comprend peu de personnages, ne s’embarrasse ni de vaine description du décor, ni de la moindre peinture du milieu. De même, il ne s’intéresse ni aux conditions d’existence des héros, ni à leur aspect physique… Son développement purement linéaire, sa forte construction font penser à l’organisation stricte d’un sonnet ou d’une tragédie. 48
À travers cette réinvention d’une règle, le « romanesque » revient sous une forme aporétique, à la fois renforcé et ironisé ; Christelle Reggiani explique ce paradoxe apparent : L’intervention de contrainte d'écriture se donne comme moyen de faire
vingt. Corti, 1965. 46
Christelle REGGIANI : « Amours et naufrages : contrainte et romanesque dans La vie Mode d'emploi », op. cit., p. 36. 47
Georges PEREC : « notes sur ce que je cherche », Penser/classer, Hachette, 1985, p. 9.
48
Roger CAILLOIS : « Puissance du roman », op. cit., p. 159 (nous soulignons).
310
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD revenir le romanesque dans le roman […] Les réponses oulipiennes au sentiment d'une crise du roman se présentent en effet comme des réponses proprement romanesques. La contrainte, en effet, maintient dans la prose un arbitraire, celui de ses prescriptions : ce faisant, elle permet à l'écrivain de conserver la richesse des possibles romanesques en transformant leur contingence en une nécessité de l'écriture. C'est autrement dit l'arbitraire de la contrainte […] qui légitime l'accès à la matière romanesque, en la dissociant de toute idée de gratuité. 49
Et si la contrainte fait revenir le romanesque, ce serait donc au second degré, comme un romanesque sceptique et « citationnel ». On a vu le « rompol » se porter au secours du récit, le romanesque, quant à lui, est sauvé des eaux de prose in extremis, par la contrainte… qui régule l’hétérogène et pallie la « duplicité du récit ».
C. La science mise en tropes L’abbé, comme chacun sait, est l’auteur immortel de la Patrologie, recueil en... volumes des œuvres des Pères de l’Église, tant grecques que latines. (BH, 42)
1. PETITES COSMOGONIES PORTATIVES, GALAXIES SPIRALÉES La contrainte ne se présente jamais d’un bloc dans le roman : elle tuerait tout romanesque. Mais elle peut très bien passer par des métaphores scientifiques pour se montrer. Autant le microcosme du quartier parisien ressemblait à un mobile dont le sens est une énigme à chercher dans les profondeurs du cryptogramme, autant la métaphore du roman, comme résultat d’un mouvement perpétuel, prend les proportions d’un ballet cosmique et spiralaire. Car la spirale, héritage gnostique avant tout, est bien la figure géométrique qui règle nombre d’éléments de l’intrigue. Commençons par les plus évidentes. L’escargot (animal sacré des Poldèves) est figuré sous forme de tatouage sur les fesses des princes sur lesquelles « des traits spiraloïdes » imitant « avec une précision hallucinante le portrait
49
Christelle REGGIANI : « Amours et naufrages : contrainte et romanesque dans La vie Mode d'emploi », op. cit., p. 36.
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de l’escargot sacré qui règne au fronton de la Chapelle Poldève ». La « Terreur des Quincailliers », après chacun de ses méfaits suspend au plafond des séries de casseroles disposées en spirale. Le tout converge, spiralairement, on le sait, vers le 53, rue des Citoyens. Les déductions de Mornacier lui permettent d’anticiper « cette spirale […] très nette » (BH, 54) et « diabolique ». Mais il est finalement logique que Blognard dont le nom est confectionné à partir du patronyme du cognitiviste et spécialiste de la Pattern recognition (qu’on traduira par « reconnaissance de formes ») qu’est Mikaïl Bongard 50 coiffe notre romancier sur le poteau. La giration n’épargne pas plus les personnages. Arapède (sous l’influence de Pyrrhon d’Élis) et Blognard lui-même se retrouvent ainsi « arpentant la pièce, en un mouvement spiraloïde incessant » (EH, 25). Sous le joug de cette implacable loi géométrique, tout se met à pirouetter : les pensées de la pauvre Hortense 51, ses « sentiments » happés par « la spirale du Péché » (EXH, 101), mais surtout les objets qui, par une contamination significative, rappellent tous la spirale et ses effets hypnotiques. C’est donc naturellement par un escalier spiraloïde (EH, 135) qu’on accède au beffroi de Sainte-Gudule. De même, à la fin de l’Exil, Alicius « hausse son tabouret spiralant pour toiser Augre » (EXH, 238). Mais le mouvement spiralaire peut se dissimuler encore davantage et peu partout dans le paysage où l’on aperçoit par exemple l’entrepôt des « engrenages helicoidaux Durand » (EXH, 129, nous soulignons), ou encore dans les ouvrages consultés par Hortense dans la bibliothèque parentale : Havelock Ellis 52. La spirale fait se rejoindre Savoir et Pouvoir (c’est le mode de
50
Les Bongard problems ont été introduits en 1967. Les problèmes initialement au nombre de 100 ont été acclimatés et augmentés par Douglas R. HOFSTADTER dans un ouvrage qui a une vingtaine d’années, récemment réédité et traduit en français sous le titre « Gödel, Escher, Bach. Les Brins d'une Guirlande Éternelle », Dunod, 2000. Pour des exemples de problèmes : www.cs.indiana.edu/~hfoundal/research.html 51 « Lecteur est-ce que le fait pour les pensées d’Hortense de tourner en rond signifie nécessairement que leur trace mnésique dans le cerveau est nécessairement circulaire : peut-être est-elle ellipsoïdale hélicoïdale, même … » (EH, 101, nous soulignons) 52
(BH, 174) Par extension, on pense au film et au livre éponyme de Robert Bober et Perec : Ellis Island – histoires d'errance et d'espoir, P.O.L., 1995
312
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gouvernance de la Poldévie qui veut cela 53), et, dans le même mouvement, s’emboîtent microcosme et macrocosme : Le Sujet de Mme Yvonne était l’Infini. Elle en était redevable au père Sinouls qui avait ouvert devant elle un des infinis les plus impressionnants, effrayant même, celui des espaces cosmiques, avec leurs galaxies comme des grains de sable, avec les bras démesurés des nébuleuses spirales, et les efforts ô combien lents de la lumière pour en faire une communauté vivante, chaleureuse, un bistrot de mondes, quoi. (EH, 216)
La spirale représente le mouvement parfaitement décliné qui prépare à la rencontre entre géographie, géométrie et astronomie. C’est elle qui va figurer le vecteur et le repère de l’avancée dans une prose dont l’infini n’est plus aussi effrayant (pour parodier, après Roubaud, Pascal 54). Évolutions progressives que cette géométrisation qui, de loin en loin, nous conduit de références notoires en noms célèbres (EH, 216). Sinouls est ainsi « grand admirateur de Nicolas de Cuse » ou plutôt – par permutation – de « Cues » (BH, 12). À l’instar de la poésie, les récits devront obéir à un « E pur si muove » galiléen (BH, 87), et s’affirment en tant qu’univers d’éléments combinatoires qui suivent des trajectoires déterminées, qui connaissent des ellipses – mais ne sauraient succomber à une entropie, à un chaos. Outre la « question dite ‘des 3 Corps’ » (BH, 168), qui est un des problèmes de mécanique céleste théorique des plus classiques, la 55 référence galiléenne est la plus fréquente. On la retrouve parmi d’autres dans le Refrain évoqué au Gudule-Bar : « Laplace Le Verrier / Kepler et Ptolémée / Tycho Tycho Tycho Tycho Brahé / Galilée Copernic / Galaxies et Kubrik » (EH, 216). Ces mentions aux plus célèbres astronomes : Galilée, Ptolémée, Nicolas Copernic, Tycho Brahé, ou encore Johann Kepler, Pierre Simon de Laplace ou Urbain Jean Joseph Le Verrier, tous occupés par la détermination – le plus souvent dans la lignée pythagoricienne – d’une mécanique céleste, sont une manière d’affirmer que l’espace romanesque, même effrayant 53
« les Princes continuent à apparaître; et ils continuent à tourner, dans un ballet cosmique spiraloïde sacré cosmogonique et escargotier … » (EH, 276). 54 55
« La pensée de ces espaces infinis… » (BH, 219).
(BH, 87 et 212), (EH, 216). On croise la série/souvenir du Timoleo Timolei des Fleurs Bleues.
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d’infini, est probablement – même si ce n’est que partiellement – calculable. Alexandre Koyré dans son célèbre Du monde clos à l’univers infini rappelle combien « on a souvent – très justement souligné que la destruction du Cosmos et la perte par la Terre de sa situation centrale […] amenèrent inévitablement l’homme à perdre sa position unique et privilégiée dans le drame théo-cosmique de la Création dans lequel il avait été jusque-là à la fois figure centrale et la scène. » 56 Or, Nicolas de Cues ou Pierre de la Ramée alias Ramus (Giordano Bruno) offrent la possibilité de classifications… et de matrices pour maîtriser cet infini. Nicolas de Cues enseigne que l’immobilité ne peut être trouvée nulle part dans l’univers tout entier. Pour [Giordano Bruno] le mouvement et le changement sont signes de perfection et non pas d’absence de perfection. Un Univers immuable aurait été un univers mort ; un univers vivant doit pouvoir se mouvoir et changer. 57
Ainsi, le mouvement pourvu qu’il soit réglé par un algorithme 58 peut gagner les textes dans lesquels permutations, retours, symétries, proportions et relations s’installent. Poids et mesures règlent ce monde mais en même temps le dérèglent. L’espace de Leibniz et Newton devient progressivement, comme on le sait, le vide des atomistes mais en même temps l’infini multiple et dénombrable de Cantor. « Petit à petit, [Madame Yvonne] avait découvert, par le père Sinouls ou d’autres clients, qu’il y avait plein d’autres infinis. Aristote et Cantor revenaient souvent sur le tapis. Elle gardait un faible pour l’infini géométrique, celui de la sphère céleste, mais elle ne crachait pas à l’occasion sur le Nombre, ou le Temps » (EH, 216-217). Par rapport au genre romanesque, c’est la révolution cantorienne qu’opère Roubaud. C’est aussi cela que racontent ces pérégrinations de l’espace et dans l’Espace. Avec Cantor, on passe de
56
Alexandre KOYRÉ : Du monde clos à l’univers infini, Gallimard « idées », p. 64-65.
57
cf. Jacques ROUBAUD et Maurice BERNARD : Quel avenir pour la mémoire ?, op. cit., p. 26. 58
« L’algorithme aurait ainsi comme lointain ancêtre L’ars magna de Raymond Lulle qui inspira à Giordano Bruno son admiration, à Leibniz sa Dissertation De Arte Combinatoria ». Harry MATHEWS : « L’Algorithme de Mathews. » Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 106.
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l’infini en puissance (f) – la limite vers quoi on tend sans jamais l’atteindre – à l’infini réalisé, à l’aleph () de Cantor. La définition aristotélicienne de l’infini, qui a prévalu en Occident pendant deux millénaires, était, on le sait, un fini en expansion non limitée, un espace doté d’une limite repoussable à l’envie… Or Cantor va faire de l’infini un nombre, un nombre illimité de mondes infinis. Si l’ensemble des entiers ´ est infini, on peut construire une correspondance bi-univoque entre N et l’ensemble des entiers pairs P, qui est une de ses parties propres. La voici : à tout entier de ´, faisons correspondre son double qui est pair et donc appartient à P. Inversement, à tout entier pair de P faisons correspondre sa moitié qui est un entier, donc appartient à ´. Voilà l’infini réalisé en acte ! L’ensemble des entiers n’est pas plus grand qu’une de ses parties. Cet infini dévoilé se nomme le dénombrable ou parfois le discret. 59
Deux ensembles sont reconnus comme équivalents si on peut établir une bijection entre eux ; Cantor indique alors qu’ils ont la même puissance. Et, suivant en cela une idée de Dedekind 60, Cantor a donc défini un ensemble infini comme un ensemble à partir duquel on pouvait établir une bijection avec un de ses sous-ensembles. Les ensembles infinis deviennent justement des ensembles qui ne sont pas plus « grands » que certaines de leurs parties. L’infini se définit désormais positivement ; c’est-à-dire qu’un ensemble infini n’est plus conçu comme un ensemble où l’on pouvait indéfiniment ajouter un élément, mais comme un ensemble formant un tout. Ainsi, quelle que soit l’infinitude d’un ensemble, on peut en construire un autre qui soit d’une infinitude supérieure. Il y a donc une infinité d’infinis chiffrables, et surtout « reliables ». L’on connaît la suite... Ces nouveaux nombres, Cantor, les nomme transfinis et il va mettre au point une arithmétique des transfinis. Pour les noter, il choisit la première lettre de l’alphabet hébreu : aleph (). Souvenons-nous maintenant de ce portrait indirect de Roubaud par Lartigue sous les traits de La Ceppède « terrifié par la prose dont on ne peut fixer la limite comptée » : 59
Denis GUEDJ : L’empire des nombres. Paris, Gallimard, Collection « Découvertes », 1996, p. 117.
60
cf. Jean-Pierre BELNA : Cantor. Les Belles Lettres, « Figures du savoir », 2000.
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315
Ainsi la phrase, sous nos yeux en train de s'écrire - et dont nous ne savons si elle évoquera la fuite confuse de la vie, l'ennui de l'heure, l'attente ou l'inquiétude, mais où nous sentons, dès les premiers mots, un plaisir de plume à la glissade, à la métaphore, à l'allongement sans fin […] il n'est aucune règle, aucune loi édictée, précise, qui permette péremptoirement de dire que pour tel effet, à tel propos, en telle ou telle circonstance, une, deux, quatre ou huit lignes conviennent plutôt que douze ! 61
Parallèle à l’opération cantorienne, le fonctionnement de l’écriture consistera à apprivoiser l’angoissant mouvement infini de la prose des mondes romanesques. D’une part en les faisant se replier et se répondre, à l’intérieur du cycle, en façonnant des mondes à partir d’un ou plusieurs algorithmes, d’autre part en organisant des échos et des rimes avec d’autres romans. L’aleph du roman est la formule, la contrainte. 2. PLANCK ET LA ‘PATAPHYSIQUE : QUENEAU S’ATTRAPE Entre l’atome et l’observation, il y a une sorte de vacuum que la théorie doit combler. 62
En présentant les récits sur le mode ironique, en injectant des notions de doute, des décalages, etc. c’est une atmosphère ludique qui s’installe. Les souvenirs d’éléments pataphysiques ont sans doute leur importance dans la trame narrative. L’Hexarchie poldève doit sûrement beaucoup au titre‘pataphysicien d’« exarque. » On connaît aussi les relations historiquement étroites qu’entretiennent le Collège de Pataphysique avec l’ouvroir de littérature potentielle qui a très vite disposé grâce au T. Satrape Queneau de « sa propre daterie et d’une administration demiindépendante. » Jacques Bens 63 et, dans une moindre mesure, Jean Borzic 64 et A. Val. Panaitescu 65 ont narré les péripéties et les influences 61
Pierre LARTIGUE : Beaux Inconnus, op. cit., p. 183.
62
François LE LIONNAIS : Les Grands Courants de la Pensée Mathématique, op. cit., p. 430.
63 Jacques BENS : Queneau, Paris, Gallimard, « La Bibliothèque Idéale », 1962. Jean BORZIC : « Le pataphysicien » Les Cahiers de l'Herne, op. cit., p. 296-301. 64
Jean BORZIC : « Le pataphysicien », op. cit., p. 296-301.
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de la ‘Pataphysique dans les romans de Queneau et su rendre compte de ce que la vitalité de l’humour quenien devait à la ‘Pataphysique. Comme le rappelle Henri Béhar dans La dramaturgie d’Alfred Jarry : C’est au livre deuxième des Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien que se trouvent consignés par Réné-Isidore Panmuphle, huissier les « éléments de ‘Pataphysique » que chacun doit méditer et gloser pour entrevoir la pensée jarryque… 66
Ruy Launoir, dans son ouvrage synthétique, mentionne la formule fondatrice de la ‘Pataphysique : « la science des solutions imaginaires. » Cette science, rappelons-le, a pour objet « de savoir comment et en quoi il y a de l’imaginaire – ou du jeu – dans les diverses solutions que propose la pensée humaine, et par suite, la possibilité de créer de telles solutions. 67 » Et ce ne sont pas les « amis » de l’Auteur et du Père Sinouls « du Centre de Patanalyse comparée » (EH, 117) qui nous contrediront. Jeu, et imaginaire (même empruntés) s’installent avec, en toile de fond, la gidouille du Père Ubu, figurée par une spirale tournant sans fin sur elle-même et transposée en symbole de cette quête éternelle. Plus personnelle est sa « gidouille », autrement nommée « boudouille » ; bozine, giborgne, c’est le lieu des appétits inférieurs, ventre et postérieur, indifféremment… 68
La ‘Pataphysique a aussi le mérite de reprendre – via Jarry – la théorie du clinamen propre à Épicure, transmise par Lucrèce. Le De natura Rerum établit en effet que l’atome, tout en se dirigeant en ligne droite vers le bas en vertu de son poids et de sa pesanteur, dévie légèrement de côté, déclinaison minime qui réintroduit in extremis le hasard. Avant d’être récupérée par les oulipiens (le clinamen devenant l’exception elle-même régulée de la contrainte textuelle), cette réintroduction de l’insignifiant, d’une forme paradoxalement réglée de l’alea sera en quelque sorte acclimatée en terrain scientifique par 65
A. Val. PANAITESCU : « Le jeu des antinomies dans l’humour de Queneau. » Les Cahiers de l'Herne, op. cit., p. 139-147.
66
Henri BÉHAR : La dramaturgie d’Alfred Jarry. Champion, 2003, p. 252.
67
Ruy LAUNOIR : Clefs pour la pataphysique, Paris : Éditions Seghers, p. 21.
68
Henri BÉHAR : La dramaturgie d’Alfred Jarry, op. cit., p. 95.
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Planck, autre référence importante de nos textes (BH, 97, EH, 85, EXH, 17…), Planck va donc bouleverser la physique en un temps où régnait le continu. L’horreur du vide de la phusis, de la nature, sa continuité – natura non fecit saltus : la conception d’une nature « qui ne fait pas de sauts », comme l’avait écrit Leibniz – était en effet, encore souveraine jusqu’en 1900. Le signalement de ce saut intellectuel et scientifique qu’est ce concept de quantum d’énergie planckien, lequel va reconditionner toute la théorie moderne de la physique, nous invite aussi à lire le texte, non plus comme une surface d’un seul tenant, mais en tant que série, morcelée comme une marelle avec des sauts possibles, des accommodements. Autre écho plus allusif de la ‘Pataphysique, la Patrologie de l’Abbé Migne, objet des convoitises du premier volet du triptyque. Launoir nous rappelle la fierté avec laquelle Sa Feue Magnificence le Docteur Irénée-Louis Sandomir (Vice-Curateur-Fondateur du Collège de ‘Pataphysique jusqu’à sa disparition en 1957) exhibait les 150 volumes de la Patrologie Latine de Migne 69. Une Patrologie qu’on a pu repérer à travers la réorganisation géographique de la rue éponyme avec bibliothèque intégrée. Le prénom de Blognard nous rappelle Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry et surtout philosophe patristique. Un commissaire au centre de la toile, qui tisse de nouvelles intersections entre Patrologie et ‘Pataphysique en n’hésitant pas à évoquer Lewis Carroll (volontiers intégré dans la lignée des précurseurs des pataphysiciens) : Pour résoudre les énigmes, disait-il à Arapède, son adjoint, il faut regarder la vérité en face, dans le monde d’au-delà du miroir. 70
On rappelle brièvement l’adage anselmien : « credo ut intelligam » qui affirme pour la première fois la place de la raison dans le champ de la foi : comprendre ce que l’on croit et surtout ce que l’on voit… En prônant une théosophie expérimentale, Anselme Blognard, cousin lointain du Guillaume de Baskerville d’Umberto Eco 71 n’invite69
ibid., p. 78.
70
(EH, 21, nous soulignons) Lewis CARROLL : Alice au pays des merveilles. À travers le miroir (la partie d’échecs) – Édition de Jean Gattegno, Gallimard Folio « classique », 1990. 71
Umberto ECO : Le nom de la rose, (Il Nome della rosa) Le livre de Poche, 1983.
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il pas à un jeu sérieux, c’est-à-dire à lire autrement qu’en suivant des parcours strictement diégétiques ? La ‘Pataphysique n’a d’ailleurs rien en commun avec le patafouillis à maintes reprises honni par Sinouls. Effectivement, il est intransigeant envers les « arguments mous, patafouilliques » (EH, 216217) de la pauvre Madame Yvonne ; quant à Orsells, il se voit décerné le titre de « spécialiste du patafouillis. » (BH, 220) Néanmoins, tandis que le « patafouillique » vide la réflexion de toute rigueur, la ‘pataphysique, son sens de l’humour, son approche de l’imaginaire permet, non seulement d’instaurer le jeu et la distance critique vis-à-vis des formes existantes – versant ludo-sceptique – mais encore de proposer des règles pour obtenir potentiellement des textes autogénérés, dont les règles du jeu se déduisent. La première profession de foi de la sous-commission de l’Ouvroir de Littérature Potentielle est à cet égard édifiante : Le Verbe est intimement potentiel […] c’est en cela qu’il est Dieu. Ainsi aux temps des CRÉATIONS CRÉÉES qui furent ceux des œuvres littéraires que nous connaissons, devrait succéder l’ère des CRÉATIONS CRÉANTES, susceptibles de se développer à partir d’elles-mêmes et audelà d’elles-mêmes d’une manière à la fois prévisibles et inépuisablement imprévues. 72
‘Pataphysique, mais surtout scepticisme et ironie – comme on l’a pu voir – et travail poétique oulipien – on va y venir – se rencontrent pour produire des textes ludiques aux possibilités de lectures plurielles mais régulées, équilibrées. Les textes mettent en jeu un certain nombre de codes et de codes de nombres pour finir par se mettre en jeu eux-mêmes, puisque ces codes leur sont constitutifs. Si l’ironie transparaît aux détours de bien des pages, elle suscite jeu et plaisir mais en même temps, elle est une « communication à hauts risques », du fait de sa complexité : Le lecteur ou l'auditeur doit : - reconnaître une intention ironique chez l'auteur, ce qui suppose le repérage de certains signaux particuliers.passer en revue les sens implicites possibles avant de choisir le « bon » sens visé en excluant les autres ou le seul sens littéral. Cette complexité fait de l'ironie une communication fragile, à hauts risques, qui présente
72
OULIPO : « Le collège de ‘Pataphysique et l’Oulipo : Présentation des travaux de la sous-commission dans le dossier 17 du collège de ‘Pataphysique. » La littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations, op. cit., p. 37.
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des dangers. 73
D’où ce scepticisme organisé comme système de rééquilibrage prégnant lui aussi mais non pour dissoudre tout sens – il serait vain de rechercher absurde ou tragique dans ces aventures. Au contraire, l’objectif initial de la philosophie sceptique n’est pas de se présenter comme une doctrine, encore moins comme un système. « Sextus la définit comme une agôgê, terme qui indique l’action de guider. 74 » On a pu, au fil des pages, remonter à certains éléments qui ont pu présider au choix d’Hortense, comme prénom un peu suranné pour notre belle héroïne. Le poème d’Arthur Rimbaud, devenu Rainbow dans La Vie Mode d’Emploi, le H sollersien… le « cherchez Hortense » rimbaldien se fait à travers un jeu de règles ironiques et rhétoriques mais aussi didactiques. Il s’agit donc de donner la main au lecteur et de l’éduquer en jouant dans un dédale syncrétique, dans un objectif très similaire à L’Hortensius, de Cicéron. L’Hortensius (ou plutôt ce qu’il nous en reste puisqu’un travail de reconstitution de l’original a été rendu nécessaire 75) peut être considéré, en partie, comme le « plagiat par anticipation » (notion chère aux oulipiens) de notre cycle d’Hortense. D’imitation en imitation (le Protreptique de Jamblique 76 calqué sur celui d’Aristote, rejoint par le Contra Academicos de Saint Augustin, lequel nous rattache évidemment à Sextus), l’Hortensius, compilation hypertextuelle par excellence, débute sur des réflexions sur le déclin inévitable de l’art oratoire, sur le vieillissement de l’éloquence romaine : « tout en continuant à admirer l’éloquence, Cicéron ne la considère plus comme maîtresse de la civilisation. 77 » Et le rhéteur de rechercher dans la 73
Philippe HAMON : L’ironie littéraire…, op. cit., p. 36
74
Pierre PELLEGRIN : introduction aux Esquisses pyrrhoniennes de Sextus EMPIRICUS, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1997, p. 45.
75
« notamment à cause des « confusions palimpsestes avec le Lucullus ». CICÉRON : L’Hortensius, histoire et reconstitution - fragments réunis par Michel Ruch. Paris, Les Belles Lettres, coll. « études anciennes », 1958, p. 57. Page 49, M. RUCH ajoute que l’on retrouve les traces de l’Hortensius disparu dans le tome 57, p. 783 de la… Patrologie de Migne. 76
Madame Orsells s’appelle Hénade Jamblique.
77
Michel RUCH : L’Hortensius de Cicéron – histoire et reconstitution, op. cit., p. 34.
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sapientia de nouvelles raisons de vivre… Faut-il encore souligner le parallèle entre projets ? Ces fragments de dialogues entre Catulus qui fait l’éloge de la poésie, (Lucullus prend le parti de l’Histoire tandis qu’Hortensius reviendra sur les fleurs de l’éloquence) constituent un ouvrage de vulgarisation qui doit « lancer » la série des textes philosophiques : le de finibus, les Académiques, les Tusculanes… Ils forment ce que l’on appelle un protreptique : « Un protreptique ne s’adresse pas à des savants, mais plutôt à des profanes, il a une allure plutôt populaire et pas un caractère scientifique stricto sensu. 78 » Il y a de cela dans le cycle hortensien, le désir d’une démonstration qu’une rencontre, sous le signe mathématique de l’intersection, est peut-être finalement possible entre de la poésie et du roman. 3. APPAREIL D’ÉRUDITION Je découvris que l'histoire ne se pouvait comprendre sans la chronologie et la géographie, qui ne me parurent pas compréhensibles sans l'astronomie et la cosmographie, et l'astronomie et la cosmographie sans la géométrie et l'arithmétique. 79
Dans ce « jeu de mémoire délibéré » (MAT, 43) qu’est Mathématique :, Roubaud explique et revient amplement sur la chaîne causale, les hasards et les nécessités qui l’ont amené à se frotter aux axiomes et à la mathématique. Le « coup d’état du général Bourbaki », l’état des lieux et les bouleversements du paysage scientifique occupent largement ce volet du Grand Incendie. Dans nos trois ouvrages, le compas historique s’écarte davantage et le défilé des silhouettes des mathématiciens ne se limite pas à celles connues – ou moins connues – des contemporains. Le collectif « général Bourbaki » (EXH, 228) n’est donc pas le seul à figurer dans cette « distribution » qu’on ne recensera pas in extenso. Signalons brièvement que les allusions aux mathématiciens ne se limitent pas aux frontières algébriques mais englobent et même 78
ibid., p. 17.
79
Raymond QUENEAU : Pierrot Mon Ami, op. cit., p. 1135.
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débordent tous les horizons de l’empire mathématique (géométrie, logique…) Hormis les références aux combinaisons de la sextine, aux nombres de Queneau et à Fibonacci, sans mentionner celles plus masquées à Pythagore que nous examinerons plus avant, il s’agit d’abord et dans la majorité des cas « d’appel à témoins », comme l’indique Paul Braffort 80. Au sein de la trame narrative, on se construit une anthologie et une généalogie mathématiques. Ainsi, le « jeune Gauss » (EXH, 117) convoqué discrètement, l’est probablement autant pour son Theoria motus corporum caelestium que pour son « principe de la moindre contrainte » (!) portant sur la science de l'équilibre et du mouvement. Outre les problèmes logiques des familiers de ce type d’exercices (bateau de Thésée, couteau de Lichtenberg… (EXH, 248)) incarné par le contemporain Raymond Smullyan 81, exercices qui connaissent aujourd’hui un regain de succès 82, le lecteur tombe sur des noms la plupart du temps associés à leur théorème le plus connu. L’Antiquité fournit une partie de cette sélection 83 : ne citons pour l’instant que Pappus, auteur au IVème siècle de notre ère d’une Collection mathématique (EH, 46) et Thalès (EH, 59). L’époque médiévale s’autorise une de ces « fausses étymologies » récurrentes puisque le texte fait dériver le terme « algorithme » d’« Abu Ja’far Mohammed » (EXH, 141) (surtout célèbre par son traité d’astrologieen 80
Paul BRAFFORT : Science et Littérature. Les deux cultures, dialogues et controverses pour l’an 2000. Diderot éditeur « Arts et sciences », 1998.
81
« On n’ignore pas, depuis l’enquête de M. Raymond Smullyan rapportée dans son livre dont le titre est nécessairement Quel est le titre de ce livre ?... » (EXH, 137). Smullyan, auteur effectivement de What Is the Name of This Book - The riddle of Dracula and other logical puzzles, (Prentice Hall; 1978) est le spécialiste anglo-saxon des problèmes logiques (« Logical Puzzles ») – avec le célèbre Martin Gardner auquel l’Oulipo ne manque pas une occasion de rendre hommage – l’Atlas lui est dédié. 82
cf. Armand HERSCOVICI : La spirale de l’escargot – contes mathématiques. Éditions du Seuil, 2000. 83
Paul BRAFFORT inclut dans cette série antique de « ceux qui comptent » : Xénophane, Pythagore, Simonide, Héraclite, Eschyle, Pindare, Parménide, Sophocle, Empédocle, Zénon l’Éléate, Anaxagore, Euripide, Socrate, Démocrite, Aristophane, Platon, Diogène le Crétois, Aristote, Épicure, Théophraste, Chrysippe, Cicéron, Lucrèce, Virgile, Simon Pline, Lucien, Diogène Laërce, Plotin. Science et Littérature. Les deux cultures, dialogues et controverses pour l’an 2000, op. cit., p. 40 sq.
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dépit de sa traditionnelle attribution à Al Khwarizmi – qui le précède d’un siècle.) Mais l’on sait que les frontières mathématiques sont longtemps restées poreuses, en tout cas étrangères aux préoccupations de spécialisation. Leonardo de Pise, dit Fibonacci (EXH, 69), dont les suites interviennent dans la construction du roman, fait l’objet d’une mention discrète… Entre 1460 et 1550, les seconds rhétoriqueurs s’intéressent aux nombres et à la combinatoire : Molinet, Crétin, présents à titre de personnages, mais aussi Meschinot dont les litanies de la Vierge ont fait l’objet d’une étude roubaldienne. La Renaissance et l’Âge classique figurent également en bonne place. Outre Pascal, et Leibniz, qu’on a déjà rencontrés, on retrouve Gérard Desargues (1591-1661) et probablement Alain Girard (EH, 148, 218 et 280), auteur de théories équationnelles. L’ère moderne – avec pour symbole Newton et sa « culture des pommes » (BH, 195 et 209) – installe définitivement les mathématiques comme clef de voûte pour les calculs astronomiques, les lois physiques alors que se délitent peu à peu les liens entre l’astrologie et l’astronomie, la littérature et la science. Établissant des passerelles entre Wagner et Rudolf Clausius (la notion d’entropie), Baudelaire (ses « correspondances ») et les géométries non euclidiennes de Bernhardt Riemman, Braffort évoque les « espoirs d’une première modernité suivis de désenchantements », d’une fracture épistémologique entre lettres et sciences finalement que très nettement l’oulipo, entre autres, s’emploiera à tenter de réduire en l’inscrivant dans les deux manifestes de l’oulipo rédigés par le mathématicien François Le Lionnais. C’est d’ailleurs le même François Le Lionnais « Président-Fondateur et Fraisident-Pondateur de l’Oulipo, et son Secrétaire, Marcel Duchamp » (EH, 85) et son Dictionnaire des Nombres Remarquables (EH, 112) qu’on retrouve dans le deuxième volet de nos aventures. On peut conclure ce défilé de noms avec : – Russell (dont Blognard hérite d’un sabre de rasage (BH,210)) – Planck (BH, 97 et EH, 85), – Edwards Morley (EXH, 86) ou le célèbre professeur de mathématiques de Princeton, Edward Nelson, (promu facétieusement dans le récit « amiral Edouard » (EH, 48) – en compagnie duquel Sinouls boit un pot).
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On propose ainsi un panorama des problèmes mathématiques passés et contemporains, et l’on sollicite la culture encyclopédique du lecteur. Dans nos trois volets, outre la présence de contraintes mathématiques, la science et ses serviteurs sont majoritairement convoqués pour le pouvoir métaphorique qu’elles suscitent. Aux phénomènes lumineux et électromagnétiques de l’amour, est par exemple associé l’emblématique James Clerk Maxwell (EH, 67). Si l’existence de contraintes mathématiques dans les récits est indéniable, et l’on en verra plus loin présupposés et effets, les premières lectures ne peuvent néanmoins d’emblée que remarquer la présence appuyée de ces noms et « grands courants » de la mathématique 84. Le portrait de l’écrivain en mathématicien est ainsi accroché presque subrepticement dans une longue galerie de prédécesseurs célèbres avec lesquels tranche la modestie de l’Auteur – parti prendre, dans le deuxième volume, des cours particuliers de géométrie avec Carlotta. À vrai dire, rassurez-vous, mon cher Lecteur, vous n’avez pas besoin de prendre vous-même des leçons de géométrie. Il vous suffira d’assister, en spectateur, à celle qui va se dérouler devant vos yeux. La géométrie n’est pas absolument indispensable à la saisie des données de cette histoire. (EH, 49)
Y compris dans le GIL, série de textes dont l’organisation est a priori plus complexe, Roubaud préserve toujours un certain de degré de lisibilité et ne donne jamais dans l’hermétisme. Références et utilisation des mathématiques peuvent bien être appuyées, elles ne sont jamais absconses ou hors de portée. Quoi qu’il en soit, le système que j’ai prévu est suffisamment discret et praticable pour ne pas interdire a priori que mon livre soit lu par plus que quelques dizaines de fous oulipiens. L’intervention de contraintes (il y en a), même les plus extravagantes au regard des habitudes de la fiction, ne sera pas affichée, afin de ne pas écarter de moi, d’avance la totalité des lecteurs, allergiques, je le sais, à ces frivolités. (GIL, 40)
84 Pour en finir avec cette galerie de références : le Professeur SHAHANISKOÏ et ses commentaires sur les yaourts (EH, 223) renvoient à Robert W SHAHAN – spécialiste de Spinoza, Malebranche et Leibniz. La Méthode Monte-Carlo (EH, 156) consiste à échantillonner un système dont on connaît l’expression mathématique de la distribution de probabilité des configurations à l’équilibre. On peut donc y voir une indication métatextuelle puisque le roman à contraintes s’oppose, comme on le sait à l’aléa…
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Dans le cahier des charges de La Vie Mode d’Emploi, parmi les dix citations empruntées à Roubaud, Bernard Magné repère au chapitre II, un extrait de la thèse de mathématique de Roubaud 85. Ce paragraphe assez long de la formule de Taylor, qui permet, au voisinage d’un point, de remplacer une fonction « suffisamment régulière » par un polynôme qui lui est « approximativement » égal, échappe à la compréhension de la plupart des lecteurs et troque surtout sa « fonction discursive » contre une « fonction narrative » et « devient texte, c’est-àdire qu’il ne prend plus sens par rapport à la cohérence d’une recherche mathématique mais dans l’économie générale d’un roman. 86 » Outre ces portraits croisés de mathématiciens qui ont valeur de symbole, les références aux problèmes numériques éviteront la partie imaginaire des nombres devenus complexes ou hypercomplexes pour se concentrer sur ´ – ensemble des entiers naturels – l’imaginaire qu’ils drainent avec eux et les fascinantes constructions formelles et combinatoire qu’ils permettent.
II. Noces des chiffres (Morgan) et des lettres (Hortense) Faire de l’Algèbre était protéger l’ancien sentiment pur du nombre, musical, rythmique, esthétique, tout autant que philosophique de la tradition antique en lui réservant dans ma vie une place ludique, sentimentale, obsessionnelle… (GIL, 299-300)
En même temps que les modèles narratifs traditionnels semblent mis à mal, l’ironie persistante, le nombre important de références scientifiques et plus encore l’intervention récurrente de chiffres, sont autant de signaux au lecteur que des messages chiffrés se glissent entre les lignes courbes de notre belle et érotique héroïne. Les anciennes boîtes à musique possédaient des engrenages entraînant des cylindres disposant d’aspérités qui faisaient vibrer les 85
« Formule de Taylor, lemme. » La Vie Mode d’Emploi, p. 24. cf. Bernard MAGNÉ : « petit lexique perecquien », op. cit. 86
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 85.
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lames d’acier pour traduire une partition musicale, un programme, des notes. Tant d’ingéniosité rapidement conduisait à s’intéresser autant à la performance de l’automate – et de son concepteur – qu’à la partition musicale elle-même. Si, de manière analogue, les premières manifestations des « contraintes » (terme au départ de mécanique « grandeur qui caractérise l’intensité des forces superficielles ») sont repérables, c’est parce qu’elles rythment le récit en prose qui, on le sait, en a bien besoin. Leur repérage est susceptible de donner toute la mesure du travail de l’écrivain, non seulement en retrouvant esquisses et mécanismes générateurs, mais en laissant entendre toutes les harmoniques des textes. Les sons harmoniques, dont la fréquence peut être double, triple... de celle du son fondamental, ne sont pas des sons accessoires, ils contribuent pleinement au timbre de l'instrument ou de la voix. Formules mathématiques et formules poétiques vont se combiner pour devenir sous la forme de la contrainte, les guides de l’écriture romanesque…
A. lois de l’attraction : Certes, il serait exagéré de prétendre, à partir de là, qu'il y aurait désormais une formule littéraire spécifique qui serait le « roman oulipien », mais on peut affirmer l'existence de ce qu'il faudrait plutôt appeler « le roman d'oulipien… » 87
1. LA
« SOUVERAINE TRANSCENDANCE 88 RÈGLES ET DES NOMBRES »
DES
On se doit de faire une brève boucle historique pour ressaisir l’ensemble des facettes terminologiques de cette notion de « contrainte », notion à laquelle s’accolent désormais les travaux oulipiens. Le 19 décembre 1960, l’éphémère SéLitEx (« Séminaire de
87
Marcel BÉNABOU : « Quarante siècles d’oulipo » L’Oulipo. Magazine Littéraire op. cit., p. 24.
88
Claude BURGELIN : Préface à OULIPO Un art simple et tout d’exécution, op. cit., p. 12.
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Littérature Expérimentale ») cède la place à l’Oulipo. Lescure 89 et surtout Bens 90, acteurs et témoins privilégiés, retranscrivent les premières réunions qui se tiennent sous la houlette doublement bienveillante et débonnaire de Queneau et Le Lionnais. Les anecdotes savoureuses et surtout les formules qui font date abondent, complétées par l’article « Littérature Potentielle » et les deux Manifestes 91. Ce qu’est ou croit être l’OU.LI.PO. Nos recherches sont : 1° Naïves : [...] nous essayons de prouver le mouvement en marchant. 2° Artisanales : mais ceci n’est pas essentiel. Nous regrettons de ne pouvoir disposer de machines… 3° Amusantes : tout au moins pour nous. 92
Déjà avec le souci de la communauté (« nous ne devons jamais oublier que les travaux de l’Oulipo sont communs 93 »), le groupe se propose de prime abord de manipuler, de recombiner le langage, en tirant profit de ses jeux, de ses écarts, de ses manques. Le terme de « contrainte », terme promis à un vif succès ultérieur, ne s’impose donc pas immédiatement. Les premières réunions montrent davantage les membres de l’Oulipo se proposant de démonter des structures langagières, de les décaler pour trouver quelque chose de « potentiel. » Mais, la notion de potentialité, trop floue, n’atteint pas le rendement espéré ; le débat a bien eu lieu : l’on s’est interrogé pour savoir que considérer comme « potentiel » : les œuvres ou les procédés ? Quand Jacques Bens défend que l’application d’un « procédé » ne suffit pas à préjuger de la potentialité d’une œuvre, Le Lionnais restreint la potentialité au seul « procédé. 94 » C’est du côté de Queneau et de la notion classique de « règle » que le premier cercle oulipien se tourne ; cherchant les synthèses, adaptations et compromis possibles. Le Lionnais précise : « nous 89
Jean LESCURE : « Petite histoire de l’oulipo » La littérature potentielle, op. cit., p. 30.
90
cf. Jacques BENS : OuLiPo, 1960-1963. op. cit..
91
cf. les deux « manifestes » de François LE LIONNAIS : La littérature potentielle, op. cit., p. 15-18 et 19-23.
92
Raymond QUENEAU : « Littérature potentielle », op. cit., p. 298.
93
cit. par Jacques BENS : OuLiPo, 1960-1963, op. cit.,p. 65.
94
« je crois qu’il ne suffit pas qu’un texte ait été écrit suivant une certaine méthode pour qu’il accède à la potentialité. », ibid. p. 129.
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pourrions aisément chercher la généralisation des règles ou des méthodes que nous aurions découvertes. D’autre part, nous aurions la possibilité d’appliquer systématiquement ces règles ou méthodes à de nombreux textes […] cherchons donc le procédé à faire des procédés 95. » D’un commun accord et d’un effort partagé, tandis que Le Lionnais attire le texte vers l’axiomatisation, Raymond Queneau, avec la science encyclopédique qu’on lui connaît, rappelle le cas de ces poèmes à formes limitées, dans lesquels « seuls sont déterminés le nombre de vers et la nature du sujet, poèmes à forme limitée » et ces poèmes à formes fixes qui « obéissent à des règles strictes portant soit sur la longueur des vers employés, soit sur l’ordre, l’alternance ou la répétition de rimes, de mots ou même de vers entiers. 96 » C’est donc en observant les formes passées, en exploitant, extrapolant ou en transposant leurs « règles », que les oulipiens installent progressivement la contrainte au cœur de leurs préoccupations. En même temps qu’il se tourne vers le passé, et qu’il se constitue une généalogie de « potentiomaîtres » qui irait des Grands Rhétoriqueurs à Roussel, l’Oulipo, se veut d’ailleurs innovant : L’anoulipisme examine et classe les œuvres anciennes ou modernes d’après leur degré de potentialité. Le synthoulipisme invente des structures entièrement nouvelles. 97
Significativement, entre le Premier « Manifeste » stipulant que «toute œuvre littéraire se construit à partir d’une inspiration (c’est du moins ce que son auteur laisse entendre) qui est tenue de s’accommoder tant bien que mal d’une série de contraintes et de procédures 98 » et le Second, la contrainte – ou plutôt les « structures contraignantes 99 » germinent et gagnent du terrain dans les prescriptions oulipiennes. 95
ibid., p. 104.
96
Raymond QUENEAU : « La Lipo » Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 302.
97
François LE LIONNAIS : « La LiPo (Le premier manifeste) », La littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations, op. cit., p. 17. 98 99
ibid., p. 16.
…le reflux de la vague structuraliste emportera définitivement avec lui le substantif, rapidement détourné en structurEliste cf. François LE LIONNAIS : « Le second manifeste», op. cit., p. 19.
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Les préoccupations mathématiques et formelles de Roubaud font naturellement de lui le premier membre coopté moins de six ans après la fondation de l’Ouvroir : …je me rapprochais de manière beaucoup plus nette des principes d’une écriture sous contraintes explicites, formelles (que j’avais déjà mise en œuvre, en quelque sorte localement, par différents moyens, dans plusieurs sonnets). Je me mettais à faire de l’oulipisme sans le savoir […] Car j’ignorais jusqu’à l’existence de ce groupe bizarre fondé plusieurs années auparavant par François Le Lionnais et Raymond Queneau, qui était encore, à l’époque, un groupe de recherches, d’expériences littéraires quasi clandestin. (POE, 501)
Le plus grand dénominateur commun des deux fondateurs est évidemment leur passion de la contrainte. Avec des nuances puisque Roubaud, lui-même, distingue a posteriori au sein de l’oulipo : - un « pôle Queneau » magnétisé par la passion numérologique, « la recherche d’un nouveau nombre d’or, le nombre alchimique et chimique du roman ou du poème. 100 » - un pôle Le Lionnais pour qui « la contrainte s’épuisait dans le geste de sa découverte, dans sa définition… à la limite, il n’était pas nécessaire qu’un seul texte soit écrit satisfaisant à une contrainte oulipiennement formulée. 101 » Pour Le Lionnais, la contrainte est donc essentiellement un « problème » au sens mathématique du terme. - un troisième pôle dit « Queval/Caradec » autour duquel sont rassemblés les travaux oulipiens – de moins en moins nombreux – qui n’obéissent finalement pas de manière générale aux prescriptions et à cette axiomatisation systématique qu’est la contrainte, ou qui fait mine d’en posséder – contrainte dite « canada-dry. » 102 Désormais, la contrainte n’est plus un simple « exercice d’échauffement », elle devient la condition sine qua non de la potentialité : « l’écrivain oulipien est de ceux qui se préoccupent au plus haut point des potentialités d’une contrainte 103 ». Une relation 100
« L’auteur oulipien », dans L’Auteur et le manuscrit, op. cit., p. 80.
101
ibid., p. 81.
102
cf. Paul FOURNEL et Jacques JOUET : « L’écrivain oulipien ». Magazine Littéraire, Paris. vol. n°245 (septembre 1987), p.90-94 et J. ROUBAUD (P&M, 92). 103
ibid., p.91.
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particulière faite de gradations s’installe entre le procédé et le résultat textuel produit, aux résultats sémantiques ou esthétiques plus ou moins probants. L’efficacité d’une structure, c’est-à-dire l’aide plus ou moins grande qu’elle peut apporter à un écrivain dépend d’abord de la plus ou moins grande efficacité d’écrire des textes en respectant des règles plus ou moins contraignantes. 104
L’auteur oulipien devient donc, selon l’image bien connue, « le rat qui construit le labyrinthe duquel il se propose de sortir ». Il se doit d'inventer des structures, des formes ou des contraintes nouvelles, susceptibles de permettre la production d'œuvres originales. Dans cette recherche, l'importation de concepts mathématiques, l'utilisation des ressources de la combinatoire (dont Queneau avait donné, l'année même de la naissance de l'Oulipo, un exemple déterminant avec ses Cent mille milliards des poèmes) sont les instruments principaux. Cet appel à la science fait l'une des originalités du groupe, et explique la composition de l'Oulipo, marquée dès l'origine, on l'a vu, par la présence conjointe, et la collaboration étroite, de « littéraires » et de « mathématiciens ». La contrainte devient donc une machine à écrire et à calculer du texte puisque « le poète même le plus réfractaire aux mathématiques est bien obligé de compter jusqu’à douze pour composer un alexandrin. 105 » Assez paradoxalement, le rôle des contraintes consiste ainsi à réguler plutôt que juguler : « les contraintes sont heureuses, généreuses, inhérentes à la littérature», « la contrainte est féconde… 106 » Elle installe donc au cœur du langage des obstacles qui le forcent à sortir de son fonctionnement routinier, pour emprunter des chemins inédits, lents et escargotiers, courbes et détourés comme des sentiers qui bifurquent. « La contrainte exige de son opérateur qu’il ne s’arrête pas à la solution langagière spontanée, mais qu’il cherche plus loin celle qui obéisse à la contrainte… un travail du détour, dont l’écrivain oulipien ne craint pas de revendiquer le caractère
104
François LE LIONNAIS : « Le second manifeste», op. cit., p. 20.
105
Raymond QUENEAU : « La Lipo » Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 304.
106
Paul FOURNEL et Jacques JOUET : « L’écrivain oulipien ». op. cit., p. 91.
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artificiel. 107 » 2. SOUVERAINE TRAINTE
HORTENSE, SOUVERAINE CON-
La mathématique, pour moi, est d’abord nombre, ne m’est vitale que comme nombre ; et il en est de même de la poésie. (GIL, 301)
Fort de la réflexion sur ses propres pratiques, l’oulipo a donc privilégié et prolongé ses réflexions sur son « art de la contrainte », et s’est doté d’outils conceptuels et de formules qui font date. Formules d’abord mathématiques ou péri-mathématiques, comme l’indique le premier compendium car l’oulipo, à ses débuts, a revendiqué le modèle bourbakiste de la rupture, une « ambition hausmannienne » (MAT, 123). Roubaud reviendra sur ce choc en retour de Bourbaki sur les lettres : « si le discours bourbakiste de la topologie était une narration (il l’était en un sens), cette narration n’était d’aucun type éprouvé par moi jusqu’alors » (MAT, 160). Ainsi, en mathématique, comme en poésie, « le monde ancien avait été mis à bas » (MAT, 37). Trois traits au moins apparentent donc Oulipiens et Bourbakistes : le caractère collectif de leur travail ; la volonté d'embrasser dans sa totalité un champ donné ; l'utilisation d'un outil stratégique privilégié (pour Bourbaki : la méthode axiomatique ; pour l'Oulipo : la contrainte). On connaît les limites de cette homologie, il n’empêche que l’ouvroir conservera dans son projet la tentative d'une exploration méthodique, systématique, des potentialités de la littérature, et plus généralement de la langue sous les fourches caudines des nombres. Et dans cette recherche, l'importation de concepts mathématiques, initiée par les 10^14 de Poèmes queniens, donne le départ de l'utilisation des ressources offertes par la combinatoire. Christelle Reggiani a parfaitement examiné et intelligemment délimité les mécanismes et les ambiguïtés de cette « rhétorique de la contrainte » qui s’élabore, en s’appuyant notamment sur les travaux de Goodman sur l’esthétique 108. 107 108
ibid., p. 92.
cf. Nelson GOODMAN: « Quand y a-t-il art ? » - « Esthétique et Poétique », dir. Gérard GENETTE, Éditions du Seuil, « Points », 1993, p. 67-82.
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Les textes contraints sont donc « bi-phasiques » et provoquent un dédoublement du scripteur de la « figure auctoriale » : l’inventeur construit un ordre formel pouvant éventuellement être écrit ultérieurement comme texte, par le poète. Bref, « la production du poète est vue comme l’effectuation contingente d’une structure. 109 » On peut reprendre quelques-uns des éléments de la contrainte avec Roubaud lui-même : La contrainte oulipienne est arbitraire. Le rôle primordial de la mathématique dans l'Oulipo trouve la une de ses motivations principales : rien de plus arbitraire qu’une contrainte littéraire dont l'origine est de nature mathématique. - L'Oulipo est un compositeur collectif. La contrainte oulipienne est potentielle. Une contrainte oulipienne doit être examinée toujours, du point de vue de sa potentialité, de sa capacité à produire des exemples. - La contrainte oulipienne est explicite. Ceci implique l'existence, obligatoire, d'un cahier des charges du texte oulipien composé sur une contrainte ou une famille de contraintes. 110
L’écrivain oulipien est donc, sinon pluriel et collectif, du moins bifide : il y a l’inventeur qui fournit une matrice ordonnant et commandant l’écriture de l’œuvre, dans un texte qui n’est pas celle-ci et éventuellement commentant cette même écriture. Et, d’autre part, il y a l’écrivain aux prises avec l’écriture proprement dite, et qui a en charge la textualisation (l’effectuation) de la contrainte. L’inventeur et l’écrivain ne sont parfois pas la même personne. Mais une telle écriture n’est pas toujours accompagnée, doublée d’un autre texte qui figurerait son mode d’emploi. La contrainte n’est donc pas toujours aussi explicite qu’il paraît. Marc Lapprand a ainsi classé les contraintes oulipiennes en fonction d’un tableau à double entrée distribuant de part et d’autre l’explicite/implicite et le visible/invisible. La contrainte explicitevisible relève du « mode d’emploi ». contient ainsi des remarques liminaires qui fondent un mode d’emploi de lecture très précis. Les « indications liminaires » des deux premiers volumes de la
109
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 42. 110
Jacques ROUBAUD : « Notes sur l’Oulipo et les formes poétiques ». Un art simple et tout d’exécution, Cinq leçons de l’Oulipo, op. cit., p. 21-32.
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Bibliothèque Oulipienne 111 par Roubaud, relèvent de cette fonction didactique. La contrainte explicite-invisible : c’est le cas des Épithalames et autres Beaux Présents. Dans ce cas, seul un commentaire contextuel et circonstancié peut rendre présente la contrainte qui resterait autrement invisible. La contrainte implicitevisible : « le texte est livré sans préavis. 112 » Pour terminer : la contrainte implicite-invisible. Lapprand choisit l’exemple de Si par une nuit d’hiver un voyageur… et son adaptation « très libérale du carré sémiotique de Greimas 113 » et une base 12. Et Lapprand d’ajouter : « lorsque la contrainte est implicite, on dirait que l’auteur s’ingénie à aiguiser l’appétit textuel du lecteur, alors que lorsqu’elle est explicite, le texte tend à devenir une simple démonstration 114. » Dans le cas d’une contrainte globalement implicite-invisible, comme c’est le cas de nos romans « la lisibilité partielle de la contrainte instanciée 115 » doit être assurée… L’intervention du métatextuel dans l’écriture est donc censé révéler ou dévoiler, au sein même du texte contraint, les mécanismes qui ont présidé à sa propre écriture. C’est en particulier le cas lorsque se met en œuvre ce que les oulipiens appellent le « principe de Roubaud » (« un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte 116 »), principe naturellement en vigueur dans les romans. Mais ceci ne peut se faire que de façon oblique. À aucun moment, la contrainte n’est littéralement expliquée, présentée comme mécanisme à l’œuvre à l’intérieur du texte. À la base, comme l’indique Christelle Reggiani, la contrainte « est un propos injonctif et théorique qui n’est pas homologue au texte dont elle conduit la genèse. La Vie Mode d’Emploi n’est pas une amplificatio de 111
Jacques ROUBAUD : « Indications liminaires », pp. VIII-IX du volume I de La Bibliothèque Oulipienne, op. cit., et « Indications liminaires », pp. XIII-XIV du volume II de la Bibliothèque Oulipienne (fascicules 19 à 37). Éditions Ramsay, 1987. 112
Marc LAPPRAND : Poétique de l’Oulipo, op. cit., p. 51.
113
ibid., p. 52.
114
ibid., p. 54.
115
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 270. 116
« Deux principes parfois respectés par les travaux oulipiens », Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 90.
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la formule du bi-carré latin. 117 » De la même façon, les trois volumes ne sont pas des amplifications de sextines. C’est donc plutôt à travers des séquences plus ou moins fugaces, des figures imposées, des manifestations indirectes, des stratégies allusives, que la forme utilisée transparaît. À vrai dire, le terme figure explicitement à deux reprises, dans le deuxième volume, associé à Lartigue et la thématique de la recette : Elle avait utilisé la recette du célèbre cuisinier Pierre Lartigue, qui se présente sous la forme d’un poème de six strophes avec un envoi, une sextine. Le résultat était une merveille et Blognard abordait le travail de la semaine dans d’excellentes dispositions. (EH, 135)
On savourera cette deuxième définition qui quelques pages plus loin, rend le sens moins pur et plus suspect : Enfin, M. Pierre Lartigue, cuisinier, collectionneur de sextines (une variété rare de champignons). Mme Getzler, Mme Blognard, M. Pierre Lartigue sont des daubistes acharnés, et la daube de ce jour a été confectionnée selon une recette spécialement rédigée par M. Pierre Lartigue, qui a donné à l’Auteur l’autorisation de la reproduire, ce dont il a été remercié au précédent chapitre. (EH, 269)
Les conséquences de cette dissociation auctoriale et d’un emploi assez fréquent du métatextuel comme dévoilement oblique et partiel du texte, mériteront un développement ultérieur. On peut d’ores et déjà soutenir que ce système débouche sur une potentielle ambiguïté de la réception : un lecteur averti en vaut deux. « On peut lire le texte soit en essayant de déceler la contrainte, « on peut lire le texte pour luimême, sans chercher à mettre à jour son procédé de fabrication. 118 » Or, manifestement, les romans du cycle en distribuant une série d’indices mathématiques, chiffrés, nous préparent à cette lecture binoculaire. On est donc en prise avec une stratégie appuyée sur la mathématique qui s’exerce à plusieurs niveaux : structurels et infrastructurels, mais qui doit surtout rester ludique.
117
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 202. 118
Marc LAPPRAND : Poétique de l’Oulipo, op. cit., p. 47.
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B. « Manières de faire des mots » La littérature ne renvoie pas au monde mais à la littérature. Mais la littérature, c’est bien entendu, toujours le monde. 119
Dans notre premier chapitre, on a largement pu évoquer la dualité irréductible voire l’antagonisme entre prose et poésie exacerbés par une conception roubaldienne condamnant, d’une part l’absence de forme de la prose, et d’autre part, la dissolution du fait poétique. Toutefois, l’on pouvait difficilement accroire que dans ces romans d’un poète, le langage ne reçoive pas la célébration qu’il mérite, qu’il ne se prenne pas pour objet, ne serait-ce pour se comprendre, se décrire lui-même mais aussi s’étonner de ses propres possibilités. Jouer la partition du langage avec virtuosité, le conduire à la jubilation s’auto-célébrer, cela signifie, selon Claude Burgelin : Se délecter de sa polymorphie, de ses ambiguïtés, de son aptitude à l’équivoque – bref de ses capacités à l’échappée, à la fuite, au glissement, […] de son art tout ironique à mener là où on ne savait pas que l’on irait. Mais c’est tout autant s’enchanter de son pouvoir de structuration, de tressage et de construction, de la force de cet outil qui mène là où on veut qu’il aille. 120
En écrivant son cycle romanesque, Roubaud ne renonce donc pas pour autant à cette stricte séparation générique. L’on a perçu comment l’aménagement, l’adaptation de la forme poétique s’effectue sous l’égide unificatrice de la contrainte et – en partie de la sextine. Les trois romans drainent en eux un certain nombre d’éléments poétiques qui contrarient la tentation du flot narratif, hypothéqué par sa tentation de l’informe et uniforme.
119
Jean LESCURE : « Petite histoire de l’oulipo » La littérature potentielle, op. cit., p. 30. 120
Claude BURGELIN : Préface à Un Art simple et tout d’exécution, op. cit., p. 11.
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1. EXERCICES DE STYLE : Je ne vois rien de réellement sacré dans notre français contemporain. 121
Raymond Queneau avait enseigné qu’en brutalisant le langage (parfois même en lui « bottant le train 122 »), assez paradoxalement, une forme de poésie pouvait affleurer, y compris au milieu des conversations les plus prosaïques. Les petites fleurs bleues en quelque sorte au milieu du limon. Revenons brièvement sur les positions queniennes. Après une analyse du lexique courant, il remarque « l’agonie du passé simple, la trace suspecte de l’étymologie 123 », les permutations de l’ordre syntaxique du langage oral ; Queneau dresse même un parallèle avec la langue hellène constatant la situation de bilinguisme du français, les codes de l’oral étant perceptibles à travers un certain nombre d’écarts remarquables. « Mais qu’est-ce que le français ? Et qui parle le français ? Les Français qui s’adressent aux Français et non les grammairiens aux grammairiens 124. » Coexistent donc deux langues : l’une qui est le français et l’autre le « néofrançais », sorte de démotique. On a longtemps simplifié les propos queniens : il ne s’agit pas de truffer le français d’argot mais plutôt de donner une « existence littéraire au français tel qu’il se parle maintenant, langue absolument différente du français du XVIIIe siècle que l’on continue à écrire plus ou moins mal 125 », bref, de rendre compte dans la transcription de la prononciation réelle du français parlé en dénonçant certaines conventions de l’orthographe prescriptive. Pourtant, Claude Debon et Jean-Paul Bordufour ont établi que l’utilisation du français parlé se faisait plus discrète dans les dernières œuvres queniennes. Bordufour note le retour dans Errata sur les 121
Raymond QUENEAU : « Écrit en 1937 », Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 25.
122
ibid., p. 53
123
Raymond QUENEAU : Connaissez-vous le chinook » et « Écrit en 1955 ». Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 69. 124
ibid., p. 70.
125
Raymond QUENEAU : « Écrit en 1955 ». Bâtons chiffres et Lettres, op. cit., p. 68.
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précédentes déclarations quant au « néo-français », rendu peut-être moins nécessaire par le renouveau effectif du français traditionnel – probablement dû « au rôle croissant des médias » : « l’intention n’a jamais été la transgression mais au contraire la reconnaissance d’une norme vivante. 126 » Ou plutôt d’un écart par rapport à la norme. « Que reste-t-il de ce néo-français dont Queneau a si longtemps agité le grelot ? Sur le plan théorique, rien ou presque. 127 » Des années 1950 aux années 1970, constat est dressé que la norme a peut-être pris en charge ces écarts – à moins que d’autres décalages ne se soient créés. Or, dans nos récits, qu’on sait sous influence quenienne, le néofrançais revient contaminer le lexique avec cette orthographe hétérodoxe si caractéristique, et, fait intervenir ces retranscriptions qui prennent en compte la multiplicité des situations de communication toujours mouvantes. Le récit du concert des Dew-Pon par Carlotta est un morceau de bravoure : C’était fou oui c’était fou mais fou / j’te raconte pas / moi aussi j’étais folle /c’est pas grave cherchez pas docteur […] et tous y gueulaient comme des malades […] /j’étais hystérique his-té-rique (EH, 234)
Dans nos récits, le néo-français se passe de tout tour argotique, hormis le pittoresque « chablaté de l’azimut » qui signifie dérangé qu’on décode facilement d’après le contexte. Le travail sur ces formes simples obéit partiellement à d’autres visées. Qu’il s’agisse des interjections étranglées et pleines de reproches d’Hortense (« vous zosez » (EXH, 179)) ou des classiques élisions des tours négatifs (« vous trouvez pas ? », « vous allez pas arrêter ? »), ces transcriptions sont donc assez fréquemment essaimées dans les récits. La leçon de Queneau est ainsi récitée à l’occasion de la francisation de pérégrinismes (le kasscroot’ d’Ophélie, le piknike, le vikinde, Neviork (BH, 146), et les inévitables déclinaisons autour de chaikspéar (EXH, 85). Outre la transcription des chansons (on a déjà mentionné la
126
Claude DEBON : « Ondonkèlanorme ou Queneau par-delà le bien et le mal ». Doukiplèdonktan ? op. cit., p. 176. 127
Jean-Paul BORDUFOUR : « La révolution langagière erratée », Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », op. cit., p. 189.
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chanson à boire du Père Risolnus : « Zévakuon le Sujé et l’Histoüarre ! » et l’on on pourrait évoquer dans cette catégorie La Linzer Torte 128) les liaisons dangereusement appuyées du narrateur font trembler les graphies conventionnelles (mézalor (EH, 116), peknots (EXH, 39), Kekecéska (EH, 85), moi-z-et elle, etc.) On peut avancer que le néo-français roubaldien est davantage l’occasion de rendre hommage à Queneau. Est saisie l’opportunité de faire montre d’une faculté d’invention linguistique, plutôt que de se lancer dans un rattrapage de l’écriture sur le français « tel qu’on le cause » dans les années 80-90. Les pérégrinismes ne se limitent d’ailleurs pas à l’anglais, ils empruntent aussi au latin (parfois de cuisine), comme c’était le cas chez Queneau. Les discours de l’inspecteur She Hol. en sont truffés (« humilibile » « détectivantissime » « proximes » « molesteurs », etc.) Quant aux néologismes, à proprement parler, ils s’obtiennent assez classiquement, si l’on reprend le classement de B. Dupriez 129 : -
d’abord
par
dérivation : ainsi « casserolière » (BH, 51), (BH, 139), « diaphanement » (BH, 16), « annexement » (EH, 49), « pizzatique » (BH, 102), « hidosité » (EH, 24), « morgueux » (EXH, 178).
« équilibrément »
- ou composition : « démémorisations » (EXH, 33), « inorthodoxes » (BH, 70), « embibliothéqués » (EH,49). - amalgame : « cataclysismique » (EXH, 167), « emmagazinée » (EH, 66). - enfin, l’invention gratuite à travers ces « Scandinaviennes » et « consonnes scandinavoises » (BH, 20), « l’antiquariat » (BH, 162), le « remplissement » (EXH, 20), « Principautariat » (BH, 23), « philosophophones » (BH, 206) « l’offusquation » (EXH, 90) « éblouissance » (EH, 21), « levération (de rideau ») (EXH, 128)… Bref, l’invention poétique a aussi son mot à dire : la 128
« La tarte aux prunes / A Pampelune / Prend uneu teinteu pipid’chatte / Mais à Mayence / C’est la faïence / Qui lui donne la couleur mate » (EH, 136)
129
Bernard DUPRIEZ, Gradus, op. cit., p. 310 – on ne donne que quelques exemples significatifs…
338
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
« combinaison de chat-grenouille » d’Alexandre est, à ce titre, une réussite. Ce sont bien ces jeux paragrammatiques, comme ces géminations (« le Prince entra dans le bain et une lutte terrible commença, faite de haalètements, d’ééclaboussements, de groognements, de géémissements, de gliissements, de défaites successives… » (EXH, 107)) qui confèrent cette légèreté aux romans et qui contrebalancent ce que pourrait avoir d’exagérément mécanique, une programmatique trop stricte du récit. 2. CACHE-CACHE ET LANGUE AU CHAT : LA POÉSIE DANS LE ROMAN Qui écrira l’ouvrage qui s’impose : Du rôle des grands chats dans l’Histoire? (EXH, 220)
De nombreux commentateurs ont bien repéré le merveilleux qui caractérise l’œuvre de Raymond Queneau et la frontière rendue floue et perméable entre hommes et animaux. Il est évident que La Belle Hortense et ses séquelles renouent avec cette tradition fabulaire, poursuivie – entre autres – par Swift (Cyrandzoï le poney serait ainsi le lointain cousin des Houyhnhnm, et surtout de Sthène des Fleurs Bleues). La poésie entre pour commencer par effraction dans le narratif, par le biais d’un bestiaire assez volumineux comme le remarque le narrateur lui-même : On m’a fait remarquer que ce roman est envahi par les animaux; nous ne sommes pas arrivés à la fin du chapitre 3 qu’il y a déjà une quantité considérable d’animaux présents, virtuels et potentiels: un chat, des souris, un poney, des escargots, des saumons, une mangouste, un koala […] à cela je répondrai. En fait, je ne vois pas ce que je pourrais répondre et par conséquent je ne répondrai pas. (EXH, 28)
Comme la poésie, « la fable « fait entendre » un non-dit. 130 » Elle nous renvoie à ce temps originel « mythique et idyllique » où s’établissait entre les êtres vivants une communication, où « hommes et animaux possédaient une faculté de parole. 131 » La perte de cette relation privilégiée correspondrait à l’émergence du genre romanesque, 130
Claude DEBON : « Le langage des animaux dans l’œuvre de Raymond Queneau ». Doukiplèdonktan ? Études sur Raymond Queneau, op. cit., p. 184. 131
ibid., p. 185.
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le récit sérieux ne s’intéressant qu’aux hommes. L’œuvre quenienne est placée sous le signe du chien, peut-être de la malé-diction qu’il fait peser sur l’homme et son langage, sur l’empêchement de la parole. Le chiendent, graminée vivace, est donc l’« herbe à balai » – nettoyant et en même temps allergène. « Tout le narratif naît du malheur des hommes » écrit Queneau dans Une Histoire Modèle. « C’est que le chiendent est l’herbe du malheur, c’està-dire l’herbe « toujours renaissante par lequel toute la littérature arrive. 132 » Ne citons encore que le Tobie du Chien à la mandoline dont le nom joue avec la fameuse interrogation hamletienne (« to be or not… ») ; bref, Claude Simonnet, en lecteur attentif, décèle que « dans presque tous ses livres, un chien apparaît discrètement au détour d’une page. 133 » C’est donc résolument dans une perspective anti-réaliste et donc (si l’on veut bien se souvenir de la formule de Philippe Hamon) « anti-sérieuse » que les pages hortensiennes s’écrivent. Une perspective du détour, du divertissement dans la tradition mythicoutopiste swiftienne. Comme dans les textes queniens, les animaux, dont la régularité s’explique sûrement par la présence d’une rubrique dans le « cahier des charges 134 » reprennent aussi le flambeau dans la dénonciation traditionnelle de « la vacuité du langage 135. » Cependant, l’on remarquera volontiers que ce grand rôle est, dans nos trois textes davantage dévolu, aux chats qu’aux chiens. Il n’en reste pas moins que les actions des chats n’ont jamais, à la différence de celles des humains, une cause unique, ou même une cause principale. Quand, par hasard, plusieurs causes disputent l’esprit d’un humain, il y en a toujours une qui a la prééminence dans son esprit (cela tient à l’inadéquation de langage, incapable de dire tout en un seul son harmonieux, comme le miaulement, mais obligé d’étaler la pensée en phrases. Sans parler de la ridicule diversité des langues,
132 cf. Claude DEBON : « Queneau et la male herbe ». Doukiplèdonktan ? Études sur Raymond Queneau, op. cit., p. 141. 133
Claude SIMONNET : Queneau déchiffré : notes sur le Chiendent, op. cit., p. 19.
134
La rubrique ANIMAUX est présente dans Le Cahier des Charges de la Vie Mode d’Emploi.
135
Claude DEBON : « Le langage des animaux dans l’œuvre de Raymond Queneau », op. cit., p. 188.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD imparfaites en cela que plusieurs). (BH, 178)
Prégnance réaffirmée du modèle littéraire anglais (via Mallarmé) et filiation quenienne revendiquée permettent de s’en prendre aux hommes qui, comme on l’a vu, ont fait du langage un usage désastreux et de réaffirmer la supériorité de la gent féline. Mes modèles constants dans ces jeux sont les livres de Milne (Winnie the Pooh) ou de Kenneth Graham (The Wind in the willows), et bien sûr, avant tout, ceux du monde « carrolien », je pense bien sûr à cette scène de Sylvie and Bruno, dans le chapitre « A visit to Dogland » qui fut la source d’un petit texte de mon maître Raymond Queneau (« Sur le langage des chiens dans Sylvie et Bruno »). (BOU, 304)
La littérature anglo-saxonne n’est, dans tous les cas, jamais bien loin : on remarque Sir Clerihew, le représentant de Sa Majesté britannique, arrivé avec son épouse, née Trent, au volant de sa calèche, une Bentley). 136
Les plus célèbres félines aventures avec le langage ne manquent d’ailleurs jamais d’être rappelées – c’est par exemple le cas de cette allusion à la nouvelle de Saki 137 : L‘inspecteur avait lu récemment une nouvelle traduite de l’anglais où il était question d’un chat, nommé Tobermory, qu’un savant allemand, invité pour un week-end dans une maison de campagne, avait initié aux charmes de la production articulée de sons humains. (BH, 189)
Car les chats, « excellents cognitivistes » (EXH, 16), on ne le rappellera jamais assez, sont doués au point de devenir les protagonistes à part entière de ces romans. Ils dénouent les écheveaux des narrations les plus complexes et retombent sur leurs pattes, y compris dans les péripéties les plus serrées : « la prescience des chats apparaît dans tout son éclat au cours de cet épisode » (EXH, 219). Qu’une réflexion sur « les rousses, l’électricité et les chats » (EH, 67), 136
(EXH, 250). Sir Edmund Clerihew Bentley (1875-1956) à la fois écrivain de roman policier et surtout pour une forme poétique à laquelle il a laissé son nom : un quatrain (en général en aabb) d’un ton léger qui annonce et rime sur le prénom d’une personne. 137
Hector Hugh MUNRO, dit SAKI (1870-1916). « Tobermory » est une des nouvelles compilées dans The Chronicles of Clovis – originalement parue en 1911 – réédition chez Penguin : The Penguin complete Saki / H.H. Munro, avec une introduction de Noël COWARD, Londres, 1982.
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ou encore une comparaison sur les raisons de l’emplacement de la fourrure chez les humaines et les chattes s’engage, c’est Alexandre Vladimirovitch qui la prend en charge : Ainsi pensait Alexandre Vladimirovitch, et bien d’autres choses encore, à la vitesse de la pensée du chat, qui ne se peut suivre, car elle dépasse celle de toutes les particules matérielles, corpusculaires ou ondulatoires et met ainsi en défaut les principes les plus assurés (à tort) de la Relativité d’Inchtin et de la théorie des Quotas de Max (le Planqué). (EXH, 17)
Capable de rivaliser avec « une machine de Turing » (EXH, 155), les chats de nos trois romans déjouent les malheurs de nos héros et sont plus acteurs que victimes (comme chez Queneau, c’est donc un chien, Balbastre, le seul à payer la note narrative). Assez classiquement, ils rejoignent une série de motifs qui entrent eux-mêmes dans la composition des « scénarios-motifs » pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco. Assez significativement Eco reprend comme exemple les motifs de « l’enlèvement de la fiancée » ou les « animaux adjuvants » si présents dans nos romans. Pour lui ces « fabulae préfabriquées », qui nous rappellent bien des choses, sont constituées : de schémas standards de romans policiers ou des groupes de fables où se répètent toujours les mêmes fonctions (au sens de Propp) dans la même succession. Des scénarios motifs : schémas assez flexibles du type « la jeune fille persécutée » où l’on détermine certains acteurs (le séducteur, la jeune fille…) certaines séances d’actions (séduction, capture, torture), certains décors (le château des ténèbres, etc.) sans que pour autant soient imposées des contraintes précises quant à la succession des évènements… 138
Assez nettement, Alexandre Vladimirovitch, puis Ophélie appartiennent à ces séquences de topoï si caractéristiques mais parfois inversées de héros à la recherche de leur noble filiation. Alexandre a tout de l’enfant abandonné (BH, 28). Ophélie, à l’occasion du voyage en Poldévie, retrouve ses parents (Tioutcha et Alexandre) dans une scène dans la tradition romanesque : La mère d’Ophélie s’appelait Tioutcha; dans sa jeunesse, elle avait servi d’esclave à ronron chez le grand philosophe Orsells, d’où elle avait été chassée quand ses amours coupables avec Alexandre Vladimirovitch
138
Umberto ECO : Lector In Fabula – le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs, op. cit., p. 103.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD avaient été découvertes. Ophélie était née de cette union. Ayant échappé aux pirates qui avaient rapté sa fille, elle avait longtemps désespéré de la revoir jamais. (EXH, 154)
L’intervention de cet anthropomorphisme récurrent dans les aventures hortensiennes obéit donc d’abord à des raisons structurelles parfois ironiquement manifestées et brouillées dans le même mouvement comme dans ce : « Basta ! j’ai dit Basta ! nous avons d’autres chats à fouetter (pardon Ophélie! pardon Alexandre Vladimirovitch; pardon Hotello (pardon bis : Hotello n’est pas encore apparu dans l’histoire), vous me faites dire n’importe quoi avec vos arguties) » (EXH, 124). Très nettement, seuls les chats savent véritablement se promener dans le récit à leur guise puisqu’ils échappent à la malédiction de la linéarité narrative. Leur logique est éminemment poétique – et l’on en sait quelque chose depuis les Chats baudelairiens. Dans La Belle Hortense, les amours d’Alexandre avec Tioutcha ponctuent les chapitres dont le nombre est potentiellement sextinien.139 L’histoire de leur fille Ophélie (L’Exil) de renvoi en renvoi suit une trajectoire similaire « …Ophélie, qui avait retrouvé ses parents au chapitre 21 (ne me dites pas que vous avez déjà oublié ! ») (EXH, 212) En donnant le coup de patte décisif ou en circulant selon des circuits spécifiques, dévoilant les architectures les plus secrètes des romans, les chats tracent le chemin du jeu et de la poésie dans les récits. « Ainsi mon anthropomorphisme persistant reste purement ludique. Il évite soigneusement tout glissement vers l’identification réaliste… » (BOU, 304).
139
Rappelons que « les nombres avec lesquels on peut faire la même chose que la sextine sont les nombres de Queneau : les 31 premiers termes de la suite de Queneau sont 1 2 3 5 6 9 11 14 18 23 26 29 30 33 35 39 41 50 51 53 65 69 74 81 83 86 90 95 98 99. cf. OULIPO : « N-ines, autrement dit quenines » (décembre 1992) La bibliothèque Oulipienne - Volume 5, op. cit., p. 63. Les amours des chats se blottissent dans les « questions spéciales » dans les chapitres dont le chiffre est en gras dans la suite cidessus... voir notre schéma page suivante et le chapitre 6…
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C. « Vers une oulipisation conséquente… » : poétiques du roman. Hormis la présence incontestable de la sextine, la poésie resurgit partout dans nos romans sous forme de jeux et de contraintes. Sous le masque du prosateur, le poète éprouve du plaisir à retrouver les mots et à les faire jouer ensemble. La présence d’oulipiens convoqués aux détours des pages, le retour insistant de certains éléments comme « la tour Leëiff, joyau de l’art gothique poldève » qui renvoie, on le sait, à la Tollé et à la Table de Queneleiev 140, sont des indices suffisants pour affirmer que dans une grande mesure le travail de création (ou recréation) oulipien est réutilisé ou simplement « allusionné » (Magné) au sein même des romans. 1. ANTHOLOGIE OULIPIENNE ? …Ayant le mot, il allait, conformément aux théories du linguiste poldève Gorgiaskoï, créer la chose. (EXH, 240)
Aussi la sextine n’est-elle pas la seule contrainte utilisée dans les romans d’Hortense. L’examen systématique de la présence ou non de l’intégralité de la gamme des contraintes taxinomiées dans la table de Queneleiev dépasserait largement le cadre de cet essai. Aussi ne donnerons-nous pas de liste exhaustive ni même extensive de ces procédés rhétoriques. Et nous ne nous risquerons pas plus à conjecturer sur une éventuelle logique de la distribution de ces contraintes à l’intérieur des récits. Il ne paraît cependant pas douteux que, combinés ou non à la sextine, un certain nombre d’éléments y figurent. Table et Tollé ont donc pour point commun de classer en ordonnée les contraintes en fonction de leur échelle d’application. La Table, outre les contraintes linguistiques, évoque des contraintes sémantiques portant sur les personnages, objets, sentiments et lieux. Du strict point de vue poétique la Tollé (Table des Opérations 140
Avec la table de Queneleieff ou Queneleiev (cf. OULIPO : Atlas de littérature potentielle, op. cit., p.74-77), la TOLLÉ (Table des Opérations Linguistiques Littéraires Élémentaires, conçue par Marcel Bénabou est une tentative de classification des contraintes par Queneau. Voir : www.fatrazie.com/ table_queneleiev.htm.
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Linguistiques Littéraires Élémentaires, conçue par Marcel Bénabou) semble peut-être plus facilement exploitable. Son abscisse détaille les opérations élémentaires (Déplacement et forme / Substitution / Addition/ Soustraction/ Multiplication (répétition)/ Division / Prélèvement/ Contraction) tandis que son ordonnée gradue les échelles successives sur lesquelles s’appliquent les opérations (lettre / phonème / syntagme / phrase / Paragraphe / texte.) Chacun des textes privilégient une utilisation optimale des contraintes en respectant une « conjonction » avec la sextine. On a déjà plus ou moins complètement détaillé le premier « étage » qui fait le tour des torsions imprimées aux lettres. Le travail d’anagrammatisation disséminé se porte bien souvent sur les noms propres. Les abréviations sont nombreuses (Al. Vl., etc.) Outre le poème carré parfait qu’on a déjà évoqué (EH, 198), quelques compositeurs de sonnets se risquent dans les romans, en particulier dans le dernier opus. On se rappelle qu’Ophélie, avec modestie, « avait composé un cycle de sonnets dédiés à Carlotta et un autre (un peu plus court) dédié à Laurie. » Mais les deux sonnets d’Acrab’m sont surtout l’occasion de simili-translations en une langue renaissance (« Je vous envoye ce jour en données corrigées / Des tourments de mon keur le compte hebdromadaire: / Larmes, spasmes, souspirs, cris, borborythmes, glaires /Chascun est vray tesmoin de mon âme affligée… » (EXH, 162-163). Et comme il est « ordinateuriste de religion », son impossible amour pour la belle héroïne se conclut (dernier tercet) logiquement par : « LE TRISTE CRI « SYNTAX ERROR »/ S’EST INSCRIT COMME UN CRI DE MORT/ DANS LE LOGICIEL DE NOTRE ÂME » (EXH, 232). Même sur le mode mineur, et surtout par le biais du jeu, la poésie imprègne chacun des romans d’abord en contrecarrant les formes canoniques de ceux-ci, en contredisant la fonction référentielle censée primer de manière générique. Reprenons les bases avec Jakobson : « la fonction poétique, projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison. » Par là même, elle attire donc l’attention sur la forme du message en produisant aussi des équivalences sur l’axe syntagmatique : répétitions, paronomases, retour de phonèmes identiques ou voisins, régularités (même sans versification ni rimes), énumérations, parallélismes... Certainement, pour Roubaud la Poésie ne se caractérise essentiellement que par une disposition fondée sur le retour de segments symétriques, une clôture textuelle. Difficile de retrouver cette perfection quand volontairement,
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les jeux d’écritures décalent à ce point phonie et graphie, lorsque les langues étrangères ou antérieures ressurgissent, quand les registres s’entrechoquent à ce point. Prônant un renouvellement du travail de Jean Cohen, Klinkenberg évoque un élargissement du modèle de l’écart entre le langage courant avec « sa logique binaire, sa bi-univocité, sa transitivité, son arbitraire et son absence de redondance » à opposer au langage poétique caractérisé par ses « logiques non-binaires, ses plurivocités infinies, son intransitivité, sa motivation et sa redondance. 141 » Nos trois romans font indubitablement partie intégrante de cette seconde série. Sous couvert du jeu, c’est bien de la poésie qui revient. Patrick Renard, dans sa thèse sur Queneau 142, tente de rendre compte de la présence de jeux poétiques en repérant leurs effets, leurs pratiques et en les distribuant en fonction d’échelles : au niveau du mot, au niveau de la phrase, du texte puis du livre. Si l’on adopte cette grille, à ce premier niveau, on relève un arsenal et une quincaillerie rhétorique qui va du classique calembour : « Où en est téton, comme disaient médeuçins? ») (EXH, 80), à des contrepets dits « belges » (c'est-à-dire n’impliquant qu’une permutation formelle et non sémantique) : « Il faisait beau et chaud, mais on n’était pas en Belgique » (EH, 9). La présence de contrepets rend certainement hommage à l’oulipien Luc Etienne inventeur du mot, Régent de la Chaire de même nom au collège de ‘Pataphysique, et grand fournisseur de « l’Album de la Comtesse » du Canard Enchaîné. Outre le boustrophédon, bien des procédés sinon poétiques du moins rhétoriques dont on a pu observer les effets dans les trames des textes, se donnent rendez-vous dans les trois textes : acronymes salaces (P.R.I.A.P.I.E. (EXH, 252)), mots-valises, amphibologies. Assonances, allitérations et même rimes se succèdent en particulier dans les chansons qui émaillent les récits : « Pourquoi t’es-tu teinte, Philaminte / Pourquoi t’es-tu teinte, c’est affreux / J’aimais beaucoup mieux ta 141
Jean-Marie KLINKENBERG : Le Sens rhétorique : Essai de sémantique littéraire. Bruxelles : Éditions les Eperonniers, 1990, p. 81. 142
cf. Patrick RENARD : « Jeux arithmétiques et jeux linguistiques dans les romans de Raymond Queneau ». 1er volume, op. cit., p. 210 sq.
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vieille teinte / J’aimais beaucoup mieux tes vieux cheveux. » (EXH, 258). À mieux y regarder, il ne fait guère de doute que la Table de Queneleiev et/ou la Tollé n’aient été plus ou moins exhaustivement utilisées dans nos romans à titre de contrainte. On ne reprendra que quelques éléments parmi les plus exemplaires de cette table, qu’on restituera – pour la commodité de lecture – à la fin de ce chapitre, en ajoutant par exemple, une entrée « pérégrinisme », bien nécessaire dans le cas de Roubaud. 2. JOYAUX DE L’ART… ROMAN La forme poétique de la liste qui remonte à la plus haute antiquité (on la retrouve dans la confection des « blasons » rabelaisiens) permet la brisure de la linéarité du récit en soumettant celui-ci à un autre ordre. Catalogues (de vente…), pense-bêtes, aidemémoires, listes de noms propres, stations de métro… Roubaud a recensé les rôles de ces listes dans l’objectif de « dresser la liste des listes 143 » chez Perec dont la passion énumérative et le sens du classement n’est plus à démontrer. Les listes les plus diverses ont ainsi largement servi à la confection de La Vie Mode d’Emploi et il n’est pas étonnant de les retrouver dans les rubriques du « Journal » : La page 8, vers laquelle je me tournai immédiatement, était entièrement consacrée aux nouvelles internationales, réparties en rubriques disposées selon l’ordre alphabétique des pays concernés: Adélie, Afghanistan, Alabama, Andorre, Atlantide... comme on fait maintenant dans les journaux… (BH, 48)
De manière plus étendue et plus affirmée, c’est un rêve de prose ludico-ferroviaire, aux aiguillages de signifiants, confinant à la poésie qui s’exprime dans cette longue série de stations et de gares qui séparent la Ville de la capitale Queneau’stown, lors du voyage entrepris par Jim et Ophélie : Auboue Aucun Autrementcourt Autruche 143
« Notes sur la poétique des listes chez Georges Perec » dans Béatrice DIDIER et Jacques NEEFS : « Penser, classer, écrire. De Pascal à Perec », Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1990, p. 202.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Avançon Ballon * Baccarat Bagard-le-Haut — correspondance par car pour Bagard-le-Bas cour de la gare Bagnoles Bains-les-Bains…
Nous ne donnerons que quelques « correspondances » Correspondance à Bize pour Chateaurenard, Chatte, Cheval-Blanc, Chevreaux, Choux, Cigne, Cigogne, Combon, Comps-Bas, Conchil-leTemple, et Conchy-les-Pots. Correspondance à Bonne-Famille pour Concremiers, Condom, Connaux, Conne-de-la-Barde, Corps-Nuds, Couloutre, Couqueques, Courchaton, Crots, Crouttes, Cucuron, Cudos, Culan et Douchapt. (EXH, 150-151)
Le monde se réorganise ainsi exclusivement autour des manières de faire des mots, et plus encore, des listes de mots… Outre le substrat quenien, (les suffixes en « dzoï », héritage poldève de Luigi Voudzoï), perecquien et généralement romanesque, on a déjà perçu le travail des métathèses et des métaplasmes (avec toutes leurs variations) dans la formation des noms des personnages. Interviennent également l’antonymie (Malvenido Snaïldzoï), et diverses modifications affectant la morphologie des noms propres : John Le Circle (EXH, 193) pour Le Carré, Max le Planqué pour Max Planck, Chaquespéare, etc. Au niveau du mot : les nombreuses syllepses de sens (les soutiens-georges) et glissements homophoniques (« Les plus beaux France-Galles » (BH, 196)) concourent à faire des romans des recueils de jeux de mots, peut-être même une anthologie de l’oulipo. Il ne faut ainsi accorder qu’un crédit limité quand le narrateur souffle, malicieux : « nous opterons donc désormais pour la vérité nue, sortant du bain comme Hortense, sans voiles et sans ornements » (EXH, 21). Les jeux sur le sens figuré (« l’hôtel borgne et louche » (EXH, 166)), les calembours qu’on voit de loin (« M. Anderthal »), les métathèses syllabiques (« Madame Batus/Tubas »), mais aussi les clichés exposés dans la lumière de phrases un peu trop ampoulées, dans lesquelles les métaphores se montrent un peu trop : Son cœur battit plus vite sous sa robe, mais c’était déjà un battement de nostalgie et d’adieu. L’amour avait fui, il ne resterait bientôt plus que le regret, peu à peu transformé en tendresse amusée par la photographie sépia du souvenir. (BH, 237)
détournent et détourent la poésie qui s’exerce plus ou moins
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subrepticement. On ne présente plus les « Exercices de Style 144 » dont les entrées fournissent aux oulipiens un bréviaire, une archéologie de la contrainte. On a souvent croisé les procédés fort divers mis en œuvre par Queneau au cours des pages. Ne citons que les plus évidents : contrepèteries, anagrammes, épenthèses... Ces séries de pléonasmes (« tu as des fesses parfaitement parfaites » (BH, 138)), etc. Les fautes de conjugaison s’exercent particulièrement contre le passé simple, forme privilégiée du récit (« La météo la prévisit [la tempête] 6 fois de suite en vain… » (BH, 170), « Hortense commisit l’adultère » (EH, 133), etc.) Textes hybrides, voire pédagogiques – comme nous le fait savoir le narrateur (« La question était purement rhétorique, ou mieux, de seconde rhétorique (rythme et respiration) (BH, 144) ») – les romans déploient toutes les flaveurs rhétoriques et tiennent à le faire savoir. À la gauche de l’inspecteur, le soleil rougeoyait; – les voitures commençaient à gronder continûment sur la rive du fleuve; – une péniche pénichait paresseusement du charbon qu’elle emportait on ne sait où, puisque personne ne veut plus de charbon aujourd’hui […] La lumière matinale pénétrant avec l’ardeur qu’on lui connaît se projetait avec éblouissance dans le miroir ovale à pied posé sur le bureau, légèrement de biais. (EH, 21)
Ainsi l’épiphore fait prendre à nos romans les traits des romans historiques à l’eau de rose. Prince Gormanskoï, nous te saluons, Premier Prince de Poldévie, nous te saluons! Défenseur de l’escargot sacré, nous te saluons, protecteur de nos montagnes, nous te saluons, puisses-tu dévaliser mille diligences, nous te saluons, puisses-tu séduire mille et trois belles Poldèves, nous te saluons! (BH, 249, nous soulignons)
Pléonasmes et redondances, tous ces procédés détruisent la construction usuelle de la phrase à tel point que les éléments qui la composent se présentent comme un kit composite, un meccano linguistique. Les incises fréquemment perturbent le cours du récit, le désarticule (« Il avait une confiance absolue en son frère, et le moindre soupçon ne pouvait l’effleurer (vous êtes priés de noter l’emploi de ce mot, d’ailleurs imprimé en gras — note du narrateur) » (EXH, 170). Les références à la textualité du récit, sa forme et sa spatialité : 144
Raymond QUENEAU : Exercices de Style, Gallimard, « Folio », 1982 [1947].
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD C’est un sac que Mme Blognard a commandé sur catalogue à Laurie. Il vient de la librairie « Le chien des Baskerville» Baker Street, London. Les mots The Hound of the Baskervilles apparaissent au-dessus d’un portrait de chien, en caractères du même nom. (EH, 224)
ou encore plus nettement : « Elle réitéra donc, en prononçant lentement, distinctement, en caractères Monaco gras et en relief 14 points le mot poldève qui signifie « jalousie » : Vous n’éprouvez pas de JALOUSIE » (EXH, 191) lance le récit dans une course à la réflexivité, à l’autotélisme. Finalement, tous les ingrédients, sinon de la poésie, du moins des jeux linguistiques et poétiques, sont ainsi bien présents. Les ambiguïtés par vocables polysémiques servent les gauloiseries émaillant le cycle (« Hortense fut ravie d’être entre ses bras de cambrioleur, et elle se laissa pénétrer par effraction de toutes les manières imaginables » (BH, 226)). On s’amuse de ces « louchements 145 » volontaires présentés comme de malhabiles synecdoques (« Sa main, rêveuse toujours (nous disons « main » pour « Hortense »; c’est Hortense qui est « rêveuse »; sa main, elle, savonne); s’en saisit, la couvrit toute, nette, soyeuse, bien plantée. » (EXH, 165)) Mettre en branle le tourniquet des sens, œuvrer sur l’ambiguïté, la polysémie des mots, c’est faire la meilleure des démonstrations du lien arbitraire entre signifiant et signifié. Discrètement, Blognard morigène ainsi Mornacier : « je ne veux pas de vous planté à mes trousses, si j’ose m’exprimer ainsi, avec du papier et un stylo. » (BH, 68, nous soulignons). Cette démotivation/remotivation du rapport entre signifiant et signifié, fait partie des soucis récurrents du narrateur : « S’il est vrai, comme l’affirme Spinoza, que le concept de chien ne mord pas, le fantôme de chien, sans doute, n’a pas la patience du concept » (EH, 171). C’est particulièrement le cas chez les Polenthènes qui, on le sait, souffrent d’un cratylisme exacerbé : Les Polenthènes, pour l’instant, ont entrepris une grande opération de sauvetage de leur langue. Ils ont décrété une « Année du patrimoine lexical » ; ils ont offert des primes importantes pour des dépôts substantiels de dictons, proverbes et comptines dans les Caisses d’épargne de Langue… (EXH, 186)
On connaît le reproche de Mallarmé adressé à l’arbitraire du signe (« quelle déception devant la perversité conférant à jour comme à 145
Bernard DUPRIEZ : Gradus, op. cit., p. 279.
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nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair 146 »). Le « défaut des langues » commenté successivement par Jakobson et Genette est, en poésie, « rémunéré » (Mallarmé), « diésé », « bémolisé » (Jakobson) par le vers… l’accord entre Roubaud et Mallarmé – on l’a bien vu – est donc parfait : La poésie ne modifie pas la langue, elle ne décide pas d’appeler nuit le jour et réciproquement mais de le compenser […] Compenser mais aussi récompenser puisque le défaut des langues est la raison d’être du vers qui n’existe que pour – et de – cette fonction compensatoire. 147
Cependant, l’écrit en prose – surtout de divertissement – s’autorise peut-être des licences que n’a finalement pas la poésie – jeu infiniment plus sérieux. « Corriger la forme d’une manière directe, modifier le signifiant, ce serait une solution brutale, une agression contre la langue que peu de poètes se sont décidés à faire. 148 » Ainsi, les épanalepses (répétitions, reprises de terme) et autres réduplications ne sombrent pas dans une battologie stérile car elles se retrouvent dûment motivées par le relais plus ou moins (auto) parodié du débat mimologique : « Dans le silence de la nuit nocturne (le qualificatif de « nocturne » dont la nuit est ici ornée signifie qu’il s’agit d’une nuit véritable, profonde, nuitale, une nuit vraiment nuit) dans le silence de la nuit nocturne, au fond de la maison… » (EH, 13). La création oulipienne, fût-elle un roman, s’efforce donc bien de saturer les deux axes du langage. Le recours à l’anagramme poétique permet de transgresser la loi du lien codifié entre le signifiant et son signifié, celle de la linéarité des signifiants. Vladimirovitch, plus princier que jamais, et lointain descendant de Mallarmé peut donc admirer les efforts du Poète aux prises avec la prose et surtout considérer de haut, à l’instar de son prestigieux aîné, « la ridicule diversité des langues, imparfaites en cela que plusieurs. 149 » Pour être
146
Stéphane MALLARMÉ : Œuvres Complètes, op. cit., p. 364. Voir Roman JAKOBSON. Essais de Linguistique générale, op. cit., p. 442 et Gérard GENETTE : « le jour, la Nuit », Figures II, op. cit., p. 111.
147
Gérard GENETTE : Mimologiques, Voyage en Cratylie. Paris, Seuil, collection « Poétique » 1972, p. 274.
148
Gérard GENETTE : « le jour, la Nuit », Figures II, op. cit., p 114.
149
(BH, 178) – MALLARMÉ : Œuvres Complètes, op. cit., p. 363.
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cette « odoriférante fleur de rhétorique » qu’évoque le duc d’Auge 150, la répétition joue d’ores et déjà au niveau des mots et de leurs variations sur les signifiants. Elle assure le rôle ambigu de la (dé)monstration du défaut des langues si exacerbé dans la prose et en même temps, la redondance qu’elle promeut invite tout de même à un certain retour sur le message, une contradiction au droit chemin de la prose. Le jeu des allusions – pour ne pas dire de l’intertextualité – sur les mécanismes de laquelle on s’est déjà attardé fournit l’occasion de glisser subrepticement de la poésie dans les replis de la prose. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’on a déjà repéré lors du précédent chapitre : « Je est un autre » - « souviens-toi [Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible,/ Dont le doigt nous menace et nous dit : souviens-toi] » « Lecteur, mon semblable » - « Le Monde Réel » - « inconsolée ténébreuse » - « Tendons nos rouges tabliers » - « Colchimax dans les os »
Les « étages » où la contrainte s’exerce à une échelle plus grande (phrase, paragraphe, texte) sont aussi largement représentés. Parfois, la contrainte n’est pas effective, il y est fait plus ou moins directement allusion (le boustrophédon, le Peleur d’œufs…) On a pu examiner le rôle de l’intertextualité dans la poétique roubaldienne. Le « tireur à la ligne », inventé par Jacques Duchâteau est aussi convoqué à travers la lyophilisation robbe-grilletienne de l’Arsace. « Tirer à la ligne » consiste à prendre deux phrases A et B dans 2 romans différents. On peut y jouer à plusieurs. Le premier joueur doit écrire une phrase C telle que A et B en soient rendues plus cohérentes 151. Le jeu continue sur le même principe et l'on constitue ainsi un texte complet. L’Arsace de M. Le Royer de Prade a manifestement été écrite selon la méthode dite du « tireur à la ligne » ; il suffisait dans ce cas d'appliquer le morphisme oulipien inverse pour retrouver la vivacité, la rigueur et le « tempo » hermogénien de l'oeuvre originale déformée. 152
150
Raymond QUENEAU : Les fleurs bleues, op. cit., p. 69.
151
cf. Jacques DUCHATEAU : Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 271-285.
152
« Vers une oulipisation conséquente de la littérature », La Bibliothèque Oulipienne, volume 3 (fascicule 41) op. cit., p. 87.
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353
Surtout, en fonction d’adresses plus ou moins subtiles, plus ou moins directes au lecteur, le jeu métaleptique s’emballe : « je la pris avec appréhension (admirez cette subtilité stylistique « pris » « appréhension », c’est pas beau, ça ?) » (EH, 57). De loin en loin, de l’échelle des mots à celle des phrases, les romans transgressent le sens normatif de la langue. Le poète s’encourage, se jette des fleurs (de rhétorique) par exemple lors de cette accumulation réussie, prélude à la « Tempête d’Équinoxe », elle-même pastiche d’épopée : Les rumeurs de la ville ne parvenaient qu’affaiblies, comme lointaines, comme venues d’un autre monde, le monde de l’angoisse, de l’éphémère, de l’illusion; le monde barbare, carnassier, patibulaire; le monde des fièvres, des bièvres, des plèvres; des biles, des misères, des crimes; le monde de la folie, de l’embolie, de l’entropie; de lucre, de stupre, de fumée; de lycanthropie, de pyromanie, de syzygie; et réciproquement...; le monde, quoi. C’était un moment d’une douceur inexprimable (mais que nous venons, cependant, d’exprimer, avec un rare bonheur d’expression). (EH, 10)
En jouant sur tous les degrés de la Table, notre triptyque se présente bien comme des textes de l’intersection et du croisement réglé entre sèmes et entre genres apparemment si incompatibles. Tous les étages de la table sont sollicités, comme on peut le voir en fin de chapitre. Via l’Oulipo et la « rhétorique de la contrainte » (Christelle Reggiani) héritée, installée, théorisée mais surtout pratiquée depuis des décennies, voire des siècles (les oulipiens diraient volontiers des siècles et des millénaires), la poésie peut s’entrebescer avec le roman, et le roman peut réassumer une forme de romanesque. Le métatextuel est suffisamment polyphonique et polysémique pour prendre en charge la prise de conscience chez le lecteur de son arbitraire tout en traçant en pointillés les fermes règles de la contrainte. Il y a bien là ruse de l’écriture. Sans doute, Roubaud cuisine-t-il ses romans avec davantage de scepticisme que Perec à propos duquel il écrit : Ce que les modes traditionnels de l’écriture la première grande version triomphale et conquérante du roman, celui de Stendhal, Balzac, Dickens fournissaient sans angoisse ni doutes […] le jeu des contraintes le lui donna et lui permit d’être un des grands continuateurs du roman. 153
Mais le métatextuel, art du roman interne et oblique, nous propose, outre cela, de retrouver quelques-unes des formules qui sont 153
« Le démon de la forme », Magazine littéraire, n° 316, décembre 1993, p. 67.
354
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
les moteurs de ces fictions romanesques, de ces romans à rebours, histoire d’en profiter encore davantage. Comme c’était déjà le cas pour La Vie Mode d’Emploi, on peut lire le triptyque d’Hortense « sans « tout ça », sans toutes ces consignes et contraintes qui furent son mode d’engendrement, [mais] il n’est pas indifférent qu’elles puissent être connues. 154 »
154
ibid.
CHAPITRE 5 : « FORMULES »
355
Para goge
Acros tiche Acrony me
Syncope Élision EH, 205,206
Sigles LAPEFALL
Abréviati on (Al.Vl)
SYLLABE
PHONÈME
PRIA PIE – EXH 252 Contrepet (belge ?) EH
Permuta tions (noms propres) Poèmes carrés (Amour, EH, 198)
Allité rations Rimes Homéo téleute
Gémina tion
Contre pet : Lycée de Versailles … (EXH 65)
Algori thme de M. MOT
Homophonie (voie/voix)
EchoLalie (cf. chan sons)
Métonymie S + 7 (le café) Homosyntaxis me L.S.D (le froc : EXH, 109). Traduction, Pérégrinis mes (BH)
Redon dance Pléonas me
Haplo graphie Carlotta de retour du concert, EH Abrège ment Lipony mie (saxe et sexe : EH 85)
Contraction
Tauto gramme
Crase
Épen thèse
Aphé rèse
Prélèvement
Prothèse
Division
Addition
Paragramme (coquilles) – cf. le Journal, BH Cryptographie
Multiplication
Substitution
Palindrome. Boustrophédon (le Journal) Méta thèse Anagram mes
Soustraction
Déplacement
LETTRE
Opérations/ Ob-jets
Quelques exemples rencontrés dans nos romans classés selon la Tollé de M. Bénabou
Acro nyme
Bégaie ment Allitéra tion Rime
Épana lepse Pléona sme (Poldé vone poldévi que) Anaphore
Mot dévalisé Étymo logie (Fèves : EXH 45)
Motvalise Lituani cara ggua Shakespi randello
TEXTE
Algorith me de Mathews
Homophonies Holorime
Algori thme de Mathews
Forme poétique : Sonnet Contrainte de rime : quenine, sextine
Tireur à la ligne
Censure (EH, 93)
Hendia dyin
Proverbe sur rimes
Leitmotiv
Dislocation
Citation Tireur à la ligne (L’Arsa ce) Collage
Refrain (c’était ma sœur jumelle !)
Plagiat : Autant en Emporte Antholo gie : Oulipo, RQ, GP…
Contraction
Réduplica tion
Amalga me syntagmatique
Inversion
Ellipse Brachy logie
Prélèvement
Interpo lation (birfur cation, paren thèses) : EH, 102: Tireur à la ligne Lardage
Division
Addition
Perverbes « Un arbre peut en cacher… » (EH, 132.)
Multiplication
Substitution
Réversion
Soustraction
Déplacement
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Résumé (EXH 255)
PARAGRAPHE
PHRASE
SYNTAGME
Opérations/ Ob-jets
356
357
CHAPITRE 6 : Hors du labyrinthe ? – contraintes d’écritures et contraintes de lectures Oulipiens : rats qui ont à construire le labyrinthe dont ils se proposent de sortir. 1
Le pont jeté par-dessus le fossé creusé par l’antipathie fondamentale entre poésie et roman ressemble bien à l’écriture à contraintes. Productive, elle met en scène le travail du fabricateur/bricoleur de textes qu’est l’écrivain oulipien. Ruse du narratif, elle renverse, depuis l’intérieur des romans, le refus initial de ce même narratif auquel est substitué un narratif au second degré. Arrivés à ce sixième et dernier chapitre, il nous reste à déterminer par quels procédés la contrainte – ou plutôt les contraintes – parviennent, sinon à annuler, du moins à réduire l’antagonisme initial, et quels effets d’écriture et quelle rhétorique de lecture se trouvent induits par leur mise en œuvre dans nos trois romans. Comment doit-on, et comment peut-on lire ceux-ci ? La contrainte n’est-elle qu’un mode d’emploi plus ou moins visible ou plutôt plus ou moins lisible ? Se pose le problème de son repérage plus ou moins chiffré, tâche complexe à l’échelle du roman (des trois romans) dont on sait qu’il s’agit d’une forme ample. On peut croire sur parole ces habitués de la contrainte que sont Paul Fournel et Jacques Jouet : « plus l’œuvre est longue et plus le faisceau de contraintes qui la fonde est touffu, plus les transgressions sont nombreuses, plus le clinamen est subtil, plus la transformation que subit le projet initial est difficile à clarifier a posteriori. 2 » Roubaud soutient ainsi que « les Hortense s’adressent donc d’abord à un lecteur qui va lire sans déchiffrer. 3 »En même 1
Circulaire n°6 C/R de la réunion du lundi 17 avril 1961 dans Jacques BENS : OuLiPo, 1960-1963, op. cit., p. 42.
2 3
Paul FOURNEL et Jacques JOUET : « L’écrivain oulipien », op. cit., p. 94.
« Vers une théorie de la lecture du texte oulipien - fragments d’un débat », Oulipo poétiques, op. cit., p. 199.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
temps, il affirme : Il y a peut-être des inventions involontaires, mais de manière générale, n’ayant pas d’imagination, je n’invente pas. Je soumets des données du monde extérieur – livresque ou autre – à des procédés, des contraintes. En principe donc, tout est déchiffrable. 4
On accordera bien volontiers à ces deux oulipiens prolixes que le « plaisir de la lecture « traditionnelle » est acquis et ces textes sont, le plus souvent, lus comme non-contraints… » Mais peut-on vraiment placer La Belle Hortense aux côtés de Si par une nuit d’hiver un voyageur et La Vie Mode d’Emploi, dans le rayon des livres qu’on peut lire « comme s’ils n’étaient pas contraints » ? L’in-scription de formes numériques et de traces sémantiques de la contrainte, mais aussi l’injection massive de métatextualité, de procédés réflexifs, laisse dubitatif quant à la possibilité d’une lecture évitant ces régularités, ces rimes insistantes et de tous ordres, ces torsions du temps narratif. On recensera donc d’abord les glyphes de la contrainte dans nos romans, à travers les déclinaisons du chiffre 6, du nombre d’or et de cette forme éminente dans l’histoire de l’oulipo qu’est la sextine. Sachant que la contrainte a pour effet d’introduire, sinon de la poésie, du moins des formes de dénarrativisation dans le roman, empêchant sa linéarité et sa course trop rapide, tendue, sans retour et vivement critiquée par Roubaud – ce n’est pas pour rien que l’escargot est aussi choisi comme emblème du roman – sont installées un certain nombre de rimes de situations qu’on s’efforcera de repérer. Le « principe de Roubaud » (« un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte 5 »), passe également par le déploiement de l’antitexte, des stratégies métatextuelles élaborées, des métalepses narratives vertigineuses. Toutefois, les marques peuvent se faire discrètes tout en continuant d’opérer tous azimuts, en poursuivant un travail souterrain et formel de formatage et de justification du texte narratif, désormais nanti d’une armature mathématique. Si la contrainte donne donc plus et dit davantage, elle engage forcément à une double lecture. Néanmoins, si elle exhibe quelques-uns de ses mécanismes sous-jacents en les narrativisant, en se narrativisant, elle ne dévoile 4 5
ibid.
« Deux principes parfois respectés par les travaux oulipiens », Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 90.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
359
jamais complètement la totalité de ses effets. C’est probablement à ce prix que ne s’obère pas l’extraordinaire littérarité gagnée par ces procédés somme toute formels. Charles Grivel, s’interrogeant sur « le surenchérissement qu’implique la contrainte, cette possibilité qu’elle donne de doubler la langue, d’injecter un supplément de sens à la lecture » soutient : « qu’un texte oulipien est d’abord un moyen de faire échec au travail d’interprétation » : ou bien une œuvre oulipienne consiste en l’accomplissement de sa règle (et de sa lecture privilégiée [?]) aussi, mais elle n’est alors qu’effectuation du procédé et nous savons qu’elle engendre une satisfaction seconde (esthétique) et de toute façon un parcours (pas un sens) et alors, il convient de s’interroger sur la nature du supplément qu’elle offre, – ou bien une œuvre oulipienne ne consiste pas en sa pure oulipicité et alors, il convient tout autant de faire face à ce qu’elle propose dans un champ qui n’est pas forcément soumis à notre attention. 6
Ce qui implique qu’en face d’une gradualité ou d’une « dureté » (Roubaud) de la contrainte dans son écriture, une résistance à l’interprétation immédiate peut s’exercer. Ainsi, les romans d’Hortense maintiennent des tronçons d’échafaudage, des échelles où manquent parfois des échelons, sur lesquelles les personnages montent parfois pour tenter de s’échapper, des passerelles en pointillés pour le lecteur qui souhaite s’y hasarder. Sans perdre de leur substance narrative, les romans deviennent alors des invitations à circuler autrement. « Le lecteur est libre (Bénabou) il s’arrête où il veut. 7 » Dans une discussion sur la lecture du texte contraint, Jacques Roubaud et Marcel Bénabou accordent une certaine marge de manœuvre au lecteur puisque le récit offre « des pistes au lecteur et si le lecteur veut s’y lancer, il est libre de faire son jeu avec le texte. 8 » Ce qui pose la question de la responsabilité du lecteur face à nos trois romans, produits d’une écriture sous contraintes, mais sans cahier des charges publié à ce jour. En s’engageant dans ce carré de salades romanesques,
6
Charles GRIVEL : « Le fantasme oulipien», Oulipo Poétiques, op. cit., p. 197.
7
« Vers une théorie de la lecture du texte oulipien - fragments d’un débat », Oulipo poétiques, op. cit., p. 214. 8
ibid., p. 216.
360
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
on entre sans véritable garantie dans le dédale de la lecture poétique ; aussi la meilleure tactique est-elle celle d’une circulation lente, à la manière d’un escargot prudent sur un échafaudage à trous.
I. Des fesses de l’héroïne au ventre l’architexte : productivité de la contrainte
de
La sextine est d’abord une énigme. 9
A. La belle inconnue et ses glyphes [Eusèbe] pensa qu’il faisait des statistiques, pour le compte de la municipalité… (BH, 191)
Dans son élaboration d’un art du roman, Queneau avait déjà écrit : « il y a des formes du roman qui imposent à la matière proposée toutes les vertus du Nombre », et qui requièrent « une structure qui transmet aux oeuvres les derniers reflets de la lumière universelle et les derniers échos de l’Harmonie des Mondes 10 ». En faisant tout pour mimer/miner le genre romanesque, le cycle d’Hortense, réunit finalement l’ensemble des éléments pour réduire ce qu’il y avait de rédhibitoire dans le roman et le faire rimer. Outre les rimes intertextuelles élargies ou restreintes à l’œuvre roubaldienne, des formules arithmétiques encadrent fermement le récit et lui confèrent l’harmonie et les symétries souhaitées par Queneau, en drapant ses formes autour de ce nombre-étendard qu’est le six. 1. BASE 6 À voir ces aimables gastéropodes tantôt nonchalants et indolents, tantôt emplis d’une énergie volontaire, prêts à gagner la course rituelle 11, la tête dressée, semblables au chiffre 6, le lecteur le 9
Pierre LARTIGUE : L’Hélice d’écrire : la sextine. Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’Architecture du Verbe », 1994, p 35. cf. Dominique MONCOND’HUY : « Rêve de phrases perdues, daube de vers : Pierre Lartigue, danseur de mots en prose. », Formules – revue des littératures à contraintes - numéro 3, op. cit., p. 231.
10
Raymond QUENEAU : « Technique du roman », op. cit., p.33 ; cf. Italo CALVINO : « La philosophie de Raymond Queneau », op. cit., p. 227. 11
« la Grande Course d’Escargots qui avait, disait-on, donné à Arnaut Danieldzoï
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
361
plus pressé conviendra qu’à l’infiniment grand de la cosmogonie spiralaire, correspond l’infiniment petit de l’escargot à la coquille enroulée 12. Or le 6 est « non seulement nombre de Queneau mais parfait car égal à la somme de ses diviseurs (c’est presque le nombre de Queneau par excellence (pour des raisons historiques)) » (BW, 271.) Le poète qui se rêve mathématicien qui se rêve romancier – ou est-ce le contraire ? – bref, l’architecte qui construit des mondes de mots, se doit de croiser non plus seulement les mots entre eux mais les chiffres et les lettres. Nous avons constaté plus haut, la préférence de Roubaud pour les entiers naturels et la manière dont le 53 permettait le chiffrement d’éléments textuels personnels. Assez nettement, ce nombre établissait également des connivences avec des textes perecquiens. Toutefois, le nombre-clef qui donne le « la » en Poldévie et plus généralement dans le monde hortensien est le 6 – et ses multiples. Autour de ce chiffre, comme un noyau recourbé s’organise un grand nombre d’éléments narratifs – sans compter des indications métatextuelles et intertextuelles. Pourtant, Patrick Renard, dans sa thèse sur les jeux arithmétiques queniens, a observé que le six figurait parmi les chiffres les moins utilisés par Queneau. Le sénaire marque l’opposition de la créature au créateur dans un équilibre indéfini, du destin. Il réunit en effet deux complexes d’activités ternaires. Il peut pencher vers le bien et le mal. Nombre […] du destin mystique qui s’exprime par le symbolisme graphique des six triangles équilatéraux inscrits dans le cercle. Chaque triangle équivaut au rayon du cercle et six est presque le rapport de la circonférence au rayon.13
C’est donc plutôt le 7 qui structure essentiellement la plupart des romans queniens. Même si Alain Calame tient à nuancer l’expression de plénitude, de perfection et de transcendance liée à ce l’idée décisive. » (BH, 45) 12
Denis GUEDJ rappelle que « les savants astronomes mayas mirent au point, au cours du Ier millénaire de notre ère, une efficace numération de position, en base 20, dans laquelle les nombres sont représentés par des assemblages de points et de traits suivant une disposition verticale. Un signe graphique particulier, un ovale horizontal, figurant une coquille d’escargot, un glyphe, joue le rôle de séparateur efficace et permet l’écriture sans ambiguïté des nombres. » L’empire des nombres, op. cit., p. 111.
13
Patrick RENARD : « Jeux arithmétiques et jeux linguistiques dans les romans de Raymond Queneau »,op. cit., p. 41.
362
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
nombre, notamment « dans l’optique de la Gnose – le 7 étant le nombre des planètes maléfiques que le gnosticisme désignait comme des tyrans 14 », le sept reste le jour de l’achèvement cyclique et de son renouvellement correspondant aux sept jours de la semaine, aux sept degrés de la perfection, aux sept arts libéraux, etc. Marie-Noëlle Campana-Rochefort a, quant à elle, bien remarqué et expliqué la série fétiche 3-7-21dans Les Fleurs Bleues qui structure les sauts temporels d’Auge, ou encore le calendrier lunaire (4 périodes de 7 jours) lequel s’inscrit comme si souvent en filigrane 15 chez Queneau. Mais, c’est bien le 6, nombre des dons réciproques qui tient le haut du pavé dans le triptyque hortensien (destiné, rappelons-le à devenir une saga de six romans) et l’on apprend rapidement à compter en base 6 : Y’a six princes en Poldévie; y’a le Prince Régnant, Gormanskoï; qui est plutôt sympathique, en tout cas pour ce qui concerne l’affaire, et y’a cinq autres princes, ce qui fait six (six plus un égale six). (EH, 94)
Appuyés nettement sur cet indépassable chiffre, les romans proposent d’infinis jeux de l’esprit, in memoriam puisque le 6 fait partie des entiers naturels, domaine privilégié de Queneau puisqu’ils « réunissent la double caractéristique d’échapper complètement, rigoureusement, et par définition au hasard… 16 » Dans l’article bien connu « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », auquel nous renvoyons volontiers, Roubaud revient sur les rapports qu’entretenait le co-fondateur de l’oulipo avec les mathématiques : « Queneau n’a jamais commencé les mathématiques. Il les a toujours pratiquées, toujours gratuitement, et souvent sous le manteau; de la littérature. 17 » Suit une précision sur le champ de prédilection quenien : « la combinatoire des nombres naturels, des entiers, non les problèmes de dénombrement mais ceux de 14
Alain CALAME : « Le Chiendent – des mythes à la structure ». Queneau aujourd’hui, op. cit., p. 55. 15 Marie-Noëlle CAMPANA-ROCHEFORT : « Le nombre des Fleurs Bleues » Queneau aujourd’hui, op. cit., p. 159 sq. 16
François LE LIONNAIS : « Queneau et les Mathématiques » Les Cahiers de l'Herne :Queneau, op. cit., p. 279. 17
La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau ». OULIPO. Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 42.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
363
l’engendrement récursif des suites par des procédés finis, simples, dont l’application crée la complexité. 18 » L’intertextualité quenienne englobe et joue donc de la mathématique. Et puisque l’arithmétique analyse la réaction des entiers naturels ´ aux quatre opérations des calculettes les plus élémentaires 19, avant même d’évoquer la sextine – qui vient d’emblée à l’esprit – ou les suites arithmétiques dites « suites s-additives », axe majeur du travail quenien, on se doit de décomposer ce chiffre-clef. D’abord le 6 est pair (partageable en 2 parties égales). Il équilibre de sorte le 53 (visiblement impair). De plus, chaque naturel ou bien est « premier », ou bien est le produit de nombres premiers. Contrairement à 53, le 6 n’est pas lui-même un « nombre premier », comme c’est le cas de 2, 3, 5, 7, 11, 13,17… c’est-à-dire, qu’il ne fait pas partie de ces nombres qui ne sont pas divisibles du tout sauf par eux-mêmes et par 1. Néanmoins, il entre réflexivement dans la « formule de décomposition 20 » du 36 (=62, « 6 puissance 2 ») et directement dans le 366 (= 2x(3x61)), ou (= 6x61), dont on va retrouver maintes occurrences. Que le go intervienne à titre de mention ou, peut-être plus profondément dans un rôle structural ne fait pas de doute. Si l’on se souvient que le tablier du go est composé de 361 lignes lesquelles définissent 361 intersections où seront posés les pions, ou « pierres » (go-ishi), on voit que le chiffre 6 peut également nous emmener vers le jeu de prédilection de Roubaud, Lusson… et Perec. Les pions y sont au nombre de 180 pions (blancs) et 181 (noirs). En remettant les joueurs à une égalité parfaite, les 360 en base 6 font 60, c’est-à-dire le produit de la multiplication de la base poldève (hexa) et la nôtre (décimale). Hortense ne le savait pas; mais elle ne devait pas le savoir. Le secret le plus absolu était nécessaire; elle devait tout ignorer de la féroce partie de go (de niveau 6° dan, au moins) qui se jouait entre les forces du Prince Régnant et celles du Premier Prince Présumé. (EXH, 161)
Outre le fait que 360 divisé par 10 donne 36, nombre qui a une 18
ibid., p. 45-46.
19
Des quatre opérations élémentaires addition/soustraction, multiplication/division, c’est cette dernière qui offre l’outil principal d’investigation des entiers naturels. 20
Denis GUEDJ : L’empire des nombres, op. cit., p. 66.
364
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
grande importance dans le récit, 60 est un chiffre éminemment potentiel ; c’est même « l’as de la divisibilité » (pas moins de 12 diviseurs dont le 6 et lui-même : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 10, 12, 15, 20, 30, 60.) – alors que 100 n’a par exemple que huit diviseurs. Le 6 fait aussi partie des nombres dit « parfaits » car la somme des parties propres est égale au nombre lui-même (1+2+3 = 6). En ajoutant 1+2+3+4+5+6, on retrouve 21, nombre de prédilection quenien. Ainsi, même si le 6 n’est pas beaucoup utilisé dans les romans queniens, il n’en n’est pas moins idéal pour mener à bien le projet de ces romans-hommages sous contraintes que sont les trois Hortense. On dit que les mathématiciens « grignotent les conjectures », il en va de même pour les lecteurs oulipiens. Le 6 est donc le chiffre-roi, l’étalon des aventures hortensiennes pour en signaler les lois de composition, de réussite. Il entre dans la plupart des indications temporelles : Mornacier réfléchit « six jours et six nuits » (BH, 54) , Alexandre déplace les débris de la statuette à l’aube (« six heures du matin » (BH, 177)). Le souci de précision, justifiable dans les rapports précis de Blognard et Arapède (« le cadavre de la victime fut découvert à six heures et quatorze minutes (heure locale) par Mme Eusèbe, épicière du 53 de la rue des Citoyens » (EH, 28)) est si récurrent qu’il en devient suspect (Yvette convoque le conseil de guerre à quinze heures et six minutes 21.) Peu importe l’unité de mesure, le 6 en vient à régler le tempo narratif : l’évasion d’Hortense (âgée de 22 ans et six mois) est ainsi « une des évasions les plus spectaculaires et les plus courtes de l’histoire du roman d’aventures » puisqu’elle dure « six minutes et soixante et une lignes dactylographiées » (EH, 261). Analepses et prolepses s’imposent des intervalles de six : les minutes qui s’écoulent ne sont « en fait pas plus de six » (BH, 131). Mornacier et Hortense ne se marient que six mois après l’arrestation d’Orsells 22. Acrab’m rend visite à Hortense « cinq ou six fois par jour »(EXH, 171). Pas dupes pour un sou (ni pour six) Carlotta, dont la disposition de la chambre change « tous les six jours en moyenne » (EH, 49), et Laurie s’écrient à l’adresse de l’ « Auteur » : « Ça va pas, le bocal ? Tu crois qu’on va aller s’enterrer six mois en Poldévie… » (EXH, 89) 21
« Yvette agit immédiatement. Il était quinze heures et six minutes… » (BH, 230).
22
« Six mois plus tard, ils étaient mariés » (BH, 149).
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
365
Parfois, on s’arrange un peu ostensiblement avec l’Histoire : puisqu’on fête le sixième centenaire d’« Arnaut Danielskoï, Prince de l’Hexarchie » (EXH, 100), alors que son modèle troubadouresque (1180-après 1210) est sensiblement anachronique. L’espace et l’architecture n’échappent évidemment pas à ce marquage numérologique. Ainsi, la majestueuse cathédrale Sainte-Gudule [est] surmontée de ses six dômes à pommeaux en forme de grenades peintes en vermillon, pourpre, orange, bleu, jaune et vert respectivement (les six couleurs fondamentales du spectre selon la science poldève. (EXH, 26)
Tout semble se plier à cette loi du 6, y compris les locutions les plus figées on ne va plus par quatre chemins mais par « six routes comme à Bobigny (descendre à la deuxième plus belle station de la ville : Bobigny-Pantin-Raymond Queneau) » (EH, 89), les marques les plus célèbres de bourbon (« bourbon 6 roses » (EXH, 236)), etc. Passons rapidement sur le Sextuor des vieillards et Sextus Empiricus… l’Hecatommithi de Cinthio devient « l’Hexahexamithi de Giraldi Cinthio, publiée à Venise en 1566, et délaissée, on ne sait pourquoi, par Chakespéar » (EXH, 219). On n’en finirait pas de recenser les éléments affectés par le 6, qu’on a déjà croisés à chaque détour de page. Assez significativement, dès que le 6 (ou ses multiples) n’est plus opérant, c’est le signe d’un appauvrissement, d’une rupture qui s’inscrit en creux dans la diégèse. Ainsi les 6 journaux s’amalgament-ils en un seul journal (BH, 47), les sonneurs de cloche ne parviennent pas à prononcer le si(x) note de la vérité, La Fausse Hortense a six défauts, mais on ne peut « en révéler que trois » (EXH, 172). Le chapitre 13 de La Belle Hortense (BH, 123), dénonce ironiquement les formes superstitieuses des compositions numérologiques alors que les chapitres 13 des deux autres volumes indiquent plus ou moins obliquement l’utilisation de chiffres. Certes, le 13, on le sait depuis l’Antiquité, est de mauvais augure. La Kabbale évoque les treize esprits du mal. Le treizième chapitre de l’Apocalypse est celui de l’Antéchrist et de la Bête. Le treizième coup de minuit sonne l’ultima hora du pauvre Balbastre (EH, 15). Mais treize est aussi le nombre de sections utilisées dans chaque chapitre du Chiendent (composé en fait de douze sections narratives et une pause qui rappelle nos « entre-deux-chapitres »). D’où ces difficultés avec les chapitres 13 que l’Auteur s’empresse de faire partager à ses lecteurs.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Prenez votre livre et reportez-vous au début du chapitre 13. Pour atteindre le chapitre 13, il existe plusieurs algorithmes, que vous pouvez programmer sur votre ordinateur personnel. (EXH, 141)
Et surtout le 73 (60+13) – produit d’une double sextine et d’une tornada [(36x2)+1] – est signifiant. Pour accéder au supplément de sens ou pour retrouver Hortense, le texte indique qu’il convient de suivre les séquences de nombres. On accède ainsi au lieu de détention d’Hortense par « un escalier spiraloïde de soixante-treize marches » (EH, 135). Mais revenons une dernière fois au six car tout le cœur de la Poldévie bat au sextuple rythme : sa langue avec « ses six tons et ses quatorze cas » (EXH, 22), son système de passation de pouvoir, conforme au vœu et à la manière du Premier Prince, Arnaut Danieldzoï et « à la figure emblématique des Poldèves qui est l’hélice, et satisfaisant pour leur animal sacré qui est l’escargot (qui ne devait en aucun cas être chassé dans le carré de salades de la chapelle) » (BH, 44-45). Or, on sait comme le résume succinctement Carlotta : Y’a six princes en Poldévie; y’a le Prince Régnant, Gormanskoï; qui est plutôt sympathique, en tout cas pour ce qui concerne l’affaire, et y’a cinq autres princes, ce qui fait six (six plus un égale six); l’un de ces autres princes, qui sont pas régnants, voudrait être Prince Régnant; il estime y avoir droit. Il s’appelle K’manoroïgs. (EH, 94)
Jusqu’au plus petit détail de la décoration 23, des tatouages princiers 24, le chiffre sature inévitablement les données du texte. Très métatextuellement, tout ce qui relève du champ scriptural dans le texte de l’écriture s’appuie sur le 6, et dans une moindre mesure, le quatorze, nombre du sonnet. L’oraison funèbre de Balbastre comporte six périodes (EH, 173) là on n’en n’attendrait classiquement que cinq. Seule la « sixième lettre de l’auteur à l’éditeur » (EH, 84) fait l’objet d’une transcription. Les Prolegomena rythymimorum, annoncent, se conforment et justifient ce chiffre. Si le chiffre possède une charge symbolique, mixte, personnelle et culturelle avec laquelle joue bien volontiers le poète, il
23
Dans un « souci louable de symétrie », la baignoire d’Hortense comporte « six robinets d’eau: eau très chaude, eau chaude, eaux tièdes et froides, eau glaciaire; du dernier robinet l’eau coulait alternativement brûlante et glaciale à raison de trente-sept changements par seconde. » (EXH, 15) 24
« Six tas de points sont tatoués dans la spirale; ils sont numérotés, mais différemment pour chaque prince. » (EH, 94)
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
367
acquiert une plus grande portée encore lorsqu’il s’agit de le manipuler et de le combiner avec ses multiples. Avec la sextine d’Arnaut Daniel, le chiffre a trouvé une forme poétique matricielle qui rassemble avec bonheur : poésie, arithmétique, spirales géométriques, musique (la viole de gambe comprend six cordes) relais pataphysique et oulipien, escargots symboliques 25 et peut-être même… roman à décortiquer. 2. LA CHAPELLE SEXTINE Ainsi mathématique et poésie étaient encore présentes dans la prose, mais croisées. (GIL, 206)
La sextine est d’abord un passage de témoin mnémonique. Revenons brièvement sur son histoire en nous appuyant abondamment sur les articles de Roubaud et le beau livre de… Pierre Lartigue. 26 Née dans le contexte de l’amour courtois, du « grand chant » et de sa poésie formelle, ultime avatar du canso, c’est Arnaut Daniel qui va inventer la structure de cette forme poétique, figée puis relayée par d’autres poètes et à laquelle Dante donnera finalement le nom de sextine. La définition du canso et une étude exhaustive de ses déclinaisons est donnée par Roubaud lui-même dans l’article consacré à la sextine, paru dans Change : Succession de strophes, en nombre variable terminée en principe par un ou plusieurs envois, reproduisant chacun la formule et les rimes d’un fragment final de la dernière strophe. On a la règle suivante : « la formule strophique est la même dans chaque strophe de la canso. 27 »
Ainsi la sextine sera une canso d’un type particulier, comprenant 6 strophes de 6 vers, terminés par 6 mots-refrains/rimes qui obéissent à une permutation telle qu’une septième strophe reconduirait à l’ordre de la première. Les six mots-rimes figurent à des places toujours différentes, ce qui confère à la forme une régularité rythmique mais quelque peu… masquée car la sextine permet de
25
« …marques de fabrique des Princes Poldèves que l’on peut voir sur les fesses gauches des princes. » (EH, 176) 26 Pierre LARTIGUE : L’Hélice d’écrire : la sextine. Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’Architecture du Verbe », 1994. 27
« La sextine de Dante et d’Arnaut Daniel », Change, n° 2 op. cit., p. 12.
368
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
changer à chaque fois les rimes terminales (et donc initiales de la suivante).
STROPHESPOSITION
MOTS RIMES 1
2
3
4
5
6
6
1
5
2
4
3
3
6
4
1
2
5
5
3
2
6
1
4
4
5
1
3
6
2
2
4
6
5
3
1
Virtuellement, un septième « tour » ferait revenir à l’initiale disposition : 1,2,3,4,5,6. Suivant ce schéma, le premier mot refrain de la première strophe glisse en position 2 dans la seconde ; le second en 4 ; le troisième en 6 etc. L’opération par quoi est définie la sextine relève bien du croisement de mots (« retrogradation cruciata ») qu’on a pu percevoir à l’œuvre si souvent dans nos pages. Ce qui nous donne pour le fameux « Lo ferm voler q'el còr m'intra » traduit par Roubaud 28 et redécouvert initialement par André Tavera 29 (S=strophes et R=rimes) : S/R
1
2
3
4
5
6
1
intra
ongla
arma
verga
oncle
cambra
2
cambra
intra
oncle
ongla
verga
arma
3
arma
cambra
verga
intra
ongla
oncle
4
oncle
arma
ongla
cambra
intra
verga
5
verga
oncle
intra
arma
cambra
ongla
6
ongla
verga
cambra
oncle
arma
intra
28
La Fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours, Ramsay, 1986 les Belles Lettres, coll. « Architecture du verbe », 1994, p. 311.
29
André TAVERA : Arnaut Daniel et la spirale, Subsidia Pataphysica n°1, Collège de 'Pataphysique, 29 sable 93, 1963.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
369
Laissons Lartigue conclure : « la sextine s’achève sur une tornada, envoi de 3 vers où se retrouvent les mots refrains… » On notera que « les strophes comportent généralement un heptasyllabe et cinq décasyllabes et tous les vers se terminent par des sonorités féminines. 30 » Après une carrière riche de rebondissements, la sextine disparaît un temps puis est redécouverte par… Balzac 31 et Pound et surtout par Tavera qui, le premier, pose le problème de la compréhension de son squelette formel (la figure spiralaire destinée à rendre compte de la forme est quant à lui, vraisemblablement, un legs ‘pataphysique et gidouillesque.) Naturellement, la forme connaîtra une résurrection et une promotion inespérée avec Queneau et les oulipiens en général. Les fascicules 65 et 66 ( !) de La Bibliothèque Oulipienne 32 reviendront sur cette « forme fixe d’une confondante difficulté 33 », très tôt détectée comme « particulièrement potentielle 34 » par Queneau luimême et dont les multiples adaptations et variations (quenines, pseudodizine…) ont rythmé travaux et textes oulipiens. Le choix de la sextine comme moteur de composition est donc extrêmement symbolique, tant cette forme se trouve à l’articulation d’un travail personnel et de celui d’une équipe qui déborde même le strict cadre oulipien – puisque Lartigue y est étroitement associé. Mais il signifie aussi cette possibilité de faire rimer les éléments à l’intérieur du genre qui, initialement, ne s’y prête absolument pas. L’observation rapprochée des « marques de fabrique de tous les Princes Poldèves » (BH, 249) retrouve nos caractéristiques sextiniennes. Dans le deuxième volume, Hortense a même la malchance d’en faire une minutieuse étude comparée : 30
Pierre LARTIGUE : L’Hélice d’écrire : la sextine, op. cit., p. 38.
31
Le premier « retour de la sextine en France date de 1840 dans le numéro de juilletseptembre de La Revue Parisienne dirigée par Balzac [qui] apprécie cette façon de rythmer les strophes symétriquement (« c’est la géométrie la plus exacte… ») » cf. J. Lartigue : L’Hélice d’écrire : la sextine, p. 185. 32
OULIPO : « N-ines, autrement dit quenines », op. cit., p. 57-96 et Jacques ROUBAUD : « N-ines, autrement dit quenines (encore) », op. cit., p. 97-124. 33 Noël ARNAUD : « Et naquit l’Ouvroir de Littérature Potentielle » préface à Jacques BENS, Oulipo 1960-1963, op. cit., p. 10. 34
Raymond QUENEAU : « Littérature potentielle », op. cit., p. 304 (nous soulignons).
370
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD C’est une spirale escargoïde (l’escargot est l’animal sacré des Poldèves); chacun a la même mais avec une subtile différence. Six tas de points sont tatoués dans la spirale; ils sont numérotés, mais différemment pour chaque prince. (EH, 94)
Avec Gormanskoï, tout est conforme, et cela est vérifiable sur sa fesse gauche dont le dessin est reproduit à la page 255 de L’Enlèvement.
La logique sextinienne veut donc qu’il soit le futur prince régnant puisque, en fonction des points diacritiques, dessinés sur ses fesses (2,4,6,5,3,1) – la séquence suivante étant bien : 1,2,3,4,5,6.
K’manoroïgs, en revanche ne peut en toute logique, accéder au trône de l’hexarchie puisque sa séquence est : 3,6,4,1,2,6 : Ce « mode d’emploi » de la sextine à travers les passations de pouvoir se retrouve obliquement dans l’Enlèvement : Mais ce n’est pas tout; les Princes continuent à apparaître; et ils continuent à tourner, dans un ballet cosmique spiraloïde sacré cosmogonique et escargotier, ils tournent toujours selon le même mouvement, si bien qu’ils apparaissent ensuite dans la succession: 3 6 4 1 2 5 puis dans la succession: 5 3 2 6 1 4 et ainsi de suite. Ils apparaissent chacun six fois. (EH, 278)
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371
On l’aura compris : ces escargots qui traînent dans les cafés 35, déclinés dans tous les tons du design poldévien (téléphones en forme « d’escargot nacré » (EXH, 18), récompenses 36) déposent des traces au sein des romans que le lecteur attentif doit déchiffrer. La spirale est la raison géométrique qui leur est naturellement associée : C’était un dessin tracé à la craie bleue. Composé de traits spiraloides (voir planche, p. 176) il imitait avec une précision hallucinante le portrait de l’escargot sacré qui règne au fronton de la Chapelle Poldève (comme dans tous les lieux de culte des six confessions principales de la Poldévie). (EH, 29)
De manière plus ou moins dissimulée, comme dans ce « Fourmi matricule 615243 » (EH, 13), le plus souvent, la sextine ordonne et donne la formule des « séries » qu’on a pu détecter et isoler dans le flot de la prose, les unes après les autres. Celles-ci semblent être distribuées au cœur des récits par la sextine et ses variantes. On lit tout autrement le régime alimentaire combinatoire (BH, 19), le discours de She Hol (EH, 90-91), les commandes dans les bars : 1 Perrier, 3 Orangina, 2 demis, 6 cafés, 4 Suze, 5 Fernet-Branca, quelle importance quand on a des cardinaux fortement inaccessibles à sa disposition ? pourquoi pas rapporter 5 Perrier, 1 Orangina, 4 demis, 3 cafés, 6 Suze et 2 Fernet-Branca? Ça ne fait jamais qu’une permutation tristement finie des boissons. (EH, 217)
Reprenons plus synthétiquement notre Table de Queneleiev – présente dans nos récits sous la forme d’une Tour Leieff, à la fois monument et vade-mecum de la contrainte – puis distribuons quelquesuns de ces si nombreux éléments, qu’on a rencontrés.
35
« quelques autres consommateurs (dont un escargot) épars dans le café ouvrirent leurs oreilles toutes grandes » (EXH, 32).
36
« Les Grands Prix du FLIPPER étaient des escargots d’or, d’une très grande valeur » (EXH, 188).
372
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Longueur
Ordre Nombre Nature La permutation des Combinatoire (les noms des princes coupables de l’Enlèvement) OBJETS Bibliothèques La commande des Engrenages Ordonnées boissons au hélicoïdaux Gudule Bar (EH, Durand 217) Escaliers, L’art culinaire : tabourets en (BH) spirales, etc. ÉVÉNEMENTS Mouvements en spirale Passation de Pouvoir, etc. « Flash-Backs » SENTIMENTS « X prend y pour z »(les princes identiques) LIEUX « Volontaire La manière dont concentration Carlotta topologique » réordonne sa Spirales de la chambre tous les Terreur. 6 jours (EH,51) DURÉE Les 33 Chapitres coups de 10,11,12,13,14 de minuit (EH) BH (perturbation Tragédie spiralaire de la classique diégèse) tireur à la ligne (EXH)
PERSONNAGES
Après une lecture linéaire, policière, la sextine nous engage pleinement dans une lecture tabulaire, mathématique et poétique, en plaçant la combinatoire à tous les étages. Naturellement, les multiples du 6 sont largement convoqués pour entrer dans cette danse désormais bien rythmée du chiffre. Le 36 (=6^2 ou 6x6) est aussi le chiffre de la sextine par excellence. La chaconne de Telemann qu’interprète Sinouls pour l’inauguration de la chapelle poldève n’est d’ailleurs pas sans rappeler le principe sextinien : C’est une chaconne en trente-six variations, mais au lieu de varier simplement la mélodie, comme d’habitude (c’est un vieil air populaire poldève qui ressemble à cette chanson du Berry, tu sais, ça commence comme ça berrichon chon chon… »), il utilise en fait six morceaux mélodiques pratiquement indépendants, puis il les fait tourner les uns après les autres d’une manière d’ailleurs assez compliquée mais
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fort plaisante, ça met en valeur tous les jeux, mais le plus fort, c’est qu’il arrête juste au moment où, s’il continuait, on retrouverait la mélodie de départ. Je ne sais pas si les Princes Poldèves apprécieront, mais en tout cas c’est rudement bien à jouer. (BH, 202)
Si l’on n’omet pas la tornada, on peut même y associer le 37 (=36+1) assez fréquent : c’est le « trente-septième numéro d’E terne L » (EH, 202); Carlotta fait exécuter à Hotello des séries de « 37 sauts périlleux » (EH, 71); les négociations serrées entre Auteur et Éditeur se comptent en base 37 (« “37 jours après la signature du présent contrat”, ça vous va ? » Je répondis que ça allait; les délais me paraissaient raisonnables (je prévoyais 37 chapitres)… » (EXH, 196)). L’extension de la sextine par Queneau et ses continuateurs, a abouti au sein de l’Oulipo à la quenine ou n-ine – appellation d’origine contrôlée, qui désigne une palette de formes poétiques généralisant la sextine. Pour formaliser avec Roubaud : « si n est un entier, la permutation de Queneau-Daniel d'ordre N est définie par : 1 N
2 1
3 n-1
4 2
5 n-2
…n »
La n-ine (ou quenine de n) est définissable, comme suit : c'est un poème de n strophes sur n mots-clefs (ou mots-rimes), suivant l'ordre imposé par la permutation… « Ainsi, pour qu’un nombre n soit un nombre Queneau, il faut que 2n+1 soit premier. » Bref, si la permutation retrouve l’ordre de départ en n pas il y a bien une n-ine ; sinon, non. C’est parfaitement le cas, par exemple, pour n = 5. 1 5 3 4 2 1
2 1 5 3 4 2
3 4 2 1 5 3
4 2 1 5 3 4
5 3 4 2 1 5
Aussi, la suite des nombres entiers n pour lesquels la quenine de n existe s'appelle « la suite fondamentale de Queneau et ses termes sont les nombres de Queneau », et Roubaud nous en dresse la liste 37 qu’on peut reproduire sachant qu’ils interviennent à plusieurs niveaux de la narration, dont les frontières seront rapidement brouillés : 37
« N-ines, autrement dit quenines (encore) », op. cit., p. 104.
374
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD 1 – 2 – 3 – 5 – 6 – 9 – 11 – 14 – 18 – 23 – 26 – 29 – 30 – 33 – 35 – 39 – 41 – 50 – 51 – 53 – 65 – 69 – 74 – 81 – 83 – 86 – 90 – 95 – 98 – 99 – 105 – 113 –119 – 131 – 134 –135 – 141 – 146 – 155 – 158 – 173 – 174 – 179 – 183 – 186 – 189 – 191 – 194
Le narrateur du GIL confesse également que cette suite régit largement les branches. Dans nos romans, ils se glissent de manière plus ou moins sibylline, comme dans ce décompte des minutes qui séparent Hortense de ses retrouvailles avec Gormanskoï : Cinq heures moins cinquante-neuf secondes, cinquante-huit... cinquantetrois trente-cinq.., dix-huit... quatorze, onze, neuf, six, cinq, trois, deux, une. (EXH, 56)
Mais avant d’envisager toutes les conséquences de cette sextine plus ou moins balisée sur une lecture qui confine de plus en plus au déchiffrement, il faut signaler et baliser une série supplémentaire qui intervient dans le cycle d’Hortense et croise en redoublant et renforçant la structure de la sextine : celle du nombre d’or et de la suite de Fibonacci. Parti à la recherche de l’anamnèse, (« l’anamnèse est une spirale 38 »), Roubaud retrouve le Timée platonicien et procède à un raisonnement selon la méthode de l’Anthyphairesis (approximations) dont nous ne retiendrons, pour la commodité de la démonstration, que les étapes principales : le postulat et le résultat : Soit donc un rectangle [...] dont le petit côté se compose de 6 unités et le grand de quatorze. On veut évaluer le ‘rapport’ (le logos selon la terminologie mathématique grecque ; le terme fait rêver) du grand côté au petit (ce qui correspond pour nous à un nombre exprimable par la fraction 14/6). Pour cela on place dans le rectangle autant de carrés construits […] Le nombre correspondant est le nombre d’or. 39
Le rapport structurel entre le 6, le 36, et la spirale n’est peutêtre pas d’emblée évident ; il le devient cependant quand on sait que 36 est la somme des quatre premiers nombres pairs et des quatre premiers nombres impairs dont Platon se sert pour établir la septuple gamme céleste. « 36= (1+3+5+7)+(2+4+6+8) 40 ». Du régime alimentaire
38
L’invention du fils de Leoprepes…, op. cit., p. 102.
39
ibid.
40
Mathila C. GHYKA : Le Nombre d’Or – rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, Gallimard 1931, p. 33.
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375
combinatoire de l’auteur (BH, 19) au « parcours en spirale » du criminel (BH, 54) redoublé par l’autre spirale constituée de casseroles à l’intérieur de chacune des quincailleries attaquées… le 6 – accompagné de ses multiples – constitue la clef majeure, au sens musical, des récits. 366 (=61x6) apparaît quasi-exclusivement dans le premier opus. 41 La cave du Gudule-Bar (chapitre 23) possède « trois cent soixante-six espèces de bières différentes, des belges, des anglaises… » (BH, 215). Des « derniers chapitres de trois cent soixante-six romans, dont l’auteur a déduit « quelques règles qu’[il] va s’efforcer de mettre en pratique » (chapitre 28, BH, 262). Enfin, la Patrologie dans sa pyramide de petites boîtes comprend 366 volumes (chapitre 26) (BH, 251) ; à ce propos, Catherine Rannoux estime que ce chiffre 366 propose une nouvelle construction mathématique sous forme de problème : Soit une pyramide de base hexagonale à 366 éléments dont le sommet est constitué d’un élément unique, quel sera le nombre d’étages de la pyramide et de combien d’unité chaque étage sera-t-il formé ? 42 1 2 3 4 *6 = 24 7*6 =42 21*6 = 126 28* 6 = 168
La base de la pyramide sera donc constituée de 6 côtés formés chacun de 28 éléments qui correspondent – on y reviendra plus bas – à la structure de La Belle Hortense (28=7[chapitres]x4[parties]), la somme correspondant bien à 366 éléments. « 366 est ainsi « bis-
41
Mornacier découpe la peau des « clémentines en trois cent soixante-cinq morceaux (trois cent soixante-six même, parfois) » dans L’Enlèvement d’Hortense (p. 43.) 42
Catherine RANNOUX : « La Belle Hortense de Jacques ROUBAUD, contes et décomptes », Jacques Roubaud, « La Licorne », n°40, p. 72.
376
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
sextil » et le bissextile par excellence. 43 » Catherine Rannoux précise également que la somme des nombres (28 + 21 + 7 + 4 + 3 + 2 +1) donne 66 sans parler du résultat 1+2+3+24+42+126+168 qui nous fait retomber sur 366. Comme chez Queneau, les nombres fondamentaux, sont inscrits dans cette armature du roman qu’est la répartition par chapitres, répartition qui d’ailleurs donne tant de soucis à notre « Auteur » et dont on fera l’examen plus bas ; mais ils restent des éléments « ouverts », poétiques à l’intérieur de cette prose essentiellement romanesque, des petits cailloux (calculi), qu’on peut suivre et identifier ou non. Une logique et des références complémentaires à celles de la sextine se mettent en branle renforçant la symétrie, qui, sous l’égide pythagoricienne consiste en l’accord de mesure entre les divers éléments de l’œuvre : celle du nombre d’or.
B. Des calculi au nombre d’or : Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées. 44
1. PHI ET FIBONACCI Comme le Grand Ordonnateur du Timée, l’architecte a découpé, déroulé, opposé ses cortèges de formes : il a harmonisé, relié ses accords, en comblant les intervalles au moyen des médiétés requises. 45
Tous ceux que les nombres fascinent, croisent tôt ou tard sur leur chemin Pythagore et la tradition pythagoricienne. Le nom très hellène de jeune fille de Madame Orsells (Hénade Jamblique) mais aussi un certain nombre de références liées principalement au Père Sinouls renvoient plus ou moins directement, aux nombreux préceptes 43
ibid., p. 73.
44
LAUTRÉAMONT : « Les Chants de Maldoror », Chant II, Œuvres Complètes, op. cit., p. 106. 45
Mathila C. GHYKA: Le Nombre d’Or – rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, op. cit., p. 41.
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377
de cette école dont les traditions ont continûment alimenté les réflexions de Roubaud. 46 De Kepler à Wittgenstein, d’Héraclite à Leibniz en passant par Platon et de Queneau à Lusson, nous avons déjà croisé ceux qui ont subi l’influence marquée ou démarquée du pythagorisme. L’arithmosophie et même « l’arithmologie » peuvent bien souvent ressembler à de purs jeux de l’esprit, des matrices bien surannées pour les esprits modernes et contemporains, il n’en reste pas moins que ces exercices ont nourri rationalités et irrationalités occidentales. Paul Braffort a ainsi retracé à grands traits le triangle secret qui relie l’hermétisme pythagoricien, la Gnose, et la Kabbale en termes d’imbrications : On fait parfois remonter l’origine de l’ésotérisme à Saint Jean Baptiste, mais le premier gnostique cité est en général Simon le Magicien. Viennent ensuite Mancion, Basilide, Valentin, Mani, Agapé.[…] L’ésotérisme prend un nouveau visage avec les différentes formes de la Kabbale qui se développent au début en parallèle avec la gnose : Kabbale juive, dès le IIème siècle après J.C…. Ces différentes mystiques ont en commun l’exploitation des possibilités de calcul littéral puisque dans les langues grecque, arabe et hébraïque, les chiffres sont désignés par des lettres. C’est pour les Grecs l’isopséphie, pour les juifs, la guématrie… 47
Les « syzygies » (conjonctions ou oppositions d'une planète et spécialement de la lune avec le soleil) font une apparition anodine au détour d’une phrase : …monde de l’entropie; de lucre, de stupre, de fumée; de lycanthropie, de pyromanie, de syzygie; et réciproquement...; le monde, quoi. (EH, 10)
On connaît les polémiques qui ont marqué un temps la reconnaissance par la critique de l’influence de la glose via les lectures queniennes de Guénon, d’Henri-Charles Puech, spécialiste de la gnose et du manichéisme 48, et des gnostiques 49. On doit tenir bien 46 Au point d’en faire un feuilleton radiophonique : Pythagore diffusé sur France Culture et qu’il évoque dans BW : « La secte pythagorique dont je me propose de raconter l’histoire a donc un modèle tout naturellement trouvé [...] l’idée de donner à la secte une origine pythagorique vient aussi de Queneau […] il s’agit d’une spéculation romanesque. » p. 248. 47
48
Paul BRAFFORT : Science et Littérature. op. cit., p. 44.
cf. Jean-François LECOQ : « La fin de l’histoire et le dernier roman. Les Fleurs Bleues de Queneau comme hypertexte », Études romanesques n°5, op. cit.
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évidemment donc compte de cet aveu amusé de Roubaud qui s’en démarque : Si les nombres m’occupent et me préoccupent, intervenant non seulement dans mes comptages mais par le biais d’innombrables « raisonnements » numérologiques dans les évènements de ma vie (et donc en particulier dans la poésie, et ici dans ce livre) si je me soumets à la passion du nombre, il s’agit toutefois d’une soumission sans croyance ; je n’en n’ai aucune mystique, je suis agnostique des nombres malgré tout. (GIL, 140141)
Peut-être peut-on percevoir dans ces silhouettes à la peinture noire représentant « un homme, debout, en train de pisser » le détournement facétieux d’une de ces trente-neuf prescriptions du Protreptique de Jamblique : « n’urine pas face au soleil 50 » ? En tout cas, les romans proposent des adaptations très libres de cette passion de la numération dont on ne saurait éluder les influences queniennes et lussoniennes 51. D’une part, La Belle Hortense et ses séquelles sont des romans de l’amitié, or l’amitié pythagoricienne est proverbiale, et cela dès l’Antiquité. Ensuite, le recyclage de la dimension énigmatique de l’enseignement des pythagoriciens « inséparable de la pratique du secret qui révèle une fracture entre le visible et l’invisible 52 », intervient pour signaler au lecteur que les lignes de l’harmonie de la belle héroïne et de l’écriture de ses aventures sont à trouver, bref, réclament un travail de dévoilement, de recul et de calcul. L’écriture se conçoit comme une homologie des mécanismes à l’œuvre dans la nature, nature qui dans le monde ordonné a été harmoniquement assemblée à partir d’illimités (apeira) et de limiteurs (perainonta), autrement dit de chiffres et de contraintes. Nicomaque de Gérase envisage d’ailleurs le Nombre comme l’unique clef de voûte de l’univers et donne une définition de la création et de l’ordonnancement
49 cf. Emmanuël SOUCHIER : Raymond Queneau, op. cit., et la polémique mentionnée par Claude DEBON : « Queneau saisi par les agélastes » Doukiplèdonktan, op. cit., p. 217-227. 50
Jean-François MATTÉI : Pythagore et les pythagoriciens, P.U.F., 1983, p. 26.
51
« [Sinouls] : c‘était un homme de chiffres et de savoir, il en fallait pour faire de la musique avec ces grands tuyaux dans Sainte-Gudule. » (BH, 218). 52
Jean-François MATTÉI : Pythagore et les pythagoriciens, op. cit., p. 27-28.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
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du monde dont l’analogie avec « l’écriture à contraintes » saute aux yeux : Tout ce que la nature a arrangé systématiquement dans l’Univers paraît dans ses parties comme dans l’ensemble avoir été déterminé et mis en ordre en accord avec le Nombre, par la prévoyance et la pensée de Celui qui créa toutes choses ; car le modèle était fixé, comme une esquisse préliminaire par la domination du nombre préexistant dans l’esprit du Dieu créateur du monde… 53
La tradition pythagoricienne, on le voit, installe le nombre au centre de tout être. « Tout être connaissable a un nombre ; sans celuici, on ne saurait rien concevoir, ni rien connaître… Le nombre est donc à la fois un principe ontologique et un principe gnoséologique. » Nombre pur ou mystique et nombre qu’on dira « scientifique » forment les deux faces du calcul hellénistique. Comme toutes les choses sont des nombres, par extension, l’idée d’une harmonie unique de l’univers s’installe en particulier avec Philolaos de Crotone, contemporain de Socrate 54 à une échelle cosmologique. Aussi bien le monde ordonné dans sa totalité, que les éléments qui le composent, peuvent se déchiffrer et donc se formuler. Les pythagoriciens divisaient ensuite le nombre en impairs (limités, finis, déterminés, mâles, donc indivisibles par deux). On aboutit à la convergence des nombres arithmétiques, des figures géométriques et des éléments physiques en tant que le nombre-point-élément incarne la nature des choses sur le modèle d’un jeu permanent d’oppositions. 55
L’influence du maître de Samos s’est longtemps répercutée sur les conceptions et même les spéculations occidentales concernant la musique (association des rapports numériques aux sons), la géométrie, la cosmologie et la physique, les arts de l’architecture et de la peinture – autant d’objets dans nos romans. La cathédrale gothique, la musique de Sinouls (Bach en particulier 56), la Patrologie en or massif, ISBN en lettres d’or sur le fronton de la TTGB, les escargots dorés devenus trophées littéraires (la liste n’est pas exhaustive) constituent un réseau. Les romans s’élaborent ainsi en référence directe (et distante) à 53
Nicomaque de Gérase, cit. par Mathila C. GHYKA : Le Nombre d’Or, op. cit., p. 22.
54
Jean-François MATTÉI : Pythagore et les pythagoriciens, op. cit., p. 25.
55
ibid., p. 28.
56
Voir plus bas.
380
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
une tradition numérologique, dont l’objectif consiste à construire un « accord de mesure entre les divers éléments de l’œuvre. » Et si le Nombre entre dans l’univers de la fiction par les pythagoriciens, l’harmonie cachée doit pourvoir se déduire à la lecture des rapports des éléments entre eux. Mais que signifie le « rapport » ? Reprenons les termes de Mathila C. Ghyka, célébrissime auteur du Nombre d’Or – rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale (1931) – ouvrage que Roubaud (et Lusson) ne peuvent que bien connaître : Le rapport est l’opération élémentaire du jugement : la perception exacte des rapports entre les choses et les idées (c’est une mesure, une « pesée » idéale). La comparaison entre deux ou plusieurs rapports et la perception de leur équivalence, de leur rapport, de leur analogie, opération déjà plus synthétique de l’intelligence accordant, reliant plusieurs jugements ou perceptions élémentaires, a de même comme projection schématique sur le plan des nombres l’équation de proportion. 57
Ainsi, le rapport se définissant par la relation entre deux termes, la proportion est une combinaison ou corrélation d’au moins deux rapports. Soit l’équation de proportion basique :
a c = , qui fait que b d
lorsque les deux grandeurs intermédiaires sont égales, nous obtenons la proportion continue : simple
ab a
a b = . Or, l’équation de proportion la plus b c
a nous livre immédiatement la proportion continue la b
plus caractéristique basée sur le rapport de la section dorée : « le rapport entre la somme des deux grandeurs considérées et l’une d’entre elles (la plus grande) est égal au rapport entre celle-ci et l’autre (la plus petite) 58 » Bref, les géomètres grecs se sont intéressés d’emblée à la « section d’or », ou division d’un segment en moyenne et en extrême raison. Si l’on veut formuler cela différemment, on dit que le point B 57
Mathila C. GHYKA : Le Nombre d’Or, op. cit., p. 27.
58
ibid.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
381
divise le segment [AC] en moyenne et extrême raison si le rapport du segment le plus court [AB] au segment le plus long [BC] est égal au rapport du segment le plus long [BC] au segment total, c’est-à-dire si [AB]/[BC] = [BC]/[AC]
AB BC
BC AC et inversement BC AC
BC AB
Appliquée à des longueurs en divisant un segment AC en deux segments AB et BC par le choix d’un point B tel que :
AC AB
AB , on BC
démontre facilement que ces deux rapports ont pour valeur numérique, en se limitant à six décimales : 0,618034 ou (symétriquement) 1,618034 (appelons cette valeur : ) ) dans le cas de figure suivant :
BC AB
AB et si BC vaut 1, alors AB = 1,618 (soit phi : le AC
nombre d’or). Le calcul de la proportion dite « moyenne et extrême raison » ou « section dorée », se fait en simplifiant : si a et b sont ces deux parties on a
ab a
a a , d’où b b
5 1 1.618 . 2
En même temps, ) est le seul nombre qui lorsqu’on lui soustrait l’unité devient son propre inverse : )
–1 = 1/ ) = 0,6180033
)
= 1,618 033 99...
) ² = 2,618 033 99... (etc.)
Phi et 6 sont ainsi étroitement liés. Que la règle d’or soit également à prendre dans un sens métaphorique pour désigner métatextuellement une si belle contrainte n’est pas douteux. Mais pardessus tout – car les propriétés fascinantes de ce nombre ne se limitent pas à cela – le nombre d’or rejoint la « suite de Fibonacci » déjà utilisée par P. Braffort comme principe organisateur de ses « Hypertropes 59 » et examinée dans le cadre de l’Atlas. Dans ce cas le 59
cf. Paul BRAFFORT : « Poésie et combinatoire » Atlas de littérature potentielle,
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
rapport est
ca c b
b qu’on simplifie en c=a+b. a
Il s’agit donc d’une suite de nombres dont chacun est la somme des deux nombres qui le précèdent, les deux premiers étant 0 et 1. Ainsi le troisième nombre dans la suite est 1 (=0+1) le quatrième est 2 (1+1) puis vient le 3 (1+2), etc. : ce qui nous donne 0,1,1,2,3,5,8,13,21,34,55,89,144,233… Le nom de suite de Fibonacci a été donné par l'arithméticien français Edouard Lucas qu’on retrouve sous les traits de, comme l’inventeur de la « notation poldévaise », le professeur Lukasiewyczmanskoï (EH, 84). Lucas, alors qu'il étudiait en 1817 ce que l'on appelle aujourd'hui les « suites de Fibonacci généralisées » obtient en changeant les deux premiers termes de la suite de Fibonacci le même procédé de construction. N
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
Fibo.
1
1
2
3
5
8
13
21
34
55
89
144
Lucas
1
3
4
7
11
18
29
47
76
123
199
322
La plus simple d'entre elles, dont les deux premiers termes sont 1 et 3, s'appelle aujourd'hui la suite de... Lucas (Elle commence par 1, 3, 4, 7, 11, 18, 29, 47,...) Mais, toujours sous l’angle des proportions, examinons dans la suite de Fibonacci, le rapport d’un terme au terme suivant :
=2;
= 3/2 ;
= 5/3 ;
= 8/5
Fait tout à fait remarquable, les résultats successifs de ces fractions s'approchent de plus en plus… du nombre d'or :
1 3 8 21 =0,500 000 ; =0,600 000 ; = 0,615385 ; =0,617 647 ; 2 5 13 34
p. 303-305.
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383
55 144 = 0,617 978 ; = 0,618 026. 89 23 On a pris l’ordre 1/ ) (= 0,618) mais en inversant les ratios, on retombe sur ) = 1,618 (=13/8, etc.) Ainsi en partant de a=1, la série de Fibonacci tend vers le nombre d’or qui est lui-même une approximation. ) rejoint donc ce que les mathématiciens appellent le club très fermé des nombres magiques ou remarquables dont les résolutions posent toujours problèmes…
) est, on le sait, responsable dans la tradition pythagoricienne de l’harmonie architecturale, de l’euphonie musicale, des proportions du corps humain. etc. Hortense est ainsi belle parce qu’harmonieuse. Les romans qui content ses aventures le seront donc aussi. La symétrie des formes de la belle héroïne souvent occupée à se caresser l’» embouligou » (le nombril) la font rentrer dans le cercle d’or puisque, selon la tradition antique, lorsque le résultat de la mesure des rapports « hauteur totale / distance sol-nombril » et « distance solnombril / distance nombril-sommet du crâne » sont équivalents à ) – environ 1,6) le corps est dit de belle proportion. La section d’or et la divine proportion sont en effet promises à un bel avenir qui s’avère extrêmement diversifié, car aussi bien géométriquement qu’algébriquement, on va accorder à ce partage asymétrique beaucoup d’importance – notamment à cause de ses propriétés mathématiques et esthétiques, etc. On a vu plus haut ce que Sainte Gudule, chapelle gothique, devait – comme bien de ses consoeurs – au nombre d’or. Au Moyen-Âge, les bâtisseurs de cathédrales utilisaient une pige constituée de cinq tiges articulées, correspondant chacune à une unité de mesure de l'époque, relatives au corps humain : la paume, la palme, l'empan, le pied et la coudée. Les longueurs étaient données en lignes, une ligne mesurant environ 2 mm (précisément 2,247 mm) Pour passer d'une mesure à la suivante, on peut constater que l'on multiplie par le nombre d’or, environ 1,618.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Paume
34 lignes
7,64 cm
Palme
55 lignes
12,63 cm
Empan
89 lignes
20 cm
Pied
144 lignes
32,36 cm
Coudée
233 lignes
52,36 cm
La « Vénus Poldève », (titre du troisième et dernier entredeux-chapitres de La Belle Hortense) ou « Vénus à l’Escargot, œuvre du génie de la Renaissance poldève, l’orfèvre Malvenido Snaïldzoï » (BH, 204) fait, quant à elle, référence à La Naissance de Vénus de Botticelli qui utilise la section d’or au colliers spiralaires de l’orfèvre Benvenuto Cellini. La composition sous contraintes se doit de battre en brèche l’aléa. Mais elle doit atteindre une forme de beauté supérieure. Car ce n’est pas tout : à partir du nombre d’or, on peut construire des suites, des représentations picturales et géométriques qui ne sont donc pas sans rapport avec nos romans. Les botanistes ont reconnu que maintes plantes ont choisi l’articulation nombre d’or/et suite de Fibonacci pour leur croissance – et notre héroïne porte un prénom floral, enfin et surtout, la spirale logarithmique se retrouve dans la coquille de l’escargot. On est effectivement susceptible de construire cette spirale :
– soit à partir du « rectangle de Fibonacci » : on commence par dessiner deux petits carrés mitoyens, dont la longueur du côté est égale à 1 (au centre). Puis en s’appuyant sur ces deux carrés, on construit un
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troisième carré dont la longueur du côté est égale à 2. L’ensemble des trois carrés constitue un rectangle dont les côtés ont pour longueur 2(1+1) et 3 (2+1) On peut maintenant tracer le carré de côté 3 et 2 qui s’appuie sur les carrés de côté 1 et 2 d’où le rectangle de côté 3 et 5. On continue selon la même méthode. - soit à partir du rectangle d’or : à partir d’un grand côté d’un rectangle d'or, on construit un carré; ensuite en tournant toujours dans le même sens, on accole un carré sur le grand côté du rectangle obtenu à l'étape précédente; on poursuit indéfiniment l'opération. Dans les deux cas, à partir du résultat obtenu, on trace une spirale équiangulaire qui se rencontre beaucoup dans la nature : tournesols, pommes de pins, coquillages, disposition des feuilles ou des pétales sur certaines plantes. Les diagonales des rectangles se coupent au même point qui est le point limite de la spirale. Pour ne pas démesurément déborder du cadre de la démonstration, on ne développera guère davantage. Ne peut-on objecter que le nombre d’or a servi dans l’histoire à former davantage de pentagrammes (emblème pythagoricien par excellence) que d’hexagrammes ? 36 degrés « correspond » à l'angle d'une branche d'une étoile à cinq branches; c'est aussi le tiers de l'angle au sommet d'un pentagone. Et 36 renvoie à la base six – 6x6 ou 62 – .primordiale dans nos romans. Outre cela, en réorientant verticalement notre spirale logarithmique, on revient, par la géométrie non seulement à l’escargot, mais également à notre chiffrefétiche. Avec sa valeur en 6 et les figures géométriques qu’il permet, phi tisse un réseau qui se superpose et renforce celui de la sextine. En
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
indiquant indirectement que la contrainte est une « règle d’or », il permet la récursivité 60, tout en conso-lidant la structure de la prose. Mais en même temps, phi entre dans une moindre mesure que la sextine dans la structuration des romans. Il en est une forme d’harmonique à travers les évocations « indifféremment appliquées par Platon à des proportions du domaine des mathématiques, de la musique, de la cosmogonie. 61 » « L’oulipien rêve d’une contrainte qui ne produirait qu’un seul texte, c’est-à-dire à la totale détermination du texte par sa contrainte. 62 » Chiffres et mathématiques entrent donc plus ou moins par effraction à tous les niveaux des romans, pour leur conférer forme, symétrie et eurythmie. Le choix de la sextine et celui, lié, du nombre d’or se fait conformément à un faisceau de traditions : choix poétique et oulipien, exercice de contrainte et fiction mathématique. C’est pourquoi, d’ailleurs, toutes les réserves qui portent sur la vivace tradition de la section d’or et de « l’harmonie cachée 63 » – d’aucuns y voient une supercherie ou au mieux un mythe – ne sauraient infirmer l’attachement pluriséculaire à cette tradition numérologique que Roubaud reprend avec toute la distance et l’ironie dont il est capable. Après tout – et cela ne devrait-il pas nous alerter – le promoteur le plus actif de cette théorie séduisante, le diplomate Mathila C. Ghyka, n’était-il pas aussi un prince… roumain ? 2. SILICATES, MUSIQUES CRISTALLINES ET FUGUES EN 6 BÉMOL La planète Terre possède donc une croûte composée de ces silicates qui sont d’un abord intrigant, pour ne pas dire intimidant 64. Le 60
« Le poney avait franchit les six anneaux aquatiques qui l’isolaient du continent. Zenda n’était pas seulement une île dans le lac Mélankton ; dans l’île même, il y avait un étang, dans cet étang. » (EXH, 102) 61
Mathila C. GHYKA : Le Nombre d’Or, op. cit., p. 35.
62
Paul FOURNEL et, Jacques JOUET : « L’écrivain oulipien , op. cit., p. 90-94.
63
cf. Marguerite NEVEUX. Le nombre d'or : radiographie d'un mythe Suivi de La divine proportion / par Herbert Edwin HUNTLEY, op. cit., et ibid. « Le nombre d‘or chez Seurat », op. cit., p. 187-196. 64
Les silicates sont peut-être un lointain souvenir des lemniscates de Pierrot (voir
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
387
monologue de l’Auteur au chapitre 26 de L’Enlèvement débute d’une façon fort énigmatique : Nous vivons entourés de Poldèves. Nous vivons entourés de Silicates, mais c’est, ou ce n’est pas, très différent. C’est à cette question que je voudrais consacrer les quelques lignes de mon monologue introspectif. (EH, 211)
Mais en dépit de promesses didactiques, l’exposé se contente de rappeler que : Les Silicates, on le sait, forment une partie importante des matériaux dont se compose la croûte terrestre. Notre mère la Terre en contient en abondance. Nous posons nos pieds sur le sol, le plancher immémorial de notre plante des pieds (depuis que nous avons des pieds et que ces pieds ont des plantes) et nous foulons des Silicates. La silice est un composant de base de notre globe terraqué. Pourtant ce n’est pas à base de silicium que nous avons été bâtis, mais à base de carbone, comme chacun sait. (EXH, 180)
À y regarder de plus près, ces références nous en disent beaucoup plus. D’abord, on rejoint le thème de la spirale, puisque la cristallographie nous apprend que sur de très nombreuses espèces, la sédimentation se fait sous forme de « spirales de croissance. » Le silicium (symbole Si, mais numéro atomique 14 65) ne se trouve pas à l’état natif, mais est constitué, effectivement, de silices et de silicates, l’élément le plus abondant – après l’oxygène– à la surface de notre Terre. Le carbone quant à lui, a pour numéro atomique le 6. On connaît l’attachement roubaldien pour le sonnet et le chiffre 14. Le silicium à base 14 se combine avec le 6 de manière très nette dans la composition de La Belle Hortense. Il n’est donc pas présent au simple titre de ses propriétés physiques pourtant fort appréciées de Sinouls : « Les propriétés électriques du silicium sont d’une extrême importance. Le père Sinouls, dans son ordinateur n’a voulu que des puces en silicium. « Ce sont les meilleures », m’a-t-il dit. » (EH, 214)
C’est du sable qu’on fait le verre. Avec le silicium, le « cristal du trobar » (on sait que l’expression renvoie chez Roubaud à la sextine
Jacques ROUBAUD : « Le cirque du monde ou le Rire de Pierrot » – Queneau et la fête foraine (avec Zeev Gourarier), Réunion des Musées nationaux, coll. « Musarde », 1992, p. 23). 65
Sur le 14, nombre du sonnet, de la somme des lettres du prénom et nom du poète, cf. Henri BÉHAR : Littéruptures, op. cit., p. 158 sq.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
d’A. Daniel) n’est évidemment jamais loin. Mais surtout le silicium cristallisé a un aspect métallique ; en raison de sa dureté, il polit le verre. Métaphoriquement, il signifie la force que la contrainte exerce sur le roman, devenu forme dure. Un des exercices favoris de la cristallographie consiste à observer quartz et cristaux, si régulièrement présents dans nos romans. Physiciens et scientifiques y découvrent des symétries dans leur composition, des « pavages », à la manière des mosaïques (un motif et une maille) parfois réguliers et périodiques. Il n’y a peut-être rien d’étonnant à ce que certains d’entre ces pavages retrouvent le nombre irrationnel 1,618..., appelé « nombre d’or » et ses musiques cristallines. Le vaste répertoire de musiciens et d’organistes de la famille Sinouls nous met fort à propos sur la voie de la variation musicale et de la numération qui lui est liée. Les pièces Marin Marais et de SainteColombe (BH, 113 et EH, 168) sont interprétées avec des violes de gambe, instrument qui comprend 6 cordes et dont Marc Sinouls est un joueur aussi globe-trotter qu’émérite. Même si les textes convoquent le suave Henry Purcell (EXH, 39), la rigueur formelle d’écriture de la grammaire musicale de Messiaen (« Les oiseaux revinrent dans les arbres, burent dans les flaques, gazouillèrent à la Messiaen » (BH, 176)) et György Ligeti (BH, 210), le Père Sinouls, organiste à SainteGudule, avoue de nettes préférences pour des œuvres plus lointaines mais qui ont un point commun. Parmi ses « maîtres de musiques », on trouve ainsi : Louis Nicolas Clérambault (BH, 106), Girolamo Frescobaldi et sa « Toccata pour orgue » (BH, 105), André Issoir (EH ; 35 et 116) Louis Marchand (BH, 39), les allemands Georg Philipp Telemann (BH, 202 et 246), Buxtehude Dietrich (EH, 115), enfin et surtout surmotivé : Johann Pachelbel et sa chaconne Hexacordum Apollinis (EH, 35 et 145). On ne s’attardera pas sur les variations prosaïques de «Berrichon chon chon, vos nichons chon chon ressemblent à des polochons ! » (BH, 210) interprétées en bateau par les filles Sinouls, écho de l’exécution magistrale des trente-six variations de Telemann (BH, 246) par l’organiste. La rime est aussi bien inter- qu’intratextuelle, et, par le réseau isotopique ainsi déployé, la chanson suggère la prégnance sextinienne de l’œuvre qui la contient. La torsion et la scansion du 6 se porte aussi sur ce « prélude et triple fugue en si bémol » (BH, 42), Bach n’ayant composé qu’un « prélude et triple fugue en mi » avec une petite adjonction métatextuelle : « seul morceau dont le choix s’imposât de façon évidente. » L’association du nom de Bach avec le nombre d’or n’a rien
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de hasardeux ; elle a même suscité toute une littérature dont on retrouve des traces dans nos romans. Rémi Schultz a par exemple analysé les relations d’or dans Clavier bien tempéré (vingt-quatre Préludes et autant de Fugues), dans lequel ) apparaît entre les nombres de mesures de pièces données. La dernière Fugue, en si mineur, compte 76 mesures, son Prélude en a 47, deux nombres de Lucas donnant une bonne approximation du nombre d’or, 47/76 = 0.618. La notation musicale anglo-saxonne et germanique basée sur des lettres permet également quelques interprétations… 66
Grâce à la notation musicale alphabétique (A,B,C… équivalant à notre La, Si, Do…), mais avec la flexion gématrique établie à partir de l’alphabet allemand de 24 lettres (I=J, U=V), l’on peut retrouver 24 lettres – comme l’on retrouve 24 lettres dans le titre Das wohltemperirte Clavier, et 24 entrées du thème dans la première Fugue, etc. Sans conjecturer davantage on remarquera que l’engouement sinoulsien se porte moins vers la musique sacrée (on le sait fervent rationaliste) que pour les formes musicales qui relèvent du perpetuum mobile : la toccata, mais par-dessus tout, la fugue. La toccata (« pièce destinée à être touchée ») est très proche du prélude elle jouit de tous les prestiges de l’ordre rythmique. Mais elle est aussi un art d’improvisation, art d’« intonation ». Toutefois, on s’en doute, la forme qui définit le mieux le travail de la contrainte dans le texte est la fugue. Évidemment, l’on ne peut que corroborer, avec Suzanne Winter, le constat d’une différence irréductible entre l’interprétation musicale et les textes : La musique n’est pas seulement polyphonique là où il y a plusieurs voix en même temps ; même là où il n’existe qu’une seule voix, il y a différents niveaux d’organisation simultanés : hauteur du son, durée, timbre, intensité […] À ces microstructures se superposent des macrostructures comme les règles d’enchaînements entre les sons et les accords ainsi que les formes. 67
Toutefois, la composition musicale et particulièrement la fugue sont présentées dans une perspective homologue à la composition de nos textes. Basée sur le contrepoint qui consiste essentiellement à 66
cf. SCHULTZ, Rémi : http://perso.club-internet.fr/remi.schulz/bach/goldbach.htm
67
Susanne WINTER : « A propos de l’Oulipo et de quelques contraintes musicotextuelles. » Oulipo poétiques, op. cit., p. 174.
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conduire simultanément plusieurs lignes mélodiques, la fugue est la forme musicale la plus apte à reproduire des motifs mélodiques ou rythmiques similaires, à une ou plusieurs voix, sur les différents degrés de la gamme ; polyphonique, elle se compose autour d’un thème récurrent qui « passe successivement dans toutes les voix, et dans diverses tonalités, et semble sans cesse fuir », selon la célèbre définition de l’organiste Marcel Dupré. Spéculairement, en regard de nos romans, elle établit un équilibre parfait entre variation et unité. Contrainte par les impératifs de l’unité tonale (majeure ou mineure), elle joint unité rythmique à une unité thématique. On comprend mieux l’attachement de Sinouls à cette forme qui se présente comme une forme d’improvisation, qui semble fuir les conventions, mais qui armée de la rigueur par excellence, présente un élément mélodique initial qui contient en puissance la structure même de l’œuvre.
C. Le temps maîtrisé, le temps retrouvé : rimes de situations Une certaine solidité de cet infidibulum chronoclastique est donc à postuler, mais nous laisserons aux cosmogones le soin d’en écrire les équations. (EXH, 100)
1. CONCORDANCES Très rapidement, en dépit des torsions imprimées à la linéarité de la « fable » (c’est particulièrement le cas pour le premier volume), le lecteur attentif conviendra aisément que la diégèse, pour chacun des récits, est d’une part relativement resserrée dans le temps, et d’autre part, très solidement construite. Ainsi, comme c’est si souvent le cas dans la plupart des récits queniens 68, le calendrier interne de nos textes est d’une cohérence assurée. 68
cf. Ann AUSTIN SMOCK sur Saint Glinglin (« Le beau temps, le beau temps fixe ». Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau », op. cit., p.163-170). Pour Zazie, Michel BIGOT précise « que le temps de l’aventure est rationnel […] Entre l’arrivée des Lalochère mère et fille et leur départ dans le train de six heures soixante […] 36 heures environ s’écoulent qui se répartissent sur trois jours », Zazie dans le métro, op. cit., p. 61.
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391
On a donc de bonnes raisons de penser que la chronologie interne des récits est aussi échafaudée et signifiante que celle des romans de Queneau. Alain Calame avait pu démontrer le parallélisme entre mythes lunaires et structure cyclique dans Le Chiendent : « la lune sert à mesurer le temps : ses phases : apparition, croissance, décroissance, disparition… 69 » ; plus globalement l’enfance se replie sur la vieillesse. La progression du double récit des Fleurs Bleues (Auge/Cidrolin) était rendue encore plus sophistiquée, par l’aspect symétrique des sauts et des ressorts narratifs mis en œuvre, comme l’avait pu retracer Marie-Noëlle Campana-Rochefort. Les « sauts » historiques d’Auge sont réguliers (chapitres 5, 9, 13, 17) et sont séparés par des intervalles de 4 chapitres chacun, « de même qu’il y a 4 intervalles sur la période de 700 ans divisés en 5 périodes » ; quant à la progression de Cidrolin, vers le dévoilement de son identité de graffitomane, elle est plutôt basée sur un cycle lunaire et demi 70. On notera qu’Auge, revenant chez lui, sort véritablement du Temps, et en simultanément, réamorce un cycle à la clôture de l’ouvrage 71. Mais qu’en est-il de la disposition dans nos textes ? Les sept premiers chapitres de La Belle Hortense sont des chapitres d’exposition qui écartent le compas temporel sur deux ans maximum (hormis deux allusions – dans le chapitre 4 – la première : à « un certain Arnaut Danieldzoï du XIIIème siècle » et la seconde à l’emplacement de la Chapelle Poldève, « addition récente, autrefois située avenue de Chaillot » (BH, 38). Quant à l’enquête de Mornacier sur les tenants et aboutissants de l’affaire de « la Terreur des Quincaillers «, elle ne dure que depuis un peu plus d’un an et demi. Le reste du récit se concentre sur une journée de septembre (principalement deuxième et troisième parties : 14 chapitres), avant qu’une forme d’épilogue survienne – fin octobre – avec une coda (un envoi) qui forme une boucle et symétrise la narration en la relançant (après-dernier chapitre). La Belle Hortense, quoique cyclique, dessine donc moins une boucle qu’une spirale, puisque le récit ne revient pas à 69 Alain CALAME : « Le Chiendent – des mythes à la structure ». Queneau aujourd’hui, op. cit., p. 57. 70
Marie-Noëlle CAMPANA-ROCHEFORT : « Le nombre des Fleurs Bleues », Queneau aujourd’hui, op. cit., p. 166. 71
Après une pluie diluvienne, la péniche échoue au pied de son donjon : cf. Raymond QUENEAU : Les fleurs bleues, op. cit., p. 275-276.
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l’origine du cercle, mais se décale vers le cercle suivant (à la place d’Hortense, on trouve Carole et les « beaux yeux » sont inversés) (BH, 268). Les chronologies internes de L’Enlèvement et de L’Exil sont également aussi élaborées que leur organisation est rigoureuse. Le premier chapitre de ce deuxième volume s’ouvre in medias res avec le meurtre de Balbastre ; plus globalement, la première partie revient sur les éléments initiaux d’un printemps précédent. Le reste du récit resserre l’action en débutant sur une nuit printanière et en se refermant sur la fin de ce même printemps. On notera le découpage de mieux en mieux marqué en « journées ». Enfin, L’Exil concentre encore davantage le temps, contenant la diégèse dans l’intervalle de quelques jours entre Noël et la première semaine de la nouvelle année, donc en hiver – précision importante puisqu’Un rude Hiver et a fortiori sa thématique shakespearienne seront sollicités. Solidement arrimés à une chronologie, les narrateurs peuvent jouer sur les formes fondamentales du « mouvement narratif » que Genette a classé par quatre, taxinomie que nous reprenons ici bien volontiers. Rappelons d’abord que Genette, prenant acte des trois sens du mot « récit », propose de distinguer entre histoire (l'ensemble des événements racontés), récit (le discours, oral ou écrit qui les raconte) et narration (l'acte réel ou fictif qui produit ce discours, c'est-à-dire le fait même de raconter 72). Dans La Belle Hortense, plus de neuf chapitres sont ainsi consacrés à démêler les circonstances de la rencontre avec « notre belle héroïne », pour reprendre le titre de la traduction anglaise de l’ouvrage. Si TH désigne le temps de l’histoire et TR le temps conventionnel du récit, ici « TR > TH » : c’est donc d’une longue pause qu’il s’agit. Progressivement, dans le deuxième et surtout le troisième volume (probablement parce que l’écriture devient de plus en plus dialoguée, que le théâtre et les formes dramatiques y sont plus présents), un rééquilibrage s’opère au profit des « scènes » – pour lesquelles TR=TH – qui se multiplient. La toute dernière diégèse est ainsi ramassée sur sept journées étalées sur moins de deux semaines. D’un ouvrage à l’autre, le jeu avec le temps, c’est-à-dire le rapport entre récit et diégèse n’est ni organisé de façon similaire ni dans des proportions identiques. Ainsi, La Belle Hortense et 72
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », op. cit., p. 72.
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l’Enlèvement troublent dès la première lecture « l’ordre du récit », en recourant à des anachronies. Selon Genette, une anachronie peut se porter, dans le passé ou dans l’avenir, plus ou moins loin du moment présent, c’est-à-dire du moment de l’histoire où le récit est interrompu pour lui faire place : nous appellerons portée de l’anachronie cette distance temporelle. Elle peut aussi couvrir elle-même une durée d’histoire plus ou moins longue : c’est ce que nous appellerons son amplitude. 73
Mais ce ne sont ni la portée ni l’amplitude des « analepses » qui frappent le lecteur – comparées à celles des Fleurs Bleues, elles semblent plutôt minimes – mais plutôt leur fréquence ; les boucles qu’elles instaurent dans la narration sont autant d’accrocs à la linéarité du récit. Très manifestes dans La Belle Hortense (chapitres 11, 12, 13, 14), plutôt évidentes dans L’Enlèvement (chapitres 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32), ces empreintes de la spirale se font plus discrètes dans le dernier opus. Encore que le désir de contrarier le vecteur du récit, en le mettant en abyme, apparaisse assez nettement dans cet appel au secours épistolaire, qu’Hortense adresse à ses amies et sur lequel on reviendra (cf. EXH, 75-77) C’est qu’en dépit de cette structuration forte, le récit peut donc à tout moment pivoter sur lui-même et se lancer dans une course folle et emballée après lui-même, comme en témoigne ces vertigineuses réflexions d’Arapède : S’il y a plusieurs possibles, Arapède, il y a un possible meilleur que tous les autres, sinon, il n’y a pas de coupable disponible! Reprenons tout depuis le début. – Pitié, patron, dit Arapède, pensez aux lecteurs. Si vous voulez reprendre tout depuis le début il vous faut raconter ce qui l’a déjà été et en plus long, puisque, pour chaque événement du récit, il sera nécessaire d’ajouter un commentaire de taille suffisante pour éclairer sa position dans la totalité qu’est l’enquête. (BH, 256)
Le temps narratif est sujet à des gauchissements formels, et surtout… sujet à caution. Exercice difficile que ce déroulement ferme du fil de ces aventures, d’un volume à l’autre quand « Tout est dans tout, inextricablement emmêlé, on l’a souvent remarqué. En ce qui concerne le présent, il baigne dans le passé comme une mouche dans la confiture » (EH, 40). L’arithmétique personnelle, qui préside à l’élaboration des textes rend une géométrisation du récit perceptible en
73
ibid., p. 89.
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première analyse (brisures apportées par les « entre deux chapitres 74 », pseudo-redondances des Post-fins ou encore titres similaires et redoublés d’un chapitre à l’autre 75). Surtout quand la relativité générale (notion moderne) et son pendant antique, le pyrrhonisme, enrobent les textes d’une tonalité bien particulière. 2. TEMPUS NON FUGIT Nous aurions beaucoup aimé pouvoir poser quelques questions à nos collègues à ce sujet; particulièrement à Alexandre Dumas; sauter d’un seul coup vingt ans après, quel tour de force! (BH, 85)
Car, même le Temps, en tant que donnée physique universelle, n’échappe pas à cette règle de contestation et du retour. Et cette fois-ci, c’est moins la courbure de l’espace-temps einsteinienne qui se trouve convoquée à la rescousse, que les récits de Kurt Vonnegut 76, autobiographe rhapsodique et surtout hérault de la space fantasy. C’est de ses textes que provient à peine transformé ce « warping du chronoclastic infindibulum spatio-temporel », malencontreusement provoqué par Alexandre Vladimirovitch. « Il mangea dans l’assiette d’Ophélie, alla s’installer dans le fauteuil préféré d’Ophélie, un peu interloquée, puis repartit comme il était venu. L’explication de cette coïncidence étrange est la suivante, très simple : quand Gormanskoï suggéra à Alexandre Vladimirovitch de se rendre chez nous pour solliciter l’aide de Laurie et Carlotta, il partit immédiatement (arrivant en définitive au moment que nous disons) ; mais par inattention il provoqua d’abord un « warping du chronoclastic infindibulum spatio-temporel « (les chats, qui ont de bien plus grandes facilités que nous à parcourir le continuum, s’y égarent parfois), et se présenta une première fois à la porte plus de dix-huit mois avant la date de la visite prévue. Il dut donc recommencer. Tout s’explique. » (EXH, 200)
74
cf. les pauses narratives dans Le Chiendent.
75
L’Exil, chapitres 5 et 6 et l’Enlèvement chapitres 23 et 24.
76
Billy Pilgrim et Montana Wildhack sont deux protagonistes récurrents qui apparaissent, disparaissent et réapparaissent au gré du « chrono-synclastic infidibulum » à partir de Sirens of Titan (Delacorte, New York, 1959) traduit en 1962 chez Denoël : les Sirènes de Titan. Vonnegut est le spécialiste romanesque du Timequake, c’est-à-dire de la secousse spatio-temporelle.
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Ces décalages n’installent pas pour autant une achronie comme ces descriptions saturant la narration, si typiques de certains « nouveaux romans ». L’extension scripturale du temps, la dislocation de la diégèse, la propension à prélever des morceaux narratifs et à en changer l’ordre, bref, la perturbation de la linéarité chronologique figure parmi les grandes caractéristiques de ces textes. Avec le Nouveau Roman, écrit Ricardou, « le récit est en procès : il subit à la fois une mise en marche et une mise en cause. 77 » Or, on l’a vu, le « récit empêché 78 », le monologue intérieur, les « tropismes », ne sont que des éléments insérés sous la forme de bribes et de reprises ironiques ou très distanciées dans nos trois textes. De même, la contestation de l’intrigue, ou de son vecteur temporel n’atteint pas dans les trois textes la dimension palindromique des Gommes 79 (pour prendre un exemple « policier »). C’est que la visée de notre trilogie est bien différente : distiller le soupçon sur la diégèse mais aussi suggérer une armature au récit. Pour cela, on emprunte deux voies majeures. La première consiste en une textualisation du temps en donnant comme repères non pas des éléments intra-diégétiques mais des références formelles (signes typographiques, passages du roman, roman lui-même…). Ainsi Arapède méditant sur ses songes nocturnes se rend compte que « le rêve qu’il rêvait était le même que celui qu’il avait rêvé la veille, et toutes les nuits depuis la première du roman » (BH, 179). Le temps arraché à la linéarité et à l’intrigue se (re)construit comme une marelle. Il n’est qu’un signe parmi tant d’autres, qu’on peut le dilater : « Du temps passa encore, comme les lignes de blanc plus haut et maintenant l’incise l’ont indiqué. Après l’écoulement de ce temps, Yvette revint » (BH, 121). Pour jouer avec le temps, une deuxième possibilité consiste à renvoyer les références dans les cordes du récit, c’est-à-dire à ce « péritexte » qu’est le chapitre dans une tentative déjouer linéarité et la clôture du texte. « Nous voici donc revenus au début du chapitre 13, et au moment où les regards des personnages contenus par la cuisine, 77
Jean RICARDOU : Le Nouveau Roman, op. cit., p. 43.
78
Dominique VIART : « Mémoires du récit. Questions à la modernité », op. cit., p. 4.
79
« Dans Les Gommes, l’enquête précède le meurtre et le précédant, l’engendre ». Jean RICARDOU. Le Nouveau Roman suivi de « Les raisons de l’ensemble », p. 46.
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Laurie, Carlotta, Jim Wedderburn, se tournent vers Ophélie qui prend connaissance de la lettre de détresse » (EXH, 145). On se souvient que l’intertextualité tissait un réseau de relations très dense entre les textes ; les chiffres, quant à eux, proposaient des séquences numériques récurrentes qui ne respectaient pas forcément l’ordre attendu. Un jeu hypertextuel de renvois à partir de ces marqueurs et de ces ancres rythmiques que sont les chapitres, trouble la vitesse et la linéarité de la lecture, indiquant la prévalence d’un ordre alternatif. En règle générale, les trois récits installent en effet une course ludique contre la montre. Des changements de rythme sont ménagés lorsque le rythme narratif s’affaiblit : « je n’ai pas le temps de m’attarder… » (EH, 105) ou « il n’y a pas vingt-quatre heures de passées depuis le début du roman et nous en sommes déjà au chapitre 15 ; ce n’est pas le moment de se livrer aux joies de la transcription fine des dialogues » (EH, 127). C’est que de digressions en commentaires, le discours accompagnateur en enflant, peut réduire la « substance narrative » (EH, 89) des récits, et le narrateur l’avoue aisément. Le lecteur tente de rattraper le narrateur lui-même aux prises avec les accélérations du temps : « … le père Sinouls avait une théorie classificatoire des types humains d’un plus haut intérêt que nous ne manquerions pas de faire partager à nos Lecteurs, si nous en avions le temps narratif bien entendu » (BH, 121). Outre la diachronie interne solide et construite, lorsque la tension entre l’illusion référentielle promue par le récit et sa propre contestation rompt l’équilibre de la lecture, il se trouve toujours un narrateur pour reprendre la main du lecteur (« le temps fait son bond » (EH, 179)) pour le guider dans le labyrinthe. C’est qu’« il ne faut jamais oublier de replacer le lecteur dans des conditions telles qu’il puisse distinguer les positions relatives dans le temps des diverses séquences narratives…» (BH, 112) Pour nous, dans l’intervalle, il s’est passé beaucoup de choses mais l’inspecteur, lui, vient à peine de prendre congé du père Sinouls retrouvons maintenant… 80
Le lecteur pressent plus ou moins confusément qu’un autre régime narratif se superpose à l’ordre linéaire et cette série de nombres 80
« Nous en profitons pour revenir sur les lieux; nous n’avons pratiquement rien perdu de la substance narrative. » (EH, 88)
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de Queneau qui se loge subrepticement dans le décompte des retrouvailles entre Hortense et Gormanskoï ne peut que l’alerter : Le temps passa; les heures s’égrenaient à Sainte-Gudule […] L’heure, cependant, venait; l’heure vint. […] Cinq heures moins six, moins cinq, moins quatre, moins trois. Cinq heures moins deux. Cinq heures moins une. Cinq heures moins cinquante-neuf secondes, cinquante-huit... cinquante-trois…, trente-cinq.., dix-huit... quatorze, onze, neuf, six, cinq, trois, deux, une. (EXH, 56, nous soulignons)
Paradoxalement d’un volume à l’autre, les signaux de dé/reconstruction de la diégèse se diversifient, tout en installant le sentiment d’une « géométrisation textuelle du récit ». Circulaires ou plutôt spiralaires, les intrigues ne se déploient pas à travers le temps, cette plaie ouverte, selon Queneau qui reprend Kojève et Hegel 81 ; elles tournent sur elles-mêmes et indiquent en creux le manque primordial et non-récupérable au cœur du langage, celui de la belle absente. D’ailleurs, comme bien des romans queniens, le cycle d’Hortense n’offre pas de progression initiatique à ses protagonistes, aucune éducation sentimentale valide, nulle compréhension ou vision élargie du monde, marche après marche. L’instabilité et la variabilité de leur patronyme sont contrebalancées par des constantes, des mécaniques (scepticisme pour Arapède, ratiocinations pour Sinouls, etc.) qui leur insufflent un peu d’épaisseur. Ainsi, Morgan se trouve doté d’une psychologie aussi opaque que rudimentaire, Hortense se fait très (trop) régulièrement enlever. La psychologie rassurante des romans traditionnels est autant mise en cause par les mécanismes contraignants qui gouvernent la narration. L’intérêt de ces romans est ailleurs. Andrée Bergens écrivait à propos des textes de Queneau des remarques qui pourraient s’appliquer à une majorité de personnages du cycle : « A la fin de ses livres, la plupart des personnages se retrouvent à peu près dans la même situation qu’au commencement. Le résultat est pratiquement nul. Leurs activités ne les ont menés nulle part. 82 » Dans les romans queniens, mais aussi flaubertiens, la similarité des 81
cf. Ann AUSTIN SMOCK : « Le beau temps, le beau temps fixe », op. cit., p. 163170. 82
Andrée BERGENS : « Les personnages de Raymond Queneau ». Les Cahiers de L’Herne, op. cit., p. 94.
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péripéties faisaient de l’éternel retour, du cercle, une représentation concrète de la stagnation. Conformément à la tradition gnostique repérée par Emmanuel Souchier chez Queneau et qui affleure ironisée dans notre cycle romanesque(le « regard gnoséologique d’Eusèbe » (EH, 105)) seule la logique entendue comme une combinatoire, répétée, peut rendre compte idéalement de l’Histoire et du temps qui s’abolit « au bénéfice d’un simple ordre de position d’éléments qui sont au fond tous identiques, rassemblés dans une hyperstructure. 83 » Le cycle d’Hortense consiste en une maîtrise et une annulation de l’horreur du temps au profit d’une distribution réglée et régulière au sein de la narration. Une première lecture ne s’aperçoit pas forcément des rimes de situations ; le repérage de la « versification élargie » chère à Queneau requiert plusieurs lectures. Néanmoins, ces récurrences font que le temps fait parfois du surplace (la datation des deux derniers jours la Belle Hortense est semblable) en réussissant magistralement à inverser la classique antinomie entre le « temps vertical et immobile des poèmes », et « la coulée du temps 84 » romanesque. 3.
« RIMES DE SITUATIONS »
La lecture la plus rapide le détecte : un certain nombre de situations se répondent, laissant la similitude se déployer largement dans le champ de la narration. Tout est semblable et en même temps, tout est légèrement différent, comme c’est le cas du début et de la fin du premier ouvrage 85. Pour être cette « odoriférante fleur de rhétorique » qu’évoque le duc d’Auge 86, la répétition se joue des apparences. Si les actions adviennent toujours par paires, la seconde est le plus souvent une inversion ou un « déplacement » de la première. Mais avant tout, la réitération se fond avec le procédé souvent comique de la confusion qui naît de la gémellité si récurrente des
83
Jean-François LECOQ : « La fin de l’histoire et le dernier roman. Les Fleurs Bleues de Queneau comme hypertexte », op. cit., p. 169. 84
Georges-Emmanuel CLANCIER : « Unité poétique et méthodique de l’œuvre de Raymond Queneau ». Les Cahiers de l'Herne, op. cit., p. 99.
85
C’est aussi le cas dans Zazie.
86
Raymond QUENEAU. Les fleurs bleues, op. cit., p. 69.
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personnages : jumelles Orsells dans La Belle Hortense ou encore Tweedledum et Tweedledee (EXH) directement importés du Through the looking-glass carrollien, etc. La profusion baroque de ces défilés de princes, pseudos-princes, Beaux Jeunes Hommes apparemment si semblables et si essentiellement différents, sèment embarras et méprise, au moins autant chez le lecteur que chez Hortense. Sans mentionner ce faux-frère shakespearien qu’est Alicius et le préfet Efocul (EXH, 253). Victime de redoutables quiproquos, notre belle héroïne se voit même dupliquée et falsifiée lors du troisième opus. Les correspondances entre le père Sinouls et Risolnus achèvent de souligner au plan spatial les réduplications des personnages. Tout se ressemble dans La Poldévie, pays de contrebande 87 qui ne peut offrir que des personnages dont l’instabilité onomastique est manifeste. Alexandre Vladimirovitch, devient ainsi Hotello. Morgan, qui s’appelle au fil des récits Gormanskoï puis Air’t ou Hatmel fait partie de cette série homonymique qui provoque l’hésitation de la lecture et la fait relever d’une stratégie globale de l’indécision. Mais l’incertitude ne s’arrête pas là avec ce « Morgan », qui fait tour à tour penser à Augustus de Morgan, mathématicien célèbre, à Charles Langbridge Morgan, poète et romancier d’origine galloise. On n’oublie pas que sous le pseudonyme de Claire Morgan, Patricia Highsmith – qui fait les délices des lectures de Carlotta (EH, 205) avait publié des récits plus osés que sa production habituelle. Bien souvent, la construction du nom des personnages s’effectue en fonction de l’ambiguïté qui procède d’un festin d’homonymies. Significativement, le nom même de Bach 88, fait l’objet d’une distribution souple et variée qui rappelle les rigoureuses fugues de Jean-Sébastien dont Sinouls admire (entre autres) « le prélude et la triple fugue en si bémol » (BH, 42). Mais la famille des Bach est fort grande : interviennent également Karl Philipp Emmanuel Bach, pour les œuvres religieuses (BH, 118) et – écho poldévique – le 87
« …c’était la vieille hérédité de bandit poldève qui apparaissait » (BH, 226). Dans La Bibliothèque le cadet de l’aspirant centenaire « se promettait d’achever quand sa vue irait mieux une Histoire universelle de la contrebande ». (BH, 92).
88
Stanley FERTIG rappelle le goût de Queneau pour l’œuvre de Bach, et en particulier l’Art de la fugue : « Pour une narratologie quenienne », op. cit., p. 85 sq.
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canularesque PDQ Bach « le fils méconnu et génial du grand JeanSébastien » (EH, 204). Les titres des chapitres portent explicitement les indications de ces symétries manifestes. Symétries qui peuvent d’abord être internes à chaque ouvrage, comme c’est le cas dans La Belle Hortense. Ainsi, deux chapitres s’intitulent « Eusèbe » (1 et 20), deux « Hortense » (2 et 8) ; au chapitre 21 « Yvette va chez Hortense » correspond le 22 (« Armance et Julie vont en bateau »). Symétries redoublées, parfois inversées : « La séduction d’Hortense », 13 et « Encore Hortense : sa séduction (fin) », 14. Dès L’Enlèvement, c’est nettement la géométrie, qui est mise en valeur (chapitres 5 & 6 : « La leçon de géométrie » et « Encore la leçon de géométrie »), tandis que l’Exil revient sur « la chute » (titre identique pour les chapitres 23 et 24). Évidemment la répétition se joue également à un niveau hypertextuel, d’un ouvrage du cycle à l’autre ; ainsi, au chapitre 23 de La Belle Hortense « Sinouls, Madame Yvonne, L’Infini » répond logiquement le chapitre 27 de L’Enlèvement d’Hortense (« Madame Yvonne, L’infini, Sinouls »). Outre les rapts successifs subis par notre belle héroïne (EH, chapitres 26, 32, 33) et L’Exil, essentiellement 15 et 22), on peut inclure dans cette liste de « gémellités avec un livre ancien » les ratés de la Bibliothèque (La Belle Hortense) mis en parallèles avec ceux de la TTGBP (L’Exil). C’est donc une impression de déjà-vu, un jeu mémoriel d’échos de faux-semblants qui sature progressivement la lecture et menace sa linéarité. Pour Queneau c’était déjà bien la rime (c’est-àdire la répétition) qui définissait fondamentalement la poésie et le « nouveau » roman qui s’en inspire. En ce sens, « plier le récit à la loi de la répétition 89 » est une option fondamentale. Il s’agit bien de faire intervenir au niveau de l’histoire la récurrence de certaines situations : constructions cycliques, en abyme, noms similaires de personnages, etc. Assigner des répétitions au récit, c’est déjà rompre avec le principe de mimésis et procéder au rapprochement entre roman et poésie, en substituant le principe « poétique » de répétition au principe romanesque de succession.
89
François LAFORGE : « Forme et sens dans les romans de Raymond Queneau. » In Queneau aujourd’hui, op. cit., p. 73.
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II. Lisibilité/Visibilité de la contrainte Muni de la contrainte comme patron, le texte oulipien se manifeste clairement comme tissu et issu d’une fabrication revendiquée par l’auteur ; lorsqu’on tire sur l’un des multiples fils narratifs, c’est toute la spirale textuelle qui se met à tourner. Agencés à la fois selon un ordre formel et même poétique, susceptibles de contrarier la logique narrative, mais surtout organisés selon une logique sérielle d’échos, de renvois, nos romans se présentent surtout comme objets à lire, réorganisés, retissés par le processus de la lecture. En mettant en scène le processus même de l’écriture et soulignant les enjeux de la lecture, les romans encouragent leur propre littérarité, mais pas forcément leur lisibilité ou même la visibilité de la contrainte. Car le recours au métatextuel, fait partie du plaisir de la lecture, mais n’en livre pas le mot de passe universel, loin s’en faut ; il instaure plutôt une dialectique entre l’ostensible et le secret, entre l’exotérique et l’ésotérique. En même temps qu’un certain nombre de dispositifs assurent une suture entre la figure qui se dessine du néo-romancier malgré lui qui se justifie, et celle du poète oulipien qui se révèle, on invite le lecteur à chercher dans les romans, de manière immanente, rimes et raisons à ces aventures. L’amplification du pôle de la réception passe également par des procédures métanarratives. Alors que les personnages tentent de franchir la frontière fictionnelle, le lecteur, sur l’autre rive, le plus souvent écartelé entre « les exigences ici contradictoires du plaisir du texte et des nécessités de déchiffrement de la règle 90 », est a contrario invité à traverser les signes pour participer aux aventures. Cet agencement d’éléments s’effectue donc, en sus des torsions imprimées au temps de la narration, de l’organisation de rimes de situations, dans le souci d’une géométrisation spiralaire et mémorielle du récit dont la (ou les) formule(s) s’organisent (entre autres) autour de la sextine, des nombres de Queneau, des suites de Fibonacci et du nombre d’or.
90
Jans BAETENS & Bernardo SCHIAVETTA : « Écrivains, encore un effort un effort pour être absolument modernes », op. cit., p. 17.
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A. Spécularités et spéculations En suivant une fracture épistémologique aujourd’hui bien admise, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy écrivent que la modernité est « bien l’âge critique par excellence dans lequel la littérature se voue à la recherche exclusive de sa propre identité, entraînant même avec elle tout ou partie de la philosophie et de quelques sciences avec elle. 91 » L’idée d’une formalisation possible de la littérature et de sa clôture date et dérive de cet absolu littéraire qui s’installe durablement. Il n’est donc pas surprenant que les récits autoréférentiels se soient encore multipliés dans cette seconde moitié du siècle : « autrement dit, les récits dont l’auteur trahit la fiction et invite le lecteur à s’interroger avec lui sur les ressorts du romanesque au lieu de se passionner pour tel personnage ou telle histoire, comme il l’avait fait depuis que le roman existe. 92 » 1. DUPLICITÉS ET MÉTALEPSES NARRATIVES. Elle est allée se fourrer dans Hamlet ! Quelle gourde ! mais quelle gourde! (EXH, 83)
Dans cet entrelacs de voix narratives, il est donc grand temps de définir ce qu’est cet « Auteur » à la maîtrise avérée 93, mais qui semble cependant connaître quelques soucis avec ses personnages (parfois même avec le Lecteur). Autrement dit, essayons de débrouiller la situation narrative de nos trois romans. Là encore, Genette propose une grille adéquate, qu’on va reprendre scrupuleusement pour croiser la participation des narrateurs et leurs relations avec les niveaux narratifs. Si l’on définit, en tout récit, le statut du narrateur à la fois par son niveau narratif (extra-ou intradiégétique) et par sa relation à l’histoire (hétéro- ou 91
Philippe LACOUE-LABARTHE et Jean-Luc NANCY (collab. Anne-Marie LANG) : L’absolu littéraire – théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil « Poétique », 1978, p. 27. 92
Margareta GYURCSIK : « Discours spéculaire et fiction dans le roman français contemporain. ». Le Romanesque français contemporain op. cit., p. 24. 93
« Je le sais parce que c’est moi l’Auteur et que je sais tout, et vous le savez parce que je vous le dis » (EH, 73)
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homodiégétique), on peut figurer par un tableau à double entrée les quatre types fondamentaux du statut du narrateur : 1) extradiégétique-hétérodiégétique, paradigme : Homère, narrateur au premier degré qui raconte une histoire d’où il est absent ; 2) extradiégétique-homodiégétique, paradigme : Gil Blas, narrateur au premier degré qui raconte sa propre histoire ; 3) intradiégétique-hétérodiégétique, paradigme : Schéhérazade, narratrice au second degré qui raconte sa propre histoire d’où elle est généralement absente ; 4) intradiégétique-homodiégétique, paradigme : Ulysse aux Chants IX à XII, narrateur au second degré qui raconte sa propre histoire. 94
À ces catégories, Genette ajoute également l’« autodiégétique », catégorie concernant les narrateurs qui se présentent comme les héros de l’histoire et le métadiégétique sur lequel on reviendra largement. Remarquons d’emblée que, volontairement, les textes reconduisent la confusion si traditionnelle entre « instance narrative identifiée « déjà si souvent avec l’instance d’« écriture » 95 ». L’incipit de La Belle Hortense (« Moi, Jacques Roubaud, je ne suis ici que celui qui tient la plume » (BH, 8)) sera très rapidement démenti. Les monologues du deuxième volume (« je me suis dit : « Jacques Roubaud, il ne faut pas mettre tous tes œufs dans le même panier » » (EH, 169)), les dramatis personae du dernier opus : « M. Jacques Roubaud, Auteur » (EXH, 7), réitèrent surtout l’équation entre Jacques Roubaud et l’Auteur. Bien sûr, l’« Auteur » n’est, en l’occurrence qu’un narrateur dont le statut va changer au fil des récits. D’abord, en se présentant comme extradiégétique-hétérodiégétique, enclin à rester en marge du roman, il délègue le récit à un narrateur intradiégétiquehomodiégétique très vite impliqué dans la narration : Il y a dans ce roman, par ailleurs, autant vous le révéler tout de suite, un Narrateur, qui est un des personnages de l’histoire. Il apparaîtra dès le deuxième chapitre, et il dira « je », comme les narrateurs le font généralement dans les romans. Mais je vous invite à ne pas le confondre avec moi, qui suis l’Auteur. (BH, 8)
L’hétérogénéité du récit démultiplie ici les voix, mais dans une discordance telle que s’ouvre une première brèche dans les niveaux 94
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », op. cit., p. 255-256.
95
ibid. p. 238.
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narratifs, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’univers de la fiction mis en place. Car, alors que le narrateur-Mornacier installe sa voix et prend le relais, comme annoncé dans le pacte de lecture initial, disons même autodiégétique, un certain nombre de « métalepses narratives » interviennent 96. C’est que « le passage d’un niveau narratif à l’autre ne peut en principe être assuré que par la narration, acte qui consiste précisément à introduire dans une situation, par le moyen d’un discours, la connaissance d’une autre situation. Toute autre forme de transit est, sinon, toujours impossible, du moins toujours transgressive. 97 »
L’« Auteur », de narrateur extradiégétique-hétérodiégétique qu’il était, devient véritablement narrateur extradiégétiquehomodiégétique, soit pour corriger le « narrateur » comme dans ce faux-départ – si l’on ose dire – du chapitre 6 : « J’étais assis à mon bureau… », brutalement interrompu : Assez! Assez! Assez! Le rôle du Narrateur est de dire «je» et de raconter ce qui lui arrive comme l’Auteur a décidé que ce qui lui arrive doit être raconté quand ça lui arrive (ou plutôt, d’ailleurs, après que ça lui est arrivé). Le Narrateur n’a en aucun cas à se substituer à l’Auteur, à se mettre dans la peau d’un autre personnage de l’histoire pour se donner la vedette, en plus! Comment voulez-vous que le Lecteur s’y retrouve? (BH, 59)
ou bien encore repris sèchement « Mais revenons à notre propos, sinon le Narrateur va nous raconter sa vie » (BH, 20). Quand Mornacier a l’occasion de s’affirmer – « (Georges, c’est moi. Note du Narrateur) » (BH, 238), les sarcasmes ne tardent pas à pleuvoir : (« Cette remarque est stupide; on ne voit pas en quoi le nombre des appartements de l’escalier C du 53 de la rue des Citoyens peut nous intéresser. Note de l’Auteur) » (BH, 158). Jalousie et soupçon ? La vive concurrence entre « Georges » et « l’Auteur » se manifeste donc par une polyphonie qui ne va pas sans fausses notes. C’est d’ailleurs dans ces marges de la narration – ou plutôt par le biais des notes que se joue souvent ce bras de fer simulé. Traditionnellement, « un texte de fiction est […] comme un discours en suspension par rapport au réel, qui « marche » tant il se maintient dans cet ingénuité qui lui fait ignorer son auteur. Que l'auteur interfère 96
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », op. cit., p. 244.
97
ibid.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
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du paratexte dans le texte, par le biais de la note, et la position du narrateur sera ébranlée, son propos comme parasité, soumis à des “bruits”. 98 » Constatons aussi, avec Vincent Colonna, « la condition métatextuelle et hétérographe de la note 99 », en précisant que dans nos textes, ces notes sont rarement des apostilles. Au contraire, elles se glissent au sein même des phrases, dans des segments parenthétiques qui accroissent encore davantage la polyphonie des instances et parfois aussi leur cacophonie. Quand les parenthèses se multiplient, s’y logent des remarques métatextuelles qui craquèlent tout esprit de sérieux : qu’est-ce que c’est ennuyeux un mari jaloux et en plus pour rien qu’est-ce que je vais faire de ma vie maintenant ma vie est foutue, pensa Hortense, et les larmes lui vinrent aux yeux (remarquez comme le monologue intérieur tend à supprimer la ponctuation). (EH, 100)
Car, le jeu outré que ces « signes d’assises » (Dupriez) permet, le soulignement et l’ostentation du langage, accroît la plurivocité dans la narration, décale les niveaux, permet corrections et auto-corrections. Ces « (Fin de la parenthèse technique) » (EH, 99) ou encore ces « (si vous voyez où nous voulons en venir par cette parenthèse) » (BH, 153) donnent le sentiment de connivence mais surtout de la digression, en présentant les textes comme les fruits d’un « work in progress » et au final participent probablement d’un marquage et/ou d’un masquage de l’aspect contraint des récits. Digresser, ou plutôt donner l’impression de digresser dans un roman à contraintes, procède du tour de force, car n’observer que le squelette formel d’Hortense serait retrancher une partie du plaisir de la lecture, comme le confie le parangon de la digression lui-même : Incontestablement, c’est du soleil des digressions que nous vient la lumière. Elles seront la vie et l’âme de la lecture. Privez-en, par exemple, ce livre, autant vous priver du livre lui-même ; la glace d’un éternel hiver y règnerait sur chaque page. 100
La mise en place de la réception, dont on reverra l’efficacité un
98
Vincent COLONNA : « Fausses notes », Georges Perec – Coll. Cerisy, op. cit., p. 103.
99
ibid., p. 100.
100
Laurence STERNE : Vie et opinions de Tristam Shandy. op. cit., p. 82-83.
406
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peu plus loin, ces parenthèses qui s’enchâssent, participent de la remise en question des codes de lecture hérités du roman traditionnel, remise en question qui se situe tant au niveau de la mise en forme du texte qu'à celui des conventions génériques. Ainsi quand « le relais métadiégétique, mentionné ou non se retrouve immédiatement évincé au profit du narrateur premier 101 », on pourra appeler, à l’instar de Genette, cette première forme de métalepse narrative : « métadiégétique réduit » ou « pseudodiégétique ». La rivalité qui s’envenime entre les deux narrateurs qui rejoignent le même plan, lézarde l’étagement des niveaux narratifs : vous le saurez en sortant de cette parenthèse intérieure ainsi que de la parenthèse externe et en lisant ce qui les suit). (EXH, 171)
Dans ce « qui raconte qui ? » : la confusion des rôles rejoint la confusion des voix. Les quolibets de « l’Auteur » occupé à « cancaner sur mes rapports, très chastes, ou presque, avec la charmante Poldévienne, Magrourska » n’empêcheront pas Mornacier d’exprimer son soin à « conserver toutes [s]es chances avec Hortense » (BH, 224). Les instances narratives, semblent donc permuter leur rôle, et la métalepse se généralise progressivement. Lorsque Mornacier semble reprendre l’avantage (« ma mère (une coïncidence heureuse) ayant été une grande copine d’Yvette, j’étais reçu chez elle (d’autant plus aisément que nous étions voisins), et Yvette m’avait tout raconté… ») (BH, 226), parfois même l’initiative, il ne manque pas d’être contredit et la marche du récit avec lui. 102 Ne pas se faire doubler : on connaît la solution trouvée dans le deuxième volume, qui se recentre sur le quotidien de l’« Auteur » : se passer de cette polyphonie/cacophonie en se débarrassant de Mornacier : …je m’étais encombré d’un Narrateur. [...] il s’est révélé, à mesure que le roman progressait (vers sa fin finale pleine d’imprévu) d’une insolence immense; et d’une prétention ! Il intervenait constamment pour me contredire. (EH, 12)
Par un de ces réjouissants effets autonymiques, le journaliste avait réussi sa métamorphose en romancier de série puisque la seconde 101
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », op. cit., p. 246.
102
« Qu’est-ce que les lecteurs en ont à foutre de vos histoires ! » (BH, 227).
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série d’enquêtes précise cette référence, si l’on peut dire, « du même auteur » : « (voir « Le Querelleur des Teinturiers », une enquête de l’inspecteur Blognard, dans la même collection). » (EH, 224) j’ai écrit le livre (un best-seller) qui m’a permis de me consacrer à ma vocation de romancier (il s’agit de Blognard et la Terreur des Quincailliers, le premier de la série des Blognard, romans commerciaux abusant du sensationnel, à ne pas confondre avec nos propres oeuvres. Note de l’Auteur)… (BH, 155)
Arapède lui aussi écrivait un livre sur l’affaire (BH, 221). Au fur et à mesure que l’on avance, la prolifération des livres se fait plus oppressante, la circulation ne se fait qu’entre des textes. La contamination métaleptique continue de plus belle, et peut-être même s’aggrave avec une série d’interventions de « l’Éditeur » – parfois même du critique (EXH, 33-34). 2. ANTITEXTE, ABYME ET EXPANSION DE LA MÉTALEPSE NARRATIVE Elle leva les yeux du livre qu’elle était venue consulter. Et elle se dit : « si je lisais autre chose, qui m’intéresse moi, et pas le roman de mes aventures? » (EXH, 71)
Après l’évincement de Mornacier, la figure auctoriale ne cesse pas pour autant de se remettre en jeu, désignant l'écriture non seulement comme plurielle, mais aussi et surtout un processus autogénérateur. Là aussi la « référentialité » vacille au profit d’une textualité de plus en plus manifeste qui met en exergue des ruptures dans les maillons habituellement implicites qui forment la chaîne allant de l’écriture à la lecture : (Nous ne savons pas si cette parenthèse est une exhortation de l’auteur à lui-même, introduite par distraction dans le tapuscrit, ou si elle fait vraiment partie du texte; dans le doute, nous l’avons maintenue telle quelle, non sans hésitations. Note de l’Editeur) (BH, 112)
Chez Perec, ce jeu s'appuie fréquemment sur la mise en place d'éléments péri-textuels habituellement absents d'une œuvre de fiction (index, notes en bas de page ou en fin de chapitre) ou dont l'orientation générique est détournée de sa fonction première, telle l’illustration de couverture de la première édition d'Un cabinet d'amateur qui semblait
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annoncer un roman policier 103. Dans le cycle d’Hortense, les éléments de discontinuité empêchent toute agglomération à l’intérieur de textes présentés comme des collections de sable intertextuelles… Mais ce qui retient l’attention, c’est la présence ludique de l’antitexte (« tout dispositif qui favoriserait le brouillage énonciatif allant jusqu’à présenter des situations contradictoires avec des logiques de la représentation 104 »). En soulignant ses conditions de production (trop souvent contrariées), le récit joue avec les signes, dément ce qu’il affirme, se dément lui-même et prend des apparences d’incertitude ou de contrariété. On l’a analysé : la plupart du temps, l’antitexte prend en charge un travail de sape du modèle romanesque dominant, soumis à une insécurité constante : (Le passage qui suit a été coupé et mutilé par l’Auteur mais rétabli [partiellement] à la demande d’Hortense.) (EXH, 70)
Le texte se présente sans garantie. Il draine des passages d’autres textes ; on le duplique (plagiat…), on le charcute, le censure. 105 Les romans s’exhibent toujours comme s’ils étaient soumis aux aléas de leur production, en cours de fabrication, et cette simulation leur confère une apparence mobile, précaire 106 qui contrebalance et cache la mécanicité de leur écriture contrainte. C’est que le glissement de la duplication à la répétition, de la répétition à la lassitude est le risque majeur qui guette l’écriture à contraintes. …vous pourriez peut-être en glisser deux mots à l’Auteur; il ne semble pas se rendre compte que la mécanique érotique me jette dans la solitude; et que la dynamique amoureuse me lasse… (EXH, 78)
De justesse, Hortense parvient à rajouter un Post-scriptum pour avoir le dernier mot : P.-S. (à ne pas montrer à l’Auteur; je l’ai écrit à l’encre sympathique et il n’apparaîtra que sur épreuves; il ne s’en apercevra même pas). (EXH, 7577)
103
Sylvie ROSIENSKI-PELLERIN : Perecgrinations ludiques, op. cit., p. 214.
104
Bernard MAGNÉ : « Métatextuel et Antitexte », op. cit., p. 156.
105
« Il existe une excellente photographie de notre conversation, prise par Laure Durien, que, pour de mesquines raisons d’économie, l’Éditeur n’a pas voulu reproduire dans le livre à cet endroit… » (EXH, 197). 106
« Ce n’est pas tellement, certes (je me demande ce que ce « certes » vient faire là — note de l’Auteur; mais puisqu’il y est, je le laisse) » (EXH, 212).
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
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Notre belle héroïne compte bien s’allier avec cette instance contrariante qu’est ce fâcheux Éditeur, Je suis un peu gourde, peut-être, dit Hortense, mais pas à ce point. C’est l’Auteur, ce sont les Poldèves qui me gourdifient; ils me voient comme ça, et comme c’est eux qui racontent l’histoire; mais j’ai bien l’intention de réagir; s’il le faut, j’irai voir l’Éditeur. (EXH, 207)
L’Éditeur, contre lequel on peste si souvent 107 et qui devient, les derniers temps, décidemment bien encombrant, ne lâche plus d’une semelle nos héros… 108 Dès lors, dans cette inversion généralisée qui s’installe, les personnages n’obéissent plus à la voix de leur maître. L’Éditeur, maillon habituellement caché de la relation entre texte et lecteur, on l’a constaté, entre en scène pour présenter le texte comme composite, stratifié : Du journal d’Hortense: quelques fragments du journal tenu par Hortense en Poldévie ont été retrouvés; l’Auteur ne semble pas avoir connu l’existence de ce journal — note de I’Éditeur. (EXH, 91)
Outre cette fonction classique il se lance dans une promotion, assumant une forme d’intertextualité restreinte et lui aussi n’hésite pas à interférer dans la diégèse pour présenter un catalogue « du même auteur » et ne résiste pas au plaisir de se faire un peu de publicité : (une assez bonne description d’Hortense, non dans son bain quoique, se trouve dans un autre roman du même auteur, La Belle Hortense, publié par nos soins — note de l’éditeur). (EXH, 243)
Fabrication, directeur commercial, maquettistes, etc. on le sait : toute la chaîne, habituellement invisible, s’en mêle et est susceptible d’interagir... Est-ce une conséquence de la présence de fauxmonnayeurs dans les trois romans (les pièces de monnaie hexagonales donnent des indications sur le passage d’un monde compossible à l’autre) ? Toujours est-il que les procédures de mises en abyme se renforcent. Rappelons la définition principale qu’en donne Dallenbäch : « est mise en abyme, tout miroir interne réfléchissant
107
« Et pour quelle raison? En vertu d’un diktat de l’Éditeur! Sauvagement censuré par l’Éditeur » (EXH, 196). 108
« …Avec l’Auteur, le Lecteur, Ophélie, Alexandre Vladimirovitch et l’Éditeur (tiens, qu’est-ce qu’il fabrique là, celui-là?) » (EXH, 243). « Blognard, Arapède, Jim Wedderburn, le Lecteur et l’Éditeur (tiens qu’est-ce qu’il fait encore là?) » (EXH, 255).
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l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse. 109 » Dans tous les cas, la « mise en abyme de l’énonciation » a au moins deux effets majeurs qu’on peut reprendre avec Dallenbäch : « [1] la « présentification » diégétique du producteur ou du récepteur du récit. [2] La mise en évidence de la production ou de la réception comme telles. » Pourtant, jamais l’exercice ne fêle ou ne brise l’unité métonymique du récit. La boucle scripturale spiralaire envisagée un instant par Blognard (« Reprenons tout depuis le début ») n’est qu’envisagée, rapidement dissuadée par Arapède : Pitié, patron, dit Arapède, pensez aux lecteurs. Si vous voulez reprendre tout depuis le début il vous faut raconter ce qui l’a déjà été et en plus long, puisque, pour chaque événement du récit, il sera nécessaire d’ajouter un commentaire de taille suffisante pour éclairer sa position dans la totalité qu’est l’enquête. Il n’y a pas un romancier au monde qui acceptera de prendre un risque pareil […] C’est pourquoi, je vous en conjure, ne reprenez pas tout depuis le début, mais résumez, patron, résumez ! (BH, 256)
La « réduplication à l’infini (fragment qui entretient avec l’œuvre qui l’inclut un rapport de similitude et qui enchâsse lui-même un fragment qui, et ainsi de suite…) 110 », sorte d’expansion ad libitum, n’aura pas lieu. Par contre un exemple assez flagrant de « réduplication aporistique (fragment censé inclure l’œuvre qui l’inclut) » se trouve dans la missive qu’Hortense envoie de Poldévie à ses amies pour leur demander conseil et secours : Chère Laurie, Chère Carlotta, Chère Ophélie, pour vous expliquer ce qui m’arrive, le mieux est sans doute de vous recopier le récit de mes aventures tel qu’il apparaît dans le livre en train de s’écrire, et qui leur est consacré, L’Exil d’Hortense; j’ai souligné et numéroté quelques passages particulièrement importants, au cas où vous n’auriez pas le temps de tout lire. (EXH, 75)
On le voit, la mise en abyme comme l’intertextualité engagent (au moins) à une double lecture. Il s’agit pour ces romans de faire prendre conscience de leur littérarité (Blognard et Arapède dialoguent ainsi dans leurs fauteuils du hall d’entrée de L’Auberge rouge (EXH, 93), etc.) et les procédés de réflexion qu’ils déploient, sont métasignifiants en ce sens qu’ils permettent au récit de se prendre pour 109
Lucien DALLENBÄCH : Le Récit Spéculaire, op. cit., p. 52.
110
ibid., p. 51.
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thème et donc l’étagement des niveaux de lecture. L’énoncé supportant la réflexivité fonctionne au moins sur deux niveaux : celui du récit où il continue de signifier comme tout autre énoncé ; celui de la réflexion où il intervient comme élément la narration mise au jour… [on] rend l’invisible visible. 111
Davantage encore que la mise en abyme, qui emboîte des structures textuelles sur des thèmes spéculaires, le métatextuel, en désignant et dévissant les trappes qui mènent d’un niveau narratif à l’autre, en vient à polariser le texte sur ses propres procédés et mécanismes producteurs : Le discours métatextuel induit une lecture non-respectueuse du texte : il le donne à voir comme […] susceptible d’entraîner son démontage par une lecture qui cherche à coïncider avec une démarche productrice possible. 112
Assurément, la lecture du texte scriptible est infiniment plus réjouissante pour notre modernité, les lignes se mettent à danser, le texte n’est plus ni un document, ni un monument intangible. Italiques, polices de caractères plus petites, commentaires de commentaires, comme dans ce « nous soulignons le parallélisme; et nous soulignons « soulignons » (EXH, 170), les signaux ne manquent pas pour indiquer que tout est dans le texte : les solutions des enquêtes : …comment savons-nous tout ce que fait et découvre le détective, tout ce qu’il importe de savoir, les secrets de la victime, les agissements du criminel, etc., etc.,? » […] Comment, oui ? « C’est l’évidence même. Nous le savons en lisant le roman. Tout ce qui est nécessaire, et rien que ce qui est nécessaire, s’y trouve. (EH, 275-276)
L’on voit que les vecteurs habituels de la production textuelle s’inversent, les acteurs ordinairement invisibles s’affichent, le circuit textuel entre dans une boucle auto-représentative réjouissante ; et inversement, la surdétermination des structures ludiques stimule la participation du lecteur et permet d'assurer au texte une nature véritablement autoreprésentative. Se saisissant des échelles métaleptiques, les personnages tentent de s’échapper ou du moins de fuir la lumière démiurgique et panoptique de l’« Auteur ». Le troisième volume sonne d’ailleurs, pour Hortense, l’heure de la révolte : 111 112
Lucien DALLENBÄCH : Le Récit Spéculaire…, op. cit., p. 100.
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 118.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD Il n’y a pas trente-sept solutions : ou on cesse de me ridiculiser, ou je quitte le roman. Ce serait dur pour l’Auteur, sans doute; mais je serai ferme. Les Auteurs n’aiment pas que leurs héroïnes grandissent, c’est vrai; ils ont le plus grand mal à l’admettre; mais ici, c’est ma vie, ce sont mes aventures… (EXH, 233)
Le scepticisme arapédien peut bien jouer dans le sens d’une déstabilisation de la fiction, la « suspension du jugement » chère à Coleridge se poursuit et se renforce, en retour ; c’est que le vraisemblable n’est plus attendu : N’est-il pas plus vraisemblable, tout simplement vraisemblable, de penser que la Poldévie tout entière n’est apparue à l’existence qu’il y a un moment, au commencement de ce livre, et disparaîtra (et nous avec elle, et ses lecteurs) quand le livre sera fini? […] Mais peut-être même la disparition de la Poldévie, et notre disparition avec elle, et celle de votre épouse et celle de ma pauvre maman ne sont suspendues qu’à un geste, celui de tourner la page présente de L’Exil d’Hortense. Blognard aussitôt tourna la page, et ils ne disparurent pas. (EXH, 95-96)
L’expansion de la métalepse narrative qui passe par ces intrusions si nombreuses du narrateur dans l’univers diégétique ou dans un mouvement symétriquement inverse de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique permet ainsi des transgressions de taille. « Tous ces jeux manifestent par l’intensité de leurs effets l’importance de la limite qu’ils s’ingénient à franchir au mépris de la vraisemblance et qui est précisément la narration (ou la représentation) elle-même frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte ; celui que l’on raconte. 113 » 3. LECTEUR MON AMI Le Lecteur est certainement plus perspicace que le comité de lecture de notre maison d’édition qui a réclamé cet éclaircissement, évidemment totalement et stupidement non nécessaire, mais que faire? (BH, 173)
Le jeu spéculaire qui s’installe, gagne le lecteur (narrataire extradiégétique) et le fait donc entrer de plain-pied dans le monde de la fiction. Tout comme lui, les personnages lus sont en train de lire leurs propres aventures. Or, toute forme de spécularité dans le roman recèle un piège pour la lecture. 113
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », op. cit., p. 245.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
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En circulant sur la frontière qui sépare le commentaire de la fiction. la mise en abyme bouleverse aussi la relation de représentation : le texte est souvent présenté comme premier par rapport au réel, qui ne saurait que le répéter, si bien que la réalité ne serait qu'une version du palimpseste. 114
Les nombreux passages dotés d'une forte auto-représentativité d'ordre métatextuelle, renforcent l'équivoque généralisée. Certes, « le narrataire extradiégétique n'est pas, comme l'intradiégétique, un « relais » entre le narrataire lecteur virtuel. » Et le lecteur virtuel se saurait être fongible avec le lecteur réel, « qui peut ou non s'identifier à lui, c'est-à-dire prendre pour soi ce que le narrateur dit à son narrataire extradiégétique. 115 » Poursuivons avec Genette : « le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante que l’extradiégétique est peut-être toujours déjà diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peutêtre encore à quelque récit. 116 » S’adresser directement, personnellement au lecteur, voire le faire participer à l’aventure est une ancienne utopie reconduite de livre en livre. Fréquemment et intensément sollicité dans nos romans, le lecteur virtuel se construit à travers une stratégie d’écriture. Tantôt, l’Auteur le presse de voir mieux ou davantage, tantôt de circuler quand il n’y a rien à voir : Nous nous excusons du fait que ce portrait n’est pas présenté dans les conditions idéales, où le lecteur serait seul avec Hortense, et pourrait la contempler […] Si ce n’était pas le jeune homme en question, ce serait sans doute un autre, peut-être même pas jeune du tout, ce serait l’Auteur seul peut-être […] Nous nous excusons, d’autre part, de mettre le lecteur dans une situation de voyeur. (BH, 138)
Au-delà d’un simple rôle de partenaire, le lecteur, même gaffeur, est toujours un ami avec lequel la connivence est de mise : La porte : (Et qui l’avait laissée ouverte, au mépris des règlements les plus impératifs de la copropriété, sans oublier les règles de la plus élémentaire prudence? Qui, je vous le demande? Mais vous, mon cher Lecteur, vous, tandis que je vous précédais sous le porche pour vous montrer le chemin…) (EH, 13-14)
Partenaire potentiel de l’auteur oulipien, trop heureux 114
Nathalie PIÉGAY-GROS : Introduction à l’intertextualité, op. cit., p. 133.
115
Gérard GENETTE : Nouveau Discours du Récit, op. cit., p. 91.
116
Gérard GENETTE : « Discours du Récit », op. cit., p. 245.
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d’accompagner l’Auteur, invité même à sa table, et au festin littéraire : Tranquillement, nous buvons, moi un canada-dry, comme d’habitude, et vous, Lecteur, un ce que vous voulez, je vous laisse le choix. Nous regardons par la fenêtre du Gudule-Bar, entre les plantes vertes, et nous voyons… Qui est-ce? Moi. Oui, Moi l’Auteur de ce livre (EH, 45)
Le lecteur est effectivement co-auteur, on lui propose une expérience d’écriture (Conte à votre façon, expériences littéraires assistées par ordinateur, ateliers annuels d’écriture, font partie intégrantes des activités oulipiennes…) Il remplace même « l’Auteur, absent par discrétion de la fin du roman » (EH, 268). Des questions ou pseudo-questions sont également mises sur le compte du narrataire : Ne serait-il pas possible, ajoute le Lecteur, et excusez-moi de me mêler de la fabrication du roman qui ne me regarde pas, sans doute, mais enfin, je suis un vieux lecteur de romans, j’ai commencé à l’âge de sept ans avec le Dernier des Mohicans, et depuis je suis passé comme nous tous par la Recherche et l’Education sentimentale et Pierrot mon ami, et j’en passe, donc, vous voyez, les romans, c’est un peu comme si je les avais écrits moi-même, et c’est pourquoi je me permets cette suggestion… (BH, 234)
Bref, la motivation de la lecture se renforce en lui donnant plusieurs buts : la perception renforcée d’une l’écriture en train « fabriquer » une suite (des suites ?) à l’aventure, mais en même temps la découverte de sens cachés ou de mécanismes présidant à leur élaboration et la détection de traces laissées par les échafaudages. Évidemment, entre auteur et lecteur, la relation n’est pas véritablement bijective ; la rhétorique des textes contraints installe une perspective en trompe-l’œil. Sans doute l’auteur est-il lui aussi un lecteur (le dense réseau intertextuel l’atteste) ; en revanche, le lecteur implicite (ou virtuel) se trouve, quant à lui, à la fois fasciné et leurré par ces dispositifs enchâssés et auto-représentatifs. On provoque le désir de lire davantage mais le désir de lire ne saurait finir, il n’y a pas de lecture satisfaite. On a examiné plus haut comment le rompol et ses déclinaisons renforçaient la nécessité de l’intrigue en démontrant que le récit n’était qu’une combinaison déterminée d’éléments. L’imprégnation du pôle réceptif par tout ce qui relève de l’énigmatique vient en compléter le dispositif textuel.
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B. Architectures Mon cher Roubaud, dit-il, vous savez que je n’ai pas de conseils à vous donner en Écriture; c’est vous l’Auteur, vous écrivez ce qui vous passe par la tête; vous me le confiez et c’est à moi de prendre tous les risques; je le sais, c’est le métier. (EXH, 196)
1. MARELLES, ÉCHAFAUDAGES J’ai enlevé l’échafaudage et syncopé le rythme. 117
L’hypertexte apporte la possibilité de s’affranchir de l’ordre des pages, on peut multiplier les modes de lecture en fonction des possibilités offertes par le dispositif et les cheminements proposés par l’auteur. Les repères spatiaux-temporels se signalent comme exclusivement textuels : Arapède fait le même rêve « toutes les nuits depuis la première du roman » (BH, 179), Hortense se souvient de « son rêve de la page 133 » (EH, 255), bref l’œuvre feint de s’autocommenter anticipant sur les dissymétries « qui la fera juger sévèrement par les critiques et les étudiants de phd du Nebraska » (BH, 263). Mais est-ce toujours la même chanson qui rythme nos textes. Fugues et chaconnes habitaient le premier opus. Le deuxième volet des aventures complique un petit peu plus en croisant deux réseaux sextiniens. On sait que la pièce de Mozart, référencée au catalogue Koechel 331 (EH, 107) est une sonate pour piano et elle sert essentiellement à la confection de la chanson « Linzer Torte » (EH, 106). Cette « tourte de Linz » est assez logiquement chantée par Stéphane Beau Jeune Homme et surtout garçon pâtissier de Madame Groichant. L’auteur annonce 73 couplets, c’est-à-dire (36x2)+1 de 6 vers (donc : 438) Je vous en ai déjà présenté six couplets (il y en a soixante-treize). En voici trois autres tels que je les chantai à Carlotta, mon expert. (EH, 163)
117
Raymond QUENEAU : Bâtons, Chiffres et Lettres, op. cit., p. 32.
416
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Le 73 qu’on a déjà aperçu revient 118, c’est [((6x2)x3) x2] +1= 73. Après la sixième strophe, on fait généralement une pause pour reprendre son souffle. Nous la respecterons. (EH, 137)
La chanson n’est ni chantée d’un trait, ni dans son intégralité d’ailleurs : c’est un canon à deux voix qui rythme le roman. On la retrouve en boucle comme suit : aux chapitres 12, 16, 19, 22, 26, 30,33. Chapitre 12 Chapitre 16 Chapitre 19 Chapitre 22 Chapitre 26 Chapitre 30 Chapitre 33
Chanson de l’Auteur Linzer Torte 1 couplet / 6 vers 5 couplets = 6 3 couplets (7,8,9)
Chanson de Stéphane Premier couplet Deuxième couplet
3 couplets (« j’entends sa chanson ») Un couplet Stéphane chante le 1er couplet de La Linzer Torte
Les deux chansons qui n’en font qu’une, « s’entrebescent ». L’intervalle entre début et fin nous donne ce ratio/
12 33
0,363636 –
nombre de la sextine. On pourrait continuer longtemps à traquer les raisons numérologiques de parcours qui semblent se dessiner à l’intérieur de ces romans qui riment ; toutefois, les échafaudages semblent essentiellement concerner la disposition des chapitres et leurs titres qui figurent l’espace péritextuel par excellence dans lesquels la poésie et la contrainte se remarquent encore davantage. On sait bien que les commentateurs queniens classent traditionnellement les romans de Queneau en deux groupes 119 : circulaires (Le Chiendent, Les Derniers Jours, Saint Glinglin) ou linéaires après rupture de la circularité (Odile, Un Rude Hiver, etc.). Patrick Renard, quant à lui, affine cette distinction entre romans cycliques ou circulaires et « romans à symétrie » tout en remarquant que la structure s’adapte en fonction de « l’évolution du héros, sa
118
« Il devait vérifier qu’il y en avait mille. Il commença à compter, 1 billet, 2 billets, 3, 4... il compta ainsi jusqu’à 73 puis s’arrêta. Puisque ça marchait jusqu’à 73, ça marcherait bien jusqu’à mille. » (EH, 220) 119
cf. Alain CALAME : « L’inversion géométrique », Les Cahiers de l'Herne : « Raymond Queneau, op. cit., p. 266.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
417
régression et sa mort 120.» De manière frappante, pour Queneau, comme pour Roubaud, le compteur du temps se confond avec les limites des chapitres, témoin cette impossibilité « structurale » : … le titre du prochain chapitre, le dixième, est La Bibliothèque, et le titre du présent chapitre, qui n’est pas encore terminé, est Le jeune homme de l’autobus T. Or le jeune homme en question est resté dans l’autobus T, qui est parti avec lui. Nous nous trouvons donc dans une sorte de no man’s land narratif. (BH, 90)
Cet « intertitre délimitant » qu’est le chapitre (Genette, Seuils) déborde dans nos récits le rôle qui lui est traditionnellement dévolu de borne narrative. Il est posé comme l’équivalent de la strophe dans le poème, ou du poème dans le recueil. Cet empiètement sur notre chapitre 5 en sa dernière phrase est destiné à faciliter notre retour à Hortense, après le long périple qui nous a mené — du Gudule-Bar à l’appartement de Laurie et Carlotta en suivant l’Auteur.— du 53 de la rue des Citoyens, escalier D, à l’appentis caché de la Chapelle Poldève (flachbak).de l’appentis à Sainte-Gudule pour faire la connaissance de l’inspecteur She. Hol. (EH, 95, nous soulignons)
Le terme est ici nettement décalqué de l’enjambement. Le soin particulier accordé à l’intertextualité des titres des chapitres et à leur répartition attire – comme on a pu le voir plus haut – l’attention du lecteur. Depuis l’intérieur de la diégèse, les chapitres et les repères réguliers qu’ils fournissent aux romans, s’organisent comme de sûrs marqueurs du métatextuel dénotatif. Comme dans La Vie Mode d’Emploi, ils constituent le cadre, l’échelle des sous-ensembles textuels dans lesquels se distribuent les listes d’éléments. L’intertextualité qui les sature n’est donc pas le seul moyen d’attirer l’attention sur eux. Car les repères et autres plans de la narration habituellement intradiégétiques ont une tendance à se textualiser fortement et invitent bien souvent à regarder par-dessus l’épaule de la diégèse. Le dénouement est proche. On le sent, à divers indices, dont le moindre n’est pas la relative minceur du tas de pages restant à lire […] Que nous reste-t-il, pour franchir les quatre chapitres en six paragraphes qu’il nous faut encore parcourir: l’explication, donnée par Blognard, où le nom d’emprunt du criminel est révélée, preuves à l’appui; et où plus généralement tous les éclaircissements nécessaires sont fournis. (EH, 262-263)
120
Patrick RENARD : « Jeux arithmétiques et jeux linguistiques dans les romans de Raymond Queneau ». op. cit., p. 83.
418
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
Plus généralement, les références au temps et à l’espace s’effectuent bien souvent en fonction d’une circulation dans l’espace textuel en tant que tel et du mouvement de la lecture. Alexandre Vladimirovitch se souvient ainsi des statuettes « dans l’appartement de l’escalier C au chapitre 3 » (BH, 177). Avant la rime, il y a donc des raisons qui s’égrènent au fil des avertissements du narrateur : Et sans doute le chapitre a ses raisons (nous le savons, c’est nous qui l‘avons écrit). (BH, 178)
On rappelle ainsi régulièrement sa progression au lecteur, non pas dans l’intrigue mais dans un espace topologique et textuel, on tente même de troubler cette linéarité du roman tant décriée au moyen d’injonctions adressées au lecteur : « Carlotta et Laurie sont des « personnages du récit que nous rencontrerons au chapitre 12; patience ! » (EXH, 50). On ne donnera que quelques exemples, de ces circuits dérivés : - « Il apparaîtra dès le deuxième chapitre, et il dira je, comme les narrateurs le font généralement dans les romans. » - « nous l’avons vu au chapitre 1 » - « comme vous ne l’ignorez plus depuis le premier chapitre » - « Prenez votre plan du chapitre 7 » - « on est déjà au chapitre 5 », - « (Revenez au chapitre 17) » (EH, 219) - « remarque : le chapitre 29 se situe, chronologiquement, après le chapitre présent, s’y reporter S.V.P. » (EXH, 203)
Dans tous les cas, les romans s’envisagent comme des marelles mobiles, aux chiffres et aux cases qui se répondent, même si les « motifs architecturaux » ne sont pas toujours à portée : Ceci fait, [Laurie] prit une douche, emprunta un peignoir à Hortense, fit remonter Carlotta qui gambadait dans le parc avec Cyrandzoï, et eut avec Hortense cette conversation sérieuse sur les problèmes de l’Amour et de la Fidélité que nous avons, par anticipation (pour des motifs architecturaux qui n’intéressent pas le Lecteur), rapportée au chapitre précédent, le chapitre 29. (EXH, 209, nous soulignons)
Ainsi, les aventures sont marquées de ces incessants retours en arrière ou anticipations pléthoriques qui n’ont pas pour repère la diégèse mais bien le péritexte (chapitres) et le métadiégétique. Ce réseau de rimes obéit-il pour autant à d’autres raisons numérologiques ou structurelles ? Le décalage des plans de la narration fait que l’intrigue s’avoue en tant que distribution d’éléments dans les cadres
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
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des chapitres. Une distribution parfois délicate, et qui obéit, nous diton, à des raisons numérologiques 121. Je profitai du retour d’Ophélie qui vint faire ses griffes sur mon pantalon et s’installer sur mes genoux […] pour poser mes problèmes architecturaux. (EXH, 212, nous soulignons)
Comme souvent, l’ironie est de mise, c’est même la figure métatextuelle privilégiée de nos trois romans ; aussi la « distribution » semble-t-elle parfois faire l’objet d’un dilemme : « Faut-il ? » me demandé-je. – « Attendre le chapitre 37 et dernier? » hésitai-je. – « Il est déjà chargé », me dis-je. – « Maintenant, alors? » – « Maintenant. » – « Tu as raison », me félicité-je (EXH, 236)
Dans le premier opus, les amours d’Alexandre se détachent nettement et formellement du reste de la narration puisqu’elles se distribuent exclusivement dans les « suites des chapitres » qui portent un nombre de Queneau : « La suite à la fin des chapitres 9 et 11, du deuxième entre-deux-chapitres, des chapitres 18, 23 et 26. » (BH, 75) L’après-dernier chapitre (29) fait en effet une boucle vers le chapitre 9 et inversement symétriquement les yeux d’Hortense et de Carole: Vous avez de beaux yeux, mademoiselle, surtout le droit. C’était vrai. (BH, 90) Vous avez de beaux yeux, mademoiselle, surtout le gauche. C’était vrai. (BH, 268)
Mais quid de notre sextine et de ces séries fibonaciennes ? Le premier volume, avec ses quatre parties de sept chapitres chacune (=28) et ses entre-deux-chapitres semble ne pas rentrer d’emblée dans les cadres à base 6… d’Arnaut Danieldzoï. Catherine Rannoux 122 a cependant pu déterminer que la contradiction entre le principe de permutation d’ordre 6 et la combinatoire IV parties / 7 chapitres n’était 121
« Quoi de plus adéquat, donc, que ce treizième chapitre pour la narration, en direct, de l’enchaînement de paroles et de gestes ayant amené Hortense, si nous en croyons Yvette, à s’exprimer au téléphone de manière telle qu’elle (Yvette) puisse se sentir justifiée de résumer la conversation… » (BH, 124-125) 122
Catherine RANNOUX : « La Belle Hortense de Jacques ROUBAUD, contes et décomptes », Jacques Roubaud, « La Licorne », op. cit., p. 65-76.
420
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
qu’apparente. La permutation spiralaire, s’opère en 4 fois et non pas sur une matrice de VI (x6). « La spirale se trouve à l’intérieur du carré des parties du roman. La résolution se fait dans le « carré » de salade 123 »: I II III IV
1 7 4 2 1
2 1 7 4 2
3 6 3 6 3
4 2 1 7 4
5 5 5 5 5
6 3 6 3 6
7 4 2 1 7
On aurait donc, le mouvement scriptural suivant : I 1 2 3 4 5 6 7
II 7 1 6 2 5 3 4
III 4 7 3 1 5 6 2
IV 2 4 6 7 5 3 1
DONC
I 1 2 3 4 5 6 7
II 9 11 13 14 12 10 8
III 18 21 17 15 19 20 16
IV 28 22 27 23 26 24 25
« Se trouvent donc associés respectivement, par séries de quatre les chapitres 1 – 9 – 18 – 28 ;2 – 11 -21 – 22 ; 3 -13 – 17 -27 ; 4 – 14 -15 -23 ; 5 -12 – 19 -26 ;6 – 10 – 20 -24 ;7 – 8 – 16 – 25. Ainsi, au terme du 28ème chapitre le récit reprend sur une trame similaire… 124 » L’on ne peut qu’agréer cette boucle symétriquement inverse qui fait se rejoindre le 28 et le 9. Mais cette répartition à l’intérieur des parties n’’apparaît pas – sémantiquement – très signifiante. Doit-on poursuivre ce rébus dans lequel on peut déchiffrer une duplication du 6 ? Là encore, ce ne sont que conjectures, validités. Ne prenons qu’un exemple pour ne pas alourdir la démonstration. L’Enlèvement et l’Exil usent bien souvent de ce nombre palindrome qu’est 33 (moitié de 66). Cet extrait de l’interrogatoire des cloches retranscrit sur le carnet d’Arapède : Arapède (à Crétin Guillaume) : 3 + 7 Réponse : 4 Arapède (au même):
123 124
ibid., p. 70.
Catherine RANNOUX : « La Belle Hortense de Jacques ROUBAUD, contes et décomptes », op. cit., p. 71.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
421
7+3 Réponse : 1 Arapède (à Molinet Jean) : 9+14 Réponse : 5 Arapède (au même) : 14 +9 Réponse : 5 Arapède (aux deux) : 18 + 19. Les deux : 1 Arapède (aux deux) : 19 + 18 Réponse : 10 (EH, 139)
est un peu surprenant, mais il nous donne, un peu formalisé : 3 + 7 = 4
7 + 3 = 1 CRÉTIN 18 + 19 = 1
9 + 14 = 5
14 + 9 = 5
MOLINET 19 + 18 = 10
= 33 =33
37 37
CRÉTIN ET MOLINET
La notation d’Arapède ne sert pas seulement à déterminer lequel des deux faux-jumeaux a donné ces coups surnuméraires. La non commutativité de l’addition entre 3 et 7, n’empêche pas de constater que 9+14 = [23 + (5+5) = 10] = 33. Le récit tend vers le 33, la « case » (i.e. le chapitre) dans laquelle Hortense est retenue enlevée. 18+19 = 1, 19+18 = 10 = (11x3 = 33). Aveu métatextuel ? Énallage énonciative ? en tout cas, la sextine est rendue sensible par les sonneurs, en particulier quand Blognard demande aux deux sonneurs de « jouer les 33 coups de minuit comme vous les avez joués dans la nuit de vendredi à samedi » (EH, 140). Si l’on affecte 1 à Do, 2 à Ré, 3 à Mi,…les deux sonneurs de cloche, Crétin et Molinet répondent en cœur « Do ré mi fa sol la /la do sol ré fa mi /mi la fa do ré sol /sol mi ré la do fa /fa sol do mi la ré /ré fa la » soit une sextine incomplète, dans laquelle il manquerait 3 termes (36-3)
422
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
1 6 3 5 4 2(ré)
2 3 1 5 6 4 3 2 5 1 4 (fa) 6 (la)
4 2 1 6 3
5 4 2 1 6
6 (la) 3 (mi) 5 (sol) 4 (fa) 2 (ré)
Car la somme de 18 et 19 est l’équivalent de 37, nombre de chapitres de l’Enlèvement, construit sur 6 parties de 6 chapitres et un épilogue. Plus globalement, le découpage des deux derniers volumes (ou plus exactement des volumes II et III, puisque, rappelons-le notre saga en comporte(ra) 6 125) est à l’échelle des romans une bien plus nette transposition homologique de la sextine : six parties de six chapitres chacune (donc : 36 chapitres), somme complétée in fine par un trente-septième intitulé dans L’Enlèvement « chapitre 37 – épilogue- une cérémonie d’adieu » et encore plus conformément à la terminologie d’origine : « Envoi » dans L’Exil. Néanmoins, l’indication gracieusement concédée au chapitre 13 (« il n’est pas indifférent pour un personnage, pour ses réactions, de figurer dans un chapitre pair ou dans un chapitre impair » (EH, 111)) doit être davantage éclairée. L’Enlèvement est, on le sait, celui des trois opus qui rend les séquences sextiniennes les plus signifiantes. Souvenons-nous d’abord avec Hortense, que la sextine poldève tourne dans l’autre sens. Aussitôt placé à sa gauche, le jeune homme prit le visage d’Hortense dans ses deux mains et l’embrassa doucement sur les lèvres, mais sans insister, puis il l’embrassa sur les tempes, les joues, le menton, la joue gauche, la tempe gauche, le front et ayant achevé ainsi un tour complet dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, ce qui, comme chacun sait, est le sens trigonométrique direct cher aux mathématiciens non poldèves, car les Poldèves calculent dans l’autre sens. (BH, 135)
125
Sachant qu’on retrouve des titres de chapitres identiques d’un roman à l’autre, mais à des positions différentes, je pense que six romans qui doivent composer le cycle sont probablement pré-conçus comme une sextine de sextines, avec quelques libertés, étant donné la structure de BH…
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
423
Indirectement l’Auteur nous aura donc prévenu que la « sextine rétrograde 126 » est la plus adéquate à saisir le mouvement du livre, c’est-à-dire non pas :
1
2
3
4
5
6
2
3
4
5
6
6
1
5
2
4
3
7
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8
10
9
3
6
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14
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3
1
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35
33
31
Ce qui donnerait l’échelle chapitres roman
nous 1 à des 12 du 15
Mais plutôt : 1
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3
4
5
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1
2
3
4
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6
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5
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3
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6
1
5
2
4
3
36
31
35
32
34
33
donc
Éclairées de cette façon, les six séries se regroupent très nettement (il faut lire verticalement) : - {1} le domaine poldève : 1,8,16,23,27,36. - {2} l’enquête de Blognard : 2,10,17,21,30,31 - {3} Sinouls : 3,12,13,20,27,35 - {4} Hortense : 4,11,15,24,25,32 - {5} L’Auteur : 5,9,18,19,26,34
126
cf. « N-ines, autrement dit quenines (encore) », op. cit., p. 61.
424
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD - {6} Carlotta/Laurie : 6,7,14,22,29,33. 127
Carlotta et Laurie se voient affectées un nombre important de nombres de Queneau (respectivement : 6,14,29,33). Quant à l’Auteur, il démarre sur le 5 (à la fois nombre de Queneau, appartenant à la suite de Fibonnaci et puis le 9 et 18, 26). C’est dire si l’on se place dans la perspective quenienne, au plus près de sa technique de rimes et de situations et de personnages, si proche du sonnet : On peut faire rimer des situations ou des personnages comme on fait rimer des mots, on peut même se contenter d’allitérations. J’ai donné une forme, un rythme à ce que j’étais en train d’écrire. Je me suis fixé des règles aussi strictes que celles du sonnet. Les personnages n’apparaissent pas et ne disparaissent pas au hasard… 128
Par les mises en parallèle qu'elles proposent, ces structures réfléchissantes invitent le lecteur à prendre conscience du jeu textuel et à y participer plus activement. Mais le miroir, on va le voir, est aussi un miroir aux alouettes. Essentiellement, parce que les textes ne sauraient dévoiler toutes les contraintes qui les animent : ce qu’ils gagneraient en dévoilement se perdrait dans une univocité toujours redoutable pour le poète. Non que la lecture-déchiffrage soit à proscrire, mais, grignotant des conjectures, elle est toujours risquée, susceptible de démentis ultérieurs et d’écrasement contre le mur planckien. 2. LE MUR PLANCKIEN ? Qu’on nous comprenne bien. Nous ne tenons absolument pas à tenir mesquinement le Lecteur (ni la Lectrice) à l’écart. Au contraire, nous lui ouvrons toutes grandes ces pages, nous l’invitons au bain… (EXH, 209)
Max Planck, qu’on ne présente plus tant nous l’avons de fois rencontré 129, est mobilisé essentiellement pour sa validation du lien fondamental existant entre la dépendance de l’entropie par rapport à 127
Les titres de ces « séries » sont de nous…
128
Raymond QUENEAU : Bâtons, chiffres et Lettres, op. cit., p. 41.
129
Einführung in der Theorie der Elektrizität und der Magnetismus (BH, 97) [Le titre exact est : Einführung in die Theorie der Elektrizität und des Magnetismus (EXH, 85)].
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
425
l’énergie. Métaphoriquement, on le sait, le roman obéit à la tentation entropique, et en ce cas, la contrainte serait la formule planckienne (et « Planckée » (EXH, 17)) du romancier oulipien pour obtenir interpolations et régulations… Dans la formule de Planck – qu’on ne reproduira pas ici – h constante physique doit être la constante à calculer. Planck donne à h le nom de quantum élémentaire d’action, à la fois parce que, selon les physiciens, elle a les dimensions d’une « action » (énergie multipliée par un temps) et parce qu’elle n’intervient en définitive que par multiples entiers. Cependant, pour inférer le cahier des charges (et non plus seulement pour interpréter), nous nous heurtons à une autre notion qu’on appelera… mur de Planck. Un mur qu’on va voir assez solide pour résister à la lecture. On sait que l’évolution de l’Univers peut être calculée dans le cadre strict et bien spécifié de la théorie de la relativité générale. Mais, à mesure que l’on remonte dans le passé, les conditions physiques deviennent de plus en plus extrêmes en densité et en température. Si bien qu’on conjecture l’existence d’un instant, appelé « temps de Planck » ou « mur de Planck », au-delà duquel nos connaissances physiques ne permettent pas de remonter. Notre théorie de la gravitation, la relativité générale, ne peut être appliquée aux premières fractions de seconde de l’histoire de l’Univers : il nous faudrait pour cela disposer d’une théorie quantique de la gravitation. Il en va de même – métaphoriquement – du rapport entre le lecteur et les romans d’Hortense. Les indications n’y sont pas rares, néanmoins, bien des fois, le dévoilement partiel des procédés fonctionne comme un appât : le lecteur floué dans sa recherche de la transparence génétique demeure cependant pris dans les rets du texte, leurré par une configuration rhétorique qui le laisse en fait dans une position de lecture respectueuse. 130
Productions gouvernées par un souci de lisibilité de la règle qui les a générées ; les textes donnent à lire les mécanismes qui ont présidé à leur élaboration et font résider tout l’intérêt de la réception dans la jouissance liée à la découverte des procédés de textualisation. 130
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 293.
426
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
La lisibilité de la règle se substitue à l’impossible lisibilité du monde. Pourtant, le roman n’a pas pour objectif de proposer au lecteur un déchiffrage de ses contraintes organisatrices. Il fait hésiter entre la fascination pour les « mécanismes d’écritures » (Bernard Magné) et « la soumission à la fiction » (Benoît Peeters). Marc Lapprand, considère que trois tendances prédominent dans la prose à contraintes, que l’on peut aisément classer en partant de la plus visible pour aboutir à la moins perceptible : - La première est représentée par la contrainte phonétique (A). L’énoncé est relativement court, subit une succession de variations basées sur l’homonymie ou la paronomase et s’accompagne d’une glose relativement longue, dotée souvent d’une forte charge humoristique. - La seconde est représentée par la contrainte purement thématique (B) : ici, la seule marque visible du texte est son caractère répétitif. - La troisième est à l’opposé de la première : texte long, contrainte structurelle. Les contraintes A et B sont massivement régies par la mise en forme de listes alors que la contrainte C est gouvernée par la combinatoire. C’est ainsi que les deux premières sont plus visibles car elles procèdent par énumérations et que la dernière est moins visible car elle se fonde sur des permutations, dont la loi opératoire elle-même peut devenir totalement invisible. 131
L’aspect (é)numératif des listes, avec ses retours et ses récurrences, semble donc s’opposer au cryptage inhérent à la combinaison, voire à la combinatoire qui brouille les pistes. Le deuxième obstacle est, quant à lui, relatif à la question de l’échelle. Le poète a la possibilité de peser chacun de ses mots : une sextine contient aux alentours de deux cents mots, un sonnet pas loin d’une centaine. Faut-il interpréter dans tous les sens cette remarque du romancier, qui se dit « toujours sur la brèche, se dépensant sans compter pour assurer la bonne marche du récit; mais toujours anonyme, clandestin presque... » (EXH, 196) ? Si la contrainte structurelle est donc bien plus productive, elle engendre également et logiquement des textes beaucoup plus longs. Ce changement d’échelle pose donc aussi problème, y compris lorsque les consignes de l’Auteur sont respectées à la lettre par le lecteur placé en position centrale dans ce dispositif, mais surtout rappelé à l’ordre : Il importe que vous éleviez dès maintenant votre niveau d’attention à ma 131
Marc LAPPRAND : « Le point sur les proses à contraintes à l'Oulipo. », op. cit., p. 216.
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
427
prose afin de remarquer ce genre de choses, car je n’aurai pas toujours le temps, dans les chapitres ultérieurs — ni la patience — de vous les signaler à mesure. (EH, 23)
Ni l’Auteur ni les textes ne nous dévoilent la totalité de leur mode de fonctionnement. Prévenant et parant toute objection, l’Auteur met en garde : « Je le sais parce que c’est moi l’Auteur et que je sais tout, et vous le savez parce que je vous le dis » (EH, 73). Il est vrai qu’en n’optant que pour une visibilité partielle de la contrainte, une application non systématique de celle-ci – c’est le rôle du clinamen, (« notion vicieuse 132 » selon Lusson) sur lequel on reviendra un peu plus loin – et l’échelle beaucoup plus étendue qu’est la prose, les romans d’Hortense récupèrent in extremis une littérarité, « seul mode d’existence possible dans un contexte culturel scolastique pour un texte contraint. » L’intégrité de l’œuvre est alors doublement préservée, dans la mesure où une réception archéologique implique fréquemment le recours à un horstexte (articles…) constitution d’un ensemble rendu hétérogène par l’apparition de discours purement théoriques, structurés en hypertexte. 133
C’est donc que l’absence de publication de « cahiers des charges » (on supposera qu’ils sont relativement similaires pour nos trois romans), fait douter les plus éminents commentateurs : Dans la trilogie d’Hortense (récit de type policier, qui promet, paraît-il, une suite), la raison numérologique, apparaît d’une telle complexité, et l’auteur demeure d’un tel hermétisme à ce sujet que l’on peut se demander s’il n’existe pas une certaine quantité de duperie par rapport au réel encodage structurel numérologique. Les nombres se suivent en une vertigineuse séquence, mais leur lien est parfois impossible à établir faute d’indications ou de repères manifestes […] le pacte de lecture se perd.134
L’encodage est parfois victime de son succès et, faisant dévier excessivement la course de la lecture, parvient à hypothéquer l’héritage. Mais faut-il, en ne prenant aucun risque, renoncer par conséquent à « grignoter les conjectures », comme disent les
132
Pascaline MOURIER CASILE & Dominique MONCOND’HUY : « Entretien avec Pierre Lusson », Jacques Roubaud, « La Licorne », op. cit., p. 199. 133
Christelle REGGIANI : La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, op. cit., p. 289. 134
Marc LAPPRAND : « Le point sur les proses à contraintes à l'Oulipo. » op. cit., p. 220-221.
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MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
mathématiciens, en évoquant une supercherie globale comme le (sup)pose Marc Lapprand ? D’une part, ce serait faire abstraction de ces traces numériques bien réelles qu’on a collationnées s’organisant autour du 6 et de phi et des échafaudages et qui font partie intégrante des romans. D’autre part, la possibilité d’une inscription rythmique discrète n’est pas à écarter. Essayons plutôt de comprendre pourquoi la contrainte dans ces trois romans nous résiste. Initialement, l’analyse du rythme, s’il faut en croire la TRA (Théorie Du Rythme Abstrait 135) de Pierre Lusson, doit déjà déterminer, au niveau du vers, le "poids" d’un événement élémentaire : On appelle procédé de marquage toute propriété énonçable des éléments de la séquence considérée. On affectera la valeur 1 à un événement marqué (pour ce procédé), 0 sinon. Si l’on considère maintenant un ensemble de marquages corrélés (par coïncidence en chaque événement élémentaire) on pourra définir de même le poids d’un événement élémentaire relativement à ce système… 136
Avec Lusson et Roubaud, Braffort avait aussi engagé cette réflexion 137 : …lorsqu’on étudie une production formelle ayant une structure séquentielle marquée : texte et notamment texte poétique, partition musicale, etc. on est amené naturellement à opérer des distinctions binaires […] qui permettent un marquage de la séquence. Une même séquence peut évidemment donner lieu à une pluralité de marquages auxquels on pourra donner des poids distincts. 138
En fonction de leur position, les éléments, reçoivent un score qui les distingue et la suite une écriture en « alphas points 139 » que Roubaud reprend pour Mathématique :. « L’écriture en alphas et points 135
Pierre LUSSON : Théorie du Rythme Abstrait - voir [en ligne] www.revuetexto.net/Inedits/Lusson_Application.html 136
« ouvrages pouvant favoriser et éclairer la lecture de mon œuvre : […] les Prolegomena rhytmorum, du père Risolnus » (BH, 97, nous soulignons). 137
Paul BRAFFORT : « Formalismes pour l’analyse et la synthèse de textes littéraires. » Atlas de littérature potentielle, op. cit., p.108-138. 138 139
ibid. p. 126.
Pierre LUSSON : Théorie du Rythme Abstrait, op. cit. : « le rythme abstrait [qui] est un parenthèsage non forcément régulier et dont les places sont occupées par des éléments (ici syllabes métriques) où l’on distingue des éléments marqués et non marqués… »
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apparaît donc comme une écriture strictement linéaire… d’un figure en arbres… la cartographie en partie arborescente du récit. » (MAT, 39) Mais le signal de la répétition de ces éléments dans le cadre d’une combinatoire paraît trop faible pour être suffisamment exploité dans une lecture des romans d’Hortense. Il ne représente qu’un maigre indice, surtout à l’échelle de romans. Car la « mêmeté » « deux groupements seront dits “les mêmes” lorsqu’ils présenteront les mêmes variations dans la suite de poids » (Lusson). Or, (re)trouver la séquence de « places parenthèsées », s’avère bien plus difficile que déterminer le squelette métrique d’un vers. Question d’échelle, donc. Les parerga dans le cas de Queneau et la publication détaillée du cahier des charges pour Perec ont permis aux lecteurs de profiter pleinement des mécanismes qui président à l’élaboration des récits à contraintes. Perec 140 avait, quant à lui, dévoilé une partie des mécanismes de la machinerie qui alimente chacun des chapitres et pièces du 11, rue Simon-Crubellier 141 (polygraphie du cavalier, application au roman(s) du bicarré latin orthogonal d’ordre dix et « pseudo-quenine d'ordre dix ». Faute d’indications extratextuelles suffisantes, on restera finalement très prudent dans les conjectures sur nos textes. Car, d’une part, « le métatextuel d'un texte écrit selon une contrainte ne se limite pas à la désignation de cette contrainte […] par ailleurs il n'existe pas de lien automatique entre un type de contrainte et les figures métatextuelles correspondantes 142. » La seconde raison réside dans le brouillage inhérent au clinamen et à la contrainte canada-dry que nous allons examiner plus avant. Néanmoins, on peut se risquer à écrire que le cycle d’Hortense a probablement en commun avec La Vie Mode d’Emploi les « entrées » suivantes : - troisième secteur – lequel nous semble assez bien représenté. 140
Georges PEREC : « Quatre figures pour La Vie Mode d’Emploi », op. cit., pp. 50-
53 141
cf. Bernard MAGNÉ : « Du registre au chapitre : le cahier des charges de la Vie Mode d’emploi de Georges PEREC » dans Béatrice DIDIER et Jacques NEEFS, « Penser, classer, écrire. De Pascal à Perec », Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1990, p. 181-200 et le Cahier des Charges lui-même.
142
Bernard MAGNÉ : « Le Métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur, op. cit.
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- ressorts (jalousie, soupçon…) - animaux (on rappelle que le chat est en tête de liste chez Perec) - lectures – les écrits qu'un personnage doit lire – dont le 3°secteur. - musique(s) - livres - même mécanisme que supra - boissons/ nourriture - citation /allusion. L’on peut aussi distinguer (impli)citations “classiques” ; (impli)citations Perec ; (impli)citations Queneau ; (impli)citations oulipo, et auto-impli-citations. Voilà pourquoi à cette liste perecquienne, nous préciserons et nous rajouterons volontiers avec les réserves déjà exposées ci-dessus 143 : - anglomanie - cinéma (premier volet) - domaine policier - les « 10 styles » - roman (art du) - théologie, philosophie, et scepticisme - aencrages - le TRA de Lusson - Table de Queneleiev/Tollé - sciences dures (thermodynamique, physique, maths, astronomie) - numérologie (chiffres/nombres) et enfin - faux et doubles Ainsi, à partir de quelques « entrées », on peut tenter d’entrapercevoir (de manière non exhaustive) comment se construit l’univers de ces romans de l’intersection :
143
On se souviendra des « … ouvrages pouvant favoriser et éclairer la lecture de mon œuvre: Pierrot mon ami, de Raymond Queneau - Einführung in der Thäorie der Elektricität und der Magnetismus de Max Planck (édition de Heidelberg, 1903) - les Prolegomena rhytmorum, du père Risolnus La Cuisinière provençale, de Reboul Adversos mathematicos, de Sextus Empiricus. » (EH, p. 85).
CHAPITRE 6 : « HORS DU LABYRINTHE ? »
ÉLÉMENT 1 Alimentation Alimentation Alimentation Alimentation Alimentation Alimentation Boissons Boissons Boissons
ÉLÉMENT 2 Anglomanie Lectures Musique Nombre Perec Queneau Chiffre/ nombre Queneau Implicitation « classiques »
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= Réglisses de Blognard Miettes Philosophiques Linzer TORTE (Mozart) Régime Limonosoff Zakouski Gabriel-sur-Seigle (Zazie) Bourbon 6 roses Fernet Branca (Zazie) Diabolo-grenadine, le rouge et le noir…
… On arrêtera là cet exercice rendu encore davantage périlleux par la présence de clinamens et autres contraintes canada-dry… 3. CLINAMEN, CANADA-DRY, ET LIVRES DE SABLE. Parmi les choses que j’avais mises dans mes Hortense en étant quasiment certain qu’elles ne seraient pas décelées, il reste encore des énigmes à déchiffrer. 144
Dans l’Arénaire (le « compteur de sable »), Archimède se met en tête de calculer les grains de sable que pourrait contenir l’univers. Dans le problème des bœufs d’Hélios, il cherche à déterminer la composition d’un troupeau de bœufs suivant différentes variétés. Le premier problème, nous dit-on « revient à un pur dénombrement, le second ressortit à ce qui plus tard relève de l’algèbre. 145 » La lecture du texte à contraintes déchire ou du moins rend ainsi caduc le contrat de lecture traditionnel selon lequel le lecteur du roman se satisfait d’une solution logique (cas du récit de détection), et/ou d’un éventuel « retour gracieux à antan. 146 » L'univers diégétique, encore davantage lorsqu’il est produit d’une ou plusieurs contraintes, invite à une remise en question sans fin de la lecture, « conviant le lecteur à procéder à une lecture a-linéaire dans laquelle les signifiés s'effacent 144
« Et l’insertion de nombreux éléments dans les Hortense varient les procédés de La Vie Mode d’Emploi, bien que mon cahier des charges soit infiniment plus modeste que celui de Perec. » Jacques ROUBAUD dans « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien - fragments d’un débat » Oulipo poétiques, op. cit., p. 200. 145
Denis GUEDJ : L’empire des nombres, op. cit., p. 130.
146
Titre de la « Quatrième partie » de L’Exil.
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devant les signifiants. 147 » Mais surtout, le principe d’incertitude est reconduit, car si nos lectures peuvent bien recenser les indices ou même les signaux des contraintes (comme grains de sable), en revanche les règles de composition (c’est-à-dire de distribution) ne sont pas toutes déductibles, ou plutôt déductibles dans tous leurs effets, y compris par le biais du métatextuel. La difficulté d’inférer un « cahier des charges » global, total, est potentiellement accentuée par des formes de clinamen qui constituent à la fois « un fonctionnement, manquement par rapport à la règle. 148 » Certes, pour l’auteur oulipien, le clinamen, « inobservance volontaire des lois de l’algorithme [qui] n’est pas le coup de poignard dans le dos de la contrainte mais la goutte d’huile dans les rouages. 149 » Par contre, pour le lecteur, c’est un échelon de « l’échafaudage » qui manque. Bernard Magné évoque même des « clinamens élaborés comme ceux qui régissent les contraintes de La Vie Mode d’Emploi, où le programme prévoit un dysfonctionnement qui ménage à l’intérieur de lui-même une plage aléatoire. Dans ces cas-là, le clinamen est presque plus compliqué que la contrainte qu’il est en train de dérégler. 150 » On peut même conjecturer plus avant : si le triptyque est, comme on l’a écrit plus haut, un hommage global à l’Oulipo, serait-il véritablement étonnant qu’à côté du « recours à des systèmes complexes de contraintes, des stratégies démonstratives, ou à des protocoles de dévoilement et de dissimulation » (P&M, 28) cohabitent des passages dans lesquels la contrainte s’absente, s’enlève, s’exile, bref rejoigne la ligne quevalienne ? Jean Queval avait une pratique de la contrainte originale, plus intuitive que théorique… Dans ces conditions, la ligne « quevalienne » de l’Oulipo peut être considérée comme étant celle du clinamen généralisée. François Caradec est un maître de la contrainte « Canada-dry ». (P&M, 28)
Rappelons le principe du Canada-dry énoncé en fonction du
147
Sylvie ROSIENSKI-PELLERGRIN : PERECgrinations ludiques…, op. cit., p. 208.
148
Bernard MAGNÉ : Georges Perec, op. cit., p. 44.
149
Paul FOURNEL et Jacques JOUET : « L’écrivain oulipien »., op. cit., p. 92.
150
COLLECTIF : « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien - fragments d’un débat » Oulipo poétiques, op. cit., p. 215.
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slogan bien connu de la boisson : « Un texte a l’air d’être écrit suivant une contrainte : il ressemble à un texte sous contrainte, il a la couleur d’un texte avec contrainte ; mais il n’y a pas de contrainte. 151 »
On a déjà tracé le parallélisme entre l’enquête des détectives et la démarche herméneutique propre à la lecture du texte contraint. À deux reprises, les réflexions émises par notre (trop ?) sceptique Arapède semblent désigner un manque qui, en amont ou en aval de l’écriture, rend l’échafaudage peu sûr : Ça ressemble à une preuve, disait-il de l’argument tiré de la Règle d’or, ça a un goût de preuve, c’est dans un emballage de preuve, mais est-ce que c’est vraiment et pleinement une preuve? (BH, 265)
Dans L’Enlèvement, on apporte un Canada-dry à Arapède : Celui-ci avait un jour mis en doute un échafaudage de preuves de Blognard […] en disant : « Ce ne sont pas des preuves, bien que ça y ressemble, c’est du Canada-dry de preuves. » (EH, 246)
Si cela ne suffit toujours pas, on rappellera que l’Auteur luimême consomme sans modération ce breuvage : Tranquillement, nous buvons, moi un canada-dry, comme d’habitude, et vous, Lecteur, un ce que vous voulez… 152
D’avance, on se doit donc de se prémunir contre tout avis catégorique. La révélation partielle ou totale du « cahier des charges 153 » de nos romans, directe ou indirecte, à travers notamment la poursuite de la publication du Grand Incendie de Londres peut éclairer d’autres aspects de la contrainte (quand ce n’est pas révéler d’autres contraintes) et mettre à mal ce qu’il faut bien appeler nos hypothèses de lecture. Il y a une vingtaine d’années, en des termes assez tranchés, 151
« L’auteur oulipien », dans L’Auteur et le manuscrit, op. cit., p. 83.
152
(EH, 45) Dans le troisième volet des aventures, la Fausse-Hortense est « au mieux, du Cana-dry d’Hortense » (EXH, 168) 153
« Roubaud : Les Hortense ne sont pas encore terminés. En commençant, j’ai eu un cahier des charges qui prévoyait six romans et je n’en n’ai publié que trois et écrit en grande partie le quatrième. Donner à ce moment-là le cahier des charges n’est pas possible… » COLLECTIF : « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien fragments d’un débat » Oulipo poétiques, op. cit., p. 220.
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Benoît Peeters avait indiqué combien la recherche de contraintes – pour ce qui est de la Vie Mode d’Emploi – ne pouvait relever que d’un « dispositif quasi-schizophrénique où lecture courante et lecture savante sont disjointes jusqu'à l’absurde. Rien, sinon les indications de l'auteur, ne peut permettre à un lecteur de démonter un cryptage aussi profond. 154 » Or, le métatextuel, qu’on a vu parfois venir souligner la lisibilité de la contrainte textuelle, ne dissipe pas non plus toutes les ambivalences ; retraçant son évolution Bernard Magné a toujours tenté de prémunir le lecteur « de toute euphorie métatextuelle : Si la lisibilité d'un texte suppose le recours au métatextuel, la lisibilité du métatextuel exige quelque secours au-delà du seul enclos de l'espace textuel. 155
Pour nos trois récits, on peut répéter que, dans une moindre mesure, le métatextuel roubaldien, à l’instar du métatextuel perecquien, compte parmi « les stratégies de polyphonie énonciative qui à la fois clarifient et complexifient le texte… Par définition, je l'ai montré, il y a une duplicité du métatextuel connotatif. Ce dernier est donc particulièrement adapté à la conception que Perec se fait d'une écriture fondée sur la double postulation désormais bien connue : rester cacher, être découvert. Le métatextuel connotatif permet en effet de dire sans dire. […] Perec déplace l'opposition masque vs marque à l'intérieur même de la marque. 156
Ni « l’Auteur », comme il le prétend avec ironie, ni le métatextuel ne nous disent tout. Mais que la contrainte propose un « dispositif étagé » 157 (et pas uniquement pour La Vie Mode d’Emploi) n’est pas forcément rédhibitoire. La contrainte ne doit pas être trop manifeste ou manifestement explicitée sous peine d’une alittérarisation du texte qui, comme le poème doit manifester de la résistance et non de l’hermétisme. De surcroît, qu’il y ait du jeu dans 154
Benoît PEETERS : « Échafaudages », Georges Perec - Colloque de Cerisy, op. cit., p. 185. Cela « reviendrait en effet à s'efforcer de reconstituer laborieusement le dispositif délibérément retiré par l'écrivain, comme s'il fallait interminablement se mettre en quête de la clé qu'un autre, d'un seul geste, avait, depuis sa fenêtre, lancé au milieu d'un champ de blés. » 155
Bernard MAGNÉ : « Métatextuel et Antitexte », Perecollages, op. cit., p. 87.
156
Bernard MAGNÉ : « Le Métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur, [en ligne] http://www.cabinet-perec.org 157
Benoît PETERS : « Échafaudages », op. cit., p 185.
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son application, et même en son appréhension, semble même une condition sine qua non de sa réussite. Dans une discussion (entre Bénabou, Grivel, Klinkert, Loewe, Magné, et Roubaud) reproduite dans les actes du colloque Oulipo Poétique, la question du déchiffrement indispensable à la lecture et du travail du lecteur a été posée à Roubaud lui-même. « Est-ce que le travail du lecteur consiste à reconstituer le point de départ, c’est-à-dire rétablir toutes les règles qui ont dirigé l’œuvre ? ou est-ce que le lecteur se trouve complètement libre en face de l’ouvrage et tous les « lires » sont-ils permis ? 158 » Et Roubaud y a répondu assez nettement : dans mon intention, en écrivant ces romans-là, le déchiffrement n’était qu’une possibilité parmi d’autres. De toute façon, un aspect fondamental de la grande forme du roman, qui est pour moi, la plus grande des formes littéraires, c’est qu’il est fait pour être lu une fois. Toute lecture est subordonnée à la première lecture, et dans cette première lecture, on ne déchiffre pas. Les Hortense s’adressent donc d’abord à un lecteur qui va lire sans déchiffrer. 159
Toutefois, de façon patente, la contrainte permet de se réconcilier avec le genre romanesque. Et tout semble indiquer que La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense sont des romans prêts à accueillir une pluralité de lecteurs et de lectures. On savait que « Le labyrinthe est fait pour qu’on s’y perde et qu’on y erre. Mais il est aussi un défi au visiteur 160 »… on comprend maintenant qu’à chaque lecture de chacun des lecteurs, le labyrinthe puisse recevoir une configuration différente.
158
COLLECTIF : « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien - fragments d’un débat », op. cit., p. 215. 159 160
ibid., p. 200.
Italo CALVINO : « Cybernétique et fantasmes ou de la littérature comme processus combinatoire (conférence 1967) », La Machine Littérature, op. cit., p. 27.
Page laissée blanche intentionnellement
437
CONCLUSION : « Bibliothèques oulipiennes » Le septième lecteur t’interrompt : – vous croyez que chaque lecture doit avoir un début et une fin ?1
Proses d’un divertissement supérieur, anthologies et florilèges sous contraintes de romans oulipiens ou non, les pages du cycle d’Hortense, fleur de papier, organisent donc le plaisir de lire autour d’une série de paradoxes et de tensions. Nées dans des circonstances funestes, contrebalançant l’extinction de la voix poétique, les aventures de la belle héroïne se sont frayées un chemin, à rebours, entre les radicales réticences du poète vis-à-vis de cette informe « forme roman », et le désir de subvertir de l’intérieur, pour les faire éclater, les canons de la narration romanesque. Intrinsèquement insuffisant, et finalement désordonné parce qu’ouvert aux quatre vents (et surtout à ceux du succès commercial), le roman, en grignotant la quasi-totalité de l’espace littéraire, avait soufflé la parole au poète à qui il appartenait sinon de rendre « le sens plus pur aux mots de la tribu » du moins de reprendre l’initiative « dans le flot sans honneur de quelque noir mélange 2 », si l’on veut bien suivre le fil mallarméen. On a pu donc lire - littéralement et dans tous les sens – cette phrase inscrite au quatrième de couverture : « La Belle Hortense est un roman. En effet, on y trouve une héroïne, Hortense, qui est belle. » Les réserves initiales surmontées, mimer le roi roman, faire semblant d’en rejoindre le royaume ou l’empire, tout en entamant un travail de sape sur les conventions les plus rebattues, voilà en quoi a consisté la première phase du travail du poète. Des aventures à l’eau de prose, des bluettes, et autres égarements du cœur avec beaucoup d’esprit, ont réussi à patiner le texte en couleurs pour chasser la mélancolie de l’encre noire, et annuler l’angoisse de la page blanche. La polygraphie roubaldienne 1
Italo CALVINO. Si par une nuit d’hiver un voyageur – roman, trad. de l’italien par Danièle Sallenave et François Wahl., Éditions du Seuil, coll. « Points », 1981, p. 277.
2
MALLARMÉ : « Tombeau d’Edgar Poe », Œuvres Complètes, op. cit., p. 70.
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dispose sur la route spiralaire des lecteurs, des proches, des princes poètes, des chats-princes, des escargots sacrés, et… des lecteurs. Et cela suffit pour que « l’enfer circulaire » de la « nonvie 3 » s’incurve et que l’écriture, ne tournant plus en rond, retrouve un sens. La plus grande part du plaisir inhérent à la lecture de ces textes, on l’a goûtée à partir de cet art à la fois ludique et kaléidoscopique de l’allusion généralisée. D’où cette réjouissante distance vis-à-vis d’un quotidien prosaïque, mais également l’aencrage dans des années qui passent, l’une un peu plus déconcertante que la précédente, avec leur lot de scepticisme et d’ironie. Toutefois les romans d’Hortense n’engendrent ni mélancolie ni produit textuel lointain ou désincarné. Avec une dimension de chroniques au jour le jour, le cycle – ou la série – ont installé l’aventure en puisant au cœur du vécu de l’écrivain, introduisant des éléments contemporains, mais en jouant de la diffraction qui biaise et dissémine les éléments plus personnels. Le jeu de dissimulations et de décalages qui contribue à la rédaction d’une « autobiographie de tout le monde », mâtiné du plaisir de raconter quelques histoires satiriques, de ménager quelques charges, est, on l’a bien vu, reconduit dans chaque page qu’il cimente. Les « procédures de connivence culturelles » ont joué à plein. Une chronique des mœurs, présentée comme alimentaire, parfois ouvertement satirique, souvent à mots couverts, a servi de puissant stimulant pour la lecture. Le lecteur a pu (re)connaître les petits soubresauts de l’histoire, les polémiques littéraires, quelques réjouissants règlements de compte ou coups de griffe appuyés – mais les chats ne sont-ils pas les véritables héros de ces histoires ? Toutefois le monde selon Roubaud, on le sait, n’est ni monolithique ni immobile. Le grand écart entre roman et poésie ne se réduit pas à une dimension satirique qui frapperait le roi roman (ancien et nouveau) et ses affidés. Sans bien s’en rendre compte, on a ainsi passé la frontière des genres avec un passeport oulipien, par les chemins de traverses frayés par Queneau et Perec, en mettant ses mots dans leurs mots, et muni du sauf-conduit de la contrainte.
3
Quelque chose noir, op. cit., p. 140.
CONCLUSION : « BIBLIOTHÈQUES OULIPIENNES »
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Car finalement, la contrainte rend compossible du roman et de la poésie (et non le roman et la poésie). Progressivement translative, cette recombinaison dans l’espace personnel du quatrième arrondissement de la chapelle Poldève et de Sainte-Gudule, « joyau de l’art gothique » nous a entraîné dans des dédales essentiellement textuels. À l’ère du soupçon, la représentation directe, on le sait, est devenue difficile et le vraisemblable a perdu le crédit dont il jouissait naguère. Alors peu importe que le cycle d’Hortense multiplie les entorses au genre romanesque, que les péripéties semblent cousues de fil blanc. Lorsque la fiction devient ainsi plurielle, qu’elle ménage des variations et des alternatives, que prolifèrent les énigmes oscillant entre nominalisme goodmanien et préhension wittgensteinienne du langage, c’est tout l’espace topologique du roman qui devient une aire de jeu combinatoire. Produit en croix d’un héritage quenien, perecquien et d’un travail électronique, dans le roman devenu forme ré-fléchie, une prose du poète s’invente et se rend possible. Pour que l’entropie qui menaçait recule, et que soient restaurées les formes et les forces qu’il tenait inhibées, formes simples, combinaisons numériques et poétiques se sont ainsi données rendezvous dans les pages des trois romans. Mais avant tout, les romans d’Hortense, aventures toutes textuelles, livres faits de livres qui s’interpellent et s’interpénètrent – en contestant leurs propres formes – font voyager dans cette infinie bibliothèque réordonnée et auto-graphe, brassant de larges pans de la littérature française et anglo-saxonne, en faisant rimer, bien davantage que les mots, les textes entre eux. Les hommages appuyés et clins d’yeux aux « Maîtres Anciens », à Queneau et Perec, aux autres complices oulipiens, aux compagnons poètes (Lartigue…) et aux amis tout simplement (Lusson…) se sont succédés… la lecture retentissant de ces éléments hétérogènes. Mais en cherchant bien, à travers des aventures apparemment marginales et légères écrites par cet auteur réputé difficile, on a retrouvé tout Roubaud… Artificielle mais non superficielle, cette Hortense-hydrangea, fleur de rhétorique irisée et composite, est fabriquée de tissus et donc de textes. Gorgée du pollen des autres livres, irriguée par la contrainte, elle se développe sur un substrat hétérogène, celui du large spectre des lectures de Roubaud. Diffuseurs du plaisir trouble du déplacement, du
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mélange, de l’impur, du recyclage poétique, du copier-collertransformer, nos romans ne se préoccupent pas seulement du lecteur du roman, l’interpellant dans une mise en scène plutôt cocasse. Ils sont aussi les romans d’un infatigable lecteur qui exige beaucoup d’attention, enclenchant des dispositifs qui le placent rapidement dans une posture de détection, une herméneutique au sens large. En sus des premiers jeux poétiques qu’on a décelés, c’est en passant par le modèle policier et ses transgressions que l’attention du lecteur est sollicitée, pour décrypter le logogriphe qu’est le moteur de la fiction. L’intervention de l’intertextualité n’est pas qu’une manifestation de l’hétérogénéité au sein du texte, elle introduit massivement des jeux d’échos mémoriels et propose une circulation dans l’espace textuel. Ces jeux-là suivent assurément des règles semblables à celles de la poésie. Dans une position dissymétrique avec le Lecteur, qu’ils placent en partenaire d’une course alternativement d’orientation et de désorientation, les narrateurs, à coup d’injonctions, l’emmènent deviner, chercher, mener l’enquête, jusqu’à la fin du récit où la porte se referme. On l’a compris, la contrainte parie sur la future réincarnation du romanesque en le faisant revenir sous la forme d’un romanesque sceptique mais conscient et « citationnel ». On a vu le « rompol » se porter au secours du récit, le romanesque, quant à lui, est sauvé des eaux de prose in extremis, par la contrainte… qui régule l’hétérogène et pallie les duplicités fondamentales de la narration. Les genres peuvent bien s’hybrider, et se débrider, ils sont garantis de la force centripète que génère la contrainte, sans peur de l’entropie et du silence toujours menaçants. Car la contrainte stimule ; cornucopieuse, pourvoyeuse de récits, elle fait tourner sans crier les mots en spirale, la langue en base six. L’apparence inconsistante des débuts s’efface rapidement, les textes résistent. Le lisse cède la place aux strates palimpsestueuses qui s’écaillent ; ils se grattent, s’étagent, se relisent. On a donc essayé, pelure après pelure, d’éplucher l’oignon ou le bulbe hortensien sans toutefois laisser se troubler et brouiller la lecture. C’est qu’en dépit du floral prénom de notre belle héroïne, le mécanisme souterrain de la contrainte dissimule sa rupture avec une conception de l’œuvre linéaire, au développement organique. Troquer les conventions inhérentes au roman avec les
CONCLUSION : « BIBLIOTHÈQUES OULIPIENNES »
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contraintes oulipiennes, tout en faisant mine de conter des enquêtes policières et les aventures d’une ingénue est un tour de force. Cela relève de l’» art de transformer ce qui est au départ jeu contraint, aux règles fixes (game) en un jeu de liberté et de fantaisie (play). Comme en un tour de magie, le jeu oulipien, qui ne laisse apparemment pas grand-chose au hasard, ressemble à l’arrivée à cela même qu’il paraît avoir fui : une improvisation inattendue. 4 » Car jamais le plaisir de la fiction ne se dissout ou ne s’éloigne étouffé sous le couvercle de ces mécanismes plus ou moins avoués. La prose est rongée de poésie et de chiffres signalant l’existence d’architectures souterraines étudiées, d’échos textuels qui se répondent, de combinatoires, de symétries, de rythmes et de form(ul)es mathématiques. Attention et mémoire troublent la lecture habituellement si linéaire du roman, et l’emboîtement de la lecture dans l’écriture installe une propédeutique généralisée pour des fictions spéculaires, au carré ou plutôt au cube. Faire semblant d’être en train d’apprendre l’art du roman, tout en enseignant à s’en défier… l’écriture contrainte ici utilisée est aussi celle du détour et de la ruse. Et ce que B. Magné appelle le « métatextuel », procédé qui masque autant qu’il désigne, n’est en aucun cas le passe-partout permettant d’ouvrir toutes les portes d’une telle écriture. On a tenté de rassembler l’aboutissement de notre parcours de lecture en un tableau synthétique :
4
Claude BURGELIN, Préface à Un Art simple et tout d’exécution, op. cit., p.15.
442
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD POÉSIE
ROMAN
Règles Mémoire Espace reconstruit Plurivocité
Absence de règles Lecture Temps linéaire Sérieux (réaliste) « univocité »
Retour (rime) Rythme mètre Nécessaire
Linéarité (prose) Non-rythme (Présenté comme) Aléatoire
Ordonnancement Formes explicites préalables
et
« Au fil de la plume » Conventions implicites
ROMAN À CONTRAINTES Contraintes Lectures Intertextes Lecture Tabulaire Dialectique : imagination et contrainte Rimes Intratextuelles Chiffrage, marquage Contraint sous apparence aléatoire « Cahier des Charges. » Métatextuel
On saisit combien l’intervention des contraintes dans les romans a permis de surmonter les réticences originelles. Sans doute la publication des volumes ultérieurs d’Hortense et celle d’un « cahier des charges » préciseront (ou démentiront) certaines hypothèses de lecture. Mais ce que l’on retient surtout, c’est ce sentiment à la fois vertigineux et délicieusement hypnotique à la (re)lecture, dans cette perspective étagée, de ces fictions qui se présentent en tant que telles et laissent entrevoir leurs coutures, sans toutes les dévoiler. Et surtout qui laissent circuler, d’un niveau narratif à l’autre, les personnages qui habitent ces mondes. Alors, prose de divertissement que ce cycle encore inachevé ? Plutôt du détour, du détourage des formes romanesques, de l’invitation à des lectures lentes et bifurquantes. Si l’on suit cette hypothèse, le lecteur – autant choyé, que gentiment malmené – pénètre dans trois romans-labyrinthes, aux péripéties en trompe-l’œil. Péripéties énigmatiques qui se donnent à lire en même temps qu’elles se dérobent, mais qui ont la force et la configuration d’autoriser une pluralité de lectures romanesques, une poétique renouvelée du roman. Libre donc au lecteur de regarder là où le vêtement bâille, avant qu’il ne soit trop tard : Hortense rêvait dans le soleil tendre. Elle embrassa le père Sinouls, sortit dans la rue des Milleguiettes et disparut peu à peu à votre vue. Vous, vous restez là. (EH, 284)
On (en) restera donc là.
BIBLIOGRAPHIE Sauf mention contraire, les ouvrages ont été édités à Paris.
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462
INDEX DES NOMS PROPRES
—A— ABASTADO, Claude, 132, 455 ALLEMAND, Roger-Michel, 255, 455 ALTER, Robert, 58, 271, 455 AMIOT, Anne-Marie, 455 ANDRIEU, Maurice, 81,455 APOLLINAIRE, Guillaume, 39, 112, 259, 461 ARMEL, Aliette, 20, 149, 446 ARNAUD, Noël, 369, 453 AUSTEN, Jane, 77-78, 281 AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, 257, 263, 287
—B— BAETENS, Jan, 21, 62, 287, 401, 455 BAKHTINE, Mikhaïl, 52, 119, 151, 456 BALZAC, Honoré de, 65, 100, 103, 111, 267, 353, 369 BARBEGER, Nathalie, 97, 447 BARTH, John, 456 BARTHES, Roland, 26, 113, 141, 156, 256, 278, 287, 448, 456 BAUDART, Fabrice, 446 BAUDELAIRE, Charles, 112, 127, 259, 322 BEAUJEU, Renaut de, 47 BEAUMATIN, Éric, 155, 447 BEC, Pierre, 290, 447 BÉHAR, Henri, 6, 17, 22, 84, 269, 316, 387, 456 BELNA, Jean-Pierre, 314, 456 BÉNABOU, Marcel, 70, 190, 211, 233, 243, 272, 278, 325, 344-345, 355, 359, 435, 453-454 BENS, Jacques, 17, 23, 84, 151, 196, 233, 315, 326, 357, 369, 447, 543, 455
BENVENISTE, Émile, 226, 456 BERGE, Claude, 168, 198, 226, 243, 279, 454-455 BERTHARION, Denis, 97, 165, 451, 455 BIGOT, Michel, 161, 170, 187, 246, 390, 448 BILLOT, Marie-Lise, 248, 449 BLIN, Georges, 129, 300, 460 BOGART, Humphrey, 126, 214 BOLD, Stephen C., 78, 453 BONGARD, Mikaïl, 311 BORDUFOUR, Jean-Paul, 177, 336, 448 BORGES, Jorge-Luis 200, 266, 276, 278, 280 BORZIC, Jean, 315, 448 BOST, Bernadette, 292, 447 BOUILLAGUET, Annick, 270, 456 BOURBAKI, Nicolas [pseud.], 99, 320, 330 BOUYGUES, Astrid, 163, 449 BRAFFORT, Paul, 147, 196, 200, 257, 279, 321-322, 377, 381, 428, 453, 455 BRÉMOND, Claude, 298, 456 BRIOT, Frédéric, 162, 447 BURGELIN, Claude, 139, 245, 325, 334, 441, 453 BUTOR, Michel, 100, 254, 280
—C— CAILLOIS, Roger, 59, 193-194, 200, 216, 220, 309, 456 CALAME, Alain, 361-362, 391, 416, 448, 449 CALVINO, Italo, 13, 61, 105, 239, 276, 278, 280-281, 287, 360, 435, 437, 449, 451, 453 CAMPANA-ROCHEFORT, MarieNoëlle, 362, 391, 449 CAMUS, Albert, 267
INDEX DES NOMS PROPRES CAMUS, Renaud, 45 CANTOR, Georg, 179, 313-314, 456 CARADEC, François, 156, 174, 177, 186, 243, 275, 328, 432, 446, 448, 454 CARROLL, Lewis, 78, 193, 281, 317 CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, 302, 447 CHAILLOU, Michel, 34, 445 CHARLES, Michel, 194, 202, 456 CHRISTIE, Agatha, 217, 234, 238, 245, 253, 280 CICÉRON, 319, 321 CLANCIER, Georges-Emmanuel, 398, 448-449 CLÉMENT, Jean, 57, 198, 456 COLONA, Vincent, 451 COMBE, Dominique, 44, 456 CONORT, Benoît, 101, 447 CONSENSTEIN, Peter, 449 CROS, Charles, 258-259
—D— DALLENBÄCH, Lucien, 28, 409-411, 456 DANEY, Serge, 127-128, 457 DANGY-SCAILLEREZ, Isabelle, 236, 238, 451 DANIEL, Arnaut, 41, 98, 294, 367368, 373, 388, 443 DAVID, Pierre, 81, 188, 449 DAVREU, Robert, 13, 39-40, 447 DE BARY, Cécile, 166, 451 DEBON, Claude, 59, 172, 180, 273, 336, 338-339, 378, 449-450 DÉCAUDIN, Michel, 260, 449 DEGUY, Michel, 34, 445 DELAY, Florence, 14, 17, 34, 80, 280, 445, 447 DELBREIL, Daniel, 134, 247, 449 DELEUZE, Gilles, 198-199 DELIGNON, Bruno, 170, 448-474 DELUY, Henri, 36, 60, 443, 445, 447 DIDEROT, Denis, 28, 58, 202, 260261 DISSON, Agnès, 91, 447 DOBZYNSKI, Charles, 39, 447 DOYLE, A. Conan, 212, 217, 253
463
DUBOIS, Pierre, 208, 212, 215-216, 220-221, 223, 235, 253, 282, 285, 457 DUCHET, Claude, 111, 457 DUMAS, Alexandre, 50, 266-267, 278, 394 DUPRIEZ, Bernard, 337, 350, 457 DURAND, Nicolas, 182-183, 311, 372, 460 DURAS, Marguerite, 72, 136
—E— ECO, Umberto, 131, 197, 317, 341, 457 EMPIRICUS, Sextus, 26, 70, 160, 197, 306-308, 365, 430
—F— FAYE, Jean-Pierre, 28, 39, 68, 139140, 152, 443, 461 FAYOLLE, Roger, 17, 456 FERTIG, Stanley, 68, 399, 449 FIBONACCI, (Léonard de Pise), 28, 98, 321-322, 374, 376, 381-384 FLAUBERT, Gustave, 65, 73-74, 77, 81, 110-112, 120, 179, 182, 258, 267, 276, 280-281, 457 FOREST, Philippe, 140-141, 457 FOSCA, François, 220-221 FOURNEL, Paul, 196, 279, 328-329, 357, 386, 432, 448, 454-455
—G— GARDNER, Martin, 268, 321, 454 GENETTE, Gérard, 33, 37, 69-70, 227, 230, 249-250, 269-271, 275, 280, 351, 392-393, 402-404, 406, 412-413, 457-458 GETZLER, Pierre, 34, 107-108, 333, 447 GHYKA Mathila, 374, 376, 379-380, 386, 457 GOFFMAN, Erwin 110, 128
464
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
GOODMAN, Nelson, 34, 62, 153, 201-203, 205, 330, 457 GREENAWAY, Peter, 125 GRIVEL, Charles, 359, 435, 454 GUEDJ, Denis, 101, 314, 361, 363, 431, 457 GYOMARD, Gérard, 34, 107 GYURCSIK, Margareta, 402, 458
—H— HAMBURGER, Käte, 37, 458 HAMMET, Dashiell, 223, 231, 281 HAMON, Philippe, 6, 85-86, 175, 293, 305-306, 319, 339, 458 HARTJE, Hans, 24, 106, 119, 156, 451 HERSCOVICI, Armand, 321, 458 HITCHCOCK, Alfred, 131, 223, 251, 461 HOFSTADTER, Douglas; 311, 458 HOPE, Anthony, 80, 267 HUSSON-CASTA, Isabelle, 219, 458 HUTCHINSON, Linda, 209, 458
—I— ISER, Wolfgang, 87, 148, 458
—J— JAKOBSON, Roman, 48-50, 299, 345, 351, 458 JAMES, Henry, 74, 77, 126, 214, 222, 242, 253, 221, 323 JARRY, Alfred, 280, 316, 456 JOLLES, André, 285, 458 JOUET, Jacques, 328-329, 357, 386, 432, 454 JOUVE, Vincent, 117, 293, 458
—K— KAFKA, Franz, 280-281 KIBEDI VARGA, Aron, 300, 458
KLINKENBERG, Jean-Marie, 346, 458 KLINKERT, Thomas, 70, 435, 454 KOJÈVE, Alexandre, 203, 397 KOYRÉ, Alexandre, 313, 459 KRIPKE, Saul, 71 KRISTEVA, Julia, 9, 139-141 KRYSINSKI, Wladimir, 299, 448 KUNDERA, Milan 53, 459 KUON, Peter, 139, 446-447, 454
—L— LACOUE-LABARTHE, Philippe, 402 LAFORGE, François, 69, 400, 449 LAMARTINE, Alphonse de, 258 LANCELOT, Bernard-Olivier, 47, 210, 280, 451 LAPPRAND, Marc, 309, 331-333, 426-428, 454-456, 451 LARTIGUE, Pierre, 23, 62, 107, 281, 314-315, 306, 333, 367, 369, 439, 459 LASCAULT, Gilbert, 162, 447, 451 LAUNOIR, Ruy, 316-317, 459 LAUTRÉAMONT, 5, 376 LAWRENCE, D.H., 77 LEBLANC, Maurice, 212-213, 218, 251 LECOQ, Jean-François, 377, 398, 449 LEIBNIZ, Gottfried Willhem, 195, 197-199, 203, 313, 317, 322-323, 377 LEJEUNE, Philippe, 92-93, 459 LE LIONNAIS, François, 61, 102, 156-157, 218, 256, 279, 315, 322, 326-329, 362, 448, 454 LEROUX, Gaston, 212-213 LESCURE, Jean, 179, 326, 334, 454 LIPOVETSKY, Gilles, 122, 454 LITS, Marc, 218-219, 222-223, 233, 255, 459 LOEWE, Siegfred, 172, 207, 258, 447 LUSSON, Pierre, 28, 34, 94, 107, 141, 168, 192, 279, 281, 363, 377, 380, 427-430, 439, 443, 447-448, 459
INDEX DES NOMS PROPRES
—M— MACHEREY, Pierre, 203, 290, 449, 459 MAGNÉ, Bernard, 6-7, 23-24, 29, 61, 69, 84, 105-106, 114, 119, 124, 135, 156, 209, 257-258, 265, 280, 324, 344, 408, 429, 432, 434-435, 451-452 MAINGUENEAU, Dominique, 163 MALLARMÉ, Stéphane, 36, 43-45, 47, 74, 79, 184, 267, 340, 350-351, 437 MATHEWS, Harry, 16, 24, 103, 210, 279-280, 313, 354-356, 454 MATTÉI, Jean-François, 378- 379, 459 MESCHINOT, Jean, 38, 322 MIGNE, Jean-Paul (Abbé), 25, 63, 152, 161, 164, 167, 169, 173, 176, 179, 190, 260, 300, 317, 319, 449 MILLY, Jean, 293, 459 MITCHELL, Margaret, 272 MOLINET, Jean, 128, 185, 237, 239240, 289, 322, 421 MONTFRANS, Manet van, 71, 112, 256, 452 MORGAN, Augustus de, 294, 399 MOURIER, Maurice, 37, 141, 427, 447 MOURIER-CASILE, Pascaline, 37, 447 MROZOWICKI, Michel, 459 MURA, Aline, 169, 459 MURAT, Michel, 121, 459
—N— NABOKOV, Vladimir, 42, 58, 74, 81, 276, 280-281 NANCY, Jean-Luc, 402 NEEFS, Jacques, 24, 106, 119, 156, 347, 429, 445, 451 NEVEUX, Marguerite, 386, 459
—O— ORIOL-BOYER, Claudette, 451
465
OULIPO, 8, 39, 61, 67, 70, 78, 98, 105-106, 129, 139-140, 152, 168, 172, 190-191, 196, 207, 217-218, 256, 277, 279, 287, 318, 321-322, 324-333, 342, 344, 353, 357-359, 362, 369, 373, 389, 411, 425-427, 431-433, 435, 446-447, 451, 453455, 461
—P— PALLADIO, Andrea, 183 PANAITESCU, A. Val. 315-316, 448 PARMÉNIDE, 191, 321 PAULHAN, Jean ; 138, 459 PEANO, Giuseppe 191 PEETERS, Benoît, 426, 434, 451 PEREC, Georges, 16, 23, 24, 59, 67, 71-72, 84, 97, 100, 103-106, 112, 115, 119-124, 128, 133, 135, 146, 153, 155, 161, 165-170, 173, 181, 187, 192, 197, 209, 215, 236, 238, 256, 264-265, 274, 277, 280-281, 308-309, 311, 347, 353, 363, 405, 407, 429-432, 434, 438-439, 443, 445, 451-452 PESTUREAU, Gilbert, 187, 247, 450 PICON, Gaëtan, 87, 448 PIÉGAY-GROS, Nathalie, 251, 272, 413, 460 PILLOUËR, Pierre, 21, 451, 476 PIZZORUSSO, Arnaldo, 121, 459, 476 PLANCK, Max, 18, 27, 144, 184, 296, 315, 317, 322, 348, 424-425, 430 PLATON, 38, 303-304, 321, 374, 377, 386 PLAUTE, 241 POUILLOUX, Jean-Yves, 452 PROPP, Vladimir, 298, 460, 476 PROUST, Marcel, 65, 73-74, 105, 170, 260, 267, 276, 280-281 PYTHAGORE, 18, 321, 376-378, 459
—Q— QUENEAU, Raymond, 7-8, 15-16, 18, 24-25, 27-28, 44, 47, 58-61, 68-69,
466
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
73-74, 79, 81, 84, 86-87, 95, 98-99, 102, 105, 110-111, 115-116 120, 124, 133, 134, 139, 143, 153, 155, 161- 162, 165-166, 170, 172, 177179, 180-181, 185-190, 199, 210, 221-224, 246-248, 254, 257, 260, 264-265, 268, 277, 280-281, 285, 287-288, 290, 293, 296, 299, 302, 306-308, 315-316, 320-321, 326, 328-329, 335-342, 344, 346-347, 349, 360-362, 365, 369, 373, 376, 377-378, 387, 390-391, 397-401, 416-417, 419, 424, 429-431, 438439, 443, 445, 448-453, 455 QUEVAL, Jean, 70, 74-75, 328, 432 455
—R— RABELAIS, François, 100, 119, 258, 277, 280, 456 RABY-RUIZ, Colette et RUIZ, Luc, 224, 233, 448 RAIMOND, Michel, 221, 308, 460 REGGIANI, Christelle, 67, 129, 256, 277, 309-310, 324, 331-333, 353, 411, 425, 427, 450, 452, 455 RENARD, Patrick, 346, 361, 417, 450 RÉTIF DE LA BRETONNE, Nicolas Edme Restif, 261 RICARDOU, Jean, 255, 395, 460 RICOEUR, Paul, 124 RIMBAUD, Arthur, 7, 9, 21, 155, 259, 319, 455 ROBBE-GRILLET, Alain, 141, 254, 294 ROBEL, Léon, 447 ROBERT, Marthe 74, 460 ROCHE, Denis, 67, 281 RONAT, Mitsou, 447 ROSIENSKI-PELLERGRIN, Sylvie, 103, 452 ROUDAUT, Jean, 99, 106, 460 RUSSEL, Bertrand, 26, 456
—S— SAKI, (Hector Hugh MUNRO), 340
SAMMARCELLI, Françoise, 197, 448 SAMOYAULT, Tiphaine, 143, 448 SARRAUTE, Nathalie, 72, 78, 185, 256, 267, 280, 293, 460 SCEPI, Henri, 37-38, 448 SCHAEFFER, Jean-Marie, 460 SCHAFFNER, Alain, 6, 82 SCHIAVETTA, Bernardo, 21, 62, 287, 401, 455 SCHMITZ, François, 204, 460 SCHOENTJES, Pierre, 300, 305, 460 SCHULTZ, Rémi, 389 SCHUTZ, Alfred, 129, 460 SHAKESPEARE, William, 66, 76-77, 194, 228, 243-244, 260-261, 264, 280 SIMENON, Georges, 159, 186, 212213, 215, 251-252, 276 SIMONNET, 115, 339, 450 SMULLYAN, Raymond, 321, 460 SOCRATE, 38, 303-304, 321, 379 SOLLERS, Philippe, 136-141 SOUCHIER, Emmanuël 86, 307, 378, 449-450 STASSE, Jean-François, 145-146, 460 STEIN, Gertrud, 44, 59, 66, 73, 281, 439 STENDHAL, 64, 73-74, 103, 155, 267, 277, 280, 300, 353, 456 STERNE, Laurence, 18, 28, 42, 50, 58, 74, 79, 242, 280, 300, 405 STEVENSON, Robert Louis, 77-78, 160, 239, 275, 281, 460 SYLVESTRE, Pierre, 162, 448
—T— TADIÉ, Jean-Yves, 30, 60, 75, 160, 460 TAVERA, André, 368-369 THOMAS, Jean-Jacques, 39-40, 70, 140, 281, 454 TODOROV, Tzvetan, 50, 68, 81, 223224, 298, 461 TROLLOPE, Anthony, 44, 66, 74, 77, 222, 247, 275, 281, 440 TRUFFAUT, François, 131, 461
INDEX DES NOMS PROPRES
—V— VAN DINE, S.S., 461 VIART, Dominique, 118, 395, 447, 461 VONNEGUT, Kurt, 394
—W— WAGNER, Franck, 295, 450 WARBURG, Aby, 42, 63, 89, 144 WILDE, Oscar, 268
467
WITTGENSTEIN, Ludwig, 26, 203205, 377, 460
—Y— YATES, Frances, 41, 461
—Z— ZINK, Michel, 46, 461 ZUMTHOR, Paul, 287, 461
468
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
TABLE DES MATIÈRES « Petite préface amœbée en quarante-cinq questions assorties des réponses idoines » par Bernard MAGNÉ 7
Préambule : une «prose/repos de divertissement ? » PREMIƠRE PARTIE : Mimer : à l’eau de prose
CHAPITRE 1 : ROMANCIER MALGRÉ LUI ? , La parole est au poète A. Poésie versus prose : impossible compromis ? B. Défauts de langue, Roi roman et « roman roi » C. « pseudos-axiomes » et confusion des genres ,, Portrait de l’artiste en prosateur du samedi A. « Je n’ai jamais pensé être un romancier » B. Décomplex(ifi)er.
CHAPITRE 2 : AENCRAGES , Le « personnel » du roman A. La mise en scène de la vie quotidienne B. Arithmétique personnelle : le nombre chiffré. C. L’Infra-ordinaire ,, « L’Autobiographie de tout le monde » A. Mémoire vive. B. Crise dans la civilisation ?
13 31
33 35 35 45 55 62 62 68
83 85 85 91 110 121 121 133
TABLE DES MATIÈRES
DEUXIƠME PARTIE : Miner : Jeux et enquêtes textuelles
CHAPITRE 3 : « MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES » ,
469
149
151
A. B.
Courir les Rues 155 Anamorphoses romanesques du IV°arrondissement. 156 Réticulaire Ville 169
A. B.
Hypothèques romanesque, héritages poldèves Clefs pour la « Porte Raymond Queneau ». Fictions Ludo-Théoriques
,,
CHAPITRE 4 : DU ROMAN POLICIER AU ROMAN POLICÉ ,
180 181 192
207
A. B.
L’empire du « Rompol » « Fièvre au Marais » Du polar au « pol-art » :
211 211 232
A. B. C.
Emprunts, Empreintes, Masques et Séries noires « Potentiomaîtres » « Pourquoi lire les classiques » Les relations hypertextuelles d’Hortense
244 245 256 270
,,
TROISIƠME PARTIE : Rimer : Énigmes formelles, règles, contraintes
CHAPITRE 5 : FORMULES , A. B. C. ,, A. B. C.
283
285
Le roman polisson, le roman policé Les ressorts d’Éros La mécanique amoureuse et les machines textuelles la science mise en tropes
288 288 296 310
Noces des chiffres (Morgan) et des lettres (Hortense) lois de l’attraction : « Manières de faire des mots » « Vers une oulipisation conséquente… » : poétiques du roman.
324 325 334 344
470
MIMER, MINER, RIMER – LE CYCLE ROMANESQUE DE J. ROUBAUD
CHAPITRE 6 : HORS DU LABYRINTHE ? – CONTRAINTES D’ÉCRITURES ET CONTRAINTES DE LECTURES , Des fesses de l’héroïne au ventre de l’architexte : productivité de la contrainte A. La belle inconnue et ses glyphes B. Des calculi au nombre d’or : C. Le temps maîtrisé , le temps retrouvé : rimes de situations ,, Lisibilité/Visibilité de la contrainte A. Spécularités et spéculations B. Architectures
357
360 360 376 390 401 402 415
CONCLUSION : « Bibliothèques oulipiennes »
437
BIBLIOGRAPHIE
443
INDEX DES NOMS PROPRES
462
TABLE
468