Ce livre s’intéresse à l’opérationnalisation de la RSE. À travers une étude de cas unique et singulière, il offre l’opportunité rare d’observer la RSE « en train de se faire » en adoptant les regards de la normalisation et des outils de gestion. La RSE perturbe les logiques de gestion à l’œuvre dans les entreprises. Au-delà, dans une perspective de long terme, la RSE questionne le rôle de l’entreprise, sa finalité dans la société. À travers le concept d’appropriation, le livre révèle les tensions et les paradoxes qui émergent de la conciliation des dimensions économique, sociale, environnementale et éthique. Il propose également des recommandations transposables à d’autres entreprises. Par son approche pédagogique, cet ouvrage répond aux attentes d’un large lectorat. Il s’adresse aux étudiants, enseignants, dirigeants, cadres d’entreprise et consultants ainsi qu’à toute personne intéressée par la RSE. Philippe Schäfer est docteur en sciences de gestion. Il est professeur associé en Stratégie et Responsabilité Sociale de l’Entreprise à La Rochelle Business School - Excelia Group et membre du laboratoire CEREGE (AE 1722) de l’Université de Poitiers. Ses travaux s’intéressent à la RSE, la normalisation et l’appropriation des outils de gestion. Il pratique des recherches intervention portant sur la conception et le déploiement de stratégies RSE dans le cadre de l’IRSI, l’Institut de la Responsabilité Sociétale par l’Innovation.
Économie et gestion
omment un groupe industriel s’empare de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) ? Comment intègre-t-il un concept aux multiples dimensions ? Quels en sont les effets ? En répondant à ces questions, l’ouvrage opère une descente en profondeur dans l’univers d’une organisation pour analyser la dynamique d’appropriation de la RSE par le déploiement de la norme internationale ISO 26000. À partir d’une recherche-intervention réalisée dans une entreprise du secteur de l’agro-alimentaire, le livre retrace les étapes du processus par lequel l’entreprise s’empare des principes de RSE ; étapes qui ont mené à des transformations profondes de la stratégie, des modes de gouvernance, des structures et redéfinit ses relations avec les parties prenantes.
La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise - P. Schäfer
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Philippe Schäfer
La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise Le cas pratique de la norme ISO 26000 chez Fleury Michon
32 euros
Strategie-RSE.indd 1
Presses des Mines
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Philippe Schäfer, La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise, Le cas pratique de la norme ISO 26000 chez Fleury Michon, Paris : Presses des Mines, collection Économie et gestion, 2019. © Presses des MINES – TRANSVALOR, 60, boulevard Saint-Michel – 75272 Paris Cedex 06 – France
[email protected] www.pressesdesmines.com Couverture : Pixabay ISBN : 978-2-35671-569-2 Dépôt légal 2019 Achevé d’imprimer en 2019 (Paris) Cette publication a bénéficié du soutien de l’Institut Carnot M.I.N.E.S. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.
La fabrique de la responsabilité sociale de l'entreprise
Le cas pratique de la norme ISO 26000 chez Fleury Michon
Collection Économie et Gestion Dans la même collection : Helen Michaux, Responsabiliser pour transformer : des déchets aux mines urbaines
Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet, TIC et innovation organisationnelle.
Blanche Segrestin, Kevin Levillain, La mission de l’entreprise responsable Pierre-Noël Giraud, Économie des phosphates
Serge Agostinelli, Dominique Augey, Frédéric Laurie (Coord.), Entre communautés et mobilité : un approche interdisciplinaire des médias.
Sophie Hooge et Roland Stasia, Performance de la R&D et de l’innovation.
Sophie Bretesché, Cathy Krohmer, Fragiles compétences.
Jamal Azizi, Pierre-Noël Giraud, Timothéé Ollivier, Paul-Hervé Tamokoué Kamga, Richesses de la nature et pauvreté des nations.
Julie Labatut, Construire la biodiversité.
Olivier Baly, Léo Cazin, Jane Despatin, Frédéric Kletz, Elvira Periac, Management hospitalier et territoires : les nouveaux défis. Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac, Armand Hatchuel, La « Société à Objet Social Étendu ». Sebastien Gand Sebastien, Léonie Hénaut, JeanClaude Sardas, Aider les proches aidants. Laurent Brami, Sébastien Damart, Mathieu Detchessahar, Michel Devigne, Johanna Habib, Frédéric Kletz, Cathy Krohmer, L’absentéisme des personnels soignants à l’hôpital, Comprendre et agir. Rebecca Pinheiro-Croisel, Urbanisme durable. Yves Barlette, Daniel Bonnet Daniel, Michel Plantié Michel, Pierre-Michel Riccio, Impact des réseaux numériques dans les organisations.
Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri (sous la direction de), L’activité marchande sans le marché. Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet, Management des technologies organisationnelles. Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon, Frédérique Pallez, L’évaluation des chercheurs en questions. Grégory Rolina, Sûreté nucléaire et facteurs humains. Erik Hollnagel, François Pieri, Eric Rigaud (editors), Proceedings of the third resilience engineering symposium. Erik Hollnagel, Eric Rigaud (editors), Proceedings of the second resilience engineering symposium. Olivier Bomsel, Anne-Gaëlle Geffroy, Gilles Le Blanc, Modem le maudit. Claude Riveline, Evaluation des coûts.
Marine Agogué, L’innovation orpheline.
Olivier Bomsel, Gilles Le Blanc, Dernier tango argentique.
Albert David, Armand Hatchuel, Romain Laufer (coord.), New Foundations of Management Research.
François Huwart, Bertrand Collomb, Les nouveaux circuits du commerce mondial.
Marine Agogué, Frédéric Arnoux, Ingi Brown, Sophie Hooge, Introduction à la conception innovante. Éléments théoriques et pratiques de la théorie C-K.
Thierry Weil, Invitation à la lecture de James March.
Albert David, Armand Hatchuel, Romain Laufer (coord.), Les Nouvelles fondations des sciences de gestion.
Philippe Schäfer
La fabrique de la responsabilité sociale de l'entreprise
Le cas pratique de la norme ISO 26000 chez Fleury Michon
Préface académique La norme ISO 26000 est un objet énigmatique. Publiée en 2010, après dix ans d’intenses négociations, il s’agit de la première norme internationale d’envergure sur la responsabilité sociétale des organisations. Contrairement aux autres normes, elle n’est ni une norme purement technique ni une norme purement managériale. C’est d’abord une norme sociopolitique. Son objet porte en effet sur des questions aussi variées que la gouvernance (les relations avec les parties prenantes), les conditions de travail, la protection de l’environnement, la protection des droits de l’homme, la loyauté des pratiques, les relations avec les consommateurs ou le développement local. À la différence des autres normes ISO, elle n’est pas certifiable et n’est pas associée à une liste d’exigences à remplir. Son élaboration a mobilisé pendant plus de dix ans plus de 500 experts issus de nombreux pays et de différents milieux : entreprises, pouvoirs publics, scientifiques, société civile. Ces caractéristiques particulières ont attiré l’attention des chercheurs qui ont discuté la nature singulière de cette norme ainsi que son processus de négociation. Ces derniers ont souligné son caractère innovant. Certains se sont enthousiasmés pour sa dimension politique avérée. D’autres ont indiqué que la norme est le résultat d’un compromis politique entre les intérêts divergents des participants.
La norme iso 26000, un objet normatif non identifié Pour le lecteur profane qui découvrirait la norme ISO 26000, celle-ci présente une caractéristique frappante : son caractère abscons. Le texte a en effet les apparences d’une forme d’espéranto, c’est-à-dire d’un langage abstrait et universel. Dans sa théorie sémiotique des œuvres littéraires, Umberto Eco distingue les figures de l’auteur modèle et du lecteur modèle, qu’il distingue de l’auteur empirique et du lecteur empirique. Il distingue également les textes fermés dont le sens visé est assez précisément défini, de textes ouverts qui permettent des interprétations multiples. L’auteur modèle est ici un collectif indéterminé qui produit un texte générique venu de nulle part. Quant au lecteur (ou destinataire) modèle, on est bien en peine de le repérer tant le périmètre visé et les domaines d’action considérés sont larges. Quant au texte lui-même, il s’apparente à un texte ouvert qui est peu prescriptif et ouvre à une large gamme d’interprétations possibles. Pour reprendre la formule d’Eve Chiapello et Patrick Gilbert, la norme ISO 26000 se présente dans une forme « circulante », c’est-à-dire comme un dispositif générique en attente de contextualisation. La norme ISO 26000 n’est pas non plus autoportante. Elle s’apparente
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davantage à une sorte de méta-norme, pour reprendre la formule de Nils Brunsson, c’està-dire à un cadre général renvoyant à une variété de normes spécifiques, techniques ou managériales.
L’appropriation de la norme iso 26000 : point aveugle de la recherche Compte tenu de ces caractéristiques, comment les entreprises peuvent-elles faire sens d’une norme aussi générale et universelle ? N’y a-t-il pas une contradiction à vouloir normaliser une question qui est, par construction, contextuelle car dépendante de l’histoire de l’entreprise, de son identité, des rapports sociaux ou territoriaux qu’elle a noués ? Ces deux questions renvoient à une problématique importante de la littérature en sciences de gestion : celle de l’appropriation des normes et des outils de gestion, c’est-à-dire au processus par lequel une norme circulante peut se transformer en outils de gestion inscrits, ayant du sens pour une organisation spécifique et pour des acteurs de terrain engagés dans une situation de gestion donnée. Tout le mérite du livre de Philippe Schäfer, tiré de sa thèse de doctorat, est d’être le premier chercheur à avoir étudié en détail le processus d’appropriation de cette norme par une entreprise. Le cadre de son intervention s’est déroulé chez Fleury Michon, une entreprise de taille intermédiaire de l’agroalimentaire, dans le cadre d’une recherche-intervention de six ans. Il a ainsi accompagné, avec des collègues de l’ESC La Rochelle, la construction d’une démarche RSE chez Fleury Michon médiatisée par la norme ISO 26000. Ce travail de terrain inédit est ici restitué dans toute sa richesse, à travers une « description épaisse », dirait Clifford Geetz, qui n’omet aucun détail signifiant. La plongée qu’il propose au cœur de l’organisation est passionnante et se lit comme un roman. Pour étudier cette dynamique d’appropriation, l’auteur s’appuie sur la riche littérature francophone sur les outils de gestion qu’il mobilise pour analyser la conception d’outils adhoc ainsi que leur réception qui réserve des usages inattendus.
Différents angles de vue sur la construction d’une démarche rse Tout l’intérêt du livre est de varier les points et les angles d’observation. Les premiers chapitres sont consacrés à une réflexion distanciée sur les métamorphoses contemporaines du phénomène de normalisation, à partir d’une discussion de différents travaux en sciences de gestion, sociologie, droit ou philosophie. Les normes de management, rappelle Philippe Schäfer, visent davantage à cadrer des processus de changement plutôt qu’à prescrire des conduites comme le font les normes techniques plus classiques. Il s’interroge sur les processus de contextualisation et d’appropriation qui les transforment en outils de gestion manipulables par les organisations. Il étudie ensuite le contexte spécifique de Fleury
Préface académique
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Michon, entreprise familiale située dans l’Ouest de la France, dont il analyse l’identité, les transformations successives et les mutations de la stratégie. Le cœur du livre est cependant constitué des derniers chapitres qui portent plus spécifiquement sur la dynamique d’appropriation de la norme dans l’entreprise. L’auteur met en évidence comment cette norme constitue au départ un sujet de perplexité pour les praticiens mais aussi un sujet de crainte vis-à-vis d’une perte d’identité possible. Il montre ensuite comment ces réserves et interrogations initiales vont être surmontées en engageant un travail de conception d’un projet collectif au sein duquel les chercheurs-intervenants et autres médiateurs vont jouer un rôle clé pour donner sens à la démarche. De façon intéressante, l’auteur souligne que la norme ne conduit pas à un alignement des pratiques sur des référentiels externes mais que son appropriation vise, au contraire, à faire émerger une stratégie singulière en ligne avec les valeurs culturelles du groupe. À cet égard, la norme agit ici plutôt comme un guide pour conduire une démarche d’exploration pour identifier les points faibles sur lesquels l’entreprise doit progresser. Son caractère souple et peu prescriptif, loin d’être un défaut rédhibitoire, s’est avéré à l’expérience une ressource pour l’action collective. Un des passages les plus passionnants du livre est le chapitre 9 qui décrit l’action menée par l’entreprise concernant le surimi pour incarner concrètement la démarche de RSE. Fleury Michon est le leader français de ce produit mais celui-ci subit des attaques de la part d’ONG et d’associations de consommateurs : on l’accuse de contenir parfois d’autres matières que du poisson, de l’amidon, de l’eau ou de l’huile, de contenir des produits chimiques et d’être peu sain pour les consommateurs. L’entreprise va alors engager une vaste opération pour développer et valoriser une filière de qualité du surimi : les colorants non naturels et autres produits chimiques comme le sorbitol, le glutamate ou le polyphosphate sont remplacés par des substances naturelles, une traçabilité de la pêche et de la fabrication est mise en place pour garantir au consommateur un produit de qualité, une campagne de communication est organisée à l’attention des clients. Ce type d’expérimentations, explique Philippe Schäfer, constitue l’un des enjeux clés d’un processus d’appropriation, celui qui permet de donner du sens à la démarche et de mobiliser concrètement les acteurs. Il permet de transformer une controverse environnementale et sanitaire en innovation responsable qui donne un contenu singulier à la démarche de RSE.
Au-delà de la rse un débat sur la raison d’être de l’entreprise Ce livre rigoureux et bien écrit constitue un témoignage vivant d’un processus de construction d’une démarche RSE médiatisée par des outils de gestion. Il multiplie les angles de vue sur le processus et s’interroge dans chaque chapitre avec recul sur les conditions d’une appropriation. Le livre propose des développements méthodologiques pour étudier concrètement ces processus d’appropriation qui intéresseront, à n’en pas douter, les managers engagés dans ce type de transformation ainsi que les étudiants et chercheurs qui tentent de les comprendre.
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
Au-delà de la RSE, l’intérêt du livre est qu’il renseigne sur la fabrication d’un projet stratégique ou, pour reprendre un thème aujourd’hui en vogue, sur la raison d’être d’une entreprise. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Fleury Michon ne vise pas à se conformer a minima à un référentiel de RSE. Son ambition est beaucoup plus grande : elle est de refonder son projet stratégique, de définir sa raison d’être, qui n’est pas qu’économique dans l’esprit des dirigeants. Pour incarner cette mission, la norme ISO 26000, traduite et contextualisée par les chercheurs, a servi de guide ou de fil conducteur. La durée du projet (six ans) souligne l’investissement considérable qu’il faut consentir pour mener à bien un projet d’une telle ampleur. On comprend mieux, à cette aune, pourquoi l’idée d’une certification clé en main, comparable à celles associées aux normes qualité (ISO 9000) ou environnement (ISO 14000) n’a pas grand sens. Car c’est un projet stratégique d’une toute autre ampleur qui est en jeu ici, que ce livre contribue à mettre en évidence dans toute sa complexité et ses vicissitudes.
Franck Aggeri Professeur de management à MINES ParisTech, CGS-i3, UMR CNRS 9217
Préface managériale Fleury Michon a choisi de s’engager sur la voie de la RSE en raison d’une conviction profonde : la vocation d’une entreprise n’est pas seulement la quête de sa pérennité économique, elle doit être aussi de contribuer à un bien commun partagé par le plus grand nombre. Le rôle d’une entreprise, c’est de rassembler des parties prenantes autour d’un projet commun et qui profite à tous. C’est d’entreprendre pour se rendre véritablement utile à son époque. Fleury Michon est une entreprise alimentaire vendéenne, familiale et indépendante. Bien que n’étant pas un très grand groupe, nos obligations sont immenses. En effet, nos produits sont au cœur de l’alimentation quotidienne des Français. Conscients de notre impact et de nos responsabilités, nous avons choisi de nous engager activement dans la RSE. Un engagement logique par rapport à notre mission d’entreprise, qui est d’aider les Hommes à manger mieux chaque jour en contribuant à améliorer significativement l’alimentation du quotidien. Une mission collective que nous ne pourrons d’ailleurs pas accomplir seuls, sans être à l’écoute et en collaboration avec les parties prenantes qui partagent le même projet. Le livre de Philippe Schäfer analyse de quelle façon nous nous y sommes pris pour nous approprier notre engagement RSE à travers la norme ISO 26000. Philippe Schäfer a été le témoin de notre enthousiasme, mais aussi de nos appréhensions initiales et de nos questionnements. Puisse le témoignage de notre expérience être utile à la recherche dans le domaine de la RSE. Puisse-t-il également être utile aux entreprises qui prendront demain le chemin de la RSE. Merci à Philippe Schäfer ainsi qu’à l’équipe de l’IRSI de la Rochelle Business School ainsi que tous les collaborateurs de Fleury Michon sans qui cette aventure n’aurait pu être possible.
Grégoire Gonnord Président de Fleury Michon
À Josiane et Adolf, À Rozenn, À Circé et Thinley,
Remerciements Contrairement aux apparences, l’écriture n’est pas un acte si solitaire que cela. Elle représente un acte individuel alimenté de collectif. Malgré l’isolement de l’auteur, l’exercice de rédaction se nourrit de multiples influences. Il est la résultante d’un processus où l’enseignement reçu, les occasions d’échanges, les nombreuses lectures vous permettent de préciser, confronter, orienter votre pensée, puis convergent pour donner un souffle actif, un élan, une énergie et un sens à vos idées. Je souhaite tout d’abord exprimer ma profonde reconnaissance à Amaury Grimand et Pierre Baret, respectivement directeur et co-directeur de ma thèse. J’ai particulièrement apprécié nos échanges et leurs conseils. Qu’il me soit permis aussi de remercier François, Dimbi, Fanny, Vincent, Eric, David, Zouhair, membres de l’IRSI, l’Institut de la Responsabilité Sociétale par l’Innovation, pour m’avoir accompagné sur les chemins de la connaissance. Ils ont, par ailleurs, participé à rompre la sensation d’isolement, l’impression de lenteur, adouci la sensation d’effort. Leurs conseils de lecture, nos discussions, leurs recommandations et leurs encouragements ont participé à la rédaction de ce livre. Je veux également remercier Grégoire Gonnord, président et administrateur familial du groupe Fleury Michon ; Régis Lebrun, directeur général ; Raymond Doizon, ex-directeur général délégué ; Jean-Louis Roy, directeur administratif et financier ; Eric Coly, animateur du dialogue avec les publics et du projet d’entreprise et Cyril Tranchant, responsable de la communication financière et responsable RSE, pour leur disponibilité. Je tiens aussi à exprimer ma vive gratitude aux membres du jury de ma thèse, qui à l’occasion de la soutenance ont instillé un élément perturbateur dans mes synapses. Ils m’ont encouragé à transformer l’essai, c’est-à-dire à métamorphoser la thèse en livre. L’incubation a été particulièrement longue. Pendant plusieurs mois, alors que je me posais la question de la faisabilité de cet ouvrage, je me demandais si le conseil de rédiger un livre que m’avait formulé le jury ne tenait pas d’une simple formule de politesse, particulièrement indiquée pour la circonstance. L’encouragement recueilli auprès de collègues et de proches m’a ensuite convaincu de passer à l’acte. Il faut dire que dans un environnement professionnel où le critère de contribution se matérialise à l’aune exclusive des publications dans les revues classées à comité de lecture, activité résumée par l’adage publish or perish, du nom du logiciel mesurant l’impact factor ou autre h index, le temps dédié à l’écriture d’un ouvrage est considéré, au regard de cet impératif, comme une perte de temps. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres disciplines scientifiques comme l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie. La richesse d’une étude de cas longitudinale se restitue pourtant assez mal sous la forme d’un article. J’adresse enfin ma profonde reconnaissance à Rozenn, Laurence et Christophe, accompagnée d’une mention particulière à Ambrune, pour son talent de relectrice.
Introduction Ce livre s’intéresse à la pratique de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Il va aborder sa normalisation à travers l’ISO 26000 puis son opérationnalisation et son appropriation par une organisation. Il ne s’agit pas d’un ouvrage purement théorique ou d’un essai philosophique sur la RSE. L’ouvrage restitue une recherche qualitative et processuelle. Il explore la conception et le déploiement d’une stratégie de responsabilité sociale dans une entreprise. Il relève d’un courant particulier de recherche en entreprise, celui de la recherche-intervention, donnant au chercheur une double position d’acteur du changement et d’observateur. La RSE s’est progressivement imposée aux organisations. Il semble qu’elle ait dépassé le statut de mode managériale, généralement attribuée aux innovations qui traversent, depuis quelques décennies, l’océan atlantique d’ouest en est. La RSE accompagne désormais l’adaptation des organisations et s’intègre dans leurs pratiques. À des degrés divers, certes ! Qu’elle soit assimilée à une approche cosmétique, une idéologie, une prise de conscience ou un changement de paradigme, la RSE semble susciter l’intérêt de nombreux dirigeants, allant même parfois bousculer leurs préoccupations stratégiques, remettre en cause les structures organisationnelles établies jusque-là et perturber les schémas cognitifs des gestionnaires. Les connaissances portant sur la mise en œuvre de la stratégie de RSE font défaut. L’attention portée par la littérature aux modalités pratiques de son opérationnalisation demeure embryonnaire. Les travaux empiriques francophones souffrent à cet égard d’un double déficit. Les études de cas longitudinales manquent en raison de la difficulté d’accès au terrain et de son aspect chronophage. Ces études permettent pourtant de rendre compte en profondeur de la vie des entreprises. Par ailleurs, les recherches portant sur la RSE sont davantage mobilisées sur les grandes entreprises, souvent internationales au détriment d’autres tailles d’entreprise. À travers ce livre, nous nous intéressons à une réalité organisationnelle, celle de la pratique de la responsabilité sociale par une entreprise. Pourquoi une seule entreprise ? Parce que l’observation détaillée d’un processus d’appropriation de RSE en train de se faire nécessite non seulement de consacrer un temps important dans l’entreprise, mais aussi de développer une relation dans la continuité. L’observation ne signifie pas que nous étions détachés du terrain, en surplomb ou à distance de l’entreprise. Nous avons mené une rechercheintervention dans le but d’accompagner son changement organisationnel. Participer à une recherche processuelle demande un investissement temporel et relationnel considérable. La position particulière du chercheur, rapidement submergé de données, n’est ni aisé, ni confortable.
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L’ouvrage propose une incursion dans l’univers organisationnel, souvent méconnu, pensé comme un système social organisé, soumis à des changements permanents. L’idée de stabilité n’est pas envisageable dès lors que l’on prend le temps d’observer la vie des organisations. Celles-ci réagissent, s’adaptent, sont contraintes par des forces institutionnelles, influencent leur environnement, se transforment, sont parfois même désorientées par des logiques d’acteurs qui les animent. Cet univers organisationnel est focalisé sur la conception de produits et de services rentables destinés à des consommateurs, usagers, clients. Les organisations innovent pour s’adapter au marché, devancer leurs concurrents, améliorer leur profitabilité, assurer leur visibilité, renforcer leur légitimité. Bref, vous l’aurez compris, à l’instar des humains qui les composent, les organisations sont bien vivantes et le changement anime leur existence. Cet ouvrage jette un regard curieux, concret, complexe et contemporain sur la normalisation de la RSE et son inscription au cœur de la stratégie d’une entreprise. Il donne l’occasion de rendre compte de l’appropriation de la responsabilité sociale par une entreprise vendéenne du secteur de l’industrie agroalimentaire : le groupe Fleury Michon.
Pourquoi ce livre ? L’objectif de ce livre est de resituer en détail l’appropriation de la RSE par l’usage de l’ISO 26000, objet qui véhicule une double dimension : il est à la fois norme et outil de gestion. Les lignes directrices de responsabilité sociétale de cette norme singulière sont a-contextuelles car, de nature universelle, elles ont pour vocation de s’appliquer à la variété d’organisations existantes et de s’adapter à la multiplicité des contextes économiques, sociaux, culturels, politiques et juridiques de nombreux pays (ISO, 2010, p. 1). L’occasion est rare, puisqu’elle demande un temps long d’observation sur le terrain (six ans dans le cadre de cette recherche), d’explorer les modalités et la dynamique d’intégration d’une norme. Mais au-delà de m’intéresser au management stratégique de la RSE et au changement organisationnel, mon intention est ici de retransmettre ce qu’il s’est passé pendant plusieurs années – entre avril 2010 et aujourd’hui – dans une entreprise qui a souhaité concevoir et déployer une stratégie de RSE. Ce livre donne l’occasion d’étudier le mouvement de l’action organisée à travers le concept de RSE. Dans cet exercice la dimension processuelle demeure prégnante. L’étude de cas longitudinale nous fait rentrer dans l’intimité d’une organisation. Nous avons cherché à comprendre une part du réel qui s’est jouée dans le processus d’un changement organisationnel, sans la simplifier pour autant. L’étude de cas longitudinale ne consiste pas à choisir la cécité ou à passer sous silence ce qui se joue dans les organisations pour ne présenter qu’une seule vision d’un phénomène. Alors que les réseaux sociaux offrent une communication de façade aux entreprises pour promouvoir leur image, rendue essentielle pour légitimer leur existence comme leurs pratiques, nous avons suivi, de l’intérieur et en temps réel, la circulation du concept de RSE. Nous ne voulions pas passer à côté de ce qui fonde la richesse du processus à l’œuvre, de ce qui rythme l’action collective.
Introduction
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Les sciences de gestion nous enjoignent à mener des recherches proches du terrain, si possible en interaction avec l’entreprise. Les recommandations de Jean-Claude Moisdon (1997, p. 73) trouvent un écho particulier lorsque le chercheur invite ses homologues en gestion à prendre « l’organisation comme champ d’observation ». Cet ouvrage, basé sur une recherche empirique, propose une immersion au cœur de l’activité organisée, à travers une mise en récit des interactions entre un outil de gestion de la RSE – la norme ISO 26000 – et une organisation – le groupe Fleury Michon. Il témoigne de la part d’invisible qui anime les organisations, en dévoile les logiques de fonctionnement et les mouvements de l’action organisée, pas toujours contrôlés par les acteurs, à l’appui de quatre points principaux : l’évolution des perceptions des acteurs, les conséquences sur l’entreprise, la régulation des tensions que l’intégration de la RSE engendre ou exacerbe, et les changements observés. Le lecteur, chercheur ou praticien, étudiant, dirigeant, expert ou citoyen pourra ainsi être dubitatif, surpris ou se forger simplement sa propre opinion. L’intérêt de cette recherche est d’apporter des connaissances en sciences de gestion et en sociologie des organisations et d’aider les entreprises à conduire une démarche de RSE. Sur un plan plus personnel, les principales raisons qui m’ont conduit à entreprendre cette recherche trouvent leurs fondements dans mon parcours professionnel précédent : garder un pied en entreprise et alimenter ma curiosité pour l’univers industriel, celle qui consiste à comprendre les mécanismes et la culture à l’œuvre dans un groupe humain en situation professionnelle. Nous allons donc ouvrir la « boîte noire » de l’entreprise, dévoiler une part de la zone d’ombre de son fonctionnement organisationnel. Ce projet s’inscrit dans une approche pragmatique de la RSE, issue d’un travail doctoral (Schäfer, 2016). L’appropriation de la RSE représente un projet stimulant pour décrypter les changements et comprendre la gestion d’un tel processus. Du développement durable de la société à la responsabilité sociale de l’entreprise Une fois le cadre de la recherche posé, il convient de regarder de plus près ses principales composantes. L’étude de la RSE passe par la compréhension du concept de développement durable, car toute organisation, selon le cadre normatif international, devrait apporter sa contribution au développement durable (ISO, 2010). Quels sont les fondements du développement durable ? Que signifie le développement ? Pourquoi parler de durabilité ? Une précision d’ordre sémantique s’impose tout d’abord. Ne l’avez-vous pas remarqué ? Rien ne dure ! Tout change, se transforme dans nos vies, dans la société comme dans les organisations. Alors pourquoi employer l’adjectif « durable », qui donne l’illusion que les phénomènes, les actions, les situations sont permanentes ? Comme le laisse entendre la formulation du concept en anglais, un « sustainable development » est soutenable. Ce qui signifie qu’il n’est pas forcément inscrit dans un temps très long, mais plutôt qu’il s’agit d’une situation qui nécessite un effort régulier. Cette erreur de traduction n’est plus modifiable
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car le concept est passé dans la société. Gardons cependant à l’esprit que le développement dont nous parlerons entretient davantage un rapport à la soutenabilité qu’à la durabilité. Tout d’abord, il faut comprendre que « le développement durable n’est rien de plus qu’une appellation nouvelle d’une préoccupation ancienne » (Martinet et Reynaud, 2004, p. 121). Largement diffusé depuis la fin des années 1980, le développement durable est défini dans le rapport Bruntdland élaboré par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement des Nations unies comme « un mode de développement économique qui satisfait les besoins de chaque génération, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » (CMED, 1987, p. 51). Les concepts de besoins, et particulièrement « ceux des plus démunis », et de capacité de l’environnement – les ressources planétaires – fournissent les deux termes de l’équation. La réduction des inégalités devient prioritaire – on évoque à ce titre la solidarité – alors que les conséquences de notre mode de vie représentent des préoccupations essentielles. Plus largement, cette définition souligne l’inadéquation du modèle sur lequel nous avons basé notre « développement » depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce point a été souligné par le Club de Rome en 1972, soit il y a bientôt cinquante ans ! Le rapport Meadows « Halte à la croissance » attirait déjà l’attention sur l’impact de la croissance démographique et de la consommation sur les ressources planétaires – notamment l’énergie – et la pollution engendrée par la croissance économique. Le développement durable révèle à ce propos une confusion entretenue entre croissance et développement. En effet, « une croissance qui s’accompagne d’une dégradation de la condition humaine (exclusion sociale, déculturation…) ou de la relation avec l’environnement n’est pas un développement » (Passet, 1995). Une problématique sous-jacente se matérialise alors, à travers la question de la redéfinition et de la mesure d’une performance économique, qui s’élargit vers le respect de l’environnement et la prise en compte du progrès social. Ces considérations ont fait l’objet d’un rapport Stiglitz1, du nom du président de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, remis au Président de la République le 14 septembre 2009. Le rapport, qui a réuni d’éminents scientifiques tels que Amartya Sen, Kenneth Arrow, Daniel Kahneman et James Heckman, formule des recommandations pour mesurer la croissance par des alternatives au PIB, et propose des pistes de réflexion sur le bien-être et la qualité de vie des citoyens. L’inscription lente, mais progressive, du développement durable dans les législations d’État et de l’Union européenne est assurée depuis le début des années 1970 (avec la création du PNUE2) par la formalisation de textes et de principes tels que le rapport Meadows Limits to Growth en 1972, le rapport Bruntdland en 1987 et le sommet de la Terre à Rio en 1992. Ces textes prennent la forme de traités et accords internationaux, normes, lois, standards, recommandations. Fruits de la collaboration d’acteurs internationaux toujours plus nombreux, ces différents textes participent à la prise en compte du développement durable 1 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000427.pdf 2 Le Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE) a été créé en 1972.
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par les acteurs de la société, au premier rang desquels se trouvent les États. En témoigne l’article 6 de la Charte de l’environnement (loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1 mars 2005) : « les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social ». La conscience sociale en faveur du développement durable progresse au rythme des crises écologiques et sociales, qui n’occasionnent pourtant pas de rupture ou d’accélération de la transition, alors que les enjeux du changement climatique nous imposent de l’opérer. La prégnance de la dimension économique du développement durable domine toujours le social et l’environnement. Le point d’équilibre n’est pas atteint pour parvenir à la soutenabilité précédemment évoquée. Le contrôle exercé par la performance financière sur l’économie, l’emprise du modèle libéral sur le fonctionnement des organisations et la routine des comportements individuels freinent, voire empêchent la mutation. D’une part, la liberté individuelle et le culte de la compétition érigés en modèle ne laissent que peu de place à la prise en compte d’un développement durable dans sa dimension collective. D’autre part, la complexité et l’interdépendance des phénomènes sociaux contrarient l’émergence de solutions idéales. Peu de personnes restent pourtant insensibles à la dégradation de notre environnement ou aux problématiques sociales. L’application des principes de développement durable dans les différentes strates du social demeure néanmoins un exercice délicat. D’abord parce que le marché et sa main invisible ont depuis trop longtemps servi de justification aux acteurs économiques. Ensuite, car le poids des habitudes, l’influence des comportements, le manque de temps ou de ressources sont les principales raisons invoquées par les acteurs. Les enjeux de développement durable sont nombreux : lutte contre la pauvreté et la famine, changement climatique, transition énergétique, égal accès aux ressources, réduction des consommations, biodiversité, etc. Les pratiques évoluent peu à peu. Deux mobilisations sans précédent de la communauté internationale ont pris la forme de projets collectifs remarquables. Tout d’abord, sous l’égide de l’ONU en 2015, dix-sept Objectifs pour le Développement Durable (ODD) ont été élaborés à travers une feuille de route jusqu’en 2030, à l’attention des 193 dirigeants. Ces ODD ont apporté une modification aux huit Objectifs du Millénaire pour le Développement conçus en 2000. Ils ont aussi ouvert la voie à un espace politique sans précédent, qui a été pendant trois ans le théâtre de discussions et de négociations regroupant soixante-dix pays ; et ont accordé à près de huit millions de citoyens l’occasion de participer à l’enquête préliminaire grâce à un site dédié sur internet. Les ODD répondent aux défis mondiaux – lutte contre les changements climatiques, préservation des ressources naturelles, solidarité territoriale et intergénérationnelle – reposant sur cinq enjeux transversaux (5P) : les peuples, la planète, la prospérité, la paix et les partenariats. Toujours sous l’impulsion onusienne, le groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), créé en 1988, représente également une initiative à l’envergure exceptionnelle. Le GIEC est chargé, encore à ce jour, de comprendre le changement climatique et d’en évaluer les conséquences. Même si certaines voix contestent encore l’origine anthropique du réchauffement climatique, au regard de l’urgence de la
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situation considérée par les chercheurs de manière assez unanime, le temps est compté. Le constat du cinquième rapport d’évaluation3 publié en 2014, établit trois scénarios d’évolution du climat, basés sur des preuves publiées par des milliers de chercheurs de plusieurs disciplines. Ce rapport demeure pessimiste. Pour contenir le réchauffement à + 2 °C, le GIEC estime qu’il faudrait réduire de 70% les émissions de Gaz à Effet de Serre (CO2, méthane, protoxyde d’azote) en 2050 par rapport au niveau de 2010. Poursuivant l’impulsion donnée par le protocole de Kyoto en 1997, l’accord de Paris (COP 21), signé par 175 pays en 2015, vise une prise de mesures pour stabiliser l’élévation de la température mondiale en dessous de 2 °C, non plus en 2050 mais d’ici à la fin du XXIe siècle. Mais l’application de ces traités, malgré leurs intentions louables, reste aléatoire car elle dépend de la volonté et de la situation économique des différents États signataires. Même si sa naissance est postérieure à celle de la responsabilité sociale de l’entreprise, le concept de développement durable fournit une dimension temporelle au principe de responsabilité. En effet, la responsabilité ne se limite pas au présent, mais s’étend aux conséquences, même lointaines, de nos actes. Les Hommes et les organisations doivent agir de manière à ne pas continuer à générer des dommages environnementaux envers les générations futures. On l’aura compris, les entreprises sont elles aussi des actrices de la société, qui nécessitent des interventions en faveur d’un développement soutenable. Les éco-gestes ne représentent plus une contribution suffisante. Le développement durable devrait s’inscrire dans la stratégie des entreprises. La difficulté de mise en place vient cependant du fait que le développement durable représente pour l’entreprise, une utopie mobilisatrice (Capron et Quairel, 2006, p. 7) car l’économie, l’environnement et le social ne s’harmonisent pas de facto. Leurs objectifs nécessitent des arbitrages et des compromis. Qu’il soit considéré comme une idéologie contemporaine, un paradigme salvateur, une perspective stérile ou encore un pansement inadapté, le développement durable représente néanmoins un moyen de replacer l’humain au cœur de l’économie et de la nature. L’injonction de responsabilité sociale adressée aux entreprises Alors que le développement durable impose une perspective macro-sociale, la RSE étudie quant à elle des objets localement situés, à travers une approche micro-sociale. Dans sa dimension stratégique, la définition apportée par l’ISO 26000 conçoit la responsabilité sociale d’une organisation à travers un double prisme ; sa traduction en comportement éthique et sa contribution au développement durable (ISO, 2010, p. 4). Alors que le développement durable est désormais un concept familier pour la société, la RSE reste encore confidentielle, peu médiatisée, cantonnée aux grandes entreprises et aux milieux experts. L’abondante littérature sur la RSE contraste avec la connaissance et la compréhension du concept par la société. Quant à l’association de la dimension éthique – consubstantielle à la RSE – au milieu des affaires, elle semble parfois tenir de l’oxymore (Duska, 2000), tant les objectifs des sphères éthique et gestionnaire semblent éloignés. Sont-ils pour autant incompatibles ? Dans 3 http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar5/wg1/WG1AR5_SummaryVolume_FINAL_ FRENCH.pdf
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une perspective alternative à celle qui domine aujourd’hui, l’éthique pourrait rapprocher l’entreprise de la société, voire la ré-encastrer (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015). Le comportement éthique influence l’acceptation de l’entreprise par la société. L’approche philosophique de Jonas (1979) propose une reformulation de l’éthique par une théorie de la responsabilité autour de trois concepts : le bien, le devoir et l’être. L’être humain doit répondre de ses actes, non plus a posteriori, mais en démontrant ex ante que ses actions ne généreront pas de dommages. Jonas (1979) formule ici la composante fondamentale du principe de précaution et du principe de solidarité intergénérationnelle. L’utilité sociale et environnementale du concept de RSE trouve sa source dans les fondements du protestantisme et du catholicisme (Acquier, Gond et Igalens, 2005). L’ancrage de la morale et de l’éthique dans les affaires peut être perçu comme un moyen de corriger, réguler les comportements déviants de certains acteurs économiques. La RSE « se situe ainsi au cœur des dynamiques contemporaines du capitalisme et offre une illustration de la capacité de ce système à s’adapter à ses critiques en les internalisant au sein même des processus de gestion » (Gond et Igalens, 2010, p. 3). La RSE et ses fondements éthiques interrogent la place de l’être humain dans la société, plus particulièrement son rôle dans l’économie et la conception des activités organisées. De quoi les entreprises doivent-elles être socialement responsables ? Leurs finalités devraient-elles souscrire à une idéologie qui consisterait à prendre en charge l’intérêt commun (Gendron, 2000, p. 9) ? Ou bien sontelles redevables envers la société, auquel cas leur responsabilité relèverait d’un devoir de soutenabilité4 ? Nonobstant sa composante éthique, la RSE est un référent polysémique (Turcotte, 2005), « aux contours flous » (Gond et Mullenbach-Servayre, 2004), un concept « insaisissable » (Clarkson, 1995) qui est « en cours de définition » (Gond et Igalens, 2010) et dont la pluralité des sources et des définitions contribue à entretenir une confusion. La RSE couvre un champ pluridisciplinaire, dans la mesure où les multiples dimensions (historique, philosophique, politique, religieuse, culturelle, éthique) et leurs termes constitutifs ne reflètent que partiellement l’étendue de celles-ci. Les acceptions institutionnelles de la RSE lui reconnaissent une double conception de la responsabilité des organisations : d’abord celle du respect de la loi (la responsabilité juridique), puis celle de l’engagement volontaire qui tient du comportement éthique (responsabilité morale). La RSE n’est pas un concept récent. Elle est un objet de controverses. D’après la littérature, les premières traces d’ouvrage faisant état d’une formalisation de la responsabilité sociale émergent aux États-Unis dans les années 1950, alors que d’après les travaux en Histoire, l’idée de RSE émerge « dans la Société et le milieux des affaires dès la fin du XIXe siècles, dans un mouvement de transformation du capitalisme » (Gond et Igalens, 2010, p. 8). Pour
4 Vallaeys F., (2011), Les fondements éthiques de la Responsabilité Sociale, Thèse de doctorat, Paris Est Créteil.
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Howard Bowen5, la responsabilité sociale est d’abord celle de l’homme d’affaires, et incombe à ce titre au dirigeant de l’entreprise. L’auteur installe les bases d’une conceptualisation des pratiques américaines existant depuis la fin du XIXe siècle. Il s’agit essentiellement d’une approche éthique et philanthropique, qui découle de préoccupations morales des dirigeants d’entreprises, non de l’organisation. Ces préoccupations, principalement d’origine religieuse protestante, correspondent aux préceptes religieux de stewardship principle, de charity principle (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007), de public service et de trusteeship (Acquier, Gond et Igalens, 2005, pp. 5-6). Cette approche confère aux dirigeants un devoir moral d’agir de manière socialement responsable. Par extension, la responsabilité sociale serait aussi justifiée pour une entreprise. Dans un courant normatif de pensée managériale américaine (Business Ethics), le comportement d’une organisation est assujetti aux mêmes règles que celles qui régissent le comportement d’un individu en tant qu’être moral. La RSE deviendrait un moyen de corriger les défaillances sociales du modèle libéral, en conciliant les objectifs économiques et sociaux, qui peuvent ainsi se renforcer mutuellement (Lee, 2008, pp. 5556). Il n’en va pas de même pour les penseurs libéraux, qui opposent aux préceptes de Bowen une vision restreinte de la responsabilité des entreprises, c’est-à-dire réduite à son objet purement économique. Thomas Levitt (1958) précise que la responsabilité sociale doit demeurer une des prérogatives de l’État. La responsabilité sociale ne peut se concevoir comme une ingérence du monde des affaires dans la sphère politique. Milton Friedman (1962), à travers ses travaux sur l’analyse de la consommation, l’histoire monétaire et la démonstration de la complexité de la politique de stabilisation, défendait l’idée d’une responsabilité de l’entreprise limitée à sa seule finalité économique. Friedman a d’ailleurs provoqué de vives réactions dans le milieu académique en rédigeant un article de presse au titre évocateur : « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits » (Friedman, 1970). Pour cet économiste libéral, l’unique responsabilité des hommes d’affaires demeure la maximisation des profits de leurs actionnaires. Son argumentation repose sur l’incapacité des dirigeants à discerner ce qui relève de l’intérêt de la société. Ces remarques sont importantes pour comprendre la suite du développement, notamment les différences culturelles entre les visions nord-américaine et européenne de la RSE. En effet, en France, le concept de responsabilité sociale trouve ses origines dès la fin du XIXe siècle dans une tradition paternaliste influencée par la doctrine du catholicisme social (Gond et Mullenbach-Servayre, 2004, p. 95). Dans l’appréhension même de la RSE, la conception américaine est contractualiste, illustrée par la notion de « nœud de contrats » développée dans la théorie de l’agence6. L’entreprise peut se comporter par elle-même de manière responsable, notamment grâce à des actions philanthropiques. La conception européenne est quant à elle institutionnaliste. Le droit fonde l’entreprise et l’entreprise est encastrée dans la société. L’État doit exercer une pression pour que l’entreprise se comporte de manière responsable. 5 D’après les analyses de l’ouvrage « Bowen, Howard R. (1953), Social Responsibilities of the Businessman, Harper & Brothers » réalisées par Acquier et Gond (2007), puis Helfrich (2011, pp. 390-391). 6 Jensen M.C. et Meckling W.H., 1976, Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure, Journal of Financial Economics, October, vol. 3, n°. 4.
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C’est en ce sens que la théorie des parties prenantes (Freeman, 1984 ; Donaldson et Preston, 1995) tente de fonder une nouvelle approche de la théorie de la firme, en dépassant la vision actionnariale dominante chez les économistes néo-classiques. Elle trouve sa source dans une vision élargie de l’« agency theory », qui ne consisterait plus seulement à réduire l’asymétrie d’informations entre les dirigeants et les propriétaires. L’élargissement du modèle transactionnel bilatéral – théorie des coûts de transaction de la firme – vers un modèle interactionnel – théorie des parties prenantes – privilégie la collaboration plutôt que la confrontation. En affaiblissant le pouvoir accordé aux actionnaires, ce courant prône l’ouverture de l’entreprise à son environnement ainsi qu’une extension des relations aux partenaires « non économiques », dans un esprit de dialogue sociétal renouvelé, accessible tant aux acteurs internes qu’externes. C’est à l’appui de ces interactions avec son environnement, de ces relations avec les parties prenantes, que l’entreprise parviendrait à définir et à adapter sa responsabilité sociale. Les intérêts des parties prenantes non actionnaires seraient susceptibles d’influencer de manière positive la performance de l’entreprise. Néanmoins, en envisageant séparément les attentes des parties prenantes, le modèle est qualifié d’utopie agoniste (Pesqueux, 2006) puisqu’il refuse de reconnaître l’existence d’antagonismes entre lesdites parties prenantes. En effet, les finalités des parties prenantes paraissent difficilement conciliables. Parce que l’entreprise ne peut répondre aux attentes contradictoires de chacune d’entre elles, le management stratégique de l’organisation est alors confronté à des injonctions paradoxales. L’influence croissante des parties prenantes, notamment les associations et les ONG qui exploitent l’impact médiatique des réseaux sociaux, parvient parfois à (re)orienter la stratégie des grandes marques. À l’inverse, la mise en œuvre de stratégies relationnelles de prévention des conflits (Bastianutti et Dumez, 2012, p. 50) contourne par une approche de gestion des risques l’esprit de la théorie des parties prenantes. Ces pratiques prennent notamment la forme de financement de la recherche ou de stratégie d’influence auprès des médias ou des politiciens. L’intégration stratégique de la RSE Ce qui m’intéresse, dans cet ouvrage, c’est de comprendre comment les entreprises qui entreprennent une démarche RSE passent de la théorie à la pratique. Pour une entreprise, la RSE est souvent perçue comme une nébuleuse protéiforme, en raison de ses multiples dimensions et de l’incompréhension du concept par les collaborateurs de l’entreprise. Les managers l’observent avec circonspection, la percevant tantôt comme une contrainte pour leur fonction ou mission et leur entreprise, tantôt l’appréhendant comme une opportunité d’affaires. L’idéologie portée par la RSE, à savoir l’intégration des composantes environnementales et sociales dans les dimensions éthique et économique des affaires, semble être en contradiction avec le paradigme régissant le fonctionnement des organisations selon les modalités contemporaines du marché. Dans un environnement exacerbé par la concurrence, la pérennité des organisations est tributaire de la présence sur les marchés des produits ou des services. La situation implique de parvenir à entreprendre et innover pour vendre.
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Alors qu’en deux décennies, les enjeux contemporains ont donné à la RSE le statut d’objet managérial (Acquier, 2007b, p. 40), son usage questionne encore. Lorsque les entreprises s’emparent de la RSE, l’usage qu’elles en font s’interprète selon deux courants. Un premier courant orienté business, le plus répandu, perçoit la RSE dans une vision fonctionnaliste, comme un outil de performance économique de l’entreprise. Cette vision est courante dans les discours des entreprises. L’engagement volontaire des organisations est considéré comme un comportement utilitariste se traduisant par un Business Case. Ce dernier est invoqué pour convaincre les entreprises d’adopter des pratiques RSE, en s’adossant à une justification de rationalité économique (profitabilité), voire financière (rentabilité). Carroll et Shabana (2010) identifient quatre types d’engagement dans une démarche RSE. Ainsi, le Business Case est évoqué pour réduire les coûts et limiter les risques (1), retirer un avantage compétitif (accès aux marchés, innovation) (2), développer la réputation et la légitimité (licence to operate) (3), rechercher des situations gagnant-gagnant avec les parties prenantes (4). Le second courant, d’influence nord-américaine, centre la RSE sur les obligations morales de l’entreprise et des individus qui la composent, envers les parties prenantes et la société. C’est le Business Ethics, que nous venons d’évoquer dans la section précédente, fondé sur une approche moraliste de la RSE issue des sciences juridiques. Il repose sur la prescription des comportements grâce à des valeurs et des jugements normatifs attendus par la société. L’usage instrumental de la RSE se traduit par un changement chromatique. Désormais, dans les campagnes publicitaires, la société est tenue de ne plus voir la vie en rose mais en vert. L’exhortation contraste avec les pratiques de certaines entreprises. Parmi les récents exemples de comportements les plus saillants figurent les pratiques frauduleuses de groupe s automobiles visant à diminuer les émissions polluantes de leurs véhicules, celles d’autres groupe s dont les activités participent au financement du terrorisme, celles d’entreprises utilisant des systèmes d’optimisation fiscale légaux pour se soustraire à l’impôt, ou encore celles d’entreprises recourant au dumping environnemental ou social pour rester concurrentielles. Nous posons ici un postulat : la mise en œuvre réussie d’une stratégie de responsabilité sociale passe par son appropriation organisationnelle. Celle-ci pose le cadre d’une compréhension plus large, dans laquelle s’inscrit le comportement d’une organisation lorsqu’elle souhaite introduire une démarche de responsabilité sociétale. Le risque est de provoquer une adoption incomplète, temporaire, voire un rejet. Les normes de management de type ISO peuvent d’ailleurs favoriser une adoption superficielle. En effet, l’intégration d’un système de management de l’environnement ISO 14001 dans des entreprises industrielles a mis en évidence l’existence d’un « mythe rationnel » (Meyer et Rowan, 1977), et d’une recherche de conformité en raison des pressions institutionnelles7. Dans une logique d’acceptabilité sociale, les améliorations portent essentiellement sur des aspects techniques 7 Dans le courant sociologique néo-institutionnel, l’isomorphisme institutionnel, conduisant à l’homogénéisation des formes et des comportements organisationnels, s’exerce par la conjugaison de trois pressions : coercitive, normatives et mimétiques (Di Maggio et Powell, 1983).
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et administratifs, tandis que les pratiques quotidiennes sont plus ou moins découplées des prescriptions normatives (Boiral, 2007). Dans ce cadre, la RSE risque alors de mener vers des engagements déclaratifs et des initiatives dissociées de l’activité fondamentale de l’entreprise (Maon, 2009, p. 25). Loin d’une utilisation superficielle, d’un « green washing »8, de pratiques cosmétiques, d’usage rhétorique, de techniques de contorsion pour le reporting ou encore de verbiage idéologique (Pesqueux et Biefnot, 2002, p. XI), comme l’évoquent certains auteurs avec l’utilisation cynique du discours managérial sur la responsabilité ; une logique d’appropriation de la RSE requiert un mouvement inscrit en profondeur de la démarche, dans toutes les strates d’une organisation : gouvernance, stratégie, management, structures, fonctions, métiers, modèle d’affaires, indicateurs. L’appropriation oblige les organisations à interroger la sincérité de leurs pratiques au regard de différentes responsabilités : d’abord économique, vis-à-vis des collaborateurs et de la chaîne de valeur, sociale en regard de leur environnement, entendu au sens large, incluant les parties prenantes. Dans bien des entreprises françaises, le concept de RSE est aujourd’hui d’évocation courante. Il est devenu une préoccupation pour les entreprises soumises aux contraintes légales du reporting extra-financier depuis la loi NRE de 2001, le décret d’application de la loi Grenelle 2 et plus récemment par la transposition en 2017 de la Directive européenne 2014/95/UE modifiant l’article 225 du Code de commerce imposant aux entreprises de rapporter sur les informations sociales, environnementales, sociétales dans leur rapport de gestion. Au regard de la profusion de référentiels et de standards disponibles, la norme internationale ISO 26000, publiée en 2010, fournit des lignes directrices de responsabilité sociétale adossées à des valeurs universelles. La norme prône clairement que la responsabilité sociétale relève d’un comportement volontaire dépassant les règles de droit. Ce métaréférentiel non « certifiable » va nous servir de prétexte pour étudier avec attention les mécanismes de mise en œuvre et d’appropriation de la responsabilité sociale par le groupe Fleury Michon.
Comment rendre compte de la construction d’une stratégie rse ? En d’autres termes et de manière plus précise : comment rendre compte du processus et des conséquences de l’appropriation de responsabilité sociale par une entreprise industrielle ? Rechercher les sources du changement dans une analyse processuelle est une tâche délicate, lente, complexe, tant les déterminants sont nombreux et disséminés dans le temps. L’inventaire s’avère impossible. Le repérage du début et de la fin d’un processus est inaccessible, de même que l’exhaustivité des événements qui participent à la mutation. L’appréhension d’un processus nécessite de dépasser la vision de l’instantané, une position qui consiste à capter ce qui se passe dans l’entreprise à un instant T. Une observation dans le temps permet de percevoir la construction d’une stratégie RSE, puis de restituer les 8 Traduction : verdissement de l’image de l’entreprise, action de modifier son image pour la relier à l’environnement, sans pour autant transformer les pratiques de l’entreprise.
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méandres de sa conception, les difficultés du déploiement, la variété des effets et l’essentiel des transformations. Pour rendre intelligible la trajectoire de la RSE chez Fleury Michon, nous utiliserons l’ISO 26000. Nous analyserons son inscription sur laquelle s’appuient les processus de réception, de diffusion et d’appropriation de la RSE. En effet, l’état inscrit (Chiapello et Gilbert, 2013) suppose d’endosser une approche d’inspiration ethnographique, en raison de la nécessaire contextualisation de la norme dans la culture d’un groupe humain constituant une entreprise. Dans une forme d’ethnographie historique utilisée à l’intérieur d’une enquête sociologique, Diane Vaughan9 précise que : « l’ethnographie renvoie ici à la compréhension de la signification que revêt une situation pour les personnes qui vivent dans un monde différent du vôtre. Le but est de reconstruire les croyances culturelles et une vision du monde, d’interpréter les informations dont les acteurs disposent et auxquelles ils ont accès, mais aussi ce qu’ils en font » (Saint-Martin, 2017, p. 198). Cependant, pour comprendre un changement stratégique, l’étude ethnographique ne suffit pas. En réfléchissant à l’élaboration de la stratégie, Balogun, Huff et Johnson (2003) proposent d’utiliser des méthodes, permettant une vision à la fois contextuelle et longitudinale, collectées à différents niveaux de l’organisation. Ils suggèrent de mettre au jour l’engagement des acteurs et de maintenir celui-ci tout au long du processus de changement, d’ancrer les questions de recherche dans la réalité de l’organisation étudiée et de fournir aux praticiens des connaissances qu’ils pourront par la suite mobiliser seuls. Les auteurs soulignent par ailleurs l’importance de considérer les membres de l’organisation comme des partenaires de recherche plutôt que comme des informateurs passifs. La recherche a été menée dans l’entreprise, engagée dans une action de transformation ; une recherche pratique, participant directement à la conception et au déploiement de la RSE. À ce titre, la recherche-intervention demeure un poste d’observation privilégié pour repérer les évolutions organisationnelles. La recherche « en chambre » n’est pas pertinente. En sciences de gestion, la recherche est empiriquement fondée. Le laboratoire, c’est l’entreprise. L’expérimentation est organisationnelle. Le chercheur n’est donc pas un être isolé, pas plus qu’il ne peut isoler le phénomène. Un chercheur agit sur la production de connaissances situées. Lors de l’intervention, nous avons élaboré une méthodologie pour concevoir et déployer une stratégie RSE basée sur les recommandations de l’ISO 26000. Pour le groupe Fleury Michon, cette méthodologie s’est traduite par un accompagnement dans l’appropriation la RSE. Pour les chercheurs-intervenants, elle représente un support indispensable pour accéder au terrain et recueillir des données qui vont alimenter la recherche. Ces composantes fondent l’épistémologie de la recherche-intervention, en s’adossant à une visée transformative et une orientation pragmatique. La rechercheintervention est une démarche francophone en sciences de gestion. Bien que s’inscrivant 9 Vaughan, Diane, (1996), The Challenger launch decision: risky technology, culture, and deviance at NASA University of Chicago Press, Chicago.
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dans l’héritage de l’Action Research, initiée par Kurt Lewin en 1946, elle se distingue de la recherche-action, d’origine sociologique, qui s’attache uniquement au processus de contextualisation du changement, dans un groupe plutôt qu’une organisation (David, 2012b). L’accès à la connaissance d’un système social ne s’obtient « qu’en faisant varier les dimensions constitutives et leurs relations, c’est-à-dire en induisant un changement de celui-ci. Ceci implique pour le chercheur d’intervenir délibérément sur la réalité étudiée, démarquant son rôle de celui d’observateur neutre prescrit par les démarches scientifiques traditionnelles » (Allard-Poesi et Perret, 2003, p. 86). Dans cette proximité se nouent des relations entre deux univers dissemblables. Ainsi, « On ne peut comprendre la complexité des relations entre le monde académique et les entreprises sans tenir compte de la méfiance, voire de l’hostilité de certaines élites académiques vis-à-vis de l’entreprise et des savoirs dits “appliqués”. Toutefois, pour faire de la « bonne » science, il convient de développer un regard critique sur le monde de l’entreprise. « Regard critique » ne signifie pas prendre une posture de condamnation systématique, voire idéologique, du monde de l’entreprise et de ses acteurs. Il faut simplement considérer que le savoir scientifique suppose une distanciation vis-à-vis des catégories et des pratiques du quotidien. » (Godelier, 2010, p. 63). Les positions respectives s’avèrent parfois inconfortables. Dans le cadre cette recherche, mon rôle de chercheur-intervenant s’inscrit dans un cycle de prescriptions réciproques (Hatchuel, 1994) relatives aux activités de conception. La diffusion d’un outil et son appropriation engagent un cycle ou « les savoirs, en partie théoriques, détenus par les prescripteurs à l’origine du processus, ne s’éprouvent qu’au contact des destinataires de l’expertise ; c’est au cours de ces échanges réciproques qu’ils se contextualisent et prennent un sens concret pour les opérationnels » (Aggeri et Hatchuel, 1997, p. 244). L’ouvrage entend donc retracer cette expérience particulière dans un style avant tout orienté vers la pratique de la gestion. Certes, l’exercice se montre parfois abstrait, avant tout lorsqu’il cadre l’analyse à l’aide de concepts et les applique ensuite à l’empirie. Cette restitution est partagée entre des intentions descriptive, analytique et prescriptive. Elle s’articule autour de verbatim pour faciliter la lecture du terrain et appuyer l’argumentation. La mise à l’épreuve de l’ISO 26000 par l’organisation Comment observer l’incorporation d’une norme dans une organisation ? La notion d’outil de gestion semble constituer une clé d’entrée adéquate pour interroger la dynamique de mise en œuvre de la RSE. Le prisme des outils de gestion facilite l’étude de l’action organisée (Aggeri et Labatut, 2010), en concentrant l’analyse sur les relations entre outils et organisation (Moisdon, 1997; David, 1998). De fait, l’approche par les outils permet d’éclairer les processus de changement organisationnel (Moisdon, 1997; David, 1998). Le courant des outils de gestion offre un intérêt heuristique pour étudier ce qui se joue dans les organisations. Le rôle central, mais discret, des outils de gestion est sous-exploité dans
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la littérature managériale (Moisdon, 1997 ; Chiapello et Gilbert, 2013) par rapport à leur prolifération et à la place qu’ils occupent dans l’étude des dynamiques organisationnelles. Un regain d’intérêt semble toutefois se dessiner au regard d’une dissémination de la philosophie gestionnaire issue du taylorisme et de l’emprise de la rationalité dans les activités organisées de natures variées. Devant l’influence croissante de ces outils, nombre de praticiens les mobilisant semblent parfois surpris et démunis devant leurs effets imprévus. L’organisation est perçue comme « une combinaison d’activités, liées entre elles par des dispositifs, des règles et des outils » (Moisdon, 1997, p. 13). La mobilisation des approches utilisant les outils de gestion nous permet de centrer l’analyse de l’appropriation de la RSE sur les relations entre un outil – la norme ISO 26000 – et l’organisation. Cette mobilisation apporte également une compréhension du changement (Moisdon, 1997; David, 1998), ce qui revient, dans notre recherche, à expliquer l’interaction entre la norme ISO 26000 et l’entreprise Fleury Michon. Franck Aggeri et Julie Labatut (2010, p. 6) font état d’un renouveau des approches théoriques par les instruments de gestion en sciences sociales. En témoigne l’ouvrage d’Ève Chiapello et de Patrick Gilbert (2013), qui dessine une synthèse des différentes approches théoriques de l’instrumentation gestionnaire, quels que soient leurs ancrages disciplinaires. Ces travaux dressent le constat suivant : les outils de gestion sont encore peu mobilisés comme stratégie de recherche, et il « est vraiment temps d’y accorder toute l’attention qu’ils méritent, compte tenu de leur rôle aussi discret qu’essentiel » (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 258). Parmi les sciences sociales, les sciences de gestion mobilisent l’approche théorique par les instruments en la focalisant sur l’étude de « l’action gestionnaire, non pas à travers sa substance, ses discours ou les intentions des managers, mais à travers les instrumentations, techniques, scientifiques ou gestionnaires qui sont mises en place pour conduire l’action collective et produire de nouvelles capacités stratégiques » (Aggeri et Labatut, 2010, p. 6). Pour David (1998), « parce qu’ils sont producteurs à la fois de connaissances et de relations, parce qu’ils sont vecteurs des représentations, des systèmes de pilotage et de contrôle et, in fine, des décisions concrètes, les outils de gestion sont le reflet formalisé et le point de passage obligé de la vie des organisations » (David, 1998, p. 58). Les outils permettent d’approcher les mécanismes du changement ; mécanismes d’autant plus intéressants à percer, quand ces outils de gestion sont développés hors des organisations auxquelles ils se destinent. Sur un plan historique, les entreprises industrielles ont d’abord été le terrain de prédilection de ces approches, via la recherche opérationnelle et l’implantation de systèmes experts. Le courant de recherche s’est structuré en lien avec les avancées technologiques observées dans les organisations, notamment en raison du développement de leurs systèmes d’information et de leur intérêt pour les laboratoires de recherche des écoles d’ingénieurs. Les travaux se sont ensuite étendus à d’autres types d’outils, en raison de leur dissémination dans les organisations. La littérature sur les outils de gestion s’est alors principalement portée sur les systèmes d’information et le contrôle de gestion (Gilbert, 1998, p. 35). La diversité des outils de gestion s’invitant dans la sphère gestionnaire ne cesse de croître, alimentée par les mythes rationnels qui les entourent (Hatchuel et Weil, 1992, p. 122). Ces mythes rationnels,
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issus des théories sociologiques néo-institutionnelles, montrent que l’adoption de pratiques s’effectue par mimétisme sans forcément passer par une logique d’efficacité (Meyer et Rowan, 1977). Une norme de management environnemental comme l’ISO 14001 peut faire l’objet d’une adoption superficielle par une entreprise, qui se conforme alors aux usages couramment admis dans le champ institutionnel, sans pour autant que la norme soit réellement associée aux pratiques de l’organisation, ou qu’elle participe à la transformation de son fonctionnement (Boiral, 2007). Si l’on prend le temps d’observer notre milieu professionnel, il est facile de constater son évolution et de considérer à quel point les outils de gestion ont progressivement envahi l’espace social des organisations, notamment ces dernières années, sous l’influence de la digitalisation. Les outils de gestion se diffusent souvent par des effets de mode et de mimétisme, alimentés par les réseaux, le secteur du conseil en entreprise ou les médias spécialisés. Dans son ouvrage intitulé « Une technologie invisible ? L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains », Michel Berry (1983) est le premier, en France, à observer que les instruments de gestion participent à la structuration du réel en « engendrant des choix et des comportements échappant aux prises des hommes, parfois à leur conscience » (Ibid., p. 4). L’auteur étudie le rôle des outils de gestion à travers quatre dimensions : la réduction de la complexité, l’automatisme de décision et de comportement, la cohabitation entre rationalité universelle et rationalité locale et l’importance des rapports sociaux. Les effets structurants des outils de gestion posent les questions suivantes : « quelles logiques induisent-ils, dans quelle mesure régissent-ils de manière satisfaisante les rapports entre les diverses parties prenantes de l’organisation et sont-ils pertinents face à son environnement ? » (Ibid., p. 42). Dans une approche qualifiée de pragmatique et sémiotique, Lorino (2002) dénonce les conceptions « représentationniste » et « computationnelle » dominantes dans la théorie positiviste de l’outil de gestion. Les conceptions qu’elles développent s’inscrivent à contrecourant des postulats suivants : -- « l’efficacité de l’outil de gestion dépend de son aptitude à répliquer la réalité, mimer le réel […] -- l’outil de gestion est réputé directement influencer l’action ou les schémas de raisonnement qui y conduisent. C’est un vecteur de rationalisation, de normalisation des comportements. -- l’outil de gestion est investi d’une force autonome ; il n’a dès lors besoin ni d’être contextualisé ni approprié puisqu’il s’impose à l’acteur. L’appropriation est ici pensée comme non problématique, consacrant l’adage selon lequel “l’intendance suivra” » (Grimand, 2006, pp. 14-15). En précisant ces postulats, Lorino nous invite à repenser le rôle des outils de gestion dans l’action collective, à aller au-delà de la croyance de l’efficacité projetée par l’outil. Penser l’outil à travers le concept d’appropriation semble être une voie possible pour dépasser les limites des approches « représentationnistes ». Pour comprendre l’appropriation qui se
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joue par l’interaction entre l’outil de gestion et l’organisation, nous devons, dans le cas présenté dans cet ouvrage, observer un processus en mouvement, dont la complexité nous encourage à privilégier l’utilisation de plusieurs prismes théoriques. Par-delà la volonté de se détacher d’une vision purement instrumentale, reliée à la technique, cette recherche participe à combler la carence des travaux s’intéressant aux outils de gestion de la RSE. La notion d’outil, même si elle est mobilisée en sciences de gestion, l’est plus rarement dans le champ de la RSE. S’agissant de norme de développement durable ou de RSE, la littérature sur les outils de gestion se concentre principalement sur « le pourquoi », c’est-à-dire les raisons et les déterminants de l’adoption d’une norme par les entreprises ; mais évoque assez peu « le comment », soit la manière dont a été introduite la norme, le processus de sa mise en œuvre, les réflexions ayant émergé lors de son déploiement. La question « comment sont déployés les outils de gestion ? » peut être étudiée sous deux aspects. Dans le premier, le « comment » est analysé a posteriori, lorsque l’étude a lieu après la mise en place de la norme, auquel cas le chercheur doit alors se prémunir contre les biais de rationalisation ex-post des acteurs qu’il interroge. Dans le second, le « comment » décrit et analyse le processus en train de se faire, in vivo et en temps réel, par une approche située dans le temps et l’espace. Cette position est peu fréquente au regard des conditions particulières d’accès au terrain. C’est celle que nous avons suivie et dont nous développerons la méthode dans le chapitre 3. Notre recherche a été pensée selon une vision singulière, qui repose sur des postulats que nous allons à présent expliciter. Notre démarche a consisté à comprendre la dynamique d’appropriation de la RSE par Fleury Michon en appliquant cinq recommandations formulées pour étudier les outils de gestion dans les organisations (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 28) : -- diminuer la séparation entre la technique et le social, -- multiplier les points de vue pour observer l’outil, -- identifier le système dans lequel va s’inscrire l’outil, -- étudier la genèse instrumentale, c’est-à-dire la production de l’outil, -- procéder de façon systématique afin de ne pas rester focalisé sur l’outil. La technique et le social sont étroitement enchevêtrés mais sont pour autant deux entités distinctes. Diminuer la séparation revient à les considérer comme « des catégories analytiques et non des réalités d’ordre naturel. Le moindre outil de gestion est saturé de social et la vie sociale des organisations est gorgée d’outils » (Ibid., p. 28). Pour Moisdon (1997) et David (1998), l’outil est un prétexte, un miroir réflexif pour comprendre le fonctionnement organisationnel. L’ISO 26000 permet d’analyser « l’interaction entre l’outil de gestion et l’organisation et étudier dans le détail les transformations réciproques de l’outil par l’organisation et de l’organisation par l’outil » (David, 1998, p. 51). Lors d’interventions en entreprise, Armand Hatchuel (1994) reconnaît également le caractère indissociable du regard technique taylorien et du regard sociologique weberien. L’auteur propose ainsi
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d’élargir le modèle socio-technique en précisant que « l’idée de “socio-technique”, tend à devenir inadéquate pour l’analyse du fonctionnement des entreprises » (Ibid., p. 64). Le dialogue entre la technique et le social est également abordé dans la sociologie de la traduction (Akrich, Callon et Latour, 2006 ; Callon, 1986). Ce courant théorique, dénommé aussi Acting-Network-Theory (ANT), envisage sur le même plan d’analyse les humains et non-humains, en tant qu’« actants » susceptibles, par les interactions qui les lient, de jouer un rôle dans les dynamiques d’innovation et de changement ; de défaire ou, à l’inverse, de contribuer à consolider et étendre un réseau socio-technique. Nous reviendrons sur ce courant dans le chapitre 8. Multiplier les points de vue requiert d’observer l’outil sous une variété d’angles. « Se satisfaire d’une approche unique reviendrait à réduire notre vision, à ne pas tenir compte de sa complexité » (Ibid., p. 28). Cette recommandation encourage l’utilisation de différentes théories « sans chercher ni à les conjuguer ni à forcer leur convergence » (Ibid.). Afin de respecter ce principe, nous nous sommes efforcés de mobiliser une littérature élargie. Si le cadre théorique central est celui des outils de gestion, il s’enrichit du concept d’appropriation dont l’analyse se réfère à plusieurs courants issus de la théorie des organisations. La pluralité des points de vue est aussi mobilisée en début d’analyse par une approche pluridisciplinaire, croisant gestion, économie, droit, politique et sociologie pour appréhender la normalisation. Identifier le système dans lequel s’insère l’outil est justifié par le fait que « les outils de gestion prennent place au sein d’un système technique formé d’un ensemble d’éléments en interaction » (Ibid.). Étudier une norme requiert donc de s’intéresser à l’espace social, constitué de techniques, dans lequel elle va évoluer. Il s’agit là d’une invitation à une analyse micro et méso-sociale. Les outils de gestion « sont toujours inscrits dans des situations [organisationnelles] » (Ibid.). Cette inscription de la norme ISO 26000 sera illustrée plus avant lorsque nous nous intéresserons au groupe Fleury Michon dans le chapitre 4. Étudier la genèse instrumentale permet de comprendre le contexte d’élaboration de l’outil et les enjeux qui y sont associés. L’inscription de l’outil dans une situation de gestion ne doit « pas occulter son histoire, l’environnement culturel, économique et social de sa conception, les intentions de ses inventeurs » (Ibid., p. 29). La présentation du contexte et des conditions de production, d’élaboration de l’ISO 26000 importent dans la mesure où la norme est en partie susceptible de déterminer les conditions d’usage et les difficultés de son appropriation. Pour procéder de façon systématique, il convient de dépasser l’outil, d’élargir son analyse « de façon à décrire ce à quoi [il] s’applique, à repérer ses lieux d’utilisation et le métier qui le mobilise, à caractériser ses usages et à identifier les effets » (Ibid.). Il s’agit là d’analyser le processus d’appropriation de la RSE par l’ISO 26000, à travers une approche qui sera dans un premier temps descriptive et compréhensive, tenant parfois de l’ethnographie dans la mesure où elle rendra compte d’une situation d’acculturation contemporaine d’un groupe humain et de son évolution. La démarche endossera par la suite une visée prescriptive, car elle proposera des leviers de régulation pour dépasser les situations de blocage rencontrées.
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La dynamique d’appropriation plutôt que l’inertie de l’adoption Au-delà des discours relatifs à la RSE, qu’ils soient liés à une activité de communication ou de reddition, comment une entreprise s’approprie-t-elle le concept de RSE ? La recherche en gestion a encore peu étudié, au regard de son importance dans le champ du social, les démarches d’appropriation de la RSE dans les entreprises de taille moyenne et petite, autrement qu’a posteriori et en se focalisant alors sur les déterminants ayant conduit les responsables de PME à adopter une démarche ou un référentiel RSE, ou en étudiant les perceptions de la RSE par les managers. Notre posture adopte donc un parti pris : celui d’étudier l’appropriation de la RSE dans sa dimension processuelle. Cette perspective dépasse la simple adoption qui ne questionne ni sa transformation, ni une vision dynamique de son processus. L’appropriation nécessite un accès au terrain long et régulier permettant de suivre le cycle de vie de la norme dans l’organisation. L’appropriation se matérialise par un processus d’ancrage progressif de l’outil dans une organisation. Elle apporte une lecture des mécanismes à l’œuvre. L’orientation de notre travail nous amène à postuler l’absence de neutralité de la norme ISO 26000 lorsqu’elle est introduite dans une organisation. Dans cette perspective, nous mobilisons « des approches de l’action située qui analysent les transformations conjointes à un niveau micro-analytique des activités et de l’appropriation des instruments. Ces approches ont permis de mieux saisir des dimensions essentielles de la gestion moderne que l’analyse des discours ou des récits de vie des managers tendent à cacher » (Aggeri et Labatut, 2010, p. 30). La posture consiste à observer les phénomènes organisationnels engendrés par la rencontre entre l’ISO 26000 et l’entreprise. La dynamique de l’appropriation de la RSE ouvre la voie à une analyse plus fine des transformations organisationnelles. Cette situation offre l’occasion d’étudier « l’interaction entre l’outil de gestion et l’organisation » (David, 1998, p. 51). Dans notre cas, il s’agit d’identifier les effets de la norme ISO 26000 et ses conséquences sur la gouvernance, la stratégie du groupe Fleury Michon et les dynamiques organisationnelles. L’appropriation invite également à repenser le statut des outils de gestion dans la dynamique de l’action collective. L’appropriation est appréhendée comme un « processus intégrateur » (de Vaujnay, 2005, p. 237), dépassant les présupposés rationalistes qui restreignent la vision des usages d’un outil de gestion, dans laquelle « l’outil tire sa puissance de sa vérité technique, de sa conformité au monde ; il impose des schèmes d’action univoques » (Grimand, 2006 p.16). L’appropriation d’un outil de gestion constitue ici un cadre pour analyser le déploiement de l’ISO 26000 dans une organisation. En rapprochant le social de la technique, ce concept va nous permettre de pénétrer l’univers organisationnel, pour mieux saisir les enjeux de la conception et du déploiement d’une stratégie de RSE. Afin de dépasser l’hégémonie de la vision rationnelle portée à l’usage de l’outil, la dynamique d’appropriation de la RSE est questionnée au prisme de quatre perspectives complémentaires, issues des théories des organisations : instrumentale, socio-politique, cognitive et symbolique. Ce cadre d’interprétation lève le caractère d’évidence. Il élargit le regard porté sur les outils de gestion et favorise l’émergence de résultats rendant compte de la complexité d’un tel processus.
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Les travaux portant sur l’appropriation distinguent deux courants : la théorie de la « conception à l’usage » et celle de la « mise en acte » aboutissant « à une vision spécifique des outils de gestion » (de Vaujany et Grimand, 2005, p. 228). La théorie de la « conception à l’usage » aborde l’appropriation de l’outil comme consubstantielle à sa conception. Elle semble inappropriée pour notre recherche en raison de la conception exogène de l’objet ISO 26000 à l’organisation étudiée. Dans la théorie de la « mise en acte » des outils de gestion, l’appropriation engage en revanche une alternance récurrente entre des phases de conception (re-conception dans le cadre de la norme ISO 26000) et de mise en œuvre de l’outil. Dans cette perspective, « conception et usages sont alors intégrés dans un vaste processus récursif et continu. Après un premier travail de conception, l’outil est approprié par un ou plusieurs acteurs qui le forment, le déforment, l’interprètent. Puis un autre collectif où les mêmes acteurs se réapproprient ensuite l’outil reconstruit, s’engageant séquentiellement dans des rapports prescripteurs-opérateurs plus ou moins forts » (Ibid., p. 226). Notre recherche s’inscrit dans ce courant de la « mise en acte » des outils, en observant comment s’acquièrent, se diffusent, se transforment et se maintiennent les principes de responsabilité sociétale d’une organisation.
Ce qui va suivre Pour résumer, ce livre retrace la rencontre entre une norme et une organisation. C’est avant tout une recherche-intervention, donc ancrée dans les données de terrain et engagée dans l’action. Nous avons focalisé notre analyse sur la compréhension des mécanismes organisationnels à l’œuvre dans l’appropriation de la RSE. L’intérêt est quadruple : rendre compte d’un phénomène de conduite de changement sous l’effet conjugué de l’environnement et de l’introduction d’une nouvelle norme ; confronter les récents travaux portant sur l’appropriation à une démarche empirique ; proposer des solutions génériques pour dépasser les tensions et les situations de blocage rencontrées dans le déploiement d’une stratégie RSE ; apporter enfin des connaissances scientifiques et managériales sur les transformations relatives à la RSE. Le projet est animé par la volonté de décrire, de révéler, d’expliquer et d’analyser l’intrusion du concept de responsabilité sociale de l’entreprise dans un univers gestionnaire. Évoquons à présent le sommaire de ce livre. Les chapitres qui suivent sont autant d’explorations du processus d’appropriation de la RSE. Les chapitres 1 à 3 présentent le cadre de la recherche et la norme ISO 26000. Les chapitres 4 à 9 sont consacrés au cas de l’entreprise Fleury Michon. D’inspiration ethno-sociologique, ils « font parler le terrain ». Dans le premier chapitre, nous dessinerons les contours de la recherche. Nous situons notre propos à l’intersection de trois champs de recherche : la RSE, la normalisation et les outils de gestion. Pour montrer l’appropriation de la responsabilité sociale par une entreprise à travers le prisme de la norme ISO 26000, nous convoquerons tout d’abord des éléments de littérature portant sur la normalisation, dans le but de circonscrire le phénomène de normalisation de la RSE. La RSE est un concept dont l’évolution théorique a favorisé son
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institutionnalisation. En concevant l’ISO 26000, l’organisme ISO a contribué à dépasser la vision normative traditionnelle. Au prix d’un processus d’élaboration long et inhabituel, cette norme s’est emparée d’un sujet socio-politique. À travers une approche pluridisciplinaire convoquant des connaissance politiques, juridiques et gestionnaires, nous verrons que l’ISO 26000 représente un outil circulant transnational qui se joue des frontières – tout comme le développement durable – et remet en cause certaines conventions déjà établies. Nous focaliserons ensuite notre attention sur les travaux relatifs aux outils de gestion. L’ISO 26000, qui offre une représentation formalisée de la RSE, peut être appréhendée dans une logique managériale comme un outil de gestion. Ce courant de recherche offre la possibilité d’analyser les outils au contact du social dans lequel ils s’insèrent. Ils deviennent alors un prétexte pour suivre les transformations qu’occasionne leur déploiement. Pour approfondir encore la recherche, nous utiliserons le cadre d’analyse de l’appropriation. Celui-ci apporte une dimension élargie de l’usage de la norme ISO 26000, à partir de quatre perspectives principales issues des théories des organisations : instrumentale, socio-politique, cognitive et symbolique. Le chapitre 2 étudie l’ISO 26000, une norme internationale proposant d’accompagner les organisations dans leur démarche responsable. Bien que le cœur de notre analyse longitudinale consistera, dans les chapitres suivants, à observer l’inscription de l’ISO 26000 dans une entreprise ; la préface de l’ouvrage coordonné par François-Xavier de Vaujany (2005), rédigée par Armand Hatchuel recommande « d’étudier la nature de ces outils, leur genèse, leur déploiement ou leur mort » (de Vaujany, 2005, p. 11). Renforçant cette invitation, Chiapello et Gilbert (2013, p. 263) conseillent d’observer l’« état circulant » de l’outil, puisque son ancrage dans une situation de gestion ne doit « pas occulter son histoire, l’environnement culturel, économique et social de sa conception, les intentions de ses inventeurs » (Ibid., p. 29). Ainsi, nous porterons notre attention sur la genèse instrumentale de l’ISO 26000, afin d’en comprendre la singularité et les conditions d’émergence, d’identifier son processus d’élaboration, d’étudier ses caractéristiques, son contenu et ses enjeux de légitimité. Le chapitre 3 positionne la recherche sur un plan épistémologique et méthodologique. Cette partie explicite le statut de la connaissance produite, et introduit une réflexion sur les spécificités des sciences de gestion. Notre recherche est constructiviste et utilise une méthodologie qualitative. L’étude d’un cas unique sert ici à comprendre un phénomène en profondeur, celui du processus d’appropriation de la RSE. L’accès au terrain a été réalisé dans le cadre d’une recherche intervention. La particularité de ce courant français de recherche réside dans son rapport de proximité particulier avec les organisations. Un groupe de chercheurs et de gestionnaires interagissent dans une intention transformative. L’entreprise constitue le terrain de recherche. Ce projet de recherche avait pour finalité managériale d’accompagner le groupe Fleury Michon dans la conception et le déploiement d’une stratégie RSE. Les travaux portant sur les monographies d’entreprises sont rares. Ils sont chronophages et accumulent nombre de données. Ils offrent cependant l’occasion de mener une analyse approfondie des phénomènes organisationnels. Pour restituer la richesse d’une étude de
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cas longitudinale, le chapitre 4 prend le temps d’aller à la rencontre du terrain. Il expose le cas Fleury Michon au regard du contextualisme (Pettigrew, 1987, 1990), dans la mesure où une partie des éléments descriptifs et explicatifs qu’il restitue – le contexte, le contenu et le processus de changement – participe de l’appropriation de la RSE. La première partie du chapitre présente le contexte externe, c’est-à-dire l’environnement dans lequel évolue le groupe industriel. La deuxième partie pose les fondements d’une analyse du contexte interne dans laquelle la grille d’analyse du tissu culturel (Johnson, 1992) assure une compréhension de la culture organisationnelle de l’entreprise. Les deux dernières parties s’appuient respectivement sur une description du changement à travers les représentations de ceux qui le vivent, et sur une présentation processuelle de ce changement qui se structure selon les principales étapes du projet d’opérationnalisation de la norme ISO 26000. Le chapitre 5 entrera directement dans l’entreprise, et nous donnera l’occasion d’accéder à une partie des dimensions cachées de Fleury Michon. Nous allons étudier l’ancrage de la RSE à travers les représentations des acteurs interrogés, puisqu’elles orientent sa dynamique d’appropriation. L’attention sera portée sur les principales représentations de la RSE au sein de l’entreprise et sur les compréhensions initiales des lignes directrices de la norme ISO 26000. L’analyse de ces représentations permet de comprendre le milieu social dans lequel s’insère la RSE et de saisir ce que pensent les acteurs de l’entreprise, non seulement au moment de l’entretien, mais aussi dans une évolution de leur pensée lorsqu’ils sont réinterrogés. Nous décoderons en profondeur les interprétations des membres du comité de pilotage participant au projet RSE, celles des dirigeants et celles des administrateurs. Pour finir, nous nous pencherons sur les prismes dominants et aveugles de l’appropriation en les mettant en relation. Il semble en effet intéressant de percevoir si ces quatre perspectives sont inclusives, complémentaires ou successives, et si chacune d’entre elles est dépendante ou non de l’autre. Nous restituerons ces représentations sous la forme d’un récit issu des entretiens réalisés pendant l’intervention. Le chapitre 6 apporte une lecture empirique des paradoxes du management de la RSE. Il dresse un constat, celui de l’émergence de forces de blocage à l’œuvre dans le processus d’appropriation de la RSE. En situation de changement organisationnel, le concept de paradoxe est envisagé dans une vision positive (Smith et Lewis, 2011) favorisant l’acceptation des tensions inhérentes à la RSE pour les réguler. Dans cette perspective, le paradoxe est pensé comme un moyen de réguler les tensions révélatrices de contradictions inhérentes au fonctionnement des organisations. L’étude du cas Fleury Michon permet de repérer ces tensions qui traversent l’entreprise, et apporte une compréhension des paradoxes à l’œuvre dans la conception et le déploiement de la démarche stratégique de RSE. Nous avons ainsi pu discerner six principaux facteurs de blocage, prenant la forme de couples de tensions. Dans le chapitre 7, nous proposerons des recommandations pour améliorer les situations de blocage rencontrées dans le précédent chapitre. La gestion de ces paradoxes nous enseigne la manière dont la régulation de ces tensions facilite l’appropriation de la RSE. Nous avons identifié six leviers pour conduire le changement et réguler les tensions émergeant du processus d’appropriation de la RSE au prisme de l’ISO 26000. Pour Fleury
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Michon, la recherche intervention a facilité la contextualisation de la RSE, et l’ingénierie de projet a stimulé la mise en œuvre de l’ISO 26000. Pour favoriser l’appropriation, il importe de dépasser rapidement les représentations contraignantes liées à une norme ISO, tout en considérant la démarche dans un temps long. Il convient aussi d’ancrer la RSE dans la dimension économique, afin que la démarche ne reste pas déconnectée des affaires. Enfin, la dimension identitaire de Fleury Michon a joué un rôle particulier dans le processus d’appropriation. Ce levier de régulation conduit à appréhender la RSE dans un Cultural Case et pas uniquement dans un Business Case. Le chapitre 8 esquisse une description des forces à l’œuvre se rapprochant encore un peu plus de la réalité. En effet, l’ouvrage expose jusqu’ici une vision linéaire, prévisible, contrôlée qui n’est pas vraisemblable. Le parcours emprunté par la RSE dans l’organisation semble aller de soi. Il n’en est rien. Il apparaît bien plus sinueux dans les faits. Dans ce chapitre, nous allons suivre, progressivement, le parcours de la conception et du déploiement d’une stratégie de RSE. À l’appui de la sociologie de la traduction, l’analyse met en perspective les itérations successives du processus de traduction de la RSE dans l’entreprise et fait état des virages, des arrêts et des reprises de ce parcours accidenté. La relecture chronologique du cas souligne les différentes étapes de l’appropriation, dont une partie était encore restée invisible. L’interprétation qui se dégage de la sociologie de la traduction accentue les difficultés liées à l’opérationnalisation de la RSE. Ce cadre théorique dissèque les rapports des acteurs qui interagissent, dévoile les stratégies et les controverses à l’œuvre. L’agencement des dispositifs humains et non-humains mobilisés au gré des phases d’intéressement, d’enrôlement et de mobilisation a guidé l’appropriation de la RSE jusqu’à sa traduction dans un projet d’entreprise. Dans le chapitre 9, la dimension appropriative de la RSE nous donnera l’occasion d’observer le changement. Nous mettrons en perspective les transformations organisationnelles qui ont été influencées par la RSE et l’ISO 26000. Il s’agira de comprendre comment les lignes directrices de l’ISO 26000 sont entrées en contact avec l’entreprise ; ce qu’elles ont fait évoluer ; ce qui a été oublié ; leurs conséquences sur la stratégie et la gouvernance, sur les pratiques managériales et les structures. Une série d’exemples concrets témoignera des évolutions opérées durant huit ans par le groupe Fleury Michon. Une dernière précision de circonstance : lorsque j’utilise l’acronyme RSE, je parle indistinctement de responsabilité sociale de l’entreprise, de responsabilité sociétale de l’entreprise que de responsabilité sociétale de l’organisation. En vous souhaitant une excellente lecture.
Chapitre 1 – Une mise en contexte de la recherche L’attention portée à la RSE sera d’abord animée par une réflexion qui mobilisera les concepts de normalisation et d’outils de gestion. Selon l’angle mobilisé, l’ISO 26000 représente en effet une norme et un outil de gestion. À l’aide de ces deux notions, nous approfondirons l’étude de l’opérationnalisation de la RSE. L’articulation entre normalisation et outils de gestion constituera l’ossature heuristique sur laquelle nous décrypterons plus loin l’appropriation de la RSE à partir de notre terrain d’étude. Ce dialogue prendra forme dans le cadre d’analyse de l’appropriation. L’appropriation d’un outil de gestion comme la norme ISO 26000 favorise la compréhension d’un processus, rend compte de la dynamique de son évolution, permet d’en extraire toute la richesse et de multiplier les interprétations. Dans ce chapitre, le développement est organisé en quatre temps. Nous nous intéresserons successivement à la normalisation (1), à son influence économique, politique, juridique et gestionnaire en lien avec la RSE (2), au management de la RSE par les outils de gestion (3) et enfin aux quatre perspectives de l’appropriation (4).
La normalisation : une activité expansive par nature Les normes ordonnent le social, sans forcément le déterminer. La sociologie s’est toujours attachée à distinguer les normes des valeurs. C’est parce que les valeurs morales se transforment « en normes et en mœurs qu’elles assurent la régulation de la vie des individus et des groupes dans une société » (Mendras, 2013, p. 98). Les normes toujours plus nombreuses s’invitent aussi dans des espaces plus restreints que la société, en occupant par exemple une place incontournable dans la vie des organisations. À l’image des bouées de sauvetage, elles sont à la fois un amer, un standard à suivre, une reconnaissance à obtenir. Elles offrent une réponse à des besoins actuels d’entreprises et alimentent une logique de marché, dans laquelle leurs concepteurs – les institutions de normalisation – continuent à produire et innover pour exister. Il convient tout d’abord de distinguer les normes informelles des normes formelles (Helfrich, 2011). Les normes informelles gouvernent les conduites individuelles et collectives. Elles sont composées des normes sociales10 et des normes institutionnelles11. Les normes informelles prennent l’apparence de codes, règles, modes de comportement ou d’un jugement social. Les normes formelles font référence à des normes prenant la 10 « Ensemble des comportements et des modes de vie qui sont admis dans une société donnée (mœurs, coutumes, habitudes, modes, etc.) » (Helfrich, 2011, p. 15). 11 « Ensemble des comportements à adopter afin de répondre aux attentes des différentes institutions sociales » (Helfrich, 2011, p. 16). Exemple : les normes professionnelles, les normes morales d’une institution, les principes de fonctionnement économique.
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forme d’écrits. Elles regroupent les normes juridiques et scripturales. Une partie du droit est formé par les normes juridiques provenant d’organes étatiques. Les normes scripturales sont, quant à elles, « produites par des organismes de normalisation » (Ibid, p. 19). Alors que les normes juridiques sont d’application obligatoire, les normes scripturales possèdent la propriété d’être facultatives (Grenard, 1996, p. 47). Ces dernières ne cessent de gagner du terrain. Désormais, nous ne mobiliserons que la catégorie des normes scripturales. L’emprise normative sur le fonctionnement de la société L’étude d’une norme de RSE nous invite à clarifier quelques notions au premier rang desquelles figure la normalisation. La polymorphie des normes nous impose non d’en réaliser un inventaire exhaustif, mais d’en circonscrire la variété de ses manifestations. Dessinons tout d’abord un premier contour de la normalisation sous l’angle étymologique. Provenant du latin norma, une « norme » recouvre un double sens. La norme représente l’équerre, c’est-à-dire l’outil qui permet de tracer dans la norme (normãlis), et la règle, la loi, le modèle ou l’exemple de ce qui est conforme : « ad certam rationis normam vitam derigere »12 (Gaffiot, 1934, p. 1037 ; dans Helfrich, 2011, p. 13). Ces deux sens conduisent à identifier une double fonction : « D’une part, elle constitue une règle et d’autre part, elle suggère les actions à mettre en œuvre afin de s’y conformer. Ainsi, la norme est un concept qui constitue et qui régule son sujet » (Ibid, p. 13). La deuxième forme du contour apparaît sous un prisme historique, en considérant la norme comme le résultat d’une production normative. La normalisation française trouve son origine à la fin du XVIIe siècle, afin d’organiser le contrôle de la fabrication des navires pour la Marine (Igalens et Penan, 1994, p. 17). Le troisième contour est consacré aux définitions de la normalisation. Aujourd’hui, plusieurs définitions fournissent une idée du périmètre d’application qu’une norme peut investir. Dans l’activité de normalisation professionnelle, le guide ISO/CEI 2 (2004)13 définit une norme comme « un document établi par consensus qui fournit, pour des usages communs et répétés, des règles, des lignes directrices ou des caractéristiques, pour des activités ou leurs résultats, garantissant un niveau d’ordre optimal dans un contexte donné. Il convient que les normes […] visent à l’avantage optimal de la communauté » (ISO/CEI, 2004, p. 3). Cette définition marque une légère évolution lorsqu’on la compare avec la précédente. L’ISO précisait auparavant que la norme était une « spécification technique ou autre document accessible au public, établi[e] avec la coopération et le consensus ou l’approbation générale de toutes les parties intéressées, fondé[e] sur les résultats conjugués de la science, de la technologie et de l’expérience, visant à l’avantage optimal de la communauté dans son ensemble et approuvé[e] par un organisme qualifié sur le plan national, régional ou international » (Igalens et Penan, 1994, p. 5).
12 Traduction : mener sa vie suivant une règle de doctrine inflexible. 13 Repris dans la normalisation française par NF EN 45020/X 50-080 Termes généraux et leurs définitions concernant la normalisation et les activités connexes.
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La directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil européen du 22 juin 1998 définit une norme comme étant « une spécification technique par un organisme reconnu à activité normative pour application répétée ou continue, dont l’observation n’est pas obligatoire et qui relève de l’une des catégories suivantes : -- norme internationale : une norme adoptée par un organisme international de normalisation et mise à la disposition du public, -- norme européenne : une norme adoptée par un organisme européen de normalisation et mise à la disposition du public, -- norme nationale : une norme adoptée par un organisme national de normalisation et mise à la disposition du public » (UE, 1998, p. 12). La définition française de la normalisation est précisée dans le décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 relatif à la normalisation volontaire. Le législateur mentionne que « la normalisation est une activité d’intérêt général qui a pour objet de fournir des documents de référence élaborés de manière consensuelle par toutes les parties intéressées, portant sur des règles, des caractéristiques, des recommandations ou des exemples de bonnes pratiques, relatives à des produits, à des services, à des méthodes, à des processus ou à des organisations » (Chap. 1, article 1er). L’ancienne définition française délimitait la norme dans une optique plus technique et commerciale, dont l’objet était de « fournir des documents de référence comportant des solutions à des problèmes techniques et commerciaux concernant les produits, biens et services qui se posent de façon répétée dans des relations entre partenaires économiques, scientifiques, techniques et sociaux » (Décret n°84-74 du 26 janvier 1984). Dans l’ensemble, ces définitions omettent la référence à la caractéristique principale de la norme : son application volontaire. Seul le décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 réserve au pouvoir réglementaire la prérogative de rendre la norme obligatoire : « Toutefois, les normes peuvent être rendues d’application obligatoire par arrêté signé du ministre chargé de l’industrie et du ou des ministres intéressés ». De ces définitions convergent bien deux aspects fonctionnels attribués aux normes, désignés plus haut : le référentiel commun et la conformation. Des notions non explicitées sont aussi associées à ces définitions, notamment par l’intermédiaire des représentations sociales ; celles de partage et d’optimisation. Nous remarquons aussi que l’évolution de ces définitions produit une extension du périmètre normatif, marquant le passage d’une référence quasi-exclusive à la dimension technique, à des recommandations variées applicables à d’autres dimensions. Retenons pour la suite que la norme est un modèle prescriptif et formel, élaboré par consensus.
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La France associe la notion d’intérêt général et de développement durable14 à la normalisation. L’État représente un acteur institutionnel majeur qui s’intéresse à l’activité de normalisation car elle constitue une voie de régulation pour conduire son action politique, qui présente l’avantage de dépasser le périmètre de ses frontières nationales. Parmi les derniers rapports publiés sur les normes, celui coordonné par Claude Revel, remis le 28 décembre 2012 à Madame Nicole BRICQ, ministre du Commerce extérieur, se nomme « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France ». Ce rapport dresse un état des lieux de la « présence internationale et le positionnement de la France en matière de normes » et le constat du retard français et de la position défensive de notre pays. À l’instar de Swann (2000), le rapport recommande au gouvernement de participer au processus de normalisation et fournit une série de propositions pour renforcer son influence normative internationale. Le rapport envisage la normalisation comme un outil stratégique de défense des intérêts nationaux pour anticiper les exigences futures, peser sur les normes des marchés – facteurs de compétitivité des entreprises – et les États, soumis eux aussi dans ce cadre à une situation de concurrence. Élisabeth Lamure a remis, le 12 juillet 2017 à la commission des affaires économiques du Sénat, un rapport d’information relatif à l’impact économique et juridique de la normalisation volontaire qui s’intitule : « Où va la normalisation ? En quête d’une stratégie de compétitivité respectueuse de l’intérêt général ». Le rapport formule vingt-huit recommandations visant à assurer la performance et l’efficacité d’un système de normalisation soucieux des préoccupations d’intérêt général, et à favoriser une stratégie servant les intérêts de la France dans une activité concurrentielle et transnationale. Alors que le phénomène de mondialisation rend les États moins puissants qu’ils ne l’étaient avant la période de libre échange économique, la normalisation permet de compenser cette perte de contrôle et de légitimité en pesant sur les référentiels internationaux. Entre ces deux publications, un autre rapport, en date du 26 mars 2013, proposait de « lutter contre l’inflation normative » mais il avait pour objet les normes juridiques et non les normes scripturales. Pour certains, le recours à la normalisation peut être aussi envisagé comme une mesure de simplification ou de remplacement des normes juridiques. L’institutionnalisation croissante des normes Au fil des années, les normes sont devenues des instruments majeurs de régulation économique. Destinées à servir de standard, elles couvrent, en toute discrétion, une variété d’activités techniques – métrologie, télécommunications, informatique – les spécifications techniques – format du papier, archivage électronique, format de compression – ou bien les systèmes de management – qualité, énergie, risques, environnement, sécurité alimentaire.
14 Le second alinéa de l’article premier du décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 relatif à la normalisation volontaire énonce que la normalisation « vise à encourager le développement économique et l’innovation tout en prenant compte des objectifs de développement durable ».
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Avec les accords, les conventions et les traités, les normes participent à la fluidification des échanges du commerce mondial. En France la normalisation est institutionnalisée par des organismes de normalisation, tandis qu’aux États-Unis elle résulte d’associations de producteurs privés représentés dans des consortiums (Mione, 2011, p. 32). Cette institutionnalisation a eu pour corollaire d’accroître l’influence des normes sur l’activité économique. La France compte quelques 35 000 normes NF, EN et ISO (Lamure, 2017). Les États et les organisations accordent aux normes une importance stratégique (Revel, 2012; Lamure, 2017). Il faut savoir que l’essentiel des nouvelles normes disponibles en France, soit 90% d’entre elles, sont produites à l’échelle européenne et internationale, et représentent 70% du total des normes disponibles en France (Lamure, 2017, p. 15). C’est bien sûr le cas pour la norme qui nous intéresse : l’ISO 26000. Cette situation atteste de la supranationalité de la norme scripturale. En accompagnant l’économie, la normalisation étend progressivement son périmètre d’application et accroît son influence. Cette prolifération normative au niveau macro-économique élargit le pouvoir des organisations qui les élaborent ou les diffusent, au premier rang desquelles figurent l’AFNOR pour la France, le CEN15 pour l’Europe et l’ISO pour l’international. La normalisation regroupe des réseaux d’acteurs puissants appartenant aux sphères tant privées que publiques. Les effets de la normalisation sur la régulation des échanges revêtent aussi des conséquences juridiques. Puisqu’elle appartient à la catégorie des normes formelles, la norme scripturale entretient une confusion du fait de sa proximité avec la norme juridique, notamment si l’on se place au niveau international. L’ISO est une organisation internationale de droit privé. Depuis 1947, elle est la principale productrice de normes d’application volontaire, avec quelques 19 000 normes produites. L’ISO ne fait donc pas partie des organisations internationales de droit public comme le sont l’ONU, l’OIT, l’OMC, l’OMS, qui tirent leur légitimité des États qui les composent. Attention, la nuance est subtile pour les non juristes. L’organisme de normalisation international est composé de représentants d’organisations nationales de normalisation des 164 pays. Les organismes nationaux les plus représentatifs de la normalisation dans leurs pays respectifs – comme l’AFNOR pour la France – sont des comités membres de l’ISO. Dans l’article 2.1 de ses statuts, l’objet de l’ISO est clairement précisé. Il consiste à « favoriser le développement de la normalisation et des activités connexes dans le monde, en vue de faciliter entre les nations les échanges de marchandises et les prestations de services et de réaliser une entente dans les domaines intellectuel, scientifique, technique et économique »16. L’enracinement des normes dans le champ gestionnaire a des répercussions sur la vie des organisations. Devenue une actrice majeure de la production de normes destinées à la gestion des organisations, l’ISO est reconnue comme une institution de normalisation, 15 Comité Européen de Normalisation. 16 Page 21 des statuts de l’ISO : https://www.iso.org/files/live/sites/isoorg/files/archive/pdf/fr/ statutes.pdf
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dont elle tire une double reconnaissance. D’une part, elle est l’émanation des organismes nationaux de normalisation et d’autre part, son travail est reconnu par les utilisateurs de normes. Mais pour parvenir à publier la norme ISO 26000, l’organisme ISO a dû renforcer sa légitimité. La recherche de légitimité de l’ISO Dans le champ de la normalisation, les institutions normatives ont pour fonction l’élaboration et la diffusion des normes volontaires. À l’instar d’autres activités économiques, les organisations composant ce champ institutionnel sont en situation de concurrence. Les acteurs de la normalisation recherchent dès lors des moyens pour légitimer leur activité visà-vis de l’environnement. En mobilisant le courant néo-institutionnaliste (Meyer et Rowan, 1977; DiMaggio et Powell, 1983), l’activité de normalisation peut être appréhendée du point de vue de l’impératif de légitimité des institutions productrices de normes. La légitimité permet aussi de répondre aux interrogations, portant sur la reconnaissance sociale d’une institution, l’ISO, à s’emparer d’un sujet socio-politique comme la RSE pour l’intégrer dans une norme. Jacques Igalens évoque la question de « la légitimité d’un organisme de normalisation (fût-il international) à proposer une norme qui concerne les relations de toute organisation avec son environnement, c’est-à-dire avec l’ensemble de la société. Jusqu’à preuve du contraire, il existe une répartition des rôles au niveau mondial et il incombe à des institutions régionales ou internationales de fixer le cadre des relations entre les acteurs économiques et politiques à l’échelle des régions ou de la planète (Imbs, 2005) » (Igalens, 2009, p. 102). Le néo-institutionnalisme fonde l’analyse de la RSE « à travers non seulement le prisme de la normativité mais aussi celui de la légitimité de ses pratiques en tant que réponses institutionnelles aux contraintes de l’environnement […] D’autres auteurs ont également souligné l’importance d’une telle approche pour l’étude de la notion de RSE (Quairel, 2004 ; Bensebaa, Beji-Becheur, 2005), développant […] l’influence d’institutions normatives sur les pratiques de RSE » (Borgne-Larivière, Mauléon et Schier, 2009, p. 189). L’ISO représente à ce titre un cas emblématique. L’évocation d’un « paradigme du système ISO » (Helfrich, 2011), souligne la spécificité du rapport à la norme de l’organisme ISO. Dès lors, « L’ISO n’est pas uniquement une structure institutionnelle. Elle est également une partie prenante centrale de la normalisation » (Ibid., p. 47). Ce paradigme s’explique par la façon « dont ce système s’approprie le concept de norme et conçoit son rôle pour la société » (Ibid.). Une action sociale est considérée légitime si elle se justifie aux yeux de la société. Or l’ISO, organisme de droit privé, a débordé de son champ d’expertise pour traiter d’un concept aux contours imprécis, faisant référence à des valeurs morales et éthiques. La crédibilité et la confiance accordées à une production normative sont en relation directe avec la légitimité de sa source (Igalens, 2009, p. 102). Dans cette perspective, « pour qu’une norme de responsabilité sociétale d’ambition universelle soit légitime, il faut qu’elle
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émane d’une institution qui elle-même soit légitime, sociétale et universelle (Capron 2006, Bardelli 2006) » (Ibid.). L’évolution des normes pose alors la question de la légitimité de l’organisation ISO à édicter une norme encadrant les relations entreprise-société. Certes, l’ISO est une institution dont la légitimité lui permet de s’emparer d’un sujet de dimension socio-politique, complexe, englobant, encore instable – la RSE – afin de le réguler. Plusieurs auteurs ont remarqué ce décalage. Isabelle Daugareilh estime que l’ISO a pris un double risque : « Le premier risque est celui de l’absence de légitimité et de compétence pour traiter d’une question éminemment politique, celle de la place de l’entreprise dans la société et dans un contexte de globalisation de l’économie, question pour laquelle on estime que les autorités naturelles de régulation devraient être les institutions internationales (ONU, OIT, OCDE, UE) ainsi que les États. Le deuxième risque touche aux relations avec le droit comme mode de régulation des relations dans la société contemporaine » (Daugareilh, 2011, p. 145). La normalisation de la RSE suppose en effet « de penser les relations de l’organisation avec la société ; les questions posées ne sont plus techniques mais politiques […] et l’ISO est ainsi sorti de son rôle et de son domaine traditionnel de compétences » (Capron, Quairel-Lanoizelée, Turcotte, 2011, p. 7). Puisque nous évoquons ici la question de la légitimité et celle de la place de la normalisation dans la société, nous allons procéder par analogie pour approfondir notre réflexion. Les travaux de Noël, Blum et Constantinidès (2010) se sont intéressés à la conformité éthique et à la compatibilité des procédures de normalisation comptable internationale avec les exigences d’une société démocratique. À travers un questionnement sur la légitimité d’une norme temporaire – l’IFRS 6 (Prospection et Évaluation des ressources minérales) – consacrée à l’enregistrement des coûts d’exploration pétrolière, les auteurs ont constaté que la normalisation comptable internationale « dépendait largement de rapports d’intérêts entre des acteurs économiques dominants » (Noël, Blum et Constantinidès, 2010, p. 155). Le processus d’élaboration de cette norme est qualifié d’« éminemment politique » car la représentation et le poids des intérêts des acteurs économiques et sociaux sont inégaux lors de la négociation. Ce processus « est susceptible de poser des problèmes sur le plan éthique » (Ibid.). Il résulte de ce processus le risque que la comptabilité soit instrumentalisée « au service de la compétitivité économique de secteurs ou d’acteurs déterminés. Cette conséquence s’oppose ouvertement aux objectifs affichés des normes comptables internationales, à savoir la promotion d’une information financière transparente, comparable et pertinente pour les investisseurs » (Ibid.). En utilisant les travaux du philosophe Habermas, les auteurs parviennent à la conclusion que les logiques d’acteurs participant au processus de production de la norme, qu’elles proviennent du mode de fonctionnement, de la composition ou des rapports de force, tiennent davantage de l’agir stratégique que de l’éthique de communication. En réalité, la normalisation comptable internationale dépend de la lutte de pouvoirs et des intérêts des acteurs économiques dominants alors même que « la logique du “due process” peut réunir en apparence les conditions de réalisation d’une éthique de la discussion (transparence des débats, consultation des différents acteurs impliqués à différents niveaux) » (Ibid.). Ce déficit démocratique a aussi été observé dans d’autres institutions internationales par Boy (2003).
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Avec l’ISO 26000, la recherche de légitimité visait en partie à occuper un champ nouveau de normalisation. Cette recherche de légitimité n’enlève en rien la nécessité d’énoncer une vision partagée de la RSE au niveau international, et d’élaborer des pistes de régulation des pratiques des organisations. Certaines d’entre elles éprouvent le besoin de s’appuyer sur un outil pour entreprendre ou conforter une démarche de RSE. La norme a le mérite d’exister et de promouvoir des valeurs sociétales universelles. Le texte est évidement le fruit d’un compromis qui « représente une avancée importante sur les concepts et la définition de la responsabilité sociale d’une organisation » (Capron, Quairel-Lanoizelée et Turcotte, 2011, p. 8). Une autre conséquence de la publication de l’ISO 26000 tient au renforcement du cadre juridique des accords internationaux déjà existants sur lesquels la norme s’est adossée. La confusion entre légitimité et souveraineté tend alors à entraîner une perte de repère. L’emprise du droit international est « rendu[e] plus effecti[ve] nonobstant l’inaction et l’inefficacité des moyens mis en œuvre par les États, passeurs habituels du droit international » (Daugareilh, 2011, p. 147). En effet, les enjeux de cette norme transcendent l’influence des États et leurs attributs démocratiques. La question de la légitimité d’une institution internationale de normalisation ne se situe pas sur le même registre que celle de la souveraineté des États. Cependant, « Dans de nombreux domaines, les États partagent désormais leur souveraineté avec les institutions internationales qui jouent un rôle croissant dans la régulation économique et sociale (ONU, OIT, FMI, Banque mondiale, GATT) » (Boy, 2003, p. 472). L’émergence d’une société transnationale oblige à repenser le pouvoir des acteurs de la sphère politique. Dans ce cadre, la normalisation participe d’une gouvernance mondiale étendue basée sur « la mise en œuvre de règles communes par une autorité reconnue comme légitime à l’échelle planétaire » (Abélès, 2012, p. 165). Les recherches portant sur le transnationalisation offrent une lecture des « effets de la soft regulation dans laquelle des standards et autres normes écrites ont un rôle actif dans la structuration des champs » (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 103). Il faut comprendre que la recherche de légitimité de l’ISO « s’opère par un processus long de négociations internationales au sein de l’ISO qui met en place, pour la première fois, une forme de démocratie participative par une approche empirique d’identification des parties prenantes et également de démocratie représentative à l’image des États de droit souverains » (Cadet, 2010, pp. 406-407). Les organisations normalisatrices représentent des institutions dont la légitimité progresse proportionnellement à l’étendue du périmètre des sujets qu’elles encadrent. L’inflation de production de normes scripturales, conjuguée à l’intérêt suscité par les entreprises utilisatrices de ces normes, a permis à l’ISO d’élargir son champ d’action. « Chaque étape de l’élargissement du champ d’application de la normalisation renvoie à des sujets de plus en plus complexes et subjectifs » (Helfrich, 2010, p. 53). Pour continuer d’exister, les organismes normatifs sont contraints d’accentuer leur production, en se démarquant par l’innovation, la communication, afin d’influencer leurs futurs utilisateurs. Ainsi, l’activité même de normalisation recèle un potentiel marchand. À l’instar d’autres produits, une partie des normes sont payantes. Les normes conçues par l’ISO entrent en concurrence avec d’autres normes et référentiels conçus par d’autres organisations.
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En quelques décennies, les organismes de normalisation sont aussi devenus des acteurs économiques influents qui n’échappent pas aux logiques d’un marché mondialisé. Les institutions qui conçoivent les normes et les promeuvent, élaborent des stratégies dans le but de les imposer comme un « standard » reconnu et largement diffusé. Cette logique de promotion sert la marchandisation des normes. L’objectif est même renforcé par les intérêts économiques que certains experts participant au processus d’élaboration des normes retirent par la suite ; intérêts constituant la « valorisation d’un potentiel marchand associé à la norme » (Brès et Gond 2014, p. 234).
Normaliser la rse : quelles implications ? Les vertus attachées à la normalisation en masquent souvent les limites. Pour dissiper cet écran de protection, nous continuerons d’adopter une posture macro-sociale transdisciplinaire. Nous convoquerons différentes disciplines pour envisager les rapports qu’entretiennent l’économie, la politique, le droit et la gestion avec la normalisation et ses implications pour la société. L’influence de la normalisation sur la régulation économique La littérature économique traitant des normes est abondante (Swann, 2000). Elle observe principalement l’impact de la puissance normative sur un plan macro-économique. Les normes sont, à ce titre, des outils économiques majeurs facilitant les échanges mondiaux et limitant les risques. Leur influence sur les échanges économiques internationaux n’est plus à démontrer. Par exemple, les normes de qualité minimales améliorent le rendement commercial d’un pays en réduisant les coûts de transaction, ainsi que les questions de compatibilité et d’interface (Swann, 2000 ; Jones et Hudson, 1996). Les normes techniques élaborées par l’ISO répondent à une attente du marché et facilitent la circulation des marchandises à l’échelle mondiale (Daugareilh, 2011, p. 144). L’activité des normes a modelé la régulation des systèmes économiques internationaux, apportant une forme de stabilité et de sécurité dans les échanges. Dès lors, la normalisation a connu une évolution importante en s’infiltrant dans des activités toujours plus nombreuses, valorisant le travail accompli par les organisations productrices de normes. Ainsi, « La normalisation est passée d’une image coercitive à une image positive, celle d’un vecteur essentiel de la libre circulation des biens » (Igalens et Penan, 1994, p. 123). Une norme est un instrument de régulation du commerce international qui, du point de vue des marchés, possède un effet de coordination. Au fil du temps, la norme est devenue « une donnée de référence, publique, établie avec la coopération de tous les intéressés et mise au service des différents agents économiques » (Grenard, 1996, p. 46). Au niveau économique, la normalisation facilite les échanges et favorise le développement et l’innovation. Les travaux de Knut Blind (Blind, 2004; Blind et Jungmittag, 2005, 2008) ont mis en avant l’impact plutôt positif de la normalisation sur l’innovation et la concurrence. La normalisation accompagne la diffusion de nouveaux produits sur le marché, ce qui
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favorise et soutient la croissance. Toujours selon les sciences économiques, l’évolution historique de la normalisation place celle-ci dans un double objectif « d’organisation et de rationalisation de la production et de généralisation des échanges. Le premier est lié à un mouvement d’uniformisation et d’interchangeabilité, le second à la nécessité de disposer d’un système de référence permettant de réduire les coûts de transaction, ou plus globalement de “communiquer” plus facilement, c’est-à-dire de disposer d’un “codebook” à l’intérieur d’une communauté » (Bénézech, 1999, p. 9). Son objectif principal de stabilisation des échanges n’implique pas que l’activité normative demeure statique. Agnès Grenard (1996) a souligné la dynamique d’adaptation de la normalisation au contexte économique et social. Ainsi les normes « sont évolutives et connaissent de perpétuels mouvements. Régulièrement des normes disparaissent, d’autres émergent et coexistent pour répondre à des enjeux nouveaux » (Grenard, 1996, p. 50). Avec la complexification occasionnée par la mondialisation des échanges, les ÉtatsNations rencontrent des difficultés à se coordonner entre eux pour apporter des réponses communes à des enjeux de dimension planétaire hors marché. Le modèle sur lequel se sont développé les échanges commerciaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a des conséquences sur le changement climatique. En s’immisçant dans la sphère sociétale, la normalisation de la RSE alimente le débat sur la régulation des externalités économiques. D’un point de vue macro-économique, la finalité de la normalisation de la RSE peut être perçue comme la construction d’un cadrage à l’instar du concept de cadrage-débordement (Callon, 1999). Ce cadrage consiste à refroidir ces situations chaudes en instrumentalisant et en mesurant les débordements, tout en produisant un consensus sur la situation ; l’objectif étant de stabiliser une situation. Ce concept démontre que « derrière la notion d’externalité se trouve celle plus fondamentale de cadrage qui renvoie à la possibilité d’identifier des débordements et de les contenir » (Ibid., p. 405). Appliqué à la responsabilité sociale, ce concept attribue à la RSE un rôle de régulation du capitalisme mondial pour tenter de cadrer les débordements d’un libéralisme économique débridé, qui s’autoalimente depuis la dérégulation des marchés financiers. Les desseins politiques de la normalisation Selon l’orientation pragmatique du guide ISO de la normalisation professionnelle (ISO/ CEI, 2004), nous venons de constater plus haut qu’une norme devait apporter un avantage optimal à la communauté. Comment déterminer et mesurer cet avantage en matière de RSE ? Par ailleurs, dans sa position d’interface entre la société et l’entreprise (Gond et Igalens, 2010) la RSE tend à élargir, voire à redéfinir le rôle de l’entreprise dans la société, notamment à travers la notion d’intérêt général. « L’entreprise ne peut donc plus se contenter d’être au service de fins privées, elle doit formellement contribuer à l’intérêt général. La question qui se pose alors est la suivante : est-il possible de faire de l’entreprise un outil au service de la société (intérêt général), et non seulement d’un groupe particulier (fins privées) ? » (Gendron,
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Lapointe et Turcotte, 2004, p. 79). Dans une vision autorégulatrice, la responsabilité de l’entreprise se positionnerait « entre la main invisible du marché, et la main trop visible de l’État, celle du gestionnaire peut contribuer à la régulation et qu’il faut donc lui laisser la marge de manœuvre nécessaire pour œuvrer à l’intérêt général (Goodpaster et Matthews 1983 : 74) » (Ibid.). Néanmoins, les enjeux de la RSE dépassent les frontières de l’État-Nation, dont la souveraineté est en perte d’influence au regard des bouleversements établis par les règles du commerce mondial et de la libéralisation de la finance internationale. Ainsi, dans un contexte de globalisation, la puissance étatique se trouve fragilisée « par le jeu conjugué du marché et des organisations transnationales » (Abélès, 2012, p. 153). À l’extrémité, la RSE placerait alors l’entreprise dans un modèle idéal d’entreprise providence (Salmon, 2009). Mais il n’en est rien. Dans un environnement globalisé, la normalisation est considérée comme intrusive. Celle-ci prend, en effet, la forme d’une pression internationale exercée sur un territoire national. Cette situation renforce le pouvoir croissant des grandes entreprises devenues supranationales. « La “Corporate Governance” constitue la forme codifiée de la souveraineté dans le cadre d’un territoire économique, celui de la grande entreprise… » (Pesqueux, 2011, p. 212). La normalisation questionne des enjeux essentiels en matière de souveraineté. La sphère privée gagne du terrain sur la sphère publique. « Le millenanial capitalism, pour reprendre l’expression de Jean et John Comaroff17, a pour contrepartie l’affaiblissement du couple territoire-État qui jouait auparavant un rôle structurant dans les sociétés occidentales » (Abélès, 2012, p. 27). Un système régulateur international émerge, de nature hybride et complexe, « proposé et conçu par des acteurs privés, mais encadré par les pouvoirs publics » (Gendron, La Pointe et Turcotte, 2004, p. 24), qui aliment la constitution d’« organisation pluraliste » (Brès, 2013), participant de ce phénomène dans lequel les objectifs divergent et le pouvoir devient indécelable. Ainsi, la gouvernance polycéphale de régulation internationale qui émerge se structure autour de quatre pôles : l’autorégulation des entreprises, la normalisation professionnelle, la négociation collective internationale et les conventions interétatiques (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007, p. 70). En analysant les enjeux de la mondialisation des normes comptables, Michel Capron (2007) remarque que la « privatisation de l’élaboration des normes comptables marque un tournant dans la façon de réguler l’activité commerciale et ne manque pas de traduire la manière dont une certaine conception de la construction européenne progresse au sein des instances communautaires, en préférant une régulation à caractère technocratique à un processus politique démocratique » (Ibid., p. 90). Dès 2004, donc avant la publication de l’ISO 26000, Anne Peeters spécifiait déjà que la RSE émergeait dans un mouvement de mondialisation marqué par une privatisation et une dérégulation dont les effets les plus marqués aboutissent à : 17 Comaroff, Jean et John L. Comaroff (2000), Millennial Capitalism: First Thoughts on a Second Coming, Public Culture, 12 (2), 291-343.
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-- « une place prédominante et accrue des multinationales : le chiffre d’affaires consolidé des plus grandes entreprises dépasse le PNB de certains États ; -- un désinvestissement des pouvoirs publics de matières sociales (privatisation des systèmes de santé et d’éducation, deuxième et troisième piliers des pensions), désinvestissement qui ménage une place pour le secteur privé, du moins dans les activités les plus rentables des services d’intérêt général ; -- la montée en puissance des organisations économiques et financières parallèle à l’affaiblissement des organisations politiques : le rôle du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est aujourd’hui au moins aussi important que celui de l’Assemblée générale des Nations unies ou de certaines de ses agences » (Peeters, 2004, pp. 7-8). Les évolutions de la normalisation redessinent les contours du pouvoir politique et du droit. Dans une approche anthropologique de la globalisation, Marc Abélès (2012, p. 164) souligne qu’à travers la montée en puissance du transnational se dessine la transformation de la représentation du politique. Ainsi, « les organisations internationales se sont emparées de la RSE comme un nouveau champ de réaménagement des rapports de forces » (Peeters, 2004, p. 8). Les travaux de l’institutionnalisme scandinave, qui portent sur les phénomènes transnationaux, ont mis également en évidence l’influence des normes internationales dans la gouvernance de l’économie marchande (Brunsson et Jacobsson, 2002), sans contrôle direct des États. La normalisation revêt alors pour conséquence un déplacement des sources de droit vers les pouvoirs privés économiques (Boy, 1998, 2003), qu’il s’agisse d’organisations privées ou bien d’organisations publiques auxquelles les entreprises peuvent participer indirectement. Les frictions entre le droit et la normalisation La normalisation de la RSE peut alors s’appréhender comme une soft law18, c’est-à-dire une règle de droit qui ne possède pas de caractère obligatoire. Pour la RSE, la soft law est l’engagement volontaire et non-contraignant d’une entreprise dans une démarche de développement durable. Elle est de fait dépourvue de mécanismes de contrôle et de sanction. Le décret n° 2009-697 du 16 juin 2009, relatif à la normalisation volontaire précise que « la normalisation est une activité d’intérêt général ». Lorsque l’intérêt général est invoqué, une des limites repose sur le caractère parfois non démocratique des règles que les organismes internationaux produisent (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 256). Plus particulièrement dans le cas de soft law, les normes internationales sont produites par des acteurs simultanément producteurs et utilisateurs de la norme, « ce qui engendre un déficit de légitimité qui doit être compensé par une forme de transparence ou l’accueil dans le processus d’autres parties 18 Par opposition à la hard law (le droit dur) qui revêt la force obligatoire donnée aux lois et règlements, la soft law (le droit mou ou souple) « est un terme utilisé pour faire référence à des mesures faiblement coercitives, reposant sur une logique de volontariat et d’autoproduction de la preuve » (Caron et Gendron, 2012, p. 14).
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prenantes » (Ibid, p. 256). La normalisation évince par exemple les partenaires sociaux de la négociation collective (Bodet et Lamarche, 2007). La soft law s’observe aussi comme une privatisation du droit (Gond et Igalens, 2010, p. 24). Selon une logique de transfert, la soft law pourrait à terme glisser vers la hard law selon la structure juridique des États. Alors que la frontière entre le droit et la normalisation devient floue, poreuse, la RSE renforce cette impression. L’ISO 26000 adosse ses lignes directrices à des directives internationales. La supériorité de la norme juridique a tendance à s’affaiblir sur le plan international (Daugareilh, 2011 pp. 144-145) alors que se confirme la prolifération des normes. Dans ces conditions, la norme pourrait devenir, par confusion ou par invasion, une source du droit. Celui-ci deviendrait par conséquent un produit composite, puisqu’il n’est plus seulement fondé sur les attributs de la puissance publique. À l’occasion du croisement de ces deux univers normatifs – celui du droit et celui de la normalisation – la question des implications juridiques se pose. L’assimilation des effets de la normalisation à une forme de réglementation engendre des présomptions de conformité qui bénéficient aux utilisateurs de ces normes (Meyer, 1998). La norme, dont le statut juridique est en gestation (Cadet, 2010, p. 406), vient renforcer l’altération des fondements du droit international. Le phénomène engendre un co-renforcement des normes et des lois (Helfrich, 2011, p. 110). Devant la perméabilité des sphères de la normalisation et du droit, la place accordée au droit pourrait progressivement s’estomper. Depuis deux décennies, la prolifération des normes techniques a envahi le marché au détriment des normes juridiques (Daugareilh, 2011, p. 145). Devant cette influence croissante des normes techniques, certains juristes considèrent la normalisation comme un processus de délégalisation (Supiot, 1984), voire de dérégulation (Boy, 1998, 2003). En étudiant l’ISO 26000, Daugareilh (2011) accentue encore la vision des enjeux sousjacents de cette norme. L’auteur avance que « le projet ISO 26000, par ses ambitions et par son contenu, brouille les relations, déjà floues et ambiguës, entre normes techniques et normes juridiques, s’il n’annonce pas la défaite du droit, ou du politique au profit de l’économique alors que les enjeux traités sont planétaires et que les solutions ne peuvent être que politiques » (Daugareilh, 2011, p. 146). Ainsi, « Le bazar des normes, dont la RSE constitue une des manifestations, est donc corrélatif de la globalisation et de la privatisation du “moment libéral” » (Pesqueux, 2011, p. 214). Si elle tend à prendre une ascendance juridique, la normalisation internationale représentet-elle pour autant une menace, une concurrence pour la production juridique d’un État ? La normalisation internationale en matière de RSE représente un complément aux législations et réglementations existantes pour encadrer certaines dérives liées à la globalisation des échanges. Elle substituerait alors l’incapacité de l’État-nation à étendre sa souveraineté en dehors de son territoire, en s’appuyant sur un modèle croisant le pouvoir et les prérogatives des institutions publiques et privées pour encadrer les activités économiques transnationales, et tenter de corriger leurs défaillances. Cependant, il pourrait s’agir d’une substitution d’apparence, car « en étant totalement dépourvue de mécanismes de contrôle et a fortiori de système de sanctions entendues au sens large du terme, elle se situe bien en deçà des
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instruments internationaux de soft law en vigueur si bien que l’extension de l’empire du droit international par ISO 26 000 reste virtuelle et, en l’état, un vœu pieux » (Ibid., p. 147). Un autre regard consiste à considérer la normalisation comme une forme d’instrumentalisation du droit par le monde des affaires. Il semble cependant plus réaliste de penser que l’ISO 26000 « participera manifestement du mouvement de privatisation de la régulation des firmes multinationales et contribuera à l’institutionnalisation d’une nouvelle logique normative complémentaire (mais pas substitut) au droit positif » (Baudry et Chassagnon, 2012, p. 60). En comparant la normalisation de la RSE avec la normalisation comptable internationale, « des rapports de force et des intérêts divergents peuvent s’équilibrer pour aboutir à un compromis favorisant l’ordre social (Ladrière, 2001), à la seule condition que les intérêts de chacun soient représentés de la même manière » (Noël, Blum et Constantinidès, 2010, p. 155). Cependant, la réflexion sur la représentativité, lorsqu’elle est associée à des acteurs privés, ne vas pas de soi. Nous rendrons compte, par la suite de notre analyse (cf. chapitre 2), de la volonté de l’ISO de se conformer à ce principe de représentativité en intégrant plusieurs catégories d’acteurs dans le processus d’élaboration de la norme ISO 26000. En élargissant le périmètre, il convient de se demander : qui de l’État, des parties prenantes ou des entreprises est le mieux placé pour remédier aux inégalités et aux défaillances du marché ? (Benabou et Tirole, 2010, p. 16). Pour terminer notre propos sur les points de tension entre la normalisation et le droit, la réflexion menée sur l’intrusion et l’expansion du privé dans la sphère de compétence du public pousse également à s’interroger sur un renversement de perspective. Jusqu’où la puissance publique, territorialement contrainte par la matérialisation de ses frontières, doit-elle, peut-elle intervenir dans le champ de la RSE, par nature international, pour pousser les organisations à agir en faveur du développement durable ? Cette réflexion soustend de concevoir qu’en l’état actuel, une surenchère de contraintes n’est pas supportable par la plupart des entreprises, en majorité constituées de PME, sans fragiliser davantage leur existence. Une forme de régulation internationale hybride, alliant contraintes et volontarisme, rapprochant le privé et le public autour de questions de politique générale, comme celles de l’intérêt général et du bien commun, reste à inventer autour d’une forme de supranationalité du droit, renforcée par des normes. Normalisation et gestion dans les organisations : un co-renforcement Si l’on observe maintenant ce qui se passe dans les organisations, l’intrusion d’une pluralité de normes modifie leur fonctionnement et leurs structures. Parce qu’elles utilisent des normes comptables, financières, commerciales, de qualité, les organisations voient leur fonctionnement et leurs pratiques se transformer. Pour Messeghem (2001), la normalisation de la qualité selon les recommandations de la norme ISO 9001 peut aboutir à une dénaturation de la PME. En effet, sur la base d’une étude quantitative portant sur 72 PME de l’agroalimentaire, les dirigeants reconnaissent que la gestion de la qualité et son processus de certification peuvent remettre en cause les spécificités des PME, notamment en raison de la complexification des systèmes d’information, de la bureaucratisation des structures,
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du recours accru aux procédures, de la formalisation et de la gestion documentaire. L’analyse montre également que la démarche qualité peut aboutir dans certains cas à une décentralisation des pouvoirs. D’autres auteurs ont par ailleurs souligné l’importance du rôle de l’oralité dans l’apprentissage organisationnel des PME (Nicolas, 2008). C’est pourquoi bon nombre de dirigeants et collaborateurs perçoivent les normes comme des contraintes, au sens où elles structurent le fonctionnement des organisations, influencent leur stratégie et modifient les rapports intra et inter-organisationnels. La multiplication du nombre de normes s’accompagne de leur complexification. Comme la plupart des organisations fonctionnent dans une économie libérale mondialisée, la pression concurrentielle, qu’elle soit insufflée par les marchés, les parties prenantes ou le législateur, favorise, voire oblige dans certains cas les organisations à utiliser différentes normes qui peuvent s’avérer antagonistes. L’expansion normative pose non seulement la question de la compatibilité des normes entre elles, mais aussi leur interaction avec les structures organisationnelles. Leur nombre entraîne des difficultés de coordination, d’appréhension et de maîtrise de leurs effets. Les normes seraient également aux origines et conséquences des crises (Bessire, Cappelletti et Pigé, 2010). Le regard vertueux posé jusqu’ici sur le rôle des normes est remis en cause lorsqu’il se porte sur les organisations. Un courant critique, conduit par l’ISEOR19, mobilise une approche longitudinale de l’impact des normes sur le fonctionnement organisationnel pour analyser leur efficacité et leur efficience. Ce programme de recherche s’intéresse au phénomène de prolifération des normes, appelé tetranormalisation. L’appellation tient à la classification des normes autour de quatre pôles : les normes comptables et financières (IASB/IFRS…), les normes sociales (OIT, SA 8000…), les normes qualité, sécurité et environnement (ISO, EFQM…) et les normes du commerce mondial (OMC…). Les travaux sur la tetranormalisation s’intéressent aux organisations subissant les pressions conjointes de ces quatre types de normes. Les dysfonctionnements qui en découlent occasionnent des coûts cachés (Savall et Zardet, 2010) affectant la performance et la rentabilité des entreprises. Six composantes forment ces coûts cachés : les sursalaires, les temps de régulation, les surconsommations, les occasions perdues de réaliser ou de vendre un produit, la valeur des investissements (notamment immatériels) que l’entreprise aurait pu générer et autofinancer, et les risques que subit l’entreprise du fait de certains dysfonctionnements (Savall et Zardet, 2010, pp. 18-19). Une croyance managériale entoure la normalisation, en raison des effets supposés positifs liés à l’usage d’une norme. Selon les théories néo-institutionnelles, Boiral (2004, 2007) estime que lors de l’intégration de l’ISO 14001, une norme peut représenter une forme de « mythe rationnel » au sens de Meyer et Rowan (1977). Dans cette vision déterministe, les mythes rationalisés correspondent aux prescriptions rationnelles et impersonnelles de l’environnement. Les normes sont des modèles qui fournissent aux organisations une reconnaissance externe, sous la forme d’une réponse rationnelle aux sollicitations de 19 L’ISEOR est l’Institut de Socio-économie des Entreprises et des Organisations de l’Université Lyon 3.
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l’environnement. Cette reconnaissance ne revêt qu’une dimension symbolique puisqu’elle ne recherche pas l’efficacité. Ainsi, « Le concept de mythe rationnel fait ici référence à la rupture entre l’image rassurante de rationalité, de formalisme et de rigueur que tentent de projeter les organisations à travers l’adoption plus ou moins superficielle de structures ou de systèmes perçus comme légitimes, et les pratiques qui sont réellement mises en œuvre (Mizruchi et Fein, 1999 ; Townley, 2002 ;Boiral, 2004, p. 3). Une norme comme l’ISO 14001 représente une structure formelle plus ou moins dissociée des activités réelles de l’entreprise dont l’usage, imposé par les pressions institutionnelles, fournit à ladite entreprise une image rationnelle et légitime de sa gestion environnementale. La présence de normes dans les entreprises engendre une « concurrence normative » à l’origine d’importantes contraintes de fonctionnement, de contrôle et de compatibilité, dont les dirigeants vont devoir tenir compte pour gérer les tensions et les dysfonctionnements organisationnels. Ce phénomène de concurrence normative fait référence à deux dimensions. Non seulement il caractérise la rivalité des normes dans un environnement institutionnel – externe à l’organisation – où celles-ci prolifèrent abondamment, mais il désigne aussi la situation de compétition intra-organisationnelle lorsque les normes évoluent dans le système de gestion d’une entreprise. La norme ISO 26000, bien qu’universelle, participe à ces tensions organisationnelles en introduisant des lignes directrices de RSE, dont la présence va venir perturber le fonctionnement de l’entreprise qui n’est pas préparée à les recevoir. Du point de vue de l’entreprise, une norme est un outil de gestion, ce qui nous amène à considérer la norme ISO 26000 comme un outil de gestion de la responsabilité sociale d’une entreprise.
Observer le management de la rse à travers ses outils Parce qu’ils façonnent les organisations et structurent la vie sociale des entités dans lesquelles ils s’insèrent, les outils de gestion sont présents dans notre quotidien. En situation professionnelle, leur variété s’est multipliée avec le temps. Ainsi, les outils occupent une place importante dans les fonctions telles que le contrôle de gestion, la comptabilité, la finance, la gestion de la production ou encore la gestion des ressources humaines, la stratégie, la finance, les systèmes d’information, la recherche et développement, le marketing, la logistique, le management de la qualité, etc. Bien évidemment, ces outils de gestion facilitent le pilotage des organisations, nous assistent pour structurer, contrôler, cadrer les activités et les comportements des acteurs. Ils fournissent une aide précieuse dans l’accomplissement du travail organisé lorsqu’ils prennent la forme de tableaux de bord, d’un fichier, d’un logiciel, de référentiels d’emplois et de compétences, de procédures, de progiciels de gestion intégrés, de méthodes logistiques, de plans directeurs de production, d’indicateurs, d’aide à la gestion des risques. Ces outils représentent aussi une contrainte. Moyen de contrôle, ils structurent notre quotidien, nous imposent une façon de travailler, de communiquer, de penser, qui peut s’apparenter à une forme de domination. Dérivée du courant de la sociologie des objets
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(Blandin, 2002), des études anthropologiques sur les techniques20, de la sociologie des usages et de l’approche sociotechnique, la sociologie des outils de gestion (Chiapello et Gilbert, 2013) étudie la place des outils en tant que technique dans un espace social défini. Lorsque cet espace social devient le lieu où se côtoient des collaborateurs, des responsables et dirigeants, les outils traversent en permanence les cloisonnements instaurés pour coordonner le travail, structurer les services, aménager les structures. De cette circulation, les outils captent d’abondantes données, et reflètent des pratiques. Ils contiennent des informations, sont instrumentalisés pour servir des desseins parfois contraires à leur conception initiale, deviennent des marqueurs du fonctionnement de l’activité organisée. Pour peu que l’on s’intéresse de près à eux, ils représentent une source intarissable d’informations. Quelle que soit leur mobilisation disciplinaire en sciences sociales, ces approches théoriques « ont pour point commun de considérer les instruments de gestion comme point d’entrée pour étudier l’action organisée » (Aggeri et Labatut, 2010, p. 5). Nous allons maintenant aborder l’étendue des approches théoriques des outils de gestion, puis circonscrire les caractéristiques et les différents usages d’un outil de gestion. Du mode d’existence des outils de gestion21 Dans une approche généalogique, inspirée par les travaux de Michel Foucault sur les instruments contemporains de gouvernement, Franck Aggeri et Julie Labatut (2010) dressent une analyse des instruments de gestion fondée sur leurs filiations. Depuis les années 1960, les différentes approches développées révèlent « une critique de la raison instrumentale : la question de recherche n’est pas celle de la conception d’outils efficaces, axiologiquement neutres, censés manifester l’expression de volontés mais, au contraire, de s’interroger sur les effets induits – et souvent inattendus – des instruments sur les dynamiques d’action collective » (Ibid., 2010, p. 6). Cette perspective n’est pas sans rappeler l’absence de neutralité des outils de gestion attribuée aux non-humains dans la théorie de l’acteur-réseau. De fait, cette dernière accorde une importance équivalente aux humains et aux non-humains (textes, objets, artefacts, lieux, etc.) dans la structuration de l’action collective. Les objets, outils, entrent en interaction avec les actants humains qui s’en saisissent, les transforment, les réinventent dans le cours même de leur usage, pour former un réseau socio-technique. Comme le soulignent Chiapello et Gilbert (2013), la théorie de l’acteur-réseau rend intelligible l’intégration, la diffusion et l’adoption d’un outil de gestion, c’est-à-dire favorise la compréhension du « rôle que les outils de gestion jouent dans les organisations et […] la façon dont ils agissent » (Ibid., p. 148). Nous approfondirons cette perspective dans le chapitre 8. 20 Notamment celles de Marcel Mauss : (1948), Les techniques et la technologie, Journal de psychologie, pp. 71-78 et (1950), Les techniques du corps, dans Sociologie et Anthropologie, Presses Universitaires de France, Paris, pp. 365-383. 21 L’intitulé de cette partie reprend le titre d’un des ouvrages fondateurs du courant de recherche, celui de Jean-Claude Moisdon publié en 1997 « Du mode d’existence des outils de gestion. Les instruments de gestion à l’épreuve de l’organisation ».
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Dans la littérature, l’effervescence des dernières recherches a permis d’investir d’autres terrains d’études, se détachant ainsi des entreprises industrielles, notamment en proposant l’application dans le secteur public de méthodes et outils développés dans la sphère privée. Le déploiement des outils touche ainsi à des univers jusqu’ici épargnés par la rationalisation, comme la culture, l’éducation, les armées, le secteur associatif (Bessire, Brillet, Grimand et Méric, 2012). Le management public (new public management ) a récemment dialogué avec l’instrumentation gestionnaire par l’intermédiaire de la gestion de la qualité et la gestion des risques dans les hôpitaux (Martineau, 2009 ; Martineau, 2012 ; Dumas, Douguet et Muñoz, 2012a et b) ; mais aussi chez Pôle emploi (Capitolin, 2014). Le processus de construction d’un outil de gestion a été suivi à l’ADEME (Dreveton, 2003) le processus d’instrumentation de l’organisation publique est soumis à de nombreuses interrogations. Les difficultés de construction, d’implantation, de fonctionnement des outils de gestion utilisés par ces organisations sont souvent relevées. Cette recherche s’intéresse à la phase de construction d’un outil de gestion des coûts. Pour gérer ce processus, l’organisation publique est obligée de mobiliser son environnement et donc d’inventer un nouveau mode d’action. La construction de l’outil devient une étape essentielle du processus d’instrumentation de l’organisation publique : elle se transforme en un processus de structuration sociale (dans lequel les représentations des acteurs, les organisations et l’outil sont en interaction, de même que les outils de contrôle de gestion et la RSE dans une organisation publique territoriale (Dreveton, 2009), ou encore le développement d’un outil de comptabilité de gestion au sein d’une université (Dreveton, Lande et Portal, 2012). D’autres travaux ont également porté sur les effets des dispositifs de l’action sociale (Chemin-Bouzir, 2013), le rôle occupé par le dispositif réglementaire Bâle II sur le risque de crédit bancaire (Baud, 2013) ou bien encore la mesure de la performance de l’action publique dans les universités par l’intermédiaire des objectifs de la LOLF (Eyraud, 2013). En sciences de gestion, la littérature française sur les outils se structure autour de trois principaux courants théoriques. Le premier courant rassemble des travaux analysant les effets structurants des outils de gestion sur les dynamiques organisationnelles (Berry, 1983 ; Hatchuel et Weil, 1992 ; David, 1996a, 1998 ; Moisdon, 1997 ; Moisdon 2005). Le deuxième courant analyse les perspectives pragmatique et sémiotique des outils (Lorino, 2002, 2007). Le troisième courant porte sur l’appropriation des outils de gestion (de Vaujany 2005, 2006, Grimand 2006, 2012). Nous centrerons notre analyse sur ce dernier courant (cf., chapitre 5). Gardons à l’esprit, pour la suite de notre développement, les recommandations préconisées par Chiapello et Gilbert (2013, pp. 28-29) nécessaires à l’analyse d’un outil de gestion : diminuer la séparation, multiplier les points de vue, identifier le système, étudier la genèse instrumentale et procéder de façon systématique (cf. introduction).
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En définitive, qu’est-ce qu’un outil de gestion ? Certains termes sont tellement généraux qu’ils en perdent toute signification. Plusieurs formes d’objets coexistent dans les organisations. L’outil est un mot valise22. Une définition englobante formulée par Albert David voit l’outil de gestion comme un « dispositif formalisé permettant l’action organisée » (David, 1996a, cité dans David, 1998, p.44). Moisdon (1997) définit également l’outil de gestion au regard de sa formalisation mais le rattache plus précisément à l’activité de gestion, comme « un ensemble de raisonnements et de connaissances reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l’organisation, qu’il s’agisse de quantité, de prix, de niveaux de qualité ou de tout autre paramètre, et destiné à instruire les divers actes classiques de la gestion, que l’on peut regrouper dans les termes de la trilogie classique : prévoir, décider, contrôler » (Moisdon, 1997, p. 7), actes qui permettent aussi de « déléguer, évaluer, coordonner » (Hatchuel et Moisdon, 1993). Enfin Amaury Grimand (2012) définit l’outil de gestion comme un « moyen matériel et/ ou conceptuel mettant en relation plusieurs variables issues de l’organisation et destiné à instruire les actes classiques de la gestion : prévoir, évaluer, contrôler » (Grimand, 2012, p. 238). Les auteurs circonscrivent ainsi l’outil selon son usage gestionnaire. Pourquoi rapprocher outil et gestion ? La filiation avec la sociologie des objets nous rappelle que l’outil est avant tout un objet (Blandin, 2002). L’Homo faber est un homme qui crée, fabrique, travaille à l’aide d’outils. Employée sous de multiples acceptions, l’expression « outil de gestion » renvoie à plusieurs dimensions. Certains chercheurs considèrent toutefois que le terme « outil » paraît peu adapté aux fonctions qu’on lui prête. D’une sémantique proche, d’autres termes sont alors employés comme les machines de gestion (Girin, 1983), l’appareil gestionnaire et le système expert (Hatchuel et Weil, 1992), le dispositif de gestion (Moisdon, 1997), ou encore l’instrumentation de gestion (Gilbert, 1998). De Vaujany (2005, p. 2324) différencie l’objet gestion, la règle de gestion, et le dispositif de gestion de l’outil de gestion. Alors qu’Albert David considère que les termes outil et instrument « sont employés quasiment indifféremment » (David, 1996a, p. 10), l’instrument de gestion semble ainsi être en concurrence avec l’outil de gestion même si ce dernier est le plus fréquemment utilisé en sciences de gestion (Aggeri et Labatut, 2010, p. 8). Pour faciliter la suite de notre analyse, nous retiendrons le terme « outil », même si nous sommes conscients de la proximité sémantique évidente des termes voisins. L’expression « outil de gestion » est utilisée dans la lignée des travaux fondateurs de Berry (1983) et Moisdon (1997). Envisager la norme ISO 26000 comme un outil de gestion requiert un détour sémantique. L’origine du mot outil provient du terme ustilz, employé au XIIe siècle pour désigner un « équipement, objets nécessaires qu’on embarque pour un voyage »23. Le mot est issu du latin utensilia, signifiant « ce dont on se sert (meubles, ustensiles, provisions, etc.) ». Ainsi, le nom outil revêt dès le départ une double acception : la première consiste à appréhender le mot comme étant « tout objet dont on se sert pour effectuer un travail manuel ou mécanique, accomplir une tâche déterminée ou en faciliter l’exécution. Outils pour le travail du bois, 22 L’expression est empruntée à Eric Godelier, lors d’une présentation réalisée au congrès des IAE en 2012 à Poitiers. 23 Source CNRTL : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.
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des métaux. Les outils d’un menuisier, d’un serrurier, d’un maçon. Boîte à outils. Outils de jardinage. Outil à aléser, à fileter. Outils de coupe ». La seconde acception « se dit de tout moyen d’action, de ce dont on se sert pour parvenir à un résultat, pour tirer parti de quelque chose. Ce manuel est un bon outil pédagogique. Le latin est un outil indispensable à la compréhension de la langue française. Outil de travail, se dit de l’ensemble des moyens, matériels ou non, qui concourent à une activité de production » d’après le dictionnaire de l’Académie française. Pour la suite de notre développement, nous ne conserverons que la seconde acception puisqu’elle se prête à l’univers gestionnaire, toujours enclin à orienter son action sur la production de résultats. Elle offre aussi la possibilité d’élargir le périmètre d’action de l’outil en le projetant au-delà de son action manuelle directe sur la matière. Une autre raison tient au fait qu’un outil puisse recouvrir une dimension artéfactuelle. Selon notre interprétation, c’est dans ce sens que David considère l’outil « comme un prolongement, un amplificateur des capacités humaines » (David, 1996a). Pour Lorino (2002), en tant qu’instrument, l’outil est à la fois un artéfact et un schème puisqu’il intègre « une double nature objective et subjective. Il est signe « matériel », présent dans la réalité « objective » (même si c’est un outil purement informationnel), d’un schème d’utilisation, abstraction réfléchissante d’actions concrètes, toutes uniques car prises dans un contexte unique » (Lorino, 2002, p. 15). L’auteur illustre son propos par un exemple sous la forme d’une métaphore du panneau de sens interdit : le panneau est un artefact en tant qu’objet physique, mais également un schème d’utilisation signalant à un conducteur qu’il ne doit pas s’engager sur cette voie. La focalisation de l’analyse sur les effets de l’outil dans une organisation permet d’observer l’agencement dans lequel il s’inscrit en relation avec des acteurs, des savoirs et un contexte. Selon cette orientation, l’outil devient alors une composante d’un concept plus large, celui de dispositif dans lequel il structure l’action collective. Un dispositif représente « un agencement élastique d’acteurs, et de savoirs, structurés autour d’outils et obéissant à un certain nombre de règles. Ce dispositif est conçu pour répondre à une visée stratégique, une intention managériale délibérée à laquelle il confère un modèle d’action » (Riot, 2013, p. 106). Nous allons à présent observer ce qui se cache derrière l’abstraction d’un outil de gestion. Les trois éléments en interaction dans un outil de gestion Pendant les années 1980, Armand Hatchuel et Benoît Weil (1992) se sont penchés sur le développement des systèmes experts dans les entreprises industrielles. Leurs travaux s’inscrivent dans un contexte d’émergence de la recherche opérationnelle et de la gestion de production assistées par ordinateur. Dans ce qui constitue les prémisses de l’intelligence artificielle, les auteurs élaborent une grille d’analyse des outils de gestion ou, plus précisément pour reprendre leurs termes, des « techniques managériales ». L’outil de gestion procède donc d’une modélisation qui traduit une forme de représentation du réel. La grille d’analyse présentée par ces auteurs est constituée des trois éléments en interaction représentant un agencement singulier selon les situations rencontrées. Ces éléments sont le substrat technique,
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la philosophie gestionnaire et la vision simplifiée des relations organisationnelles (Hatchuel et Weil, 1992, pp. 123-125). Cette conceptualisation autorise l’examen d’un outil de gestion au regard de ces trois composantes, des liens qui les unissent et de leur cohérence interne. Pour appréhender la singularité de la norme ISO 26000, nous utilisons donc cette grille d’analyse. Le substrat technique représente « l’abstraction sur laquelle repose l’outil et qui lui permet de fonctionner » (David, 1996a, p.15). Il correspond au support formel et explicite dans lequel l’outil s’incarne, assurant à la fois sa représentation et son fonctionnement. Ce substrat doit toutefois posséder une nature managériale (Hatchuel et Weil, 1992, p. 124). Même si la norme ISO 26000 n’est pas de nature technique, elle demeure un élément concret et formel fournissant une représentation stabilisée de la RSE. L’ISO 26000 regroupe dans un ensemble formalisé des principes de responsabilité sociétale, des questions centrales, des domaines d’action. La norme procure une argumentation de nature managériale qui décrit précisément le comportement responsable souhaité d’une organisation par la présentation d’attentes et actions associées. La philosophie gestionnaire traduit « l’esprit dans lequel l’utilisation de l’outil est envisagée » (David, 1996a, p. 15). Elle met en évidence un esprit gestionnaire contextualisé, c’est-à-dire l’intention rationnelle liée à l’usage de l’outil dans un environnement donné. La philosophie gestionnaire correspond au « système de concepts qui désigne les objets et les objectifs formant les cibles d’une rationalisation [avec lesquels] il est possible d’établir vis-à-vis de ces objets un rapport de gestion : conditionnement d’intensité variable visant la maîtrise, le contrôle ou la sélection » (Hatchuel et Weil, 1992, p. 124). La rationalisation porte ainsi sur l’efficacité de l’outil, sa logique d’action et son utilisation projetée. Sans la déterminer, les intentions des concepteurs de la norme orientent l’utilisation de la norme. L’ISO 26000 a été structurée autour de sept principes et sept thèmes, véhiculant un idéal de comportement RSE à atteindre pour une organisation. La norme fournit une aide, issue du travail de nombreux experts, pour gérer le concept de RSE. La vision simplifiée des relations organisationnelles « permet d’entrevoir sommairement les principaux acteurs et leurs rôles autour de l’outil » (David, 1996a, p. 15). Cette approche simplifiée des relations apporte une représentation des principaux acteurs concernés par l’usage de l’outil et ses effets, de leurs rôles et de la nature de leurs relations avec l’outil. Ewan Oiry va même jusqu’à suggérer que l’outil incorpore « la prescription d’un ensemble de rôles que différents acteurs de l’organisation doivent tenir pour que cet instrument fonctionne bien » (Oiry, 2009, p. 39). Dans le cas de l’ISO 26000, il s’agit de comprendre comment les membres du comité de pilotage (Copil) utilisent la norme, comment ils participent ou non à son déploiement et quels sont les rapports à la norme des autres acteurs. Sans remettre en cause la pertinence de la grille d’analyse d’Hatchuel et Weil, développée pour étudier les vagues de rationalisation techniques des systèmes experts, l’étude d’un outil de gestion aussi particulier que l’ISO 26000 appelle à dépasser sa nature technique. La RSE et le développement durable s’analysent selon une rationalisation par les valeurs (Acquier, 2007a).
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La variété des logiques d’usage d’un outil de gestion De prime abord, les outils de gestion sont essentiellement considérés au regard de leur fonction instrumentale, puisqu’ils sont utilisés pour agir sur des situations de gestion. Ils « sont considérés comme des instruments de stabilisation et de contrôle des comportements et des processus plutôt que comme des vecteurs de changement » (David, 1998, p. 44). À l’encontre d’un courant déterministe qui placerait les organisations dans une position de prescription au regard de la rationalité supposée des outils, « on assiste plutôt à l’émergence d’une philosophie de l’action organisée qui lie de façon continue la construction de l’instrumentation à celle de l’organisation » (Moisdon, 1997, pp. 8-9). Dans cette perspective, la dynamique des outils de gestion représente « un mode d’investigation privilégié des phénomènes organisationnels et des rationalisations de l’action collective » (Acquier, 2007a, p. 6) favorisant une exploration croisée entre l’outil de gestion et l’organisation (David, 1998). Les outils sont également des supports de l’action collective (Moisdon, 1997, p. 9), ce qui favorise un déplacement de l’analyse. La conception interactive de l’usage des outils de gestion se substitue alors à une conception normative des rapports de prescription24 (David, 1998). Ainsi en sciences de gestion, les théories de l’action collective peuvent « se regrouper autour du terme de « rationalité interactive », qui signe la conception moderne de la modélisation » (David, 1998, p. 52). David (1996a) et Moisdon (1997) ont montré, dans des travaux portant sur les outils d’aide à la décision, la double fonction des outils : la conformation et l’exploration. Dans une organisation, un outil de gestion vit une fonction de conformation visant à normer les comportements et des fonctions de connaissance et d’exploration du nouveau qui consistent à créer et propager du savoir (Moisdon, 1997, p.8). La première logique d’usage d’un outil de gestion, celle de conformation, tombe sous le sens lorsque l’on étudie une norme. La normalisation des comportements individuels s’opère progressivement par structuration du réel. Les outils de gestion sont considérés comme des technologies invisibles (Berry, 1983) car ils « simplifient le réel, structurent le comportement des agents, engendrent des logiques locales souvent rebelles aux efforts de réforme, régulent les rapports de force, conditionnent la cohérence d’une organisation. Ils jouent donc un rôle crucial dans la marche d’une organisation en imposant aux actions des hommes des lois parfois aussi inflexibles que les machines techniques » (Berry, 1983, p. 32). Dans la seconde logique d’usage, celle de l’exploration, l’outil « résulte d’un processus d’intervention, d’une manière de produire des connaissances sur des objets et des phénomènes nouveaux (Hacking, 1983). L’instrument agit alors comme une machine « épistémique » qui modifie la perception du réel, permet la construction et l’interprétation de nouveaux phénomènes » (Aggeri et Labatut, 2010, p. 9). Cette logique met l’accent sur l’outil comme support d’apprentissage. L’analyse convoque la dimension humaine dans l’analyse selon une logique interactionniste, dans laquelle les acteurs ne reçoivent pas les 24 La notion de prescription et de prescripteur est centrale dans toute analyse des organisations et des marchés (Hatchuel, 1996a, 1998).
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outils de manière passive. Il s’agit d’une forme dynamique d’ajustement entre la norme, l’organisation et les acteurs. David (1998, p. 55) complète les travaux de Moisdon (1997) en attribuant non plus deux mais quatre rôles aux outils de gestion : -- la conformation qui consiste à normer les comportements, c’est-à-dire de les rendre conformes à un « optimum » postulé par l’outil, -- l’investigation du fonctionnement organisationnel lorsque l’outil et l’organisation se confrontent en conduisant à l’explication des « lois » de cette dernière. Ainsi l’outil permet de révéler les déterminants essentiels de l’organisation et d’aider les acteurs à imaginer de nouveaux schémas d’évolution, -- dans la perspective de l’accompagnement de la mutation l’intention recherchée est de concevoir ou d’introduire des outils qui facilitent le changement. L’outil joue le rôle de support d’une construction progressive et partagée des représentations, -- l’exploration du nouveau offre un rôle à l’outil dans la transformation des règles de l’organisation et dans le questionnement et la transformation des savoirs « techniques ». Le processus de contextualisation de l’outil fait donc émerger des connaissances relatives à l’organisation (David, 1998). Non seulement l’outil introduit un changement, mais il peut aussi assurer son pilotage (Ibid.), à l’instar de l’ISO 26000 qui permet de déployer la RSE chez Fleury Michon en fournissant des lignes directrices de responsabilité sociétale. L’outil de gestion s’envisage donc comme « le reflet formalisé et le point de passage obligé de la vie des organisations » (David, 1998, p. 58). La perspective diffère de la vision purement instrumentale puisqu’elle se déplace depuis l’utilisation rationnelle de l’outil vers les conséquences de son usage. L’outil de gestion ISO 26000 représente donc bien une opportunité pour comprendre les effets de sa diffusion dans une organisation.
La perspective appropriative d’un outil de gestion En sciences de gestion, l’outil et l’organisation demeurent indissociables du fonctionnement organisationnel (Moisdon, 1997, p. 22). Ce courant de recherche analyse la place, le rôle et les effets des outils dans les organisations afin d’étudier le changement organisationnel (Moisdon, 1997; David, 1998). Cette situation présente l’avantage de cibler les difficultés d’insertion de l’outil (Moisdon, 1997, p.7). Celui-ci « n’est pas un être isolé » (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 26) ; il est incorporé ou prend vie dans un univers saturé d’outils de toutes sortes. Dans l’introduction, nous avons souligné que l’état inscrit (Chiapello et Gilbert, 2013) oriente l’analyse sur le comment, c’est-à-dire la manière d’utiliser la norme dans une organisation, mais aussi le chemin parcouru et sa durée. L’idée d’inscription témoigne du souci d’intégrer la norme dans un contexte dont le caractère est unique. L’ISO 26000 s’inscrit
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par un processus d’intégration et d’acceptation dans un environnement organisationnel préexistant. Il convient dès lors d’éviter son rejet ; mais assimilée par l’entreprise comme l’ont précisé Hatchuel et Weil, « une technique managériale se met en œuvre par un intense processus de contextualisation ; sa réussite prouve bien plus la présence « d’un terrain » favorable capable de mener à bien cette contextualisation, que l’efficacité de cette technique. On peut exprimer cette même idée en remarquant qu’une technique managériale est par nature triplement inachevée, et que lorsqu’on veut observer en action, c’est autant à elle qu’il faut s’intéresser qu’à ce qui explique la forme singulière qu’elle a prise » (Hatchuel et Weil, 1992, p. 126). Dans cette perspective, le terme « appropriation » prend alors tout son sens. Observer un outil de gestion à travers le prisme de son appropriation, c’est se défaire d’une approche purement instrumentale et s’efforcer de dépasser la dichotomie entre conception et usage. Dans notre recherche, la norme ISO 26000 est appréhendée comme outil de gestion de la RSE. Nous assimilons le déploiement de cette norme à un processus de contextualisation (David, 1996b) qui engage lui-même une dynamique d’appropriation. L’appropriation n’envisage plus l’ISO 26000 sous l’angle de sa simple utilisation à un moment donné, mais considère la manière dont un collectif d’individus s’en empare et l’utilise dans le temps. L’appropriation de l’ISO 26000 devient alors un moyen d’observer en profondeur un processus temporel de gestion de la RSE par l’intermédiaire des acteurs qui participent à son introduction dans une entreprise. Dans cette partie, notre intention est de présenter et de mettre en perspective les mécanismes d’appropriation pour les employer dans l’analyse empirique du cas Fleury Michon. De quoi parle-t-on au juste lorsqu’on invoque le concept d’appropriation ? La neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française précise qu’au XIVe siècle, appropriacion se rapportait à l’« assimilation des aliments par l’organisme ». Depuis le XVIe siècle, l’étymologie du mot « appropriation » est empruntée au latin médiéval appropriation qui signifie l’« action de s’attribuer des biens ». Selon Le Grand Robert (1985, p. 484), le sens moderne du terme renvoie désormais à une double acception : dans un premier sens il recouvre l’idée d’adaptation à une situation. L’appropriation est utilisée comme étant l’« action d’appropriation, de rendre propre à un usage, à une destination ; état de ce qui est adapté à quelque chose (adoption) ». Dans un second sens, qui tient davantage du droit, l’appropriation renvoie également à l’attribution de la propriété. Elle se définit alors comme l’« action de s’approprier (quelque chose), de faire de (quelque chose) sa propriété (acquisition) ». Nous ne retiendrons pas le sens donné à la seconde acception, car elle nous paraît trop proche de la notion de propriété et de marché, qui relève une forme de passivité et de jouissance liée à la réalisation d’une transaction unique, le transfert de propriété de biens meubles ou immeubles.
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Cependant, l’appropriation d’un outil de gestion diffère également de la notion d’acquisition. Conformément aux travaux développés par les auteurs du courant, l’appropriation n’est pas une adoption. Alors que l’appropriation est un processus qui donne lieu à différentes trajectoires, l’adoption semble en revanche plus instantanée. Elle ne sous-tend que deux états possibles : l’adoption ou le rejet (Rouquet, 2011, p. 118). L’appropriation se révèle dans « un processus long qui commence avant même l’étape d’utilisation et continue après la première routinisation de l’utilisation » (de Vaujany, 2005, p. 33). L’appropriation fait également « référence à la mise en usage, aux pratiques, au quotidien des acteurs de terrain » (Martineau, 2009, p. 64). L’appropriation représente le résultat d’un processus dynamique mettant en relation l’action d’un individu – un acteur – et d’un objet – un artefact. Pour résumer, l’adoption constitue une simple intégration sans transformation, alors que l’appropriation conduit à une transformation de l’outil et engage une vision dynamique et interactionniste. L’adoption relève d’une vision passive, déterministe, superficielle et parfois simplificatrice de l’utilisation d’un outil par un ou des individus. L’appropriation permet, quant à elle, une analyse processuelle en profondeur des usages d’un outil de gestion. Elle sous-tend la réception, la manipulation, la modification, l’assimilation et l’utilisation. L’appropriation n’est donc pas naturelle, ni inconsciente. Elle est consentie. À l’origine, « La notion d’appropriation naît avec les théories classiques du développement technique »25. L’analyse dans une logique appropriative d’un outil de gestion met l’accent sur deux principaux éléments : la temporalité et la contextualisation. Le premier élément fait référence à la durée de l’appropriation. Il montre l’importance accordée aux cycles d’appropriations successives (Dominguez-Pery, 2011, p. 28 et 239) et à l’évolution des formes d’appropriation (Martin et Picceu, 2007, p. 98) en fonction des ressources et des objectifs de chaque sous-système de l’organisation. L’appropriation n’est pas spontanée. Le second élément de l’appropriation fait référence à la contextualisation de l’outil au regard d’un environnement organisationnel singulier. Pour Gilbert (1997), l’instrument de gestion a un rôle de révélateur du contexte dans lequel il s’inscrit. La contextualisation permet de comprendre comment les logiques d’acteurs, les situations vécues à travers l’usage de l’outil de gestion de la RSE peuvent en influencer l’appropriation, la susciter, la contraindre, la valoriser, la freiner, la renverser (désappropriation), voire la rendre impossible. L’appropriation a déjà été étudiée par la littérature managériale (Barbat, 2013 ; BerrebiHoffmann et Boussard, 2005 ; Bonneveux et Saulquin, 2009 ; Bourguignon et Jenkins, 2004 ; Brillet, Hulin et Martineau, 2010 ; Detchessahar et Journé, 2007 ; Dumas, Douguet et Muñoz, 2012a et b ; Grimand, 2006, 2012 ; Quemener et Fimbel, 2015 ; Rocher, 2008 ; Segrestin, 1997 ; de Vaujany, 2005). Dans ces recherches, l’appropriation est en général employée dans une posture micro-sociale. Elle est centrée sur la réception d’un outil de gestion par un ou plusieurs individus. Elle met l’accent sur l’humain, sur des acteurs en situation. Néanmoins, même si nous sommes partis des perceptions d’individus formant un groupe, nous avons choisi d’adopter une analyse méso-sociale, c’est-à-dire orientée sur un collectif pour deux raisons. Tout d’abord, notre intervention dans l’entreprise s’est 25 Préface d’Armand Hatchuel p. 12 dans de Vaujany F.-X., (2005).
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concentrée sur une somme d’individus, ceux composants le comité de pilotage chargé du projet RSE. Nous n’avons pas emprunté l’analyse qui consiste à établir des cartes cognitives ou à s’intéresser à la théorie de la motivation. La seconde raison tient au concept étudié. La RSE concerne la responsabilité d’une organisation dans son ensemble et non pas la responsabilité des individus qui la composent, même s’ils y participent activement. Nous ne nous intéresserons par la suite qu’à la dimension collective de l’appropriation. Denis Segrestin a lui aussi envisagé l’appropriation d’une norme, l’ISO 9001, par une entreprise (Segrestin, 1997). S’approprier la RSE par l’intermédiaire de l’ISO 26000, met la norme à l’épreuve de son usage. La mobilisation de l’appropriation de la RSE permet de repérer la polyphonie des usages de l’ISO 26000 par Fleury Michon. Elle ouvre la voie à des interprétations multiples. L’appropriation des outils de gestion : un cadre d’analyse plurielle L’appropriation offre la possibilité d’appréhender, dans toute sa complexité, l’usage d’un outil à travers le croisement de plusieurs perspectives. Dès lors, l’appropriation dépasse la focale prescriptive dominant les travaux sur les outils de gestion. Elle devient l’occasion de repenser le statut des outils de gestion (Grimand, 2006, p. 17) : elle élargit également le spectre d’observation de l’outil par différents angles d’approche. Bien que l’appropriation soit usuellement définie comme l’action de « rendre propre à un usage, à une destination » (Ibid.), l’auteur en élargit la dimension à « un processus interprétatif, de négociation et de construction de sens à l’intérieur duquel les acteurs questionnent, élaborent, réinventent les modèles de l’action collective » (Ibid.). Cette vision place les interactions entre acteurs et outils au cœur de l’analyse, tout en faisant implicitement référence à l’imprévisibilité des usages. De Vaujany (2005, 2006) et Grimand (2006, 2012) sont à l’origine de ce courant français. Le concept d’appropriation propose d’analyser les usages des outils de gestion selon quatre visions issues des différents courants théoriques des organisations. En mobilisant simultanément quatre regards, l’appropriation apporte une vision protéiforme du processus d’appropriation : -- la perspective instrumentale considère l’appropriation comme vecteur de rationalisation de la décision, de normalisation de l’action managériale et de prescription des comportements (angle de la conformation), -- la perspective socio-politique examine l’appropriation comme la résultante des jeux d’acteurs, qui structurent les rapports sociaux dans l’organisation et à l’extérieur avec ses parties prenantes (angle des relations), -- la perspective cognitive envisage l’appropriation comme processus d’apprentissage modifiant les schémas mentaux des acteurs (angle de la connaissance), -- la perspective symbolique analyse l’appropriation comme un support identitaire et vecteur de construction de sens (angle de la signification).
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Nous allons maintenant étudier plus en détail cette vision quadridimensionnelle de l’appropriation. Notons que si le cadre d’analyse présente ces perspectives comme statiques, les éléments empiriques montrent qu’elles sont complémentaires, perméables, dépendantes et surviennent de façon aléatoire lors du processus d’appropriation. L’appropriation dans une perspective instrumentale
Le regard traditionnel porté sur les outils de gestion consiste en une analyse de leur portée instrumentale. Cette vision remonte aux origines de la pensée gestionnaire. L’école classique de l’organisation a été développée sur un modèle d’Organisation Scientifique du Travail (OST) fondé par les apports de Taylor, Ford et Fayol. La rationalité scientifique va ensuite s’enrichir des réflexions théoriques des choix rationnels, afin de penser les outils dans une vision instrumentale. « La logique technique part de l’idée que le monde humain est un ensemble de processus objectivables que l’on cherche à connaître et à contrôler » (Chanlat, 1998, p. 61). Cette hégémonie de la vision instrumentale dans les approches théoriques et les pratiques gestionnaires marque la volonté de rationaliser les facteurs humains par la technique. Cet enracinement historique et cognitif contraint les sciences de gestion à « naviguer entre les écueils de la technique aveugle, de l’idéologie pure, de la sophistique généralisée et du scientisme militant » (Martinet, 1990, p. 28). En conséquence, les recherches sur les outils de gestion ont longtemps privilégié une approche instrumentale. L’outil assurerait à lui seul la gestion d’une situation et la résolution des problèmes organisationnels. Cette position paraît pourtant difficilement tenable aujourd’hui. Dans cette perspective, l’ISO 26000 est un outil de rationalisation de la RSE. « Dans les organisations, un effort considérable de normalisation, de définition des frontières, de clarification des nomenclatures et surtout de contrôle, est sans cesse renouvelé, toutes ces activités étant usuellement regroupées sous le vocable de “rationalisation de la gestion” » (Berry, 1983, p. 40). Dans le cas d’une norme, la rationalité instrumentale se construit en association avec une rationalité normative qui devient rapidement prescriptive. L’utilisation de l’ISO 26000 vise alors la conformation des comportements individuels et organisationnels aux recommandations de la norme, c’est-à-dire aux principes de responsabilité sociétale. « L’outil de gestion est réputé directement influencer l’action ou les schémas de raisonnement qui y conduisent. C’est un vecteur de rationalisation, de normalisation des comportements » (Grimand, 2006, p. 15, d’après Lorino, 2002). De fait, la perspective instrumentale « suppose tout d’abord d’appréhender l’appropriation du point de vue des concepteurs formateurs comme un processus à optimiser, à corriger » (de Vaujany, 2006, p. 116). Dans la logique instrumentale, la question de l’appropriation de l’ISO 26000 ne se pose même pas. La diffusion de l’outil est vécue comme un processus séquentiel et linéaire. La norme est censée faire l’objet d’une interprétation univoque ; ses propriétés intrinsèques, la qualité de sa conception initiale importent plus que le réseau social dans lequel elle s’insère. L’efficacité présumée de la norme est donc implicite. Elle est considérée comme la résultante logique de son utilisation : elle va de soi. La norme est investie d’une force autonome (Lorino, 2002). L’outil « n’a dès lors besoin ni d’être contextualisé ni approprié
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puisqu’il s’impose à l’acteur. L’appropriation est ici pensée comme non problématique, consacrant l’adage selon lequel « l’intendance suivra » (Grimand, 2006, p. 15). La perspective instrumentale postule que l’efficacité de l’ISO 26000 dépend ainsi de son aptitude à représenter la RSE pour les acteurs. Lorino (2002) précise que « la pertinence de l’outil est une pertinence ontologique, substantive : elle lui vient de sa finalité (de son exactitude) dans la reproduction et la représentation de la réalité » (Lorino, 2002, p. 7). Cette vision nie évidement les effets émergents, voire imprévus qui accompagnent l’usage de l’outil (Berry, 1983 ; Hatchuel et Weil, 1992 ; Aggeri et Labatut, 2010 ; Oiry, 2011). Du moins, ces derniers sont fréquemment assimilés à une transgression ou bien encore à l’expression de comportements déviants. Aurélien Acquier remarque que le « développement durable et la RSE renvoient à des mouvements de rationalisation particuliers, dont la logique se distingue d’autres vagues de rationalisation gestionnaires plus communément étudiées » (Acquier, 2007b, p. 402). Pour différencier ce mouvement particulier de celui des transformations issues des techniques, l’auteur emploie l’expression de rationalisation par les valeurs. Tandis que dans les rationalisations techniques, le processus de transformation de l’organisation vise à réduire le décalage existant entre l’outil et l’organisation, « Les enjeux associés aux rationalisations par les valeurs apparaissent différents, et renvoient aux processus par lesquels des valeurs sont incarnées en des modèles managériaux concrets » (Ibid.). Néanmoins le processus ne garantit pas sa « capacité à passer de l’incantation à l’incarnation managériale. La rationalisation par les valeurs peut en effet rester à l’état d’idéal normatif politique et social, mais sans fondement managérial concret » (Ibid., pp. 402-403). L’incarnation managériale relève selon nous de l’appropriation. S’agissant de processus de rationalisation par les valeurs, Acquier (2007b) identifie une double difficulté : la première relative à la maîtrise de la diffusion des concepts ; la seconde à la prévention des stratégies de dévoiement dans la mesure où la rationalisation par les valeurs est susceptible de donner naissance à de multiples traductions gestionnaires. Cependant, la notion de rationalité, telle que développée par Jeremy Bentham et Herbert Simon, n’apporte qu’une explication des comportements individuels mus par l’intérêt, écartant leurs émotions. « Il en résulte de cette conception instrumentale que la notion de rationalité ne peut être appliquée ni aux objectifs ni aux croyances de l’individu » (Boudon, 2012, p. 9). La prescription n’est pas le seul apanage de l’ISO 26000. L’appropriation permet donc de dépasser les limites de la rationalité instrumentale pour ouvrir la voie à d’autres perspectives. L’appropriation dans une perspective socio-politique
La perspective socio-politique de l’appropriation révèle les dimensions politiques structurant les rapports sociaux dans l’entreprise. L’appropriation apparaît même comme un enjeu dans cette structuration des rapports sociaux. Elle adopte « le point de vue des utilisateurs afin de comprendre comment les objets peuvent gêner ou servir leurs intérêts en fonction de leurs mises en actes » (de Vaujany, 2006, p. 116). Dans cette perspective, « La séparation entre la technique et le politique est donc un leurre : elle conduit les promoteurs des techniques de
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gestion à avoir un impact considérable sur la marche des organisations sans en maîtriser le sens, guidés plutôt par une philosophie du «toujours plus» (plus grand, plus rapide, plus précis, plus rigoureux…) et les gardiens des finalités politiques à découvrir trop tard les trahisons de l’intendance ainsi mise en place » (Berry, 1983, p. 42). En tant que norme-définition (Billaudot, 2011), la norme ISO 26000 laisse une latitude interprétative dont les acteurs peuvent s’emparer pour servir leurs intérêts, permettant ainsi de légitimer leurs actions ou inactions. D’un point de vue politique, « toute action peut et doit donc se mesurer à l’enjeu de pouvoir qu’elle mobilise ou peut mobiliser chez les acteurs qui y participent, et à leurs ressources » (Bernoux, 2009, p. 191). L’entreprise est assimilée à un lieu où l’exercice du pouvoir est en permanence présent. En théorie des organisations, l’analyse politique s’appuie sur trois courants principaux : l’analyse des coalitions, l’analyse des ressources et l’analyse stratégique (Rouleau, 2007, p. 112). Tandis que les deux premières analyses se focalisent sur le « pouvoir en tant que résultat […] l’analyse stratégique examine les relations de pouvoirs en tant que stratégies d’acteurs » (Ibid.). Cette analyse stratégique occupe une place centrale dans la tradition sociologique française des organisations. Philippe Bernoux définit le pouvoir comme « la capacité pour certains individus ou groupes d’agir sur d’autres individus ou groupes » (Bernoux, 2009, p. 178), ciblant la dimension relationnelle du pouvoir. Cette relation « va au-delà de la délégation. Elle inclut l’idée de réciprocité » (Ibid.) tout en demeurant une relation déséquilibrée. Les travaux de Michel Crozier (1963) et d’Erhard Friedberg (Crozier et Friedberg, 1977) ont fondé le courant de l’analyse stratégique. Le comportement d’un individu est mu par des relations de pouvoir. Contraints par une structure hiérarchique et un système de contrôle, les acteurs élaborent des stratégies personnelles et collectives imprévisibles pour occuper les zones d’incertitudes laissées vacantes par l’incomplétude des règles de contrôle. L’analyse stratégique « considère l’action organisée, et non pas l’organisation comme l’objet privilégié » (Rouleau, 2007, p. 129). En matière de RSE, la perspective socio-politique requiert l’observation des rapports de l’organisation avec son environnement, ses parties prenantes – ce qui dépasse le cadre de l’analyse stratégique. L’appropriation de la RSE par l’utilisation de l’ISO 26000 modifie les relations de pouvoir dans l’action collective, en introduisant de nouveaux enjeux dans la structuration des rapports sociaux parmi les membres du comité de pilotage d’un projet RSE. L’enjeu est de parvenir à décrypter les jeux d’acteurs dans le processus d’appropriation, et la redéfinition de leur marge de manœuvre. L’application du concept de parties prenantes dans une approche socio-politique, conduit à assimiler la RSE à une interface entre l’entreprise et la société (Gond, 2011, p. 47), interface pouvant déboucher sur une relation de convergence ou de domination. Déjean et Gond (2004) suggèrent de comprendre la construction de la RSE dans une organisation en concentrant l’analyse sur les jeux d’acteurs et les tensions idéologiques. « Une telle orientation de recherche est cohérente avec les approches sociopolitiques de la stratégie d’entreprise (Martinet, 1984) et le cadre d’analyse de la théorie des parties prenantes (Mercier, 2001 ; Donaldson et Preston, 1995). Ces théories invitent en effet à une relecture de la RSE privilégiant le rôle des parties prenantes dans l’explication de la responsabilité et de la performance sociétale de l’entreprise (Clarkson, 1995 ; Wood
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et Jones, 1995) » (Déjean et Gond 2004, p. 24). Les pratiques de l’entreprise influencent les parties prenantes et les parties prenantes influencent aussi le fonctionnement de l’entreprise. Les choix stratégiques d’une entreprise en faveur de la RSE « ressortent plus d’une volonté de la direction que d’un calcul prévisionnel économique » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 234). La relation entre les acteurs, leurs interactions peuvent recouvrir d’autres dimensions que celle du pouvoir. Dans la continuité de l’analyse stratégique, la RSE peut également se concevoir comme un mode de régulation. La théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1988, 1989) envisage la cohésion sociale d’une organisation à travers l’action collective des acteurs et l’activité de régulation par un système de règles internes et externes. La régulation est un processus conjoint qui stabilise la cohésion d’un groupe à travers une régulation de contrôle et une régulation autonome. La RSE, par l’intermédiaire de l’ISO 26000, prend la forme d’une régulation de contrôle, car elle représente une règle extérieure qui vient perturber la structure des règles sociales du groupe. Les interactions des acteurs s’observent alors en mettant en exergue les notions d’équilibre et de compromis, dans une approche conventionnaliste. La théorie des conventions s’intéresse aux accords et coopérations entre les acteurs dans l’action organisée et à l’élaboration d’un compromis. La théorie des conventions permet d’observer les ajustements et négociations entre l’organisation et ses parties prenantes, mais aussi entre les individus à l’intérieur même de l’organisation. L’ISO 26000 devient alors une convention partagée dans l’organisation et son environnement. Cette approche envisage les normes comme des « dispositifs de coordination sur lesquels s’appuient les acteurs pour ajuster leurs actions » (Eymard-Duvernay et Marchal, 1994, p. 11). Limitant son analyse à des relations marchandes et industrielles, Bénézech s’est intéressée à la dimension conventionnelle des normes. Selon l’auteure, une norme est un « dispositif cognitif collectif construit par une communauté sur la base de négociations » (Bénézech, 1996, p. 41). La norme « crée des relations d’interdépendance et se donne à voir comme “une structure de coordination des comportements offrant une procédure de résolution récurrente des problèmes. Elle délivre un énoncé, une information sur les comportements mimétiques des adopteurs, et se réalise dans un dispositif matériel” (Gomez, 1994 : 118) » (Gardère, 2012, p. 89). Toutefois, la théorie des conventions « tend malgré tout à confondre la dynamique “reposant sur la capacité de l’acteur à s’approprier les règles collectives auxquelles il participe pour les orienter dans une direction qui lui est plus favorable” (Amblard, 2003 : 140) avec l’espace régulé ou normé qui encadre toute situation » (Ibid., p. 90). La perspective socio-politique de l’appropriation va nous permettre de comprendre le rôle joué par les membres du Copil dans le projet, leur interprétation, leur degré d’implication et de relation dans la dynamique collective de ce comité. L’outil de gestion ISO 26000 introduit une perturbation, un changement qui amène l’acteur à rejouer le jeu social. Il s’agit de comprendre l’impact de la norme sur les rapports sociaux et politiques de Fleury Michon.
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L’appropriation dans une perspective cognitive
La perspective cognitive envisage quant à elle l’appropriation comme une conduite de changement dans laquelle les schémas mentaux et comportementaux évoluent en permanence. L’expérimentation de l’ISO 26000 est ici envisagée selon un double processus d’apprentissage : individuel et collectif. L’apprentissage collectif, dit organisationnel, résulte des apprentissages individuels. Ce sont d’abord les individus qui sont en situation d’apprentissage. L’appropriation est donc perçue « comme l’apprentissage parfois difficile par lequel l’individu va devoir passer afin de rendre l’objet de gestion propre à un usage » (de Vaujany, 2006, p. 116). Puisque l’ISO 26000 apporte des connaissances RSE aux organisations, la norme devient « un moyen privilégié d’activation de nouveaux apprentissages » (Aggeri et Hatchuel, 1997, p. 217). Dans l’appropriation individuelle, la perspective cognitive révèle l’existence d’un lien entre appropriation et apprentissage. L’appropriation du concept de RSE par l’utilisation de la norme ISO 26000 relève d’une dynamique d’apprentissage. Dans ce processus de déploiement de la norme, l’expérimentation de l’ISO 26000 est vécue comme une occasion d’apprentissage individuel nécessaire pour diffuser ses lignes directrices dans l’entreprise et faciliter leur usage. Lorino (2002) évoque l’existence de la relation entre outil et apprentissage, dans laquelle l’outil « facilite le processus d’apprentissage des acteurs (de même qu’un bon manuel peut faciliter un processus d’apprentissage), par sa fonction sémiotique : il fait sens, il permet de mobiliser des schèmes interprétatifs et tout un répertoire d’expériences propres de chaque acteur. Il facilite le processus d’apprentissage, mais il ne s’y substitue pas. L’outil ne dispense jamais du processus d’apprentissage » (Lorino, 2002, p. 18). La compréhension cognitive « suppose également d’aborder le point de vue des utilisateurs, de comprendre l’appropriation comme l’apprentissage parfois difficile par lequel l’individu va devoir passer afin de rendre l’objet de gestion propre à un usage » (de Vaujany, 2006, p. 116). Selon le courant théorique de l’apprentissage organisationnel (Argyris et Schön, 2002), l’ISO 26000 est assimilable à un outil de gestion des connaissances RSE, support et moteur d’apprentissage. La perspective cognitive s’intéresse aux modes d’apprentissage et aux modalités d’incorporation des savoirs RSE extraits de la norme. L’apprentissage de la RSE par l’utilisation de l’ISO 26000 modifie les représentations, les interprétations, les savoir-faire et les pratiques des acteurs. La théorie de l’apprentissage organisationnel repose sur « un contenu d’information ou produit d’apprentissage ; un processus d’apprentissage qui consiste à acquérir, traiter et stocker l’information; et un apprenant à qui le processus d’apprentissage profite » (Argyris et Schön, 2002, p. 24). Les auteurs distinguent deux processus d’apprentissage : l’apprentissage en simple boucle et en double boucle. L’apprentissage en simple boucle est défini par « l’apprentissage opérationnel qui modifie les stratégies d’action ou les paradigmes qui sous-tendent les stratégies, mais ne modifie pas les valeurs de la théorie d’action » (Ibid., p. 43), tandis que l’apprentissage en double boucle « induit un changement des valeurs de la théorie d’usage, mais aussi des stratégies et de leurs paradigmes » (Ibid., p. 44). Dans une de ses finalités, l’appropriation de la RSE doit parvenir à un apprentissage en double boucle pour modifier les cadres de référence du collectif. Les routines organisationnelles défensives sont identifiées comme des obstacles au processus
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d’apprentissage organisationnel. Il s’agit d’envisager non plus les apprentissages dans un rôle passif, ou les routines comme un lieu d’inscription des apprentissages, « mais dans un rôle plus actif, dans lequel ils apparaissent surtout comme un moyen privilégié d’activation de nouveaux apprentissages » (Aggeri et Hatchuel, 1997, p. 217). Un outil de gestion oriente également les apprentissages organisationnels (Aggeri, Hatchuel et Lefebvre, 1995 ; Moisdon, 1997). Le processus d’appropriation nous donne ici l’occasion de pouvoir étudier de manière dynamique l’expérience d’apprentissage d’un groupe restreint, le comité de pilotage du projet. N’explorant pas les caractéristiques de l’apprentissage, nous ne distinguerons pas le courant comportemental du courant cognitif. Crozier et Friedberg (1977, p. 391) postulent que le changement est un apprentissage de nouvelles formes d’action collective. Cet apprentissage devient alors une « découverte, voire la création et l’acquisition par les acteurs concernés, de nouveaux modèles rationnels, de nouveaux modes de raisonnement, bref, de nouvelles capacités collectives » (Ibid., p. 392). Les travaux sur l’apprentissage organisationnel permettent d’interpréter les décalages entre discours et pratiques de RSE (Gond et Igalens, 2010, p. 6). La distinction entre espoused theory (théorie officielle, usuelle) et theory in use (théorie d’usage, pratiquée ou effective), formulée par Argyris et Schön (2002), est l’occasion de constater les écarts dans l’apprentissage. En effet, l’analyse par les outils de gestion semble utile pour « mieux comprendre les écarts entre le dire et le faire, ou entre les théories professées (espoused theory) et les théories effectives (theory in use) (Argyris et Schön, 1978) » (Acquier, 2007a, p. 9). Cette distinction présente l’avantage de mettre en perspective le déclaratif, les intentions de Fleury Michon et la pratique de la norme par le comité de pilotage afin d’étudier les difficultés, les enjeux et les tensions rencontrés. L’expérience demeure une source incontournable de l’apprentissage organisationnel (Levitt et March, 1988). La connaissance engendrée par l’expérience se matérialise dans des routines organisationnelles. L’apprentissage est considéré comme une assimilation des connaissances. L’attitude des apprenants face à cette connaissance demeure primordiale. Cependant, « l’apprentissage ne peut sans doute se limiter à la codification et à la dissémination des savoirs. L’explication ou le transfert ne garantissent pas son efficacité. L’apprentissage a sans doute besoin d’un espace de non-exprimé pour pouvoir se déployer pleinement. Cela signifie que les processus d’apprentissage ne peuvent totalement être organisés sous peine d’être stériles. […] Le processus d’explicitation permet alors de repérer les dysfonctionnements et de créer des représentations ou des connaissances communes » (Leroy, 1998, p. 264). Les liens entre apprentissage, outils de gestion et intervention en entreprise ont déjà fait l’objet de nombreux travaux (Moisdon 1997, 2010 ; David, 1998). Ces travaux ont cherché à étudier « les instruments de gestion qui sont mis en place pour stimuler, construire et piloter ces apprentissages » (Aggeri et Hatchuel, 1997, p. 217). Avec l’ISO 26000, la normalisation de la RSE joue alors un rôle dans la dynamique d’apprentissage des organisations. Support de connaissance, l’outil active les apprentissages. En se référant à un indicateur comme
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outil de gestion, Aggeri et Hatchuel (1997) précisent que celui-ci « n’apparaît pas comme un outil normatif qui s’impose à des agents passifs, car il ne saurait survivre de façon autonome. Il doit être au contraire accepté collectivement et amélioré sans cesse sous peine de disparaître. Finalement, il agit surtout comme un modèle de connaissance qui construit une représentation commune, qui mobilise les acteurs sur des objectifs partagés, qui permet de catalyser les efforts d’apprentissage et qui se modifie, en retour, par ces apprentissages » (Ibid., p. 238). Le processus d’appropriation active des connaissances nouvelles dans un environnement restreint, le comité de pilotage, en mode projet. L’ISO 26000 est une source de connaissances qui facilite la compréhension de la démarche RSE et assure un transfert de connaissances formalisées. La norme représente un texte de connaissances codifiées, qui lors de sa mise en œuvre dans une organisation, active et transforme des savoirs. Armand Hatchuel (2012) développe le concept de principe S/R en considérant le lien existant entre Savoirs et Relations. L’auteur avance que les Savoirs et les Relations sont indissociables. La circulation des savoirs dans une organisation transforme les relations avec les autres membres de ladite organisation. À l’inverse, les relations modifient également les savoirs organisationnels. À l’appui de ces éléments théoriques, nous postulons que l’outil « ISO 26000 » facilite l’apprentissage de la RSE. Dans ce cadre, l’apprentissage devient un processus de propagation des valeurs et des principes de RSE à l’intérieur de l’organisation. Comme le souligne Leroy (1998), la dimension pédagogique et collective de l’apprentissage nous semble déterminante lorsqu’il s’agit d’intégrer des connaissances aussi étendues que celles relatives à la RSE. Elle stimule la coordination des apprentissages individuels dans un apprentissage collectif. L’appropriation dans une perspective symbolique
Les outils projettent une double dimension. Ils sont à la fois matériels et symboliques (Berry, 1983). La perspective symbolique assimile l’outil de gestion à « un support identitaire et un vecteur de construction du sens » (Grimand, 2012, p. 244). Dans le cadre de cette vision, l’ISO 26000 est un outil participant à la construction du sens. La diffusion active de croyances, mythes et idéologies qu’elle engage, favorise la rationalisation par les valeurs et conduit de fait à être attentif à cette dimension symbolique. « La nature symbolique est fondatrice de l’outil de gestion » (Lorino, 2002, p. 20). Appréhender cette dimension symbolique suppose un effort pluridisciplinaire. La symbolique intéresse en effet les sciences du langage, de la psychanalyse, l’anthropologie, la sémiologie et la philosophie. Pour notre recherche, nous utilisons seulement les réflexions développées en théories des organisations qui se penchent sur les artefacts, les valeurs, les croyances et les symboles (Rouleau, 2007). L’outil de gestion est considéré comme une construction artificielle au sens de Simon (1969), par opposition à ce qui relève de la nature. L’univers symbolique est souvent oublié, méconnu en sciences de gestion, pourtant « la gestion est
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d’abord et surtout production/utilisation d’artifices, de signes et de symboles » (Martinet, 1990, p. 10). La sémiotique ne s’attache pas à l’étude de la rationalité. Toutes les actions d’une entreprise ne concourent pas de manière rationnelle à la production d’un bien ou d’un service. Décoder et reconnaître la signification particulière des décisions, actions et comportements organisationnels, revient à mettre en évidence les caractéristiques symboliques et les valeurs organisant un système collectif. « Comme tout univers social, le monde de l’entreprise est également un monde de signes, un espace où différents langages s’entrechoquent, […] un univers d’où sortent des significations multiples qui donnent un sens aux diverses actions. Mais là encore, au nom de la rationalité et de l’efficacité, cette réalité est la plupart du temps occultée ou réduite, bien souvent, à des slogans vides de sens » (Chanlat, 1998, p. 91). L’analyse de la culture organisationnelle s’est bâtie sur les critiques de la rationalité. La perspective symbolique favorise la compréhension des comportements humains et du collectif, parce qu’elle aborde la question du sens de l’action. Cette perspective nous apparaît d’autant plus incontournable lorsque l’on s’intéresse au concept de RSE et à l’éthique dans les organisations. Jean-François Chanlat (1992) souligne l’absence d’intérêt des chercheurs pour les études comportementales. « En général, largement réfractaires à une vision behavioriste, les chercheurs de langue française sont demeurés très méfiants par rapport à toute idée qui s’apparente à une version plus ou moins sophistiquée du vieux schéma stimulus-réponse. En donnant de l’importance à des phénomènes qui relèvent avant tout de la subjectivité humaine, de l’inconscient ou de la symbolique, ils demeurent majoritairement critiques par rapport à toute conception qui ne tente pas d’aller au-delà des phénomènes observables » (Chanlat, 1992, p. 112). De fait, « Reconnaître la dimension symbolique des outils de gestion, c’est aussi admettre qu’ils puissent donner lieu à un investissement affectif » (Grimand 2006, p. 19). La symbolique tient également à l’identité organisationnelle. Les symboles sont contextuels et dépendent des représentations sociales du groupe d’individus qui les porte, du territoire et de la culture du secteur d’activité. Pour Ghertman (1999), l’identité organisationnelle repose sur la culture, le style de leadership et la personnalité du dirigeant, ainsi que sur des fondements économiques, socio-culturels et une politique de l’identité. La culture « est composée par les productions symboliques et l’imaginaire organisationnel » (Ghertman, 1999, p. 74). Selon l’auteur, les valeurs, les mythes, les rites et les tabous sont les quatre éléments constituant les productions symboliques. La dimension symbolique permet d’envisager l’analyse des valeurs contenues dans l’organisation au regard des valeurs retenues par l’ISO 26000. La sémiotique dévoile des outils de gestion imprégnés de sens. « Comme tout signe, dès lors, [l’outil] a une double nature : celle de constituer un objet, un artefact engagé physiquement dans l’action, et celle de constituer un schème d’action, un concept, dans la pensée du sujet » (Lorino, 2002, p. 13). En tant qu’artefact, l’outil endosse un statut de symbole, médiateur
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d’une signification dans un milieu social (celui de l’entreprise). Non seulement le capital symbolique d’un outil de gestion est chargé de sens, mais l’outil en produit également par lui-même. Dans une approche sémiotique des outils de gestion, Lorino (2002) analyse l’interaction entre l’outil et le social, au-delà de sa dimension matérielle. L’interprétation devient possible lorsque l’outil entre en contact avec le social, dans son interaction avec un collectif. L’outil est donc à la fois porteur de signification et d’imaginaire. La littérature sur la RSE élude la question des interactions entre l’outil de gestion et les acteurs (Acquier, 2007a) et passe à côté de la construction du sens pour mettre en action l’outil (Riot, 2013, p. 101). Dans l’approche néo-institutionnelle, Meyer et Rowan (1977) remarquent que les structures, les règles et procédures organisationnelles sont porteuses de croyances et constituées de dimensions symboliques. Dans la perspective symbolique, les outils de gestion sont des « vecteurs de construction de sens » (Grimand, 2011, p. 59 ; 2012, p. 244). Cette réflexion est issue des travaux de Karl Weick (1995) sur le sensemaking. Selon lui, la construction de sens – sensemaking – est un processus au travers duquel un observateur percevant des traces, des signes et des signaux, parvient à les interpréter. La construction de sens fait référence à « la manière dont les individus comprennent, interprètent et créent du sens à partir de l’information qu’ils reçoivent de l’extérieur. C’est le processus par lequel les individus construisent des explications qui permettent de donner du sens aux situations nouvelles » (Rouleau, 2007, p. 143). Le partage de sens au cœur d’un projet commun représente une des finalités de l’action collective. Selon Chanlat (1998) le sens « est associée non seulement à la question des significations, mais aussi à celle de la direction, la technique n’ayant, en elle-même, aucune finalité » (Chanlat, 1998, p. 57). La RSE est porteuse de sens, pour l’individu et le collectif. L’outil ISO 26000 entre dans une relation personnelle avec l’individu, qui l’interprète et la partage dans un groupe restreint – le comité de pilotage – puis dans l’organisation. C’est à travers le sens assigné par le comité de pilotage à la norme – et plus largement à la RSE – que les acteurs, agissant sur le social, construisent une représentation de la RSE en lien avec le modèle culturel propre à leur organisation. Ainsi, la perspective symbolique de l’appropriation revêt donc une double dimension. La première participe à la construction du sens pour les collaborateurs, tandis que la seconde envisage un rapport identitaire en relation avec les parties prenantes de l’entreprise. À l’appui de quatre perspectives conjointes qui viennent d’être décrites, l’appropriation va nous permettre d’analyser le déploiement de la RSE. Lors du processus d’appropriation de la RSE, le rôle de l’ISO 26000 est essentiel car « Faute d’un cadre normatif stable, hiérarchisé et global, l’entreprise prend en tout état de cause le risque d’un manque d’appropriation des normes, ou, au contraire, de conformisme par faux-semblants et, à terme, de déresponsabilisation » (Cadet, 2015, pp. 67-68).
Chapitre 2 – L’ISO 26000 : « encore une norme ! » C’est une évidence. Les normes distillent en toute discrétion leur emprise sur nos vies. Elles exercent une influence aussi invisible que quotidienne, presque coutumière, dans notre existence et celle des organisations. L’exclamation contenue dans ce titre n’est pas employée par hasard. Elle en dit long sur les effets liés à l’inflation normative que connaissent les organisations depuis quelques décennies. L’expression « encore une norme ! » provient du terrain. Elle illustre la réaction de nombreux gestionnaires face à la tyrannie des normes, aux contraintes que leur usage impose mais aussi aux injonctions, souvent contradictoires en raison de leur nombre. Elle exprime une saturation qui est la conséquence de l’emprise croissante des normes dans les activités de gestion. Il existe des normes pour tout, ou presque : des normes techniques, mais aussi des normes pour manager un projet, les ressources humaines, l’énergie, gérer la qualité, l’environnement, les systèmes d’information, le cycle de vie, la sécurité des denrées alimentaires, la santé au travail, l’archivage électronique. Parmi la multiplicité d’outils pouvant aider une organisation à intégrer la RSE, un référentiel apparaît tout à fait singulier, tant par le périmètre qu’il recouvre que par l’ambition ayant présidé son élaboration. Ce référentiel, c’est l’ISO 26000. Derrière cette appellation se cache une norme qui, sur bien des registres, ne ressemble pas à ses semblables. Elle paraît inclassable, indéfinissable, insaisissable. C’est une norme internationale portant sur la responsabilité sociétale des organisations. Au regard du statut particulier attaché à l’ISO 26000 dans la littérature, nous allons maintenant répondre aux questions suivantes : quelle est cette norme ? Comment l’idée de normaliser la RSE a émergé ? Comment cet outil de gestion normatif a-t-il été conçu ? Il s’agit ainsi de comprendre l’incidence que peut avoir le processus d’élaboration de la norme sur les conditions de son appropriation.
Une norme singulière L’ISO 26000 se différencie aisément dans la galaxie normative. Nous distinguons les normes informelles des normes formelles (cf. chapitre 1). Alors que les normes informelles gouvernent les conduites individuelles et collectives, les normes formelles concernent les normes juridiques et scripturales. L’investigation de la norme ISO 26000 dans cet ouvrage, fait exclusivement référence à la catégorie des normes formelles et scripturales. Le concept de RSE contenu dans les lignes directrices de la norme ISO 26000 témoigne d’un changement de statut : celui du passage de la RSE de norme informelle à norme scripturale. Ainsi la normalisation de la RSE s’inscrit dans un processus d’écriture lui fournissant sa matérialité (Mallard, 2000, pp. 41-43).
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Alors qu’il existe dans la littérature différents travaux portant sur la classification des normes scripturales selon leur fonction (David , 1987 ; Bénézech, 1996 ; 1999), nous retiendrons celle plus récente de Vincent Helfrich (2011, pp. 35-36 ; 2010, p. 53) qui l’expose selon une approche historique de la normalisation. Cette typologie retrace l’évolution du développement des normes par leur objet. Les premières normes scripturales à être publiées après-guerre sont des normes techniques. Elles régulent des objets techniques principalement dans les domaines de la métrologie, de la normalisation dimensionnelle et de la terminologie (Bénézech, 1999, p. 9), ou bien encore de la normalisation par spécification. Ces standards techniques peuvent donner lieu à des homologations. Puis, à partir du début des années 1980, les normes scripturales ont encadré des sujets sociotechniques. Il s’agit de normes de processus reposant sur un système de management, tel que la qualité (ISO 9001) ou l’environnement (ISO 14001). Ces normes décrivent des exigences et des procédures de gestion et d’organisation auxquelles une entreprise doit se conformer. Le respect de ces exigences conduit à l’obtention d’une certification de conformité au système de management. Au cours des années 2000, l’ISO s’est essayée, pour la première fois, à un sujet politique (Igalens, 2009) puisqu’il concerne la société. La RSE ne représente pas un sujet technique, ni sociotechnique, mais sociopolitique (Helfrich, 2011). Nous pouvons compléter cette classification par le constat d’Agnès Grenard (1996) qui évoque la normalisation comme « un phénomène effervescent qui ne semble pas encore stabilisé. L’objet même de la normalisation se transforme et évolue de façon répétitive » (Grenard, 1996, p. 50). Si l’on conserve une approche historique, nous pouvons distinguer cette adaptation. Les premières normes, les normes techniques, possèdent une dimension statique, figée et reproductible. Elles imposent le strict respect de spécifications. Les normes de management des processus, bien qu’elles imposent aussi le respect d’exigences, se distinguent, selon le principe d’amélioration continue, en raison de leurs dimensions évolutive et itérative. Les normes de management holistique, comme l’ISO 26000, font référence à des valeurs et des comportements attendus. S’agissant de responsabilité sociétale, les valeurs revêtent une dimension idéologique. Elles sont le fruit de croyances dans la mesure où elles proposent une solution alternative au modèle économique dominant, car ces idées appellent un changement de paradigme. La particularité de cette norme internationale se dégage de la comparaison d’autres normes de management, ainsi que de caractéristiques ayant présidé à son élaboration.
Une mobilisation internationale sans précédent Le processus de conception de l’ISO 26000 débute en 2001, quand l’ISO26 entreprend une étude prospective sur la responsabilité sociétale, qui confirmera la nécessité et la faisabilité de s’intéresser au sujet sur un plan international (Helfrich, 2011). Au regard des 26 L’Organisation Internationale de Normalisation ou International Organization for Standardization (ISO) est un organisme de normalisation international créé en 1947, composé des organisations nationales de normalisation de 158 pays. La mission initiale de l’ISO est de produire des normes afin de faciliter les échanges commerciaux au niveau mondial.
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comportements et pratiques de certaines entreprises multinationales pratiquant du dumping social et environnemental, une partie de la société civile représentée à l’ISO par le groupe des consommateurs (COPOLCO)27, a exercé une pression pour que ce projet voit le jour. En 2005, l’ISO prend l’initiative d’élaborer des lignes directrices de responsabilité sociétale (Guidance on social responsability). En considérant les études prospectives et les travaux préparatoires, le projet qui s’est achevé par la publication de la norme le 1er novembre 2010, a duré près de neuf années. Le temps consacré à la conception de cette norme est exceptionnellement long. Au-delà de la difficulté liée à ce sujet éminemment politique, il s’agissait de fournir des lignes directrices applicables à tout type d’organisation désireuse de mettre en place une démarche de responsabilité sociétale, quelle que soit sa taille et sa localisation géographique. Mais un spectre aussi large contribue à la dilution du concept de RSE en « diminuant le niveau d’exigence à l’égard des entreprises multinationales en les mettant sur un pied d’égalité avec toute autre organisation alors même que les impacts de leurs activités sur l’environnement ou la société en général ne peuvent être comparés » (Schömann, 2012, p. 3). À titre de comparaison, le temps de conception des normes standards est en moyenne de 3 ans28. Il existe cependant une procédure accélérée dénommée « fast track » pour contourner la lenteur de ce processus normatif. Cette procédure est généralement proposée s’il existe déjà un document normatif reconnu. Dans ce cas, le document est alors soumis directement pour approbation en tant que projet de norme internationale (DIS ou FDIS). La norme ISO 26000 est une norme dite de « 4e type », du fait de la participation d’une multiplicité de parties prenantes à sa création, de la nécessaire intégration des cultures de plus de 90 pays, de la présence de plus de 40 organisations internationales dont l’ONU29 et l’OIT30, et du nombre de thèmes de responsabilité sociétale utilisés dans la norme (Igalens, 2009, pp. 99-100). Outre sa durée de conception inhabituelle, l’ISO 26000 a assuré le participation de « pays en développement et des catégories d’acteurs ayant des ressources limitées comme les ONG et les groupes de consommateurs » (Ibid., p. 100)31. Capron et Quairel-Lanoizelé (2007) appréhendent le champ de la RSE selon trois approches permettant de saisir les logiques qui sous-tendent la norme ISO 26000 (Ramonjy Rabedaoro, 2012). La première approche, dite normative, « consiste à élaborer et à préconiser les meilleures pratiques possibles avec l’idée sous-jacente que la RSE constitue un modèle de contribution 27 COPOLCO : COmité pour la POLitique en matière de COnsommation. 28 Le processus d’élaboration d’une norme ISO se décompose en cinq stades : proposition, préparation, comité, enquête, approbation et publication. https://www.iso.org/fr/stages-and-resources-for-standardsdevelopment.html. 29 Organisation des Nations unies, fondée en 1945, en remplacement de la Société des Nations. 30 Organisation Internationale du Travail, créée en 1919. 31 Pour une analyse en profondeur du processus de production d’une norme ISO 26000, nous encourageons le lecteur à se reporter à la thèse de Vincent Helfrich (2011) qui, à l’occasion de son travail doctoral, s’est immiscé au cœur du processus d’élaboration de la norme ISO 26000.
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à une société meilleure » (Capron Quairel-Lanoizelée, 2007, p. 4). Les lignes directrices de l’ISO 26000 ont ainsi été conçues pour normer la RSE selon sept principes et sept questions centrales. La deuxième approche est qualifiée d’interprétative. Elle vise « à comprendre à quoi correspond le concept et le mouvement dans l’évolution contemporaine de nos sociétés et de leurs activités économiques » (Ibid.). L’ISO 26000 apporte une définition internationale du concept de RSE et différentes voies pour l’appliquer, mais envisage également sa future adaptation, « la Responsabilité Sociétale étant une notion dynamique qui reflète l’évolution des préoccupations sociétales, environnementales et économiques, d’autres domaines d’action peuvent apparaître à l’avenir » (ISO, 2010, p. 23). Enfin la dernière approche est dite constructiviste car elle part « de l’idée que la RSE est un concept qui s’est développé sans qu’un sens lui ait été donné et que le mouvement en marche peut lui en donner un » (Ibid.). Entre la phase d’avant-projet de la norme (2001-2004) et sa phase d’élaboration (20052010), la maturation du processus de production de l’ISO 26000 a permis de stabiliser une vision construite de la RSE par une approche multi-parties prenantes. Jusqu’à la fin du processus d’élaboration, la publication de la norme demeurait incertaine.
Une représentation construite et négociée du concept de rse À l’instar des autres normes, dont la vocation consiste « à définir et à réguler leurs sujets » (Helfrich, 2011, p. 1), la norme ISO 26000 s’inscrit bien dans cette logique, en proposant des lignes directrices qui apportent une représentation partagée de la responsabilité sociétale des organisations. Cette représentation de la RSE co-construite par différentes parties prenantes semble partagée, puisqu’elle a émergé du processus d’élaboration de la norme ISO 26000. Elle est une construction sociale se nourrissant de nombreuses visions internationales de la RSE. Pour autant, et compte tenu du système dans lequel la norme a pris forme, cette vision partagée, issue d’une expertise hybride (Helfrich, 2011), ne peut se traduire en une forme de consensus. La présence de certaines parties prenantes lors du processus d’élaboration permet d’agir en amont de la règle pour peser sur la conception des normes. L’ISO a en effet porté une attention particulière à la représentation équilibrée des parties prenantes et à leur place au centre des négociations. En ce sens, le processus d’élaboration de la norme ISO 26000 rejoint la vision de la normalisation comme relevant d’« un dispositif cognitif collectif construit par une communauté sur la base de négociations » (Bénézech, 1996, p. 41). Cependant, la norme a bien été négociée sous la forme d’un compromis et non d’un consensus (Billaudot, 2011, pp. 210-211), notamment parce que « deux conceptions se sont opposées tout au long de son processus d’élaboration, la conception anglo-saxonne que l’on peut qualifier de contractualiste et la conception européenne (et notamment française) qui relève d’une perspective institutionnaliste » (Igalens, 2009, p. 100). Bodet et Lamarche (2007) soulignent que « Les deux voies, l’une américaine axée sur le contrat et le caritatif, dans laquelle l’éthique est empreinte de religieux, l’autre européenne continentale, plus institutionnalisée dans laquelle le droit et la loi sont centraux, sont peu conciliables » (Bodet et Lamarche, 2007, p. 15). Dans la pratique, les approches consensuelles internationales liées
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au développement durable montrent les limites de ce type d’exercice. Les Conferences of Parties (COP) et les conventions-cadre des Nations unies sur les changements climatiques illustrent cette situation car les réalisations sont moins ambitieuses que les intentions formalisées dans les textes. La représentation partagée de la RSE élaborée par l’ISO 26000 ne nécessite pas une application univoque de la norme. Dans le domaine de la RSE et du développement durable, il existe un foisonnement normatif. Une multitude de référentiels et d’outils sont proposés : le Global Compact, les principes directeurs de l’OCDE, la GRI, l’ISO 14001, l’OSHAS 18001, la SA 8000, l’AA 1000, etc. Chacun de ces référentiels encadre un périmètre particulier de la RSE. L’apport principal de la norme ISO 26000 tient à la cohérence qu’elle introduit. L’élaboration de la norme a permis de dégager une vision globale, holistique, de portée universelle de la responsabilité sociétale des organisations à l’échelle internationale. Le degré de conceptualisation nécessaire pour parvenir à des principes universels de RSO aboutit à une décontextualisation de ceux-ci. L’universalisme de l’ISO 26000 ne s’assimile pas à une uniformisation des pratiques de RSE. Les principes et les questions centrales proposés par la norme nécessitent en effet une adaptation aux singularités du terrain dans lesquel ils vont s’inscrire. Dès lors, la norme a pour vocation de s’adapter aux particularités locales et territoriales des activités inhérentes aux organisations. La norme fixe un cadre de référence pour qu’une organisation parvienne à développer une réflexivité sur sa démarche RSE. Helfrich (2011) reconnaît une double fonction plus particulièrement attachée à l’ISO 26000. La norme revêt d’abord une fonction de norme diapason puisqu’elle « propose d’harmoniser au niveau international la définition de la RS et de ses pratiques, et de constituer un savoir commun entre les acteurs » (Helfrich, 2011, p. 289). La seconde fonction de la norme, la fonction référentielle, tient au fait qu’elle « présente différents outils, normes, conventions ou guides internationaux indispensables à la compréhension et à l’appropriation de la RS, au même titre que les notions déjà présentées (développement durable, sphère d’influence, questions centrales, etc.) » (Ibid., p. 290). Dans cette fonction référentielle, la norme devient un guide générique et universel qui apporte aux organisations des points de repère. En dehors de ses lignes directrices, la norme véhicule un langage de responsabilité sociétale commun car elle fournit une description détaillée d’actions et d’attentes de RSO32. Toutefois, il convient de distinguer la globalisation de l’universalité. La norme doit s’insérer et s’adapter à une pluralité de cultures et non proposer un modèle unique de RSE. En tant que processus, la normalisation de la RSE pourrait être perçue comme une forme « de réduction de la variété » (Bénézech, 1996, p. 39). Notons cependant que l’économie industrielle distingue traditionnellement une norme d’un standard. « La théorie des conventions ne s’attache pas au standard qui « résulte d’un processus d’adoption technologique, potentiellement orienté par des comportements stratégiques » (Benezech, 1996 : 27) mais davantage à la norme constitutive d’une démarche collective. En effet, « une norme est la manifestation écrite du résultat d’un choix collectif 32 Acronyme : Responsabilité Sociétale des Organisations.
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raisonné en vue de servir de base d’entente pour la solution de problèmes répétitifs (Germon, Marano, 1983 : 105) » (Gardère, 2012, p. 89). Cette distinction entre norme et standard nous permet de souligner que « normaliser ne signifie pas standardiser : à une même norme peuvent correspondre de nombreux produits différents » (Igalens et Penan, 1994, p. 9). En proposant des lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale de portée internationale et universelle, l’idée est bien de pouvoir l’adapter à des particularités géographiques, culturelles et sectorielles. La normalisation résulte d’un compromis stabilisé mais provisoire. C’est une activité par nature évolutive. Bien que la norme ISO 26000 existe depuis 2010, deux procédures de révision ont été engagées ; l’une en 2013 et l’autre en 2017. Le fonctionnement ISO fige provisoirement le contenu des normes pour une période de cinq années. La procédure de révision peut aboutir selon le résultat à faire évoluer les lignes directrices de l’ISO 26000, les reconduire en l’état ou bien les annuler33. « La normalisation ne peut donc être considérée comme un processus figé et la production de normes comme linéaire. Au contraire, il s’agit d’un phénomène effervescent qui ne semble pas encore stabilisé. L’objet même de la normalisation se transforme et évolue de façon répétitive » (Grenard, 1996, p. 50). Dans cette optique, il faut voir la norme ISO 26000 non comme un point d’accomplissement, mais comme une première étape concourant à l’harmonisation du concept de RSE au niveau international. L’ISO 26000 apporte ainsi une « définition internationale stabilisée de la responsabilité sociale » (Gendron, 2011, p. 35). Le RSE est elle aussi un concept en mouvement (Carroll, 1999) : depuis 1953, vingt-trois définitions caractérisent l’évolution de ses différentes approches (Gond et Mullenbach-Servayre, 2004, p. 97). Padioleau (1989) précise que « la définition et le contenu légitime de la RSE restent ouverts et sujets à négociation : la RSE est un ordre négocié, toujours susceptible d’être modifié ou altéré par les stratégies des acteurs » (cité par Gond et Igalens, 2010, p. 56). Ce mouvement marque aussi l’activité même de normalisation. L’évolution ponctue l’existence de l’institution ISO qui vient de soumettre au vote le draft du guide pour la prise en compte du développement durable dans les normes34. Ce guide vise à considérer le développement durable dans l’élaboration ou la révision de normes pour assurer une forme de cohérence. Par effet collatéral, ce guide va impacter l’élaboration des futures 33 L’enquête systématique ISO, lancée auprès des 164 membres de l’ISO, quant à la révision, la confirmation ou l’annulation de l’ISO 26000, s’est clôturée le 15 mars 2014. Les résultats sont les suivants : - 20 pays ont voté en faveur de la confirmation : Allemagne, Argentine, Autriche, Canada, Colombie, Costa Rica, Croatie, Espagne, Finlande, Inde, Irlande, Israël, Italie, Japon, Nouvelle-Zélande, Norvège, Pologne, Royaume-Uni, Suède, Thaïlande ; - 1 pays a voté confirmation avec correction d’erreur : Suisse ; - 8 pays ont voté pour la révision : Brésil, Egypte, France, Liban, Malaisie, Maroc, Pays-Bas, USA ; - 5 pays se sont abstenus : Afrique du Sud, Belgique, Chine, Indonésie, Iran. La décision de confirmation a été prise par l’ISO/TMB en juin 2014 sur la base des résultats de l’enquête systématique et des recommandations de l’ISO/PPO, la Structure Post Publication de l’ISO 26000, qui se réunit le 24 avril 2014 à l’AFNOR. La norme ISO 26000 a donc été reconduite en l’état jusqu’en 2016. En 2017, une seconde procédure de révision a démarré. 34 Draft ISO Guide 82: Guide for adressing sustainability in standards. Le guide a été soumis au vote entre le 18 juin 2013 et le 18 octobre 2013.
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normes et la révision des normes existantes en obligeant l’ISO à intégrer une approche du développement durable dans son activité de normalisation. Cette mesure pourrait affaiblir à terme l’aura de l’ISO 26000.
Le contenu englobant et exhaustif de l’iso 26000 Selon Billaudot (2011, p. 199), les normes ISO 9001 et ISO 14001 sont des normesprocédures, puisqu’elles ont vocation à préciser la manière de s’engager, alors que la norme ISO 26000 est une norme-définition : ses lignes directrices qualifient l’objet « responsabilité sociétale » en utilisant des références comme celles émanant de l’IOT ou de l’ONU. L’ISO 26000 est une norme de nature descriptive. Elle cadre le concept de RSE en formulant des recommandations et suggère un modèle de comportement responsable que les organisations devraient suivre. Pour ce faire, la norme prend appui sur ces textes internationaux véhiculant une idéologie. À l’instar de la norme dite comptable, qui « favorise aussi la circulation des idées qui les fondent » (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 117), la RSE véhicule des valeurs, des principes et des idées qui s’adossent à des accords et traités internationaux. Depuis le 1er novembre 2010, la norme ISO 26000 définit la responsabilité sociétale comme étant la « responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société ; prend en compte les attentes des parties prenantes ; respecte les lois en vigueur tout en étant en cohérence avec les normes internationales de comportement ; est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations » (ISO, 2010, p. 4). L’ISO 26000 place les valeurs « au cœur de la démarche » (Cadet, 2015, p. 71). L’universalité des lignes directrices de la norme ISO 26000 se rattache à sept principes de responsabilité sociétale et sept thèmes appelés questions centrales, formant ensemble « les bases de la mise en œuvre opérationnelle de la responsabilité sociétale d’une organisation et de sa contribution au développement durable » (ISO, 2010, p. 11). Dans son article 4, la norme énonce sept principes de responsabilité sociétale qu’une organisation devrait respecter. Il s’agit de : - la redevabilité (ou l’obligation de rendre des comptes) ; - la transparence ; - le comportement éthique ; - la reconnaissance des intérêts des parties prenantes ; - le respect du principe de légalité ; - la prise en compte des normes internationales de comportement ; - le respect des droits de l’Homme.
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La redevabilité constitue le premier principe de responsabilité sociétale, car il est considéré comme fondamental. Traduit de l’anglais « accountability », la redevabilité35 demande à une organisation de rendre compte de ses décisions et activités auprès de la société et d’en assumer les conséquences, c’est-à-dire les impacts vis-à-vis des parties prenantes. La transparence découle de la redevabilité. Elle nécessite l’accessibilité et la disponibilité d’une série d’informations rendues publiques. Tout en prévoyant de ne pas divulguer des informations confidentielles et stratégiques, ce principe vise à assurer une communication claire, juste, opportune, honnête et complète. La norme prévoit que la diffusion d’informations s’effectue à un degré « raisonnable et suffisant » (ISO, 2010, p. 13). Un comportement éthique est un attitude active fondée sur trois valeurs essentielles : l’honnêteté, l’équité et l’intégrité. Afin d’assurer une cohérence avec les nombreuses situations rencontrées par les collaborateurs d’une organisation, la norme enjoint celle-ci à identifier et à déclarer ses principes et valeurs essentielles pour observer « une conduite juste ou bonne dans le contexte d’une situation particulière » (Ibid., p. 2). Trop souvent interprété comme une injonction à satisfaire des intérêts aussi multiples que contradictoires, le principe de reconnaissance des intérêts des parties prenantes requiert, seulement dans un premier temps, « qu’une organisation reconnaisse et prenne en considération les intérêts de ses parties prenantes et qu’elle y réponde » (Ibid., p. 14), afin qu’elle puisse instaurer un dialogue. Le respect du principe de légalité implique la reconnaissance par une organisation de la primauté du droit. En réaffirmant la suprématie du droit, la norme rappelle plus précisément aux organisations internationales que l’optimisation des ressources, la maximisation du profit et la recherche de l’avantage concurrentiel ne se situent pas au-dessus des lois. La norme recommande aussi la prise en compte des normes internationales de comportement. Ces normes internationales de comportement désignent les « attentes vis-à-vis du comportement d’une organisation en matière de responsabilité sociétale, procédant du droit coutumier international, de principes généralement acceptés de droit international, ou d’accords intergouvernementaux universellement ou quasi-universellement reconnus » (Ibid., p. 3)36. Ce sixième principe trouve son application dans des pays où le droit fait défaut, ou bien pour les entreprises transnationales dans le cadre des rapports entre filiale(s) et siège.
35 L’idée de reddition, par l’usage du terme « responsabilité du rendre compte » était jusqu’alors employée dans le projet de norme dans le Draft International Standard (DIS). 36 La norme précise sous la forme de note que : Note 1 : Les accords intergouvernementaux comprennent les traités et les conventions. Note 2 : Bien que le droit coutumier international, les principes généralement acceptés de droit international et les accords intergouvernementaux s’adressent avant tout aux États, ils expriment des objectifs et des principes auxquels toutes les organisations peuvent aspirer. Note 3 : Les normes internationales de comportement évoluent dans le temps.
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Le principe de respect des droits de l’Homme passe par leur reconnaissance, tels qu’énoncés dans la Déclaration internationale des droits de l’Homme, leur importance et leur universalité (Ibid., p. 16). Il est à noter la prédominance accordée aux droits de l’Homme par le texte normatif, qui les pose non seulement comme un principe de responsabilité sociétale tout en les déclinant en huit domaines d’action d’une question centrale. L’importance accordée à ce dernier principe tiré du droit international confirme la place de l’être humain comme un sujet de droit et non comme un bien ou une marchandise. Ainsi « L’homme n’est pas un capital : il dispose d’un capital. […] L’humain n’a pas une valeur, il n’est pas une valeur, ce serait un abus de langage ; il crée de la valeur » (Cadet, 2014 p. 12). La seconde fondation des lignes directrices de l’ISO 26000 est constituée par les sept thèmes de responsabilité sociétale suivants nommés, questions centrales37 : - gouvernance de l’organisation ; - droits de l’Homme ; - relations et conditions de travail ; - environnement ; - loyauté des pratiques ; - questions relatives aux consommateurs ; - communautés et développement local. La norme n’a pas souhaité de hiérarchie. L’importance de chaque question centrale est considérée comme équivalente, mais son utilité peut varier. Le texte prévoit cependant que « toutes les parties de la présente Norme internationale ne seront pas d’utilité égale pour tous les types d’organisations mais la totalité des questions centrales concerne chacune des organisations. Toutes les questions centrales englobent un certain nombre de domaines d’action ; il appartient à toute organisation d’identifier ceux qu’elle considère comme pertinents et importants d’aborder, à travers ses propres analyses et par le dialogue avec ses parties prenantes » (ISO, 2010, p. viii). Malgré cette indication, la question centrale gouvernance de l’organisation nous apparaît tout de même prépondérante pour trois raisons. La gouvernance effective d’une organisation repose d’abord sur l’intégration des principes en matière de responsabilité sociétale devant s’incarner dans les processus de prise de décision et de mise en œuvre. Son importance s’avère première car elle prescrit et organise le fonctionnement organisationnel. Ensuite, parce que cette question est centrale ; elle figure au centre de la représentation38. Enfin, la dernière particularité de la gouvernance de l’organisation tient à son articulation. Elle s’articule autour de cinq des sept principes de responsabilité sociétale – redevabilité, 37 Source : http://www.iso.org/iso/fr/sr_7_core_subjects.pdf 38 https://www.iso.org/fr/publication/PUB100259.html
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transparence, comportement éthique, respect des intérêts des parties prenantes, respect du principe de légalité – et d’un domaine d’action – structures et processus de prise de décision. Les six autres questions centrales sont exclusivement développées à partir de domaines d’action différents, leur nombre variant de quatre à huit. Un domaine d’action détaille le contenu de chaque question centrale. Les droits de l’Homme sont le seul thème figurant à la fois en tant que principe et en tant que question centrale. Cette exception témoigne sans doute de sa dimension internationale et universelle. Nous remarquons également que cette question centrale est la seule à contenir huit domaines d’action. À propos des droits de l’Homme, Alain Touraine (2013) rappelle que « Partout et toujours doit être respectée une possibilité de recours contre une loi au nom de principes supérieurs, porteurs d’affirmations universalistes. […] Les droits de l’Homme ont une légitimité plus forte que les droits des citoyens car toute société a des intérêts particuliers, tandis que les droits de l’Homme s’appliquent à tous » (Touraine, 2013, pp. 582-583). Une organisation responsable doit donc reconnaître, respecter, protéger et promouvoir les droits humains. En s’adossant à la Déclaration internationale des droits de l’Homme, la norme reconnaît que ces droits « sont naturels, inaliénables, universels, indivisibles et interdépendants » (ISO, 2010, p. 29). Les relations et conditions de travail « englobent toutes les politiques et pratiques liées au travail au sein de l’organisation, par elle ou pour son compte, y compris en cas de sous-traitance » (ISO, 2010, p. 40). Au prisme du cinquième principe de responsabilité de la norme – le respect de la légalité – la question centrale des relations et conditions de travail traduit la nécessité, pour une organisation évoluant sur un territoire où le droit du travail est absent, de s’adosser aux normes élaborées par l’OIT. Dans le respect du principe fondamental de la Déclaration de Philadelphie de l’OIT de 194439, la norme ne considère pas le travail comme une marchandise ou les travailleurs comme un facteur de production. L’environnement est la seule question centrale à ne prendre forme qu’autour de quatre domaines d’action. Les raisons de cette faiblesse tiennent sans doute à la primauté de la composante environnementale dans les représentations habituellement véhiculées par le développement durable, mais aussi à la facilité de prise en compte de la thématique par une organisation, notamment en raison de son potentiel de valorisation économique. À titre illustratif, la réduction des composants d’un service ou d’un produit peut conjuguer à la fois une diminution de la pollution émise – favorisant une préservation de la ressource – et une diminution du coût du produit ou service – engendrant un gain de production. Enfin, le dernier argument considère que l’environnement n’est peut-être pas une préoccupation nouvelle pour certaines organisations, en raison de sa prise en compte par un système de management environnemental. La loyauté des pratiques est basée sur une conduite éthique des comportements organisationnels. La question centrale repose sur la transparence, le deuxième principe de responsabilité de la 39 Contenu dans son article 6.4.2.1.
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norme. Elle concerne notamment la lutte contre la corruption, reprise du dixième principe directeur du Global Compact40 émanant de l’ONU. La loyauté des pratiques, engagement d’un comportement responsable, se traduit également par le respect des droits de propriété, une concurrence loyale, un engagement politique responsable et la nécessaire promotion de la responsabilité sociétale dans la chaîne de valeur. Les rapport, baromètre et indice de perception de la corruption, régulièrement publiés par Transparency International, tendent à montrer que le phénomène de corruption des organisations privées ou publiques semble toujours aussi prégnant dans la pratique des affaires. Là encore, la question centrale des questions relatives aux consommateurs s’appuie sur les Principes directeurs des Nations unies pour la protection du consommateur, adoptés en 1985. Les devoirs d’une organisation responsable vis-à-vis des consommateurs impliquent « l’éducation et une information exacte, des informations relatives à la commercialisation et des processus contractuels honnêtes, transparents et efficaces, ainsi que la promotion d’une consommation durable et la conception de produits et services accessibles à tous et prenant en compte les personnes vulnérables et défavorisées » (ISO, 2010, p. 62). Les organisations sont ici encouragées à aller au-delà des obligations réglementaires, notamment dans les pays où celles-ci font défaut, pour agir en faveur de la promotion et du développement d’une consommation responsable. La septième et dernière question centrale communautés et développement local requiert qu’une organisation se considère comme partie intégrante de la communauté dans laquelle elle évolue. Cette recommandation incite les multinationales à penser l’ancrage territorial de leurs filiales. Pour parvenir à circonscrire cette question centrale, l’ISO s’est adossée à la Déclaration de Copenhague (1995), à la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement (1992) et à la Déclaration du Millénaire pour le développement (2000). Il ressort ainsi que pour une entreprise, « L’implication auprès des communautés et la contribution au développement local font partie intégrante du développement durable » (ISO, 2010, p. 73). Cette question centrale oblige l’organisation à raisonner en dehors de son environnement d’affaires traditionnel. La responsabilité de l’organisation devient proactive et s’étend dans sa sphère d’influence. Dans cet exercice, la reconnaissance des droits des communautés locales peut nécessiter la contribution de l’entreprise aux politiques publiques. Dans la structure de la norme (cf. annexes 1 et 2), chaque question centrale fait l’objet d’une description détaillée appelée vue d’ensemble, suivie de principes et considérations spécifiques, puis d’une série de domaines d’action de responsabilité sociétale. Chacun de ces domaines d’action comprend des actions et des attentes associées, qu’une organisation devrait suivre pour adopter ou renforcer son comportement responsable. La norme
40 Lancé en 2000 par Kofi Annan, le Global Compact est un cadre d’engagement volontaire des entreprises et organisations en faveur de dix principes (https://www.unglobalcompact.org/). L’initiative internationale est reliée dans 170 pays par l’intermédiaire de plateformes nationales (http://www. globalcompact-france.org/).
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fournit ainsi trente-six domaines d’action (cf. annexe 1) pour l’ensemble des sept questions centrales, à l’exception, comme nous l’avons évoqué, de la gouvernance de l’organisation. À titre d’exemple, la question centrale « loyauté des pratiques » comprend cinq domaines d’action : lutte contre la corruption ; engagement politique responsable ; concurrence loyale ; promotion de la responsabilité sociétale dans la chaîne de valeurs ; et respect des droits de propriétés. Les cinq actions et attentes associées du domaine d’action « engagement politique responsable » recommandent que l’organisation : -- forme ses employés et représentants, et les sensibilise en matière d’engagement politique et de contributions responsables ainsi que sur la façon de traiter les conflits d’intérêt ; -- soit transparente en ce qui concerne sa politique et ses activités liées aux groupes de pression, aux contributions et à l’engagement politique ; -- établisse et mette en œuvre une politique et des lignes directrices permettant de gérer les activités des personnes choisies pour parler au nom de l’organisation ; -- évite toute contribution politique revenant à une tentative de contrôler les responsables politiques ou les décideurs en faveur d’une cause spécifique, ou qui pourrait être perçue comme représentant un abus d’autorité à leur égard ; -- interdise les activités impliquant désinformation, fausse déclaration, menace ou coercition. Par des actions et attentes associées, la norme établit des recommandations – sous la formulation suivante : « il convient qu’une organisation » – enjoignant les organisations à adopter volontairement un idéal à atteindre par l’exercice d’un comportement responsable. C’est en ce sens que la norme ISO 26000 s’éloigne des exigences contenues dans les normes ISO 9001 et ISO 14001, sur lesquelles s’appuie un audit de certification. Dans le paysage exhaustif de responsabilité sociétale que dresse la norme, l’absence de la dimension économique se remarque. Alors qu’elle est considérée comme l’une des trois composantes du développement durable, la dimension économique et financière est envisagée selon sa relation entre l’organisation et la société, et non du point de vue intrinsèque de l’organisation. Bien que la norme précise que « les aspects économiques, de même que ceux relatifs à la santé, à la sécurité et à la chaîne de valeur sont abordés dans les sept questions centrales lorsque cela est approprié » (ISO, 2010, p. 23), aucune question centrale ou domaine d’action, n’est consacré à la dimension économique dans la norme. Cette marginalisation de l’économie, pourtant centrale dans la structure cognitive des managers prenant des décisions, joue en défaveur de son appropriation. En omettant volontairement cette dimension, la norme souffre d’une faible attractivité par manque de réalisme et omission terminologique.
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L’iso 26000, une norme « hors-norme »41 ? Par ce qualificatif, le titre de l’ouvrage collectif co-dirigé par Michel Capron, Françoise Quairel-Lanoizelée et Marie-France Turcotte souligne, dès 2011, la singularité de l’ISO 26000. Les onze chapitres de ce livre détaillent le contexte, les enjeux, les limites et les effets de la publication de la norme selon différentes disciplines des sciences sociales. En raison de son caractère atypique (Helfrich, 2011, p. 288), la norme marque une évolution du périmètre de la normalisation professionnelle. De nombreux auteurs estiment que l’ISO 26000 représente une nouvelle génération de normes du fait de sa nature « politique » (Igalens, 2009), voire « sociopolitique » (Helfrich, 2011). La norme incarne les attributs d’une « métanorme » (Quairel-Lanoizelée, 2011, p. 129), d’un « objet juridique non identifié » (OJNI) (Cadet, 2010, p. 405), d’une norme d’exception (Schömann, 2012). Elle serait aussi la première norme de l’organisation cosmopolite (Beck, 2005) et une « norme génétiquement modifiée » (Daugareilh, 2011, p. 147). Ces considérations sont formulées en comparant l’ISO 26000 à des normes techniques ou de management. Nous avons déjà remarqué que les principales spécificités de l’ISO 26000 tiennent à son processus d’élaboration et à son contenu. Nous souhaitons dépasser ces deux principales caractéristiques afin de poursuivre notre investigation pour ouvrir la « boîte noire ». L’ISO 26000 est « hors norme » puisqu’elle constitue une extension de l’objet-norme, par l’élargissement de son périmètre, sa dimension socio-politique et sa vocation universelle. Au regard des multiples référentiels composant le paysage normatif, trois caractéristiques saillantes nous permettent de qualifier l’ISO 26000 d’innovation. La norme rompt en effet avec les productions normatives précédentes en raison de son champ d’application macrosociétal, de son caractère substantif et de sa proximité avec une norme juridique. La dimension macro-sociétale participe de l’intrusion de la norme dans le champ de la politique, au sens du gouvernement de la cité. Igalens a remarqué que « l’ambition de cette norme dépasse celle des normes précédentes [puisqu’il] s’agit avec ISO 26000 d’aller encore plus loin en s’attaquant à la place de l’entreprise dans la société » (Igalens, 2009, p. 99) et en fixant « le cadre des relations entre l’entreprise et la société en proposant une conception très large et très exigeante de la RSE » (Ibid., p. 100). La norme se singularise aussi par son caractère substantif (Igalens, 2009, p. 100). Alors que les normes ISO 9001 et ISO 14001 reposent sur une rationalité procédurale, la rationalité substantive de l’ISO 26000 s’appuie sur des valeurs et des principes de responsabilité sociétale. Ces derniers éléments révèlent la nature comportementale de la norme. Les sept principes de responsabilité sociétale permettent de guider le comportement des organisations en influençant ses actions et ses décisions. Ces valeurs guident l’entreprise dans la prise en compte de son environnement au sens large, en intégrant les parties prenantes, la reddition, ainsi que le respect de l’homme, de la légalité et des normes internationales.
41 Selon le titre de l’ouvrage de Capron, Quairel-Lanoizelée et Turcotte, 2011.
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L’ISO 26000 oblige en effet à élargir la représentation du statut de norme dans les entreprises. Le dernier élément de cette rupture questionne la dimension juridique de l’ISO 26000 (cf chapitre 1). Contrairement aux normes techniques et de management, la norme gagne du terrain sur le droit en favorisant un rapprochement, une intrication du droit international et de la normalisation. Cette proximité transforme l’ISO 26000 en une « norme hybride résultant d’un exercice d’inter normativité » (Daugareilh, 2011, p. 147). L’intégration du droit international dans l’univers de la normalisation renverse « ainsi pour la première fois et de manière radicale la relation historique entre droit et technique » (Ibid.).
Une absence de certification La singularité de l’ISO 26000 porte cependant les traces d’un obstacle d’importance : la norme n’est pas « certifiable », c’est-à-dire qu’elle ne permet pas à une organisation de faire reconnaître son engagement RSE par l’intermédiaire d’un tiers certificateur. Cette particularité s’oppose à une logique appropriative de l’ISO 26000 dans la mesure où cette forme de reconnaissance assure la légitimité des démarches des entreprises (Boiral, 2008). À l’instar des normes formelles ou scripturales, l’ISO 26000 est une norme d’application volontaire. Elle n’est pas de nature coercitive comme une loi ou un règlement, mais renferme comme d’autres normes « la propriété d’être facultative » (Grenard, 1996, p. 47). Le rappel de ce point est à rapprocher d’une exigence propre à l’ISO 26000, celle de ne pas pouvoir être l’objet ou la base d’une quelconque certification. Cet élément a alimenté de multiples débats à l’occasion des premières étapes de l’élaboration de la norme. En effet, « la question de la certification avait été exclue, comme préalable, par les représentants des industriels et […] ils avaient refusé de traiter uniquement la responsabilité de l’entreprise pour élargir – d’aucuns diront noyer – le débat à l’ensemble des organisations » (Capron, Quairel-Lanoizelée, Turcotte, 2011, pp. 8-9). L’absence de reconnaissance externe de la RSE par la certification semble remettre en cause le fonctionnement qui domine les démarches de management de la qualité ou de l’environnement. Précisons toutefois qu’en dehors des normes dites de management, l’écrasante majorité des normes techniques élaborées par l’ISO ne sont pas certifiables. Les rédacteurs l’ont clairement exprimé : l’ISO 26000 « n’est ni destinée, ni appropriée à des fins de certification » (ISO, 2010, p. ix). Ils ont estimé que la mise en œuvre de principes universels de RSE incarne un engagement répondant à des logiques culturelles ne pouvant être auditées selon une évaluation de la conformité à ces principes. Cette rupture avec le courant « traditionnel » de la normalisation par système de management est la conséquence de l’adossement de la norme à des valeurs. Les sept principes de RSO découlent en effet de valeurs fondamentales de comportement, permettant de guider les actions et les décisions des organisations. Ces principes correspondent à des valeurs morales telles que la transparence, le comportement éthique, l’ouverture à son environnement pris au sens large, le respect humain et celui de la légalité. Ces valeurs ne sont pas « certifiables ». La défense des droits humains universels fonde une nouvelle ère de société où les logiques d’intérêt
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et de pouvoir seraient affaiblies (Touraine, 2013). L’universalité de l’ISO 26000 nécessite une transposition au contexte géographique, sociologique et politique. L’ISO 26000 doit aider une organisation à devenir socialement plus responsable. Elle n’est pas le résultat d’un processus qui consisterait à l’utiliser pour obtenir, par un audit, une certification. Cette situation recèle un paradoxe. Comment rendre attractive une norme si particulière alors que la certification des systèmes de management de la qualité (ISO 9001) ou de l’environnement de (ISO 14001) représente pour une organisation une source de reconnaissance et une valeur ajoutée ? En prenant exemple sur la norme ISO 14001, la recherche de la performance environnementale et la quête de légitimité sont les deux raisons qui contribuent à l’adoption des SME (Dohou-Renaud, 2009). Une norme devient un instrument de légitimation, une composante symbolique contribuant au renforcement de l’image de l’entreprise ou de sa marque. Angèle Dohou-Renaud considère que la recherche de légitimité se décline selon trois formes : « la protection de la réputation de l’entreprise, la reconnaissance externe par la certification et l’exemplarité de l’entreprise en matière d’environnement » (Dohou-Renaud, 2009, pp. 354-355). La motivation instrumentale de la certification est devenue une exigence incontournable pour accéder à des marchés ou répondre à des appels d’offres, témoignant de l’importance des pressions commerciales entre les entreprises (Boiral, 2002, p. 34). Même si les normes possèdent un caractère volontaire, elles sont progressivement devenues indispensables pour pérenniser les activités d’une entreprise. L’audit de certification représente une des principales sources de motivation et de reconnaissance par lesquelles une entreprise s’engage dans un processus d’audit, chronophage et coûteux. Il valorise la démarche et l’investissement engagés. Pour une organisation en quête de légitimité, la norme devient un outil qui favorise l’exercice de son activité [licence to operate]. Long et Driscoll (2008) ont démontré que l’adoption de codes de déontologie s’inscrivait dans une stratégie de recherche de légitimité dictée par un isomorphisme institutionnel. Observée sous ce prisme, l’ISO 26000 représente un outil de légitimation de la responsabilité sociétale pour les organisations, notamment pour contrecarrer la crise de légitimité que connaît le modèle de l’entreprise multinationale. Selon une recherche sur les effets de la certification du système de management ISO 14001 (Boiral, 2004), la certification environnementale encouragerait la mise en place de structures formelles sans lien avec les activités réelles de l’entreprise. La logique de conformation aux attentes de la norme permet d’obtenir ou d’accroître la légitimité de l’entreprise. « Les pressions institutionnelles pouvant favoriser l’émergence d’un tel mythe rationnel sont liées, pour l’essentiel, aux caractéristiques intrinsèques des systèmes de gestion certifiés ISO » (Boiral, 2004, p. 3). Ce constat s’inscrit plus largement dans le concept « d’hypocrisie organisationnelle » (Brunsson, 2003; Dumez, 2012) qui exprime le risque de découplage entre les intentions et les réalisations. L’absence de certification illustre l’opportunité d’un usage moins exigeant, mais elle marque aussi le refus de s’engager dans une démarche sans reconnaissance constituant un frein au regard des efforts consentis. Ainsi, la finalité même s’en trouve modifiée. Alors qu’elle
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prend normalement la forme d’un résultat à atteindre pour un système de management – l’obtention de la certification – elle devient le processus par lequel une organisation intègre les principes directeurs de responsabilité sociétale. Puisque les concepteurs de la norme ISO 26000 n’ont pas souscrit à cette perspective, les organismes de certification, pour combler cette absence, ont contourné l’esprit de la norme en proposant aux entreprises leur propre système d’« évaluation » 26000. La norme n’est certes pas « certifiable », mais la possibilité de recourir à une évaluation est proposée par de nombreux organismes d’audit42, contournant ainsi la certification, en offrant la possibilité aux entreprises de valoriser leurs démarches. La norme devient alors un instrument de légitimation de la RSE reposant sur un niveau de maturité RS de l’entreprise. Par exemple, le modèle d’évaluation AFAQ 26000 repose sur trois critères : la validité, qui est le degré de précision avec lequel l’évaluation est établie ; la fiabilité (fidélité), à savoir la constance avec laquelle la mesure est établie et son objectivité ; et le degré de concordance entre l’analyse et le jugement porté par les évaluateurs. Cependant, non seulement les différents systèmes d’évaluation « 26000 » manquent de transparence (critères, indicateurs, pondérations, etc.), mais la pluralité des méthodes utilisées ne concourt pas à renforcer leur bienfondé. Puisqu’il s’agit de responsabilité sociale, le respect du principe de transparence ne devrait-il pas permettre aux parties prenantes l’accès aux résultats de l’évaluation ? Delchet-Cochet et Vo (2013, p. 143) se sont demandés si la légitimité acquise lors de la publication de la norme ISO 26000 perdurera avec la prolifération des produits dérivés, comme les évaluations 26000. Les auteurs précisent que l’absence de certification laisse une grande latitude à des organismes dont la légitimité serait discutable. Cela pourrait donc entacher la crédibilité de la « marque » 26000. La diversité et la profusion de référentiels déjà existants pourraient également freiner l’utilisation de la norme. À titre d’exemple de produit dérivé proposant une certification, dès 2010 le Danemark a autorisé la diffusion de la DS 26001 (Dansk Standard), une norme de système de gestion de la RSE « certifiable » issue de la norme. La Chine prépare également sa propre reconnaissance inspirée de l’ISO 26000. Au-delà, l’objectif d’une certification est de pouvoir assurer la conformité à une norme ou à un référentiel. Dans la culture anglo-saxonne, le respect des exigences sociales passe par une logique de conformation à une certification sociale. « L’intérêt d’une telle démarche pour une entreprise donneuse d’ordres est certain : la certification lui assure que le sous-traitant (souvent situé dans un pays du tiers-monde) exerce son activité en conformité avec des normes sociales minimales et garantit (en principe) l’entreprise contre le risque d’une mise en accusation par une ONG occidentale » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 173). Cet usage de la RSE pour se prémunir des risques sociaux n’empêche pas la survenue de drames comme celui du Rana Plaza pour l’industrie du textile, qui a eu lieu au Bangladesh en 2013. La législation a par ailleurs évolué en 201743 en introduisant un devoir de vigilance des 42 AFAQ 26000 proposé par l’AFNOR, CAP 26000 par Bureau Véritas, VIGEO 26000 par Vigéo, ECOCERT 26000 d’écocert, Performance ISO 26000 de SGS. 43 Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2017/3/27/2017-399/jo/texte
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multinationales, afin de prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance liés à leurs opérations, y compris les activités de leurs filiales et de leurs sous-traitants et fournisseurs. Les normes sociales privées comme l’OHSAS 18001, la SA 8000, peuvent devenir des normes conditionnant l’accès aux marchés (Reis, 2012). Pour l’ISO 26000, l’absence de certification peut occasionner un déficit de reconnaissance. Néanmoins, la contrainte réglementaire du reporting extra-financier renforce l’utilisation d’outils – normes et référentiels – pour accompagner l’organisation dans la prise en compte de la responsabilité sociale. Lors de la mise en œuvre de la norme, la pression coercitive s’exerce par effet de contagion : les donneurs d’ordre utilisent en premier un standard, et le recommandent ou l’imposent progressivement à leurs fournisseurs et sous-traitants. Les normes tendent ainsi à se diffuser par effet de propagation. Dans le cas de l’ISO 26000, son adoption en tant que norme volontaire est conjuguée à sa reconnaissance par les parties prenantes de la chaîne logistique de l’entreprise (Castka et Balzarova, 2008, p. 284). L’ISO 26000 est pourvue des attributs d’une norme innovante et internationale. Cependant, l’absence de certification semble être un frein à son usage dans le milieu des affaires. Les efforts de légitimation déployés par l’institution ISO pour promouvoir la norme ISO 26000 visent à faire reconnaître et accepter son statut de standard mondial incontournable.
La recherche d’une légitimité de l’iso 26000 La légitimité d’une norme se fonde sur son acceptabilité. La parution de la norme ISO 26000 a représenté un enjeu majeur pour l’ISO. En effet, la question de la légitimité ne se posait pas à l’ISO tant que ses travaux consistaient à élaborer des normes techniques (Igalens, 2009, p. 102). Sa publication est restée incertaine jusqu’au bout de son processus d’élaboration. Sa construction a représenté une véritable innovation organisationnelle (Helfrich, 2011). Son résultat est le fruit d’un consensus qui a fait l’objet de nombreux ajustements, risquant d’aboutir à une neutralisation des propositions des parties prenantes. Ainsi, l’institution ISO est allée chercher avec l’ISO 26000 un surplus de légitimité pour normaliser un objet socio-politique. Tout d’abord, la légitimité de l’institution ISO a contribué à renforcer la reconnaissance de la norme ISO 26000. Elle n’était cependant pas donnée. Dès l’élaboration de l’ISO 26000, l’ISO a joué de sa notoriété. L’organisme émet des normes depuis sa création en 1947. Elle tire tout d’abord sa légitimité de l’expertise acquise dans la production de normes44 et de sa reconnaissance sur le plan international. Le cycle de vie d’une norme témoigne des enjeux qui traversent l’activité de normalisation, dont le principal repose sur la reconnaissance de la norme comme standard de RSE internationalement reconnu. L’étude du cycle de vie d’une norme fait émerger deux sphères principales : une sphère d’expertise relative à l’élaboration de la norme puis sa révision, et 44 Fin 2013, l’ISO avait élaboré 19 977 Normes internationales et documents de caractère normatif. Pour l’année 2013, l’ISO a produit 1 103 normes soit 58 793 pages.
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une sphère d’application dans laquelle la norme est utilisée, peut devenir un standard ou être abandonnée. (Helfrich, 2011, p. 28). Pour continuer à s’adapter aux demandes des utilisateurs et de la société, et afin d’occuper le marché, l’ISO est contrainte d’innover. Dans une logique d’inflation de la production normative, l’ISO a su s’appuyer sur sa reconnaissance pour parvenir à publier la norme ISO 26000, alors que son processus de production ne laissait pas entrevoir une issue favorable. Cependant, la légitimité de l’ISO « à dire la place, le rôle de l’entreprise dans la société est contestable » (Igalens, 2009, p. 103). L’institution ISO a entrepris un travail de légitimation dès son processus d’élaboration. Face aux nouveaux développements normatifs attendus par une partie des acteurs de la société aux prises avec une économie mondialisée, l’ISO s’est assurée une double légitimité pour faire accepter la norme ISO 26000. La première légitimité est une légitimité construite sur la base d’une révision du processus d’élaboration des normes et d’une recherche de consensus. À ce titre, la normalisation bénéficie d’une présomption spontanée positive, car elle s’adosse au juste et au bien, et favorise les échanges internationaux. La seconde légitimité est une légitimé de substitution, au regard de la difficulté voire de l’incapacité des États et des autres institutions internationales à encadrer le concept de RSE dans sa globalité et à proposer un guide de comportements socialement responsables à destination des organisations. Ce constat marque l’évolution du pouvoir de l’ISO sur la scène internationale, celle de sa reconnaissance en matière de gouvernance mondiale. En tant qu’organisation supranationale, l’institution ISO participe au processus socio-politique de régulation internationale. Néanmoins, l’acquisition ou le renforcement d’une expertise RSE ne conditionne pas de facto la légitimité d’une nouvelle norme encadrant un sujet socio-politique. Alors que la norme n’était pas encore publiée, Jacques Igalens qui participait à l’élaboration de la norme dans la catégorie « services, conseil, recherche et autre », s’interrogeait alors sur la légitimité de l’ISO à apporter des réponses à des questions de nature politique : « Ni la composition des structures de l’ISO, ni la procédure d’élaboration des normes internationales ne présentent les garanties et les caractéristiques, notamment démocratiques, que l’on est en droit d’attendre d’un texte qui fixe les relations entre les acteurs de la scène internationales que sont les organisations internationales, les Éats, les ONG, les entreprises, la nature et les citoyens » (Igalens, 2009, p. 91). Pour remédier à ce déficit de légitimité attaché à la production de l’ISO 26000, l’action d’ISO a consisté à rendre légitime la norme sur la base du consensus (Billaudot, 2011). La construction multi-parties prenantes témoigne d’une nouvelle forme de consensus dans la procédure d’élaboration normative. L’ISO définit le consensus comme « un accord général caractérisé par l’absence d’opposition ferme à l’encontre de l’essentiel du sujet, émanant d’une partie importante des intérêts en jeu et par un processus de recherche de prise en considération des vues de toutes les parties concernées et de rapprochement des positions divergentes éventuelles. Note : Le consensus n’implique pas nécessairement l’unanimité. » (ISO/CEI, 2004, p. 20). La norme a su rapprocher les positions culturelles nord-américaines
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orientées vers la satisfaction des parties prenantes et européennes axées sur des attentes sociétales globales et institutionnalisées (Bon, 2011, p. 52). La légitimation s’est également adossée à une large représentation des parties prenantes de la société pendant le processus d’élaboration. Sur le plan institutionnel, ce processus d’élaboration est le reflet de la constitution d’une « organisation pluraliste », dans laquelle les logiques des acteurs diffèrent, le pouvoir devient diffus et les objectifs peuvent diverger (Brès, 2013). Des experts de 90 pays répartis en six groupes différents ont participé à l’élaboration de la norme : consommateurs, pouvoirs publics, industrie, travailleurs, organisations non gouvernementales (ONG) et services incluant le conseil, la recherche, l’enseignement. Fin 2010, le projet rassemblait 99 pays, près de 436 experts et 42 organisations internationales (Helfrich, 2010, p. 220). Par ce processus, l’ISO participe à une nouvelle forme de pratique organisationnelle. Au regard du nombre important d’acteurs participant à l’élaboration de l’ISO 26000, l’institution ISO est perçue comme une organisation pluraliste de gouvernance internationale de RSE (Helms, Oliver et Webb, 2012; Brès, 2013). Cette large mobilisation des parties prenantes, ne garantit pas la légitimité des participants (Igalens, 2009, p. 102). L’ISO a pris des dispositions pour démocratiser la procédure d’élaboration (Ruwet, 2011), par l’égalité d’accès et de participation des différents représentants au processus. Pour autant, un égal accès ne garantit pas une égalité d’influence. L’approche multi-parties prenantes a favorisé la présence d’acteurs régulièrement sousreprésentés dans l’élaboration des normes ISO, malgré les difficultés inhérentes à ce type d’exercice qualifié de « démocratie délibérative » (Capron, 2011, p. 42). Selon l’auteur, l’absence de diversité linguistique et la représentativité en constituent les principales limites. La prégnance de l’anglais comme langue exclusive de travail constitue une barrière importante pour mener une réflexion et des échanges approfondis et ne favorise guère la prise en compte des particularités culturelles (Ibid.). Enfin, même si la représentation des pays en développement a progressé lors des assemblées plénières, la présence des pays « développés » demeure prédominante (Ibid. pp. 42-43). Ce principe suppose en effet la représentation et la capacité des parties prenantes à s’exprimer dans un espace de dialogue démocratique, permettant de répondre aux exigences d’une éthique de la discussion, au sens d’Habermas (1992). L’éthique de discussion, axée sur une rationalité communicationnelle, devrait donc s’appuyer sur : -- « une diversité des points de vue des parties prenantes participant à la discussion ; -- une égalité des points de vue des parties prenantes participant à la discussion ; -- une temporalité longue des liens entre ces parties prenantes et l’entreprise » (Postel et Rousseau, 2008, p. 141). Cette faiblesse de l’éthique de la discussion tend à faire prévaloir les intérêts des groupes les plus puissants, ce qui déroge au processus démocratique (au sens politique du terme). Boy (2003, p. 472) remarque que les accords de création des institutions internationales possèdent une forte charge symbolique et une fonction structurante de ces symboles. Une
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norme ISO peut alors devenir un mythe rationalisé (Boiral, 2007). La légitimité rassure l’environnement institutionnel car elle « est une façon de spécifier la notion de lien social. Elle suppose l’existence de normes symboliques partagées permettant aux membres d’une société d’interagir de façon coopérative » (Laufer et Burlaud, 1997, p. 1754). Même la norme reconnaît que l’équilibre de participation des parties prenantes au processus de rédaction « s’est vu limité par divers facteurs comme la disponibilité des ressources et la nécessité de maîtriser la langue anglaise » (ISO, 2010, p. vii). Pour Boiral (2008), les normes ISO semblent peu adaptées aux entreprises des pays du sud, ce qui contribue à accentuer leur marginalisation. Ce constat, dont l’origine repose sur des différences culturelles, fait émerger deux principales difficultés. En premier lieu, « Les normes ISO privilégient un mode de gestion formalisé et systématique qui est au départ adapté aux entreprises formelles, en particulier les grandes organisations » (Boiral, 2008, p. 54), alors que leur taille est plus petite dans les pays du sud. En second lieu, le taux d’analphabétisme très élevé et la « culture de l’oral » présentent un obstacle à des normes de types procédurales (Ibid.). Ce « sousdéveloppement normatif » peut être observé sous l’angle de la domination et être considéré comme une barrière supplémentaire aux échanges. Ainsi, « la croissance des normes de gestion ISO contribue indirectement à asseoir la domination économique et culturelle des pays du Nord en imposant des pratiques et des valeurs assez étrangères aux coutumes des régions en développement, mais dont l’adoption est de plus en plus nécessaire pour accéder aux marchés internationaux » (Ibid., p. 60). La légitimité de l’ISO 26000 s’est trouvée renforcée par l’utilisation de principes constitutifs du droit international. La norme intègre un ensemble de recommandations adossé à des traités et des conventions internationaux existants, élaborés notamment par l’ONU (la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, le Pacte international sur les droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux Droits économiques, sociaux et culturels, le pacte mondial) et les conventions de l’OIT. Une partie des recommandations l’ISO 26000 forment les normes internationales de comportement45. Non seulement la norme contient ces principes internationaux, mais l’ISO a profité d’une légitimité supplémentaire en intégrant des organisations intergouvernementales (OIG) dans son processus d’élaboration de l’ISO 26000, « parfois au prix de certains affrontements, notamment avec l’OIT » (Igalens, 2009, p. 102). Pour être légitime, une norme internationale doit être reconnue et utilisée par des organisations. Dans le cas de l’ISO 26000 plus particulièrement, il ne suffisait pas que la norme soit publiée pour qu’elle soit considérée comme légitime. La légitimité de l’ISO 26000 s’est donc progressivement construite par la suite, avec la diffusion et l’usage de la norme. L’ISO s’est attachée à combler le déficit d’attractivité de la norme en l’absence de certification par la diffusion de bonnes pratiques en annexes de la norme. L’ISO 26000 propose dans la section 7.6 d’« améliorer la crédibilité en matière de responsabilité sociétale » (ISO, 2010, 45 Les normes internationales de comportement sont des « attentes vis-à-vis du comportement d’une organisation en matière de responsabilité sociétale, procédant du droit coutumier international, de principes généralement acceptés de droit international, ou d’accords intergouvernementaux universellement ou quasi-universellement reconnus » (ISO, 2011, p.3).
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p. 95). L’AFNOR dispose d’une norme expérimentale, l’XP X30-027 de décembre 2010, pour « rendre crédible la démarche de responsabilité sociétale basée sur l’ISO 26000 ». D’autres développements46 47 témoignent également de la volonté de l’AFNOR de traduire et rendre opérationnelles les lignes directrices de responsabilité sociétale, par la publication de déclinaisons sectorielles et fonctionnelles de la norme ISO 26000. L’ISO a joué un rôle essentiel dans la diffusion et le rayonnement de la norme, avec l’appui des organismes de certification nationaux (dont l’AFNOR pour la France) afin de lui assurer un succès commercial. La dimension internationale de la norme s’apprécie en janvier 201348, au regard de sa traduction dans 22 langues et de sa diffusion dans 60 pays. La norme a même été reconnue et adoptée dans les pays ayant voté contre49 ou s’étant abstenus50. Les données officielles manquent quant à l’utilisation de l’ISO 26000. Néanmoins, les estimations réalisées en janvier 201351 semblent indiquer que 250 normes ISO 26000 ont été vendues en France depuis la publication de celle-ci, alors qu’environ 10 000 entreprises l’utiliseraient. Brès et Gond (2014) soulignent la double dynamique du processus hybride de normalisation à l’œuvre dans le cas de la norme ISO 26000 : régulatoire et marchand. Non seulement l’ISO 26000 porte un potentiel régulatoire de la RSO, mais elle possède également un potentiel marchand « à travers le développement d’une offre de produits et services de consultance autour de la norme » (Brès et Gond, 2014, p. 234). En raison de la concurrence sur le marché des normes, l’ISO, comme toute organisation marchande, doit assurer la légitimité 46 Liste des guides, outils, déclinaisons fonctionnelles et sectorielles publiés : XP X 30-027 Décembre 2010 : Rendre crédible la démarche de responsabilité sociétale basée sur l’ISO 26000 FD X30-031 Août 2013 : Gouvernance et responsabilité sociétale - ISO 26000 XP X30-029 Août 2013 : Déterminer la priorité des domaines d’action de l’ISO 26000 FD X30-024 Juillet 2014 : Guide pour la conduite des missions de vérification telles que prévues à l’art L. 225-102-1 du code du commerce AC X30-030 Août 2012 : Guide d’utilisation de la norme ISO 26000:2010 pour le secteur de l’agroalimentaire FD X30-028 Mai 2012 : Guide d’utilisation de l’ISO 26000 pour le secteur de la communication NF X50-135-1 Août 2012 : Guide d’utilisation de l’ISO 26000 - Partie 1 : politique - stratégie - Fonction Achats NF X50-135-2 Août 2012 : Guide d’utilisation de l’ISO 26000 - Partie 2 : déploiement opérationnel ISO 20121:2012 : Systèmes de management responsable appliqués à l’activité événementielle - Exigences et recommandations de mise en œuvre BP X30-034 Juin 2014 : Guide d’utilisation de la norme ISO 26000 pour les opérateurs de transports publics de voyageurs. 47 Liste des programmes en cours : AC X 30-077 : Guide d’utilisation de la norme de responsabilité sociétale ISO en Seine-et-Marne Réflexion sur l’évolution de l’ISO 26000 Réflexion sur l’articulation entre ISO 26000 et Agenda 21. 48 Source : http://www.iso.org/iso/fr/home/news_index/news_archive/news.htm?refid=Ref1691 49 Le vote négatif représente 6 % du total des votants. Seuls cinq pays ont voté contre le FDIS. Il s’agit de l’Inde, des USA, de Cuba, de la Turquie et du Luxembourg. 50 Onze pays se sont abstenus : Algérie, Australie, Autriche, Bengladesh, Allemagne, Hongrie, Islande, Iran, Nouvelle-Zélande, République de Macédoine et Vietnam. 51 Source : Données orales recueillies lors d’une réunion de la commission de normalisation AFNOR DDRS groupe de travail « réflexion sur l’évolution du comité de révision de l’ISO 26000 ».
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de sa norme singulière tout en favorisant son acceptation, son adoption et donc sa vente (Henning, 2000; Brès et Gond, 2014). La légitimité de la norme va aussi dépendre de sa dynamique de propagation. La diffusion de l’ISO 26000 dans les organisations est favorisée par effet de contamination réticulaire auprès des parties prenantes. Les organisations qui l’utilisent dans un premier temps pour elles, vont ensuite la diffuser dans leur chaîne de valeur et leur sphère d’influence. Enfin, élément assez important pour le souligner, la dernière version de la stratégie européenne de RSE et de la GRI reconnaissent la norme ISO 26000.
Chapitre 3 – L’itinéraire d’un intervenant chercheur Avant d’aborder les éléments empiriques, cette partie du livre expose les éléments de méthode. Les explications contenues dans ce chapitre fournissent au lecteur les clés de compréhension de la recherche réalisée, à savoir son courant de rattachement, la méthode employée, les modalités de mise en œuvre et le positionnement du chercheur. S’agissant d’une recherche, il nous a semblé important pour le lecteur, qu’il soit néophyte ou expert, de connaître comment et pourquoi a été produite la connaissance contenue dans cet ouvrage. Dans ce chapitre, nous portons donc une réflexion sur le statut de la connaissance produite. En effet « la réflexion épistémologique est consubstantielle à toute recherche qui s’opère » (Martinet, 1990, p. 9). Distinguant la science de l’opinion, Bachelard précise que « pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question » (Bachelard, 1970, p. 14). Perret et Séville (2007) considèrent quant à eux que l’explicitation des présupposés du travail de recherche « permet de contrôler sa démarche de recherche, d’accroître la validité de la connaissance qui en est issue et de lui conférer un caractère cumulable » (Perret et Séville, 2007, p. 13). L’épistémologie peut ainsi être envisagée comme une invitation « à affirmer l’intention scientifique dont chacun peut admettre avec le logicien J. Ladrière, qu’elle caractérise au moins un mode de connaissance critique, contrôlant ses propres démarches, explicitant ses critères de validation et élaborant des méthodes qui autorisent l’élargissement du champ du savoir52 » (Martinet, 1990, pp. 10-11). Le positionnement épistémologique de cette recherche est constructiviste. Nous considérons que les interactions entre le sujet (le chercheur) et l’objet étudié (l’appropriation de la RSE par l’usage de la norme ISO 26000) permettent d’accéder à des représentations intelligibles de la réalité, basée sur des interprétations cognitives construites. L’interaction continue du chercheur et de son objet fait émerger une représentation du réel parmi une pluralité envisageable. Cette approche du réel place le chercheur et son objet dans la vision d’un monde social construit. Le réel en activité est connaissable par les interactions entre le sujet, son objet et les interprétations du terrain. La démarche de recherche vise à concevoir et éprouver des connaissances intelligibles, tenant compte de nos finalités de chercheur (le Moigne, 2001). À l’intérieur de ce positionnement, notre recherche qualitative s’inscrit dans une tradition française de l’intervention dans les organisations. Le courant de recherche-intervention se caractérise par un rapport de proximité, d’interaction et d’interdépendance entre les chercheurs et les praticiens en entreprise. Chercheurs et praticiens coconstruisent des connaissances émergeant d’une intention de transformation délibérée et explicite. En 52 LADRIERE J., Science et discours rationnel, Encyclopaedia Universalis, vol.14, p. 754.
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sciences de gestion, les résultats d’une recherche-intervention revêtent la forme d’une double connaissance, à la fois scientifique et managériale, utile à l’action organisée. Si l’objet de ce chapitre n’est pas d’approfondir davantage les implications relatives à ce positionnement, il convient toutefois de préciser, pour le garder en mémoire jusqu’à la fin de l’ouvrage, qu’une connaissance produite selon un paradigme constructiviste dénombre sept postulats sur la nature de la connaissance. Celle-ci est construite, inachevée, plausible, convenante et contingente, orientée par des finalités, dépendante des actions et des expériences faites par les sujets connaissant, structurée par le processus de connaissance tout en le concevant de manière réciproque, et forgée dans et à travers l’interaction du sujet connaissant avec le monde (Mucchielli, 2005, p. 10). Nous allons à présent aborder les spécificités constitutives des sciences de gestion au regard de leur projet.
Le projet des sciences de gestion Quelle est la spécificité des sciences de gestion ? À quoi sert la recherche en gestion ? Ces deux questions vont nous permettre de guider notre réflexion. Puisque le constructivisme est constitutif de notre démarche de recherche, il convient avant tout de préciser les implications de ce paradigme pour une recherche en sciences de gestion. Les sciences sont en évolution (Barreau, 2010, p. 4). La gestion est une discipline scientifique récente qui cherche à se positionner par rapport aux autres sciences sociales, tout en y puisant de multiples sources d’inspiration. L’image des sciences de gestion comme « discipline carrefour » (Hatchuel, 2012, p. 21) est désormais révolue. Au regard de sa dimension historique, les sciences de gestion n’échappent pas à ce phénomène d’évolution car elles sont en mouvement et se diversifient. Puisqu’il ne s’agit pas de sociologie ou d’économie de l’entreprise, les sciences de gestion n’ont pas de « visée strictement explicative, encore moins descriptive » (Ibid., p. 21). Les sciences de gestion intègrent ou recouvrent d’autres appellations : sciences du management, sciences de l’organisation, sciences des organisations, sciences de l’entreprise. L’entreprise est d’abord une organisation humaine. Retraçant la genèse des sciences de gestion, au départ centrées sur un projet éducatif, puis sur une ingénierie inédite et enfin portées sur la nature de l’action collective, Hatchuel (2012) rapporte le dilemme se matérialisant au début des années 1980 autour de la nature des sciences de gestion, perçues alternativement comme sciences de « l’organisation » (au sens d’activité organisatrice) ou sciences « des organisations » (donc de groupes humains particuliers). En liant les approches centrées sur les « outils » et celles centrées sur les « structures », Hatchuel (2012) propose d’unifier ces deux alternatives épistémologiques par une définition conjointe :
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-- « l’“organisation” (comme activité organisatrice) est une classe d’actions, dont les techniques de gestion font partie, mais l’effet de ces actions dépend de la réflexivité des acteurs et des collectifs où elles s’exercent ; -- les “organisations” sont des collectifs historiquement repérables (Sorge 1997) par leurs actions passées et présentes (dont les techniques de gestion) : ces actions ont respectivement modelé des apprentissages (Argyris et Schon 1978) ou engagé la production de nouveaux savoirs (Hatchuel et Weil 1992) » (Ibid., 2012, pp. 28-29). Les liens entre science et gestion témoignent d’une relation difficile (Martinet, 1990, p. 11), notamment en raison de la jeunesse de la gestion, et d’une genèse chaotique reflétant « la relation culturellement construite entre science et action », entre théorie et pragmatisme (Ibid., p. 16). D’un point de vue sociologique, la gestion est considérée comme une technique immatérielle, par opposition aux techniques matérielles existant en dehors de notre volonté (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 29). Les effets d’une technique immatérielle sont incertains et différents selon les contextes. La gestion peut aussi être appréhendée également comme discipline scientifique, une science « de/pour l’action », dont « l’oscillation n’est pas toujours maîtrisée entre la volonté d’expliquer le monde (des entreprises, organisations…) et celle de le changer » (Martinet, 1990, p. 20). Ainsi, la recherche en sciences de gestion est génératrice d’actions, elles-mêmes créatrices de connaissance. La scientificité s’est longtemps incarnée dans les notions de certitude et de précision, associées aux chiffres et à la quantification. Les sciences qui ne sont ni humaines, ni sociales ne sont-elles pas considérées comme des sciences exactes ? L’incertitude, la complexité (Morin, 1977), la vision systémique sont autant d’incitations à tenter de comprendre, de modéliser et de construire des représentations intelligibles de connaissances extraites des organisations. C’est en cela que « la science de gestion se définit par son projet, [et non son objet], qui est celui de la représentation intelligible des interventions des acteurs au sein des organisations » (le Moigne, 1990, p. 116). L’épistémologie constructiviste trouve ainsi un terrain privilégié en sciences de gestion, dont le projet consiste à analyser et à concevoir des dispositifs de pilotage de l’action organisée (David, 2012a, p. 129). L’ensemble de ces éléments pose clairement la question de la nature du statut de la connaissance en sciences de gestion. Nous retiendrons pour la suite que la construction de la connaissance doit reposer sur une interaction avec les acteurs, sur une ingénierie nouvelle, une intelligibilité des situations gestionnaires et une double conception de la gestion, c’està-dire une gestion utile à l’activité organisée et aux organisations. Les sciences de gestion comme sciences de l’artificiel et sciences de l’action collective En sciences de gestion, le changement, l’action collective et les outils paraissent indissociables de l’analyse des organisations. La conception d’artefacts facilite la gestion des individus et des organisations, car ils mettent en mouvement, provoquent des réactions, produisent des actions, traduisent des orientations. La place centrale qu’occupent les instruments et les
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outils de gestion requiert un déplacement d’analyse qui ne se limite pas à la seule conception d’un artefact – l’outil lui-même – mais s’élargit en prenant en compte leurs usages et leurs effets. Ainsi « Dans cette perspective, l’instrument n’est pas neutre. Il est destiné à certains usages », dont celui de produire des connaissances (Aggeri et Labatut, 2010, p. 9). L’usage croissant d’une catégorie d’artefacts – les outils de gestion – par les organisations amène à considérer leur influence au regard de leur nature artificielle. Les sciences de gestion peuvent aussi se concevoir comme des sciences de l’artificiel (Simon, 1969) et des sciences de l’action (David, 1998) puisque les outils « sont à la fois des artefacts et des moyens d’agir. L’action intentionnelle, qu’elle soit de routine ou de transformation, donc de changement, ne saurait en effet se passer d’outils. Le changement pouvant lui-même être objet de rationalisation (“changer le changement”), les propriétés structurelles et dynamiques des outils de premier niveau (gestion courante) se retrouveront nécessairement au méta niveau des outils de gestion de changement » (David, 1998, pp. 49- 50). Une des vocations des sciences de gestion consiste « à analyser et à concevoir les dispositifs de pilotage de l’action organisée » (David, 2012a, p. 129). Les connaissances sont produites par l’action collective et organisée (Hatchuel, 2012; Martinet et Pesqueux, 2013). L’action collective et l’organisation sont en effet complémentaires si on considère que « ce sont deux faces indissociables d’un même problème : celui de la structuration des champs à l’intérieur desquels l’action, toute action, se développe » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 20). L’action organisée représente un construit social qui facilite la résolution des problèmes d’action collective (Ibid.) ; l’action collective se représentant « simultanément dans une logique d’échange entre individus (contrats, rémunérations, etc.) et dans une logique de groupe social (« esprit de corps », intérêt et langages communs, etc.) » (Hatchuel, 2012, p. 31). Les sciences de gestion et leur rapport à la pratique La particularité des recherches constructivistes en sciences de gestion tiendrait à leur rapport à la pratique selon deux niveaux : « l’interaction entre le chercheur et son terrain ; le caractère praxéologique des recherches produites » (Charreire et Huault, 2001, pp. 45-46). En effet, la dimension praxéologique des sciences de gestion conduit à produire des connaissances actionnables et opératoires, tandis que la gestion « a souffert de la coupure culturellement construite entre la science et l’action » (Martinet, 1990, p. 16). Cette visée praxéologique plutôt que technique (Martinet, 2013a, p. 15) contraint à une efficacité pratique et opératoire. De fait, un des objets opératoires qui lie le chercheur aux organisations dans lesquelles il intervient se matérialise par la production ou la co-production d’outils de gestion. Maillon essentiel rapprochant les sciences de gestion et le monde professionnel, l’outil facilite une forme de dialogue entre l’univers scientifique et l’univers gestionnaire. L’objet « outil de gestion » assure une compréhension des phénomènes organisationnels liés à son usage. Il facilite la convergence entre connaissance professionnelle et connaissance scientifique. Observé sous ce prisme, l’outil occupe une position d’interface.
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Dans notre étude, nous nous intéressons aux processus, à l’action collective réalisée dans le temps lors du déploiement de la RSE par l’intermédiaire de l’ISO 26000, et aux effets de cette action sur l’entreprise. Dans cette perspective, il existe une interaction réciproque des individus avec les structures internes, et plus largement de l’entreprise avec la société.
Méthode Le positionnement épistémologique constructiviste en sciences de gestion revêt des implications sur les choix méthodologiques que nous allons exposer ici. Cet ouvrage n’est pas un roman, une nouvelle ou un récit. C’est une étude de cas dans laquelle l’exposé de ces choix est consubstanciel à la mise en récit. L’approche positiviste utilise le principe de modélisation analytique, qui conduit à décomposer un objet pour en analyser les parties, pour rechercher des régularités et des causalités. Dans l’approche constructiviste, le principe de modélisation systémique étudie un système – ici une organisation – dans son intégralité et sa complexité. Dans les recherches sur la gestion des organisations, le chercheur doit faire preuve d’opportunisme méthodique (Girin, 1989), c’est-à-dire qu’il doit être capable de s’adapter aux mouvements du terrain, de négocier avec celui-ci. Le dispositif méthodologique Dans le cadre de notre compréhension du phénomène d’appropriation de la RSE à travers le prisme de la norme ISO 26000, nous considérons la norme comme un outil de gestion au regard de son potentiel d’exploration du fonctionnement organisationnel (Moisdon, 1997 ; David, 1998). Notre dispositif méthodologique se structure autour de l’interaction entre l’outil et l’organisation pour parvenir à analyser plus finement les transformations réciproques de l’ISO 26000 par l’organisation et de l’organisation par l’ISO 26000 (David, 1998, p. 51). Le prisme de l’appropriation permet d’observer la capacité de la norme ISO 26000 à faciliter l’intégration de la responsabilité sociale dans les pratiques managériales, et plus largement le changement organisationnel. Pour décrypter ce processus d’appropriation, nous développerons nos résultats dans une triple perspective : descriptive, compréhensive et prescriptive. La première perspective consiste à décrire le processus de déploiement de l’ISO 26000 et son appropriation à travers notre expérience d’une recherche-intervention. La seconde mobilise une visée compréhensive pour décrypter les conséquences de cette appropriation sur l’organisation. La troisième s’attache à repérer les tensions résultant de l’appropriation, puis à formuler des recommandations susceptibles de faciliter le management de la responsabilité sociale.
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Une recherche qualitative
Notre démarche de recherche est qualitative, en raison de son caractère exploratoire et construit, mais également de la subjectivité des résultats apportés par une monographie. La recherche qualitative se centre sur l’analyse de phénomènes contextualisés et sur les explications de processus – et non sur celles de faits (Hlady Rispal, 2002, p. 46). Si l’on s’intéresse à sa finalité, une recherche qualitative « n’a de sens que si elle montre et analyse les intentions, les discours et les actions et interactions des acteurs concrets, du point de vue des acteurs eux-mêmes mais aussi du point de vue du chercheur » (Dumez, 2013b, p. 31). Le processus plutôt que le contenu
Pour rendre compte de l’appropriation de la RSE, nous avons adopté une approche processuelle. Nous souhaitons comprendre « comment » s’articulent les différents processus à l’œuvre dans l’appropriation de la RSE, comment ils émergent dans le temps et se dissolvent à l’intérieur du mouvement organisationnel. Nous avons participé en temps réel à ce processus d’appropriation de la RSE à travers une recherche-intervention. La démarche processuelle assure une profondeur d’analyse à l’étude de cas. Elle permet d’étudier le mouvement des organisations. Notre volonté de décrire et d’analyser un processus « conduit à porter une attention particulière aux éléments qui composent le processus ainsi qu’à l’ordre et à l’enchaînement de ces éléments dans le temps » (Grenier et Josserand, 2007, p. 120). Un processus peut se définir par l’articulation de séquences « of individual and collective events, actions, and activities unfolding over time in context »53 (Pettigrew, 1997, p. 338 ; Pettigrew, Woodman et Cameron, 2001, p. 700). Pettigrew insiste sur le lien entre contexte et action, en précisant que « The aim in a processual analysis is not to produce a case history but a case study. The case study goes beyond the case history in attempting a range of analytical purpose »54 (Ibid., 1997, p. 339). Le processus permet d’observer les transformations organisationnelles. Une recherche processuelle s’avère « longitudinale si le chercheur porte intérêt à la transformation de son objet de recherche au cours du temps et/ou aux transformations que ce même objet est susceptible de provoquer sur son environnement » (Charreire, Petit, 2003, p. 9). La démarche est cependant délicate, car « étudier un processus relève d’une démarche complexe dans la mesure où il est souvent difficile, pour un chercheur sur le terrain, d’isoler un processus des autres » (Ibid., p. 10).
53 Traduction personnelle : « une séquence d’événements individuels et collectifs, d’actions, et d’activités dans le temps et dans son contexte ». 54 Traduction personnelle : « Dans une analyse processuelle, l’objectif n’est pas de produire une histoire de cas mais une étude de cas. L’étude de cas va au-delà de l’histoire de cas en tentant un éventail d’analyses ».
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Une étude de cas unique et longitudinale
Pour observer le processus d’une stratégie en train de se faire55, nous avons conduit une recherche longitudinale à partir d’une étude de cas (Eisenhardt, 1989 ; Hlady Rispail, 2002 ; Stake, 1995 ; Yin, 2003). Le caractère longitudinal s’apprécie, dans le cadre de notre recherche, en raison du maintien pendant cinquante-six mois de l’accès au terrain. Parmi la pluralité des recherches qualitatives, l’étude de cas élabore une description et une analyse d’un ou de plusieurs cas en profondeur (Creswell, 2013, p. 122). Nous utilisons l’étude de cas afin de cerner un contexte particulier, de l’analyser et de formuler des recommandations relatives à l’opérationnalisation et à l’appropriation d’une norme de RSE. Bien que notre recherche s’intéresse à la culture, aux symboles et aux valeurs du groupe Fleury Michon comme éléments à part entière du processus d’appropriation de la RSE, nous ne nous situons pas dans une démarche ethnographique. En effet, la proximité de notre étude de cas avec une démarche ethnographique demeure limitée en raison de l’absence d’une immersion de longue durée dans le système social de Fleury Michon. Certes, l’interaction forte avec notre terrain par une recherche-intervention s’est déroulée pendant une période longue, mais l’accès au terrain reste inscrit dans une périodicité ponctuelle et aléatoire. Les interventions se matérialisent par des réunions de travail sur le projet RSE et durent en moyenne une demi-journée. Elles ne permettent pas d’accéder au quotidien des acteurs. Dans une monographie, le cas n’a pas pour vocation d’être représentatif du phénomène étudié, mais de prendre en compte la complexité d’un seul cas (Stake, 1995, p. xi), dont le caractère est rare et extrême (Yin, 2003). La dynamique d’appropriation de la norme ISO 26000 n’a pas encore été étudiée dans une organisation. Les connaissances retraçant les pratiques d’opérationnalisation de la RSE sont rares. L’étude de cas du groupe Fleury Michon entre avril 2010 et avril 2016 met en exergue la complexité de la dynamique d’appropriation de la RSE. La temporalité nécessaire à la réalisation d’une étude de cas longitudinale favorise donc la compréhension et l’analyse du processus de changement. Elle rend intelligible ce phénomène organisationnel, l’appropriation de la RSE. Cependant, il est impossible de délimiter ce phénomène dans le temps D’une part, la période dans laquelle se situe l’analyse du phénomène étudié n’est pas permanente dans la vie de l’organisation, mais ponctuelle (Forgues et Vandangeon-Derumez, 2007, p. 443), et d’autre part, comme tout phénomène qui s’étudie dans le temps, le repérage d’un processus n’est pas forcement donné. Son identification, de sa naissance à son arrêt, n’est pas facile. Elle n’est d’ailleurs pas datable. Le mode de raisonnement
Les connaissances scientifiques dépendent du mode de raisonnement. Il existe trois formes de raisonnements scientifiques : l’induction, l’abduction et la déduction (Charreire Petit et Durieux, 2007; David, 2012b). Notre recherche connaît une forme de complexité due à 55 En référence au courant des STS (Science ℰ Technology Studies ou Science, Technique et Société en français), et plus précisément à l’ouvrage de Bruno Latour (1989), La science en action : introduction à la sociologie des sciences, La Découverte, Paris.
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la fois au fonctionnement organisationnel, mais aussi à l’hétérogénéité et à la quantité des données empiriques. Pour le cas Fleury Michon, la norme ISO 26000 nous a conduit à explorer le phénomène d’appropriation des outils de gestion. Cette démarche exploratoire ne s’avère pas compatible avec un mode de raisonnement par déduction, qui privilégie la prédictibilité par démonstration ou par induction, qui vise la généralisation par conjecture. Nous avons adopté un mode de raisonnement abductif car il prend la forme d’un processus itératif en procédant à des allers-retours entre les observations réalisées sur le terrain et les connaissances théoriques ; ce qui convient à la visée exploratoire. Ainsi, l’abduction, qui met en évidence des mécanismes (Dumez, 2013a, p. 192) implique d’effectuer des allers-retours entre observations empiriques et revue de la littérature à partir d’un fait surprenant (Ibid., p. 190) constitué par une nouveauté ou une anomalie. L’abduction est une exploration hybride qui « consiste à procéder par allers-retours entre des observations et des connaissances théoriques tout au long de la recherche. Le chercheur a initialement mobilisé des concepts et intégré la littérature concernant son objet de recherche. Il va s’appuyer sur cette connaissance pour donner du sens à ses observations empiriques en procédant par allers-retours fréquents entre le matériau empirique recueilli et la théorie » (Charreire Petit et Durieux, 2007, p. 72). Enfin, l’abduction apporte des connaissances de niveau intermédiaire, c’est-à-dire une conceptualisation de moyenne portée. « La recherche qualitative ne peut vérifier une théorie. […] Elle peut sans doute créer des cadres théoriques nouveaux ou aider à voir d’une façon nouvelle les cadres théoriques existants » (Dumez, 2013a, p. 195). L’analyse de l’appropriation de la RSE
Le comité de pilotage du projet RSE est notre seule unité d’analyse en raison de la position centrale qu’il occupe. Le niveau d’analyse se situe quant à lui en intra-organisationnel, pour ne pas restreindre le concept à une fonction, une unité, ou un service de l’entreprise. Une démarche de RSE se diffuse de manière transversale. Notre analyse porte sur un collectif, par l’intermédiaire des perceptions des membres du comité de pilotage du projet RSE, et sur les interactions des membres de ce groupe avec ceux de la direction générale (DG, DG délégué, DG d’activité et comité de direction). Le niveau d’analyse micro nous a semblé inadapté, voire inaccessible, car nous n’étions pas en situation d’immersion pour comprendre au quotidien les jeux d’acteurs. L’accès à l’entreprise Il semble important désormais de développer les éléments ayant participé à la construction du dispositif et au déroulement de notre interaction avec le groupe Fleury Michon, afin de situer notre démarche de recherche-intervention. L’intervention gestionnaire : un accès particulier aux organisations
La recherche-intervention est une recherche délibérément transformative, qui génère une co-production de connaissances à visée opératoire et scientifique. La recherche-
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intervention représente « un poste d’observation privilégié des transformations profondes du tissu socio-économique » (Hatchuel, 2008, p. 238). Elle est une recherche « interactive (entre le chercheur et son terrain) à visée transformative » (Savall et Zardet, 2004, p. 79). Le chercheur intervenant est « engagé dans un processus où il y a concurremment et successivement création de connaissance et changement » (Plane, 2000, p. 38). Le chercheur intervenant « participe concrètement à l’action, les acteurs sont amenés à réfléchir sur leur propre système d’action, le tout produisant un apprentissage croisé (Hatchuel, 1994) » (Ibid.). Il est engagé dans une co-construction de connaissances (Allard-Poesi et Perret, 2003), connaissances qui sont « à la fois opératoires (outils, méthodes) et théoriques (élaboration de grilles de lecture et de modèles interactifs) » (Perez, 2008, pp. 112-113). Enfin, ces connaissances sont utiles pour l’entreprise et le groupe de chercheurs impliqué dans cette démarche (Allard-Poesi et Perret, 2003). La recherche-intervention est une recherche appliquée à double titre. Elle répond à un besoin d’entreprise et apporte des connaissances en sciences de gestion au plus près du terrain. Dans notre cas, l’accompagnement opéré par des chercheurs sur des problématiques nouvelles fournit des réponses concrètes aux questionnements de l’entreprise en matière de RSE. L’ancrage opérationnel des connaissances produites s’intègre au projet des sciences de gestion évoqué par le Moigne (1990, p. 116) puisqu’il apporte une représentation intelligible des situations organisationnelles. La recherche-intervention offre aux chercheurs la possibilité de réaliser des études de cas d’entreprises à partir de problèmes concrets de gestion. Cette pratique de la recherche facilite un accès aux pratiques managériales en temps réel, sans recourir à une restitution des phénomènes a posteriori. La recherche-intervention conduit également à établir une proximité dans la relation entre le chercheur et les acteurs des organisations. La posture de recherche adoptée par l’implication concrète du chercheur intervenant contribue à transformer l’organisation. L’intervenant-chercheur doit remplir successivement et parfois simultanément quatre rôles : un rôle de négociation, un rôle d’extraction d’informations à usage scientifique, un rôle d’expert et enfin celui d’intervenant manipulateur et manipulé (Savall et Zardet, 2004, pp. 366-370). Cette démarche révèle l’une des tensions s’exerçant sur la recherche en sciences de gestion : une recherche doit-elle expliquer le monde ou le changer ? (Martinet, 1990). De ce point de vue, la mobilisation d’une recherche-intervention nous amène à endosser le rôle de partie prenante d’un projet de transformation d’une organisation. Ce projet vise un objectif dual de production de connaissances (enrichir la littérature sur l’appropriation des outils de gestion, mieux appréhender le rôle potentiel de la norme ISO 26000 dans l’appropriation d’une démarche RSE) et de changement (aider les acteurs du COPIL à concevoir une stratégie RSE et à l’intégrer, via l’ISO 26000, dans les pratiques du groupe Fleury Michon ; favoriser le développement d’une capacité réflexive sur cette démarche). L’intention n’est cependant pas sans conséquences sur la production de résultats, puisque « l’oscillation n’est pas toujours maîtrisée entre la volonté d’expliquer le monde (des entreprises, organisations…) et celle de le changer » (Martinet, 1990, p. 20).
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À propos de l’intervention, le sociologue Uhalde (2008) remarque que « Ce “pari de connaissance” (Friedberg, 1993) est généralement corrélé, implicitement ou explicitement, à l’idée d’appropriation, au sens fort d’une incorporation de savoirs étrangers » (Uhalde, 2008, p. 101), comme celui de l’incorporation de la RSE. La finalité d’une recherche-intervention est la conception et le déploiement de modèles et d’outils de gestion à partir d’un projet de transformation (David, 2012a). La démarche consiste à changer et à connaître (Allard-Poesi et Perret, 2003) dans le but d’accéder à ce réel, ce que Martinet nomme la « danse générative de la science de gestion […] connaître pour agir, connaître en agissant, agir en connaissant » (Martinet, 2013b, p. 262). Nous inscrivons nos travaux dans la filiation française de la recherche-intervention dans les organisations. Depuis plusieurs décennies, trois laboratoires de recherche en sciences de gestion utilisent des méthodes de recherche-intervention : depuis 1967, le Centre de Gestion Scientifique (CGS) rattaché à l’école Nationale Supérieure des Mines de Paris ; depuis 1972, le Centre de Recherche en Gestion (CRG) de l’école Polytechnique ; et depuis 1975, l’Institut de Socio-économie des Entreprises et des Organisations (ISEOR) de l’Université Lyon Jean Moulin Lyon 3 et l’école de Management de Lyon (E.M. Lyon). De l’intérêt d’une recherche-intervention pour une organisation
Dans le cas de Fleury Michon, notre intervention a répondu à une demande de l’entreprise, qui souhaitait de l’aide dans la conception d’une stratégie RSE. Notre démarche était animée par la volonté d’adapter la norme ISO 26000, tout en produisant des connaissances capables d’éclairer une pratique, celle de la mise en œuvre du concept de RSE. La rechercheintervention s’est structurée autour de trois pôles : l’intention de transformer la réalité, le transfert et la production de connaissances, et la participation active du chercheur sur le terrain à travers l’interaction avec les acteurs. En dehors du besoin exprimé par Fleury Michon, la nécessité de tester le caractère opérationnel de la norme ISO 26000 tient à sa nouveauté et à sa dimension internationale. La norme est-elle utilisable en l’état ? Son abstraction n’est-elle pas une limite à son inscription dans les routines des organisations et les pratiques quotidiennes des acteurs ? Nécessite-t-elle un pilotage particulier pour son déploiement ? Notre recherche-intervention a contribué à la création d’une méthode de mise en œuvre de la norme ISO 26000, qui elle-même entend répondre à un point aveugle de la littérature : « Alors que la norme consacre une place importance et singulière aux fondements éthiques des politiques RSO, paradoxalement, elle se réfère à une instrumentation qui n’a pas été élaborée à l’origine sur la base de ces recommandations. Nous soulignons la nécessité qu’une nouvelle génération d’instruments de gestion voit le jour pour opérationnaliser les principes portés par l’ISO 26 000 » (Bon, 2011, p. 61). En effet, même si le chapitre 7 de la norme expose des « lignes directrices relatives à l’intégration de la responsabilité sociétale dans l’ensemble de l’organisation », l’ISO 26000 ne propose pas de système de management.
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Entre engagement et distanciation, la posture duale du chercheur-intervenant La posture d’intervenant est-elle compatible avec l’intention scientifique d’un chercheur ? Le courant de la sociologie d’intervention parle de « posture hybride », en se demandant si le chercheur est « un scientifique ou un expert » (Herreros, 2009, p. 266). Cette discipline des sciences sociales insiste sur la nécessité qu’il n’y ait « pas de confusion entre la pratique savante qui “vise à augmenter progressivement le stock du savoir” et l’expertise qui elle “travaille en hâte sur la base du stock disponible au moment précis où elle doit intervenir” (Roqueplo, 1997, p.38), rien n’interdit au scientifique de participer au processus d’expertise » (Herreros, 2009, pp. 267-268). Savall et Zardet (2004) considèrent que “le chercheur qui intervient en entreprise bénéficie généralement d’un statut particulier, d’une certaine aura, qu’il utilise dans la gestion des situations auxquelles il participe ” (Savall et Zardet, 2004, p. 369). Cette dualité tient entre autres à la nécessité de trouver un équilibre entre empathie et distanciation, engagement et réflexivité. « L’interaction entre le chercheur et les acteurs de l’entreprise n’est pas un obstacle pour le chercheur, c’est au contraire un moyen et un dispositif pour créer de la connaissance d’intention scientifique » (Savall et Zardet, 2004, p. 369), à la condition que l’intervenant-chercheur conserve son indépendance et son autonomie intellectuelle (Hatchuel, 2008, p. 238). Il n’est pas ici question de neutralité. Celle-ci nous semble impossible à tenir quelle que soit la discipline des sciences sociales. Difficultés, limites et critiques de la recherche-intervention
Les obstacles que connaît la recherche-intervention dans son application sont parfois passés sous silence. Tout d’abord, rappelons que les limites d’une recherche-intervention tiennent à la nature très contextualisée des résultats obtenus (Nobre, 2006), donc peu généralisables. Hormis cet aspect que nous ne développerons pas ici, la posture de la recherche-intervention n’est pas sans soulever quelques interrogations. Quels sont les risques liés à cette pluralité de rôles et à la proximité avec le terrain ? Et comment s’en prémunir ? La proximité de relation entre le chercheur et les acteurs sur le terrain représente la principale difficulté d’une recherche-intervention, en raison de la double position du chercheur-intervenant. Le chercheur est à la fois acteur du changement (rôle d’intervenant) et observateur (rôle de chercheur) de la modification que son action provoque sur les pratiques de gestion. Cette situation incarne une ambivalence méthodologique en raison de la confrontation simultanée du chercheur à deux logiques contradictoires : d’une part, celle de la production de connaissances sur le terrain ; et d’autre part, celle de sa contribution active dans l’organisation (Plane, 2000, p. 121). Le rapport au terrain crée un risque d’instrumentalisation (Hatchuel, 2008, p. 238) du chercheur par les acteurs. L’engagement des chercheurs en intervention peut servir, à leur insu, les desseins d’acteurs souhaitant profiter de la présence de tiers externes pour servir une cause toute autre que la commande initiale de l’intervention. Ainsi, Piaget (1981)
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souligne que « la situation des sciences de l’Homme est bien plus complexe encore car le sujet qui observe ou expérimente sur lui-même ou autrui peut être, d’une part, modifié par les phénomènes observés et, d’autre part, source de modifications quant au déroulement et à la nature même de ces phénomènes » (Piaget, 1981, p. 47). Appliquée à une rechercheintervention, c’est la position que Savall et Zardet (2004, p. 369) nomment l’intervenant manipulateur et manipulé, ou que Girin (1990) formule ainsi : « Le problème de l’interaction entre la recherche et le terrain réside dans le fait que, à simplement vouloir observer, on agit sur la réalité que l’on voudrait saisir, et que cette réalité agit en retour sur la dynamique de la recherche » (Girin, 1990, p. 161). Le degré d’implication du chercheur accélère la conduite du changement organisationnel. Ce changement devient pour le chercheur un moyen de créer des connaissances. Sans réflexivité sur sa pratique, le chercheur-intervenant ne saurait endosser la légitimité du registre scientifique. En cela, le chercheur est à la fois acteur et observateur de la modification que son action provoque sur les pratiques de gestion. Lorsqu’il s’implique dans une recherche à dessein pragmatique et transformatif, le chercheur-intervenant peut toutefois se trouver rapidement « dépassé » par la situation en raison de la difficulté de gérer une situation complexe, variant à chaque intervention, dont la réalisation est incertaine. Le chercheur n’a pas la maîtrise du processus qu’il co-construit avec d’autres individus dans un environnement social en mouvement incessant, dont le parcours n’est jamais prévisible. La recherche-intervention est un itinéraire inattendu et parfois chaotique (Moisdon, 1997, p. 283), dont le parcours peut être qualifié d’aventure pour le chercheur en gestion (Moisdon, 1984, p. 68). Dans la recherche-intervention que nous avons menée, nous avons vécu, tantôt impuissants, tantôt contrariés ou satisfaits, l’instabilité et l’incertitude de ce mouvement de transformation. Pour éviter d’être absorbé par le terrain, des solutions tiennent à la périodicité des interventions et à leur dimension collective. Une première solution consiste à respecter les conditions opératoires favorisant une prise de recul. Il est indispensable de prévoir l’alternance de périodes d’immersion dans l’entreprise et de périodes de distanciation, ainsi que la réalisation de la recherche en équipe (Savall et Zardet 2004, p. 79). Il s’agit là « d’enlever aux données observées ce caractère “d’évidence” qu’elles revêtent le plus souvent aux yeux des participants » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 455). Une seconde solution recommande de réaliser une recherche-intervention de manière collective. Cela se concrétise par la constitution d’« une équipe de chercheurs qui intervient sur un terrain, et non un chercheur isolé. […] Est attendu ainsi un contrôle mutuel au sein de l’équipe. Ensuite des échanges réguliers sont organisés sur les différentes aventures vécues par les uns et les autres : tous les quinze jours, le centre entier se réunit » (Moisdon, 1984, p. 73). Le collectif facilite à la fois une gestion de l’interaction (Ibid., p. 71) et une gestion du décalage des représentations (Ibid., p. 72). Il assure en quelque sorte un affaiblissement de la subjectivité du chercheur isolé. Ce collectif peut se présenter sous la forme d’un comité de
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pilotage (Girin 1990), ou d’une instance de pilotage (Plane, 2000, p. 27) ; cette « instance de “pilotage’’ réunissant les chercheurs et des représentants du terrain » (Girin, 1990, p. 165) afin de faciliter la gestion d’une rationalité interactive. Le couplage entre outil de gestion et recherche-intervention56
La complémentarité et l’interdépendance entre l’activité de conception d’outils de gestion et l’intervention en entreprise ont été soulignées par Moisdon (1997, pp. 8-9) et David (2012b, p. 252). Dans ce couplage entre outil de gestion et recherche-intervention “L’outil lui-même est partie prenante dans la découverte progressive de l’organisation et fait partie de l’intervention” (Moisdon, 1997, p. 283). La confrontation de l’outil et de l’organisation, et les tensions et réactions que la norme ISO 26000 cristallise, agissent comme un révélateur des logiques profondes qui structurent le groupe Fleury Michon. Cette complémentarité trouve son sens dans son application managériale. En effet, une recherche-intervention contribue à « fournir aux acteurs de l’organisation une représentation intelligible qui leur permette d’agir plus efficacement » (Allard-Poesi et Perret, 2003, p. 94, d’après Chanal, Lesca, Martinet, 1997). Cette représentation repose sur des artefacts dont l’outil de gestion occupe aisément la fonction. L’intervention offre des possibilités d’investigation sur le terrain en vue de tester et de suivre le parcours d’outils de gestion dans les organisations. L’outil assure également un rapprochement entre le monde académique et l’univers de l’entreprise. Le recueil des données : une entrée en dialogue avec les acteurs
Il s’agit maintenant de répondre à deux questions : quelles sont les données empiriques utilisées ? Comment sommes-nous parvenus à les recueillir ? Dans une recherche-intervention, l’accès au terrain peut être qualifié d’« opportunisme méthodique » (Plane, 2000, p. 26, repris de Girin, 1989) en raison de la double conception de la quête de connaissance, alliant opportunisme et méthode, souplesse et rigueur. « Le comportement opportuniste du chercheur vise donc à saisir de manière intelligente les possibilités d’observation qu’offrent les circonstances même si l’on doit renoncer partiellement au respect d’un programme (le processus de découverte des idées n’est-il pas aléatoire ?) […] Une telle ambivalence propre à ce processus de production de connaissances n’est pas gênante même si elle est complexe dès lors que le chercheur en gestion s’appuie sur un véritable dispositif de recherche » (Plane, 2000, pp. 26-27). Notre approche longitudinale ne consiste donc pas à comparer l’état initial d’une organisation – Fleury Michon avant l’introduction de la norme ISO 26000 – à une situation finale, celle de l’intégration de la RSE dans la stratégie. En effet, « de telles recherches ne 56 L’expression est reprise de Moisdon (1997, p. 283).
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
permettent pas d’étudier le processus suivi lors de l’évolution du phénomène » (Forgues et Vandangeon-Derumez, 2007, p. 444). L’analyse d’un processus revient à accroître le nombre de points de collecte de données (Ibid.). Nous avons donc recueilli en temps réel des données tout au long de ce processus pour comprendre et interpréter le phénomène d’appropriation de la RSE. Une étude de cas requiert l’usage de plusieurs types de données pour circonscrire le phénomène étudié (Giroux, 2003, p. 45). Dans une démarche longitudinale, les données empiriques recueillies sont nombreuses et variées. Notre immersion empirique a permis d’alimenter cinq sources de données : 49 entretiens semi-directifs ; des observations participantes lors de 72 réunions ; 2 questionnaires ; des observations non-participantes à l’occasion de déjeuners, pauses ou visites, et de nombreux documents internes et externes. Les entretiens avec les acteurs, une donnée essentielle pour comprendre le système social
L’utilité des entretiens comme source de données principale dans les études de cas n’est plus à démontrer (Eisenhardt, 1989). L’enquête par entretien revêt des « fonctions d’élucidation, d’explication et d’objectivation des phénomènes » (Blanchet et Gotman, 2010, p. 115). La technique des entretiens semi-directifs stimule l’expression des acteurs de l’organisation, peut révéler des dysfonctionnements organisationnels, et permet d’accéder à la représentation mentale des acteurs. « La valeur heuristique de l’entretien tient donc à ce qu’il saisit la représentation articulée à son contexte expérientiel et l’inscrit dans un réseau de significations. Il ne s’agit pas alors seulement de faire décrire, mais de faire parler sur » (Ibid., p. 25). Afin de comprendre la dynamique d’appropriation de la RSE, et complétant les observations réalisés pendant l’intervention, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs à intervalles réguliers. Lors de sa réalisation, il convient d’éviter de trop orienter l’entretien et de ne pas utiliser un langage trop abstrait (Demers, 2003, p. 190). Les entretiens ont permis de recueillir les représentations des dirigeants et managers, et de capter les perceptions initiales pour mieux comprendre le terrain et ses acteurs, mais aussi leur progression dans le temps. Il s’agissait de privilégier le récit en faisant parler les acteurs, afin qu’ils racontent leur histoire, la façon dont ils interprètent la norme ISO 26000, la RSE, le projet, la stratégie, tant pour alimenter en données la recherche que pour mieux guider l’intervention, ou encore comprendre la singularité et la complexité du processus étudié. Nous avons jugé nécessaire de ne pas initier prématurément les premières vagues d’entretiens, afin d’avoir le temps d’instaurer une relation de confiance avec le terrain basé sur une connaissance et une compréhension réciproque de nos deux « univers », l’industrie et la recherche. Les premiers entretiens ont donc été conduits lors de notre cinquième intervention en comité de pilotage, soit six mois après le commencement de l’intervention. Lors des six années d’intervention, les entretiens ont été menés selon l’opportunité – et la
Chapitre 3 – L’itinéraire d’un intervenant chercheur
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disponibilité – des membres du comité de pilotage du projet RSE, mais aussi des dirigeants, des administrateurs et des parties prenantes de l’entreprise. Le guide d’entretien, outil d’exploration visant à la production de résultats (Blanchet et Gotman, 2010, p. 97), a été structuré selon cinq thèmes pour identifier : la vision stratégique et les enjeux de l’entreprise, ce qu’évoque le concept de RSE pour les répondants, les représentations de la norme ISO 26000 et les perspectives pendant les différentes phases de sa diffusion au sein de l’entreprise, les craintes et intérêts des répondants, et la gestion du projet RSE. L’analyse des données
Une fois retranscrits, les entretiens ont fait l’objet d’un traitement qualitatif par analyse de contenu qui étudie et compare « le sens des discours pour mettre à jour les systèmes de représentations véhiculés par ce discours » (Ibid., p. 89). Dans le processus d’analyse, la retranscription des entretiens permet « d’apprendre ses données » (Giroux, 2003, p. 63). Le premier niveau d’analyse a consisté à coder des entretiens pour faire émerger les perceptions des acteurs par l’utilisation de thèmes qui consiste à découper transversalement tout le corpus. L’unité de découpage est le thème qui présente un fragment de discours » (Blanchet et Gotman, 2010, p. 93). Le deuxième niveau d’analyse a mis en parallèle les entretiens selon les phases pour percevoir les évolutions en termes d’appropriation. La triangulation des données a permis de confronter ensuite le résultat des entretiens aux observations, comptes rendus d’intervention, journal de recherche et aux sources de données collectées. Ce chapitre vient d’exposer la démarche de recherche. Elle précise le projet des sciences de gestion, fournit des informations sur le dispositif méthodologique et les conditions d’accès à l’entreprise. Nous allons maintenant restituer les éléments constitutifs du cas Fleury Michon.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon Concernant l’accès au terrain, je souhaite préciser que je n’ai pas « choisi » le cas sur lequel porte cette recherche ; celui-ci s’est présenté à moi fortuitement. Je m’explique. Au départ, je n’étais pas encore engagé dans une démarche de recherche lorsque s’est offerte à moi l’opportunité d’accéder au terrain. J’accompagnais une équipe de chercheurs, en ma qualité d’étudiant en master 2, et en raison des expériences professionnelles antérieures, acquises dans différents secteurs industriels tels que la défense, l’électronique et le nautisme. Cette reprise d’étude s’est poursuivie par un DU en recherche puis une inscription en thèse en sciences de gestion, auprès de l’école doctorale SORG57 de l’Université de Poitiers, soit seize mois après mon premier accès au terrain.
L’introduction sur le terrain en propos liminaires Cette recherche est empiriquement fondée. Elle est située dans un espace social précis – le groupe Fleury Michon – et délimitée dans la durée – du 12 avril 2010 au 27 juin 2018. Durant cette période, un groupe de chercheurs a accompagné cette entreprise industrielle française du secteur de l’agroalimentaire dans une démarche d’intégration de la responsabilité sociale, selon les lignes directrices de la norme internationale ISO 26000. Les termes d’une convention de mécénat ont impliqué une équipe de chercheurs en gestion sur une problématique concrète de management stratégique de la responsabilité sociétale des entreprises, tout en renforçant leur expertise et en leur permettant le recueil de données pour de futures publications scientifiques. La collaboration avec les cadres dirigeants de l’entreprise permet un accès privilégié au terrain pour comprendre les dynamiques de changement, notamment celles relatives à la conception et le déploiement d’une stratégie de responsabilité sociale. Pour parvenir à observer ce changement, nous appréhendons la norme ISO 26000 comme un outil de gestion de la RSE qui nous permet de comprendre les conditions de son appropriation. Hormis son ancrage en stratégie, l’intérêt de la recherche est multiple : implémenter une norme récente dont l’objet est sociopolitique, expérimenter une méthodologie empirique d’intégration de la RSE, participer à une dynamique processuelle d’apprentissage et tenter de repérer, pour les comprendre, les conditions d’appropriation d’une telle démarche. La genèse de l’intervention en entreprise : l’opportunité d’une rencontre Dans le cas Fleury Michon, l’intention de s’engager dans une démarche de RSE s’est matérialisée à travers deux éléments : l’opportunité d’une rencontre, alliée à la volonté des actionnaires familiaux et de la direction générale. À la fin de l’année 2009, le directeur 57 Sociétés et Organisations.
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
général d’une école de commerce décide de rencontrer certaines parties prenantes de son territoire. À cette occasion, il s’entretient avec le directeur général d’un groupe agroalimentaire. Les acteurs interrogés ultérieurement sur cette question ont précisé que la rencontre s’était produite « naturellement ». Au cours de la conversation, la RSE est évoquée parmi d’autres sujets et attire l’attention du directeur de Fleury Michon. La suite s’improvise quelques mois plus tard par la tenue d’une réunion, en janvier 2010, entre le responsable des masters RSE de l’école et le directeur de Fleury Michon. Le « courant passe » entre les deux hommes, et le projet d’accompagner l’entreprise dans une démarche d’intégration de la RSE émerge au cours de la conversation. Les conditions de l’intervention s’affinent et la convention de mécénat est signée le 12 avril 2010. Le projet commence le 19 mai 2010 par une première réunion avec la direction générale au siège social du groupe Fleury Michon et des chercheurs de l’école. Parmi les éléments ayant contribué à sceller ce partenariat se trouve l’ISO 26000. L’entreprise Fleury Michon a en effet choisi d’utiliser la norme internationale ISO 26000 en raison de la notoriété et de la légitimité de l’organisme normalisateur ISO, et du contenu de la norme. Nous avions proposé d’autres référentiels à l’entreprise qui n’ont pas été retenus. Ce choix découle de l’ambition affichée par l’ISO 26000 d’apporter une aide à tout type d’organisation désireuse de s’engager dans une démarche de RSE. La norme paraissait répondre à la question managériale que se posent les organisations : comment mettre en œuvre la RSE ? Paradoxalement, les bases conceptuelles de la norme revêtent une faible capacité opératoire. Son chapitre 7 fournit une description des « lignes directrices relatives à l’intégration de la responsabilité sociétale dans l’ensemble de l’organisation », mais n’apporte pas une aide opérationnelle pour des gestionnaires souvent perdus, démotivés ou inattentifs devant les cent quarante-sept pages et la complexité de la norme. Sur les bases d’une recherche ingénierique (Chanal, Lesca et Martinet, 1997), nous avons constitué un comité de pilotage, intégrant une équipe de chercheurs à neuf membres de l’entreprise faisant partie de l’encadrement supérieur. Les lignes directrices de la norme ont été enrichies par des méthodes et des outils d’analyse complémentaires. La méthodologie élaborée a permis de structurer ce projet de RSE selon sept phases, présentées plus loin dans ce chapitre. En dehors des intentions ayant présidé au choix de la norme, quelles logiques ont conduit Fleury Michon à s’intéresser à un projet d’intégration de la RSE dans sa stratégie ? Elles semblent répondre à un double objectif. Le premier revêt une dimension institutionnelle externe, et le second, plus prégnant, tient d’une dimension culturelle interne. Fleury Michon s’est engagée volontairement dans une démarche RSE parce que l’entreprise a anticipé les futures réglementions et les évolutions du champ institutionnel. Le groupe ressent l’intensification des pressions coercitives, constate aussi l’influence croissante des parties prenantes et devine que la notion de performance globale prendra davantage d’importance auprès des agences de notations extra-financières dans les années à venir. Outre les contraintes réglementaires issues de la loi NRE et dérivées de la loi Grenelle 2, généralisant plus tard le reporting extra-financier, les clients, les donneurs
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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d’ordres et les consommateurs influencent le groupe, et plus largement le secteur des IAA en faisant émerger des demandes relatives aux enjeux de développement durable et de prise en considération de la dimension éthique dans les pratiques des organisations du secteur. Dans une approche marketing, la RSE semble aussi être pour le groupe une voie pour accentuer sa différenciation, anticiper les tendances à venir tout en préservant sa réputation auprès des consommateurs. Cependant, les données expriment aussi avec force la principale source de motivation. Elle est d’abord interne. Pour ne pas empiéter sur les prochains chapitres, nous ne développons que partiellement les éléments de compréhension relatifs à la culture interne. Le groupe s’empare du concept RSE car il est d’abord porteur de sens pour l’organisation et ses collaborateurs. La démarche de RSE trouve en outre un écho particulier dans l’identité de l’entreprise. Ainsi, la décision de mettre en place la norme et la signature du contrat de mécénat s’inscrivent dans une logique de continuité des valeurs et des pratiques managériales de Fleury Michon. Il s’agit des valeurs sociétales originelles de l’entreprise proches du concept de RSE. L’utilité interne de la RSE tient également au maintien et au partage de la culture dans une entreprise familiale en pleine mutation. La logique de développement du groupe est marquée par l’ouverture, en raison de son passage de la petite entreprise à la grande entreprise, toujours familiale certes, mais actionnariale et internationale. Ce passage de l’entreprise point à l’entreprise institutionnelle se caractérise par la dilution de sa propriété et une distribution du pouvoir et des relations internes (de Vaujany, 2005, pp. 21-22). Son évolution marque une rupture. L’entreprise est restée sous le contrôle des familles fondatrices alors qu’elle a ouvert une partie de son capital au marché financier. Dans un contexte de croissance quasiment ininterrompue depuis sa création, l’entreprise familiale est devenue un groupe international. Son développement n’est plus seulement focalisé sur son territoire. Son implantation s’est déplacée à l’international, avec pour conséquence la question de la contribution de l’entreprise au développement sociétal, qui dépasse le cadre traditionnel de son action sur un territoire de proximité. Au final, les dirigeants se doivent de conforter l’identité du groupe pour ne pas la diluer dans les méandres d’une organisation internationale multi-sites et multi-activités. Le choix d’une lecture contextualiste du cas Fleury Michon Nous nous référons au cadre d’analyse contextualiste développé par Pettigrew (1987, 1990) pour exposer l’étude de cas. Même si la vocation des sciences de gestion n’est pas descriptive, il s’agit de poser les bases pour comprendre la complexité des différents phénomènes et éléments ainsi que leurs liens qui concourent aux transformations organisationnelles. L’étude de cas unique analyse en profondeur un phénomène dont les limites sont difficiles à cadrer (Stake, 1995). Il s’agit ici de l’appropriation de la RSE par l’usage de la norme ISO 26000 dans une organisation, le groupe Fleury Michon. Dans une étude qualitative et
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longitudinale, la complexité tient à la multiplicité et à la quantité des données empiriques recueillies ainsi qu’au repérage des phases processuelles dans le temps. Afin d’en offrir une lecture approfondie, l’investigation de ce processus d’appropriation s’appuie sur une analyse contextualiste (Pettigrew, 1987; 1990) qui repose sur une vision processuelle et itérative du changement comme construit social. En effet, le contextualisme58 est un cadre d’analyse multidimensionnel qui permet « de saisir l’interrelation de différentes variables afin d’appréhender la dynamique du changement » (Pichault, 2003, p. 1754). L’interrelation dont il est question s’affranchit de l’orientation déterministe et individualiste du changement. Ce cadre facilite l’appréhension des dynamiques d’usage d’un outil de gestion de la RSE et favorise par ailleurs une analyse du processus d’appropriation dans sa dimension longitudinale. Ainsi « L’esprit de l’Homme procède toujours par contextualisation pour trouver les significations des choses. Le sens naît toujours d’une confrontation d’un phénomène remarqué à des éléments dits « contextuels » dans lesquels il prend place ». (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 37). Le principal intérêt du contextualisme réside dans la mise en relation de trois concepts-clés pour comprendre le changement organisationnel : le contenu, le contexte et le processus. « La spécificité du contextualisme est d’appréhender les processus de changement en refusant de les traiter comme des suites d’évènements ou d’épisodes, ayant un début et une fin clairement identifiables. Il s’agit davantage d’expliquer les mécanismes et les processus à travers lesquels le changement a vu le jour » (Pichault, 2003, p. 1753). « Pour Pettigrew (2001 : 69-71) le temps et l’histoire (les séquences d’évènements) sont au centre de toute analyse processuelle et les processus sont tellement encastrés dans des contextes qu’ils ne peuvent être étudiés que comme tels » (Charreire Petit, 2003, p. 9). Ce cadre s’inscrit à l’intérieur d’une vision plus large, dans laquelle les données recueillies sur le phénomène étudié, les acteurs et son environnement « ne doivent pas fournir au lecteur uniquement des impressions générales. Les collectivités sociales ne fonctionnent de la manière exposée dans le rapport de recherche qu’avec un certain genre de personnes dans un certain genre de lieu, c’est-à-dire que les éléments de description préliminaires doivent poser quelques-unes des bases de l’argumentation du texte » (Becker, 2004, p. 69). C’est à ce titre que nous pouvons considérer la description d’une organisation sociale qui va suivre, comme s’il s’agissait de fictions issues d’écrits d’anthropologues « non parce qu’ils sont faux, mais parce qu’ils sont “fabriqués”, “façonnés” par les chercheurs » (Abélès, 2012, p. 93) pour rendre compte d’une situation et la porter à la connaissance de la société.
58 Ce cadre d’analyse élaboré par Pettigrew s’inspire de la théorie de la structuration de Giddens (1979) et de l’ethnométhodologie de Garfinkel (1967) à travers le concept d’« indexicalité ».
Cadres d’analyse
Matériaux utilisés
Éléments descriptifs
Contenu
Questionnement
Dimension
Le contexte Le contexte interne
Non applicable
Le comment
Le processus
(Gond et Igalens, 2010 ; Gond 2011)
Les comptes rendus des réunions du Comité de pilotage, les livrables et les observations Le cadre d’analyse pluraliste de la Le modèle du changement de Lewin RSE comme interface entreprise/ (1951) société
Comprendre la RSE à travers les représentations des acteurs
- Le repérage des phases de changement
Comment les acteurs se situent-ils et interagissent-ils sur le processus de changement ? L’introduction du concept de RSE Le projet de déploiement de la RSE par dans le groupe Fleury Michon et ses l’usage de la norme ISO 26000 conséquences - Les premiers contacts de la RSE La manière de conduire le changement : avec l’organisation - La conception du projet d’intervention (structure, phasage, méthode, - La genèse de la prise en compte interactions) du changement par la RSE
Le contenu Qu’est-ce qui change ?
Le quoi
Tableau 1. - Synthèse de la présentation du cas Fleury Michon selon le cadre d’analyse contextualiste (Pettigrew, 1987; 1990) Source : Inspiré de Pichault, 2003, p. 1754
Données sectorielles, revues de presse et de littérature
- Stratégie et repères chronologiques Le thème de RSE abordé lors des entretiens, les observations et rapports La grille d’analyse du tissu culturel développée par Johnson (1992)
Le secteur de l’industrie agroalimentaire La situation initiale de Fleury à travers les enjeux de développement Michon en début d’intervention durable/RSE - Institutionnalisation du DD et de la RSE - Présentation du groupe Fleury Michon - L’environnement : analyse de l’industrie agroalimentaire en France à travers les - Histoire du groupe données sectorielles, les enjeux et les - Données financières nouvelles tendances - Culture et valeurs
Quelles variables influencent le processus de changement ?
Le contexte externe Le pourquoi
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Le tableau 1 synthétise le chemin emprunté. Nous allons commencer par présenter le contexte externe à Fleury Michon, celui des industries agroalimentaires, à travers les enjeux de développement durable et les instruments internationaux et nationaux de régulation par la RSE. Pour analyser le contexte interne et comprendre la culture organisationnelle du groupe Fleury Michon, nous avons utilisé la grille d’analyse du tissu culturel développée par Johnson (1992). Les éléments contextuels externes et internes influencent l’appropriation de la RSE. Nous allons ensuite porter notre attention sur le contenu du changement, en nous appuyant sur les perceptions des collaborateurs aux prises avec le projet RSE. Dans une dimension processuelle, nous allons enfin aborder la dynamique de changement en présentant le phasage utilisé pour le projet d’opérationnalisation de la norme ISO 26000 et en identifiant ses principales étapes.
L’industrie agroalimentaire face aux enjeux de la rse C’est à l’occasion de l’introduction et de l’usage d’un outil de gestion dans une organisation qu’« interviennent tous les éléments contextuels qui vont faire de la vie de l’outil dans l’organisation une histoire singulière.» (David, 1998, p. 51). La RSE ne peut se comprendre en dehors du contexte dans lequel l’entreprise est située. La dimension contextuelle (Pettigrew 1985, 1990, 1997) permet de porter une double attention au terrain, en dissociant les contextes interne et externe. Selon Pettigrew (1990, p. 269), l’une des sources de changement réside dans les asymétries entre les niveaux de contexte, car les processus peuvent être observés selon leurs propres dynamique, ampleur, rythme et trajectoire. En se référant à Pettigrew, Pichault (2003) souligne « que les contextes [interne et externe] ne constituent pas un ensemble de déterminations qui façonnent causalement le processus et joueraient à ce titre le rôle de contraintes à son déroulement [qui représenteraient] une “liste éclectique d’antécédents” (Pettigrew, 1987). Au contraire, l’analyse contextualiste reconnaît une étroite interrelation entre contextes et processus dans la mesure où ce dernier est contraint par les contextes et les construit en même temps, soit en les préservant, soit en les transformant » (Pichault, 2003, p. 1754). Ainsi, le contexte peut influencer le changement sans toutefois le déterminer. Les environnements externe et interne jouent donc un rôle dans la structuration d’une stratégie RSE. Le contexte externe Pour comprendre l’environnement dans lequel évolue Fleury Michon, nous mettrons en évidence les événements qui ont participé à l’institutionnalisation du développement durable et de la responsabilité sociale des entreprises. Nous étudierons ensuite la place de l’industrie agroalimentaire en France, puis l’alimentation dans une perspective de santé publique, pour finir par évoquer les enjeux et les tendances du secteur.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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L’institutionnalisation du développement durable et de la RSE
Les prémices de l’institutionnalisation du développement durable et de la RSE remontent à la fin des Trente Glorieuses. L’influence croissante des Organisations Internationales de Gouvernance (OIG) et des ONG rend possible la promotion d’une conscience des conséquences des êtres humains et des organisations sur la planète. Elles tentent de privilégier un espace politique pour essayer de réguler le fonctionnement des marchés, les pratiques des entreprises et les effets négatifs de la mondialisation. Les différentes initiatives participent de la sensibilisation de l’opinion publique, des États et des organisations. L’émergence d’une gouvernance mondiale plus soutenable
Une fois les conséquences de la Seconde Guerre mondiale estompées, les effets du développement économique inquiètent quelques hommes politiques et scientifiques. En 1968, le Club de Rome semble être le point de départ contemporain des réflexions relatives au développement durable en réunissant scientifiques, représentants nationaux et internationaux, écologistes et universitaires autour de l’identification et la résolution des grands problèmes mondiaux. Le Club de Rome est à l’initiative du rapport Meadows « Limits to Growth », « halte à la croissance » en 1972. Celui-ci attire l’attention sur l’impact de la croissance démographique et de la consommation, sur le stock des ressources disponibles et sur la pollution engendrée par la croissance économique. Cette même année voit la tenue du premier Sommet de la Terre, une conférence des Nations unies sur l’environnement humain qui se tient à Stockholm. Ce premier rendez-vous pose les bases de la création, quelques mois plus tard, du Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE). Par la suite, le rapport Bruntdland du CMED – Our Common Future, « notre avenir à tous » – formalise en 1987 la notion de développement durable – Sustainable development. Ce rapport servira de base à la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, et au Sommet de Rio qui ont lieu tous deux en 1992. Le concept de développement durable est traduit en programme d’actions pour le XXIe siècle (Action 21 ou Agenda 21), intégrant vingt-sept principes (Equité, Vie saine, Solidarité, Précaution, Prévention…) et 2 500 recommandations pour son opérationnalisation. À la suite du forum économique mondial de Davos (Suisse) de 1999, le Secrétaire général de l’organisation des Nations unies, Kofi Annan, décide de lancer le Pacte mondial des Nations unies (Global Compact : GC) et les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) lors du Sommet du Millénaire, en 2000. Le pacte mondial promeut la responsabilité civique auprès des entreprises, en se basant sur dix principes formant un ensemble de valeurs fondamentales dans les domaines des droits de l’Homme, des normes du travail, de l’environnement et de la lutte contre la corruption. Les OMD établissent huit objectifs internationaux chargés de faire reculer l’extrême pauvreté et de promouvoir notamment l’éducation, l’égalité des sexes et la santé. À la fin de l’année 2015, de nouveaux objectifs ont vu le jour. Il s’agit désormais des Objectifs de Développement Durable (ODD), au nombre de dix-sept, à atteindre pour 2030. D’autres sommets thématiques onusiens sont également venus s’ajouter à ceux susmentionnés, comme la démographie au Caire en 1994, la biodiversité à Djakarta en 1995,
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les femmes à Pékin en 1995, la faim dans le monde à Rome en 1996, Johannesburg (la suite du Sommet de Rio dix ans après) en 2002 et Rio (Rio + 20) en 2012. Depuis la Convention cadre, adoptée à Rio en 1992, le changement climatique (Protocole de Kyoto en 1997 et Buenos Aires en 2004) reste la thématique la plus médiatisée, d’autant que la conférence sur le climat (COP 2159/CMP 1160) s’est tenue à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Il existe bien d’autres initiatives rassemblant des acteurs privés, publics ou mixtes, comme par exemple la promotion de l’éducation du développement durable par l’UNESCO, les principes directeurs de l’OCDE destinés aux entreprises multinationales, la déclaration des entreprises multinationales de l’OIT révisée en 2017, le Global Reporting Initiative (GRI) guidant les organisations pour établir un reporting extra-financier, les référentiels et normes tels que l’AA1000, l’ISO 14001, l’EMAS, la SA 8000, l’ISAE 100, la norme ISO 26000 ainsi que les différents indices boursiers (comme le Down Jones Sustainability Index (DJSI), le FTSE4Good, l’Ethibel Sustainability Index (ESI) et l’Euronext Vigeo). Malgré l’existence de ces nombreuses structures, conférences et référentiels élaborés depuis plusieurs décennies, la prise de conscience est lente et sa dynamique manque d’ampleur. La principale raison tient au caractère volontaire de cette régulation. L’adoption d’outils DD/RSE demeure volontaire. Même si l’adaptation est amorcée, la situation requiert des changements importants et rapides, notamment au regard des enjeux climatiques. Les résultats atteints apparaissent bien en-deçà de l’urgence des défis à relever. Les rapports d’évaluation publiés par le groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) sont, à cet égard, éloquents. La timide avancée de l’Union européenne
Les actions européennes envisagées pour encourager et soutenir le développement de la RSE s’articulent principalement à travers le Livre vert, la stratégie européenne de développement durable et le programme Life 2014-2020. La stratégie européenne de développement durable (SEDD) élaborée en 2001, révisée en 2006, fixe le cadre politique de l’Union européenne en matière de développement durable. Elle a pour but la promotion de la pratique du DD et la conduite du changement auprès des États-membres. Dans un Livre Vert61 paru en 2001, la Commission européenne s’est donnée pour objectif de promouvoir un cadre européen pour la RSE. La RSE est présentée comme 59 COP 21 : 21e Conference of the Parties ou conférence des parties 60 CPM 11: 11e Conference of the Parties serving as the meeting of the Parties to the Kyoto Protocol (CMP) 61 Le livre vert est un rapport provenant de la Commission européenne, contenant un ensemble d’idées et de propositions destinées à favoriser le débat et lancer une consultation dans les pays de l’Union européenne sur un thème.
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« l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques par les entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (UE, 2001, p. 7). Plus récemment, la Commission européenne a consacré une communication à l’évolution de la conception de la RSE. Dans cette communication intitulée « responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », la RSE est désormais considérée comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » (UE, 2011, p. 7). Ce nouvel apport inscrit la RSE dans une approche multidimensionnelle, en intégrant les droits de l’Homme, la lutte contre la fraude et la corruption ainsi que la protection des consommateurs. Le programme Life 2014-2020 finance les projets de mise en œuvre et de réalisation des objectifs de la stratégie Europe 2020. Il oriente les projets sur l’environnement et l’action pour le climat. Pour conclure sur la politique européenne de DD/RSE, les contraintes réglementaires à caractère social paraissent moins ambitieuses que celles environnementales. La portée de la dynamique RSE, initiée depuis plus d’une décennie par la Commission européenne, tend à s’essouffler en raison d’effets structurels et conjoncturels, notamment parce que la définition européenne de la RSE résulte de l’approche anglo-saxonne, considérée quant à elle comme une vision utilitariste ; elle conçoit l’engagement RSE comme un engagement volontaire des entreprises, ce qui en limite l’appropriation. C’est la thèse libérale soutenue par l’Europe, à l’exception des volets concernant les émissions de gaz à effet de serre, la sécurité des produits et les droits humains. Les effets conjoncturels depuis la crise financière de 2008 tendent à protéger les entreprises pour qu’elles renouent en priorité avec la croissance. Le cadre réglementaire français
Nous ciblons le contexte réglementaire français, où se situent les activités principales de production et de vente des produits du groupe Fleury Michon. La France a rendu l’information extra-financière obligatoire. Dès 1977, l’instauration du bilan social avait déjà échafaudé une première contrainte, uniquement sociale, reprise et complétée depuis. La loi 2001-420 sur les Nouvelles Régulations Economiques (NRE) du 15 mai 2001 a instauré dans son article 116 l’obligation, pour les sociétés françaises cotées sur un marché réglementé – soit à l’époque 700 entreprises environ – de rendre compte dans leur rapport annuel de leur gestion sociale et environnementale, au travers de leurs activités. Au-delà des motivations de progrès social et environnemental, cette démarche s’inscrit dans une dynamique prônée par les marchés financiers, consistant à renforcer la transparence des entreprises et des organes de gouvernance. L’intervention du législateur a été motivée par l’insuffisance de la régulation et l’absence des démarches volontaires. Le reporting social et environnemental des sociétés françaises cotées s’adosse à trois axes : le premier s’attache à rendre compte de la rémunération et des avantages de toutes natures versés, durant l’exercice, à chaque mandataire social ; le deuxième comprend la liste de l’ensemble des mandats et fonctions exercés dans toute société par chacun de
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ses mandataires durant l’exercice ; le troisième axe regroupe les informations relatives aux conséquences de l’activité de la société sur l’environnement. Par la suite, le Grenelle de l’environnement a été initié le 6 juillet 2007, dans le but de rechercher un consensus qui conduirait une action collective, mobilisant chacun sur des constats partagés et des objectifs jugés essentiels. Les thèmes ont été répartis en six groupes de travail : lutte contre les changements climatiques et maîtrise de l’énergie ; préservation de la biodiversité et des ressources naturelles ; instauration d’un environnement respectueux de la santé ; adoption des modes de production et de consommation durables ; construction d’une démocratie écologique, institutions et gouvernance ; promotion des modes de développement écologique favorables à l’emploi et à la compétitivité. Le projet de loi de programme des engagements du Grenelle Environnement, dit loi Grenelle 1, a été adopté par l’Assemblée Nationale en seconde lecture le 17 juin 2009. Le projet de loi Grenelle 2 a quant à lui été promulgué le 12 juillet 2010. La loi n° 2010-788 d’« Engagement National pour l’Environnement » (ENE) – ou Grenelle 2 – est un texte constituant la « boîte à outils juridiques » du Grenelle de l’Environnement. Elle en garantit à la fois sa crédibilité et son efficacité, puisqu’elle adapte les dispositions de la loi d’orientation. Il s’agit d’un texte prônant l’application et la territorialisation de la Loi Grenelle 1. La loi contient 257 articles. À la fois dense et technique, le Grenelle 2 est un outil de simplification. Le texte répond principalement à deux enjeux : territorialiser le Grenelle pour que chaque engagement soit repris par les acteurs locaux, et mettre en place les instruments qui accéléreront la mutation environnementale des acteurs économiques. Ce nouveau dispositif étend l’obligation de reporting social et environnemental de la loi NRE aux entreprises de plus de 500 salariés. Il ajoute une obligation d’établir un bilan des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) pour les personnes morales de droit privé employant plus de 500 personnes, l’État, les collectivités territoriales et les communes de plus de 50 000 habitants. Il encourage enfin les gestionnaires de fonds à justifier les critères dits ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) qui président le choix de leurs investissements. Il oblige les maisons mères à laisser leur(s) filiale(s) en France rapporter sur leur situation et à intégrer leur activité internationale. La notation extra-financière permettant d’évaluer la RSE est régulée par les agences de notation et encadrée par un dispositif de l’article 225 de la loi Grenelle 2. Les quelques deux cent décrets d’application ont tardé à être publiés. Les batailles de lobbying ont fait perdre de son ambition au texte de loi. Les dispositions qu’elle intègre sur les questions de déchets, d’affichage environnemental et de bilans énergétiques sont des sujets importants pour les entreprises. Cependant, les associations patronales ont considéré cette obligation de transparence trop contraignante et coûteuse pour les entreprises de taille intermédiaire ; elles ont prôné un assouplissement du dispositif et une absence de sanctions pour les entreprises qui ne rempliraient pas leur obligation de reporting. Le décret d’application de l’article 225 de la loi G2, relatif aux obligations de transparence des entreprises en matières sociale et environnementale (n° 2012-557) a finalement été publié le 24 avril 2012. Les modalités dans lesquelles l’organisme-tiers indépendant conduit sa
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mission ont été consignées dans l’Arrêté du 13 mai 2013, car les entreprises se retrouvent dans une obligation de transparence qui consiste en la vérification des informations fournies par un organisme tiers indépendant. Les modalités de déclaration de performance extra-financière ont depuis été modifiées dans l’article L 225-102-1 du code de commerce, en application de l’ordonnance n° 2017-1180, en application de la directive européenne 2014/95/UE. La loi G2 n’a en définitive qu’une portée incitative, et aucune sanction n’est prévue en l’absence de publication d’un rapport. Cette forme de régulation joue sur l’effet de mimétisme entre les sociétés plutôt que sur la coercition. Dans la majorité des informations requises, les entreprises disposent d’une grande latitude pour définir leurs indicateurs. Des progrès ont été réalisés sur la qualité des informations et leur diffusion, mais le périmètre du reporting n’a pas été défini. Le reporting sociétal peut être analysé sous un angle double : « il s’agit soit de contrôler les dirigeants, soit d’assurer la légitimité de l’entreprise » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 195). Ainsi, « il est possible d’identifier quatre types d’objectifs pour les stratégies de diffusion d’informations, en vue de légitimer les actions de l’entreprise : éduquer et informer les publics concernés par les performances et les activités de l’entreprise ; changer la perception en déplaçant l’attention sur des questions moins difficiles à traiter ; tenter de changer les attentes des publics » (Ibid., 2004, p. 196). Enfin, de nouvelles préoccupations viennent également modifier la réglementation existante, comme la nutrition, la lutte contre le gaspillage alimentaire et le bien-être animal. La récente évolution du statut juridique de l’animal marque d’ailleurs un changement. Bien que la légitimité qu’il confère aux animaux reste symbolique, le texte témoigne toutefois d’une amélioration de la place qui leur est accordée dans la société. Auparavant assimilé à un bien meuble, la loi reconnaît désormais à l’animal le caractère d’être vivant doué de sensibilité, ce qui se traduit par la reconnaissance de son aptitude à ressentir la douleur et à éprouver d’autres émotions. Dans l’agroalimentaire, cette modification législative pourrait avoir des répercussions significatives sur les conditions d’élevage et d’abattage des animaux. L’industrie agroalimentaire en France : un enjeu de transparence
L’industrie agroalimentaire comprend les activités de transformation et de conservation de produits issus de la culture, de l’élevage, de la sylviculture et de la pêche, destinés à l’alimentation humaine ou animale62. L’essentiel de la production est consommé par les ménages, auxquels s’ajoutent la restauration, les consommations intermédiaires et les exportations. Compte tenu de son utilité, le secteur de l’industrie agroalimentaire résiste
62 Selon l’INSEE, l’IAA se subdivise en onze activités : transformation et conservation de viande et préparations produites à base de viande ; transformation et conservation de poissons, crustacés et mollusques ; transformation et conservation de fruits et légumes ; fabrication d’huiles et graisses végétales et animales ; fabrication de produits laitiers ; travail des grains et fabrication de produits amylacés ; fabrication de produits boulangerie-pâtisserie et pâtes alimentaires ; fabrication d’autres produits alimentaires ; fabrication d’aliments pour animaux ; fabrication de boissons ; fabrication de produits à base de tabac.
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bien à la morosité de la conjoncture économique depuis 2008, en raison de l’inertie des dépenses de consommation des ménages. Les données sectorielles
Selon l’INSEE63, la production en volume de l’IAA affiche une croissance de +2,6 % en 2014 et + 0,9 % 2015, après deux années de recul. Cette dynamique provient essentiellement des exportations et de la demande intérieure. L’excédent commercial dégagé, d’une valeur de 11,5 milliards d’euros en 2015, est principalement imputable aux boissons – vins et spiritueux hors Union européenne – et aux produits laitiers. En 2015, et nonobstant la fabrication de produits à base de tabac, les entreprises agroalimentaires françaises employaient 528 070 salariés en équivalent-temps plein (soit 19,5 % des salariés du domaine industriel manufacturier), généraient un chiffre d’affaires HT de 183 574 M€ (21 % du chiffre d’affaires industriel manufacturier) et dont 24 495 M€ d’exportation, avec une valeur ajoutée de 39 866 M€ (environ 18 % de celle de l’industrie manufacturière). Ces chiffres témoignent de la stabilité et de l’importance du secteur de l’IAA en France. Sur un total de 60 974 entreprises, la répartition par taille des entreprises agroalimentaire démontre, en 2015, que 88,5 % des unités légales sont de très petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés ETP), 11 % des petites et moyennes entreprises (PME, entre 10 et moins de 250 salariés ETP) et 0,5 % sont des grandes entreprises (GE de 250 salariés ETP ou plus, soit 300 grandes unités légales). Ces dernières concentrent 39 % des effectifs salariés, 49 % de la valeur ajoutée et 65 % des exportations. En 2014, le taux de marge moyen des unités légales des IAA s’élevait à 33 %. Ces chiffres témoignent de l’importance économique de ce secteur industriel et de la reconnaissance de ces produits à l’international. L’agroalimentaire se structure en filières d’acteurs interdépendants. Les entreprises du secteur sont dans l’obligation de respecter de nombreux règlements, directives et normes sanitaires pour garantir la sécurité alimentaire des produits. Ces pressions coercitives ont des répercussions sur l’adoption de normes, de standards, de procédures. L’environnement concurrentiel
L’environnement présente aussi la situation dans laquelle le groupe Fleury Michon est encastré. Elle donne un point de vue macrosocial sur l’ancrage de la RSE dans un secteur géographique déterminé et une activité spécifique. Envisager Fleury Michon dans son contexte assure également la compréhension d’une partie de la dimension sociétale.
63 https://www.insee.fr/fr/statistiques
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Fleury Michon évolue dans un environnement très concurrentiel. Ce dernier est en outre contraint par le pouvoir de ses clients. En effet, les Grandes et Moyennes Surfaces (GMS) occupent une position dominante dans la chaîne de distribution. Même si ce modèle de distribution souffre depuis une dizaine d’année de la concurrence d’autres canaux de distribution, notamment le canal internet, la GMS reste un acteur économique incontournable pour proposer des produits d’alimentation à des consommateurs. Les négociations avec la grande distribution deviennent chaque année plus difficiles, notamment en raison du contexte économique dégradé depuis la crise financière de 2008. Le secteur reste tendu, comme en témoigne le regroupement, survenu à la fin de l’année 2014, des sept distributeurs en quatre centrales d’achats. Fleury Michon reste toutefois conscient de l’impact de ce modèle de distribution sur sa croissance. Ses principaux concurrents sont Herta (Nestlé) pour la charcuterie, Marie et Sodebo pour les plats cuisinés et Coraya (Savencia) pour le surimi. Ses produits représentent des offres « cœur de repas ». Ils se différencient par leur positionnement sur la qualité et la nutrition, et ils reposent sur des innovations technologiques telles que la maîtrise de la cuisson lente à basse température ou des innovations produit. Le groupe renouvelle en effet un quart de son catalogue chaque année, notamment en jambons et plats cuisinés. Le catalogue Fleury Michon 2014 proposait 75 références de jambon. Sur ses différents domaines d’activité stratégique, la marque Fleury Michon occupe une position de leader au regard de la concurrence (cf. tableau 2). Ce résultat s’explique par le repositionnement stratégique du groupe pour devenir ou être à la tête du marché, notamment grâce à l’évolution de sa notoriété et ses efforts en recherche et développement. Cette démarche a permis à Fleury Michon de devenir l’une des marques alimentaires les plus consommées en France : 99 % des français connaissent la marque et 79 % d’entre eux ont acheté, en 2016, 395 millions d’unités produit Fleury Michon. Tableau 2. - Position concurrentielle des produits de la marque Fleury Michon sur le marché français (Source IRI au 25 décembre 2016)
Produit (activité GMS Libre-Service)
Position
Parts de marché
Jambons de porc
Numéro 1
21,4%
Jambons de porc santé
Numéro 1
46,3%
Jambons de volaille
Numéro 1
44,0%
Charcuteries élaborées
Numéro 1
42,4%
Plats cuisinés individuels
Numéro 1
30,0%
surimi
Numéro 1
26,8%
Repenser les filières d’alimentation
Les évènements de l’été 2015 relatifs à la filière porcine française et ceux de la filière laitière de 2017 portaient tous deux sur les dysfonctionnements du marché, c’est-à-dire liés à la déconnexion entre le cours du porc ou du lait, et le prix de revient des éleveurs. Ils témoignent
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des tensions et de la fragilité des rapports entre les acteurs des filières. Agriculteurs, éleveurs, abatteurs, fournisseurs, prestataires, industriels, distributeurs, pouvoirs publics, clients et consommateurs doivent faire évoluer un système qui semble pour le moment conduire à une impasse : celle des prix tirés vers le bas par un marché international qui ne rémunère pas suffisamment les éleveurs. L’environnement concurrentiel et les contraintes normatives ne facilitent pas la régulation. La situation économique de certains est préoccupante. Le modèle intensif de production du porc est socialement et environnementalement coûteux. Des états généraux de l’alimentation (EGA) se sont tenus du 21 juillet au 21 décembre 2017. Organisés en quatorze ateliers dans les différentes régions et adossés à une consultation publique sur internet, les objectifs officiels assignés aux EGA64 étaient de construire une politique de l’alimentation afin d’assurer la souveraineté alimentaire de la France, de promouvoir des choix alimentaires favorables pour la santé et respectueux de l’environnement, et de réduire les inégalités d’accès à une alimentation de qualité et durable. Le 31 janvier 2018, le projet de loi qui s’intitule « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable », issu des EGA a été présenté en Conseil des ministres. Il sera prochainement débattu au parlement. Le dossier de presse des EGA fait état des principales actions qui s’articulent selon trois axes de travail : -- « relancer la création de valeur et en assurer l’équitable répartition, notamment pour permettre aux agriculteurs de vivre dignement de leur travail » ; -- « accompagner la transformation des modèles de production pour mieux répondre aux attentes des consommateurs » ; -- « promouvoir des choix de consommation privilégiant une alimentation saine, sûre et durable, accessible à tous ». Cependant, certaines parties prenantes restent sceptiques quant à l’application de ces déclarations d’intention. Les tensions récentes dans les filières porcines et laitières sont banalisées. Industriels et distributeurs se renvoient la faute alors que le surendettement et la précarité touchent le monde agricole. D’après une étude de l’INSEE portant sur le niveau de vie en 201565, parmi les professions indépendantes, les agriculteurs présentent un taux de pauvreté particulièrement élevé, dépassant les 25%. Les circuits de distribution traditionnels ne rémunèrent pas suffisamment les agriculteurs. En tentant de trouver un meilleur équilibre des relations commerciales, le projet de loi propose une mesure pour éviter la revente à perte et l’encadrement des promotions. Cette proposition participerat-elle à l’amélioration des revenus des agriculteurs, à une meilleure répartition des marges entre les différents acteurs et à la prise en compte des logiques de filière ?
64 http://agriculture.gouv.fr/telecharger/88674?token=743e8f8fdae63974bb5ad5993a02a3aa 65 www.lafranceagricole.fr/r/Publie/FA/p1/Infographies/Web/2017-09-14/insee%202015.pdf
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Dans cet exemple, la dimension sociale du développement durable se retrouve confrontée à la question de la rémunération juste et équitable des éleveurs et agriculteurs. Si le commerce équitable nord-sud a favorisé le développement de filières pour le cacao, le café, le thé, le sucre et les fruits, les filières nord-nord de proximité marquent un retard malgré la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014 et la charte nationale du commerce équitable local. L’alimentation, un enjeu de santé publique
Une récente étude de l’OCDE a montré que l’obésité touchait 15,3% des adultes en France66. Depuis 2001, la France s’est dotée d’un Plan National Nutrition et Santé (PNNS) pour améliorer la composition des produits. Celui-ci s’inscrit dans une politique nutritionnelle de santé publique. Il associe les industries agroalimentaires de manière volontaire et ambitionne de placer la nutrition au centre de la lutte contre les risques liés aux pathologies les plus répandues comme les cancers, les maladies cardiovasculaires, l’obésité, l’ostéoporose ou le diabète de type 2. Les quatre objectifs du PNNS sont : réduire l’obésité et le surpoids dans la population ; augmenter l’activité physique et diminuer la sédentarité ; améliorer les pratiques alimentaires et les apports nutritionnels, notamment chez les populations à risque ; réduire la prévalence des pathologies nutritionnelles (dénutrition, troubles du comportement alimentaire). Les bilans de cet outil demeurent déficients, dans la mesure où l’autorégulation montre ses limites. Son caractère volontaire s’illustre par la faiblesse du nombre de signataires des chartes d’engagement de progrès nutritionnels. Au 1er avril 2015, seulement 37 signataires67 se sont engagés. Des projets de réglementation supplémentaires, portant sur la nutrition et visant à encadrer les pratiques de l’IAA, ont été étudiés, parfois testés, sans toutefois déboucher sur des mesures concrètes. Des projets comme celui de l’instauration d’une taxe supplémentaire sur les produits trop caloriques, ou d’une régulation de la publicité des produits, n’ont pas vu le jour. Plus récemment, et malgré les activités de lobbying des géants de l’IAA, la France s’est dotée le 31 octobre 2017 d’un outil de santé publique. Le Nutri-Score68 est un logo d’étiquetage nutritionnel basé sur une échelle de cinq couleurs, allant du vert à l’orange foncé, devant apparaître sur la face avant des emballages des aliments transformés. Ce dispositif poursuit un triple objectif : éducatif – en informant les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des aliments – comparatif – en permettant de comparer les produits – et incitatif – en invitant les industriels à améliorer la qualité nutritionnelle de leurs produits. Même si l’apposition du Nutri-Score n’est pas obligatoire sur les emballages, des distributeurs comme Intermarché, Leclerc et Auchan ainsi que des groupes agroalimentaires comme Fleury Michon, McCain et Danone ont décidé de l’afficher sur leurs produits en 2018. L’assemblée nationale a récemment prévu de rendre obligatoire d’ici 2021, le Nutri-Score dans les publicités alimentaires. 66 http://www.oecd.org/health/health-systems/Obesity-Update-2017.pdf 67 http://www.sante.gouv.fr/les-signataires-des-chartes-d-engagements-de-progres-nutritionnels 68 https://www.santepubliquefrance.fr/Sante-publique-France/Nutri-Score
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En complément du PNNS, un second outil de politique publique de l’alimentation a été défini dans la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche, promulguée le 27 juillet 2010 : le Programme National pour l’Alimentation (PNA). Ce programme interministériel est dédié à la qualité de l’alimentation avec pour slogan : « bien manger c’est l’affaire de tous ! ». Il vise à lutter contre la sécurité et la précarité alimentaire autour de quatre thématiques : la justice sociale ; l’éducation alimentaire de la jeunesse ; la lutte contre le gaspillage alimentaire et l’ancrage territorial et la mise en valeur du patrimoine alimentaire. Il s’adresse notamment aux personnes économiquement et socialement vulnérables, car elles sont les plus affectées par les déséquilibres nutritionnels. Rattaché à une instance consultative – le Conseil National de l’Alimentation (CNA) – le PNA fédère les actions de différents ministères. Il fonctionne par appel à projet dont les champs d’actions sont de faciliter l’accès de tous à une bonne alimentation, développer une offre alimentaire de qualité, favoriser la connaissance et l’information sur l’alimentation et promouvoir notre patrimoine alimentaire et culinaire. Une étude récente69 montre la tendance croissante du « mieux-manger ». Même si 58 % des personnes interrogées se disent satisfaites de l’information donnée sur les étiquettes, 54 % pensent tout de même que les entreprises de l’IAA n’informent pas honnêtement les consommateurs. La traçabilité et la transparence sont des enjeux qui vont au-delà d’une simple opération de communication. Les attentes des consommateurs sont renforcées. Ces derniers réclament une information fiable et accessible. Une partie des consommateurs souhaite pouvoir manger plus sainement en toute transparence. Ils se disent préoccupés par la sécurité alimentaire, la nutrition et l’obésité. La recherche de qualité conduit certaines entreprises à labelliser leurs produits ; plusieurs marques ont développé des produits plus naturels, dont certains ont semé la confusion comme les alicaments70. Le secteur des IAA est secoué par de profondes mutations : outre les changements technologiques, l’évolution des comportements des consommateurs dans le domaine alimentaire crée de nouveaux besoins auxquels les marques tentent de répondre. Une des principales mutations sociologiques du comportement des consommateurs concerne la réduction du temps consacré à la préparation et à la prise des repas. Si les deux membres du couple travaillent, le temps consacré à leur emploi et au transport est une contrainte majeure venant limiter la préparation des repas. Ce changement des pratiques sociales entre en conflit avec la dimension anthropologique du plaisir de manger. Cette composante du modèle alimentaire français a été reconnue par l’Unesco. En effet, le repas gastronomique des Français est inscrit depuis 2010 sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité.
69 ANIA OpinionWay, 24 juin 2015, les Français et l’alimentation. 70 Néologisme construit à partir de la combinaison de deux mots : « aliment » et « médicament ». Il existe également sous la forme moins courante de « médicaliment ». Hormis les alicaments naturels, le terme est largement employé lorsqu’il s’agit d’un aliment de l’agro-industrie qui présente un bénéfice pour la santé. Devant l’émergence de cette allégation sur les emballages et les abus constatés, le bienfait sur la santé requiert désormais une validation par l’AFSSA (Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments).
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Quels enjeux pour une industrie agroalimentaire responsable ?
Les enjeux de responsabilité des IAA découlent des effets conjugués des crises survenues dans le secteur et de l’influence des modes de consommation responsables et engagés d’une partie des consommateurs dont la sensibilité évolue. Les principaux enjeux d’un secteur des industries agroalimentaires responsables tiennent à la préservation des ressources (eau, énergie, biodiversité) ; à la lutte contre le changement climatique (limitation des gaz à effet de serre) ; aux impacts de l’élevage (agriculture intensive et utilisation des pesticides) ; aux conditions de travail ; aux maladies professionnelles… Des pistes de changement existent : l’analyse du cycle de vie, l’éco-conception, le développement de l’agriculture urbaine, les circuits de production et de distribution courts71, la promotion d’un mode de consommation durable. Certains de ces enjeux majeurs influencent la stratégie des entreprises. Parmi ces nombreux enjeux, le 12e des ODD72 vise à « établir des modes de consommation et de production durables » en recherchant l’efficacité des ressources et de l’énergie, la réduction des pollutions, mais également en réduisant la pauvreté par l’accès aux services de base, à des emplois décents et une meilleure qualité de vie pour tous. Cependant, des crises secouent régulièrement le secteur de l’industrie agroalimentaire. Plus largement, sa chaîne de valeurs fait l’objet de développements médiatiques fréquents. Ces derniers concernent aussi bien l’amont – agriculture et élevage, origine des matières et lieux de production, conditions d’élevage et d’abattage, traçabilité, composition des produits – que l’aval – sécurité alimentaire, santé des consommateurs, impact de la production et des réseaux de distribution sur l’environnement, additifs de synthèse, OGM, liste exhaustive des ingrédients, conditions de négociation et marges arrières dans la grande distribution. En 2013, l’affaire de la viande de cheval s’invite en France. Elle touche les plats cuisinés congelés sous la marque d’un géant du secteur. Alors que les médias dévoilent régulièrement de nouvelles affaires, celles-ci cristallisent les mécontentements successifs. Qu’elle soit le fruit d’une négligence ou d’une fraude caractérisée, l’affaire crée un climat de suspicion sur les pratiques de l’IAA, et plus particulièrement sur les conditions et les méthodes d’achats. Au-delà des plats cuisinés, les répercussions du « horse gate » vont indirectement toucher l’ensemble du secteur agro-industriel, provoquant selon le type de produits une baisse significative du volume des ventes73. À la suite de cet évènement marquant, les consommateurs restent préoccupés. Leurs attentes se renforcent sur l’informationproduit, en termes de transparence, de fiabilité, de sincérité et d’accessibilité. Au-delà du discours des marques de l’IAA consistant à rassurer les consommateurs, les préoccupations de ces derniers s’orientent désormais sur la recherche de confiance. Dans cette quête de confiance, les industriels tentent de conforter des consommateurs exigeants, mieux informés par les médias, les réseaux sociaux, les associations et ONG. Plus récemment, le 71 http://www.lecese.fr/travaux-publies/les-circuits-de-distribution-des-produits-alimentaires 72 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/sustainable-consumption-production/ 73 D’après un dirigeant du groupe, l’affaire de la viande de cheval a eu pour répercussion une réduction d’environ 10% des ventes des produits Fleury Michon pendant plusieurs mois, alors que le groupe ne produit pas de lasagnes.
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
scandale des œufs contaminés au fipronil, un insecticide mis à la place d’un antiparasitaire, ou celui du lait infantile contaminé par la salmonelle, révèlent des dysfonctionnements – volontaires ou non – au sein des systèmes de production agroalimentaires. Ces scandales marquent cependant l'opinion public car ils touchent à la santé. La recherche des prix bas accentue les fraudes, que ce soit sur la traçabilité des produits ou la nature des ingrédients. La restauration de la confiance des consommateurs est aussi résumée autour de trois axes par Emmanuel Vasseneix, vice-président Développement Durable de l’ANIA, l’Association Nationale des Industries Alimentaires : « On ne saurait en effet garantir la durabilité de notre filière sans regagner la confiance du consommateur. Trois principes d’actions : l’ouverture, la vérité et la proximité » (ANIA, 2018, p. 3). Cette situation pose un défi de communication aux entreprises. Le groupe Carrefour a d’ailleurs récemment communiqué sur le lancement d’une blockchain visant à restaurer cette confiance. Dans le rapport annuel 2013 de l’ANIA, le président de la commission développement durable justifie la prise en compte de la RSE par une approche « Business Case » à travers la conciliation du développement durable et de la compétitivité : « L’intégration des enjeux de développement durable doit avant tout être approchée comme une opportunité de création de valeurs : réduction des coûts d’achat, de logistique, de production, engagement et motivation des équipes, valorisation de l’image de l’entreprise… » (ANIA, 2013, p. 32). Le livre vert RSE publié au début de l’année 2018 réitère cette vision instrumentale en précisant que la RSE « s’impose comme un véritable levier de développement et d’innovation pour notre secteur et notre filière » (ANIA, 2018, p. 2). Au-delà de la mutation des consommateurs, l’adaptation au changement climatique et la préservation des ressources vont nécessiter une période de transition pour intégrer un modèle de développement soutenable auprès des nombreux acteurs des filières de l’agroalimentaire. La responsabilité sociale va bien au-delà de cet aspect instrumental. Les entreprises doivent envisager la soutenabilité comme un changement de paradigme. Après avoir été tour à tour défensif, neutre, opportuniste, le discours est devenu offensif, mais pas encore militant pour la plupart des entreprises. L’entreprise représente un des acteurs de la société et doit justifier à ce titre la prise en charge de ses responsabilités sociétales. Cette situation dessine une possibilité de repenser la relation entre consommateur et entreprise, insérant la RSE dans ce rapport sociétal. La RSE ainsi positionnée en interface entre le champ des IAA et le champ sociétal permettrait d’inscrire cette relation dans la perspective d’une transformation soutenable du modèle économique des entreprises du secteur IAA. Il faudrait, en parallèle, innover pour repenser le modèle économique de la grande distribution à bout de souffle. Au-delà de l’objectif de transparence et de la nécessité d’apporter la preuve des allégations commerciales, l’avenir de la RSE en agroalimentaire peut être analysé selon trois scénarii d’évolution : la dilution, l’érosion et la cohésion (Abdirahman et Sauvée, 2014, p. 59). Dans le premier scénario, dit « de dilution », la multiplication des démarches limite leur visibilité « avec un risque fort de perte de crédibilité et de déclin du concept, dans une dilution
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progressive et une perte de sens » (Ibid., p. 59). Dans le deuxième dit « d’érosion », la crise économique se poursuivrait, renforçant une compétition sur les prix. Ce contexte « aboutit au laminage des initiatives les plus audacieuses de différenciation par le haut, parmi lesquelles la RSE » (Ibid., p. 59). Dans le troisième scénario, dit « de cohésion », un standard élevé en matière de RSE est promu. Il assure un nivellement des pratiques par le haut et une mutation « sociétale » de l’IAA. Les nouvelles tendances alimentaires
Dans une réflexion stratégique, l’activité du groupe Fleury Michon se pense également en termes de prospective. L’alimentation de demain se composera de produits naturels, industriels bien sûr mais aussi de produits de substitution. Les études montrent que demain nous consommerons moins de protéines animales, ou tout autant mais issues de viande de synthèse, d’insectes ou d’œufs artificiels. La croissance démographique, combinée à la raréfaction de ressources et au changement climatique auront des conséquences sur les méthodes de culture et d’élevage. Les recherches actuelles visent à concevoir des substituts et des nouveaux produits, à réviser les modes d’élevage et de production. La proximité et le territoire seront privilégiés pour rapprocher les lieux de production et de consommation. L’agriculture urbaine commence à se développer. Au-delà de la réduction du nombre d’intermédiaires et des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES), la production locale et les circuits courts pourront redonner confiance aux consommateurs soucieux de connaître la provenance de leur nourriture et les conditions de sa production. Ces initiatives s’inscrivent dans une démarche de traçabilité et relocalisation des filières dans l’IAA. Les récentes modes de consommation telles que le véganisme, bio, végétarien, végétalien, flexitarien, locavore, glocal, les régimes alimentaires sans gluten, sans lactose, dépassent largement le cadre des allergies, des intolérances alimentaires ou de la lutte contre l’obésité. Désormais, les consommateurs s’interrogent sur ce qu’ils mangent. Par l’intermédiaire de leur alimentation, ils souhaitent se prémunir des maladies, être en meilleure santé pour accroître leur espérance de vie. Certains se tournent vers des solutions alternatives végétales. D’autres, conscients de l’impact de leur alimentation sur l’environnement, modifient leurs pratiques pour participer à la sauvegarde de notre planète en contribuant à une consommation zéro déchet. Cette prise de conscience collective a connu une accélération, scandée par les crises qui rythment le secteur d’activité et renforcent le scepticisme et la méfiance des consommateurs. Ces nouveaux phénomènes de consommation ne sont pas à sous-estimer. Ils témoignent de l’importance accordée aux valeurs et symboles dans l’acte de consommation. Ils sont aussi liés au niveau d’éducation et aux styles de vie, majoritairement urbains. Même si ces tendances de consommation participent au développement durable de l’agroalimentaire, il ne faut cependant pas occulter certaines des motivations qui se cachent derrière ces modes. Parmi elles, l’hédonisme et l’égocentrisme sont des composantes de ce que Fanny
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
Parise nomme la « dé-consommation »74. Regroupant des réalités multiples, l’appropriation du concept diffère selon les catégories sociales. Il traduit pour les classes supérieures de « nouvelles stratégies de distinctions sociales non ostentatoires » en raison du climat social et la conjoncture économique, mettant en avant une éthique de vie alors qu’il s’agit d’une contrainte financière pour les classes populaires (débrouillardise) et les classes moyennes (économie collaborative). Or, il ne s’agit pas d’une décroissance, car la « dé-consommation » entretient toujours un rapport de consommation. Tandis que dans la décroissance, la filiation avec le développement durable s’articule selon les principes de soutenabilité et de simplicité volontaire, la « dé-consommation » entraîne un rééquilibrage du pouvoir d’achat sur d’autres postes de dépense, dicté par une maximisation du pouvoir d’achat sous contrainte budgétaire. Il s’agit donc bien de continuer à consommer, tout en se donnant bonne conscience. Que l’élément déclencheur soit anxiogène – peur d’être rendu malade par l’ingestion fréquente et continue d’additifs de synthèse, d’adjuvants, d’édulcorants, d’exhausteurs de goût – éthique – la cause animale75, protection de la planète – ou économique – contrainte budgétaire –, les consommateurs souhaitent des ingrédients plus naturels. Cette tendance à la « naturalité » des produits industriels s’accompagne d’un retour de l’authenticité et du terroir. Elle peut aussi s’interpréter comme une forme de protectionnisme. La résurgence du territoire – même national – forme un rempart pour contrer les dérives de la mondialisation, de l’uniformisation des produits et des cultures. Or, les paradoxes de nos modes de consommation sont nombreux et la schizophrénie du comportement des consommateurs est bien connue des marketeurs. Le service rendu par le produit alimentaire industriel doit également s’adapter à la prise de repas en dehors du domicile, c’est le nomadisme. Les marques proposent des produits pratiques et nomades, pourvus d’accessoires pour les consommer facilement, voire conçoivent une solution repas en ajoutant, par exemple, un dessert à une salade ou un plat cuisiné. Une autre tendance de consommation semble (re)gagner le secteur de l’alimentation : c’est le Do It Yourself (DIY). Sous l’effet d’une double contrainte – économique et de transparence – certains consommateurs (re)découvrent le « fait maison ». La cuisine peut retrouver sa fonction originelle, celle d’un lieu dédié à la préparation des repas, à la place d’un local où l’on réchauffe des plats préparés Sous les effets combinés de la crise de légitimité des IAA et de l’aversion au risque des consommateurs, émerge un marché de la bonne conscience, qui se détache de la consommation de masse. Conscients des impacts de l’alimentation sur la santé humaine, la communication des marques conjugue désormais plaisir, santé et bien-être. Il s’agit de redonner du sens – un sens nouveau – à un acte d’achat plus engagé, sensible à la sécurité et qui exige davantage de transparence. La mutation du modèle de distribution imposée par le 74 https://theconversation.com/la-de-consommation-nouvelle-forme-de-distinction-sociale-89711 75 Depuis 2016, Carrefour, Monoprix, Système U et Intermarché ont progressivement annoncé la suppression en rayon des œufs provenant d’élevage en cage.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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numérique bouscule les modèles économiques traditionnels. Le marché alimentaire semble cependant être épargné par cette adaptation. Il est vrai que l’achat d’un produit alimentaire par internet reste délicat. La mobilisation des sens domine largement l’acte d’achat pour des produits comestibles. Cette situation ne doit cependant pas masquer les mouvements d’un réalignement stratégique en cours dans le secteur, ni la capacité d’innovation des entreprises tant en termes de produits que de processus. Dans ce paysage en pleine mutation, les grandes enseignes de la distribution réagissent aux baisses de fréquentation dues à l’érosion du pouvoir d’achat des ménages et du désintérêt grandissant des Français pour les grandes surfaces. À l’image du groupe Carrefour annonçant un plan de transformation baptisé « Carrefour 2022 » début janvier 2018, les leaders de la grande distribution tentent de regagner des parts de marchés. Le plan prévoit une réduction des coûts structurels, une accélération sur le canal numérique et une démocratisation du bio. À l’instar du rapprochement d’Auchan avec Alibaba, Carrefour a annoncé une alliance stratégique avec Tencent, le géant chinois du numérique. Avec ce partenariat conclu en dehors des frontières de l’Hexagone, Carrefour entend devenir leader du e-commerce alimentaire tout en ouvrant des magasins de proximité en Asie. La marque continuera à développer les « drives » et offrir un service de livraison à domicile, à l’image d’UberEats pour les livraisons de plats cuisinés et de la récente alliance entre Monoprix et Amazon. Avec le renforcement du nombre d’ouvertures de l’enseigne exclusivement dédiées au bio, Carrefour souhaite concurrencer les chaînes spécialisées en se positionnant sur des magasins urbains de proximité. Nous l’avons remarqué, le secteur de l’IAA a entamé une profonde mutation. Relocalisation, proximité territoriale, innovation, naturalité, praticité, transparence. Ces éléments participent d’une recherche de légitimité. Confrontées aux attentes des parties prenantes et à la pression concurrentielle, les entreprises du secteur sont désormais conscientes de leurs responsabilités sociétales. Au-delà des préoccupations de santé, de bien-être et de nutrition, l’émergence d’une consommation citoyenne enjoint les entreprises à adopter des pratiques plus éthiques. Le contexte interne Fleury Michon est une entreprise familiale centenaire qui s’est développée dans le bocage vendéen. Le groupe est caractérisé par une double stabilité, à la fois actionnariale et territoriale. L’ancrage territorial se matérialise par une proximité de la localisation des sites de production. Les pratiques socialement responsables de Fleury Michon trouvent leur origine dans les valeurs du modèle familial. L’identité du groupe Fleury Michon repose sur des valeurs ancrées dans un rapport de proximité avec son territoire et une logique de progrès
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
social76. Nous présentons l’entreprise Fleury Michon dans une dimension gestionnaire, puis dans une perspective culturelle pour comprendre son système social. Tableau 3. - Présentation du groupe Fleury Michon Statut juridique
Société Anonyme (SA) à conseil d’administration
Siège social actuel
Pouzauges gare (85700)
Secteur d’activité
Industrie agroalimentaire
Première création juridique
1905
Deuxième création juridique
1926
Chiffre d’affaires 2017 en M€
717,0
Résultat net 2017 en M€
8,7
77
Effectif (CDD et CDI) en 2017 3 805 dont 3 370 en France Une monographie de l’entreprise Fleury Michon
Selon la classification INSEE, Fleury Michon est une Entreprise de Taille Intermédiaire (ETI) industrielle du secteur de l’agroalimentaire (cf. tableau 3). C’est un groupe familial centenaire, dont l’histoire commence par la création en 1885 d’une charcuterie-traiteur à la Roche-sur-Yon par Félix Fleury, négociant en porcs. L’acte fondateur de l’entreprise remonte à 1905, lorsque Félix Fleury s’associe avec son beau-frère Lucien Michon pour constituer juridiquement l’entreprise. Ils installent alors le siège de leur activité aux Halles de Paris, rue Turbigo. À partir des années 1920, l’entreprise se structure autour de trois activités : l’abattage, la découpe de viande et la charcuterie-salaisonnerie. L’entreprise sera implantée par la suite dans le bocage vendéen, à l’issue du rachat des locaux d’une entreprise en 1934. L’activité industrielle démarre véritablement entre les années 1950 et 1960. L’annexe 2 présente les étapes de développement stratégique du groupe. Fleury Michon, un groupe atypique
Sa structure capitalistique, sa taille – au regard de ses principaux concurrents du secteur – la configuration de son implantation territoriale et son histoire en font un groupe atypique. Cette spécificité ne peut se résumer par l’usage de la catégorie statistique de l’ETI, car elle ne caractérise les entreprises qu’en raison de leur taille et de leur chiffre d’affaires. L’identité d’une ETI ne peut se réduire à une catégorie médiane située entre la grande entreprise (GE) et la petite et moyenne entreprise (PME). Lorsqu’il se demande si la moyenne entreprise existe bien, Marchesnay (1997) conclut par la négative en se fondant sur l’incapacité à proposer un modèle unique qui serait représentatif « de la complexité croissante des 76 À titre d’exemple : mise en place du versement du treizième mois en 1937 ; proposition de la mutuelle pour les collaborateurs en 1942 ; les congés parentaux conçus par l’entreprise vont inspirer, le 1er juin 1944, le travail législatif sur la loi famille en donnant le nom de Fleury Michon à l’amendement déposé sur le congé parental ; deux ans avant la date butoir imposée par la loi Robien sur l’aménagement et la réduction du temps de travail (35 heures), Fleury Michon réduit le temps de travail de 37 à 33,18 heures. 77 En raison de l’arrêt de l’activité de l’entreprise pendant la Première Guerre mondiale.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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situations abordées en management stratégique » (Ibid., p. 93). L’hétérogénéité de l’identité des entreprises repose sur d’autres composantes. Fleury Michon constitue à ce titre une variété inclassable, mêlant selon la littérature des caractéristiques de PME, ETI et entreprise familiale. Le groupe combine les proximités géographique, hiérarchique et relationnelle ainsi que l’insertion territoriale (Torrès, 1999). D’ailleurs, la responsabilité sociale de Fleury Michon trouve ses racines dans son ancrage territorial. Les actions et les pratiques sont en effet repérables à l’échelle d’un territoire, le bocage vendéen. Cette proximité entre l’entreprise et son territoire favorise une visibilité et une prise de conscience des effets de ses décisions sur l’emploi direct et indirect (fournisseurs, prestataires, sous-traitants). Les valeurs du groupe, essentiellement axées sur le progrès social et l’ancrage territorial, ont été portées et transmises depuis cinq générations par les dirigeants et les membres des familles fondatrices siégeant au conseil d’administration. Fleury Michon est d’abord une entreprise familiale indépendante passée du statut de PME à celui d’ETI. La diffusion des valeurs des dirigeants propriétaires dans la culture organisationnelle a sédimenté la construction du groupe. Malgré sa taille actuelle, le groupe a su conserver une dynamique entrepreneuriale, une réactivité et une proximité rationnelle qui caractérisent les PME. Sa structure de propriété est contrôlée par trois familles – Gonnord, Chartier et Magdelénat – qui détiennent encore la majorité du capital, donc le pouvoir au conseil d’administration. Une part du capital restant est cotée sur le marché financier de l’Euronext Paris depuis 2000. Ce contrôle familial assure une indépendance du groupe qui se traduit par « une rentabilité suffisante, essentiellement réinvestie dans l’entreprise, afin de financer notre croissance et de rester maîtres de notre avenir » (Fleury Michon, 2014b, p. 7). Fleury Michon se caractérise aussi par l’enracinement des valeurs des dirigeants propriétaires dans la culture organisationnelle, qui semble être restée celle d’une PME. Cette représentation surprenante est étayée par la déclaration de certains dirigeant et cadres : -- « … on ne peut pas choisir les mêmes armes qu’Herta ou Nestlé. Faut qu’on fasse autrement, sinon on est mort. On n’est qu’une PME » (REP14_COPIL_ACT 20101125). -- « Et on vient de loin parce que la dynamique entrepreneuriale maison a été fondée en 1905 par des artisans qui ont créé une PME, qui a grossi où est restée cette volonté de rassurer le consommateur sur ce qu’il mange » (REP9_PDT_20120829). -- « L’idée aussi c’est, dans les constats de se dire que finalement, quand on est une marque comme Fleury Michon, on est à la fois tout petit et un peu gros. On est assez intermédiaire. On n’a pas une taille de PME classique, mais on n’est pas non plus un Danone, un Nestlé, ou … On fait sept cent millions ce qui nous permet à la fois d’avoir la souplesse d’une PME, je dirai. Une espèce de réactivité et la proximité rationnelle qui caractérisent les PME, ou une espèce de… oui, d’agilité on va dire » (REP8_CODIR_CORP_20140903).
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
Les activités du groupe
Le groupe a dégagé un chiffre d’affaires de 717 M€ en 2017 pour un résultat net consolidé de 8,7 M€ (cf. tableau 4). La progression du groupe reste assez homogène avec un ralentissement marquant les deux derniers exercices. Tableau 4. - Chiffres clés du groupe Fleury Michon (en Millions d’euros) Source : Documents de référence 2009
Chiffre d’affaires net
532
2010
598,2
2013
2014
644,6 690,9 697,9
2011
2012
707,1
2015
2016
2017
757,6 737,8 717,0
Évolution du CA (%) -
12,40
7,75
7,18
1,0
1,3
7,1
- 2,6
-2,8
Résultat net consolidé 14,8
16,6
13
17,9
16,2
17,9
17
16,8
8,7
La stratégie de Fleury Michon s’articule autour de trois Domaines d’Activité Stratégique (DAS). L’activité GMS-Libre-Service France représente 87 % du chiffre d’affaires avec 625,2 M€. Elle regroupe les activités Charcuterie libre-service (jambons supérieurs de porc et volaille, charcuteries cuisinées), Traiteur Libre-Service (plats cuisinés individuels) et Traiteur de la Mer (surimi). Pour cette activité, les enjeux sont la poursuite de la stratégie d’innovation produits, l’intensification de la démarche filière et la refondation des catégories de produits pour être au plus près des consommateurs. L’International est la deuxième activité avec 133,7 M€, soit une contribution au chiffre d’affaires de près de 19%. Elle commercialise principalement des plats cuisinés frais et surgelés dans huit pays78. Pour Fleury Michon, les enjeux stratégiques de cette activité tiennent à la poursuite du développement de la marque à l’international, le développement sur le marché des produits frais libre-service et le renforcement de la transversalité au sein du groupe. Les Ventes avec Services, troisième activité du groupe sont composées de la livraison de plateaux-repas, du catering aérien et de la restauration hospitalière. Ces prestations pèsent 57,9M€ et représentent 8% du chiffre d’affaires. Enfin, les enjeux de cette dernière activité sont liés à la recherche d’opportunités sur les circuits courts, l’adaptation de l’offre dans le lieu attendu par le consommateur ; en B to B comme en B to C. Les ressources industrielles du groupe
Quinze usines constituent la structure industrielle du groupe, dont sept sont implantées à l’international (cf. figure 2 et tableau 5). Sur le territoire français, six des huit usines du groupe se situent à moins de trente kilomètres du siège social, implanté à Pouzauges gare. En effet, même si Fleury Michon s’est internationalisé depuis 2002, les sites de production du bocage vendéen demeurent les principaux contributeurs économiques du groupe. Ce maillage industriel témoigne de la volonté de promouvoir un développement reposant jusque-là sur une proximité territoriale. La production du groupe représente en moyenne l’équivalent d’un million de paquets à marque Fleury Michon par jour. En 2014,Fleury Michon a commercialisé sur le marché français 92 100 tonnes de produits. 78 Italie, Espagne, Belgique, Luxembourg, Suisse, Slovénie, Norvège et Canada.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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Fleury Michon poursuit un rythme d’investissements nourri, comprenant des rachats d’entreprises internationales ou des prises de participation depuis 2002, des renouvellements d’outils industriels et la création d’un nouveau site industriel à Cambrai en 2012. Le développement de l’activité internationale du groupe procède par stratégie de croissance externe. Fleury Michon possède désormais deux filiales, la première au Canada (Delta Dailyfood)79 et la seconde en Slovénie (Proconi)80 ; et des participations dans deux sociétés en joint-venture, l’une en Italie (Piatti Freschi Italia)81 et l’autre en Espagne (Platos Tradicionales)82. Une structure dédiée à l’export a également vu le jour pour la commercialisation en Norvège et en Suisse des produits portant la marque Fleury Michon. Le tissu culturel du groupe Fleury Michon
Appréhender la singularité de notre terrain d’étude suppose de rendre compte de la dimension culturelle de Fleury Michon, a fortiori dans le cadre d’une étude sur la RSE ; cette dernière constituant le cadre d’une rationalisation par les valeurs (Acquier, 2007b). Les nombreuses interventions auxquelles nous avons assisté, facilitent la description de la culture d’un groupe humain en situation professionnelle. La position adoptée sur le terrain épouse une proximité avec les disciplines de l’ethnologie, l’anthropologie sociale et l’anthropologie des organisations (Chanlat, 1998). Elle a pour finalité l’interprétation culturelle du groupe Fleury Michon. En mobilisant la grille d’analyse du tissu culturel développée par Johnson (1992), nous voulons comprendre la trajectoire RSE de Fleury Michon. Les éléments culturels d’un groupe centenaire influencent les comportements et les pratiques organisationnelles actuelles et futures. Dévoiler la culture d’une entreprise, c’est aussi tenter de comprendre les rapports qu’elle entretient avec son environnement, et plus particulièrement avec ses parties prenantes. Le tissu culturel est un outil d’analyse fondé sur sept dimensions. Il détaille la culture organisationnelle selon ses dimensions symboliques – les rites et routines, les histoires et les mythes, les symboles – ses pratiques de gestion – les structures du pouvoir, les structures organisationnelles, les systèmes de contrôle – et en plaçant au cœur de son modèle le paradigme sur lequel reposent les valeurs centrales de l’entreprise. La culture organisationnelle regroupe « un ensemble de croyances implicites et de comportements au travers desquels les individus donnent du sens au contexte organisationnel. Elle contribue à la manière dont les individus se comportent face aux situations auxquelles ils sont 79 L’acquisition est réalisée en 2006. La société basée à Montréal est spécialisée dans la production de plats cuisinés surgelés distribués en GMS et également conçus pour le catering aérien. 80 En 2008, Fleury Michon prend une participation majoritaire dans la société spécialisée dans la fabrication de plats cuisinés. 81 Avec Fratelli Beretta, groupe agroalimentaire international, Fleury Michon crée une filiale italienne : Piatti Freschi Italia. La joint venture est réalisée pour pénétrer le marché des plats cuisinés frais au rayon libre-service des grandes surfaces. Elle sert à l’investissement d’une unité de fabrication inaugurée fin 2002 près de Milan. En 2011, Fleury Michon procède à l’acquisition de Fres.Co, le leader italien de traiteur frais. 82 Une unité de plats cuisinés frais a été créée en 2007 en Espagne.
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
confrontés » (Johnson et ali. 2014, p. 174). La culture influence les acteurs dans l’élaboration et l’évolution de la stratégie. Dans un groupe comme Fleury Michon, il est important de préciser qu’au regard de la diversité de ses produits, la culture organisationnelle est multiple. Entre le pôle GMS qui rassemble la charcuterie, l’activité traiteur et le traiteur de la mer, le pôle international et le pôle service, la culture d’entreprise diffère selon la nature de la production et son histoire. L’activité charcuterie domine non seulement par son histoire – puisqu’elle est à l’origine de la création de l’entreprise – mais s’impose également en raison de son poids économique et de son monopole exclusif jusqu’en 1974, date à laquelle l’activité plat cuisiné fait son apparition. Nous allons à présent décrire les éléments culturels correspondant le mieux à l’identité du groupe. Les rites et routines du milieu industriel
Le point de vue des routines de l’entreprise dévoile les exigences propres au secteur industriel. L’essentiel des collaborateurs travaille dans les usines de production. Parmi les 3 408 salariés du groupe France, la répartition des effectifs montre que la catégorie ouvrière est la plus représentée avec 63 %, 17 % de techniciens, 11 % de cadres, 7 % d’agents de maîtrise et 2 % d’employés. Opérateurs de ligne, manutentionnaires, contrôleurs qualité, techniciens de maintenance, etc. ; la majorité des postes est localisée dans des espaces confinés sous atmosphère contrôlée. Les locaux et les machines de production sont récentes. Le travail est collectif. L’activité de production est mécanisée. Le rythme du travail est régi par les procédures et les modes opératoires, qui ordonnent, séquencent, établissent une régularité dans le déroulement du travail de production. L’environnement technique oriente les comportements sur des registres opérationnels et pragmatiques. Dans cet environnement, l’action demeure la principale modalité d’exécution du travail : le langage est direct et franc ; le tutoiement arrive facilement ; l’esprit d’équipe est omniprésent, l’entraide devient le support de réalisation des objectifs. Lors des multiples contacts avec le terrain, l’ancienneté des collaborateurs survient en quatrième position des présentations, juste après la prononciation des nom, prénom et de la fonction de l’interlocuteur. Cette particularité témoigne, de la part des collaborateurs, de leur sentiment de fierté de travailler pour le groupe Fleury Michon, voire d’un attachement et d’une appartenance à ce collectif. Le management par la qualité et l’orientation-client viennent structurer, encadrer et verrouiller la réalisation des tâches. De l’excellence de cette orchestration dépend la maîtrise du risque de sécurité alimentaire. Le management chez Fleury Michon repose sur la maîtrise des processus, l’atteinte des objectifs, la dimension collective, la proximité relationnelle, la responsabilisation et l’autonomisation des collaborateurs. Dans cet environnement industriel, la valeur-travail détermine l’implication et l’engagement des collaborateurs, autour desquels l’individu se place au service du collectif. La dimension éthique borne implicitement les comportements.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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Les histoires et les mythes d’un groupe centenaire
La dimension historique participe de la compréhension des valeurs, de la culture et de la stratégie d’une entreprise. Ainsi, l’histoire est constitutive de l’identité des individus, des sociétés et des organisations. Son importance est sans doute cruciale, car l’histoire explique notre parcours et qui nous sommes (Chanlat, 1998, p. 93). La démarche historique en gestion demeure un exercice, tant épistémologique que méthodologique, difficile à mener (Éric Godelier, 2013, p. 71). Notre intention ici n’est pas de développer cette dimension en profondeur, mais de restituer des éléments historiques qui vont permettre au lecteur de découvrir le groupe Fleury Michon. L’entreprise a été fondée en 1905 à La Roche sur Yon par deux artisans, qui étaient beauxfrères : Félix Fleury et Lucien Michon. Alors que la charcuterie était restée jusqu’alors artisanale, l’activité se modernise et devient industrielle au début des années 1950. Jacques Chartier, gendre de Monsieur Pierre Fleury, le fils de Félix, avec l’aide de ses collaborateurs, dont Roger Colin au début des années 1960, pose les fondations du développement industriel, commercial et social de Fleury Michon. À eux deux, ils impulsent une dynamique d’innovation, dont les premiers sachets de jambon préemballés en libre-service sont emblématiques dans un contexte d’émergence de la grande distribution. Un deuxième virage est pris à l’occasion du lancement des activités plats-cuisinés en 1974 et surimi en 1990. Au début des années 2000, une phase d’expansion combine l’introduction en bourse, le lancement de la démarche naturalité et le début de l’internationalisation du groupe. Fleury Michon est marqué par une double filiation : familiale et territoriale. Son histoire est le fruit d’un héritage généalogique. La transmission de l’entreprise s’inscrit désormais jusqu’à la cinquième génération des familles fondatrices. Grégoire Gonnord a repris la présidence du groupe en 2008 des mains de son père, Yves Gonnord. Depuis sa nomination à la tête du groupe, Grégoire Gonnord s’emploie à révéler la dimension historique de l’entreprise, à la fois pour accentuer la singularité du groupe vis-à-vis de la concurrence et des consommateurs, et à la fois pour renforcer l’identité d’appartenance et l’attachement des collaborateurs. La seconde filiation concerne les racines géographiques de Fleury Michon. L’implantation du groupe témoigne d’un ancrage territorial solide, résistant dans le temps. Fleury Michon a su conserver ses racines vendéennes comme en témoigne la localisation de six sites de production, sur les huit français, à moins de 35 kilomètres du siège social (cf. figure 2 et tableau 5). Fleury Michon prend donc appui sur ses racines généalogiques et géographiques. Elles servent de base pour projeter le groupe, lui donner une visibilité et accentuer sa différenciation tout en produisant du sens, comme l’explique un administrateur familial : « L’entreprise de taille moyenne que nous sommes, a besoin de rester authentique » (ADM_20130212). Cette « authenticité » repose sur des valeurs partagées qui sont à l’origine celles des familles fondatrices, et sur la territorialité du capital social. Malgré sa croissance et l’implantation de sites de production en dehors du bocage vendéen, par sa continuité, la propriété familiale du groupe lui imprime une stabilité stratégique et managériale contrastant avec les valses successives de directeurs généraux dans les entreprises détenues par des fonds spéculatifs.
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
Un des mythes constitutifs du groupe passe par la médiatisation de sa marque relayée par des évènements sportifs largement diffusés. À partir des années 1980, Yves Gonnord et Roger Colin voient dans le sponsoring sportif un moyen de communication qui va assurer la notoriété et la réputation de Fleury Michon pendant vingt ans. Grâce aux classements de Philippe Poupon dans les courses au large, notamment ses premières places dans la solitaire du Figaro (1982, 1985) et la Route du Rhum (1986), la marque Fleury Michon est reconnue au niveau national. Les places obtenues sur les podiums des compétitions nautiques ont propulsé Fleury Michon aux côtés des marques de l’agroalimentaire les plus connues. Pendant cette période, cinq catamarans « Fleury Michon » ont été conçus et fabriqués aux Chantiers Jeanneau, un autre entrepreneur du bocage vendéen distant d’une quarantaine de kilomètres. Depuis les années 2000, le groupe a choisi le sponsoring sportif en devenant le « partenaire nutrition des sportifs de haut niveau », notamment à l’occasion du tour de France cycliste. Les symboles
Les différents logos symbolisent l’image utilisée par la marque pendant une période (cf. figure 1). Ces logos ont toujours porté le nom des deux créateurs de l’entreprise. Le vert est associé au rouge pour quatre sur sept d’entre eux. Sur le dernier logo, une main déposant un brin de persil représente l’ancien slogan de l’entreprise, « l’obsession du bon ». Il personnifie l’exigence de qualité et l’excellence de l’artisanat. Les publicités de la marque utilisent les symboles de la tradition, de l’authentique et du travail bien fait. Elles mettent en valeur l’héritage d’une entreprise centenaire, la qualité des ingrédients composant les produits et la différence avec le modèle industriel orienté vers la performance et l’optimisation des coûts de production83 84. Figure 1. - Évolution chronologique des logos de la marque Fleury Michon
1905
1935
1960
1968
1983
1987
1999
2018
83 Publicité Fleury Michon « Le jambon, il a pas fait d’école de commerce » (2011) : https://www. youtube.com/watch?v=CDYeagECqxs 84 Publicité Fleury Michon « Recette authentique » (2014) : https://www.youtube.com/ watch?v=fPHBVJtyUtI
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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Le siège social, situé à Pouzauges gare (85700) dans le bocage vendéen, est marqué par l’absence de caractère ostentatoire pour une entreprise de cette taille. Dans un environnement rural, la visibilité ou l’extravagance sont bannies des locaux. Les bureaux et les salles de réunions transpirent la simplicité et la fonctionnalité. Cette discrétion tient à la localisation du siège social et aux valeurs familiales. Si le siège avait été transféré dans une grande agglomération, son architecture et son esthétique auraient sans doute été différentes. Cette modestie se manifeste également dans la communication du groupe. Elle semble être influencée par l’humilité plutôt que par la culture du secret. À plusieurs reprises, des acteurs nous ont précisé qu’il importait « de bien faire les choses avant de les diffuser ». Un autre symbole tient à la dimension managériale de la petite entreprise. Le passage de la PME au groupe a représenté un défi pour conserver l’esprit PME qui règne encore dans l’entreprise. Cette croissance – de la PME à l’ETI – et le changement de statut de l’entreprise – passage de l’entreprise familiale à une SA internationale – sont des obstacles à la conservation de la culture et de l’identité du groupe ; le phénomène de globalisation dénature la PME qu’était Fleury Michon auparavant (Torrès, 1999). En effet, en 2009, le changement de gouvernance a paré Fleury Michon des attributs d’une grande entreprise, soit la création d’un conseil d’administration et d’une direction générale basée sur trois domaines d’activités stratégiques. Le président du groupe précise d’ailleurs que cette organisation était « en ligne avec ces objectifs pour rassembler les forces du groupe pour encore plus d’efficacité tout en gardant notre réactivité de PME familiale et entrepreneuriale » (Fleury Michon, 2009, p. 3). Les structures de pouvoir
Avec les structures organisationnelles et les systèmes de contrôle, les structures du pouvoir font partie des pratiques de gestion. La situation de domination du pôle Charcuterie sur les autres pôles de l’entreprise s’explique parce qu’elle représente l’activité historique autour de laquelle s’est construit le développement de Fleury Michon et l’identité de la marque. Les évolutions stratégiques successives (cf. annexe 2) ont laissé progressivement de la place à d’autres activités comme les plats cuisinés (1974), le surimi (1990), le catering aérien et les plateaux repas (2004). Aujourd’hui, ce constat diffère quelque peu. Si l’activé charcuterie représente toujours le premier contributeur du chiffre d’affaires du groupe, le pouvoir s’est désormais dilué en raison de deux facteurs : les nouvelles activités et la stratégie d’innovation des produits et services, qui introduit une nécessité de transformation. L’ensemble des activités du groupe est sensible aux goûts et aux attentes des consommateurs ; l’activité GMS est soumise quant à elle au pouvoir considérable des clients – la grande distribution. Dans ce modèle de distribution, les ventes destinées aux consommateurs passent par l’intermédiaire de la Grande et Moyenne Surface (GMS) composée des super et hypermarchés. Les centrales de distribution, qui représentent le point incontournable d’accès aux consommateurs hexagonaux, engendrent une forte dépendance des entreprises à l’égard de ce canal de distribution. Les négociations avec la grande distribution sont chaque année plus difficiles.
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La pression sur les prix oblige les marques à revoir périodiquement leur coût de production et leur marge à la baisse, malgré un contexte de hausse généralisée des prix des matières premières. Dans cette situation de forte dépendance, une rupture des négociations entre clients et fournisseurs signifierait pour les marques une chute considérable des ventes, pouvant mettre en péril leur existence. Lorsqu’on se trouve en contact avec le groupe, les symboles du pouvoir sont peu visibles. Avant de pénétrer dans les locaux, un rapide coup d’œil sur les places de parking réservées, laisse entrevoir que les voitures des cadres dirigeants sont de la gamme routière supérieure, partagées entre berlines allemandes et françaises. Cet attribut de la position sociale des dirigeants s’explique également pour des raisons plus fonctionnelles qu’esthétiques. En effet, le siège social ne laisse pas de possibilité de traverser la France par voie ferrée ou aérienne. Ainsi, le nombre de kilomètres parcourus représente, pour certains d’entre eux, quelques 50 000 kilomètres annuels. Les bureaux du président et des deux directeurs généraux sont placés au rez-de-chaussée, jouxtant l’accueil, et non au premier étage, en position de surplomb, à l’écart de la vie opérationnelle d’une entreprise. Ce rapport de proximité témoigne de l’esprit « PME » toujours présent. Ce sens du contact s’est également manifesté lors de la réalisation des entretiens de recherche. Quelle que soit leur fonction, les dirigeants et les cadres se sont déplacés personnellement jusqu’à l’accueil pour venir à ma rencontre, alors que la plupart d’entre eux dispose d’une assistante. Cet accueil témoigne d’une marque d’attention et de respect particulier ; certains dirigeants allant jusqu’à proposer et servir eux-mêmes un café. Les structures organisationnelles
Une des éléments emblématiques de Fleury Michon est son enracinement territorial. Les choix d’implantation des structures traduisent cette particularité. Même si le groupe s’est internationalisé en 2002, la proximité territoriale caractérise encore Fleury Michon. Le groupe est formé de seize usines, neuf en France et sept à l’international ainsi qu’une plateforme logistique (cf. figure 2 et tableau 5). Les sites industriels sont implantés dans quatre pays et la présence commerciale est développée dans huit pays dont la Norvège et la Suisse. Six des huit usines françaises sont implantées à moins de trente-cinq kilomètres du siège social. Les sites de production du bocage vendéen demeurent les principaux contributeurs économiques du groupe. Fleury Michon aurait sans doute perdu cette culture de proximité si la décision de transférer son siège à Paris, ou dans une autre ville importante, avait été prise, tenant les dirigeants du groupe éloignés des usines et déconnectés du contexte local. Avec l’arrivée de Régis Lebrun comme directeur général de Fleury Michon Traiteur en 2000, promu ensuite directeur général du groupe en 2006, la structure du pouvoir a connu une rupture. Alors que les propriétaires du groupe occupaient, seuls ou en binôme, jusqu’ici des postes de direction, la direction générale a été confiée à un gestionnaire externe. En 2009, le passage en conseil d'administration et directoire finit de marquer une séparation
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entre la direction et la propriété de l’entreprise. La famille Gonnord conserve la présidence du conseil d'administration et occupe quatre des onze sièges de l’organe de gouvernance. Le conseil d’administration est ainsi structuré autour de cinq administrateurs familiaux, quatre administrateurs indépendants et deux administrateurs représentant les salariés actionnaires.
Figure 2. - Cartographie des activités du pôle international Fleury Michon Source : Fleury Michon 2016, p. 17 Tableau 5. – Implantation géographique des sites du groupe Activité Charcuterie Charcuterie
Site industriel Chantonnay (Vendée) Pouzauges (Vendée)
Production Jambons de volaille Jambons de porc
International
France
Aides culinaires Charcuterie
Meilleraie-Tillay (Vendée)
Plateforme logistique
Charcuterie
Cambrai (Nord Pas de Calais)
Jambons de porc
Charcuterie
Plélan Le Grand (Ille et Vilaine)
Préparation viandes et produits de charcuterie
Traiteur Traiteur Traiteur de la mer NC
Mouilleron en Pareds (Vendée) Pouzauges (Vendée) Chantonnay (Vendée) Frépillon (Région parisienne)
Plats cuisinés Plats cuisinés et surimi surimi NC
Traiteur
Rigaud (Québec - Canada)
Plats cuisinés
Traiteur
Murska Sobota (Slovénie)
Plats cuisinés
Traiteur
Buñol (Valence - Espagne)
Plats cuisinés et poulets rôtis
Traiteur
Trezzo sull’Adda (Italie)
Traiteur frais
Traiteur
Traversetolo (Italie)
Traiteur frais
Traiteur
Marnate (Italie)
Traiteur frais
Traiteur
Caresanablot (Italie)
Traiteur frais
Siège social
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Les systèmes de contrôle
En dehors du contrôle par les indicateurs, le contrôle hiérarchique semble plutôt modéré dans le groupe. Les entretiens réalisés avec les différents acteurs traduisent l’attachement des cadres à un management de proximité hérité de l’ancienne taille de l’entreprise – la PME – et de la faible distance entre les sites. L’esprit entrepreneurial laisse de l’autonomie aux managers, qui sont accompagnés, voire redirigés en cas de difficulté. Les collaborateurs ont la possibilité de changer de poste ou d’évoluer. Cette situation reflète aussi une spécificité du tissu économique vendéen, celui d’un territoire constitué de petites entreprises pensées et développées par des créateurs conscients des retombées économiques sur leur communauté, où règne une solidarité intra et extra-organisationnelle. Les réseaux d’entrepreneurs sont actifs dans le département et développent une entraide, aussi discrète qu’efficace. Le système de contrôle du groupe est basé sur un management par les valeurs. La culture de Fleury Michon combine un contrôle par les systèmes de croyance et un contrôle par les systèmes de frontières (Simons, 1995) à visée normative. Simons (1995) différencie en effet quatre leviers de contrôles managériaux : les systèmes de croyance, orientés vers la mobilisation des individus sur une vision et une mission commune ; les systèmes de frontières, définissant les contraintes et les interdits ; les systèmes de diagnostic, qui fournissent des informations pour le pilotage de l’entreprise ; et les systèmes interactifs, qui favorisent la communication, le débat et l’apprentissage. Les valeurs des membres des familles fondatrices ont également influencé l’entreprise. La personnalité des dirigeants et le type de management sont empreints d’une dimension morale, comme en témoigne le préambule des principes de conduite éthique, formalisé en janvier 2015 : « Notre éthique : agir en conscience, mettre ses actes en perspective, se questionner sur son comportement, tels sont les objectifs de nos principes de conduite éthique à l’usage de tous les collaborateurs du groupe. Également communiqués en externe, ils sont notre cadre de référence et viennent renforcer notre démarche d’entreprise responsable. En complément des valeurs du groupe, ces principes s’appuient sur l’honnêteté, la loyauté et la responsabilisation de chacun dans le cadre de son travail et de sa mission. Ces principes contribuent à la mise en place d’un environnement de travail juste et équitable, par la promotion des bonnes pratiques des affaires et du respect de chacun. Ils participent également au bon fonctionnement du groupe, à sa pérennité, et au bien vivre ensemble au travail ». (Fleury Michon, 2015). Chez Fleury Michon, la RSE trouve son inspiration dans les valeurs catholiques. L’influence de la dimension religieuse dans la construction de la RSE a déjà fait l’objet de développements (Frederick, 1998 ; Acquier, Gond et Igalens, 2005) et plus particulièrement sur le « paternalisme et l’influence de doctrines telles que le catholicisme social (cf. Ballet et De Bry, 2001) » (Déjean et Gond, 2004, p. 7) dans l’adoption des comportements socialement responsables des entreprises françaises. D’autres travaux, issus de l’anthropologie « ont mis en évidence l’importance des structures familiales et des croyances religieuses dans la
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construction politique de l’Europe, dans la perspective ouverte par Todd (1996) » (Acquier, Gond et Igalens, 2005, p. 12). Si la conceptualisation de la RSE trouve ses racines dans les religions protestante et catholique pour les pays d’Europe, l’inflexion est plus marquée encore en Amérique pour le protestantisme (Ibid.). Les valeurs catholiques et le paternalisme expliquent également l’implication territoriale des entreprises familiales (Zanetti, 2014). Les valeurs des dirigeants fondateurs de Fleury Michon ont influencé la construction de la culture organisationnelle et son rapport à la RSE, comme en témoignent les verbatim suivants : « … le monde change, mais, ces gènes d’origine, c’est bien. C’est bien dans un terroir rural, avec une forte empreinte chrétienne […] Bon, il y a, il y a un gène, et moi, je veux le dire. C’est pas dit, et ça se dit plus désormais, mais y’a un germe d’humanisme chrétien qui, qui est ancré dans cette entreprise, fortement. Bon, après, on a transformé par l’histoire petit à petit, on transforme notre entreprise en lieu apolitique et areligieux, a-rien ; mais, ça reste un lieu profondément humain l’entreprise, ça on ne peut pas l’oublier » (REP7_DGD_20140722). « Maintenant je pense que c’est important de dépasser le stade de l’entreprise paternaliste, avec une seule figure de dirigeant pour incarner ces valeurs. Ce modèle n’est plus adapté. Même si l’on pourrait en garder une certaine nostalgie en se disant parfois : “mon dieu, maintenant on a des entreprises qui sont dirigées sans foi ni loi par des mercenaires au service de personnes qu’on ne connaît pas, qui ne sont pas impliquées : des actionnaires lambda qui ne sont intéressés à l’entreprise que sur son seul critère financier”. Et c’est pour cela que la RSE est une bonne nouvelle ; parce qu’on voit bien, et de plus en plus d’investisseurs le voient aussi, qu’il faut aussi s’intéresser à autre chose que le seul résultat » (REP9_PDT_20120829). La stabilité actionnariale et managériale a permis de conserver et d’adapter le modèle culturel initial. L’alignement de la direction de l’entreprise sur les valeurs familiales renforce ce leadership culturel. Le développement de l’entreprise en dehors du territoire vendéen, et son internationalisation par croissance externe, posent cependant un défi au groupe : celui de la transmission d’une culture organisationnelle tacite, partagée dans la proximité des échanges et fondée sur une appartenance territoriale. L’ancien slogan de l’entreprise « l’obsession du bon » s’appliquait aussi bien aux produits, au service client, aux réalisations des collaborateurs, qu’aux pratiques managériales. Le slogan « la passion du bon » affiché sur le site internet de Delta Daily Food, filiale du groupe Fleury Michon au Canada, témoigne de la volonté de conserver une proximité culturelle entre les activités internationales. Le paradigme
Le paradigme de Fleury Michon repose principalement sur six valeurs, qui sont affichées dans l’ensemble des bureaux et salles de réunion du groupe. Ces valeurs sont aussi mises en avant dans les unités de production et les espaces collectifs, ainsi qu’à l’occasion des entretiens annuels avec chaque collaborateur. Ces valeurs et leur postulat se déclinent ainsi :
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-- l’excellence du service client et consommateur : mettre son professionnalisme au service des clients externes et internes ; -- la confiance réciproque : donner confiance à l’autre et lui faire confiance pour construire l’avenir ; -- le respect mutuel : respecter les personnes, les règles et le bien commun ; -- l’adaptation continuelle : vivre le changement, c’est garantir mon avenir et celui du groupe ; -- le dialogue permanent : échanger et partager au quotidien les informations ; -- l’intérêt collectif durable : privilégier le collectif pour favoriser le groupe et le long terme. L’ensemble de ces valeurs exprime l’identité de Fleury Michon. Selon les propos des dirigeants et les responsables rencontrés, ces valeurs constituent le cœur du management de l’entreprise. Elles participent à la diffusion et au maintien de la culture du travail bien fait, du respect de l’être humain et de son environnement. Nous pouvons supposer qu’elles sont l’expression d’une hybridation entre les valeurs familiales et l’exigence d’une culture industrielle orientée par un système de management qualité et une maîtrise des processus de sécurité alimentaire de la production. Ces six valeurs témoignent également de la prégnance du collectif et de la place accordée à l’humain dans le management. La diffusion et l’application de ces valeurs prennent sens dans leur partage, c’est pourquoi des collaborateurs ont été associés à leur processus d’élaboration. Elles forment les éléments du paradigme dominant, qui promeut une réussite collective axée sur la valorisation des collaborateurs, la confiance, le partage et la progression. Ainsi, le collaborateur est engagé, associé à la réussite du groupe, à sa pérennité. Ce rapport au collectif, et plus globalement sa contribution à la réussite de l’entreprise, dénote avec des croyances établies, largement diffusée par les médias. Il s’agit d’un des quatre mythes du management selon March (1999), le mythe de l’importance du leader individuel. Ce mythe incarne l’individualisation de la réussite, celle du dirigeant visionnaire, ou d’un leader, doté de capacités exceptionnelles qu’il met en action pour assurer le développement d’une organisation. Fleury Michon articule la dimension collective dans les rapports entre collaborateurs de manière à limiter les décisions individuelles et les comportements opportunistes et arbitraires. Pour compléter ces composantes axées sur les valeurs, il convient d’intégrer dans le paradigme les six autres principes qui accompagnent la stratégie du groupe : 1. « chercher à être toujours leader à marque(s) sur nos marchés. Sinon, sortir. 2. privilégier les marchés à fort potentiel de croissance long terme. 3. investir fortement pour accentuer notre avance concurrentielle. Choisir nos priorités et concentrer nos moyens. 4. diversifier nos risques par l’expansion produits et géographique.
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5. favoriser l’engagement des hommes sur la durée par une culture forte et responsabilisante. 6. allier force et réactivité, centralisation et décentralisation. » (Fleury Michon, 2014a, p. 15). Ces principes se structurent autour de la volonté de développement, de renforcement et d’adaptation pour atteindre une position dominante sur les différents marchés. Ainsi, les investissements industriels « répondent à la stratégie de développement du groupe. Ils intègrent, de ce fait et au vu des perspectives, les équipements nécessaires : au développement des volumes ; à l’innovation produits ; à l’amélioration de la productivité ; à l’amélioration du niveau de sécurité alimentaire ; à garantir la qualité » (Fleury Michon, 2016, p. 18). Les éléments économiques et culturels étudiés ont permis de décrire et de comprendre l’organisation du groupe Fleury Michon. Combinés à l’exposé de l’environnement externe, l’ensemble a participé à la mise en exergue d’une des trois composantes de l’analyse contextualiste, le contexte, c’est-à-dire l’exposé des variables qui influencent le changement.
Envisager la rse à travers les représentations Dans cette partie, nous abordons la RSE au contact du terrain, en nous appuyant sur les représentations et les interprétations des acteurs, leurs intentions, pour déceler les perspectives d’appropriation qui en découlent. Nous commencerons par comprendre quel sens est donné à la RSE du point de vue microsocial, celui de Fleury Michon. L’étude de la norme ISO 26000 nous conduit à faire abstraction de l’outil dans un premier temps, pour s’enquérir uniquement de la rencontre de la RSE avec l’entreprise. Nous précisons cependant que les acteurs interrogés ont tendance à confondre la RSE – le concept – avec l’ISO 26000 – l’outil. La RSE leur semble en effet plus immédiatement accessible que la norme ISO 26000, qui suscite quant à elle des craintes directement en rapport avec la contrainte normative qu’elle véhicule. Dans l’approche contextualiste, le contenu « renvoie au domaine précis concerné par le changement » (Pichault, 2003, p. 1754). Afin d’interpréter les représentations du changement initiées par la RSE pour Fleury Michon, nous utilisons le cadre d’analyse pluraliste de la RSE qui prend la forme d’une interface entre l’entreprise et la société (Gond et Igalens, 2010 ; Gond 2011). Les principales représentations de la RSE au sein de Fleury Michon Les représentations vont pour partie déterminer le comportement des acteurs lors du processus d’appropriation de la RSE. Les représentations individuelles émergent souvent spontanément. Elles précédent toute action, orientent les comportements, construisent et guident les savoirs. Puisque nous étudions un phénomène social – la RSE – et ses interactions avec les organisations, nous centrerons une partie de notre analyse sur la
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notion de représentations sociales pour mieux comprendre l’appropriation de la RSE. Les représentations sociales sont définies en psychologie sociale comme étant des « formes de connaissances socialement élaborées et partagées, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1997, p. 53). La RSE, un levier de pérennité organisationnelle
Fleury Michon considère la RSE comme une démarche de progrès s’inscrivant dans le long terme. L’entreprise appréhende la dimension économique comme une composante favorisant le progrès social et le développement local, tout en participant activement à la pérennité du groupe. L’importance stratégique de la RSE représente une conviction forte pour les dirigeants du groupe, comme en témoigne le président un an après le début du projet : « Notre engagement sur la voie de la Responsabilité Sociétale d’Entreprise (RSE) marquera aussi en profondeur l’avenir de Fleury Michon. Par-là, nous réaffirmons notre vocation d’entreprise bâtie par des hommes et des femmes soucieux de leurs responsabilités et de l’intérêt général à long terme. Car la vocation d’une entreprise, communauté humaine, n’est pas seulement de vendre des produits ou des services rentables, c’est aussi de faire progresser les conditions de travail et d’être attentif aux intérêts de ses partenaires et de son environnement. Une entreprise n’est solide et durable que si elle crée les conditions du rassemblement, de la confiance, de l’envie de coopérer, de changer et de se dépasser. La démarche RSE, déjà inscrite dans nos gènes, est donc éminemment stratégique. C’est une exigence supplémentaire pour nous aider à progresser plus vite sur la voie de la « performance globale » long terme. Ce ne doit être ni une vitrine, ni un slogan, comme on le voit parfois, mais bien l’aiguillon qui nous aidera à poursuivre tous ensemble le chemin du progrès, de la performance et de la pérennité » (Fleury Michon, 2011, p. 4). « C’est pour ça que je dis qu’on superpose facilement entreprise Fleury Michon et RSE parce que depuis que je travaille dans le groupe, depuis 2000, j’ai toujours entendu les actionnaires dont la famille Gonnord dire que : le premier objectif c’est la pérennité de l’entreprise. Et dans la RSE, la première chose, pour moi en tout cas, c’est la pérennité […] Et si on l’applique à l’entreprise, c’est la survie. C’est : « quels sont aujourd’hui nos modes de fonctionnement et nos organisations qui nous permettront d’exister demain » » (REP10_COPIL_ACT_20130123). La RSE ou la métaphore génétique de l’organisation
La majorité des acteurs interviewés perçoivent la RSE comme une composante génétique de leur organisation. Au-delà de l’exercice de justification rhétorique, la place particulière de la composante sociale dans le management est alors soulignée. Les dimensions humaine et territoriale représentent le fondement d’un patrimoine immatériel sur lequel s’ancre la responsabilité sociale de Fleury Michon. Ce phénomène traduit simultanément
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un attachement au territoire et la volonté de ne pas porter une attention univoque à la rentabilité financière. Le président du groupe précise d’ailleurs dans « le manifeste d’une entreprise responsable » : « Fleury Michon a toujours été porteur du double projet économique et social. En adhérant à la Responsabilité Sociétale d’Entreprise, nous choisissons de franchir un nouveau cap. Le but de cette démarche est d’aller plus loin en intégrant mieux les préoccupations sociales et environnementales pour l’entreprise et nos parties prenantes. Ni une vitrine, ni un slogan, la RSE est le stimulant pour poursuivre sur la voie de l’entreprise responsable. La démarche ne sera jamais finie : c’est une démarche d’amélioration permanente, car suivre un idéal, ce n’est pas l’espoir d’être parfait, mais la volonté d’être meilleur. » (Fleury Michon, 2014b, p. 45). La métaphore génétique, en référence à l’ADN, est souvent mobilisée dans le discours des acteurs pour décrire la place accordée à la RSE par Fleury Michon. Pour de nombreux acteurs interrogés, la RSE est une évidence. Elle s’apparente à une démarche naturelle qui entre en résonance avec des éléments de culture interne. Elle fournit un cadre cohérent avec des pratiques déjà présentes dans un registre tacite : « Sur la RSE, moi je précise que c’est un engagement et qui fait partie du code génétique de l’entreprise » (REP12_COPIL_CORP_20130307) « Ce que j’en ai compris c’est que c’est d’abord, enfin on a une, on a les gènes de ça dans l’entreprise. Donc le terreau, le terrain est fertile » (REP19_COPIL_ CORP_20130306). Cette métaphore génétique à propos de la RSE est également utilisée par de nombreuses entreprises. Une RSE inscrite dans l’ADN de l’organisation représente « une formule rhétorique incontournable, un même adage [qui] s’avère en effet publiquement utilisé par les uns et les autres de façon récurrente lorsqu’ils en viennent à parler de leurs responsabilités envers la société » (Maon, 2009, p. 24‑25). Cette figure rhétorique nous renseigne sur le large périmètre couvert par les démarches RSE et sa malléabilité. De nombreuses thématiques en lien avec la RSE entrent en résonance avec le contexte culturel, légal ou sectoriel. Chez Fleury Michon, la RSE s’est historiquement inscrite dans les dimensions sociale et territoriale : « C’est vraiment la conviction. Alors ça a toujours été comme ça chez Fleury Michon, puis d’un seul coup on se met à le dire et à l’écrire. Et ça c’est important, parce qu’à ce moment-là on touche les gens de l’intérieur et de l’extérieur, je dirais le plus grand nombre. […] Parce qu’il y a énormément de choses qui étaient déjà inscrites dans les gènes de la maison et dont on ne parlait pas parce que c’était naturel quoi » (REP15_ ADM_20130212).
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« Pour autant, il y a quand même des points d’ancrage très forts sur cette, justement, cette culture qui était RSE avant de l’être. La partie RSE sur les ressources humaines, l’ancrage territorial et l’implication sur le territoire, la conscience du client et du consommateur avec des produits et des services… les relations avec les fournisseurs » (REP5_COPIL_RSE_20140709). « … cette responsabilité sociétale, elle s’est fortement […] exprimée sur le social, pour qu’on ait un historique de social très fort car on a un certain nombre d’accords, voire de lois qui ont été promulgués, qui sont liés à la vision qu’a Fleury Michon, […] de ses salariés. La deuxième chose, quand je pense à RSE, c’est que l’entreprise, elle n’est pas dans une bulle et isolée de son environnement […] on s’est toujours senti extrêmement investi dans le monde local dans lequel on est » (REP4_CODIR_DACT_201304112). La RSE, un composé à manipuler avec précaution
Mais la RSE n’est pas forcément encouragée par tous les acteurs de l’entreprise. Certains managers vont même jusqu’à trouver l’acronyme RSE inutile, lui attribuant une simple vocation de « contenant » dont la finalité regroupe, associe des pratiques existantes : « Enfin, pour moi, la RSE, ce n’est pas nouveau en tant que tel pour Fleury Michon. Ce qu’a permis notre démarche en menant ce projet, c’est déjà de se rendre compte de beaucoup de choses, de ce qu’on faisait et éventuellement de ce qu’on ne faisait pas » (REP1_COPIL_USI_20130214). « Je dirais que ça a remis un peu, enfin au goût du jour… on a refait émerger des valeurs qu’on avait en nous mais qu’on exploitait peut-être un petit peu moins sur notre idée de développement économique et progrès social » (REP2_COPIL_CORP_20130614). « Honnêtement…alors on l’a appelée RSE, enfin c’est le terme. Bon on l’a appelée comme ça…je pense qu’il n’y aurait pas eu ce terme-là, on aurait mené les mêmes actions. Alors ça n’a rien changé » (REP20_CODIR_ACTI_20130531). Cette position traduit simultanément une part de défiance à l’égard d’un concept « à la mode » réimporté dans le champ de l’entreprise, et l’opportunité que représente une telle démarche : « Il y a ce phénomène de mode. Je pense que tous les sujets dans la RSE ne sont pas à prendre au même niveau » (REP20_CODIR_ACTI_20130531). « En conclusion ce que je pourrais dire c’est que, je pense que pour l’entreprise c’est très important d’être impliqué dans ce type de démarche. C’est important pour les intérêts, et on va dire institutionnels, de l’entreprise. C’est important pour anticiper les enjeux aussi pour notre marque. Aussi pour notre développement » (REP2_COPIL_ CORP_20130614).
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Au-delà de ces différentes perceptions, la RSE s’apparente à un outil à manipuler avec précaution en raison des conséquences de son application, notamment celles liées à un affichage discutable des pratiques RSE, aux attentes qu’une démarche RSE peut soulever ainsi qu’aux risques générés par une (sur)exposition médiatique : « Le gros danger évidement c’est que ça devienne un alibi et que ça se perde. C’est que tout le monde s’en empare, y compris les plus grosses entreprises, qui par ailleurs… Moi c’est ce qui me rendait un peu réticent au début, très honnêtement, c’était d’un seul coup de se dire : « mais pourquoi on rentrerait dans une démarche qui finalement est la démarche de grands groupes ? ». Et souvent des grands groupes qui font un brouhaha par rapport à la RSE et dont on sait que les collaborateurs sont malheureux au travail » (REP9_PDT_20120829). « Mais il ne faut pas que ça devienne un élément soit qui donne des faux espoirs aux gens, soit qu’il soit un outil… de revendication syndicale » (REP12_COPIL_ CORP_20130307). « C’est-à-dire que c’est ambivalent parce qu’à la fois on espère que la RSE va nous permettre de progresser et d’être… Finalement on s’expose en se mesurant, en se dévoilant, on s’expose à la critique » (REP9_PDT_20120829). « L’intérêt paraît important pour celui qui cherche à pérenniser son entreprise, et à avoir une vision sur long terme… celui qui cherche à faire « juter » son entreprise pour la revendre dans trois ans, à mon avis il n’y a aucun intérêt dans la RSE » (REP14_ COPIL_ACT_20111214). La mise en relief de ces principales représentations fournit un premier aperçu. Nous allons maintenant approfondir l’analyse de ces représentations en adoptant un regard pluraliste. Cadrer l’analyse des représentations de la RSE Pour clarifier et rendre compte de la diversité du champ de la RSE, Gond et Igalens (2010) proposent de s’appuyer sur le plus petit dénominateur commun à tous les travaux sur le thème, à savoir « l’idée que la responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de la société est un concept qui, par définition, caractérise l’interface de l’entreprise et de la société » (Gond et Igalens 2010, p. 44). Utilisé à des fins heuristiques, ce cadre d’analyse développé en sociologie par Burrell et Morgan (1979) sert ici à articuler quatre représentations de le RSE : une approche fonctionnaliste, une approche socio-politique, une approche culturaliste et une approche constructiviste. Sous l’angle d’une analyse macro-sociologique, le concept de RSE peut donc être appréhendé comme une interface entre la société et l’entreprise (Gond et Igalens, 2010 ; Gond, 2011). Preston et Post (1975) avaient déjà développé un modèle où la responsabilité sociale représente la société et l’entreprise comme deux systèmes s’interpénétrant.
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La vision fonctionnaliste considère la RSE dans sa fonction de régulation sociale. Elle traduit la croyance en la possible réconciliation des intérêts de l’entreprise et ceux de la société. Cette vision s’attache à rechercher la stabilité, c’est-à-dire le « maintien de l’équilibre entre les deux systèmes » (Gond, 2011, p. 45) pour favoriser la convergence objective d’intérêts. La vision fonctionnaliste est la plus répandue dans les discours des entreprises et auprès d’une partie des institutions. « Elle trouve son expression managériale dans l’abondante littérature consacrée au Business Case de la RSE » (Ibid., p. 46). Cette perspective consiste à “rationnaliser économiquement” la RSE en démontrant les bénéfices économiques et financiers qui lui sont associés au sein de l’organisation » (Gond et Igalens, 2012, p. 128). La vision socio-politique appréhende la RSE dans une logique de relations de pouvoir et de conflits entre l’entreprise et la société. Ainsi « la RSE traduit au niveau organisationnel des rapports de force macro-sociaux qui peuvent potentiellement modifier les comportements des entreprises, laissant ouverte la possibilité de changements sociaux » (Gond, 2011, p. 47). Il existe une relation dialectique entre l’entreprise et ses parties prenantes : les actions et comportements de l’entreprise influencent ses parties prenantes et les parties prenantes influencent à leur tour le fonctionnement de l’entreprise. La question principale demeure celle de la domination et se formule ainsi : « comment l’entreprise (la société) peut-elle dominer la société (l’entreprise) ? » (Ibid.). La vision socio-politique permet aussi de mettre en évidence les tensions qui s’exercent entre parties prenantes internes, par exemple entre patronat, instances représentatives du personnel et salariés. La vision culturaliste analyse la RSE « comme un produit culturel reflétant les relations désirables entre l’entreprise et la société telles qu’elles sont définies par l’environnement culturel, politique, institutionnel et social » (Ibid., p. 48). Cette perspective étudie la façon dont les entreprises partagent et intègrent les valeurs et normes à la fois sociales et institutionnelles. L’approche culturelle se positionne selon deux niveaux : un niveau macro-social (institutionnel) et un niveau micro-social (organisationnel). La problématique centrale est celle de la diffusion des valeurs. Au niveau institutionnel, cette vision culturaliste renvoie aussi bien à l’incidence des éléments de culture nationale sur les stratégies RSE, qu’à l’impact de la culture sectorielle et des cultures métiers. Au niveau organisationnel, la vision culturaliste appréhende le groupe humain composant l’entreprise dans une approche ethnologique. Elle facilite alors le décryptage des valeurs et des comportements qui sédimentent et structurent la vie sociale. La vision constructiviste appréhende la RSE « comme une construction sociocognitive de la sphère des affaires et de la société au travers d’un processus complexe de cadrage réciproque des identités, systèmes de valeurs et enjeux sociétaux » (Ibid., p. 50). D’essence subjective, cette perspective est ouverte aux changements puisque la RSE est négociée, réinterprétée en permanence au travers des interactions entre l’entreprise et ses parties prenantes. La théorie de la régulation autorise l’analyse de la constitution des systèmes sociaux (l’organisation) dans un environnement situé dans le temps et l’espace, avec la structure sociale (la société).
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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Les rapports sont pensés dans la dualité : la société contraint les actions des entreprises mais en retour, les actions des entreprises transforment la société. Il faut cependant noter que la RSE observée en tant qu’interface de l’entreprise/société offre l’avantage d’être plurielle, c’est-à-dire qu’elle facilite la combinaison, la coexistence et le dialogue entre ces quatre visions. Nous allons utiliser ce cadre d’analyse pour comprendre les représentations dominantes qui inspirent l’appropriation de la RSE par Fleury Michon. Les diverses représentations de la RSE chez Fleury Michon L’interprétation des représentations des collaborateurs de Fleury Michon est essentiellement focalisée sur les membres de la direction et de l’encadrement. Le cadre d’analyse pluraliste dont nous avons brossé les contours de façon générique va désormais faciliter la compréhension des enjeux et des attentes du groupe. Il met en exergue les représentations des acteurs en situation d’appropriation de la RSE. Voici en préambule, la synthèse à partir du cas Fleury Michon. Dans sa fonction de régulation sociale, la RSE est appréhendée comme un outil de gestion des risques, une source d’avantages concurrentiels, un vecteur d’alignement de l’organisation à la stratégie, une source de légitimité et un outil de communication externe. Dans sa dimension de relation de pouvoir, la RSE est perçue comme un outil de domination, un support de décloisonnement organisationnel, un support d’influence des relations avec les parties prenantes. Dans sa représentation de construction sociocognitive, la RSE prend la forme d’un processus d’apprentissage, une démarche de progrès et une démarche co-construite. Enfin, dans sa représentation de produit culturel, la RSE devient un support identitaire et l’occasion de construire du sens. Nous présentons maintenant plus en détail un kaléidoscope, sous forme de tableaux (cf. tableaux 6 à 9), à partir de ces quatre approches.
« Le projet d’entreprise, c’est sa pérennité sur le long terme. Une entreprise familiale qui veut le rester, qui veut grandir, continuer à grandir, continuer à étendre sa réputation et la RSE est un dispositif pour aider au service de ce projet. Ça je le martèle sans cesse au comité de direction » (REP9_PDT_20120829).
« Je pense que par contre en externe, c’est important parce que ça donne, ça apporte une espèce de caution officielle avec un guide de travail. Une norme
« Ce qui importe c’est qu’ils connaissent la RSE, qu’est-ce que ça signifie et puis après comment ça se décline dans des plans d’action. C’est ça qui est important » (REP18_COPIL_PROJ_20111214).
« Je pense qu’il faut expliquer aux gens, peut-être par des documents supports ou par des références qu’on peut avoir, expliquer donc aux gens qu’ils sont impliqués dans la démarche. C’est-à-dire à peu près tout le monde » (REP10_COPIL_ACT_20111214).
« Ça nous intéresse parce qu’on essaye de tirer un argument qui est compréhensible par le consommateur. Et qui est un vrai argument concurrentiel par rapport à notre concurrent qui est Herta, qui lui n’est pas du tout engagé dans ce genre de filière. Là en effet, c’est intéressant, à la fois intéressant au niveau de la RSE et à la fois j’en tire un argument d’avantage concurrentiel auprès, à la fois des clients distributeurs et puis des consommateurs » (REP14_COPIL_ACT_20101125).
« Donc il faut quand même des équipes marketing, les équipes de direction, elles ont… elles aient en tête que la RSE peut être une source de développement, d’image ; et que ça peut avoir un impact direct sur leur business » (REP2_COPIL_CORP_20130614).
-- Instrument de crédibilité et de transparence
-- Auprès des investisseurs et des marchés financiers
-- Auprès des consommateurs
« La RSE nous donne une crédibilité. Le fait d’être en bourse et le fait de mesurer notre impact, et d’avoir une certaine transparence dans ce qu’on fait. On va même jusqu’à chiffrer de façon transparente auprès des salariés, l’utilisation précise de notre chiffre d’affaires facturé : où va l’argent que nous gagnons ? » (REP9_PDT_20140709).
« Après, bon, je pense que c’est quand même un peu par les financiers. C’est venu par les fonds éthiques, c’est comme ça l’origine chez nous, je pense, de la RSE est arrivée par la bourse » (REP14_COPIL_ACT_20130306).
La RSE comme outil de communication internationale officielle donc, qu’on ne peut pas contester.. » (REP2_COPIL_CORP_20111214). externe
-- Normalise les comportements
-- Outil de communication interne
La RSE comme source de légitimité
-- Révélateur du projet d’entreprise
-- Anticipation des tendances de consommation
-- Utilité et valorisation économique, opportunités de marché
-- Proactivité, innovation, prospective
« Parce que l’intérêt de la RSE, aussi, c’est de cartographier des zones de risques. Et quand on est une grande marque très exposée, c’est un avantage » (REP9_PDT_20140709). La RSE comme source d’avantages concurrentiel et « Et moi je pense qu’il ne faut pas oublier quand même, pour motiver les troupes, l’axe marketing. C’est-à-dire que moi je le vois sur des sujets de vecteur d’alignement de l’organisation à la stratégie la nutrition, quand j’ai démarré c’était vraiment de la prospective » (REP2_COPIL_CORP_20130614).
-- Structuration, organisation, priorisation
-- Gestion des risques de réputation
-- Anticipation des réglementations
La RSE comme outil de gestion des risques
« … enfin la RSE est typiquement un outil qui doit permettre d’éviter ce genre de crise [La viande de cheval retrouvée dans les lasagnes de bœuf] » (REP3_COPIL_USI_20130214).
La RSE comme outil de gestion
Tableau 6. - Représentations de la RSE comme fonction de régulation sociale
154 La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
La RSE comme support « Souvent, soit il y a la réglementation qui vient s’inviter à la discussion, soit un client qui pourrait demander, qui pourrait lui-même nous demander d’améliorer, tout comme nous, d’influence dans les relations avec les parties on pourrait demander à nos fournisseurs d’améliorer ou de changer certaines pratiques. Ça peut être aussi une pression de la, de la société à travers une action phare d’une ONG qui viendrait pointer du doigt, soit le métier, soit un concurrent qui est sous le feu des projecteurs. On se dit : « Oulah, heureusement que ce n’était pas nous, mais il faudrait qu’on se, que prenantes nous, on prenne les devant » » (REP5_COPIL_RSE_20140709). -- Influence des parties prenantes sur l’entreprise « Je pense que si on explique à nos fournisseurs que l’on démarre une démarche de responsabilité sociétale et qu’à ce titre on va les impliquer dans notre travail, les inclure dans notre environnement avec toutes les interactions possibles et qu’on peut les aider plus que ce que l’on fait aujourd’hui dans nos relations qui sont déjà riches mais relations commerciales, je -- Influence de l’entreprise pense que ça va très bien passer » (REP10_COPIL_ACT_20101125). sur les parties prenantes
La RSE comme élément structurant des relations entre acteurs externes (position macro-sociale)
-- Jeux de pouvoirs entre « Puis ils disent : « ben tiens, ce serait bien qu’on fasse un point, de savoir ce qui est français dans nos approvisionnements ou pas » […] Donc, avec l’activité charcuterie, bon, pour garder notre peau puis garder notre liberté, même si on a nos éleveurs, on décide de changer complètement, enfin suffisamment la politique d’achat pour retourner à l’international, acteurs mettre le VPF en veilleuse. Et donc, tout ce qu’il demande, c’est sans doute, plus d’actualité. Puis, il n’y a pas de discussion entre les équipes. L’équipe charcuterie dit : « ben, attend, on est en train de tout changer. On va pas passer notre temps à leur faire des revues et des machins. On leur dit qu’on n’a pas le temps de le faire ». Eux, ils prennent mal » (REP7_DGD_20120829). « Ça a un intérêt quand même, c’est que ça met autour d’une table de façon régulière des fonctions différentes et des gens qui se connaissent peu. Donc ça les a amenés …, donc ça La RSE comme support favorise à mettre de l’huile dans les rouages. Et ça favorise les processus de transversalité. Dans ce sens-là, pour moi c’est intéressant » (REP19_COPIL_CORP_20130306). de décloisonnement organisationnel « La difficulté, c’est que ce sont des sujets transversaux donc c’est ça en plus pour les équipes qui ont déjà des trucs à faire. Il faut que ça rentre dans… enfin à mon avis, la clé de la réussite c’est qu’il faut que ça rentre dans les us et coutumes, dans les procédures, dans les fonctionnements actuels. Il ne faut pas en rajouter une couche, on le sent depuis longtemps » -- Vecteur de (REP2_COPIL_CORP_20130614). transversalité « Enfin, dans notre fonctionnement, on a des activités clairement identifiées et qui sont focalisées sur des activités et c’est bien ce qu’on veut. Et on a un fonctionnement en groupe donc -- Conflits entre activités avec quand même de la transversalité. Et je veux dire, ce double pilotage, un petit peu, qui… mais qui est par nature, alors je vais pas dire conflictuel parce que ça sera excessif, mais et groupe qui par nature, je veux dire, alors compliqué… » (REP18_COPIL_PROJ_20130412).
La RSE comme outil de « Et donc dans les réticences que l’on peut rencontrer, il y a les deux à la fois. Il y a des choses qui sont du domaine rationnel, du concret, de l’incompatibilité d’objectif, on va dire. Et puis aussi des réticences de principe qui touchent de l’irrationnel » (REP5_COPIL_RSE_20130123). domination
La RSE comme élément de structuration des relations entre acteurs internes (position micro-sociale) « Je pense que là, le plus de la RSE, c’est que ça entraîne l’entreprise dans une réflexion globale, cohérente, qui, qui permet d’arriver, d’optimiser la communication envers les parties prenantes » (REP16_COPIL_CORP_20140606)
Tableau 7. - Représentations de la RSE comme relation de pouvoir
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon 155
« La RSE peut nous aider à formaliser ce qu’on a dans nos gènes depuis toujours, qui est le souci de bien faire, le progrès que comme beaucoup d’entreprises on fait assez naturellement, mais la RSE est un moyen de le formaliser et de le rendre plus partagé » (REP9_PDT_20120829).
« Donc, ça nous a amené à discuter, sur des choses qu’on n’avait encore pas souvent discutées dans le groupe, sur comment on se comporte vis-à-vis de nos fournisseurs ? Comment on se comporte même entre nous ? Comment on doit se tenir » (REP13_DG_20140908).
« Il y a le vocabulaire qui est nouveau, et on a aussi le côté « tombé du ciel ». Tombé du ciel parce qu’on fait déjà beaucoup de choses dans le domaine de la RSE mais qui ne sont pas matérialisées ou baptisées RSE » (REP10_COPIL_ACT_20101125).
« Sur le projet, je dirai que ça… Bon ça a sensibilisé un peu les gens dans l’entreprise » (REP14_COPIL_ACT_20130306).
-- Une intégration coconstruite
La RSE comme coconstruction
« Chez Fleury Michon, on fait progresser les choses. On veut faire progresser l’alimentaire. On veut faire progresser les principes d’entreprise. Et, non seulement on veut le faire pour nous, mais on aimerait aussi le porter à l’extérieur demain. Montrer que c’est possible » (REP9_PDT_20140709).
-- Logique d’apprentissage
« La différence qu’il y a avec le projet RSE aujourd’hui, c’est progressivement, c’est la complémentarité mais aussi la diversité de différents interlocuteurs autour de la table. C’est le fait d’avoir des intervenants externes et que ce soit un pilotage avec Sup de Co » (REP12_COPIL_CORP_20130307).
« Parce que moi, je crois que, en tout cas, la coopération qu’on a commencée avec vous, dans le temps, c’est passionnant. Moi, je suis convaincu que l’avenir de l’entreprise privée, c’est justement d’être capable de s’associer avec des universitaires et d’aller chercher de la bibliographie, des méthodologies, de comment poser les problématiques ? Neuf fois sur dix, on veut la réponse dans la problématique qu’on pose nous. Je le sais bien » (REP4_CODIR_DACT_20130412).
« Donc, il faut qu’on accepte d’avoir un point d’aide régulièrement par des gens de l’extérieur qui sont plus affutés et puis qui ont une vision internationale avec plus d’enjeux que nous en tête, je pense, » (REP5_COPIL_RSE_20130123).
« Les changements qu’il y a pu avoir, c’est le passage peut-être d’une vision au niveau d’une direction à une vision beaucoup plus diffusée et large » (REP7_DGD_20120829).
-- Conduite du changement
« Pour moi la RSE ou le développement durable c’est une chance extraordinaire de re-questionner les organisations. De réinventer des, comment dirais-je, des sources de La RSE comme démarche de valeurs ajoutées, là où on ne se posait plus les questions d’innover sur toute la chaîne alors qu’on était très focus sur une partie de notre activité » (REP8_CODIR_ progrès CORP_20140903).
-- Support de formalisation
-- Sensibilisation
La RSE comme support d’apprentissage
La RSE comme outil de connaissance et vecteur d’apprentissage
Tableau 8. - Représentations de la RSE comme construction socio-cognitive
156 La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
La RSE comme support identitaire et vecteur de construction du sens « Et aujourd’hui, ça tombe à pic : on est dans une période où l’on cherche en grandissant beaucoup, parce qu’on a quand même doublé de taille en près de 10 ans. On accueille de nouveaux collaborateurs qui dépassent, qui n’ont pas connu, qui quittent, qui ne sont plus sur le territoire Vendéo-Vendéen, qui sont dans le nord de la France, qui sont au Canada, en Italie, en Espagne, en Europe centrale demain, et à qui il faut transmettre ces valeurs […]Et puis je pense qu’en plus, disons que c’est pour nous une façon d’expliquer la culture Fleury Michon, une partie de la culture Fleury Michon à nos nouveaux collaborateurs, même si la culture Fleury Michon ce n’est pas que ça. Il n’y a pas que l’aspect responsabilité dans notre culture » (REP9_PDT_20120829).
-- Vecteur de confiance (stabilité, engagement)
« Donc moi je pense que quand on est transparent, qu’on partage au vrai sens du terme c’est-à-dire que l’on partage l’information et les résultats, les gens ont confiance. La base c’est la confiance » (REP13_DG_20110119).
« Et donc ça donne une confiance pour continuer » (REP8_CODIR_CORP_20140903).
-- Valorisation de la culture organisationnelle et renforcement identitaire (fierté) « Dans les motivations aussi, je ne l’ai pas dit tout à l’heure, il y a aussi que notre groupe a changé et grossi. Il faut donc renforcer cette adhésion à notre culture. Et en même temps j’ai une vraie problématique que l’on va essayer de traiter dans la RSE. C’est que ces valeurs dont je parle, c’est les valeurs du creuset du berceau de Fleury Michon, avec la particularité -- Transmission de la culture à que tout le monde est ici, en tout cas jusque-là, et que dès que l’on sort de la Vendée on est déjà à « l’étranger ». Notre usine de Bretagne de Plélan c’est déjà autre chose. Et je le vois l’international comme une aide, comme un outil fédérateur et structurant pour intégrer nos filiales internationales qui sont en Slovénie et au Canada » (REP13_DG_20110119). « Ça doit être un projet d’entreprise qui doit être fédérateur… Qui doit donner du sens à chacun… Qui doit permettre… Alors après, dans l’hyper-concret… Qui doit permettre d’accueillir un collaborateur : “on va travailler ensemble, voilà, c’est quoi notre entreprise et ce que l’on veut en faire” » (REP3_COPIL_USI_20101125). La RSE comme vecteur de construction du sens « C’est ce qu’on est véritablement. Même si ce n’est pas le projet en soi, dans le sens où la RSE n’est pas un objectif en tant que tel. C’est plus une manière de vivre et de fonctionner. Mais c’est ce qui nous rassemble quelque part au sein de l’entreprise. Voilà, succinctement et très spontanément » (REP18_COPIL_PROJ_20120404). -- Raison d’être ensemble (le « Je pense que nous ce qu’on en attend de positif, le côté fédérateur et le fait de pouvoir révéler ce qu’est Fleury Michon » (REP13_DG_20110119). collectif, le partage) « Le gros intérêt a été de balayer large et d’associer plus de monde à des réflexions et surtout des engagements de…, des engagements sociétaux de façon large » (REP7_ -- Fédère et engage DGD_20140722). (implication) « Le fait de se réunir dans le progrès est un acte qui unit les gens. Et qui donne du sens et de la fierté. Et les entreprises en ont énormément besoin. C’est-à-dire que ce qui réunit -- Implication des les gens, donne du sens et de la fierté, ce n’est pas créer de la valeur pour l’actionnaire […]. C’est des projets qui font sens et qui justifient la raison d’être de l’entreprise » (REP9_ collaborateurs (cohésion) PDT_20120829).
La RSE comme support identitaire
Tableau 9. - Représentations de la RSE comme produit culturel
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon 157
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
Le processus de diffusion de l’iso 26000 Analyser la dynamique d’appropriation de la RSE à travers le prisme de l’ISO 26000 implique de s’intéresser à son processus de déploiement. La description d’un processus « conduit à porter une attention particulière aux éléments qui composent le processus ainsi qu’à l’ordre et à l’enchaînement de ces éléments dans le temps » (Grenier et Josserand 2007, p. 120). L’approche processuelle met en évidence « le jeu des forces entre acteurs, leurs initiatives et interactions qui font évoluer l’organisation dans une période de temps donnée » (Pichault, 2003, p. 1754). Les variables constituant un processus sont évolutives et difficiles à isoler. Pour en rendre compte, nous détaillerons la structuration du projet de mise en œuvre de la RSE dans sa dimension historique. Le phasage initial du projet Même si la structuration du projet dont il est question tient à la reconstruction d’un processus passé, le phasage présentée dans cette section est celui conçu à l’origine. Les quatre premières phases du projet sont consécutives et les trois suivantes sont concomitantes. Au regard de la difficulté de prise en main de la norme, l’objectif principal de ce projet était d’arbitrer les choix, de hiérarchiser et de prioriser les éléments de la future stratégie RSE. Les caractéristiques et les objectifs des phases du schéma directeur du projet sont présentés ci-dessous : Phase 1 : lancement institutionnel et sensibilisation des acteurs (avril - juin 2010) -- Constitution du comité de pilotage du projet ; -- Compréhension des intérêts respectifs (entreprise/recherche) ; -- Sensibilisation au DD, à la RSE et à l’ISO 26000 ; -- Rappel des enjeux de DD appliqués à l’agroalimentaire. Phase 2 : inventaire des pratiques RS de Fleury Michon (juillet - décembre 2010) - Apprentissage de la norme ISO 26000 et découverte du champ lexical associé ; - Recherche des pratiques RSE existantes dans le groupe ; - Collecte des informations relatives aux pratiques RSE. Phase 3 : auto-évaluation de la responsabilité sociale de l’entreprise (janvier – août 2011) -- Utilisation de la norme ISO 26000 pour structurer la démarche RSE et réaliser une évaluation ; -- Identification et hiérarchisation des parties prenantes ; -- Première série d’entretiens avec les parties prenantes.
Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon
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Phase 4 : définition des axes d’amélioration (septembre 2011 – avril 2012) -- Séminaire RSE ; -- Élaboration des plans d’action RSE. Phase 5 : recherche des pratiques RS dans d’autres entreprises (avril 2011 jusqu’à fin du projet) -- Envisager une multitude d’actions RSE ; -- Adaptation éventuelle pour transposer des pratiques RSE au groupe Fleury Michon. Phase 6 : politique de communication développement durable (janvier 2012 - fin du projet) -- Seconde série d’entretiens avec les parties prenantes ; -- Préparation des éléments du « reporting » . Phase 7 : intégration de la démarche de RS dans la stratégie de l’entreprise (septembre 2011 jusqu’à fin du projet et même au-delà) -- Accompagner le groupe dans sa transformation ; -- Formalisation de la stratégie RSE ; -- Séminaire de direction RSE. Le périmètre du projet concerne uniquement la France et l’activité GMS. Lors de sa conception, les activités internationales de Fleury Michon ont été écartées pour deux raisons principales : elles ne représentaient que 13% du chiffre d’affaires consolidé du groupe, et elles s’inscrivent dans des cultures et des marchés hétérogènes. À partir de 2016, le reporting extra-financier intégrera l’ensemble des activités du groupe. Il convient de souligner qu’en avril 2010, nous avons utilisé la version FDIS, une version provisoire de la norme ISO 26000, car la publication de la norme n’interviendra pas avant le 1er novembre 2010. Phase 1 - Lancement institutionnel et sensibilisation des acteurs (avril - juin 2010) Le projet a démarré par une phase de lancement et de sensibilisation. Un comité de pilotage de quinze personnes a été constitué, soit neuf managers de l’entreprise, tous issus de l’encadrement intermédiaire et supérieur, désignés par la direction générale, ainsi que cinq enseignants-chercheurs et un consultant. Au cours des interventions, l’équipe s’est progressivement réduite pour se stabiliser à quatre enseignants-chercheurs. Pour garantir une cohérence dans le pilotage du projet, le comité comprenait deux chefs de projet, un pour chaque entité, ainsi que deux coordinateurs. Tous les quatre étaient responsables du bon fonctionnement du projet. Chaque membre du comité de pilotage était réparti selon les sept questions centrales de la norme (cf. tableaux 10). À l’exception des questions centrales Gouvernance et Communauté et Développement local, chaque pilote en charge d’une
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
question centrale était assisté par une seconde personne lors des phases d’état des lieux et d’auto-évaluation. Les enseignants-chercheurs couvraient par binôme la totalité des questions centrales. Outre le lancement institutionnel, cette première phase du projet avait également pour objectif de commencer à sensibiliser les membres du comité de pilotage de l’entreprise aux lignes directrices de la norme, tout comme les membres de la direction. Cette sensibilisation, réalisée par l’équipe de chercheurs, avait préalablement débuté par un historique du développement durable et de la RSE, puis par l’intermédiaire des enjeux de développement durable en lien avec le secteur de l’agroalimentaire. Cette première étape avait favorisé le partage et l’adoption d’un langage commun au sein du comité de pilotage, indispensable à la poursuite du projet. Tableau 10. - Composition et répartition des équipes projet Fleury Michon Question centrale de l’ISO 26000
Fonction des membres Fleury Michon
Gouvernance de l’organisation
Directeur administratif et financier
Droits de l’Homme et
Directrice du site des plats cuisinés
Relations et conditions de travail
Directrice des ressources humaines
L’environnement
Équipe chercheurs EC1 EC2 EC3 CSLT
Directeur du site traiteur de la Mer
CSLT
Directeur industriel et logistique
EC3 puis EC1
Loyauté des pratiques
Responsable achats charcuterie
Questions relatives aux consommateurs
Directeur marketing charcuterie
Communautés et développement local
Responsable nutrition, responsable prévention et gestion de crise
EC4 puis EC2 EC5 EC5 EC4 puis EC2 EC2 EC1
Phase 2 - Inventaire des pratiques RSE de Fleury Michon (juillet - décembre 2010) Cette deuxième étape consistait à réaliser un bilan des pratiques de gestion de la responsabilité sociale de Fleury Michon, dans le but d’apporter une modélisation de l’amplitude de la prise en compte, par l’entreprise, des domaines d’actions liés aux sept questions centrales de la norme ISO 26000. Cet inventaire a obligé l’organisation à répertorier les initiatives de responsabilité sociale déjà existantes. Pour faciliter la conduite et l’harmonisation de l’inventaire de ces pratiques, l’équipe de recherche avait rédigé un glossaire destiné à compléter et à interpréter une matrice structurée selon les sept questions centrales ; le pilote soumettant l’existence d’une pratique RSE devait en apporter la preuve pour qu’une traçabilité soit conservée.
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Une fois la collecte des données impulsée, le recueil et l’analyse conjointe des documents et des pratiques ont permis de créer une matrice des engagements des actions du groupe en matière de RSE. Cet état des lieux constitue une photographie des attentes et des actions pouvant être assimilées selon l’ISO 26000 à une responsabilité sociale de l’entreprise. Il reprend « l’amplitude » de la prise en compte par l’entreprise des domaines d’action par question centrale. La figure 3 présente en abscisse les domaines d’action regroupés selon les 8 domaines d’action de la question centrale des droits de l’Homme. L’ordonnée positionne le niveau d’amplitude de prise en compte du domaine d’action sur une échelle de mesure à cinq stades, allant de rien à systématique en passant par embryonnaire, partiel ou global.
Figure 3. - Matrice d’état des lieux pour la question centrale « droits de l’Homme »
L’état des lieux des actions qualifiées de RSE, dès le début de l’intervention, a ainsi favorisé l’appréciation et le positionnement global de l’entreprise au regard de l’ISO 26000. Il a aussi participé à la compréhension des implications des questions centrales sur l’activité de l’organisation. L’inventaire des pratiques de RSE a valorisé auprès des acteurs ce que l’entreprise réalisait déjà, a parfois formalisé les pratiques internes, tout en mobilisant et en impliquant les acteurs dans le projet. Cette phase a facilité l’apprentissage de l’ISO 26000 par sa pratique. La réalisation a aussi contribué à l’appropriation de la RSE. L’état des lieux a constitué un préalable nécessaire pour préparer le groupe Fleury Michon à la phase suivante, l’auto-évaluation.
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Phase 3 - Auto-évaluation de la responsabilité sociale (janvier - septembre 2011) La troisième phase du projet portait sur l’auto-évaluation des enjeux RSE de l’entreprise en fonction des domaines d’actions de l’ISO 26000. Cette auto-évaluation (cf. figure 4) a permis de positionner la responsabilité sociale du groupe industriel selon la norme.
Figure 4. - Représentation du processus d’autoévaluation
Complétant les membres du comité de pilotage, une soixantaine de salariés de l’entreprise provenant de différents niveaux hiérarchiques, de divers métiers et entités du groupe ont participé à cette phase. Ils ont été répartis en groupes de travail thématiques selon les questions centrales. Ces groupes ont pu confronter leurs visions aux éléments de diagnostic élaborés lors de la phase précédente (état des lieux) et co-construire, avec les membres du comité de pilotage, l’auto-évaluation. Selon les questions centrales, les groupes se sont réunis par une à trois reprises. Nous avons assisté à la première réunion de chaque groupe. La diversité de ces groupes de travail a engendré une dynamique d’expression individuelle,
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d’échanges et de partage d’expériences, tout en favorisant l’établissement d’un consensus sur chaque domaine d’action. L’auto-évaluation a permis de construire une échelle de mesure de la responsabilité sociétale en suivant une méthodologie inspirée des guides AFNOR SD 21000 et XP X 30-029 pour la mise en œuvre de l’ISO 26000. Les cinq niveaux de maturité de cette échelle de mesure synthétisent par question centrale la performance (en abscisse) et l’importance (en ordonnée), atteintes par le groupe selon chaque domaine d’action. Les résultats obtenus ont été formalisés dans une grille de positionnement comprenant cinq niveaux de maturité. Ils assurent une cotation similaire à celle utilisée dans une analyse de risque. Cette grille d’auto-évaluation facilite la compréhension et la mise en œuvre de la RSE car elle conduit l’entreprise à réfléchir sur ses pratiques actuelles et futures. Le résultat de l’auto-évaluation a fourni une priorisation utilisée pour poursuivre l’opérationnalisation de la RSE. La démarche mise en place simplifie le réel (Berry, 1983) en réduisant la complexité de l’ISO 26000. Elle permet également la hiérarchisation des priorités de l’entreprise au regard des enjeux de la responsabilité sociétale et des parties prenantes de l’entreprise. La conception des futurs axes d’amélioration de la responsabilité sociale du groupe Fleury Michon, et les futurs plans d’action associés se sont adossés aux grilles d’auto-évaluation établies pour chaque question centrale. L’auto-évaluation a permis une projection des pratiques RSE en utilisant les attentes et actions associées de l’ISO 26000. Elle renforce l’engagement des membres du comité de pilotage prenant part au processus. Elle a également fait émerger des opportunités d’actions à engager. Phase 4 - Définition des axes d’amélioration et élaboration des plans d’actions (septembre 2011 – avril 2012) Le résultat de l’auto-évaluation a débouché sur un séminaire de direction d’une durée d’un jour et demi. Ce temps fort a permis d’initier la mise en œuvre de la démarche de responsabilité sociale dans l’entreprise en y associant une centaine de collaborateurs, cadres et dirigeants. Après avoir débuté par la présentation du concept de RSE et de la norme ISO 26000, l’événement a valorisé le travail effectué par l’équipe-projet et les groupes de travail constitués lors de l’étape précédente, celle de l’auto-évaluation. Le principal objectif du séminaire consistait à rechercher collectivement des axes d’amélioration et à imaginer des premiers plans d’action pour 2012 et 2013. Suivant les sept questions centrales de l’ISO 26000, sept groupes de travail d’environ treize personnes chacun ont été constitués. Chaque groupe a fait émerger deux à trois axes stratégiques par question centrale. À l’issue du séminaire, les résultats des plans d’action ont été retravaillés en comité de pilotage, puis restitués et validés en comité de direction en avril 2012. À titre d’exemple pour la question centrale de l’environnement, les plans d’actions suivants furent adoptés : rédiger une politique environnementale du groupe ; élaborer une démarche de management environnemental ; réaliser un bilan carbone sur le périmètre France ; travailler
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sur la réduction de l’impact environnemental des emballages ; réfléchir à un plan de déplacement d’entreprise ; valoriser en interne des projets jugés exemplaires ; renforcer le dialogue avec les riverains. L’ensemble des plans d’action a été progressivement déployé à partir du printemps 2012. Phase 5 - Recherche de pratiques de RSE sur les axes retenus (mars 2010 – décembre 2012) Cette phase a consisté à s’inspirer des pratiques de RSE d’autres organisations, puis à identifier celles potentiellement transposables et en cohérence avec les axes stratégiques retenus. Depuis la phase d’auto-évaluation, de nombreuses pratiques ont été proposées en comité de pilotage. Les principaux exemples ont été centrés autour des questions centrales gouvernance, loyauté des pratiques, communauté et développement local. Phase 6 - Politique de communication développement durable (janvier 2012 – mars 2013) Cette étape a participé à l’ouverture du projet vis-à-vis des parties prenantes. Elle a débuté pendant la phase d’auto-évaluation. Le comité de pilotage avait identifié et hiérarchisé les parties prenantes à l’aide d’une méthode d’analyse et de cotation portant sur une double dimension du rapport entre l’entreprise et ses parties prenantes : impactante et impactée. Lors de la cotation, chaque partie prenante était classée sur une échelle de 1 à 5 (1 = aucun impact à 5 = impacts sur les intérêts vitaux). La prise en compte du résultat de cette cotation dans l’auto-évaluation a permis de rééquilibrer l’importance des domaines d’actions dans la grille de cotation initiale en fonction du lien de ces domaines avec les parties prenantes. Nous avons réalisé neuf entretiens « parties prenantes » auprès de deux employés, d’un agent de maîtrise et d’un cadre, d’un dirigeant d’une banque, d’un maire, d’un directeur développement durable et environnement et de plusieurs distributeurs. Ces entretiens ont participé à l’évaluation de chaque partie prenante sur sa connaissance de la démarche RSE de Fleury Michon. Pour se préparer au dialogue avec les parties prenantes et déceler leurs éventuelles attentes, une expérimentation a été réalisée de juin à juillet 2011, auprès de quatre d’entre elles : des salariés, des fournisseurs, une collectivité locale et une banque. Lors des cinq entretiens suivants réalisés entre avril et juillet 2012, l’équipe de recherche a rencontré la partie prenante client afin de comprendre leur stratégie RSE et de repérer les possibilités d’actions en commun. L’année suivante, le responsable RSE de Fleury Michon a rencontré une vingtaine de représentants de la partie prenante fournisseur. Phase 7 - Intégration de la démarche de RSE dans la stratégie de l’entreprise (septembre 2011 – mars 2013) Cette étape visait à adapter, voire à modifier les modes de gouvernance et la stratégie de l’entreprise. Cette dernière phase a commencé en septembre 2012, lors de l’élargissement du projet à d’autres acteurs que ceux du comité de pilotage. La phase a poussé les pilotes du projet à s’interroger sur les actions devant être mises en œuvre pour conduire le
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changement dans l’entreprise. Ainsi, le comité de pilotage a participé à l’élaboration d’une charte de gouvernance RSE. Il a également réfléchi à la construction d’un référentiel « responsabilité sociale » s’inspirant de la norme ISO 26000, afin de prendre en compte les actions engagées et les nouvelles orientations issues des phases précédentes. Le comité a aussi assuré une évaluation des impacts de ce nouveau référentiel sur l’adaptation des structures organisationnelles. Un second séminaire de direction a été organisé en décembre 2012, pour élaborer les prochains axes stratégiques RS de la période 2014-2016. L’objectif principal était de confirmer ou d’infirmer la poursuite des axes stratégiques existants, de prévoir les prochains plans d’actions en présence de vingt-et-un cadres dirigeants dont la majeure partie n’avait pas été auparavant intégrée dans le projet. L’objectif secondaire fût de les associer au projet pour les impliquer et en faire des relais auprès de leurs équipes. Ce séminaire a précipité Fleury Michon dans un processus de transformation rendu visible par la suite. Sur le plan organisationnel, un responsable RSE a été nommé en janvier 2012, un responsable environnement est venu seconder le pilote de la question centrale environnement. En juillet 2013, les sept questions centrales de l’ISO 26000 ont été confiées aux membres du Codir, actant la dissolution du comité de pilotage. Les réalisations dans le domaine de la gouvernance ont favorisé une assimilation progressive des valeurs RSE dans la stratégie et les pratiques managériales du groupe. Cette période marque une évolution importante de la démarche. Elle caractérise un point de basculement, d’élargissement, déplaçant la RSE d’un mode projet, organisé jusqu’àlors en milieu confiné, pour l’inscrire dans l’organisation. Chaque membre du comité de direction a ensuite été impliqué dans la démarche, en devenant responsable de l’avancement d’une question centrale. Le repérage des phases du changement Contrairement à la section précédente, nous distinguons les phases de changement des phases du projet, selon un découpage a posteriori reposant sur les points d’inflexion observés au contact du terrain et vécus lors des interventions. Dans notre approche processuelle de l’appropriation de la RSE, nous n’envisageons pas le changement comme une succession d’étapes, un continuum. Nous l’analysons dans une vision incrémentale qui considère le changement comme un processus dans lequel des phases morcelées se confondent, se juxtaposent et s’entremêlent par itérations successives. Le pilotage d’une démarche de responsabilité sociale a influencé les mutations organisationnelles. L’utilisation de la norme ISO 26000 comme outil de gestion de la RSE a provoqué une instabilité provisoire qui a favorisé le pilotage du changement (David, 1998, p. 56). Pendant la durée de ces vicissitudes, les transformations organisationnelles se redessinent au gré des stratégies d’acteurs et de leurs influences. Afin de comprendre la portée de ce changement, nous concentrerons notre analyse sur les macro-phases du
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processus. Lors du déploiement de l’ISO 26000, le repérage de ces points de ruptures représente bien sûr un construit. Il est en effet difficile de « discerner des étapes strictement bornées historiquement (Braudel, 1980) » (Éric Godelier, 1998, p. 35) au regard de la coexistence des phases, de leur enchevêtrement. Même si l’ISO 26000 et le projet ont aidé au pilotage de la démarche RSE, ces deux repères méthodologiques ne favorisent pas la prévention de leurs impacts sur l’entreprise. Les résultats de la démarche projet ne peuvent être totalement prédéterminés. Ils sont incertains. C’est pour cela qu’on utilise le vocable de pilotage du changement. Martin et Picceu (2007) différencient une phase de mise en place du système d’action lié au projet et une seconde qualifiée de « croisière ». Cette distinction « permet de souligner l’existence d’une phase active et explicite de négociation dans la mise en place des outils (phase 1), et d’une phase où ces derniers sont moins directement et explicitement interrogés (phase 2) » (Ibid., p. 105). Pour restituer le processus de changement organisationnel, nous utilisons un modèle développé par Lewin (1951) qui observe le changement selon trois macro-phases : le déracinement, le changement ou ajustement vers l’équilibre et la consolidation85. Pour étudier l’impact de la RSE sur le changement organisationnel (cf. figure 5), nous avons d’abord décomposé les phases du projet pour les mettre en relation avec les phases de changement du modèle de Lewin (1951).
Figure 5. Repères chronologique des étapes du projet
La phase de déracinement comprend les étapes de préparation, de lancement du projet et de sensibilisation. L’étape de préparation intègre les étapes constitutives du projet. La rencontre entre deux univers professionnels différents requiert la formulation des attendus réciproques. Les premiers contacts ont laissé un temps nécessaire à la réflexion portant sur la conception, les choix d’orientation du projet et la validation collective du phasage. La préparation s’est poursuivie par l’engagement de la direction et la signature d’une convention de mécénat. L’étape de lancement est un temps de rencontre des deux équipes. Il a été marqué par la création du Copil, la structure de pilotage dédiée au projet RSE. Ce moment conditionne 85 Unfreezing/Move/Refreezing
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l’intérêt, la dynamique et la confiance que vont porter les membres du Copil Fleury Michon au projet et à son avancement. Les règles de fonctionnement du Copil ont été discutées et adoptées pendant cette étape. Les membres du Copil acquièrent des connaissances basées sur une approche généalogique des concepts de DD et de RSE. Cette phase représente un préalable incontournable pour assurer une appropriation collective de la RSE. La phase de changement se compose des étapes de sensibilisation et de contextualisation. L’étape de sensibilisation correspond à la découverte de la norme ISO 26000. Elle représente au départ une étape d’acquisition de connaissances. Cette phase est importante car elle consiste à expliquer et à faire comprendre le contenu de la norme, à préciser ses enjeux et à interpréter le sens de ses recommandations. L’étape lève les incompréhensions pour porter le regard le plus large possible sur la RSE. Elle initie l’apprentissage de la norme. Cet effort de pédagogie est axé sur le contenu de la norme, ses principes et questions centrales. Lors de l’intervention, l’interaction avec les membres du comité de pilotage favorise leur prise de conscience et leur mobilisation. Elle a également créé les conditions d’un climat de confiance, qui favorise le dialogue et la confrontation car l’appropriation individuelle a révélé des disparités de perception et d’interprétation entre acteurs. L’étape comprend aussi l’état des lieux des pratiques RSE ; il n’a pas vocation à l’exhaustivité, mais dresse un premier diagnostic RSE pour favoriser l’engagement. Les groupes de travail thématiques constitués permettent ensuite de recueillir des données plus nombreuses, nécessaires au travail de cotation de l’auto-évaluation. Dans l’étape de contextualisation, l’accompagnement de la démarche consistait à préparer l’intégration de la RSE dans l’entreprise. L’auto-évaluation dessine une cartographie par question centrale, permettant de prioriser les axes stratégiques RSE et les parties prenantes. Les rencontres avec les parties prenantes ont favorisé l’ouverture de Fleury Michon avec son environnement externe. La connaissance des attentes des parties prenantes peut modifier la cotation des axes stratégiques RSE. L’élaboration des axes stratégiques par question centrale facilite la conception des plans d’actions opérationnels. La phase de consolidation intègre l’étape d’opérationnalisation du projet RSE. L’opérationnalisation consistait à mettre en œuvre la RSE. L’intervention, qui reposait jusqu’alors sur la co-construction du dispositif, s’est transformée en accompagnement. L’influence des chercheurs s’est relâchée pendant cette phase : ils fournissent plutôt des avis et des éclairages. Les réunions et entrevues entre chercheurs et managers commençaient d’ailleurs à s’espacer. La phase d’opérationnalisation s’est matérialisée par la formalisation d’engagements visant à s’insérer dans les pratiques du groupe, à leur donner une matérialité dans le fonctionnement organisationnel. Ces engagements se sont traduits par différentes actions dont la rédaction de nombreux documents (cf. tableau 19, chapitre 9). Le processus d’objectivation des informations et valeurs, leur partage et la
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rédaction traduisaient la volonté de normaliser les comportements RSE dans le groupe. Le premier reporting RSE du groupe, selon l’article 225 de la loi Grenelle 2, fût produit en 2012. En 2016, Fleury Michon avait manifesté la volonté de procéder à une « évaluation 26000 ». Cette décision pourrait s’interpréter comme un nouveau cycle de changement selon le modèle de Lewin (1951). Elle entraînerait une nouvelle phase de déracinement au regard des recommandations qui seront formulées par l’organisme d’évaluation, à condition qu’elles soient suivies d’effets. À ce jour, aucune évaluation n’a été encore lancée. Le rôle des acteurs dans la construction de l’appropriation Le rôle du responsable du projet est au cœur du mécanisme de diffusion et d’appropriation de la norme ISO 26000. Considérer l’influence du comité de pilotage dans le processus d’appropriation, c’est envisager que l’appropriation est influencée par des facteurs sociopolitiques (cf. tableau 11). L’appropriation dépend, au niveau individuel, de la capacité de réception d’un nouveau concept et de la créativité des acteurs, mais aussi au niveau collectif (en raison de la capacité d’adhésion au projet), de l’interaction entre les membres de l’équipe et de la périodicité des réunions en comité de pilotage. L’analyse du processus d’appropriation de la RSE au regard du contextualisme (Pettigrew, 1987; 1990) a donné corps à la description du cas Fleury Michon, avant de procéder à son analyse dans les chapitres 5 et suivants. Le contextualisme a mis en relation les trois concepts-clés pour comprendre le changement organisationnel : le contexte, le contenu et le processus. En mobilisant le cadre d’analyse contextualiste, nous avons inscrit notre propos dans l’idée que « le processus d’appropriation n’opère pas sur un terrain vierge mais est également tributaire du contexte organisationnel et institutionnel dans lequel il se déploie » (Grimand 2006, p. 23). Nous sommes conscients que le déploiement d’une norme de RSE dans une organisation doit tenir compte des conditions d’intégration de l’outil, en considérant qu’« Une technique managériale se met en œuvre par un intense processus de contextualisation ; sa réussite prouve bien plus la présence “d’un terrain” favorable capable de mener à bien cette contextualisation, que l’efficacité de cette technique » (Hatchuel et Weil, 1992, p. 126).
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Chapitre 4 – Le cas Fleury Michon Tableau 11. - Rôle des acteurs dans les étapes d’appropriation de la RSE Acteur
Rôle
Préparation
Étape
- Direction générale
- Définit le cadre du projet
- Chercheur intervenant
- Définit le cadre du projet
Lancement
- Direction générale
- Lance la démarche et soutient le projet
- Chef de projet (DAF)
- Impulse la dynamique du projet - Constitue l’équipe du projet
- Chercheur intervenant
- S’adapte au terrain
Sensibilisation
- Chef de projet (DAF)
- Constate la dimension du projet - Rappelle l’intérêt et le contexte dans lesquels s’inscrit le projet
Contextualisation
- Équipe chercheurs intervenants - Conduisent la dynamique de groupe - Favorisent l’apprentissage individuel et collectif de la DD/RSE - Comité de pilotage - Acquiert des connaissances DD/RSE - Conduite du projet - Chef de projet (DAF) - Comité de pilotage
- Participe à l’état des lieux et l’auto-évaluation. - Élabore les axes d’amélioration - Co-construisent le contenu du projet
- Équipe chercheurs intervenants - Se tient régulièrement informée de l’état d’avancement du projet auprès du chef de projet. - Direction générale - Valide les axes d’amélioration - Suit le projet par l’intermédiaire des livrables du comité de pilotage - Président - Conseil d’administration Opérationnalisation - Chef de projet (DAF) - Comité de pilotage
- Suit le projet par l’intermédiaire des livrables du comité de pilotage - Gère la transition entre le mode projet et la mise en œuvre de la RSE - En charge du déploiement des plans d’action, puis relayé par le Codir - Son rôle devient secondaire
- Participent à l’élaboration et la formalisation de - Équipe chercheurs intervenants documents RSE. - Direction générale, président et - Modifient les structures de gouvernance et de conseil d’administration pilotage
Chapitre 5 – La part d’invisible des organisations : voyage au cœur des représentations Les représentations86 nous aident à appréhender l’appropriation de la RSE à travers l’univers de sens propre aux acteurs. La compréhension du milieu social dans lequel s’insère la norme ISO 26000 est cruciale dans cette recherche. Cependant, elle n’est pas toujours visible. La richesse des données recueillies permet d’approcher au mieux les phénomènes étudiés dans le contexte organisationnel, ce que nous qualifions de partie invisible des organisations. La profondeur de la méthode des cas donne l’occasion d’approcher les perceptions telles qu’elles sont vécues par les acteurs – qui n’est pas forcément formulée dans son environnement habituel – et permet aussi de créer « du sens dans une masse de données riche provenant de multiples sources et de multiples points d’observation dans le temps » (Giroux, 2003, p. 46). L’appropriation de la RSE est influencée par les perceptions et les intentions des acteurs au contact de l’ISO 26000. Elles font partie d’une réalité sociale ancrée dans un contexte. Dans une entreprise, les acteurs sont nombreux et leurs représentations diverses et divergentes. La recherche-intervention nécessite de porter attention à ces représentations, pour apprécier les conséquences qu’elles peuvent avoir sur le processus de transformation. Elles représentent des indices, des traces, des signaux dont il faut tenir compte pour mener à bien le processus de transformation. Les membres du comité de pilotage RSE, les dirigeants, les administrateurs sont des parties prenantes internes de ce processus d’appropriation. Analyser le processus d’appropriation de la RSE, c’est s’efforcer de dépasser, selon l’invitation d’Herbert Simon, « la rationalité substantive, celle qui correspond au raisonnement formel, pour s’intéresser à la rationalité procédurale, qui s’applique à la façon dont l’acteur raisonne en reliant ses intentions et ses perceptions au contexte dans lequel il est placé. » (Gilbert, 1998, p. 58). Pour restituer ces représentations, nous présentons ici un récit, reconstruit à partir des entretiens réalisés pendant l’intervention. Comme l’a souligné Jacques Girin, il s’agit d’une opportunité pour comprendre ce qui se passe sur le terrain (discours, actions, interactions), tout en étant conscient du paradoxe de la situation : « On peut (on doit) être plus rigoureux, plus exigeant sur la forme et sur la cohérence de ce que l’on avance, que ne le sont les gens du terrain, mais on invente rarement un principe d’explication, une interprétation de leur situation et de leurs comportements, qui ne leur serait absolument pas venue à l’esprit. Bien au contraire – c’est un sentiment que j’ai souvent éprouvé – les gens du terrain sont des producteurs de théorie, des “savants ordinaires”, auxquels il serait tout aussi stupide de 86 L’analyse des représentations trouve son origine dans l’ethnographie et la sociologie de l’École de Chicago, qui « prône l’observation des phénomènes sociaux dans leur cadre naturel » (Blanchet et Gotman, 2010, p. 13).
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ne pas prêter l’oreille, qu’il serait imprudent de prendre leurs raisonnements pour argent comptant » (Girin, 1989, p. 3). Alors que nous avons envisagé dans le chapitre précédant les représentations de la RSE pour comprendre le contenu du changement, nous allons maintenant décrypter les représentations des acteurs spécifiquement projetées sur l’usage de l’ISO 26000.
Les représentations initiales de la norme iso 26000 Nous présentons dans cette section les représentations initiales des managers interrogés à propos de la norme ISO 26000 afin de pouvoir interpréter les conditions dans lesquelles les usages de la norme vont émerger. La norme ne laisse pas indifférent. Elle véhicule tout d’abord une représentation de la RSE fournie par l’ISO. À ce titre, l’impact négatif de la normalisation est perceptible très tôt pour une large majorité des managers interviewés. Cette situation peut aussi être expliquée par l’importance du poids normatif dans le secteur agroalimentaire. Les acteurs sont habitués à la standardisation des processus par l’intermédiaire de la gestion de la qualité, de la sécurité alimentaire et des exigences-clients. Pour autant, ces perceptions initiales ne semblent pas remettre en cause la norme. Le choix de l’ISO 26000 ne sera jamais contesté pendant la durée du projet. Le contenu de la norme est adopté presque naturellement par les acteurs, qu’ils soient dirigeants ou membres du Copil. Cette situation ne signifie pas une absence de critiques de leur part. À leurs yeux, les faiblesses de l’ISO 26000 tiennent pour l’essentiel à un renforcement des contraintes, à sa complexité, à son caractère désincarné et sa dimension internationale. De fait, pour certains acteurs, l’ISO 26000 est assimilée à une nouvelle contrainte qui s’ajoute à d’autres déjà existantes, dont la plupart sont coercitives. Ainsi, les acteurs comprennent mal l’idée de recourir à une nouvelle norme, non obligatoire, qui risque de perturber les activités du groupe. Le degré de contrainte est jugé à l’aune de la multiplication des exigences de reporting et de la « procéduralisation » de l’activité induites par l’ISO 26000 : « Et on voit bien que quand on commence à normaliser, ça fait toujours peur. Et je me souviens, le projet a fait super peur. Parce qu’on veut mettre un carcan en place et c’est comme ça que les gens le perçoivent » (REP20_CODIR_ACTI_20130531). « C’est compliqué, parce que le fait de dire que c’est normatif, déjà ça casse la sympathie et l’élan » (REP13_DG_20110119). « Les limites, c’est rajouter encore une norme à toutes celles qu’on a déjà. Donc alourdir les systèmes, les processus de décision et de reporting à cause de ce devoir de remplir des indicateurs » (REP2_COPIL_CORP_20111214).
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« C’est que les gens perçoivent tout de suite que c’est quelque chose qui vient dans leur quotidien. […] Parce que souvent le problème de ces systèmes c’est qu’on a l’impression qu’il faut le faire et que c’est à côté. C’est-à-dire “j’ai mon travail habituel et puis il y a le temps de la norme”. Alors le temps de la norme c’est la revue, c’est tout un tas de trucs, c’est la gestion des indicateurs. Alors que pas du tout, c’est au cœur » (REP13_DG_20120404). L’ISO 26000 est qualifiée de complexe par les cadres et dirigeants du groupe. Sa longueur, l’existence de nombreux domaines d’action et attentes et actions associées, sa complétude, mais aussi sa faible capacité opérationnelle, s’additionnent pour desservir son utilité perçue : « Attention à ne pas faire de grande déclaration de principes, ou des choses vraiment trop compliquées pour les gens » (REP9_PDT_20140709). « Je pense que sur l’ISO 26000 on peut avoir la même démarche, mais elle me semble plus complexe à intégrer parce qu’elle touche un environnement beaucoup plus large, des parties prenantes plus importantes et donc pour moi ça passe par un engagement beaucoup plus fort de la direction générale » (REP14_COPIL_ACT_20101125). « Parce que c’est… ; elle est quand même complexe. Elle traite tous les sujets, la responsabilité sociétale, donc forcément c’est vaste et pas compréhensible par tous les publics » (REP17_COPIL_20111214). « Après dans la tête des gens, quand on en fait des enquêtes à court terme, il y a tellement de labels, de normes et de machins et puis il y a quand même des anomalies. Bon, je pense que ça leur passe un peu au-dessus de la tête, cette affaire-là. » (REP7_ DGD_20140722). La norme est aussi considérée comme un document théorique, conceptuel et international. Son niveau d’abstraction et sa sémantique sont en décalage avec les préoccupations de l’entreprise. Cette déconnexion avec la culture managériale conjuguée à une faible intelligibilité limitent son appropriation. Plusieurs membres du Copil ont également avoué ne pas avoir lu la norme. Les raisons tiennent principalement à son abstraction mais également à un manque de temps : « Après la norme en tant que telle, je ne l’ai pas lue, ça paraît un gros bouquin très ésotérique. J’attends plutôt que ce soit La Rochelle qui la lise et qui nous dise ce qu’il y a dedans. (Rires) » (REP14_COPIL_ACT_20111214). « Une adaptation non pas dans la norme en tant que telle, mais dans la manière de l’exprimer pour les domaines qui nous concernent ; que ce soit pour le service et pour l’entreprise » (REP18_COPIL_PROJ_20101125).
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« La difficulté principale c’est que c’est une norme internationale et donc la nécessité de prendre en compte tous les cas de figure avec un vocabulaire généraliste, et donc ça décrit pas forcément très finement ce que Fleury Michon vit » (REP14_COPIL_ ACT_20101125). La complexité perçue de la norme tend, lors du déploiement de l’ISO 26000, à faire perdre de vue les retombées potentielles de son usage à l’échelle de l’entreprise. L’ISO 26000, un vecteur actif d’appropriation de la RSE Une fois les représentations initiales de la norme recueillies, il s’agit de tirer profit de ces connaissances en utilisant désormais l’ISO 26000 comme vecteur actif d’appropriation de la RSE. À travers quatre perspectives détaillées par la suite, il s’agira de déterminer les prismes d’appropriation de la norme pour les acteurs spécifiques du groupe Fleury Michon. Tandis que la rationalité instrumentale domine le processus d’appropriation (prisme instrumental), l’ISO 26000 introduit une transversalité qui vient bousculer les structures organisationnelles (prisme socio-politique), impose un temps d’apprentissage portant sur un projet collectif (prisme cognitif), et favorise le renforcement culturel d’une entreprise singulière (prisme symbolique). Une appropriation gouvernée par la perspective instrumentale
Dans un usage instrumental, la norme ISO 26000 permet de contrôler, d’optimiser et de gérer le déploiement de la RSE. Dans ce cadre, l’efficacité de la norme, pensée comme allant de soi, dépend de son aptitude à répliquer le réel. La portée instrumentale de la norme ISO 26000 se matérialise alors par de nombreux apports ayant trait à la structuration de la démarche RSE, ainsi qu’à ses vertus prescriptives et « différenciatrices ». Le premier intérêt est relatif à la fonction de structuration de la norme. L’ISO 26000 facilite le lancement d’une démarche de RSE grâce à la structuration qu’elle propose. La norme apporte en effet des principes, des questions centrales, des domaines d’action ainsi que des attentes et actions associées guidant l’organisation dans la prise en charge de sa démarche RSE. Nous avons précédemment constaté que la norme assurait une fonction référentielle (Helfrich, 2011) fournissant aux acteurs des points de repères guidant leurs actions. Dans cette perspective, la norme ISO 26000 structure et formalise la démarche de RSE : « Ça nous a obligé à formaliser des choses qu’on ne formalisait pas. Le gros plus… Je prends un exemple. Le fait d’avoir ces sept thèmes, ça nous a obligé à formaliser certaines choses qu’on n’avait pas formalisées » (REP9_PDT_20140709). « C’est, c’est une norme qui a imposé quelque chose. Moi, je pense que ça, ça met de toute façon du formalisme et de la rigueur. Voilà. Formalisme, rigueur et engagements. Derrière, ça met des plans de progrès en place, puisque ce n’est pas statique. » (REP7_ DGD_20140722).
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Cette fonction de structuration laisse rapidement la place à une logique de priorisation de la démarche. Le travail réalisé sur l’ISO 26000 favorise le recours à une mise en ordre des thématiques RSE, une hiérarchisation des actions prioritaires au regard du nombre considérable d’actions recommandées par la norme : « On n’avait pas d’initiatives, ou un peu éparses. Et ça va nous permettre de mettre de l’ordre dans ce que l’on faisait dans le désordre. Ça amène de la rigueur. Je le vois comme une méthode » (REP9_PDT_20120829). « Ça va re-prioriser certains sujets. Je vais vous donner un exemple tout simple. On a notre rapport annuel qui sort au mois de juin. J’ai déjà demandé depuis plusieurs mois à la communication un rapport annuel qui soit structuré sur les chapitres de la norme RSE » (REP13_DG_20110119). « … Je pense que ça peut nous faire progresser, nous permettre de dégager des priorités. Parce qu’aujourd’hui, on le voit bien on fait un certain nombre de choses, qui vont plutôt dans le bon sens, mais on n’a pas de priorité particulière » (REP14_ COPIL_ACT_20101125). La structuration de la démarche RSE joue un rôle de prescription et de contrôle des actions. La norme ISO 26000 devient un outil de rationalisation de la RSE. Les principes et valeurs ainsi formalisés participent à un mouvement de conformation et de normalisation des comportements individuels et organisationnels. Cela n’est pas sans rappeler la mise en œuvre d’un contrôle par les systèmes de croyances au sens de Simons (1995). Certains collaborateurs sont d’ailleurs dans l’attente de la formalisation de ces principes pour éviter leur transgression : « Mais on s’est dit, tiens finalement c’est une partie de notre ADN cette chose-là, ça pousse nos gens à prendre des initiatives qui vont dans ce sens-là, sauf que ces initiatives on les soutient à 200% mais on ne les contrôle pas, on ne les structure pas, on ne les hiérarchise pas et on ne les communique pas. Voilà c’est tout ça qu’on voudrait régler à travers la RSE » (REP13_DG_20110119). « Bon, moi, je mettrais plutôt ça comme un référentiel, un guide qui, on va dire, nourrit les comportements et le plan d’action ou qui est le grand cadre qui permet à chaque personne dans l’entreprise, qu’on soit au Canada ou en France ou en Slovénie de se situer. Donc tu vois là, le rôle, ce serait plutôt un rôle de cadre et de régulateur dans le champ des actions » (REP12_COPIL_CORP_20130307). « Quand on fait un match de foot, il y a des règles. À un moment donné, tout le monde ne gagne pas. Il faut qu’on gagne, mais il faut qu’on suive les règles aussi. C’est à dire qu’en fait, le business doit avoir des règles. Et ces règles, c’est de mesurer et de prendre conscience de son impact. Ça ne veut pas dire, refuser la compétition » (REP9_PDT_20140709).
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La flexibilité interprétative de l’ISO 26000, au sens d’Orlikowski (1992), c’est-à-dire le fait que la norme autorise une certaine souplesse et une latitude d’interprétation, constitue un terrain favorable à son appropriation : « Pour moi, la norme – et ça a toujours été – c’est un outil de travail pour Fleury Michon, ce n’est pas une finalité en soi. Le but pour Fleury Michon ce n’est pas de répondre à la norme, c’est de s’en aider pour avoir les lignes directrices en même temps. C’est pour ça qu’elle a été conçue. Donc c’est vraiment un outil de travail » (REP17_COPIL_20111214). « Pour moi c’est un canevas, c’est une grille de lecture. C’est une façon finalement de se challenger. Mais c’est un outil au service d’un objectif. C’est pas l’objectif en soi. Souvent dans les boîtes on dit : on est 14001, donc on a tout compris » (REP8_ CODIR_CORP_20140903). Enfin, une dernière fonction issue du prisme instrumental est attribuée à l’ISO 26000, lorsque les acteurs projettent sur elle un usage de pérennisation du groupe, puisqu’elle participe de l’adaptation à son environnement. La majorité des acteurs interrogés sont convaincus que l’appropriation de la RSE, à travers le prisme de l’ISO 26 000, participe au renforcement des conditions de pérennité du groupe. Cette justification semble être la principale source de motivation ayant présidée à la mise en œuvre de la démarche : « Enfin, un outil au service de la pérennité de l’entreprise. Ça ne répond pas aux besoins, c’est un outil pour atteindre des objectifs, mais ça ne répond pas à des besoins. Enfin, Fleury Michon n’a pas besoin de la norme ISO 26000 pour vivre. Par contre, la norme ISO 26000 peut être un outil qui l’aide à atteindre les objectifs. Enfin, je suis presque sûr qu’il existe d’autres outils qui nous auraient aidés de la même façon à atteindre les objectifs en matière de RSE » (REP3_COPIL_USI_2011214). Dans cette optique de pérennité organisationnelle, la norme, et plus largement la RSE, favorise une prise de recul favorable à la réflexion stratégique : « La norme va servir aux projections pour les années à venir, à impulser des projets, faire émerger factuellement si on est en avance sur tel sujet » (REP2_COPIL_ CORP_20101125). « Je vais partir en inverse pour l’industrie agroalimentaire. Quand on prend le temps de se poser et finalement on arrive à se poser la question « où on doit aller », on a des chances d’apporter des réponses aux questions que l’on s’est posées. Quand on ne prend pas le temps de le faire, c’est un peu les événements qui nous ballotent à droite et à gauche et on subit. Dans un cas, je construis et je mène ma route, ma phase, chacun fixe ses objectifs. Dans l’autre cas, je prends des coups et j’attends qu’il y ait des normes ou des crises qui me transforment. Moi je dis que pour l’agroalimentaire et
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la démarche RSE, elle est de cet ordre-là, d’être en anticipation pour tracer une route plutôt que de la subir » (REP7_DGD_20120829). La transversalité imposée perturbe les logiques de pouvoir
Le primat d’une perspective instrumentale dans l’appréhension de la RSE au sein du groupe Fleury Michon a pu conduire à sous-estimer les enjeux de pouvoir que portait le déploiement de la norme. De fait, dans une perspective socio-politique, le projet RSE, sans pour autant représenter une menace, est perçu par une minorité d’acteurs comme une entrave à l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit principalement de cadres exerçant les responsabilités d’une activité spécifique s’inscrivant dans une approche verticale. Cette approche hiérarchique fait référence à l’organisation des activités du groupe par silo. La RSE est expansive et transversale ; son influence s’étend dans les différentes activités et fonctions de l’entreprise. Elle invite les activités du groupe à modifier leur rationalité, et à changer de paradigme dominant. À l’occasion de son déploiement, la norme met à jour les difficultés de coordination entre les activités et le groupe. Un objet transversal comme la RSE vient se heurter aux logiques économiques, et aux exigences de résultats des activités. Même considérée à un niveau stratégique et impulsée par la direction, la RSE contrarie la réalisation des objectifs opérationnels des activités. La structuration verticale du groupe et le pouvoir alloué aux activités entrent ainsi en tension avec la logique de transversalité portée par la norme : « Pour moi c’est un vrai bras de levier, au sens que l’on a des directions sectorielles, c’est un vrai projet transversal qui peut amener tout le monde en même temps parce que l’une des difficultés que l’on a dans ce genre d’approche, c’est que la vision des priorités de chaque direction est différente. Et donc emmener tout le monde en même temps au même rythme, c’est pas simple » (REP19_COPIL_CORP_20101125). « Aujourd’hui, on est à un virage du déploiement de la RSE dans l’entreprise. Pour moi, le premier cycle de déploiement est derrière nous. C’est celui qui a commencé symboliquement au mois d’avril 2010 et qui s’est fini fin d’année 2012. C’était un cycle un peu en laboratoire avec des gens impliqués, mais qui étaient en autonomie par rapport à l’appropriation de la norme, par rapport à l’autoévaluation, par rapport à des plans d’action macro. Le deuxième cycle, on est rentré dedans fin d’année 2012 et ça va consister à impliquer les activités, les “ business unit”. Et aujourd’hui, on est en cours, mais c’est un virage très stratégique et qui nécessite d’expliquer, d’accompagner, qui nécessite de la diplomatie et qui crée des tensions » (REP5_COPIL_RSE_20130123). Le rôle des directeurs d’activités est central dans l’organisation et le fonctionnement du groupe. Ils se situent entre la direction de l’entreprise et les directeurs d’usine et sont responsables de la production et de la commercialisation des produits. Ils représentent un groupe aux intérêts distincts et influencent à ce titre les décisions et leur application dans les unités de production. Leur pouvoir, en termes de ressources et de contribution
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au chiffre d’affaires du groupe, en fait des acteurs-clés par lesquels passe nécessairement le changement. Leurs contributions paraissent donc aussi centrales qu’essentielles dans les processus de transformation : « C’est, c’est que culturellement, historiquement, effectivement, la gouvernance de Fleury Michon, elle est très centrée sur les activités, qui sont maîtres d’œuvre, et à qui on demande des comptes sur, sur un certain nombre d’items qui sont plutôt des items de business et de résultats. Mais… et les structures transverses ont relativement peu de poids et d’influence, si ce n’est de consolidation, d’infos … Mais il n’y a pas suffisamment de, comment dirais-je, de, elles ne sont pas suffisamment “driver” de la stratégie » (REP8_CODIR_CORP_20140903). « Le rôle des managers et des directeurs d’activité est fondamental pour transmettre cette volonté de progrès. Parce que ce n’est pas le… sinon la procédure… si c’est une procédure en plus, c’est un rapport de plus dans le tiroir » (REP9_PDT_20120829). L’absence de représentation des directeurs d’activité lors des premières années du projet, notamment aux plans d’action découlant de la phase d’auto-évaluation, génère une forme d’incompréhension et des tensions entre les membres du Copil et les responsables d’activité. Le manque d’implication sur le projet et la non-participation ne signifient pas pour autant une mise à l’écart – le projet a vocation à s’étendre progressivement – mais plutôt une absence de préservation des intérêts des activités au profit d’une primauté accordée au groupe, d’une considération à la marque qui va au-delà des produits. Plus largement, l’ISO 26000 met en lumière les difficultés nées de l’interaction entre le Copil et le reste de l’organisation. Cette situation révèle un paradoxe : la RSE constitue non seulement un point d’ancrage pour renouveler la vision stratégique du groupe mais aussi une contrainte venant perturber une vision stratégique déjà explicite, visible et stabilisée. Cette tension entre stabilité et changement s’exprime dans les verbatim suivants : « À mon avis, les directions générales d’activité ne sont pas suffisamment impliquées. Et quand on ne les implique pas, bah ça ne rentre pas forcément dans leur objectif d’activité » (REP2_COPIL_CORP_20130614). « On sature. Et je pense que justement, on s’est un peu trop refermé sur le comité de pilotage et qu’on ne s’ouvre pas assez comme on a pu le faire sur l’auto-évaluation, sur les opérationnels. Et puis on voit aussi qu’on se cherche au niveau de la stratégie, au niveau du comité de direction groupe, entre les activités. » (REP1_COPIL_ USI_20130214). « … Je pense que la RSE, ceux qui en sont convaincus font ce qu’il faut pour essayer de faire avancer les choses. Mais le fait que le pilotage ne soit pas assez au sein du comité de direction groupe, à mon avis, entraîne forcément le fait de dire qu’à un moment donné il y a des décisions qui arrivent comme ça, on ne sait pas pourquoi et donc il y a forcément pour certains un sentiment de rejet. Et je crois que la RSE devrait plus
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repartir de la stratégie du groupe, du partage de cette stratégie au niveau du comité de direction groupe. Et que derrière, dans chaque activité, on s’en préoccupe » (REP4_ CODIR_DACT_20130412). Par exemple, les réactions relatives à la demande de reporting extra-financier sur les achats témoignent du manque de ressources et de l’urgence dans laquelle travaillent certains responsables, mais révèle également les tensions introduites par la norme dans les routines organisationnelles. Les préoccupations des directeurs d’activité à l’égard des changements sont davantage centrées sur l’organisation et la collaboration (Bareil, 2010). L’introduction de la norme génère des contraintes supplémentaires, oblige à modifier ou ajouter des tâches sans que les objectifs de résultats des activités ne soient révisés, voire entre en confrontation avec les logiques économiques dominantes, ce qui suscite parfois des réactions spontanées de rejet : « Ben là, enfin assez rapidement il fait chier quoi. Clairement enfin voilà il fait chier pour un indicateur. C’est quoi ça, j’ai d’autres choses à foutre quoi » (Anonymat). « Et donc dans les réticences que l’on peut rencontrer, il y a les deux à la fois. Il y a des choses qui sont du domaine rationnel, du concret, de l’incompatibilité d’objectif, on va dire. Et puis aussi des réticences de principe qui touchent de l’irrationnel. […] Comme tout le monde est aussi en prise avec son propre métier, la RSE est une activité je dirais annexe dans le quotidien de chacun » (REP5_COPIL_RSE_20130123). « Je ne sais pas par exemple X qui dit : “on va faire ça”, et les gens se disent : “oui, mais attends, il décide de ça au nom de quoi ? Et est-ce qu’il a bien compris mes préoccupations ?” » (REP4_CODIR_DACT_20130412). L’introduction de l’ISO 26000 expose aussi les divergences entre les activités. Au contact du terrain, la structure du groupe révèle des sous-cultures liées à ses activités et à ses produits : « Moi je comprends que l’entreprise veuille le faire à un moment donné, pour canaliser un peu tout ce qui est fait et voir vers quoi il faut aller. Après c’est vrai qu’on voit par le traiteur qu’il y a peut-être plus de, comme je disais tout à l’heure, un noyau dur de consommateurs, et d’avoir besoin de plus de relations avec ce type de consommateurs qui ne sont pas très nombreux. Enfin, c’est pas des millions de personnes. Alors que nous en charcuterie c’est très différent. On est plutôt sur une masse de personnes. On va pas s’amuser à faire un fichier pour les mecs qui achètent une tranche de jambon, sinon on s’en sortirait pas. Donc on n’a pas tout à fait la même approche aujourd’hui entre le traiteur et la charcuterie. Je pense que le traiteur est beaucoup plus sensible à un certain nombre de choses, notamment de groupe conso, de choses comme ça » (REP14_COPIL_ACT_20101125). Dans cette situation, l’ISO 26000 devient un outil de modification des rapports de forces. Elle oblige à repenser les frontières des activités et des fonctions de l’entreprise, tout en
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représentant un outil de conquête de nouveaux espaces d’action. La dimension transversale de la norme est même perçue comme intrusive, car elle réintroduit une dimension collective dans l’entreprise : « Donc, je crée une dynamique et c’est un travail collectif. Et dans les autres retombées positives de la RSE, c’est l’invitation et l’obligation d’un collectif et de battre une forme d’individualisation de la vie au travail, qui est une retombée sociologique de grande importance, de très grande importance. » (REP7_DGD_20120829). « … J’ai mis sur les directeurs d’activité, un objectif humain qui est un objectif d’entraide entre directeurs généraux d’activité. […] Privilégions la réussite d’équipe et d’entreprise à de la performance individuelle. C’est une vraie philosophie de système » (REP7_DGD_20120829). Le projet de RSE donne la sensation de déposséder certaines fonctions corporate de leurs attributs. Des pilotes avouent ne plus maîtriser une partie du périmètre de leur mission : « Donc moi, comme il y déjà un groupe qui travaille là-dessus, dans lequel je suis d’ailleurs, mais du coup je n’ai pas retravaillé au niveau du groupe, cette dynamique qui fait qu’on passe d’une charte nutritionnelle à une charte d’alimentation durable…. Et donc ça me sert et ça me dessert, c’est-à-dire que ça me permet de montrer aux gens que c’est vraiment ça qu’il faut faire. En même temps, ça me dessert dans le sens où j’ai plus la main directement là-dessus » (REP2_COPIL_CORP_20130614). L’ISO 26000 oblige à repenser les frontières de l’organisation et de sa responsabilité. La RSE contraint en effet les entreprises à s’interroger sur leurs pratiques et les impacts de leurs décisions sur leur environnement. Les problématiques qui en découlent déplacent les centres d’intérêts : « Enfin, vendredi, en participant, en écoutant, en partageant, je me disais, ça relève aussi des problématiques qu’on a indépendamment de la RSE. […] Enfin, dans le pilotage il y a trois ans, moi, j’avais quelques partis pris sur le pilotage. C’est : pas de ressource dédiée et on traite les sept questions centrales. […] Après il a forcément des inconvénients et des avantages. » (REP18_COPIL_PROJ_20130412). « Je suis quand même frappé par l’adhésion globale. Il n’y a personne qui se met contre, qui met le bâton dans les roues. Les seuls problèmes, c’est du problème de communication. C’est tout. Ça doit se régler. Mais il y en aura d’autres » (REP7_ DGD_20120829). Une interruption de la dynamique du projet RSE est survenue après la phase d’autoévaluation, lorsque les effets du projet commençaient à toucher la partie opérationnelle de l’entreprise. Les blocages trouvaient leur source dans les répercussions des actions liées aux axes stratégiques (définis par le comité de pilotage et une partie des cadres) :
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« Moi j’y crois, je pense que c’est… j’y crois beaucoup. Après dans le fonctionnement, je pense que ce n’est pas du fonctionnement adapté. Donc, il faut être hyper-vigilant parce que sur la finalité on est tous d’accord, après les moyens font que… je trouve que ça bloque. Finalement, je pense qu’il y a des risques de capotage plutôt que d’autres choses, donc la réorganisation c’est un peu ce qui a été évoqué lors du dernier Copil » (REP2_COPIL_CORP_20130614). « Avec la réintroduction du rôle des DG [d’activité], c’est hyper important. La difficulté, c’est que ce sont des sujets transversaux donc c’est ça en plus pour les équipes qui ont déjà des trucs à faire. Il faut que ça rentre dans… enfin à mon avis, la clé de la réussite c’est qu’il faut que ça rentre dans les us et coutumes, dans les procédures, dans les fonctionnements actuels. Il ne faut pas en rajouter une couche, on le sent depuis longtemps » (REP2_COPIL_CORP_20130614). La création des postes de responsable RSE et de directeur marketing stratégique, conjuguée à la modification des structures de gouvernance comme le comité exécutif et le comité RSE en conseil d’administration, ont contribué à déstabiliser l’organisation verticale des activités pour insuffler davantage de transversalité dans le groupe. La difficulté résidait dans la recherche de la bonne articulation entre les impératifs singuliers des activités et le réalignement sur une logique de groupe, tout en atténuant les résistances engendrées par ces modifications : « Et la création de mon poste c’est ça. C’est un peu dur, parce que c’est contre culturel mais, mais tout le monde a conscience que c’est nécessaire » (REP8_CODIR_ CORP_20140903). « … ce que j’ai cherché, c’était plus de trouver des gens qui étaient capables de travailler en projet et de dépasser leurs fonctions. Oui, c’est ça qui est important. Alors il se trouve, puis c’est plutôt rassurant, que dedans, il y avait les deux directeurs d’activités France. Heureusement, parce que si j’avais pas pu les mettre là, ça posait quand même un problème. Si, au moment où on veut développer ce type de projet, je sens pas capables les deux directeurs généraux de la France de pouvoir faire ça, il y a un problème d’adéquation par rapport aux compétences. Ce n’est pas le cas. […] Donc, c’est une équipe réduite qui va porter ce projet. Donc, ça nous amène à modifier l’organisation du groupe. Parce qu’on s’est dit, au comité de direction, on est à la fois trop nombreux pour pouvoir traiter ce genre de sujet. […] ce que je voulais, c’était une équipe qui aille au-delà de ses prérogatives quotidiennes » (REP13_DG_20140908). « Mais, on s’était dit, le comité de pilotage c’était bien pour lancer la démarche. On a ressenti, au bout d’un moment, qu’il fallait passer ça au comité de direction, mais finalement, on ne savait pas trop quoi passer […] Maintenant, le chef de projet RSE, c’est le Comex. Voilà, c’est… Parce que, je crois qu’on a manqué un peu d’animateurs de la démarche. C’est pas facile » (REP13_DG_20140908).
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Des multiples pressions externes se manifestent également par l’intermédiaire des parties prenantes. Les attentes de la partie prenante client constituent un moyen d’intégrer des préoccupations RSE à la relation commerciale : « Sur le social, sur l’environnemental. Sur les clients, c’est en train de bouger au fur et à mesure qu’on reçoit des appels d’offres sur les MDD87 ou sur de la restauration, les commerciaux s’inquiètent parce qu’ils voient arriver des engagements à signer en disant “holà mais ça va au-delà du cahier des charges produit, donc je signe pas tout de suite déjà, je me mouille pas parce que là quand je regarde la liste des engagements qu’on demande à l’entreprise de prendre, moi commercial, même si je suis responsable du compte, je signe pas ou je signe pas tout seul”. Donc on voit bien que ça commence à faire bouger un peu les lignes et on sait bien que chez nous, quand c’est le commercial qui commence à bouger, c’est un accélérateur conséquent » (REP5_COPIL_RSE_20130123). Même si certains responsables comprennent l’intérêt du concept de parties prenantes, il se résume trop souvent à une question de communication. La relation avec les parties prenantes demeure ainsi appréhendée dans une vision essentiellement utilitariste, alors que l’esprit de la RSE l’envisage dans une approche relationnelle et partenariale : « Donc ça, ça va nous aider vraiment à travailler avec nos parties prenantes sur la visibilité : dans quelle mesure Fleury Michon aide ? Pourquoi ? C’est quoi les “valeurs d’entreprise” ? Qu’est-ce qu’on veut défendre ? Etc. Et donc, on va avoir une communication beaucoup plus claire et transparente envers nos parties prenantes, moi je trouve ça très bien » (REP2_COPIL_CORP_20130614). « On a tendance à avoir une vision très, oui, nombriliste, très positive de l’entreprise quand on est en interne. Et c’est vrai que l’image de l’entreprise est aussi, on va dire globalement positive. Mais du coup, si tu veux, en restant dans ce truc-là, je pense qu’on s’affranchit de choses qui sont perçues bien différemment dans certains points » (REP19_COPIL_CORP_20130306). Un autre exemple d’influence exercée par les parties prenantes sur Fleury Michon se matérialise par l’intermédiaire des investisseurs. Les acteurs-clés des milieux ISR (Investissement Socialement Responsable), comme les agences de notations financières et extra-financières, émettent des avis et des classements qui orientent les décisions des investisseurs. Ces notations contraignent les entreprises souhaitant intégrer ces fonds ISR à adopter des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans leur gestion financière : « Je comprends que l’entreprise, à partir du moment où on est sur le marché de bourse, qu’on s’intéresse particulièrement à ce dossier. On serait en capital fermé, ce ne serait 87 Acronyme : Marques De Distributeur.
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pas une priorité, une urgence à aller dans la RSE. Quand on fait appel à la bourse et aux capitaux publics, il faut aussi émettre beaucoup plus d’informations et répondre aux questions des investisseurs.» (REP14_COPIL_ACT_20101125). Dans la perspective socio-politique d’appropriation, la norme représente également un outil de communication, voire un instrument d’influence pour orienter le choix des clients et consommateurs qui sont les principales parties prenantes avec les actionnaires et les salariés. L’ISO 26000 est donc aussi appréhendée dans une dimension marketing et commerciale assurant une reconnaissance de la marque Fleury Michon. Avec la norme, le groupe trouve une source d’opportunités renforçant sa différentiation et lui apportant un avantage concurrentiel : « La norme permet d’améliorer l’image de marque de l’entreprise et son indice de confiance » (REP2_COPIL_CORP_20101125). « C’est une espèce de, de, de sceau d’authenticité. C’est, c’est la signature si vous voulez, qui fait que ça donne de la crédibilité » (REP15_ADM_20130212). « L’intérêt c’est de pouvoir communiquer. C’est-à-dire qu’il faut que ça nous serve à nous rapprocher des consommateurs puisque ce qu’on cherche avec la marque, c’est quand même se rapprocher des consommateurs ; avoir plus de proximité ; créer plus d’émotions avec la marque. C’est ce qu’on travaille en publicité. Mais il faut qu’aussi ça se traduise, je dirais, par d’autres axes que la publicité » (REP14_COPIL_ ACT_20130306). L’appropriation de l’ISO 26000 : l’apprentissage d’un projet collectif
Si la fonction de conformation (Moisdon, 1997) s’apprécie au regard de la perspective instrumentale, la fonction d’exploration de l’ISO 26000 vise à créer et propager du savoir. La norme aide Fleury Michon à intégrer une forme universelle de RSE dans son fonctionnement. L’appropriation cognitive de la RSE participe à la modification des comportements. La norme joue un rôle de sensibilisation et de formation dans le cadre du comité de pilotage. Elle endosse une fonction de simplification du réel, de réduction de la complexité perçue, indispensable pour saisir le contenu et l’étendue de la RSE dans un premier temps pour en assurer l’assimilation par les individus. Le besoin d’appropriation des acteurs passe par la maîtrise du vocabulaire normatif. À cet égard l’équipe de chercheurs intervenants a pu jouer un rôle important dans la contextualisation d’une norme jugée abstraite et inapplicable dans l’entreprise en l’état. Dans cette perspective cognitive, la norme ISO 26000 est envisagée comme un support individuel et collectif d’apprentissage de la RSE. La capacité des acteurs – sur la base de l’outil – à construire, diffuser et partager des valeurs et une vision commune, stimule les apprentissages :
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« L’enjeu, déjà, c’est de faire comprendre, accepter, faire en sorte que les salariés adhèrent à ce sujet-là » (REP2_COPIL_CORP_20111214). « Sur la norme en tant que telle, je pense que tous, les uns les autres, y compris la direction générale, s’y sont bien retrouvés, donc il n’y a pas de remise en question. Mais la norme n’a pas été décisive. C’est le concept de RSE qui a été décisif » (REP5_ COPIL_RSE_20130123). « Il y a certainement la nécessité de commencer par la base. C’est-à-dire de faire en sorte que tout le monde, sur le terrain, puisse identifier à son niveau une, deux, trois, cinq ou dix choses, quotidiennes ou hebdomadaires, etc. Je veux pas dire qu’ils sont labellisés RSE mais qu’ils tombent dans le domaine du sujet RSE que le groupe a commencé à travailler. En disant : « ben oui voilà, maintenant je commence à comprendre avec mes mots à moi, avec ce que je vois sur le terrain, ce que la RSE veut dire et ce qu’on essaye de m’expliquer avec des mots savants, » etc. ou de loin » (REP10_COPIL_ACT_20130123). Au-delà de son dimension pédagogique, la démarche fait également progresser l’organisation dans sa responsabilité, selon une démarche d’amélioration continue qui n’est pas sans rappeler les systèmes de management par la qualité : « Mais en tout cas, ça nous oblige à nous ouvrir sur le monde, et à le voir. Et à voir nos limites ; en être conscients. » (REP9_PDT_20120829). « Sachant qu’historiquement, ça nous a aussi permis de nous élargir à d’autres domaines, parce qu’on était très, très focalisés progrès social, dialogue social. C’était vraiment notre prisme. Qu’on doit garder, évidemment… Sur lequel il faut continuer à progresser, mais ça nous a permis d’aller sur d’autres domaines » (REP9_ PDT_20140709). « Donc aujourd’hui, elle nous sert encore quand on commence à vouloir bâtir un plan d’action, surtout sur des thématiques qui sont encore un peu je dirais, culturellement éloignées, de nos préoccupations. Par exemple les droits de l’Homme, non pas qu’on ne soit pas préoccupé pas les droits de l’Homme, mais Fleury Michon, entreprise française vendéenne, se pose peu de questions sur les droits de l’Homme. Quand on commence à dézoomer et à voir nos partenaires, nos fournisseurs, nos sous-traitants, là on commence à se dire : “ah, oui, effectivement si c’est pas nous, mais ça peut être les autres” » (REP10_COPIL_ACT_20130123). Lors des trois premières années, cette logique de progression n’a cependant pas permis de dépasser un apprentissage en simple boucle, principalement en raison du contexte restreint dans lequel s’est déroulé le projet, mais également à cause de la forte concordance existant entre l’esprit de la norme et les éléments de culture interne. Paradoxalement, ce constat
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de faible distance entre les principes véhiculés par une norme internationale et ceux qui forgent l’identité du groupe n’incite pas Fleury Michon à modifier ses cadres de référence. L’apprentissage en double boucle n’a réellement commencé à s’inscrire dans l’entreprise qu’à partir de la quatrième année, quand il a été question de l’intégration stratégique de la RSE et de la modification des structures de gouvernance. En terme d’apprentissage, les difficultés apparues en début de projet ont été relatives à la norme elle-même, issues des perceptions déjà évoquées : « Les gens n’ont pas compris. Elle était trop scolaire » (REP9_PDT_20140709). « Ça va être compliqué, enfin, on va avoir des difficultés parce qu’elle est quand même assez imposante. Enfin, ça traite tous les sujets. En plus, il y a ces histoires de question centrale, domaine d’action, etc. Il y a des choses qui ne sont pas forcément adaptées aux activités de Fleury Michon » (REP17_COPIL_20111214). « Non c’est pas une contrainte mais si c’est tellement vague à un moment donné, bon, c’est que, bon chacun y voit un peu ce qu’il veut quoi, à un moment donné donc… Moi, ça m’a gêné un peu quand on la lisait… Quand on la lisait deux fois, ça va. Puis la lire une troisième fois… Je trouve que c’est pas facilement accessible » (REP14_ COPIL_ACT_20130306). La norme permet d’abord la création d’un langage commun sur lequel va pouvoir s’appuyer la dynamique d’apprentissage. L’ISO 26000 représente une norme-définition (Billaudot, 2011) sur laquelle les acteurs recherchent des éléments de compréhension. Les lignes directrices contiennent un langage standard, une forme de répertoire partagé, qui aide les acteurs à se représenter la RSE pour en construire le sens de leur propre démarche : « Ça structure la pensée donc la compréhension mutuelle, oui » (REP12_COPIL_ CORP_20130307). « C’est une structure de la RSE. C’est une grille de lecture. C’est une norme qui n’est pas certifiable. Donc au final, c’est différent des autres normes qu’on a en interne. Donc c’est plutôt un langage commun » (REP12_COPIL_CORP_20111214). La norme participe également, au-delà du questionnement de la démarche RSE, à une prise de conscience favorable à l’appropriation. Elle autorise une dynamique de rapprochement entre les collaborateurs issus des différentes activités du groupe. L’ISO 26000 instaure ainsi une compréhension partagée de la RSE, inter-activités, facilitant l’approfondissement ultérieur de sa réflexion et de sa contextualisation : « C’est le gros avantage. C’est plus un outil pour se faire poser des questions et structurer les choses, que pour communiquer le sens de la démarche RSE » (REP9_ PDT_201407009).
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« Après je sens bien que dans les difficultés que l’on a, c’est de faire comprendre la démarche et la rendre digeste dans le cadre dans lequel on est, une entreprise agroalimentaire dans un environnement français et la traduire de manière très concrète et opérationnelle par rapport aux questions centrales » (REP18_COPIL_ PROJ_20101125). « … Je pense que petit à petit, il y a une vraie prise de conscience. Et on est de plus en plus tournés vers ce sujet-là. » (REP4_CODIR_DACT_20130412). « On est partis d’une phase de démarrage, on apprenait beaucoup la RSE. Là maintenant, on commence un peu à la dominer et à vraiment avancer pas à pas dans un schéma qu’on est en train de se donner. Donc, sur le chemin parcouru […] on s’est bien approprié le sujet et que maintenant, on est dans une phase de transmission du projet aux équipes opérationnelles du groupe. Là, il faut vraiment qu’on fasse migrer le sujet RSE du groupe de spécialistes à une démarche globale du groupe Fleury Michon » (REP10_COPIL_ACT_20111214). La norme ISO 26000 est un outil qui rend visibles les actions de responsabilité sociétale déjà existantes dans l’entreprise. Elle permet aux acteurs engagés dans ce processus de changement d’apprendre à identifier ces actions, de les préciser, de les nommer : « Oui, ça nomme ce qu’on ne nommait pas avant. Et ça améliore, on va dire, globalement l’orientation. […] Enfin je ne suis pas sûr que ça les révolutionne. C’est une autre vue d’esprit dans l’analyse. Par exemple, les questions de l’environnement, on va se les poser de façon plus structurée. » (REP12_COPIL_CORP_20130307). D’une certaine manière, l’outil de gestion ne fonctionne plus ici comme une « technologie invisible » pour reprendre l’expression de Michel Berry (1983) mais comme un instrument dont la propriété est de révéler, de porter à connaissance des pratiques et des comportements socialement responsables. Cette situation correspond à un mouvement d’externalisation des savoirs tacites selon Nonaka (1994). À ce titre, elle crée de nouveaux espaces organisationnels transverses de partage de connaissances, à l’instar du Copil et des groupes de travail thématiques. Grâce à la norme, les individus prennent conscience des enjeux et des difficultés de l’intégration de la RSE en les formulant lors des réunions d’avancement du projet. Cette situation révèle la nécessité d’asseoir localement la portée de la norme et d’en extraire une connaissance située, dans le but de diffuser un apprentissage utile aux acteurs. Comme le souligne Blandin (2002), dans le registre de la sociologie des objets, il importe de « considérer les usages comme des “connaissances” et leurs processus de diffusion comme des processus d’apprentissage » (Blandin, 2002, p. 46). Selon ce registre cognitif, l’ISO 26000 représente un objet de connaissance et génère des savoirs locaux utiles à son appropriation. Afin d’illustrer notre propos, nous développons un exemple portant sur l’élaboration d’une charte éthique :
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« C’est un processus assez long. Mais, mais qui était une charte éthique et qui a débouché finalement, aussi, sur une charte comportement, comportementale. En disant, finalement, bon l’éthique c’est une chose. Mais finalement, au départ, ce que voulaient les gens, c’était “ce que j’ai le droit de faire et ce que j’ai pas le droit de faire”. Mais, c’est bien plus compliqué que ça. Donc c’est un peu comme la nourriture, la nutrition. C’est-à-dire que, la question c’est, c’est, c’est pas ce que j’ai le droit ou pas le droit de faire. C’est, c’est connaître les principes qui me permettent d’agir et de prendre des décisions en toute connaissance de cause. C’est ça. C’est pour ça, je dis, le truc tricolore, ça sert à rien. C’est, c’est… en tout cas, c’est pas la bonne mesure. Bon. Et donc, ça nous a amené à discuter, sur des choses qu’on n’avait encore pas souvent discuté dans le groupe, sur comment on se comporte vis-à-vis de nos fournisseurs ? Comment on se comporte même entre nous ? » (REP13_DG_20140908). La norme favorise la collaboration, les échanges et discussions entre acteurs, obligeant à sortir des logiques de silo qui caractérisent le fonctionnement organisationnel et à intégrer les disparités de perception et d’usage entre acteurs. Le groupe provoque une émulation progressive de l’apprentissage : « Pour combattre nos routines cognitives, la représentation groupale qui consiste à concevoir le groupe comme une somme dynamique d’interrelations individuelles, où chaque personne apporte ses propres représentations, son sens de l’action, ses valeurs, sa quête d’identité, ses connaissances… est à privilégier » (Brun, 2009, pp. 2021). La dynamique collective déclenche un processus progressif et spécifique de réflexion, d’interprétation et d’implication chez chacun des membres du groupe, qui génère ainsi une acquisition de connaissances (Ibid.). L’intégration de l’ISO 26000 donne l’occasion de constituer des espaces de dialogue et de négociation à côté des structures traditionnelles. Ces espaces dédiés abritent les réflexions à partir desquelles l’appropriation de la RSE se construit, et ce avant le déploiement de la norme. Ces espaces collectifs propices au partage et à la réflexion pour construire la responsabilité sociale du groupe, fondent une représentation sociale partagée et contextualisée de la RSE. Les conséquences de cette phase d’apprentissage sur la dynamique de changement sont importantes. Elles vont donner l’impulsion sur laquelle reposera la dynamique de changement ultérieure. La progression dans la démarche RSE amène par ailleurs les dirigeants à concevoir l’apprentissage dans une relation extra-organisationnelle avec certaines parties prenantes : « Et en s’exposant à la critique, on le fait pour être dans une démarche de progrès et d’ouverture. Donc on attend beaucoup de ça. Et en même temps j’espère que ce ne sera pas non plus un électrochoc qui va nous déstabiliser et nous faire perdre confiance en nous-mêmes. Parce que ce qu’on fait déjà de bien, il faut continuer à le faire. Mais ce que j’espère, c’est une certaine ouverture à l’extérieur qui va nous mettre dans une exigence encore plus forte. » (REP9_PDT_20120829).
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Enfin, un dernier effet de la norme lié au prisme cognitif de l’appropriation tient au besoin éprouvé par le groupe de formaliser des représentations de la RSE pour les partager. Le fonctionnement oral et réactif de l’ancienne PME qu’était Fleury Michon se retrouve à nouveau mis en tension par l’arrivée d’une nouvelle norme. Boiral (2008) a souligné ce phénomène en précisant que « les normes ISO privilégient un mode de gestion formalisé et systématique qui est au départ adapté aux entreprises formelles, en particulier les grandes organisations » (Boiral, 2008, p. 54). Ainsi, l’ISO 26000 devient progressivement un révélateur des lacunes et des lignes de force de l’organisation. La norme joue à ce titre la fonction d’un outil d’investigation du fonctionnement organisationnel (Moisdon, 1997) : « … Donc ça nous oblige à formaliser les choses. Parce qu’on reste quand même dans une culture du verbal, on a beau ; on ne se refait pas. Donc ça nous donne un cadre par rapport à ça » (REP12_COPIL_CORP_20130307). « … On était d’une tradition orale et on passe à une tradition écrite […]. C’est une norme qui a imposé quelque chose. Moi, je pense que ça, ça met de toute façon du formalisme et de la rigueur. Voilà. Formalisme, rigueur et engagements » (REP7_ DGD_20140722). « Et ce que les gens attendent ce n’est pas un changement culturel, parce que la culture elle est là. C’est le fait d’avoir des guides normés, d’avoir une démarche de progrès qui soit formalisée. Aujourd’hui, on ne formalise pas. » (REP9_PDT_20120829). L’appropriation de l’ISO 26000 donne du sens à l’action collective
Au-delà d’un usage purement instrumental, les valeurs et principes contenus dans l’ISO 26000 nous amènent à considérer l’appropriation de la norme comme participante d’une dimension symbolique. Cela signifie, entre autres, que l’individu trouve dans la RSE un sens qui dépasse le simple rapport contractuel le liant à son employeur, et par lequel il considère donc l’usage de la norme comme relevant d’une injonction. Dans le contexte propre à la culture du groupe Fleury Michon, l’ISO 26000 est un outil qui contient et véhicule du sens dans un univers social professionnel où la dimension collective importe. Aux yeux de certains responsables interrogés, l’ISO 26000 devient une alternative pour sortir de la crise de sens dans laquelle se trouvent les organisations et plus largement la société. La norme favorise la prise de recul et le questionnement sur le sens des actions engagées : quelle est la valeur et le sens du travail en général ? À quoi sert mon travail en particulier ? Quelle est l’utilité de l’activité collective ? Quelle est la finalité d’une entreprise ? Dans ce registre, la RSE crée du sens pour les individus qui vont ensuite le partager dans l’organisation. Cet univers symbolique se matérialise sous la forme de processus de sensemaking et de sensegiving (Weick, 1995) renforçant les convictions de la direction et assurant le partage d’une vision stratégique, de valeurs rattachées et d’une culture d’entreprise.
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La création de sens (sensemaking) est un processus rétrospectif par lequel les acteurs donnent du sens aux situations ambiguës et équivoques auxquelles ils sont confrontés en sélectionnant et réarrangeant certains éléments de leur environnement (Weick, 1995). Ce processus permet de comprendre comment Fleury Michon construit sa démarche de RSE à partir de son identité, et la justification de ses actions. Il s’inscrit dans la formalisation des pratiques et actions engagées par l’entreprise, qui existaient jusqu’alors dans un registre tacite. Le sensemaking trouve un terrain privilégié et fertile dans les pratiques éthiques des affaires : « Si la RSE est l’occasion pour toutes les entreprises de s’interroger sur le sens des choses et puis l’équilibre des choses, on aura fait un gros bout de chemin » (REP7_ DGD_20120829). « Donc, c’est quelque chose qu’il faut construire ensemble, ça c’est sûr. Que, que d’avoir quelque chose qui nous aide à formaliser, donne forcément du sens » (REP7_ DGD_20140722). « Je pense qu’il y a beaucoup d’entreprises qui ont des difficultés aujourd’hui parce qu’elles ont perdu leur sens, leur âme, ce n’est plus qu’un attroupement de gens qui ne savent plus à quoi ils servent et qui sont terrorisés, et la confiance n’est pas là. Si vous venez tous les matins la peur au ventre, comment voulez-vous être bon au boulot ? » (REP13_DG_20110119). « … Ça peut nous donner, par la mobilisation que ça crée, du sens aux choses. Parce qu’il peut y avoir un sens : notre survie ne passe que par un taux de rentabilité de deux à trois pour cent de marge nette et puis on décrète que c’est cinq pour cent. Puis, on convoque les gens : “Voilà. Les gars, vous serez jugés, puis si vous n’êtes pas dans les cinq pour cent, vous êtes virés”. Ça, c’est un modèle. L’autre modèle, c’est le sens des choses. […] On peut avoir la conviction que l’entreprise sera plus forte, plus rapide et plus riche à la fin. Et elle gagnera plus d’argent et elle en fera participer, elle en fera bénéficier son personnel. C’est un postulat » (REP7_DGD_20120829). Le déploiement de la démarche RSE s’appuie également sur un processus de sensegiving visant à diffuser les valeurs en lien avec la RSE et à focaliser l’attention des acteurs organisationnels : « On a vu des opportunités de se dire dans ce monde de sauvages où personne ne respecte plus rien, on peut montrer qu’une entreprise qui a un comportement plus responsable, finalement peut réussir et donner envie » (REP13_DG_20110119). « Et le “vivre ensemble”, l’apprentissage du “vivre ensemble” et d’inventer un nouveau modèle de société qui prend en compte les besoins et les attentes de tout le monde de façon plus juste […]. La RSE peut y contribuer » (REP7_DGD_20120829).
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Le sensegiving se comprend également comme un moyen de consolidation et de transition utilisé pour passer d’une logique d’activité à une culture de groupe prenant en compte la marque et transcendant les logiques verticales : « Je disais, la pub Fleury Michon, le système de communication Fleury Michon ne peut pas être que l’addition des communications des différentes activités. C’est-à-dire qu’à un moment donné il y a une vision globale à établir qui se décline. Et nous on est toujours plutôt partis de la base, et notre consolidation, c’est vraiment une consolidation. C’est une addition de choses. […] notre politique environnementale ne peut pas être que l’addition d’initiatives qui sont prises… À un moment donné, on est obligés de donner une vision » (REP13_DG_20120404). La RSE, à travers l’ISO 26000, entend favoriser une prise de conscience. Au fur et à mesure de l’avancement du projet de déploiement de l’ISO 26000, les actions RSE passées ou en cours deviennent une source de fierté interne, révélant ainsi des pratiques et d’un management en phase avec les principes et les questions centrales de la norme : « Donc ça doit être absolument incarné. Et si les membres du comité de direction ne sont pas totalement fiers et ne sont pas face à ces difficultés ; et si à un moment donné, ils ne butent pas face à des questions dérangeantes et qu’ils n’acceptent pas de voir … ce ne sera pas un succès » (REP9_PDT_20120829). « Ce qui est cruel dans l’entreprise, c’est que quand vous perdez, vous disparaissez. Et donc, on est dans une compétition où il faut gagner des matchs, jour après jour. Et, on peut le faire, avec une équipe très collective, une équipe très soudée, avec un projet très fort. Et pour nous, la RSE, c’est une façon ; même si on l’avait déjà dans le projet d’entreprise, cette idée de progrès social qui existait ; c’est une façon de donner un supplément d’identité aux salariés, à condition d’exprimer de façon propre à Fleury Michon […] plus qu’une façon comme le ferait n’importe quel groupe, comme le ferait Total, ou n’importe quelle multinationale, la BNP, ou je ne sais quelle banque qui a aussi son projet RSE. Il faut qu’on trouve notre engagement RSE, que les gens de Fleury Michon s’y retrouvent facilement » (REP9_PDT_20140709). Ce sentiment de fierté, ressenti aussi bien par les collaborateurs que la direction, procède d’un investissement affectif (Grimand, 2006, p. 19), condition et support de l’engagement de RSE. Cet engagement atteste de l’importance du besoin d’appartenance groupal qui transcende les individualités. La norme ISO 26000 agit sur le rapport identitaire au collectif et à l’organisation, dès lors que les acteurs l’investissent de sens. L’identité organisationnelle se trouve renforcée et réactivée au contact de l’esprit et des valeurs de l’ISO 26000. La norme valorise la culture de Fleury Michon. Sur ce registre de cohésion organisationnelle, la norme révèle des conséquences logiques et interdépendantes : elle incarne une aspiration fédératrice sur laquelle se sédimentent des problématiques de diffusion, de transmission et de partage de valeurs.
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« L’idée c’est quand même de fédérer les gens, d’assumer ce que l’on est, de le faire savoir, et de fédérer nos équipes autour de ça » (REP13_DG_20110119). « L’analogie que je trouve pour la RSE, c’est que “le business ce n’est pas la guerre”. Ça ne doit pas être la guerre. Il faut du respect. C’est comme un sport où il y a des perdants et des gagnants. C’est un sport d’équipe. Et comme un sport d’équipe, il faut jouer collectif, il faut un projet, il faut quelque chose qui rassemble les gens. Il faut que les gens aient envie de se donner à l’équipe. Et, si on est, je pense, justement, collectif chez Fleury Michon, c’est qu’il y a un projet fort et qui tire en avant » (REP9_ PDT_20140709). « Donc, comment gérer, garder des valeurs fondamentales, faire adhérer les personnes pour qu’on reste dans une société qui met du sens aux choses ? On n’est pas là que pour chercher son fric, mais du sens aux choses. L’entreprise est un lieu de relations humaines d’abord. C’est après qu’on a confondu le reste. C’est d’abord un lieu de vie » (REP7_DGD_20120829). Ainsi, dans la perspective symbolique de l’appropriation de la RSE, la norme ISO 26000 initie un processus à double niveau de construction de sens. Au niveau interne, elle fédère autour d’un projet commun et transversal, tout en assurant à la fois le renforcement et l’engagement aux valeurs d’entreprise. L’usage de la norme préserve la cohésion sociale de Fleury Michon. Pour la direction générale, l’affirmation des valeurs représente un élément déclencheur du processus de construction d’une stratégie RSE locale (Pestre, 2014). Au niveau externe, l’ISO 26000 incarne une possibilité de dialogue avec des parties prenantes, dans le respect des attentes des consommateurs les plus engagés. Le groupe agit non seulement pour valoriser les démarches RSE déjà entreprises mais aussi pour (re)gagner la confiance des consommateurs, écornée par les différentes crises et scandales touchant régulièrement l’industrie agroalimentaire.
L’acceptation de la norme laisse place à l’appropriation de la rse L’appropriation de la RSE ne s’impose pas à des acteurs ou à une organisation. Elle n’est pas un résultat à atteindre : elle s’inscrit dans un « processus long qui débute bien avant la phase d’utilisation de l’objet et se poursuit bien après l’apparition des premières routines d’utilisation » (de Vaujany, 2005, p. 33). Elle est également le fruit d’une construction collective. Il s’agit d’un processus complexe et multidimensionnel dans lequel s’enchevêtrent quatre visions principales : instrumentale, socio-politique, cognitive et symbolique. Loin de résulter d’un processus linéaire, prédictible et stable, l’appropriation se construit dans le temps et évolue par étapes successives, au cours de la démarche. Nous avons observé que l’intensité des perspectives variait au cours du processus. Nous avons également constaté que l’appropriation revêt un caractère itératif. Elle se construit par de nombreux mouvements qui scandent sa dynamique. Enfin, les perspectives d’appropriation semblent
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interdépendantes et complémentaires. L’adoption d’une perspective dominante, si elle permet de donner une cohérence d’ensemble à la démarche, génère aussi des déséquilibres et des points aveugles, susceptibles d’entraver le déploiement de la démarche RSE. Le primat de la perspective instrumentale conduit ainsi à sous-estimer les enjeux de pouvoir, de même que l’insistance portée sur l’adéquation entre la culture interne Fleury Michon et la norme ISO 26 000 ne permet pas pleinement à cette dernière de s’affirmer comme un levier d’apprentissage organisationnel. Une synthèse des précédentes sections présentée dans le tableau 12 illustre au regard du matériau empirique chaque composante du processus d’appropriation. L’introduction de la norme ISO 26000 montre dans le cas Fleury Michon la prégnance de certaines perspectives – instrumentale et symbolique – au détriment d’autres perspectives – sociopolitique et cognitive. Tableau 12. - Valeur d’usage attribuée à la norme ISO 26000 dans la dynamique d’appropriation de la RSE Registre d’appropriation
Valeur d’usage attribuée
Modalités
Instrumental
Normative et pragmatique
Rationalisation de la RSE par structuration et priorisation de la démarche ; conformation à des principes et des valeurs identifiés ; recherche de contrôle des comportements ; quête de pérennité organisationnelle.
Socio-politique
Stratégique et relationnelle
Transversal et intrusif ; redistribue une partie des pouvoirs ; perturbe la rationalité économique dominante ; contraint une communication avec les parties prenantes.
Cognitif
Apprentissage et partage
Création et partage du sens ; renforcement et réactualisation de la culture organisationnelle ; support identitaire ; source de fierté ; consolidation de la marque.
Symbolique
Signification et renforcement identitaire
Opportunité d’apprentissage individuel et organisationnel ; formalisation ; favorise le partage et la collaboration entre acteurs et entités du groupe.
Les prismes dominants de l’appropriation de la RSE chez Fleury Michon
Nous avons observé à de nombreuses reprises la proximité empirique opérée par les acteurs entre la norme et la RSE, c’est-à-dire entre l’ISO 26000 et le concept qu’elle représente. Sur le terrain, les frontières entre RSE, ISO 26000 et projet s’estompent progressivement lors de l’avancement de la démarche. Dès les premiers entretiens, soit sept mois après le démarrage du projet, ces notions se confondent dans le même registre. Paradoxalement, cette ambiguïté se révèle un élément favorable à l’appropriation de la norme, car elle la débarrasse des connotations négatives liées à l’emploi du terme « ISO ».
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Qu’elle soit intentionnelle ou non, l’assimilation de la norme à la RSE signifie que l’ISO 26000 représente une forme de RSE correspondant aux perceptions d’une partie des individus interrogés. Dans leur esprit, l’usage de l’ISO 26000 est pertinent pour intégrer la RSE, dans la mesure où la norme est capable de simplifier le réel (Berry, 1983), voire de modifier la perception du réel et l’interprétation de la RSE (Aggeri et Labatut, 2010). L’ensemble des acteurs ont utilisé l’ISO 26000 tout au long de la période d’intervention sans jamais la remettre en question. Il ne s’agissait pas pour autant de respecter l’ensemble de ses recommandations à la lettre, comme le requiert l’usage normatif d’un référentiel. L’appropriation de l’ISO 26000 chez Fleury Michon engage ainsi une dialectique entre un registre instrumental et un registre symbolique. De fait, c’est bien une perspective instrumentale dominante qui semble avoir inspiré l’usage de l’ISO 26000 chez Fleury Michon. Cette utilisation rejoint les conclusions formulées par Boiral (2007) dans une étude relative à l’intégration de la norme ISO 14001 dans les entreprises industrielles : l’auteur observe que le caractère instrumental représente le premier usage de la norme, mais non l’unique. Pour autant, contrairement aux pratiques de certaines entreprises consistant à utiliser la RSE comme un argument marketing pour capter des marchés potentiels, cette perspective instrumentale ne semble pas, chez Fleury Michon, relever d’un registre opportuniste. La démarche n’est pas motivée par l’attrait d’une certification pour le groupe. Au moment de rédiger ces lignes, soit plus de huit années après le démarrage du projet, Fleury Michon n’a pas encore décidé de solliciter une « évaluation 26000 » proposée par les différents acteurs de certification. La recherche de légitimité institutionnelle ne semble pas non plus constituer un déterminant majeur. Le groupe s’efforce de procéder à une assimilation de la philosophie de la RSE et des principes que la norme incarne pour nourrir sa stratégie et réactualiser son modèle culturel. Dans la perspective instrumentale, la norme ISO 26000 assure principalement la mise en action et la structuration de la démarche de RSE. Les sept principes et les sept questions centrales servent de jalons pour guider la démarche. Selon les acteurs, l’usage de la norme est justifié pour agir sur les conditions d’existence du groupe à long terme. Dans cette vision prospective, l’ISO 26000 représente un outil de pérennisation du groupe : la norme semble pouvoir aider celui-ci à opérer une transition, à anticiper les mutations d’un environnement changeant, rapide et incertain, à gérer la réputation de la marque et à accentuer son avantage concurrentiel. Si la rationalité instrumentale a dominé l’usage de l’ISO 26000 tout au long du processus d’appropriation, elle a, par moments, cédé de son importance au profit d’un usage symbolique. La prise en compte de cette dimension symbolique s’explique par l’apport de sens que fournit le concept de RSE au contact de la culture d’entreprise et de la conception de l’éthique des affaires du groupe. Il s’agit alors de contribuer au renforcement du modèle culturel existant, avec en ligne de mire la pérennité de l’organisation, tout en prenant acte, dans cette optique, de la nécessité d’améliorer la prise en compte de la responsabilité sociale. La dimension culturelle du groupe agit comme contrepoint à un usage instrumental qui serait superficiel et engendrerait une démarche cosmétique (greenwashing). Elle impose une
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contextualisation de la démarche RSE, une inscription dans la culture de l’entreprise, dans l’histoire qui a façonné l’existence du groupe. Si nous considérons la norme dans sa fonction de standard à respecter, celle-ci demande à l’entreprise une conformation à des valeurs, par des comportements attendus, même si c’est sous la formulation non contraignante « il convient que l’organisation … » utilisée pour décrire les actions et attentes associées contenues dans chaque question centrale. L’absence de conformité à des registres d’ordre technique ou à des processus incite le groupe Fleury Michon à contextualiser la RSE et non à l’adopter superficiellement par mimétisme. Les points aveugles de l’appropriation de la RSE chez Fleury Michon
Tout en soulignant l’importance de l’instrumental et du symbolique dans la dynamique d’appropriation, les données montrent, à l’inverse, l’occultation – consciente ou non – de deux autres dimensions : la dimension socio-politique et la dimension cognitive. L’appropriation par Fleury Michon témoigne également d’usages émergents, imprévisibles ou détournés, provoqués par la mise en œuvre d’un outil de gestion (Berry, 1983; Hatchuel et Weil, 1992 ; Aggeri et Labatut, 2010 ; Oiry, 2011). La dimension cognitive invite à dépasser une appropriation superficielle et opportuniste de la norme pour en faire un miroir réflexif et un levier d’apprentissage. Cependant, chez Fleury Michon, la prégnance du modèle culturel altère la sensibilité de cette dimension d’apprentissage dans le processus d’appropriation de la RSE. Cela peut s’expliquer par la proximité des valeurs de responsabilité portées par la norme et celles de l’organisation. Tandis que la perspective cognitive est présente dans les débats en début de projet, elle n’a pas su résister à l’usure du temps. Les apprentissages individuels ayant pu être générés par l’intériorisation de la norme n’ont pas été capitalisés en un apprentissage organisationnel. Au début du déploiement de l’ISO 26000, la première phase d’apprentissage s’est déroulée dans un groupe restreint. Le transfert de connaissances sur la RSE s’est établi par un usage de la norme seulement partagé aux neuf membres du comité de pilotage chargés de la gestion du projet RSE et à ceux de la direction. Dans une phase de pré-appropriation (de Vaujany 2005, p. 34), l’apprentissage organisationnel peut être vu comme une dynamique collective permettant de canaliser les représentations des acteurs et d’organiser leur coopération autour d’un projet organisationnel. Dans ce cadre, l’apprentissage est alors perçu comme une démarche à finalité pédagogique, mobilisant et impliquant les acteurs sur un projet de RSE à travers les lignes directrices de la norme. Dans un second temps, on peut observer une phase d’appropriation originelle (Ibid.), dans laquelle l’apprentissage produit une intelligence collaborative pour faire accepter le projet, installer et partager les dynamiques d’appropriation. C’est à ce stade que le prisme cognitif nous semble sous-estimé. Le comité de pilotage n’a pas souhaité communiquer de façon extensive sur le déroulement de la démarche RSE. La communication s’est faite encore plus discrète quant à l’usage de l’ISO 26000 pendant le pilotage du projet. De fait, la dimension pédagogique ne fût réservée qu’aux membres du Copil :
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« Ça manquait de pragmatisme et d’objectif pragmatique […] J’ai progressivement et j’ai mis un an et demi avant de - je l’ai compris il y a peu de temps – de l’importance de certains…de certains éléments de la RSE » (REP20_CODIR_ACTI_20130531). « La pédagogie qu’on y a mis, qui a manquée. Je pense que concrètement, voilà on est arrivé à… J’avais vécu la même chose, je me souviens avec les normes ISO, ISO 9000 en fait, quand c’est arrivé dans les années 90, 89 […] J’ai mis un moment avant de comprendre la démarche » (REP20_CODIR_ACTI_20130531). Tableau 13. - Synthèse de la nature des attentes et inquiétudes des managers Source : réponses aux questionnaires réalisés avant et après le séminaire RSE Attentes liées au déploiement de la RSE « Modalités et planning de mise en place pilotage et impacts sur les organisations (comprendre les activités) » « Le partage de la démarche auprès de l’ensemble des salariés » « Le déploiement du plan d’action (priorité des axes à déployer) » « Le déroulement et les prochaines étapes c’est-à-dire comment, chacun, nous pourrons être partie prenante du projet » « La mise en place opérationnelle dans les différentes strates de l’entreprise » « Le rythme et jusqu’où l’entreprise va aller » « les moyens mis en œuvre, les modes de communication et les étapes à venir » Inquiétudes relatives au déploiement de la RSE « La démarche RSE au global me semble claire ; maintenant, quels sont les objectifs que se fixent FM sont encore flous » « Allier en permanence l’économique et la RSE » « La capacité à impliquer l’amont de Fleury Michon : ses fournisseurs » « Disponibilités de ressources (temps) » « Implication et relais auprès des équipes déjà débordées » « Faire partager la démarche au plus grand nombre - Interactions avec les parties prenantes : notamment nos clients distributeurs » « Afficher des valeurs morales élevées et ne pas les appliquer réellement dans le day-to-day business ou dans le management, quel qu’en soit le niveau, serait terriblement contreproductif. En s’engageant dans la RSE, il y a une obligation de méthodes et de moyens à mettre en œuvre » « Pérennité de la démarche !! » « Surenchères de promesses et d’attentes difficiles à réaliser » « La difficulté au quotidien de réaliser ses objectifs, le besoin permanent d’arbitrer les retours sur investissement, peuvent représenter un risque sur la priorisation des projets »
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
Quelques informations ont cependant été communiquées dans le journal interne de l’entreprise, « l’esprit frais ». Dix-sept mois après le démarrage du projet, le séminaire RSE a toutefois rassemblé cent dix cadres et dirigeants du groupe pour les impliquer dans la détermination des axes stratégiques RSE selon les sept questions centrales de l’ISO 26000. L’événement a également révélé des attentes et des inquiétudes de la part des managers (cf. tableau 13). L’effet d’entraînement produit par ce séminaire est progressivement retombé, en raison de l’absence de diffusion d’information à destination de l’ensemble des collaborateurs du groupe, et de communication visant à faciliter l’apprentissage. Les réponses au questionnaire ante et post séminaire RSE organisé en septembre 2011 témoignent d’interrogations liées au projet RSE. Les inquiétudes se cristallisent autour des limites et difficultés relatives au manque de pragmatisme de la démarche RSE, des contraintes économiques qu’elle est susceptible d’engendrer sur les activités et de l’absence de priorisation face à de nombreux projets. Le choix a été fait de poursuivre le projet RSE en prenant soin de le diffuser de manière contrôlée, essentiellement pour deux raisons. La première consiste à maîtriser le processus de diffusion de la RSE pour ne pas perturber ou entraver le fonctionnement organisationnel. La seconde tient à la volonté de ne pas créer une dimension anxiogène chez les collaborateurs en communiquant sur la nécessité de fournir un effort supplémentaire qui va perturber leur quotidien. Ainsi, l’appropriation de la RSE doit se dissoudre dans « l’existant » organisationnel. Une troisième raison est toutefois avancée par le président de Fleury Michon, qui invoque le risque d’assimilation de la RSE au projet d’entreprise : « Une autre limite aussi de la RSE, ce serait de dire : “la RSE on en fait un tel projet que la RSE devient le projet d’entreprise”. […] C’est une partie de notre culture, une partie de notre projet » (REP9_PDT_20120829). Lambert et Ouedraogo (2010) ont remarqué qu’à l’occasion de l’implantation de la norme ISO 9001, une vision procédurale mais flexible du recours à une norme génère des apprentissages organisationnels et des modifications de routines qui sont sources de changement. Cette approche des effets de la normalisation sur une organisation semble assez proche du cas Fleury Michon, dans le sens où elle se traduit par un apprentissage incrémental. Chez Fleury Michon, l’apprentissage est freiné lors de l’extension du projet à l’ensemble de l’organisation. Ce changement de périmètre de la démarche RSE génère des tensions et des paradoxes que la vision socio-politique permet d’éclairer. Le prisme socio-politique révèle les changements potentiels induits par la dynamique d’appropriation de la RSE passés inaperçus ou sous-estimés, tant du point de vue de leurs conséquences internes – faire descendre la démarche à un niveau plus opérationnel – qu’externes – difficultés à aller au-devant des parties prenantes externes. En interne, les premiers freins sont apparus lors de la mise en œuvre des axes stratégiques RSE et des plans d’action associés. Des tensions ont émergé entre le Copil et le Codir. Faute d’avoir été impliqués dans le projet, et du fait du caractère transversal de la démarche,
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certains membres du Codir ne comprenaient pas d’emblée l’ensemble des enjeux liés au projet. Ce n’est pas tant le niveau d’information qui a fait défaut aux membres du Codir, que l’imposition de contraintes supplémentaires sur lesquelles les managers ne sont pas évalués et objectivés. Nous retrouvons ici des logiques d’acteurs qui ne sont foncièrement pas opposés à la RSE – les membres du Codir sont majoritairement favorables à ce projet – mais qui œuvrent pour ne pas subir des objectifs de gestion additionnels, qu’ils considèrent « hors business ». Ces acteurs ne remettent pas non plus en cause la légitimité de l’organe de pilotage du projet. Ils sont, pour certains, dans des logiques d’évitement et de contournement reflétant la variation de leur degré de compréhension, de réceptivité et d’implication dans la démarche RSE. Deux des trois directeurs d’activité nous ont semblé freiner le déploiement de la RSE. Compte tenu de notre accès au terrain, nous n’avons pas pu observer ces phénomènes plus en profondeur, car nous n’étions pas en situation d’observation participante quotidienne. En outre, nous n’avons assisté qu’à deux réunions du Codir à l’occasion de points d’ordre du jour relatifs à la RSE. Nous avons cependant côtoyé trois membres du Codir siégeant au Copil et rencontré à plusieurs reprises des membres du Codir durant des entretiens en face à face. Nous nous sommes appuyés sur ces données pour formuler cette analyse. Ainsi, la perspective socio-politique met en exergue les difficultés inhérentes aux rapports sociaux dans une organisation. Ainsi « … Cyert ou encore March considèrent l’organisation comme forme de coalition interactive de groupes d’individus aux objectifs conflictuels. Ils démontrent que malgré les négociations sous-entendues, les conditions optimum d’exercice d’un projet restent difficiles » (Gardère, 2012, p. 88). En externe, l’appropriation de la RSE n’a semblé que partielle, au regard de l’ouverture aux parties prenantes, du moins pendant les premières années du projet. Le dialogue avec les parties prenantes et l’implication de certaines d’entre elles dans des changements de chaîne d’approvisionnement produits ont quelque peu infléchi cette représentation (cf. #venezvérifier et j’aime, chapitre 9). Lors de chaque intervention, la nécessité d’identifier et de dialoguer avec les parties prenantes fut relayée par les chercheurs. L’application du concept de partie prenante inscrit en tant que principe dans l’ISO 26000 laisse néanmoins quelque peu dubitatifs certains membres du Copil, dont la fonction est en lien direct avec les clients. Ainsi, ces derniers ont tendance à réduire la notion de parties prenantes à la seule figure du client. Pour d’autres, les parties prenantes représentent un véritable enjeu : « … la problématique des parties prenantes dont je ressens encore plus qu’au début l’importance, […] ce n’est pas la difficulté en tant que telle, mais ça s’inscrit dans une démarche à long terme et que donc il faut tout de suite l’intégrer » (REP18_COPIL_ PROJ_20101125). L’ouverture aux parties prenantes s’est concrétisée par un dialogue, qui dans un premier temps a donné lieu à trois séries d’entretiens. Deux premières séries furent réalisées durant le début de l’été 2011, puis d’avril à juillet 2012. Le guide d’entretien co-construit avec Fleury Michon consistait à appréhender le niveau de connaissance RSE et les démarches engagées par les parties prenantes. En 2013, une troisième série d’entretiens fut réalisée par le responsable RSE auprès d’une quinzaine de représentants de la partie prenante fournisseurs. On rappellera par ailleurs que des représentants de la partie prenante consommateurs sont
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très souvent sollicités par l’entreprise, par l’intermédiaire de structures spécialisées dans les panels consommateurs. Durant cette période, la vision des parties prenantes est restée firmo-centrée, à l’exception notable des relations avec consommateurs, clients et fournisseurs. Les attentes des différentes catégories des parties prenantes n’ont pas été recueillies ; de même, ces dernières n’ont pas été sollicitées lors de la phase de définition des axes stratégiques RSE. Il s’agit là d’une lacune au regard du quatrième principe de la norme ISO 26000. Cette situation reflète la retenue dont fait preuve Fleury Michon dans sa communication. Les fortes contraintes imposées par les distributeurs ainsi que la faible reconnaissance de la démarche RSE par ses clients n’incitent pas le groupe à penser différemment son environnement. De fait, ce qui influence le choix des distributeurs et des fabricants, ce sont les nouvelles tendances portées par les consomm’acteurs. Il s’agit de consommateurs engagés, conscients des conséquences directes et indirectes de leurs comportements d’achat et qui essayent d’agir en faveur du développement durable par le biais de leurs décisions de consommation. Cette situation traduit implicitement une hiérarchisation (Mitchell, Agle et Wood, 1997) des parties prenantes chez Fleury Michon, qui met en avant la prédominance des clients – les distributeurs – et des consommateurs. Le rôle des catégories d’acteurs dans l’appropriation de la RSE
Jusqu’ici, les représentations étudiées étaient communes à tous les acteurs. Nous positionnons désormais notre analyse sur les spécificités des représentations par fonction. Le tableau 14 illustre le résultat des représentations construites par les acteurs au contact de l’ISO 26000. Ce tableau révèle les écarts de représentation entre acteurs. Il permet de considérer le rôle joué par les catégories d’acteurs dans le processus d’appropriation de la RSE selon les niveaux hiérarchiques. L’asymétrie des représentations et attentes envers la RSE peut favoriser l’émergence de tensions pendant le processus d’appropriation. La perspective instrumentale apporte à ce titre un élément de consensus entre acteurs. En effet, l’ensemble des groupes d’acteurs assignent à la RSE une fonction de pérennisation du groupe, de capitalisation pour la marque, et donc de développement des ventes. Elle représente un élément de différenciation évident, qui permet aussi d’exprimer en interne des traits de la culture organisationnelle. Les membres du conseil d’administration recherchent principalement dans l’usage de la RSE un outil de gestion des risques et un instrument d’orientation des trajectoires stratégiques du groupe pour les années à venir. Plus particulièrement, un des administrateurs familiaux reconnaît dans la RSE la capacité à valoriser l’identité singulière du groupe. Le président favorise davantage un bénéfice externe associé à l’évaluation extra-financière du groupe et à sa reconnaissance par les parties prenantes. Il envisage le recueil des perceptions des parties prenantes dans une démarche de progression de la responsabilité de l’entreprise. Deux objectifs sont communs avec la direction : la valorisation identitaire et la volonté de redonner un crédit à l’industrie alimentaire, secouée par des crises récurrentes.
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Tableau 14. - Comparaison des représentations dans la dynamique d’appropriation de la RSE par catégorie d’acteurs Membres
Instrumentale
Socio-politique
Cognitive
Membres de
Membres du
du conseil
Président
la direction
comité de
d’administration
générale
pilotage
- Oriente les risques - Recherche de et opportunités pérennité
- Valorisation du groupe (interne)
- Simplification du réel
- Usage prospectif
- Puis de la marque (externe) et recherche de différenciation - Médiateur interne entre la marque et les activités
- Structuration
- Relations avec les parties prenantes pour créer des opportunités d’affaires - Intégrer une modification des comportements pour progresser
- Outil d’évaluation
- Relations avec les parties prenantes (consommateurs, ISR et notation)
- Percevoir les pressions externes
- Communication interne et externe auprès des parties prenantes
- Outil de communication interne et externe - Ancrer la RSE dans la stratégie
- Apport de connaissances
- Changer les comportements
- Compréhension - Compréhension du concept de RSE du concept de RSE - Support d’apprentissage
Symbolique
- Outil référentiel
- Affirmation des valeurs
- Valorisation de la culture
- Diffusion des valeurs
- Élaborer le projet de l’entreprise
- Affirmation des valeurs dans le groupe
- Valoriser l’immatériel
- Donner du sens et une vision au collectif - Élaborer le projet d’entreprise
- Donner du sens et une vision au collectif
- Apport de connaissances
- Traduction - Formalisation - Valorisation de l’identité organisationnelle - Donner du sens aux pratiques de l’entreprise
- élaborer le projet d’entreprise
La direction générale joue un rôle central dans l’impulsion du projet et son aboutissement. Le niveau d’implication des deux dirigeants est resté élevé pendant toute la durée de l’intervention, et pas uniquement lors du lancement de la démarche. Leurs convictions culturelles se sont fortement exprimées à plusieurs reprises, manifestant pour la RSE un rôle de représentation et de reconnaissance des valeurs et de l’éthique du groupe. À l’échelle des membres du comité de pilotage, les acteurs attendent de la norme ISO 26000 qu’elle soit un élément facilitant la compréhension et l’application de la RSE. La dynamique de groupe participe favorablement de son apprentissage : les membres du Copil envisagent la RSE comme un levier de valorisation de la culture organisationnelle. Contrairement aux autres catégories d’acteurs, le Copil a été confronté à l’opérationnalisation des axes stratégiques et des plans d’action jusqu’à ce que chaque membre du Codir soit en charge de l’un des axes.
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Les représentations des acteurs orientent le processus d’appropriation de la RSE selon le contenu de l’ISO 26000. Ainsi, l’appropriation apparaît comme l’expression de plusieurs rationalités – instrumentale mais aussi socio-politique, cognitive et symbolique – qui interagissent simultanément. De ce point de vue, l’usage de la norme ISO 26000 qui se réduirait à un usage strictement instrumental ne permet pas d’identifier les blocages susceptibles de perturber l’appropriation de la RSE.
Chapitre 6 – Quand la norme pose problème : les principaux facteurs de blocage Alors que la RSE s’invite dans le fonctionnement des organisations, son appropriation demeure délicate, notamment car elle est souvent perçue comme abstraite, holistique et déconnectée des objectifs et des pratiques de gestion. En venant contraindre les logiques organisationnelles existantes, la RSE s’apparente à un pansement ou un leurre, participant d’une adoption aussi superficielle que momentanée. Le recours à une lecture du fonctionnement organisationnel par l’intermédiaire des paradoxes nous apporte une clé de lecture pour identifier et gérer les tensions qui émergent lorsqu’une entreprise souhaite s’approprier le concept de RSE à travers l’usage de l’ISO 26000.
Une approche paradoxale de l’appropriation de la rse Il s’agit maintenant de rentrer dans la complexité en analysant, à partir des paradoxes génériques en management, les tensions spécifiques à l’appropriation de la RSE dans une organisation à travers le déploiement de l’ISO 26000. Le paradoxe rend saillante, en effet, la dynamique des forces antagonistes à l’œuvre dans l’appropriation de la RSE. Le déploiement de la norme fait apparaître des contradictions qui nous ont conduit à observer comment le processus de changement permettait de les gérer. La conception d’une stratégie de RSE peut engendrer des perturbations organisationnelles liées à l’incorporation de principes et de valeurs exogènes qui, au contact de l’organisation, viennent perturber et modifier son fonctionnement. Un décalage de rationalité peut émerger, favorisant alors une dissonance cognitive des acteurs entre les principes, les objectifs et les pratiques managériales qui régissent le fonctionnement de l’entreprise, du service ; et les recommandations contenues dans la norme ISO 26000. D’après le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales du CNRS, le paradoxe représente une « antinomie, complexité contradictoire inhérente à la réalité de quelque chose ou, plus rare, de quelqu’un ». En sciences de gestion, le paradoxe correspond à la présence simultanée et persistante à long terme d’éléments qui, pris isolément, possèdent leur propre logique mais dont l’association semble contradictoire (Cameron et Quinn, 1988 ; Smith et Lewis, 2011). Le paradoxe se différencie du dilemme, qui implique quant à lui le choix réalisé par une personne entre les possibilités contradictoires d’une alternative, d’un conflit qui représente des forces antagonistes luttant pour s’évincer, et de la dialectique, qui repose sur le dépassement du couple tension-opposition d’une situation. « Ces visions donnent une représentation négative des contradictions, conduisant à les envisager comme des erreurs ou des dysfonctionnements à éradiquer (Clegg et al., 2002). À l’inverse, l’approche par le paradoxe envisage la contradiction sous un angle positif comme un moyen de réguler des éléments contradictoires présents au sein des organisations (Smith et Lewis, 2011) »
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(Grimand, Vandangeon-Derumez et Schäfer, 2014, p. 137) en l’assimilant à un outil de gestion susceptible de contribuer à la formation d’un avantage concurrentiel durable, tend à réifier le concept. Dans cette perspective, le pilotage de la RSE est vu comme un processus séquentiel, vertical, a-conflictuel. À l’opposé de cette approche, nous défendons l’idée selon laquelle le déploiement d’une démarche RSE est un processus traversé de multiples contradictions, à travers lequel les acteurs transforment la démarche en se l’appropriant. Nous nous proposons dans ce chapitre d’identifier ces contradictions. Pour cela nous nous intéressons au cas d’une entreprise ayant décidé d’implanter la norme ISO 26000. L’analyse de son processus de déploiement fait apparaître des contradictions inhérentes à la RSE et à sa mise en œuvre. L’approche par les paradoxes montre que ces contradictions peuvent être managées. Parmi les nombreux paradoxes étudiés par la littérature, nous retiendrons les paradoxes génériques des organisations (Smith et Lewis, 2011) pour observer les tensions à l’œuvre dans le management de la RSE.
L’articulation entre tensions et paradoxes organisationnels Dans un approche organisationnelle des paradoxes, Smith et Lewis (2011) envisagent ainsi quatre paradoxes génériques structurant les organisations (cf. tableau 15) : les paradoxes de l’apprentissage (learning paradoxes), de l’identité (belonging paradoxes), de l’organisant (organizing paradoxes), et de la pratique (performating paradoxes). Ces paradoxes reflètent des éléments structurant des organisations et les dynamiques qui les traversent (les connaissances, les relations individuelles et collectives, les processus de structuration, les objectifs multiples). Nous envisageons les paradoxes organisationnels relatifs à l’appropriation de la RSE, comme un moyen d’identifier, de qualifier et de gérer les tensions. Les paradoxes de l’apprentissage (learning paradoxes) traduisent les difficultés qui résultent de la capacité de l’organisation à approfondir simultanément ses routines et à renouveler ses cadres de référence. En déployant la RSE, Fleury Michon s’appuie sur son passé pour créer l’opportunité d’un avenir reposant sur une stratégie RSE, une organisation adaptée et des pratiques innovantes. Les paradoxes de l’apprentissage sont mis en exergue lors de la définition des axes d’amélioration et des plans d’actions. Ils opposent les pratiques antérieures peu structurées et à forte dimension tacite incorporée, aux pratiques imposées par la norme qui entendent structurer les actions au sein d’un plan qui vise à consolider et structurer : « Mais clairement aujourd’hui, ce n’est pas organisé. C’est plus des initiatives personnelles qui font, qui vont vers ça. Mais il n’y a pas de partage je dirais, même entre les différentes filiales par exemple. […] Ce que je me suis dit à ce moment-là ? Que c’était un bon moyen de consolider et de structurer au niveau supérieur nos différentes approches et nos différents projets, et que ce serait un bon moyen, dans le cadre de ma fonction de transversaliser, d’homogénéiser des approches générales, parce qu’il y aurait une structure. » (REP19_COPIL_CORP_20101125).
Chapitre 6 – Quand la norme pose problème : les principaux facteurs de blocage
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Tableau 15. - Typologie des paradoxes organisationnels Sources : d’après Smith et Lewis, 2011, Jarzabokowski, Lê et Van de Ven, 2013, Grimand, VandangeonDerumez et Schäfer, 20145 Type de paradoxe
Paradoxes de l’apprentissage (learning paradoxes)
Paradoxes identitaires (belonging paradoxes)
Paradoxes de l’organisant (organizing paradoxes)
Paradoxes de la pratique (performing paradoxes)
Éléments de définition Ils traduisent l’articulation parfois conflictuelle dans la structure entre différents modes d’apprentissage : exploitation et exploration March (1991), apprentissage à simple boucle et à double boucle Argyris et Schön (2002), changement incrémental et changement radical. Ils révèlent les tensions entre les valeurs, le système de croyances, l’identité professionnelle propres à l’individu et son groupe de référence et les croyances, valeurs, identités d’autres groupes professionnels ou diffusées à l’échelle globale de l’organisation. Ils désignent les tensions récurrentes entre la différenciation organisationnelle et le besoin d’intégration, la volonté de préserver la cohérence globale de la structure. Cette tension englobe elle-même d’autres paradoxes, comme par exemple l’autonomie et le contrôle, ou bien la stabilité et le changement. Ils expriment la coexistence dans l’organisation de représentations contradictoires/antagonistes des buts de l’organisation. Cette divergence d’intérêts et de stratégies fait elle-même écho à la pluralité des parties prenantes internes et externes et, le cas échéant, peut intégrer des conflits de temporalités.
Symptomes Concurrence entre systèmes de règles et de procédures Domination excessive d’un mode d’apprentissage sur l’autre
Déstabilisation identitaire et perte de sens au travail Hausse de la conflictualité
Difficultés à soutenir la croissance Conflits intra- et interorganisationnels Concurrence entre systèmes de règles et de procédures
Multiplication des injonctions paradoxales auxquelles sont confrontés les managers Hausse de la conflictualité Paralysie organisationnelle
Les paradoxes de l’identité (belonging paradoxes) renferment les tensions entre l’individu et le collectif. Plus spécifiquement, l’appropriation de la RSE au prisme de la norme ISO 26000 met à jour l’antagonisme existant entre les contraintes de la normalisation et les systèmes de valeurs d’entreprise. Cette tension renvoie à une autre : celle qui oppose les effets liés à la standardisation de la RSE d’une part, et la recherche de différenciation d’autre part. Le
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paradoxe identitaire est aussi révélé par l’élaboration d’une échelle d’évaluation de la RSE visant à positionner Fleury Michon au regard de la norme. Cela traduit la contradiction perçue entre les valeurs portées par l’organisation à travers la norme et les valeurs portées par les individus à travers leurs actions : « Il y a le vocabulaire qui est nouveau, et on a aussi le côté “tombé du ciel”. Tombé du ciel parce qu’on fait déjà beaucoup de choses dans le domaine de la RSE mais qui ne sont pas matérialisées ou baptisées “RSE” […] Là, on est en train d’habiller la mariée. Non mais le principe c’est de dire “ok, on sent bon, on se fait beau, je suis joli, je réponds à tout”. Je pense que c’est plus pour moi une question parce qu’on est en bourse, parce qu’on a des questions des investisseurs qui veulent investir socialement responsable. » REP14_COPIL_ACT_20101125). Ces paradoxes éclairent aussi les tensions qui traversent le groupe, entre la recherche d’homogénéité de la marque Fleury Michon et les différentes activités et sous-cultures du groupe, qui se sont forgées chacune leur propre identité. Les paradoxes de l’organisant (organizing paradoxes) arrivent très tôt dans le processus d’appropriation : dès que la direction annonce le déploiement de la norme ISO 26000 au sein de Fleury Michon. Ils traduissent l’opposition dans le discours des acteurs entre l’idée d’une norme universelle, applicable à tous, et la singularité des actions susceptibles de relever de la RSE, qu’ils ont engagées depuis longtemps : « La difficulté principale c’est que c’est une norme internationale, et que donc, la nécessité de prendre en compte tous les cas de figure avec un vocabulaire généraliste… et donc ça ne décrit pas forcément très finement ce que Fleury Michon vit, ou l’environnement auquel on est confronté […] Comme elle est multi-organisations, multi-activités, multi-pays, on voit bien qu’elle a été conçue pour un cadre beaucoup plus large. Tout n’est pas forcement adapté, pertinent » (REP10_COPIL_ACT_20101125). Les paradoxes de l’organisant dévoilent par ailleurs des tensions en lien avec l’accroissement de la complexité organisationnelle. Lors du déploiement de la RSE, ces paradoxes révèlent aussi les tensions induites par la logique de consolidation du groupe, contenant diverses entités et filiales. Cette tension surgit en raison du caractère englobant et de la transversalité de la RSE, mais aussi de son impact potentiel sur le fonctionnement organisationnel. La nécessité de penser la RSE comme une composante transversale vient perturber le fonctionnement hiérarchique et vertical sur lequel repose la structure du groupe. Les paradoxes de la pratique (performating paradoxes) s’expriment à travers les conflits d’objectifs à l’œuvre dans l’organisation. Dans le cadre de l’appropriation de la RSE par la norme ISO 26000, ces conflits peuvent être liés à la définition de standards de performance propres à la RSE, puisqu’ils obligent l’entreprise à intégrer des objectifs sociaux, environnementaux et éthiques, tout en respectant des contraintes de rentabilité
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et de libre concurrence. D’autres conflits potentiels sont issus de la rencontre entre les objectifs de l’entreprise et la multiplicité des intérêts des parties prenantes. S’agissant des salariés, les paradoxes de la pratique, mis en relief lors de l’inventaire des pratiques existantes de l’entreprise (destiné à évaluer leur potentiel RSE), consacrent le décalage entre leurs préoccupations quotidiennes et les contraintes imposées par la norme : « Ça devient tellement lourd à gérer, à faire des réunions pour faire des réunions, des comptes rendus, des tableaux, que finalement le temps à travailler sur nos dossiers, on le passe à faire du reporting. Après les contraintes oui, ce sera plus de rigidité, de reporting, de temps passé, de lourdeur quoi. Enfin, le risque c’est après de tomber dans la lourdeur. Nous il faut qu’on soit léger » (REP14_COPIL_ACT_20101125). Enfin, une dernière facette de ces paradoxes renvoie à la question de la temporalité. La gestion de la performance économique tend à se mesurer plutôt à court terme, alors que la responsabilité sociale s’évalue-t-elle sur le long terme. C’est donc à partir de la typologie des paradoxes organisationnels génériques que nous révélons six couples de tensions repérés à l’occasion de notre intervention (cf. tableau 16). Ceux-ci conduisent à envisager l’appropriation de la RSE comme relevant d’un management paradoxal. Tableau 16. - Tensions associées aux paradoxes organisationnels lors de l’appropriation de la RSE Type de paradoxe Paradoxe de l’apprentissage (learning)
Couple de tensions liés a la RSE Changement et stabilité - Implicite et explicite
Paradoxe identitaire
Implicite et explicite - Changement et stabilité
(belonging)
Unité et diversité
Paradoxe de l’organisant
Contrainte et habilitation - Délibéré et émergent
(organizing)
Stratégique et opérationnel - Changement et stabilité
Paradoxe de la pratique
Stratégique et opérationnel
(performing)
Unité et diversité
Nous avons déjà souligné que les représentations de la RSE et celles de la norme ISO 26000 véhiculent des présupposés, qui vont eux aussi influencer directement leurs différents usages. Nous proposons désormais d’aller plus loin dans l’analyse, en détaillant les tensions associées à chaque catégorie de paradoxes organisationnels. Alors que la mobilisation de la RSE par la norme ISO 26000 peut entraîner une adoption superficielle, l’appropriation envisage quant à elle un mouvement d’inscription en profondeur dans le fonctionnement et les routines de l’entreprise. Du fait de sa complexité et de son évolutivité, le processus d’appropriation de la RSE est alimenté par de multiples tensions liées à l’introduction d’un concept souvent exogène à l’organisation, pouvant sembler déconnecté de la pratique des affaires, c’est-à-dire des réalités économiques et financières des entreprises. La gestion des
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paradoxes facilite la conduite du changement parce qu’elle opère simultanément, en tenant compte de leur coexistence (Jarzabkowski, Lê, van de Ven, 2013) L’analyse d’éléments empiriques alimente une étude en profondeur des paradoxes liés à la dynamique d’appropriation de la RSE. Notre objectif est de comprendre les tensions et les facteurs de blocage liés à la mise en œuvre d’une stratégie de RSE. La compréhension de ces blocages et difficultés lors du déploiement d’une stratégie de développement durable reste un point aveugle des recherches (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 124). L’identification des deux pôles de chaque tension semble être une voie possible pour dépasser les blocages des paradoxes organisationnels. Nous allons à présent discerner et qualifier la nature des tensions qui émergent du processus d’appropriation de la RSE à travers l’intégration de l’ISO 26000.
Les principaux couples de tensions à l’œuvre dans l’appropriation de la rse
Les paradoxes naissent également dans l’action collective, en raison du décalage entre les intentions des acteurs et leurs réalisations effectives. Les plans des acteurs sont en effet confrontés aux aléas de l’action organisée, mettant en jeu des facteurs de contraintes endogènes et exogènes. Dans ce processus de dilution des intentions au contact des actions collectives, Giddens (1987) souligne également que les motivations présidant l’action ne sont pas toujours conscientes et que les actions entraînent ainsi des conséquences nonintentionnelles. Les verbatim suivants montrent que certains acteurs sont conscients des paradoxes qui apparaissent à l’occasion de l’appropriation de la RSE : « Donc la première responsabilité de l’entreprise c’est de défendre sa pérennité, et de le faire en étant utile à la société. C’est de se pérenniser, tout en étant utile à la société et à l’ensemble de ses parties prenantes. C’est ça, la raison d’être d’une entreprise : défendre sa pérennité dans le respect de ses parties prenantes. Ce qui pose parfois des tensions, qui sont plus ou moins graves selon les secteurs dans lesquels on travaille » (REP9_PDT_20120829). « Le concept en soi, à partir du moment où on réussira à l’intégrer dans notre système managérial, ce sera une force. Donc c’est : comment on est capable, de façon à ne pas avoir de paradoxe, comment on est capable d’intégrer les actions RSE et la philosophie de RSE dans notre management de la qualité et dans notre système managérial ? Donc là, il peut y avoir aujourd’hui des questions qui se posent pour savoir si c’est quelque chose qui vient en complément du quotidien, ou si ça sortait dans le quotidien. Mais petit à petit, je pense qu’il y a un travail d’appropriation à faire au niveau des cadres. Donc il n’y a pas de gros paradoxes à proprement parler. Le seul point de tension qui risque de se produire, c’est plutôt… moi, je l’ai vécu ces trois dernières semaines simplement sur les indicateurs, c’est la notion d’indicateurs. C’est : si on ne réussit pas à bien les positionner dans l’existant, et j’ai partagé avec des collègues qui sont sur
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les questions centrales et qui se sont fait auditer dernièrement ; si on ne prend pas les indicateurs qui existent dans les aménageant et en les utilisant, on risque d’avoir des points de crispation » (REP12_COPIL_CORP_20130307). Les tensions sont au cœur des processus de changement. Elles sont des perceptions cognitivement ou socialement construites ; elles représentent les deux faces d’une même pièce (Lewis, 2000, p. 761). Il ne s’agit pas de rechercher leur équilibre, car ces unités sont en lutte permanente, mais plutôt de connaître leur existence pour les dépasser. L’incorporation de principes et de questions centrales de RSE contenu dans l’ISO 26000 génère inévitablement des tensions, puisque ces principes sont exogènes et altèrent le fonctionnement organisationnel du groupe Fleury Michon. Nous proposons une représentation de ces tensions en distinguant six couples (cf. figure 6), en opposition systématique, à l’image des forces ago-antagonistes, dérivées de la biologie et développées en sciences des systèmes par Elie Bernard-Weil (2003). Cette représentation participe d’une prise en compte des tensions en associant leurs deux pôles selon leur coopération et leur conflit.
Figure 6. - Principaux couples de tensions à l’œuvre dans l’appropriation de la RSE
Stratégique vs opérationnel : les tribulations de la pratique stratégique Ce premier couple de tensions témoigne de l’opposition entre réflexion et action. Cet antagonisme apparaît entre la conception et le déploiement d’une stratégie RSE. Pendant le processus d’appropriation, les tensions se manifestent après la conceptualisation de la stratégie RSE, lors de son opérationnalisation. Alors que la stratégie de RSE est élaborée dans le cadre restreint du Copil, son déploiement, qui implique d’associer une multitude d’autres acteurs n’ayant pas participé au projet, va se heurter à l’inertie des routines organisationnelles. Ce décalage traduit les difficultés d’opérationnalisation de la vision stratégique dans les pratiques quotidiennes, comme le remarquent certains acteurs :
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« On est encore dans la théorie mais pas dans l’action. C’est vraiment pour moi, s’il y a un sujet majeur au dernier semestre 2015, 2018, 2040, c’est : comment on passe des intentions, du diagnostic à la construction de l’objectif stratégique, à la déclinaison, enfin, la déclinaison opérationnelle du plan d’action qui permet de la mettre en œuvre, et au rendre compte de l’atteinte des objectifs » (REP8_CODIR_CORP_20140903). « Après, la difficulté c’est : comment on intègre ces nouvelles exigences ? Comment on formalise ces exigences qu’on a déjà ? […] oui, c’est vraiment une question de formalisation et d’intégration dans les fonctionnements actuels » (REP2_COPIL_ CORP_ 20130614). Le déploiement stratégique de la RSE est également freiné par le temps nécessaire à sa conception et à sa mise en œuvre. À de nombreuses reprises, l’engagement des membres du comité de pilotage fut mis à l’épreuve. Le temps de réflexion vient casser l’élan des acteurs. Leur enthousiasme, leurs attentes et la volonté de faire progresser la RSE de leur entreprise sont rattrapés par les contraintes économiques et opérationnelles de l’organisation. Cette situation, en raison de sa lenteur, en raison de la rupture de la motivation des acteurs les plus engagés. Le délai jugé excessivement long, car chronophage, de construction de la stratégie RSE nécessite un temps d’adaptation des structures organisationnelles pour réaliser cette stratégie. En outre, le caractère confidentiel du début de projet a sans doute conduit à exacerber ces frustrations. La période de conception de la stratégie RSE paraît toutefois nécessaire pour inventorier et consolider les pratiques existantes, leur donner un espace de formalisation et choisir les axes directeurs de la stratégie pour plusieurs années. Cette investigation rigoureuse demeure une première étape essentielle pour parvenir à une appropriation de la RSE, éviter l’effet opportuniste de « greenwashing » et pouvoir gérer les risques liés à cette démarche : « Aujourd’hui on fait plein de choses sans qu’on les mette en musique avant. Il manque une formalisation, communication, presque une théorisation et intégration dans une stratégie groupe. […]. Je ne pense pas que l’on peut faire de la RSE à côté de la stratégie de Fleury Michon » (REP10_ COPIL_ACT_20101125). « … nous avons pris la décision de nous engager de manière délibérée dans la RSE, avec tout de suite en tête que l’on ne partait pas de rien. C’était plus une formalisation d’une certaine manière, qu’un changement de cap » (REP18_COPIL_PROJ_20101125). La tension évolue ensuite par la mise en contact de l’intention stratégique avec les contraintes organisationnelles et les logiques individuelles et collectives de fonctionnement. Les réalisations viennent bousculer les intentions initialement projetées. Ainsi, les nouveaux axes RSE, conçus in vitro, perturbent l’effectivité de la précédente stratégie. Cette stratégie préalablement définie est bousculée par un concept externe et périphérique au milieu des affaires. Dans la pratique, le cadre de contrainte économique restreint les perspectives initiales :
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« Mais on voit bien que, sous la pression du quotidien, si on n’a pas des principes forts, on peut vite faire le contraire de ce qu’on pense, de ce qu’on aimerait faire » (REP13_DG_20140908). « … on est forcément tiraillé entre ce qu’on appelle souvent la réunion du matin puis la réunion de l’après-midi. Où la réunion du matin, c’est celle du rêve qu’on s’aime tous, quand tout le monde est beau, tout le monde retrouve son compte, tout le monde… Il suffit de poser les problèmes pour que des solutions soient trouvées. Et puis la réunion de l’après-midi c’est celle où on compte les sous. Et on est condamné à faire des compromis, je n’ai pas dit compromission, mais des compromis… » (REP7_ DGD_20120829). Une partie des cadres dirigeants et managers perçoivent la stratégie RSE comme secondaire, voire, pour certains d’entre eux, entravant la compétitivité de l’entreprise. En effet, dans un environnement fortement concurrentiel, une stratégie RSE n’apporte qu’une valorisation marginale à des produits de grande consommation. La démarche RSE est davantage reconnue par les consommateurs que par les clients de Fleury Michon, c’est-à-dire par l’intermédiaire aval que représente le circuit de la grande distribution. Les centrales d’achats n’accordent qu’un faible crédit à la RSE lors des négociations avec les fournisseurs. En outre, même si l’usage de l’ISO 26000 alimente la réflexion stratégique, sa portée conceptuelle freine le déploiement de la RSE. La complexité perçue de la norme pose en effet la question de son accessibilité par les collaborateurs. La majorité d’entre eux ont le sentiment que la RSE s’additionne aux contraintes opérationnelles sans apporter une réelle valeur ajoutée, immédiatement perceptible, comme en témoignent les propos d’un membre du Copil : « Moi, je pense que le premier frein à la RSE, c’est quand on essaie de la gérer comme une entité à part. Et par exemple, moi, ce que je pense, c’est que le pilotage de la RSE, il ne peut pas être fait en dehors des opérationnels » (REP4_CODIR_DACT _20130412). Délibéré vs émergent : les méandres du cheminement stratégique Le processus d’appropriation de la RSE cristallise également des tensions entre le délibéré et l’émergent. Délibéré et émergent caractérisent des antagonismes naissant dans la conduite du changement, entre les mutations souhaitées ou nécessaires, et les transformations dues aux réactions spontanées des acteurs. Le délibéré contient la construction et la planification des actions, tandis que l’émergent adapte le projet aux événements imprévisibles. Le délibéré correspond aux démarches préparées et déployées pour structurer l’activité et les pratiques, alors que l’émergent agrège l’improvisation et l’adaptation au cours de la réalisation. Les effets inattendus ou les conséquences non anticipées de ce décalage de l’action stratégique modifient de facto la trajectoire de son déploiement. Les tensions apparaissant entre ces deux pôles s’expliquent par la nature même du management puisqu’il a « horreur de ce qui est imprévisible, spontané, agité et qui relève d’un
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mouvement social quelconque. Il préfère nettement l’ordre et la discipline des structures et des rôles bien établis » (Chanlat, 1998, p. 83). Le délibéré et l’émergent caractérisent les tensions qui naissent dans la formulation et la mise en œuvre de la stratégie (Mintzberg, Ahlstrand et Lampel, 2009) ; leur coexistence débouche sur une stratégie réalisée. Ainsi, la stratégie délibérée résulte d’une étape de conception planifiée et intentionnelle. Elle peut être altérée au cours de son déploiement, en raison de l’évolution de l’environnement externe à l’entreprise, des jeux de pouvoir qui s’expriment en interne, ou des interprétations divergentes développées par les acteurs. La stratégie émergente se conçoit à partir des choix et des actions imprévues qui sont réalisés dans l’entreprise, mais identifiés a posteriori. La dynamique de la stratégie RSE de Fleury Michon a donc nécessité d’envisager et d’intégrer ce décalage entre délibéré et émergent. Même si le processus conduisant vers la définition des axes stratégiques de responsabilité sociale (RS) a été imaginé en début de projet, le contenu de ces axes s’est construit dans le temps, à travers les échanges entre les membres du Copil et par leurs interactions avec les acteurs. La gestion de projet a fixé un cadre organisant le déploiement de la RS par l’ISO 26000, son contenu a été l’occasion d’une improvisation organisationnelle, et d’adaptation. L’acceptation d’une part d’incertitude devient nécessaire pour le pilotage du projet, notamment au regard de la complexité d’une démarche de RSE. La prise en compte d’aléa est souvent contraire à toute idée de rationalisation. La grille d’analyse des mondes, proposée par Boltanski et Thévenot (1991), issue de la théorie des conventions, permet d’interpréter ces logiques d’action et de coordination. Ainsi, dans le monde industriel, le contrôle des processus de gestion s’inscrit dans l’objectif technique, la méthode scientifique, l’efficacité et la performance, qui en constituent les principes supérieurs communs, comme en témoigne un manager : « [La norme ISO 26000] ne donne pas l’objectif d’un résultat. Et moi, je crois qu’une entreprise aujourd’hui, dès qu’on n’a pas des objectifs et qu’on ne vérifie pas que les objectifs sont atteints, c’est extrêmement dur d’amener les gens » (REP4_ CODIR_ DACT _20130412). Néanmoins, le caractère pour partie imprévisible du processus d’appropriation de la RSE ne mène pas à une forme de renonciation. Loin d’être irrationnelle, il s’agit au contraire d’une conception de l’action collective dans laquelle le processus de changement est jalonné d’effets imprévisibles. La trajectoire du projet reste ouverte aux aléas, est réorientée en fonction des événements qui la traversent. Malgré la volonté initiale, le déploiement des axes stratégiques RS ne s’est pas déroulé comme prévu, retardé par des ajustements structurels rendus nécessaires. Sur ce point, la direction a pris le temps de procéder à une adaptation de la gouvernance pour intégrer la RSE (cf. chapitre 9). L’adaptation des principes et questions centrales de responsabilité prescrits par l’ISO 26000 témoignent de la capacité d’appropriation d’une organisation. En réalité, derrière l’introduction d’une norme se joue un subtil équilibre, visant à déceler les
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instabilités provoquées par celle-ci, auxquelles l’organisation doit réagir sous peine de voir la norme rejetée. Contrainte vs habilitation : les effets délétères de la saturation normative La dialectique contrainte/habilitation est empruntée au philosophe Michel Foucault. Elle rend compte des conséquences de l’utilisation d’un cadre normatif, en s’adossant à des travaux qui analysent les effets disciplinants et contraignants de techniques et microdispositifs dans l’exercice du pouvoir. Selon cette vision, l’effet de l’ISO 26000 est double. D’un côté, l’usage de la norme restreint les marges de manœuvre des acteurs en leur imposant des lignes directrices de RSE. D’un autre côté, l’intégration de la RSE propose un cadre structurant sans exigences, favorise l’adaptation et révèle des potentiels d’innovation. Le cadre normatif imposé par l’usage de la norme ISO 26000 est donc perçu, voire vécu, comme une contrainte par une majorité d’acteurs. Ces derniers cultivent en tout cas une retenue au contact de cet outil normatif, synonyme pour eux de rigidité. En venant contraindre les pratiques organisationnelles, la norme restreint de fait les libertés d’action. La simple allusion au terme « ISO » ou à celui de « norme » lors des réunions en Copil ou lors des entretiens réalisés pendant la recherche, tend à susciter crainte et rejet : « Après, ce n’est qu’une norme et le risque c’est qu’on s’enferme dans une norme et dans un fonctionnement hyper-normatif et pas accessible » (REP2_COPIL_ CORP_20111214). « Peut alourdir le système. Tout ne peut pas être normalisé, il y a des “particularités hors normes” » (REP14_COPIL_ACT_20101125). « Si on l’intègre et que l’on s’en sert comme un outil de développement de l’entreprise ça se passe bien, si on diffuse la norme et que la norme est vécue comme une contrainte, ce sera pour moi un frein » (REP10_COPIL_ACT_20101125). Pourtant, la norme permet de porter à connaissance et de valoriser des démarches RS existantes dans le groupe. Elle structure la démarche RSE, impulse une réorganisation de la gouvernance et pousse à la formalisation de différents documents (charte achats, enjeux RSE, politique d’ancrage territorial, politique de soutien aux associations, principes de conduite éthique, etc.). Sans aucun lien avec la RSE, le contact avec cette nouvelle norme ISO réveille le souvenir d’expériences précédentes marquantes, voire déstabilisantes pour certains acteurs. Lors des entretiens, leurs réactions témoignent d’un malaise palpable face à la norme. Cette
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« phobie »88 normative se décline principalement sous deux registres, que nous avons qualifiés d’« ISO-phobie » et d’« ISO-cratisme ». Le premier registre, l’« ISO-phobie » tient au rappel d’une épreuve traumatisante vécue et à la présence de nombreux référentiels dans l’entreprise. Le second registre, l’« ISO-cratisme », se réfère aux effets de l’adoption d’un nouveau cadre normatif. Les acteurs anticipent les contraintes supplémentaires qui vont leur être imposées avec l’arrivée de l’ISO 26000. Ils font également état de phénomènes de saturation normative et du manque de temps pour mener à bien ce nouveau projet. À l’origine de l’« ISO-phobie », les acteurs assimilent la présence de l’ISO 26000 à une situation antérieure difficile lors de la mise en œuvre de l’ISO 9001. La vision contraignante du déploiement d’une norme de management par la qualité – qui relève de « l’ISO-cratisme » – est restée gravée dans la mémoire organisationnelle : « Après on est très discret sur la norme, parce qu’alors là, c’est l’expérience des normesqualité tout ça, les normes-qualité, ça fait peur » (REP13_DG_20120404). « Oui c’est ça. Les gens, quand on leur dit qu’il y a quelque chose qui arrive avec de l’ISO ; tout de suite avec de l’ISO, ils se demandent “qu’est-ce qui va me tomber dessus encore” ? Maintenant si ça nous aide, il n’y aura pas de problème » (REP14_COPIL_ ACT_20101125). Une norme de management ISO est un outil formel endossant un aspect prescriptif doublé d’un aspect évaluatif. L’ISO 9001 et 14001 sont utilisées par les organisations car elles conduisent logiquement à l’obtention d’une certification. Ce qui n’est pas le cas pour l’ISO 26000. L’« ISO-phobie » est aussi indirectement alimentée par les effets organisationnels provoqués par la multiplicité des normes adoptées par les organisations, comme le soulignent les recherches sur la tétranormalisation (Savall et Zardet, 2005). La convergence de normes dans les organisations engendre un phénomène de saturation, et une concurrence entre systèmes de règles et de procédures pouvant aboutir à des incohérences managériales. Un des membres du Copil témoigne de cette accumulation normative : « Les freins, c’est de rajouter, a priori, un système de plus dans la couche » (REP1_ COPIL_USI_20130214). L’« ISO-cratisme » (Baret et Petit, 2010) repose quant à lui sur le refus du formalisme associé à la démarche de normalisation, plus précisément aux perspectives procédurales caractérisant les normes de management : 88 Nous utilisons le terme « phobie » dans l’acception de crainte, d’aversion plutôt que dans celle de peur panique ou de terreur. D’après le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) du CNRS, la phobie représente l’« Aversion très vive, irraisonnée ou peur instinctive. Phobie de l’automobile, du mariage, des moustiques, de la poussière, du tabac ; être sujet à d’étranges phobies ». http://www.cnrtl. fr/definition/phobie
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« La première limite, c’est d’en faire une machine technocratique et administrative, qui soit menée en parallèle et en aparté des organisations » (REP7_DGD_2010829). Les normes de management de type ISO 9001 et 14001 conduisent à l’adoption d’une logique de bureaucratisation des structures (standardisation, formalisation et spécialisation du travail) et à la mise en place d’un système de planification et de contrôle (Messeghem, 2001). Ces aspects procéduriers sont animés par une double logique de justification. Ils facilitent le processus de vérification lors d’audits externes et ils contribuent à légitimer les pratiques en place (Boiral, 2007). Ainsi, dans leur fonctionnement, « une part significative des organisations rencontrées aborde, au quotidien, le référentiel environnemental adopté comme une contrainte “ISO-cratique”. Chauvel (2005) observe que le mode de fonctionnement technobureaucratique qui en découle induit un stress élevé » (Baret et Petit, 2010, p. 111). Au-delà des contraintes bureaucratiques liées aux exigences procédurales de la normalisation, la rationalisation normative provoquée par l’intégration de l’ISO 9001 a laissé un souvenir de perte d’autonomie dans la mémoire des acteurs ; souvenir qui s’est renforcé au contact d’autres normes (IFRS, HACCP…). En parallèle de ces principaux effets, les acteurs perçoivent également, à titre individuel, une possible restriction de leur marge de liberté, de leur latitude décisionnelle et discrétionnaire. Les acteurs ont aussi du mal à comprendre l’absence de certification, trait particulier de l’ISO 26000, logique qui ne facilite pas la perception d’utilité de la norme. Sans reconnaissance externe, il devient difficile de crédibiliser et de valoriser une démarche RSE, non seulement auprès des parties prenantes internes – implication ses salariés – qu’externes – retour sur investissement escompté pour améliorer l’image de l’entreprise et faciliter l’accès aux marchés. S’additionnant à ces perceptions négatives, le travail supplémentaire exigé par l’usage de la norme est aussi vécu comme une contrainte. Il procède d’un effet mille-feuilles qui sature, surcharge les acteurs. La participation à un projet transversal nécessite des acteurs qu’ils assument cette charge nouvelle en plus de leurs implications dans d’autres projets et missions : « Mais il y a quand même beaucoup de chantiers quoi. C’est un peu le sujet, c’est que c’est très large, très vaste. Et c’est la limite du système, c’est que je pense, on peut s’y noyer assez vite […]. C’est un nième projet… » (REP14_COPIL_ACT_20130306). « Alors, attention toujours à ne pas sursaturer les gens parce qu’ils, ils peuvent plus y arriver si vous voulez. […] Ça prend du temps. […] Et si on rajoute, on rajoute, on rajoute des choses qui sont parfaitement légitimes … Il ne faut pas, il ne faut pas écraser la bête si vous voulez. Ils en ont lourd sur le dos. […] Il y a beaucoup de monde. Donc on a… la tentation est grande de donner des tas de choses en plus, en disant “ça va se répartir” » (REP15_ADM_20130212).
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Les verbatim suivants retracent les tensions entre contrainte et habilitation, insistant sur l’effet retardement lié à la monopolisation des ressources dédiées au projet. Les pressions de la concurrence et des distributeurs induisent une recherche permanente de flexibilité et d’agilité organisationnelle, que l’usage d’une norme à tendance à limiter : « Donc à un moment donné, du coup, ça vient se télescoper parce que très franchement, on a énormément de projets. […] Parce que la difficulté pour nous c’est que l’on a une masse de projets importante, et donc il faut que l’on trouve un niveau de priorité des uns par rapport aux autres » (REP19_COPIL_CORP _20101125). « Je vous ai dit que celui qui gagne, c’est pas le plus intelligent mais le plus rapide. Donc je reviens toujours à ça. Pour être le plus rapide, faut être le plus léger. Pour être le plus léger faut avoir moins de contraintes derrière à tirer. Faut pas tirer des boulets derrière. C’est tout, on revient à ça » (REP14_COPIL_ACT_20101125). Néanmoins, une forme d’habilitation peut aussi se concevoir dans l’interprétation des principes de RSE de la norme et leur application, renvoyant au concept de flexibilité interprétative de la technique (Orlikowski, 1992). Dans cette perspective, le degré de liberté concoure à stimuler l’appropriation de l’ISO 26000 en laissant des espaces de liberté ne remettant pas en cause le fonctionnement de l’entreprise, comme le précisent deux membres du Copil : « Oui, moi j’aime bien les choses parce que, alors ça fait peur ici, mais moi j’aime bien les référentiels parce qu’au moins ça donne un cadre, c’est structurant, ça permet de communiquer. Mais ce n’est pas notre culture. […] on n’a pas du tout une culture de référentiel et de système chez nous. Donc, et à chaque fois, on dit, dès qu’on a un référentiel, on dit : “non mais ça ne nous convient pas. Et on va prendre ce qui est bon dedans”. Ce qui est très bien mais ça nous dédouane aussi d’un certain nombre de choses » (REP19_COPIL_CORP_20130306). « Moi j’y vois pas de points négatifs, parce qu’en fait je me dis que l’on en fera l’adaptation que l’on voudra en faire et donc on doit être capable de trouver le bon équilibre pour que l’on avance, pour qu’on donne de la cohérence à l’ensemble de nos dispositifs sans que ce soit trop contraignant » (REP19_COPIL_CORP_20101125). Par-delà des réactions de rejet liées à la contrainte normative, certains acteurs s’interrogent sur la finalité du projet : « mais pourquoi faire entrer la RSE dans des cases ? ». Ce questionnement exprime la volonté de conserver une réactivité, une agilité, une indépendance propres au mode de fonctionnement d’une PME ; la taille de Fleury Michon auparavant. La croissance progressive de l’entreprise s’accompagne d’une rigidité organisationnelle.
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Changement vs stabilité : à la recherche d’une pérennité organisationnelle La perspective de changement dictée par l’évolution sociétale, et la volonté de stabilité qui anime une entreprise familiale centenaire témoignent de l’équilibre que tente de trouver un groupe comme Fleury Michon lorsqu’il souhaite s’approprier la RSE. La recherche de stabilité, même provisoire, alors qu’elle paraît utopique lorsque l’on prend du recul, se trouve au cœur de la préoccupation stratégique. Elle se traduit, pour une entreprise, par la quête de la pérennité. Une tension est activée par l’introduction du paradigme du développement durable, qui se matérialise dans la RSE par une application de principes exogènes, génériques et universels. Dans l’organisation, l’univers culturel privilégie le singulier, l’expression identitaire et se nourrit de l’histoire de l’entreprise. À l’inertie culturelle, propice à la stabilité, la nostalgie et la continuité, s’oppose la dynamique de progression et d’ouverture, impulsant le changement. Le président et le directeur général me font remarquer à ce sujet : « … Les valeurs ça se transmet. Ça ne s’invente pas. Ça ne s’achète pas. C’est pour ça qu’il faut des managers qui transmettent les bonnes valeurs de l’entreprise. On doit se transmettre les uns les autres des valeurs […] Et puis clairement, c’est vrai qu’on parlait de la Vendée, c’est une région entrepreneuriale où il y a des entreprises à forte valeur, non seulement parce que c’est des entreprises moyennes ou petites ; non seulement parce que les dirigeants sont tous issus de la terre et d’un monde pauvre. Donc la plupart des gens, quand ils regardent leurs parents, grands-parents, ils sont issus de milieux simples. Et ils se souviennent de leurs racines. Et donc ils ont gardé aussi cette simplicité dans les rapports et une proximité. Mais c’est aussi une région catholique, avec des valeurs aussi, c’est vrai » (REP9_PDT_20120829). « Donc il y a une continuité des engagements et je disais exactement la même chose hier aux salariés. Je leur disais “vous pouvez nous parler de tout, nous on est gêné de rien. Si une question est confidentielle, on vous dira tout simplement qu’on ne peut pas y répondre”. Maintenant il n’y a personne dans la salle qui peut dire qu’on a pris un engagement qu’on n’a pas tenu. On peut nous les opposer les engagements […] Donc cette continuité qui créée la confiance moi je suis convaincu que c’est un élément déterminant » (REP13_DG_20110119). L’ethnologie a montré que l’identité d’un groupe est le reflet de son histoire mais également celui d’emprunts successifs, qui ne reflètent pas une vision déterministe du social. L’identité est ainsi une construction historique « toujours plurielle, ouverte sur des emprunts possibles. Or, ces emprunts, s’ils ne sont pas imposés de l’extérieur, sont habituellement choisis et intégrés dans une configuration culturelle qu’ils modifient mais qui les modifie à son tour et leur donne un sens et un caractère nouveaux » (Maurice Godelier, 2010, p. 25). Pour Éric Godelier (2009) la culture d’entreprise peut être observée comme une source de pérennité ou une source d’inertie ; ce qui suppose la prise en compte d’une tension oscillant entre stabilité – pouvant aller jusqu’à un blocage – et adaptation – à visée transformative.
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Dans le cas Fleury Michon, le modèle culturel est incontestablement un point d’appui pour la démarche RSE, mais, en même temps, sa prégnance l’empêche vraisemblablement d’initier des apprentissages en double boucle (Argyris et Schön, 2002). Un changement trop brutal pourrait fragiliser le groupe et l’amener à perdre ses valeurs : « Et qu’on ne perde pas ce côté humain, proche, qui est la vraie clé de la culture [de Fleury Michon]. Parce que si c’est des managers interchangeables qui passent tous les trois ans, qui en fait se disent “tiens, y’a une procédure. Il faut que je la respecte. Elle est là depuis quelques années”, c’est perdu. Vous voyez. La transmission des valeurs ne peut se faire qu’à travers les Hommes » (REP9_PDT_20120829). La structure familiale du capital garantit la stabilité du modèle culturel de Fleury Michon en se focalisant sur sa dimension historique, notamment par la conservation des valeurs. Le recours à la tradition participe à la préservation de l’identité du groupe : « L’entreprise de taille moyenne que nous sommes a besoin de rester authentique […]. Et effectivement, je ne suis pas du tout dépaysé quand je retourne, comme hier par exemple, dans l’usine et je connais toujours de gens depuis cette époque-là » (REP15_ ADM_20130212). Sous l’influence de la norme ISO 9001, l’assimilation du concept de progrès continu dans le fonctionnement de l’entreprise semble apaiser la tension existant entre stabilité et changement, en les associant. Cette association permet à l’organisation d’adopter une forme d’agilité, une aptitude à conjuguer les forces de reproduction avec celles de transformation : « Et je me suis même aperçu qu’en fait, ce qui sortait des entretiens, c’est l’aspect “entreprise de progrès”. Les gens, ce qui fait la fierté des gens, au-delà du produit, c’est que c’est une entreprise de progrès permanent. C’est ça qui fait partie du noyau, des gènes de l’entreprise. C’est ce qui fait que les gens restent, sont fidèles et s’engagent. C’est le fait de se dire : “je ne suis pas dans une boîte comme les autres” » (REP9_ PDT_20120829). Dans l’ombre de la tension changement/stabilité, se dessine également le couple de l’apprentissage par exploitation et l’apprentissage par exploration (March, 1991). L’exploitation des connaissances internes et du socle culturel se confronte aux perspectives générées par l’exploration et les solutions d’innovation génératrices de changement. En raison de valeurs fortes qui composent le modèle culturel du groupe, ce système établit un point d’ancrage pour la RSE, par l’intermédiaire d’un contexte facilitant la réception de principes universels. Ainsi, l’apport conceptuel relatif à la RSE contenu dans la norme ISO 26000 autorise un approfondissement des composantes identitaires de Fleury Michon, tout en entraînant l’organisation à revisiter ses pratiques pour s’adapter aux nouvelles demandes sociétales des parties prenantes (cf. « #venezvérifier » et « j’aime », chapitre 9). L’exemple du dispositif « #venezvérifier » relève le changement apporté par la RSE. Cette
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innovation sur le plan de la communication du groupe répond aux attentes d’une partie des consommateurs : « … Oui, enfin cette année, on a initié la démarche « #venezvérifier » sur le surimi. Aujourd’hui, si je me mets à l’extérieur, les gens, bon, ils peuvent se dire “c’est une campagne de publicité, j’allais dire, d’une nature quand même un peu particulière sur le surimi”. Pour nous, c’est très différent. C’est vraiment une nouvelle démarche de, d’ouverture et de transparence. Et aujourd’hui, bah forcément, les gens, ils voient qu’on l’a fait que sur le surimi, mais pour nous, c’est une évolution, voire une révolution » (REP18_COPIL_PROJ_20140908). L’oscillation entre d’une part le recours à la tradition et à l’authenticité pour conserver et affirmer l’identité du groupe ; et d’autre part la nécessité d’assurer la mutation, cristallise des tensions qui provoquent une instabilité perturbatrice. À cet égard, la stabilité culturelle d’un groupe centenaire ne constitue pas un rempart au changement. Elle opère une oscillation permanente entre le changement et la stabilité. Implicite vs explicite : les contraintes de la formalisation et de la diffusion L’appropriation de la RSE génère également une tension entre les aspects implicites et explicites de l’activité gestionnaire. Notre raisonnement associe ici le couple formel/ informel à la réflexion, en raison de sa proximité sémantique. Ces deux couples de tensions sont interdépendants si on les considère au regard de la problématique du partage et de la diffusion de la RSE. Pour Fleury Michon, la RSE impose un mouvement de formalisation des savoirs tacites selon Nonaka (1994), en initiant une dynamique de création des connaissances par le passage des savoirs d’un registre tacite à un registre explicite. Le passage de l’implicite à l’explicite est également rendu nécessaire par l’augmentation de la taille du groupe et son expansion internationale. En premier lieu, la croissance de l’entreprise remet en question le partage et la communication des valeurs organisationnelles. La communication interne occupe à ce titre une place essentielle, puisqu’elle représente un vecteur de transmission entre des entités éloignées du siège social de Pouzauges gare ; le principal territoire d’implantation de Fleury Michon. La diffusion de la culture ne se partage pas de la même façon lorsque la proximité s’étiole en raison de la multiplication de sites et de leur éloignement. Le faible degré de la formalisation provient de la proximité des rapports sociaux propre aux PME et de la centralisation des modes de gestion (Marchesnay, 1991; Torrès, 1999). C’est notamment le cas lorsque le président évoque les conséquences de la formalisation de la RSE à propos des relations avec leurs fournisseurs : « Culturellement, tous les collaborateurs visent le meilleur produit, le meilleur environnement, le fait que l’on est en partenariat avec des fournisseurs sur la durée et d’être dans un certain respect. Ça fait partie de la pratique sans que l’on ait besoin de l’exiger, de l’écrire. Et donc, c’est un peu dommage finalement de l’avoir dans l’ADN, de faire plus que beaucoup, que la plupart de nos entreprises, de nos concurrents, et
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de ne pas le dire. Donc la RSE pour nous c’est une façon de le formaliser, de le dire. Après ce n’est pas parce qu’on l’écrit, qu’on le fait » (REP9_PDT_20120829). Dans cette situation, la culture orale ne suffit plus à transmettre les valeurs, comme c’était le cas lorsque Fleury Michon n’était encore qu’une PME. À cet égard, le président du groupe souligne certains traits culturels de l’entreprise – la collaboration et le partenariat – pouvant s’articuler avec l’idée de respect des parties prenantes, tout en mesurant avec lucidité la difficulté d’inscrire la RSE dans un monde des affaires : « Transmettre la culture de la collaboration plus que la culture de prédation, hyper compétition. On est une entreprise qui cherche à développer la collaboration, et plus que le rapport de force. Mais les affaires sont aussi un rapport de force. Mais il ne faut pas devenir angélique. Attention. Et on parlera j’espère des dangers de la RSE, et les pièges dans lesquels je ne voudrais pas qu’on tombe. Je ne vous cache pas que j’ai des vraies questions » (REP9_PDT_20120829). Expliciter des valeurs peut conduire à les formaliser alors qu’elles étaient auparavant tacitement partagées, comme par exemple lors de la rédaction d’un document sur les principes éthiques du groupe. La RSE peut alors nécessiter une formalisation des valeurs. Dès lors, les principes contenus dans les documents servent de levier de contrôle (Simons, 1995) « par » la RSE (Gond et Igalens, 2012). Les principes de RSE participent à la régulation des comportements et des pratiques, comme il ressort des propos suivants : « Moi, j’ai la chance d’être dehors, d’être à l’écart, donc de mieux voir les choses et de pas avoir la pression du quotidien. Mais on voit bien que, sous la pression du quotidien, si on n’a pas des principes forts, on peut vite faire le contraire de ce qu’on pense, de ce qu’on aimerait faire. Donc, c’est pour ça que, je pense que ces principes, il faut les établir et il faut qu’ils soient partagés par le plus grand nombre. Parce qu’à partir du moment où ils sont partagés, chacun est rempart de la dérive. Parce qu’il faut pas que ce soit que moi qui…, moi ou quelques-uns qui soient – comment dire – capables de, de détecter qu’il y a une dérive. […] Et puis, il y a cette nécessité. Comme c’est un projet, maintenant c’est passé dans le projet d’entreprise, c’est d’embarquer tout le monde. On n’a pas le choix » (REP13_DG_20140908). En second lieu, la RSE attire, dévoile et recouvre, parfois trop largement, une part significative des actions dont la paternité était jusque-là dévolue à d’autres services ou entités. La référence au projet RSE phagocyte les initiatives diffuses dans l’organisation en les labellisant RSE. La propension de la RSE à se répandre et à se mettre en valeur n’est pas du goût de tous : « Et des choses qu’on n’a pas soulignées, parce que, entre guillemets, le sujet c’est, c’est pas la RSE, c’est les actions qu’on mène pour la RSE. Et nous, on ne labellise pas tous les jours en interne les actions comme étant RSE » (REP13_DG_20140908).
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« [à propos de la RSE] Au contraire, plus on en parle et plus ça m’agace. Plus on la vit, mieux ça me convient » (REP7_DGD_20140722). Le caractère holistique de la RSE tend en effet à rendre visibles auprès des collaborateurs les actions de différents services/fonctions, non formalisées ou communiquées, comme par exemple les mesures en faveur de la réduction des consommations, les actions de GPEC, les partenariats, les démarches amorcées dans les filières, les clauses insérées dans les contrats.. Le couple de tension implicite/explicite se matérialise lorsque la démarche de RSE s’élargit, se diffuse dans l’organisation et pose la question de sa visibilité : faut-il évoquer la RSE ou la pratiquer sans le dire, en la masquant ? L’appropriation de la RSE sous-tend son intégration effective dans l’organisation, comme en témoignent les propos du responsable du projet : « … Je reviens sur le paradoxe, c’est-à-dire fondamentalement il en faut [en parlant du projet RSE]. Mais tu vois, on a participé, au mois de novembre, on a fait une réunion avec le comité de direction. On vote “pour” mais en même temps, dès qu’on dit et je partage : “que ça doit complètement s’intégrer et surtout ne pas en parler”, mais du coup c’est presque paradoxal de faire des réunions où on réfléchit, entre guillemets, spécifiquement à des plans d’action RSE. […] Enfin, je pressens ou je sens d’une certaine manière une vraie difficulté, et un peu durable. Enfin comment la surmonter ? Le fait de sentir les choses, c’est déjà bien. […] il faut bien, oui, que ça s’intègre complètement ; qu’on le fasse sans, j’allais dire, non pas sans en parler, parce que ce n’est même pas le mot, c’est pas un sujet tabou. […] Donc c’est pas la confidentialité ; c’est pas parce qu’il est tabou […] c’est parce qu’il doit complètement s’intégrer et en même temps, il faut le piloter et il faut le booster » (REP18_COPIL_ PROJ_20130412). Nous avons remarqué que la RSE soulevait de fortes attentes pour la majorité des collaborateurs interrogés, allant jusqu’à engendrer une frustration pour les plus impliqués, lorsque son déploiement n’allait pas assez vite ou n’était pas suffisamment diffusé par les responsables. Pour d’autres acteurs, la lenteur du projet et sa faible visibilité contribuent à alimenter des perceptions négatives, tant que sa concrétisation ne semble pas effective. La communication RSE auprès des parties prenantes externes pourrait participer de sa visibilité. Pendant les premières années, le groupe n’a pas choisi cette option. Les dirigeants souhaitaient attendre que le projet mûrisse et voulaient éviter de positionner le groupe dans un usage purement rhétorique de la RSE. D’autre part, comme le fait remarquer le président, la RSE représente plus un révélateur d’identité qu’un outil de communication : « Oui c’est les limites de la RSE. Ça peut être un outil de formalisation et de progrès. Limite c’est que ce n’est pas un outil de communication. C’est-à-dire que la RSE… Ce n’est pas parce qu’on dit aux consommateurs qu’on est RSE qu’ils vont nous
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acheter plus, ou plus cher. Je n’y crois pas en tout cas. Je ne pense pas. Mais ça permet d’exprimer ce qu’on est vraiment en profondeur » (REP9_PDT_20120829). La tension implicite/explicite consiste principalement à arbitrer les tentations d’une formalisation excessive amplifiée par une communication appuyée, et le désir de conserver une oralité dont les structures et la taille du groupe révéleraient sa vétusté. Unité vs diversité : un impératif de transversalité organisationnelle La tension entre l’unité et la diversité embrasse plus largement les antagonismes local/ global et individuel/organisationnel. L’unité, qui appelle à l’uniformité et à la rationalité, s’oppose à la multiplicité et à la diversité. La pluralité peut s’avérer contre-productive voire ingérable pour parvenir à une vision unique, fédératrice. Ces couples se rapprochent également de la tension autonomie/hétéronomie soulevée par Martinet (2014, p. 527). Les activités du groupe, en partie autonomes, contrôlées et structurées selon la typologie de leur production, sont poussées par la RSE à raisonner transversalement. Elles sont notamment sollicitées pour coopérer sur des thématiques nouvelles. D’un point de vue marketing, la marque Fleury Michon impose au groupe une forme de centralisation, notamment dans sa stratégie et sa communication, laissant alors apparaître une vision duale de l’organisation tout en soulignant les mouvements liés à la nécessité de changement : « …Dans notre fonctionnement on a des activités clairement identifiées, et qui sont focalisées sur des activités, et c’est bien ce qu’on veut. Et on a un fonctionnement en groupe, donc avec quand même de la transversalité. Et je veux dire, ce double pilotage, un petit peu, qui… mais qui est par nature, alors je vais pas dire conflictuel parce que ce serait excessif, mais qui par nature, je veux dire, alors compliqué, je sais pas si c’est le bon mot parce que si c’était compliqué, on dirait qu’il faut le simplifier. Mais non, je pense que, il est bon fondamentalement. Après, il faut réussir à… Et c’est un équilibrage permanent parce que je pense, justement, entre la focalisation par l’activité et le fonctionnement en groupe. Et que, je te l’ai dit avant, juste avant, que le projet RSE est un projet absolument majeur, et que, bah forcément, il s’intègre complètement à ce fonctionnement qui est en équilibre ou en déséquilibre en permanence » (REP18_ COPIL_PROJ_20130412). Pendant l’intervention, nous avons remarqué que cette tension s’invitait à l’occasion du projet de déploiement de la RSE, principalement en raison de sa dimension systémique et transversale. Afin qu’elle soit appropriée par l’organisation, la RSE nécessite une réflexion stratégique. L’intégration d’un concept dont la dimension aplatit, « horizontalise » la structure organisationnelle, se heurte au fonctionnement vertical des activités organisées en silo. Il semble donc que la RSE, en introduisant une réflexion globale, appelle à coordonner son intégration par un double pilotage, hiérarchique et réticulaire. Ainsi, la RSE contraint les activités à adopter une rationalité interactive avec les autres unités/fonctions du groupe,
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les obligeant à s’extraire des logiques identitaires d’appartenance. Ces sous-cultures résultent de la structure même de l’organisation (Johnson et ali., 2014, p. 180). Des activités plus récentes comme les plats cuisinés (1974), le surimi (1990), les plateaux-repas livrés en région parisienne ou le développement de l’activité à l’international sont autant d’éléments perturbateurs de la culture fondatrice du groupe, construite autour de l’activité historique, la charcuterie. Les verbatim de personnes interrogées traduisent cette tension : « Quand on ne raisonne que par activité, si tu veux on n’a pas forcément une vision globale de l’entreprise en tant que telle […] Mais au-dessus, il y a la marque, enfin, le point commun c’est la marque Fleury Michon. Mais bien au-dessus, il y a l’entreprise Fleury Michon. Et je trouve que la RSE, le projet RSE tel qu’il est conduit, il permet ça. C’est-à-dire de penser, pas que penser activité, mais penser institution, penser entreprise » (REP2_COPIL_CORP_20130614). « Et moi, pour avoir la chance chez Fleury Michon d’avoir passé des périodes très opérationnelles et des périodes un peu plus transversales, je me rends bien compte qu’on a une dualité à régler chez nous là-dessus. Et que ce n’est pas lié à la RSE. C’est parfois plus lié à nos organisations structurelles. » (REP4_CODIR_DACT _20130412). « Alors comme on n’a qu’une marque, mais pour madame Michu, quand c’est Fleury Michon qui parle, elle s’en fout que ce soit Fleury Michon charcuterie, traiteur ou traiteur de la mer, c’est la marque Fleury Michon qui parle. Donc, quelque part, elle a une vision globale de la marque et il faut qu’on soit quand même, je dirais, cohérent dans cette démarche après que l’on fait, quand on choisit des thèmes de démarche. Il faut que ce soit la marque qui choisisse ces thèmes de démarche [RSE] » (REP14_ COPIL_ACT_20130306). Le couple de tensions unité/diversité prend également une signification particulière au contact des parties prenantes. La multiplicité des parties prenantes et la pluralité de leurs attentes provoquent « des tensions inévitables dont la prise en compte fait partie intégrante du management stratégique de la RSE » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 232). Le nombre de parties prenantes, conjugué à la diversité et à la variabilité de leurs attentes, impose des arbitrages pour réduire le champ des possibles et aboutir à une stratégie RSE réellement assimilable pour l’entreprise, que ce soit d’un point de vue économique, structurel ou organisationnel. L’intégration de ces attentes dans le management stratégique, dans le processus de planification et la prise de décision, devient envisageable dans la mesure où celles-ci servent les desseins de l’entreprise, et non si elles fragilisent ses réalisations. L’introduction de la RSE par l’usage de la norme ISO 26000 révèle l’existence de paradoxes. Les contradictions qui en découlent « ne doivent pas être perçues comme l’indice d’un dysfonctionnement mais témoignent au contraire de ce que le processus d’appropriation est à l’œuvre » (Grimand et al., 2014, p. 145). Le pilotage de la RSE ne s’apparente pas à un processus séquentiel, vertical, a-conflictuel. À l’opposé de cette approche, nous
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défendons l’idée selon laquelle le déploiement d’une démarche RSE est un processus traversé de multiples contradictions, à travers lequel les acteurs transforment la démarche en se l’appropriant. Nous venons dans ce chapitre d’identifier ces contradictions. Pour cela nous nous intéressons au cas d’une entreprise ayant décidé d’implanter la norme ISO 26000. L’analyse de son processus de déploiement fait apparaître des contradictions inhérentes à la RSE et à sa mise en œuvre. L’approche par les paradoxes montre que ces contradictions peuvent être managées dans une perspective créative. Le paradoxe ne doit pas être considéré comme un problème à résoudre, mais comme une occasion de réguler les antagonismes. À l’occasion de l’appropriation de la responsabilité sociale par Fleury Michon, nous venons de repérer les principaux couples de tensions apparentés à ces paradoxes organisationnels. Nous allons, dans le chapitre suivant, nous placer dans une posture managériale. Notre intention est maintenant d’apporter un éclairage sur les modalités de gestion de ces paradoxes et tensions. Dans une certaine mesure, et bien qu’il s’agisse d’un cas unique, les pistes proposées pour atténuer, gérer, dépasser les tensions sont assorties d’un caractère générique, c’est-à-dire qu’elles sont potentiellement transposables à d’autres cas d’appropriation de la responsabilité sociale.
Chapitre 7 – Comment réguler ces facteurs de blocage ? Nous allons à présent porter notre attention sur les modalités de gestion de ces paradoxes, afin de dépasser les tensions issues du déséquilibre organisationnel généré par l’intrusion de la RSE dans l’organisation. La régulation de ces paradoxes constitue une des clés de l’appropriation organisationnelle de la RSE. Ces six leviers, dont la portée dépasse le cas étudié, nous semblent suffisamment génériques pour envisager leur transposition à d’autres organisations. Dans une conception positive, le concept de paradoxe est envisagé ici comme une façon de penser et de gérer les organisations. Il s’agit d’exploiter le potentiel créatif des paradoxes, pour ne pas subir le changement en acceptant les tensions inhérentes à la RSE. Cela suppose des acteurs capables d’identifier ces paradoxes et d’en comprendre la nature profonde. Le paradoxe permet de dépasser les tensions provoquées par l’introduction de la norme ISO 26000 dans une organisation, sans chercher à les résoudre, à les supprimer ou à privilégier un des deux pôles de tensions à l’œuvre ; ce qui, dans le cas contraire, reviendrait à confondre le paradoxe avec le dilemme. Rapportée à notre cas, la question du choix entre perspective économique, éthique des affaires, dimensions sociale et environnementale ne se pose pas si une organisation désire s’approprier la RSE. Elle ne recherche pas un équilibre ; la stabilisation du paradoxe est illusoire. La voie de la gestion des paradoxes consiste donc à accepter positivement les tensions inhérentes à la RSE pour pouvoir les réguler, comme le démontrent les propos du président : « Il ne faut pas avoir peur de ça [la RSE] et je vous dis que ça fait du bien aussi de sortir de notre ronron, de notre satisfaction et de dire à un moment donné par exemple : “oui les femmes : combien sont présentes au sein du conseil de direction ?” […] Ça met sous tension. Ça met en contradiction et c’est sain » (REP9_PDT_20120829). Six propositions principales sont présentées dans ce chapitre. Elles proviennent de la recherche-intervention réalisée pendant six ans chez Fleury Michon. Compte tenu de notre implication active dans le processus de transformation organisationnelle, une phase de distanciation avec le terrain, propice à la réflexivité, a été nécessaire pour identifier, décrire et catégoriser ces leviers de régulation. Cette période a permis de compléter les premiers éléments remontés du terrain, à l’occasion des blocages observés et des solutions éprouvées. Sur les six modes de régulation, les deux premiers sont des leviers de « méthode » co-construits lors de la recherche-intervention. Il s’agit d’accompagner l’appropriation de la RSE par une recherche-intervention et de déployer la RSE au moyen d’une ingénierie de projet. Les deux leviers suivants, dits de « processus », sont la résultante de la dynamique des réactions internes ayant permis de dépasser les représentations contraignantes de la
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normalisation de la RSE et de gérer l’asymétrie temporelle pour inscrire la démarche RSE dans la durée. Les deux derniers leviers tiennent à la « finalité » de la démarche. Ils relèvent de la vision des dirigeants et des membres du comité de pilotage. Ils traduisent un état d’esprit entrepreneurial et engagé dans le but de relier la RSE à la dimension économique pour prémunir les situations de rejets et donner du sens en appréhendant la RSE par un Cultural Case. Le tableau 17 présente ces leviers de régulation selon la typologie des paradoxes et les couples de tensions (cf. chapitre 6). Tableau 17. - Typologie des paradoxes organisationnels associés aux couples de tensions et aux leviers de régulation Type de paradoxe
Paradoxe de l’apprentissage (learning)
Couples de tensions
Changement et stabilité Implicite et explicite
Paradoxe identitaire
Implicite et explicite Changement et stabilité
(belonging)
Unité et diversité Contrainte et habilitation Délibéré et émergent
Paradoxe de l’organisant (organizing)
Leviers de regulation
- Dépasser les représentations contraignantes de la normalisation de la RSE (processus) - Gérer l’asymétrie temporelle pour inscrire la démarche RSE dans la durée (processus) - Donner du sens en appréhendant la RSE par un Cultural Case (finalité) - Accompagner l’appropriation de la RSE par une recherche-intervention (méthode)
Stratégique et - Déployer la RSE au moyen d’une ingénierie de opérationnel Changement projet (méthode) et stabilité
Paradoxe de la pratique
Stratégique et opérationnel
(performing)
Unité et diversité
- Déployer la RSE au moyen d’une ingénierie de projet (méthode) - Gérer l’asymétrie temporelle pour inscrire la démarche RSE dans la durée (processus) - Relier la RSE à la dimension économique pour se prémunir des situation de rejets (finalité)
Ces leviers ne sont pas à considérer comme des étapes à suivre. Pris individuellement ou simultanément, ils engagent des actions de gestion singulières pour assurer le déploiement de la norme ISO 26000 et l’appropriation de la RSE. L’absence du repérage de ces paradoxes et de leur prise en compte dans le management de la RSE favoriserait, selon nous, le rejet de la démarche par l’organisation. L’utilisation précoce de ces leviers facilite l’identification des tensions ; ce qui concoure à rendre visible, dès le début du processus, les tensions à l’œuvre.
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Accompagner l’appropriation de la rse par une recherche-intervention Le processus d’appropriation de la RSE révèle l’importance du recours à un accompagnement externe dans l’accomplissement de la démarche ; quelle que soit sa forme intervenante – consultant, chercheur, ou autre. Dans le cadre de cette recherche-intervention, la présence de chercheurs en entreprise a favorisé l’acquisition et l’ancrage de connaissances RSE endogènes à Fleury Michon, contenues dans une norme internationale. L’expertise externe a été mobilisée pour assurer la conception et faciliter le déploiement d’une stratégie RSE. L’ISO 26000 est une norme de RSE universelle, générique dont les principes et questions centrales requièrent la prise en compte du contexte dans lequel ils s’appliquent. Si l’entreprise s’était emparée seule de la norme pour la mettre en œuvre, il est probable qu’elle se serait découragée en chemin ou bien que le résultat obtenu n’aurait pas été conforme aux objectifs souhaités, comme le précise un manager : « Mais je pense que si on s’était attaqué tout seul à la norme, à mon avis, on aurait peutêtre été vite… Je ne sais même pas dire, enfin mis à la poubelle, je sais même pas … Donc, c’est toujours difficile de dire… » (REP18_COPIL_PROJ_20130412). La complexité perçue de la norme en entreprise représente un frein à son appropriation : « Au niveau très opérationnel, expliquer la démarche RSE, c’est pas simple. On peut dire qu’on a, qu’on veut concilier performance économique et progrès social, sociétal. Ça les gens comprennent, de façon globale. Après […], s’engager dans les sept critères, avec tant de projets. C’est un peu complexe. » (REP9_PDT_20140709). L’usage de la norme restreint aux membres de l’entreprise n’aurait pas facilité son intégration pour deux raisons essentielles : l’absence de partage de connaissances avec les parties prenantes et le manque de réflexivité favorisant une distanciation des pratiques : « Mais je trouve que le côté positif, c’est qu’on a bien su prendre, et vous nous avez amené, à bien prendre de la distance par rapport à la norme » (REP12_COPIL_ CORP_20130307). Le chercheur intervenant participe de la mise à distance des recommandations de l’ISO 26000. Utiliser une norme internationale ayant fait l’objet d’un consensus rassemblant 99 pays et de multiples parties prenantes, contenant des principes universels qui redéfinissent le rôle de l’entreprise dans la société, nécessite, en raison de son niveau de généralité, un travail pédagogique de simplification et de contextualisation : « Ce sont des sujets que l’on gagnerait à écrire dans un langage utilisateur » (REP13_ DG_20120404).
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« Mais l’accompagnement, c’est une sorte de mise de pied à l’étrier qui nous a permis de rentrer plus facilement dans le schéma de pensée, dans l’appropriation de la structure, de son organisation. Et du coup, votre apport nous a été précieux pour acquérir, un peu, une sorte de schéma mental RSE dans une norme qui nous convient bien » (REP5_COPIL_RSE_20130123). Néanmoins, cette situation trouve ses limites dans l’implication des membres du comité de pilotage. De nombreux acteurs nous ont en effet déclaré, après plusieurs mois d’intervention, qu’ils n’avaient pas lu la norme. Certains reconnaissent l’avoir parcourue, d’autres pas : « Alors je l’ai jamais lue […] Non, j’ai pas envie de la lire. Non, ben attends, toutes les normes… Enfin toutes les normes ISO… » (REP3_COPIL_USI_20130214). « Moi je ne sais pas trop ce qu’est la norme ISO 26000. C’est simplement, je connais la démarche, je connais les questions centrales et les domaines d’action et les travaux sur les domaines d’action. Après, la norme en tant que telle, je ne l’ai pas lue, ça paraît un gros bouquin très ésotérique. J’attends plutôt que ce soit La Rochelle qui la lise et qui nous dise ce qu’il y a dedans (rire) » (REP14_COPIL_ACT_20111214). L’importance de la charge de travail des cadres, le rythme de travail quotidien et la pression liée à un environnement ultra concurrentiel dans le secteur d’activité semblent déterminer cette situation. Le manque de temps agit sur la disponibilité, plutôt que la volonté délibérée de ne pas prendre connaissance d’une norme perçue comme volumineuse et conceptuelle. Néanmoins, la participation des acteurs de l’entreprise au processus de transformation s’avère fondamentale. Pour rappel, la recherche-intervention est une recherche actionnable, appliquée en entreprise ayant un dessein transformatif, intentionnel et explicite. Dans sa relation avec l’entreprise, le chercheur-intervenant endosse un double rôle dont la finalité est de provoquer l’adaptation. Le premier rôle représente celui de passeur d’environnement externe, prompt à instiller les germes endogènes d’un changement dans l’organisation. Le second rôle offre la possibilité, pas toujours aisée à manier selon les configurations d’accompagnement, de produire un effet miroir pour modifier les routines et les schémas mentaux par la prise de conscience des acteurs. L’intervention permet cependant un accompagnement, une traduction de la norme et une formation des membres du comité de pilotage à la RSE, ce qui génère un gain de temps pour les acteurs, si ces derniers avaient dû l’appréhender seuls. L’appropriation de la norme s’est opérée dès les premières réunions en comité de pilotage, par la confrontation des points de vue entre les membres de l’entreprise, mais aussi entre ces derniers et les chercheurs. La dynamique collective d’apprentissage a facilité le transfert des connaissances RSE contenues dans la norme. Cette forme de collaboration met en exergue le rôle joué par la rationalité interactive des membres du groupe projet (Hatchuel, 1999) dans la contextualisation de la RSE :
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« Parce qu’on ne se connaît pas et puis on n’a pas le même espace-temps […] L’entreprise, elle travaille à l’échéance de demain ; de l’aujourd’hui et du demain. Alors que le monde de la recherche, il travaille à deux ans, trois ans, cinq ans. […] Et c’est ça qui est à construire. […] Je trouve que ce qui est bien, c’est qu’on se soit appuyé sur des – je vais le dire par provocation – […] des “non-initiés de la vie quotidienne d’entreprise”. Et que vous le regardiez, et d’abord que vous acceptiez de regarder, de regarder l’entreprise et de nous, à certains moments, de nous provoquer ou de nous interpeller » (REP7_DGD_20140722). L’accompagnement opéré lors de la recherche-intervention a facilité la production de connaissances RSE dans et par l’action. Les chercheurs et les acteurs entretiennent des relations dans le cadre d’un rapport de prescription (Hatchuel, 2012) sur lesquelles se construisent des Savoirs (S) et des Relations (R) inséparables (principes S/R). La circulation des savoirs RSE modifie les relations entre les parties prenantes et accompagne la transformation de l’entreprise. Une telle situation sous-tend que les chercheurs intervenants envisagent l’ancrage de l’ISO 26000 au-delà de l’application de ses connaissances théoriques. Ils doivent mobiliser leur capacité d’analyse en temps réel, savoir écouter et comprendre les questions et demandes des acteurs et participer à la transmission, l’assimilation des connaissances dans une posture parfois aussi délicate qu’inconfortable, tout en adoptant un langage compréhensible par les praticiens. Dans une recherche-intervention, la proximité et la confiance sont essentielles. La qualité de la relation entre chercheur et acteur est déterminée par ces deux dimensions. Cellesci sédimentent la collaboration, tant en termes d’espace de collégialité pour accéder aux discussions et échanges, que de compréhension réciproque pour l’intérêt même de l’intervention. Selon le principe d’hypothèse alternative (Dumez, 2013a), nous ne pensons pas que l’ISO 26000 aurait pu guider à elle seule Fleury Michon dans l’appropriation de la RSE. Nous estimons même, à travers les échanges avec des managers, que l’entreprise n’aurait pas fait le choix de cette norme si elle s’était lancée dans la démarche toute seule : « Enfin je vais l’exprimer comme ça, je ne pense pas qu’on aurait été capable de s’appuyer sur la norme tout seuls. Ça nécessite, j’allais dire, des gens qui la connaissent bien » (REP18_COPIL_PROJ _20130412). « Quoi qu’il arrive, je pense qu’on ne se serait pas approprié la RSE si on ne s’était pas fait accompagner par Sup de Co… » (REP5_COPIL_RSE_20130123). Pour mener à bien ce processus d’appropriation de la RSE, les acteurs se seraient peutêtre emparés d’un autre référentiel existant, auraient sollicité une notation extra-financière ou été accompagnés par un cabinet de consultants experts en stratégie et RSE. Ces hypothèses auraient sûrement apporté des résultats différents mais auraient également
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contribué à servir de support à l’intention stratégique de la direction du groupe. Les germes de cette mutation étaient déjà repérables avant le début de l’intervention.
Déployer la rse au moyen d’une ingénierie de projet Pour penser la RSE à la fois dans sa dimension stratégique et pragmatique, la démarche a reposé sur une ingénierie de projet. Il s’agissait de concevoir et d’utiliser empiriquement une méthodologie d’intégration de la RSE par la norme ISO 26000 principalement basée sur le guide SD 2100089 et la norme XP X 30-02990. Cette recherche, dite ingénierique (Chanal, Lesca et Martinet, 1997), représente une forme de recherche-intervention en gestion qui s’intéresse plus particulièrement au pilotage des processus de changement organisationnel complexes, multicritères, multi-acteurs et multi-rationnels. La démarche contribue à l’émergence de connaissances scientifiques nouvelles de nature procédurale. Ces connaissances sont cocréées par les gestionnaires et les chercheurs. Les dirigeants et managers de Fleury Michon, qui exercent leur travail dans un environnement industriel, avaient besoin d’une approche méthodique ; non seulement pour envisager le déploiement de l’ISO 26000 en tenant compte des pratiques RS déjà existantes, mais aussi pour concevoir une stratégie de responsabilité sociale. Au regard de sa complexité et de la nécessité d’adaptation au contexte, il n’existe pas de solutions préconçues, adaptables à de nombreuses organisations, pour déployer la RSE. La faible portée opératoire de l’ISO 26000, les bases conceptuelles et sa dimension universelle font de la norme un « OVNI » (Outil Vain et Non Intelligible) pour les organisations, ce qui renforce les perceptions négatives des managers. Devant la profusion de pages, de concepts, de principes et d’attentes à respecter, la norme demeure difficile d’accès. Sa prise en compte réclame une attention particulière : « Et c’est en ce sens-là qu’au fur et à mesure que je rentre dans le dossier, je perçois à la fois la puissance du projet, et en même temps sa complexité » (REP5_COPIL_ RSE_20111214). « C’est un super-projet dans les deux sens du terme. Super projet parce que c’est un, c’est vraiment stratégique, inscrit dans les gènes du groupe ; ça fait partie de la politique qu’on doit déployer. […] Mais c’est aussi un super projet dans le genre, dans le sens de la taille [réclamant l’] implication de tout le monde avec des enjeux colossaux » (REP10_COPIL_ACT_20130123).
89 Le guide SD (Sustainable Development) 21000 (FD X 30-021) a été publié en 2003 par l’AFNOR. Il proposait des recommandations aux entreprises pour intégrer le développement durable. 90 La norme XP X 30-029 fournit des recommandations méthodologiques afin de déterminer la priorité des domaines d’actions de l’ISO 26000.
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Pour des praticiens, même rompus à des systèmes de management, l’usage de la norme nécessite clarification et accompagnement. L’ISO 26000 tient davantage de la gouvernance RS que du pilotage. Pour faciliter sa compréhension, nous l’avons d’abord simplifiée, puis expliqué progressivement son contenu en adoptant une écoute attentive des réactions des acteurs. Rendre très tôt la RSE opérationnelle a également semblé une nécessité. Lors des deux premières années du projet, les acteurs ont souligné le manque de réalisations concrètes et visibles. Les réflexions menant à la formulation d’axes stratégiques prennent en effet du temps et retardent la mise en œuvre de la démarche. Nous recommandons de rendre opérationnelle très tôt la RSE par la réalisation d’actions concrètes, faciles et visibles, même si les axes stratégiques ne sont pas encore définis. En fait, ce découplage entre théorie – la réflexion sur les axes stratégiques RS – et pratique – le déploiement d’actions – favorise la poursuite d’un projet complexe tout en donnant des gages de son avancement aux plus impatients. L’utilité de la norme doit se concrétiser par sa mise en œuvre, en la confrontant sans cesse au principe de réalité, indépendant du travail plus long réalisé sur la gouvernance. Ce découplage assure aussi le dépassement de l’inertie organisationnelle et atténue les effets de frustration qu’ont pu éprouver certains membres du comité de pilotage : « C’est, si on n’arrive pas à impliquer opérationnellement dans un plan d’action, dans des choses concrètes, les activités et toutes les activités, pas une plutôt que l’autre, ça sera un échec. Parce que pour moi, la RSE ça part d’en haut, mais quand on arrive en bas, ça doit se traduire concrètement pour un chef de produit marketing, pour un responsable des achats, pour un responsable d’un site industriel » (REP5_ RSE_20130126). En s’appuyant sur les connaissances apportées par l’ISO 26000, l’équipe de chercheurs a développé une méthodologie permettant d’adapter la norme à l’entreprise, pour ancrer la RSE dans les objectifs stratégiques du groupe. Cependant, la réalisation du projet a connu des zones de fragilité et a quelque peu dérivé de sa conception initiale. Nous avons dû adapter ce projet stratégique chemin faisant, au fil de sa mise en acte (Avenier, 1999). Dans un second temps, lors de la troisième année (entre avril 2012 et mars 2013), nous avons ressenti un essoufflement de la dynamique. Les raisons tenaient principalement aux difficultés liées à la longueur et à l’importance du projet, à sa nature transversale et stratégique, ainsi qu’à son déploiement dans toutes les activités du groupe. Cette situation aurait pu être corrigée, selon nous, par le développement d’une communication pédagogique spécifique au projet, ayant pour objectif de limiter les effets d’annonce et d’accompagner l’appropriation de la RSE auprès des cadres et des collaborateurs en dehors du comité de pilotage : « Donc, si on le fait, il faut tout de suite accompagner cette diffusion d’information ou de texte réglementaire d’une communication sur “ne vous affolez pas, c’est pas du travail en plus, c’est dans la continuité de ce qui existe déjà ; c’est de la formalisation, de
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la valorisation et la mise en place d’une stratégie pour amplifier et continuer le chemin qu’on avait déjà emprunté” » (REP10_COPIL_ACT_20111214). « Après, pour diffuser de façon simple à tout le monde […] il faut lui communiquer aussi le sens de la démarche » (REP9_PDT_20140709). Bien évidemment, la réalisation d’un projet RSE demeure conditionnée à une double logique : l’engagement et l’implication constants de la direction, et l’aptitude des collaborateurs à s’emparer et à porter un tel projet sur un temps long. Cependant, la temporalité longue confère au changement un rythme qu’il convient de ne pas sous-estimer. La culture organisationnelle questionne quant à elle l’intensité de ce changement. Sous peine de rejet, l’appropriation d’une démarche RSE doit laisser le temps, à l’aide d’une démarche ingénierique, d’orchestrer la conduite du changement et les transformations organisationnelles rendues nécessaires.
Dépasser les représentations contraignantes de la normalisation L’ISO-cratisme et l’ISO-phobie (cf. chapitre 6), formulations liées aux contraintes normatives perçues par les acteurs, marquent négativement le début du processus d’appropriation. L’existence de contraintes bureaucratiques peuvent se résumer ainsi : « Tout ce qui est ISO, je m’en méfie beaucoup. Parce que, par expérience, on a de l’ISO en série 9001. Donc on voit bien que nos procédures ISO on les a en charcuterie, ce qui est très différent du traiteur. Nous n’avons pas la même stratégie vis-à-vis de l’ISO. Nous, on a des structures légères parce que l’ISO ne doit pas être un handicap. […] Ça devient tellement lourd à gérer, à faire des réunions pour faire des réunions, des comptes rendus, des tableaux, que finalement le temps à travailler sur nos dossiers, on le passe à faire des reportings, et des mesures etc. […] L’ISO, c’est des coûts aussi » (REP14_COPIL_ACT_20101125). En effet, l’influence des représentations managériales développées à l’égard des normes en font un vecteur de prescriptions et de contraintes. Renforçant cet état de fait, les expériences précédentes de Fleury Michon liées à la mise en œuvre de la norme ISO 9001 se sont inscrites dans la mémoire organisationnelle et viennent ainsi entraver la dynamique d’intégration de la démarche RSE. Le groupe était allé au-delà des exigences de la norme qualité en se référant à une interprétation stricte et fidèle. La construction d’un système documentaire sur une structure bureaucratique, formalisée et rigide, ne correspondait pas à son fonctionnement. L’amnésie organisationnelle n’étant pas envisageable, il semble nécessaire d’établir une distanciation à l’égard du statut prescriptif de la norme et des expériences négatives de l’usage des normes. Compte tenu de l’absence de formulations impératives, l’exercice demeure envisageable. En effet, l’ISO 26000 présente des recommandations et non des exigences, ce qui équivaut à se référer à l’esprit de la norme, son sens, pour l’interpréter selon les circonstances locales, et in fine adapter sa mise en œuvre. Nous avons envisagé à
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cet égard trois registres de régulation : concevoir l’ISO 26000 comme un guide, non comme une norme ; traduire la norme pour faciliter son déploiement dans l’organisation ; et évacuer les effets liés à la certification. Concevoir l’ISO 26000 comme un guide et non une norme consiste à l’envisager à travers l’ensemble de « lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale », et non une norme « certifiable » adossée à un système de management. Reconsidérer le terme « norme » revient à appréhender l’ISO 26000 sur le registre formel (un guide) avant de s’attacher à son contenu (les lignes directrices de RSO). Cette conception modifie de fait la philosophie gestionnaire (Hatchuel et Weil, 1992) de la norme pour éviter les réactions de rejet qu’elle pourrait susciter, tout en simplifiant et facilitant son appropriation. La notion de guide véhicule davantage une perception positive qui transcende le caractère « ISO-térique » adossé à la norme : « Il y a sans doute une appropriation du mode de fonctionnement, du vocabulaire à faire, peut-être même sans évoquer le terme de norme pour que les gens comprennent la philosophie développée » (REP10_COPIL_ACT_20101125). Assimiler la norme à un guide permet d’éloigner les perceptions négatives. Les principes et les questions centrales énoncés par l’ISO 26000 ne consistent pas à standardiser le management de la RSE, mais orientent, structurent et cadrent le processus d’appropriation de l’entreprise. Néanmoins, face à la vague de prolifération normative à l’œuvre dans les organisations, l’emploi du terme « guide » évacue l’effet de saturation éprouvée par les acteurs au profit d’une perspective d’usage émancipé. Il s’agit de réconcilier les acteurs avec la première fonction de la norme, celle d’équerre – l’outil qui permet de tracer dans la norme (normãlis) – en démontrant l’utilité de l’ISO 26000 pour l’entreprise, et d’occulter la fonction de conformation. Seul le pouvoir structurant de la norme (Moisdon, 1997 ; Mione, 2011) agit sur la construction de la démarche RSE. Cette perspective offre la possibilité d’écarter les effets d’ISO-phobie et d’ISO-cratisme : « Elle [la norme] nous apporte quand même un cadre, une structure, après les anglais diraient un « guideline » pour nous, ou « un garde-fou », je ne sais pas. Ça nous permet de conduire un peu notre action, mais je pense qu’on a intérêt aussi à s’en libérer pour mettre en avant la spécificité du groupe » (REP10_COPIL_ACT_20111214). « Enfin, la norme est pertinente à partir du moment où on n’est pas dogmatique. Si on dit : « c’est la norme au service de notre projet ». […] On fait pas le projet au service de la norme ou la norme pour la norme » (REP18_COPIL_PROJ_20130412). Considérer la norme comme un guide sert également l’atteinte d’objectifs utiles pour des acteurs pris dans un environnement industriel :
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« Donc, nous, on est plutôt des cartésiens, des gens qui sont plutôt dans le concret que dans le… l’imaginaire. Donc je pense qu’il y a aussi un lien avec ça quoi. On remet les choses dans les cases » (REP5_COPIL_RSE_20130123). La deuxième voie de dépassement envisage de contextualiser la norme pour la rendre accessible et faciliter son intégration. Traduire la norme revient à ne pas l’utiliser dans un esprit de conformation pour « normer » les pratiques managériales. La norme devient un support pour opérationnaliser la RSE à travers un vocabulaire, des définitions et des principes. Néanmoins, le contenu de l’ISO 26000 demeure difficilement accessible en raison de la terminologie adoptée par la rédaction de la norme, de son important volume de 147 pages et de son niveau d’abstraction. Permettre l’appropriation de la RSE par Fleury Michon revient à la rendre la norme compréhensible, digeste, comme l’exprime un membre du comité de pilotage : « Quand vous ne savez pas ce qu’il y a derrière, la norme ISO 26000 c’est abstrait. Alors c’est pas abstrait quand vous la lisez, car c’est détaillé. C’est abstrait si on vous ne l’a pas expliquée, ça fait peur » (REP13_DG_20110119). « C’est ésotérique et il faut se gratter la tête pour comprendre par derrière tout ce qu’ils ont voulu dire. Donc c’est un peu… Enfin, c’est un peu compliqué, je trouve leur système de… enfin, la manière dont c’est rédigé. C’est pas facile… Je trouve que c’est pas facilement accessible, voilà. Il faut un traducteur quoi » (REP14_COPIL_ ACT_20130306). La complexité de l’ISO 26000 ne facilite pas sa prise en main. La majorité des managers ont le sentiment que la norme est coupée des préoccupations des entreprises. La terminologie adoptée pour sa rédaction ne correspond pas au champ sémantique de l’action gestionnaire. Le volume de la norme et sa dimension trop conceptuelle découragent plus d’un manager : « Auprès du grand public, en interne, honnêtement, c’est trop complexe. C’est l’usine à gaz. C’est-à-dire que les gens se disent, et, et…, je vais vous dire que j’ai eu des retours négatifs, sur ce projet. Plusieurs personnes, des ouvriers, des personnes, m’ont dit : “ce truc, c’est pas nous. C’est pas Fleury Michon, ça. ” Fleury Michon, on est une boîte entrepreneuriale, qui prenons des initiatives… On est simple. […] Attention à ne pas faire de grande déclaration de principes, ou des choses vraiment trop compliqués pour les gens » (REP9_PDT_20140709). Intégrer la norme revient à ne pas l’envisager comme se superposant aux autres normes et référentiels déjà existants dans l’entreprise. Il serait illusoire de considérer qu’une norme comme l’ISO 26000 puisse trouver rapidement sa place dans l’organisation et avoir un effet immédiat sur les pratiques. Nous avons observé que pour supprimer l’« effet mille-feuille » lié à l’accumulation des normes et standards dans l’organisation, il convient d’adopter une approche pragmatique. Cela revient à inscrire la RSE dans les processus, dispositifs et systèmes de management existants, en démontrant son utilité auprès des acteurs. La
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contextualisation de l’ISO 26000 participe d’un Business Case de la RSE, couramment mobilisé par les entreprises. Lorsque son usage ne demeure pas superficiel, il constitue une première étape du processus d’appropriation de la RSE. C’est à ce titre que la norme endosse une fonction performative. La troisième voie de dépassement implique d’évacuer les effets liés à la certification, tout en comblant le déficit de reconnaissance que cette situation engendre. Rappelons que l’ISO 26000 est une norme singulière de par son statut de norme définition (Billaudot, 2011). Même si elle s’affiche comme une norme, elle s’éloigne du modèle d’un système de management des normes ISO 9001 et ISO 14001. Nous avons observé que non seulement les procédures d’audit généraient des résistances, mais elles n’encourageaient pas non plus l’appropriation d’une norme ; limitant ainsi ses effets à une adoption superficielle (Boiral, 2007). A contrario, l’absence de certification entraîne un déficit de reconnaissance. La recherche de certification sous-tend la logique d’adoption des normes. L’entreprise retire de la certification une forme de légitimité (Ibid.). Elle favorise auprès des parties prenantes une perception positive de l’entreprise, renforce sa visibilité et l’accès à des marchés publics. La certification semble également apporter un signal d’information au marché boursier (Rolland, 2009). L’usage de l’ISO 26000 comme levier d’apprentissage de la RSE et comme outil de transformation organisationnelle compense ici l’absence de certification, ce qui permet d’en dépasser les perceptions négatives, à condition de communiquer en amont le sens de cette démarche : « Moi j’ai jamais eu peur de l’ISO parce que, enfin je l’ai toujours considérée comme étant un outil et pas une contrainte. C’est-à-dire en fait, j’ai toujours expliqué aux auditeurs qui sont venus m’auditer que moi je ne faisais pas de l’ISO pour de l’ISO mais que j’utilisais en fait l’ISO comme un moteur, et que ce sont les indicateurs que j’utilisais qui étaient soit subjectifs » (REP10_COPIL_ACT_20130123). La présence de l’ISO 26000 dérange la plupart des collaborateurs. La position de chacun des membres du comité de pilotage va déterminer la réception de la norme dans l’organisation. Il convient de s’en distancier très tôt en effaçant rapidement l’identité attachée à la norme. Les dirigeants ont ensuite souhaité ne pas communiquer sur la norme mais sur la démarche RSE. Cette volonté concourt à ne pas propager d’éléments de perception négative. L’adhésion de l’ensemble des collaborateurs, services, activités et entités dépend de la conception et du sens que portera et diffusera chaque membre du comité de pilotage RSE. L’importance accordée, dès le début du projet, aux représentations des collaborateurs est primordiale. Elle pourra évoluer au gré des actions de sensibilisation, de communication et d’information.
Gérer l’asymétrie temporelle L’appropriation de la RSE n’est pas instantanée. Elle nécessite de penser à long terme, ce qui implique de s’engager dans la durée. Une stratégie RSE s’invite alors dans la gouvernance d’une entreprise. Nous considérons l’adoption superficielle de la RSE comme
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un cas déviant d’appropriation, lorsque les dirigeants procèdent par mimétisme et volonté exclusive d’accroître la légitimité de leur organisation, sans en modifier les pratiques. La RSE doit devenir un prétexte pour sortir de la dictature du court terme, pour forcer l’entreprise à privilégier sa réflexion stratégique. De fait, la RSE entre en concurrence avec la logique dominante concevant le profit et la performance dans une vision à court terme. Nous postulons ici que la lenteur du processus d’appropriation présente un gage de réussite d’un changement en profondeur. Le management de la RSE impose de gérer l’asymétrie temporelle associant une vision court-termiste des affaires, dont les racines théoriques orthodoxes adossées au principe de libre concurrence relèvent du paradigme européen de l’efficacité économique (Helfrich et Romestant, 2015), à une perspective long terme de nature stratégique, intégrant les dimensions sociales et environnementales. En questionnant la valeur de la stratégie, Frédéric Leroy (2008) s’interroge « sur le degré de convergence entre l’approche financière de la stratégie et la définition de la stratégie comme détermination des orientations à long terme de l’entreprise afin d’atteindre un avantage concurrentiel pérenne » (Leroy, 2008, p. 125). La vision de Business Case de la RSE n’empêche pas de penser l’entreprise dans une temporalité longue. La perspective requiert alors une convergence des axes de développement à court et long terme. L’exigence du court terme, l’impératif concurrentiel, la dictature de la rentabilité, le culte de l’action rapide gouvernent et contraignent le fonctionnement des entreprises. L’addiction des affaires au court terme s’est exacerbée au contact de l’informatique, du numérique et de la dématérialisation. Les informations, la communication, les capitaux, les projets ; tout s’accélère. La profitabilité conditionne l’existence et la survie d’une organisation. Sous peine d’être rejetée par les dirigeants, la RSE ne doit pas remettre en question ce paradigme. Dans le cadre de ce fonctionnement dominant, la RSE reflète une opportunité d’investissement en reconsidérant l’horizon temporel dans lequel évolue l’entreprise. La RSE ouvre à ce titre des perspectives de pérennité, à condition de l’inscrire dans le fonctionnement organisationnel : « Il y a beaucoup de bonnes intentions dans la RSE. Il y a quand même un obstacle, c’est qu’on est quand même aussi très fortement impliqué sur le court terme, notamment les résultats court terme et qu’entre un développement harmonieux de la RSE et les objectifs de court terme, il peut y avoir aussi des divergences sur un certain nombre de choix que l’on peut faire » (REP14_COPIL_ACT_20111214). Les limites de l’horizon temporel des organisations, prises dans une logique de rentabilité à court terme exacerbée par les effets d’une libre concurrence, tempèrent les capacités organisationnelles d’appropriation de la RSE. Le raisonnement court termiste s’avère dangereux pour la prospérité des entreprises. Il met en péril leur existence tout en dégradant leur environnement, malmenant la cohésion sociale. En adoptant une attitude plus responsable, le concept de RSE demande aux organisations de rendre leur futur soutenable et de contribuer à un projet de société plus éthique. Ainsi « la complexité introduite par
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l’élargissement du champ du management, tant en termes de partenaires que d’horizon temporel, implique un changement de culture des managers et un dépassement de la logique de la rentabilité à court terme » (Capron et Quairel-Lanoizelée 2004, p. 124). Cette exigence cognitive nécessite une gestion idoine des temporalités à l’œuvre pour éviter la démotivation des acteurs les plus impliqués. Lors du déploiement d’une stratégie RSE, il importe de ne pas bloquer les processus d’apprentissage des managers habitués, dans un environnement réactif, à l’action concrète, mesurable, aux résultats rapides et visibles. Les bénéfices d’une démarche RSE sont imperceptibles à court terme. Le verbatim suivant met en relief les deux pôles de cette tension : « Si on veut qu’il y ait appropriation, il vaut mieux qu’ils le fassent eux-mêmes. Il faut que le projet soit fait avec les gens. Et donc il faut qu’on prenne du temps. Et en prenant du temps, on risque de décevoir des attentes et de faire que le projet, ils disent “et bien finalement qu’est-ce qu’il en sort ?”. Et c’est pour ça quand vous parliez de déception, le tempo est important. Il ne faut pas qu’il soit trop long et en même temps il faut prendre le temps » (REP9_PDT_20120829). Dans un groupe centenaire, indépendant et familial, l’histoire de sa construction rend remarquable, sinon perceptible cette composante temporelle. En raison des transmissions successives au fil des générations, la dimension historique agit comme un rempart face à un environnement changeant et incertain. Dans les organisations, nous avons souvent constaté que « la dimension historique n’est généralement pas un élément au centre des préoccupations des gestionnaires. Submergés par l’action immédiate et orientés par le court terme, ceux-ci ont tendance à évacuer la mémoire et la durée au profit de l’immédiat et d’un horizon de plus en plus court » (Chanlat, 1998, p. 92). Le temps de la RSE n’est pas celui des affaires : « Et à la fois, c’est un paradoxe aussi, parce qu’on ne parle plus de ce passé-là. On a la mémoire qui devient courte parce qu’on est tourné sur l’instant présent » (REP7_ DGD_20140722). « Il est un problème de tension qui est mis sur les dirigeants, parce que les dirigeants peuvent travailler dans le long terme ou pas. […] Si c’est un fond de pension qui les rachète pour les revendre dans quatre ans, évidemment c’est pour eux difficile » (REP9_PDT_20120829). L’inscription d’une stratégie RSE permet de dépasser cet antagonisme, de sortir du calcul de rentabilité trimestriel, pour l’associer à un objectif de profitabilité à moyen et long terme, consolidant ainsi la perspective de pérennité du groupe : « La pérennité ne sera plus là parce ce que vous aurez perdu la raison d’être, l’exigence de performance et d’utilité économique au sens noble du terme pour garantir une pérennité. À partir du moment où vous perdez le long terme et l’objectif de pérennité,
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et que vous vous repliez sur un rêve individuel ou collectif de grandeur ou d’avantages acquis, vous êtes mort » (REP9_PDT_20120829). Le processus d’appropriation doit laisser opérer le temps nécessaire à la mutation, notamment parce que « la prescription rationnelle n’a pas perdu sa raison d’être, mais l’histoire récente de ce système et celle des multiples efforts quasi désespérés destinés à le réguler ou tout simplement à l’organiser montrent la nécessité de laisser du temps et de l’espace aux processus d’exploration » (Moisdon, 2005, p. 249). Les lignes directrices de l’ISO 26000 ont d’abord commencé par trouver des points d’ancrage et pris leur place dans l’organisation. La phase de réflexion et de formalisation stratégique a suivi ce premier travail de contextualisation de la norme. De même, l’instauration d’une relation avec les parties prenantes ne s’improvise pas. Il constitue une forme de dialogue qui décontenance les managers. Après deux années, le projet a commencé à s’essouffler. Le déploiement des axes stratégiques RSE a connu des difficultés. Les dirigeants n’ont pas souhaité forcer la démarche. Ils ont privilégié une réflexion continue à la voie coercitive. En s’engageant dans une démarche de RSE, il est essentiel que les dirigeants ne négligent pas les écueils de l’appropriation de celle-ci : « Je pense que pour que le projet soit bien approprié, il faut faire ce que l’on fait. C’està-dire qu’il faut prendre son temps. Il faut que ça vienne des équipes et que le projet soit bâti par eux. D’où la frustration que je vous exprimais tout à l’heure sur le fait : “bon c’est long”. J’aimerais que ça avance plus vite. Maintenant j’ai conscience que l’échec c’est que ce ne soit pas approprié, et si on était trop rapide et qu’on l’imposait de haut en bas, ce serait un échec » (REP9_PDT_20120829). Si pour Fleury Michon la RSE représente un enjeu de pérennité organisationnelle, la stabilité managériale et actionnariale favorise son appropriation. Il s’agit d’un investissement à engager, dont la temporalité et les valeurs peuvent paraître, pour certains managers, déconnectées des exigences de retour sur investissement. Cette remarque semble d’autant plus prégnante que le rythme des affaires s’est encore accéléré sous les effets conjugués de la mondialisation et de la libéralisation des échanges. L’environnement des affaires devient difficile à appréhender, à anticiper. Sans perspectives d’évolution claires, engluées dans la réactivité opérationnelle, de nombreuses organisations laissent apparaître un vide stratégique (Baumard, 2012) lorsqu’elles agissent de façon tactique en réponse aux variations du marché et de la concurrence. La RSE offre alors l’occasion de réfléchir à la stratégie de l’entreprise. Or, ce moment propice à une prise de recul doit être renouvelé pour rectifier les orientations futures de l’entreprise et conserver une forme de conscience. Lorsque le temps de la réflexion est donné pour adapter gouvernance et structures de l’entreprise, non seulement la durée devient un gage de maturité et de cohérence de la démarche, mais elle évite aussi de retomber trop vite dans l’exigence de résultats opérationnels. La lenteur encourage la réflexion, façonne la construction : « Honnêtement, on fait des choses lentement, tranquillement. Donc il n’y a pas de, on n’est pas encore transformé. La RSE, on est encore en train de la bâtir. Donc je serais
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malhonnête en vous disant qu’il y a eu un grand soir, et que ça y est les choses sont faites » (REP9_PDT_20120829). Quand la RSE est représentée dans une vision long terme, la pression économique et les exigences de rentabilité n’entravent plus directement son appropriation. La RSE se transforme dès lors en un enjeu de pérennité, en forçant l’entreprise à se projeter. Une fois assimilée, l’asymétrie temporelle offre à l’entreprise une double vision. Avec la RSE, l’entreprise s’extrait de la tyrannie de la performance, celle des résultats trimestriels qui rassurent les investisseurs. Un temps long est nécessaire pour que l’entreprise puisse s’approprier la RSE en l’inscrivant au cœur de son fonctionnement, de ses structures, de ses métiers. Cela s’envisage en termes d’adaptation et de progression. Cette dynamique de changement n’opère pas de façon séquentielle. Néanmoins, le temps joue contre le développement durable. La lenteur de la prise en compte de la RSE et l’inertie comportementale des entreprises contrastent avec l’urgence imposée par l’ampleur des défis à relever – lutte contre le changement climatique, atteinte à la biodiversité, extinction sans précédent d’espèces végétales et animales.
Relier la rse à la dimension économique pour prémunir les situations de rejet
Cette prescription semble des plus importantes pour réussir l’appropriation d’une démarche RSE. Nous l’avons déjà évoqué : pour favoriser l’appropriation de la part d’un collectif, la RSE doit s’inscrire dans son fonctionnement, s’intégrer aux processus qui animent l’organisation, s’incorporer à la stratégie, se diluer dans ses pratiques, être assimilée par différentes fonctions, activités et entités. Pour cela, la RSE doit se fondre dans le mode de fonctionnement de l’entreprise en s’incorporant à la dimension économique. Elle va donc entrer en conflit avec les standards, routines, préjugés, tant organisationnels qu’individuels : « Mais il ne faut pas oublier ce côté-là, et que la tendance naturelle, elle est toujours d’aller se réfugier derrière la technique et derrière les chiffres et derrière les reporting, derrière les tableaux de bord » (REP7_DGD_20120829). L’articulation des dimensions économique et stratégique impose « un arbitrage entre rentabilité économique (surtout à court terme) et une intégration des objectifs de développement durable dans les stratégies qui est donc en permanence nécessaire : il est consubstantiel à la RSE » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 125). Il s’agit de parvenir à rendre compatible les différents objectifs de développement durable. Au lieu de choisir entre l’économique et le sociétal ou l’environnemental, il s’agit d’envisager leur complémentarité. La limite réside cependant dans les choix d’allocation des ressources consacrées à la RSE, qui ne doivent pas détériorer la position concurrentielle de l’entreprise. Sans toutefois emprunter le registre de la performance sociale des entreprises – la RSE est-elle rentable ? – la RSE ne doit pas être déconnectée des préoccupations quotidiennes
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des managers. Une stratégie RSE devrait lier et coordonner les approches économiques, sociales et environnementales : « … du point de vue stratégique, il me semble, ça, ça nous a permis d’avoir une vision plus globale. C’est-à-dire que ça a fait remonter au même niveau d’analyse, d’autres préoccupations, d’autres sujets que l’économie au quotidien » (REP13_DG_20140908). « Le piège avec la RSE, c’est surtout de ne pas déconnecter les engagements sociétaux avec ceux de performance économique » (REP9_PDT_20140709). Même si elle demeure critiquable, l’analyse de Carroll (1979) démontre bien l’importance des responsabilités économiques de l’entreprise en les plaçant à la base d’une représentation pyramidale. L’entreprise se donne comme objectif de produire des biens ou de fournir des services dans le but de réaliser un profit sur leur vente escomptée. Pour autant, cette conception pyramidale des différentes responsabilités d’une entreprise n’incite pas à les relier. Ancrer la RSE dans une dimension économique passe par un temps d’apprentissage visant à articuler des exigences qui peuvent être perçues comme opposées : « Trois ans, c’est court et c’est long à la fois. Parce qu’il y a un temps d’inertie, et l’aspect économique revient souvent à la charge, dont on doit tenir compte, puisque c’est quand même malgré tout, le but de l’entreprise, c’est de générer une rentabilité suffisante pour continuer son activité puis pérenniser les emplois » (REP5_COPIL_ RSE_20130123). Le rapprochement des dimensions économique et sociétale ne s’inscrit pas seulement dans la stratégie de l’entreprise. L’appropriation se pense aussi dans une approche pragmatique qui consiste à intégrer la RSE aux systèmes de management de l’entreprise. La conception d’indicateurs dédiés à la RSE favorise la prise en compte et le pilotage d’une performance globale de l’entreprise se composant de « l’agrégation des performances économiques, sociales et environnementales » (Baret, 2006, p. 2). Une des limites du cas Fleury Michon tient à l’absence de valorisation financière de la performance RSE sous la forme de système de mesure, d’objectivation et d’incitations : « L’autre élément qui pour moi va être important, c’est la traduction avec des termes qui vont toucher les directions générales et les directeurs d’activités. Donc la traduction de nos objectifs RSE en performance industrielle » (REP10_COPIL_ACT_20130123). « Et les autres exemples c’est un peu aussi sur le terme de court-terme, c’est : est-ce que je ne réponds pas coup pour coup à la concurrence ou aux sollicitations des clients en disant : “attendez messieurs, ça c’est une réponse court-termiste. La baisse des prix, etc., la recherche de matières premières qui sont produites sur d’autres continents avec d’autres conditions sociales, etc. Oui, ok, on peut le faire. Mais est-ce que cette réponse court-termiste est une bonne réponse ? Est-ce que la bonne réponse, c’est pas d’essayer de relocaliser de la production et de mettre autre chose dans la valeur
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que la personne est capable d’accorder aux produits ?”. Donc là, pour moi se pose la vraie question de la…, comment dire, la traduction de la RSE en termes financiers. Aujourd’hui, en fait, on a des dilemmes parce qu’on n’arrive pas à traduire, en fait, la notion de RSE en termes financiers » (REP10_COPIL_ACT_20130123). À propos de la rentabilité d’une démarche de RSE, les résultats des recherches menées depuis plusieurs décennies sur des données quantitatives parviennent à démontrer les effets tantôt positifs ou négatifs de la RSE sur la performance d’une organisation. La question ne se pose pas ici en ces termes, pas uniquement en tout cas sous l’angle performatif, mais intègre des notions de finalité – celle du développement durable –, de comportement éthique – tant d’une organisation que des individus qui la composent – et du sens donné à une démarche RSE pour un collectif. La rentabilité d’une démarche RSE ne se calcule par seulement selon le retour sur investissement (ROI) des ressources consacrées à la démarche. En complément des actifs corporels et financiers, elle intègre aussi des actifs immatériels difficiles à mesurer, tels que la réputation, la notoriété, la pérennité ou encore le capital humain considéré autrement qu’une charge comptable – la masse salariale est un coût qu’il faut optimiser ou réduire. L’appropriation de la RSE impose de redéfinir la notion d’efficacité économique. La posture amène alors l’entreprise à construire une vision élargie de la nature même de sa performance. Cette performance globale intègre en parallèle de la conception économique dominante les dimensions sociales et environnementales. La difficulté réside dans l’absence d’indicateurs : tout n’est pas quantifiable. La construction du sens donne de la cohérence à la démarche. Malheureusement, ce raisonnement est souvent inaudible dans un milieu gestionnaire. L’appropriation de la RSE devient indissociable de l’activité de l’entreprise. Le verbatim suivant en est le contre-exemple : il évoque la perception d’un décalage entre les principes de RSE contenus dans l’ISO 26000 et la pression de l’environnement concurrentiel. Cette justification courante pourrait être atténuée en considérant le travail des enfants ou certaines atteintes aux droits de l’Homme dans la chaine d’approvisionnement, comme présentant un risque d’altération du capital immatériel de l’entreprise : « Je dirai que la norme, elle dit que des choses intéressantes. Quand je dis, le travail des enfants, les trucs, on peut être que d’accord avec ça, là-dessus. Oui, on peut être que d’accord avec la plupart de ce qu’elle dit. Bon après, il y a la vraie vie à côté. Et la vraie vie c’est des parts de marché. C’est de la concurrence et des négociations avec les distributeurs. C’est… voilà. Et là, on est assez loin de la norme quand même » (REP14_COPIL_ACT_20130306). Crouch (2006) observe que la résolution du conflit potentiel entre la RSE et la maximisation de la valeur actionnariale réside dans l’aptitude marchande de la RSE, selon le Business Case. Elle représente l’opportunité de faire évoluer le Business Model et l’image de l’entreprise :
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« Le prix est un facteur important. Surveiller nos coûts est fondamental. C’est pour ça qu’on investit beaucoup dans les usines, pour surveiller la productivité et qu’on soit accessible en prix. Maintenant, si on ne vendait pas de marque et qu’on était uniquement un faiseur, au prix le plus bas, je serais plus embarrassé. Mais, le fait d’assumer des responsabilités sociétales, au-delà de la responsabilité alimentaire, fait partie de notre engagement de marque » (REP9_PDT_20140709). Même si la RSE peut paraître intrusive, l’entreprise doit se prémunir du risque de déconnexion entre les affaires et la RSE. S’il est utopique de penser à les placer sur des niveaux d’importance similaires, relier la RSE à la dimension économique passe par la coexistence de l’équité sociale et du respect de l’environnement. « L’hypothèse de compatibilité postulée par la RSE n’est alors plus nécessaire : au lieu de chercher à faire tenir les comportements responsables dans la logique économique standard, les sociétés poursuivent explicitement plusieurs finalités. L’entreprise peut ainsi adopter des comportements responsables sans avoir à en justifier la compatibilité avec la rationalité économique classique » (Levillain, Hatchuel et Segrestin, 2012, p. 194). L’hybridation de ces trois composantes du développement durable requiert des arbitrages partagés entre la direction et les services de l’entreprise, pour extraire la RSE d’une approche coût/profit strictement comptable. Cette hybridation consiste à réduire la dissonance cognitive entre le paradigme de la rationalité, basé sur la recherche de performance, et le paradigme du développement durable, basé quant à lui sur le consensus de trois perspectives. Pour terminer cette section, nous tenons à souligner qu’à l’occasion de nos interventions et l’ensemble des entretiens, la question du coût du projet RSE n’a jamais été évoquée par les acteurs. Même si la vision instrumentale de la RSE représente une source potentielle de rentabilité, sa mobilisation envisagée pour pérenniser l’existence de l’entreprise requiert l’utilisation d’importantes ressources, s’inscrivant dans une perspective d’investissement par une organisation en bonne santé financière. La démarche consiste à valoriser dans un premier temps la démarche RSE, à redéfinir ensuite la notion de valeur pour l’entreprise et la société, et enfin, à envisager des indicateurs de performance globale. L’utilisation de critères de mesure, tant quantitatifs que qualitatifs, alimentera le déploiement et l’atteinte d’une stratégie RSE.
Donner du sens en appréhendant la rse par un Cultural Case Mobiliser les valeurs, c’est révéler leur usage dans les entreprises. Les mutations technologiques, l’uniformisation culturelle, la standardisation et la mondialisation des marchés imposent aux organisations des adaptations. Le rythme et l’intensité des transformations se sont accélérées. Les individus qui composent et animent les organisations sont bousculés. Une partie d’entre eux perdent leurs repères. Dans ce contexte, des valeurs fortes et clairement affichées constituent un refuge pour les organisations soucieuses de fédérer leurs collaborateurs. Le collectif fusionne autour de valeurs, symboles et divers artefacts qui ont un sens et donnent du sens. La place accordée au symbolique se traduit par
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un processus de sensemaking et de sensegiving développé par Weick (1995). La RSE fournit la possibilité de créer et de partager du sens. Elle (re)donne du sens aux collaborateurs. À ce titre, Basu et Palazzo (2008) ont présenté un modèle de construction de sens organisationnel qui prend appui sur la RSE. Ce modèle processuel est basé sur trois dimensions : cognitives – comment pensent les entreprises – linguistiques – ce qu’elles disent – et conatives – comment elles agissent. En sciences sociales, la notion de culture constitue un phénomène sociohistorique (Éric Godelier 2009, p. 104). Elle est l’œuvre d’un processus collectif d’accumulation au cours de l’histoire (Ibid.) qui fait sens lorsqu’elle est mobilisée pour conduire le changement. Lors de l’appropriation de la RSE, encore faut-il observer la culture d’entreprise avec recul, car « d’un point de vue épistémologique, la complexité de la notion de culture incite le chercheur qui se risque à l’étudier à la modestie et à la prudence » (Éric Godelier, 2013). Un contact prolongé et régulier avec le terrain nous a permis de comprendre certaines composantes de la culture organisationnelle et de pouvoir analyser son contenu au regard de la RSE. Dans les théories des organisations, l’analyse symbolique se fonde sur plusieurs courants, dont font partie l’analyse de la culture et l’analyse interprétative. Alors que l’analyse de la culture s’intéresse aux « manières d’être et de faire, donc les valeurs, les symboles et les idées qui façonnent le comportement d’un groupe donné » (cf. chapitre 4), l’analyse interprétative « met l’accent sur la manière dont les individus créent et diffusent le sens autour d’eux » (Rouleau, 2007, p. 132). La première perspective, statique, se concentre sur la manière dont la culture façonne l’action individuelle ; la seconde, plus dynamique, est mobilisée pour « comprendre comment les individus fabriquent du sens et interprètent la réalité » (Ibid., p. 140). Employés pour l’étude de l’appropriation de la RSE, les éléments de motivation culturels présidant à la démarche sont souvent passés sous silence au profit de ceux développés par l’analyse institutionnelle – mythe et légitimité – ou l’analyse stratégique de l’environnement concurrentiel. Ces éléments internes demeurent un point d’appui indispensable à la réussite de la démarche d’appropriation, comme l’exprime le président du groupe : « Mon souci c’est je vous dis, la RSE, on le fait d’abord pour une raison interne. Et surtout pas pour une raison de conformité face à des standards. Ce n’est pas parce qu’on est en bourse et qu’on s’est dit « tiens, les actionnaires nous demanderaient ça ». Surtout pas. Ça a été pour dire notre culture, notre fierté, finalement d’être une entreprise de progrès et d’ouverture, il faut la transmettre, la pérenniser. Et donc la RSE c’est un bon outil pour nous. On l’a fait pour ça. Je suis attentif à ça et à la façon dont les gens portent et incarnent ça, davantage que : est-ce qu’on va faire un beau rapport ? » (REP9_PDT_20120829). Nous avons déjà évoqué les deux visions selon lesquelles on pouvait interpréter la RSE (cf. chapitre 1). Nous y avons montré une première vision, orientée business, qui perçoit la RSE dans une approche fonctionnaliste comme un outil de performance économique et financière de l’entreprise. La deuxième vision, orientée éthique, centre la RSE sur les
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obligations morales de l’entreprise et des individus qui la composent, envers les parties prenantes et la société. Elle contraint parfois à inscrire des principes, souvent exogènes, dans le fonctionnement de l’entreprise. Venant compléter ces deux perspectives, le cas Fleury Michon révèle une troisième perspective, celle du Cultural Case, marquant la prégnance des dimensions identitaire, historique et symbolique dans le processus d’appropriation de la RSE. Cette perspective complémentaire offre une modalité d’analyse en adéquation avec la dimension culturelle de la RSE. Elle se renforce au contact d’un Business Case et d’un Ethical Case. La culture d’entreprise influence le comportement éthique de celle-ci (Mercier, 2004). Observer la RSE au prisme d’un Cultural Case, comme perspective alternative à la vision fonctionnaliste (Gond, 2011) focalise, à un niveau micro-social, l’analyse sur la réception, l’adoption et la diffusion de valeurs sociétales par l’entreprise. La vision culturaliste analyse la RSE « comme un produit culturel reflétant les relations désirables entre l’entreprise et la société telles qu’elles sont définies par l’environnement culturel, politique, institutionnel et social » (Gond, 2011, p. 48). La culture d’entreprise remplit ainsi trois fonctions (Mercier, 2004, p. 34) : elle délimite les frontières de l’entreprise en créant une distinction avec l’extérieur ; en véhiculant une identité, elle facilite l’implication des membres qui la composent ; elle assure le contrôle des comportements et des attitudes individuels. Le Cultural Case favorise l’étude de l’internalisation des préoccupations de la société en trouvant des points d’ancrage dans la culture organisationnelle, pour éviter le rejet (inadéquation, inefficacité, incompréhension, greenwashing) et faciliter l’appropriation de la RSE. Les travaux orientés sur la pratique montrent que le processus d’intégration des principes de RSE est favorisé par son ancrage dans les valeurs et la culture organisationnelle (Doppelt, 2003 et Lyon, 2003, cité par Maon, 2009, p. 26). L’appropriation de la RSE relèverait donc pour partie de la capacité d’une entreprise à ancrer la RSE dans la continuité de son identité. Cette recommandation invite l’entreprise à en justifier le pourquoi – on intègre la RSE – avant d’en préciser le comment : « Bon. Mais, si, si c’est une fin en soi, c’est une erreur, de toute façon c’est un échec. Si on fait les choses parce que c’est la RSE qui nous aide à le faire, pour moi, c’est, c’est comme l’application du règlement. Mais ça donne… tant mieux, si ça peut donner l’occasion de partager des convictions qui elles donnent sens. Et pourquoi je le fais ; et pourquoi je me bats ; pourquoi cette marque elle existe » (REP7_DGD_20140722). Pour Fleury Michon, le Cultural Case agit selon une double orientation : il renforce l’identité du groupe et favorise l’adaptation à son environnement. Non seulement la RSE donne du sens au collectif mais elle réactualise le modèle culturel de l’entreprise. Le renforcement identitaire témoigne de la volonté de sauvegarder les valeurs historiques de la marque. Cette vision repose sur l’idée que le processus d’appropriation de la RSE représente un acte singulier, non transposable. La notion d’identité représente « la cristallisation à l’intérieur d’un individu des rapports sociaux et culturels au sein desquels
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il/elle est engagé(e) et qu’il/elle est amené(e) à reproduire ou à rejeter » (Maurice Godelier, 2009, p. 49). En attribuant du sens, la RSE favorise l’adhésion, consolide le sentiment d’appartenance des collaborateurs et leur attachement au groupe social que représente Fleury Michon. La RSE redonne également du sens à l’action collective en explicitant des valeurs communes souvent partagées mais pas nécessairement formalisées. Le sentiment d’appartenance des collaborateurs s’apprécie par l’attachement à l’identité de groupe (dimension interne) et au développement économique et social de leur territoire (dimension externe). Chez Fleury Michon, l’identité témoigne d’abord de l’importance du collectif dans le management (cf. le tissu culturel du chapitre 4). L’identité puise son origine dans les racines territoriales. L’histoire du groupe familial s’est construite sur des valeurs de progrès social. L’ancrage territorial est une composante importante de la culture de Fleury Michon qui se traduit par une responsabilité sociale de proximité. Les dirigeants ont toujours eu conscience de participer au développement du territoire rural sur lequel Fleury Michon est implanté : « Mais on va essayer de faire des choses de “bonne manière” avec eux, du moins toujours avec la notion d’impact. Je pense que c’est ça qui caractérise Fleury Michon, c’est qu’on s’interroge sur l’impact de nos activités » (REP13_DG_20110119). Le sentiment d’appartenance des collaborateurs s’apprécie donc par l’attachement à une identité de groupe. Néanmoins, le Cultural Case se concrétise aussi par un usage extensif de la RSE lors de la diffusion du patrimoine culturel de l’entreprise dans son développement international. La démarche RSE favorise alors la transmission et le partage de la culture d’un groupe en pleine croissance qui s’internationalise. La RSE véhicule la construction d’un héritage culturel et d’un historique de l’entreprise familiale en direction de ses filiales. Tout en prenant acte de la différence de taille du groupe, Zanetti (2014) a remarqué l’existence de permanences entre le patronage industriel et la RSE. La responsabilité sociale et l’implication territoriale du groupe Michelin à Clermont-Ferrand a été l’occasion de réactualiser un système d’encadrement paternaliste ayant cours au début du XXe siècle. La rationalisation par les valeurs (Acquier, 2007a) traduit bien l’idée de continuité et d’adaptation plutôt que celle de changement. Dans le processus d’appropriation, la norme ISO 26000 ne s’est pas confrontée, ni opposée à la culture organisationnelle de Fleury Michon. Une continuité se manifeste logiquement par le glissement du management de la démarche qualité et de la politique de santé et nutrition amorcée en 1999, vers une démarche RSE plus globale qui la contient désormais. La RSE est de plus soutenue par la composante éthique implicite dans le management de l’entreprise. L’adaptation offre quant à elle la possibilité de réactiver le modèle culturel de Fleury Michon en stimulant sa mutation. Elle devient l’occasion de lier avec cohérence les valeurs de l’entreprise aux pressions exogènes. Cette situation prend forme dans la convergence de
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valeurs. Une congruence culturelle entre les valeurs universelles et internationales d’une part, et les valeurs organisationnelles et locales d’autre part, sert de facto la diffusion de la RSE dans le groupe. La faible asymétrie entre les valeurs universelles portées par l’ISO 26000 et les valeurs identitaires du groupe explique cette situation. Alors que le cadre normatif imposé par l’ISO 26000 est perçu comme une contrainte par une majorité d’acteurs, qui l’apparenterait à une forme de rigidité venant cadrer les pratiques organisationnelles, la norme facilite l’émergence des valeurs ancrées dans la culture du groupe. Dans ce contexte, la RSE représente un prolongement, une continuité logique, comme en témoignent les acteurs interrogés : « Pour l’instant, ça n’a pas ébranlé mes valeurs parce que c’est des convictions que j’ai déjà. C’est-à-dire que la RSE porte mes convictions » (REP9_PDT_20120829). « Elle [la RSE] faisait partie de la culture. C’est ce qui m’a beaucoup frappé quand j’ai pris la présidence du groupe. J’ai travaillé à l’extérieur du groupe, avant de venir rejoindre le groupe familial » (REP9_PDT_20140709). Le Cultural Case peut donc être facilité par une perméabilité culturelle fondée sur une compatibilité entre les principes énoncés par la RSE et les valeurs d’une organisation, tout comme ses pratiques et son système managérial. Le comportement éthique des affaires illustre cette dimension singulière de Fleury Michon : « En s’inscrivant dans la RSE, on se dit, on est dans une compétition ; on veut gagner face à nos concurrents, parce qu’on sait bien qu’on n’est pas seul et que les linéaires ne sont pas offerts. Et qu’on n’est pas seul. Il faut gagner, chaque jour, le droit de continuer à avoir nos produits en rayon. Mais on le fait en suivant certaines règles, certaines éthiques, qui nous sont suggérées par la société à travers les normes, et qui sont en plus nos valeurs aussi » (REP9_PDT_20140709). La RSE trouve chez Fleury Michon un terrain fertile, propice à son enracinement dans l’entreprise. Ce Cultural Case requiert cependant l’existence de conditions favorables propres à chaque organisation, en rapport avec son niveau de maturité RSE. L’actionnariat familial, la stabilité de la direction et des actionnaires, la continuité des valeurs et la conscience éthique forment, dans le cas Fleury Michon, un terreau favorable à l’enracinement d’engagements RSE. Cependant, l’absence d’antagonisme entre les valeurs organisationnelles et normatives limite le champ d’application de la RSE à un usage interne. Il se développe au détriment d’une ouverture de l’entreprise. Dans cette posture, l’organisation conserve une position de repli, centrée sur elle-même. Cette situation paraît contre-intuitive selon les principes de RSE, notamment celui de reconnaissance des intérêts des parties prenantes. La primauté de l’usage interne de la RSE s’explique par l’importance accordée à la réflexion stratégique avant d’opérer des modifications organisationnelles. L’erreur serait de vouloir dialoguer trop tôt avec les parties prenantes. Une focalisation rapide ou excessive sur les réponses externes à accorder aux intérêts multiples et divergents des parties prenantes serait contreproductive,
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car elle risquerait de déstabiliser l’entreprise. La dialogique interne et externe se présente ainsi : Mais en dehors de ce petit cas de figure, c’est d’abord la culture. Est-ce qu’on a une bonne culture managériale ? Est-ce qu’on se soucie des gens ? Est-ce qu’on se soucie de l’extérieur ? C’est ça qui fait la qualité de l’entreprise » (REP9_PDT_20120829). Le Cultural Case oriente la capacité d’adaptation au changement de Fleury Michon. Le contexte culturel particulier de l’entreprise a joué un rôle déterminant dans le processus d’appropriation. Au-delà d’une cohérence perçue par les acteurs, la RSE sédimente les actions de l’organisation dans une perspective de progression, projetant le collectif dans une dynamique à moyen terme envisageant la RSE à des fins de réduction de l’incertitude. L’ouverture à l’environnement, notamment à travers l’écoute des parties prenantes, devient un levier d’adaptation par apprentissage. Ainsi, « le développement de modèles d’entreprise et de stratégies commerciales [à l’instar de la campagne #venezvérifier] prenant davantage en compte le bien commun implique le glissement progressif d’une perspective traditionnellement réactive et centrée sur la contrainte vers une approche managériale dynamique et ouverte axée sur l’opportunité, le passage d’une logique d’adaptation à court terme à une logique d’innovation et de création de valeur partagée dans la durée (de Woot, 2004) » (Maon, 2009, p. 26). Par-delà cette double perspective de renforcement identitaire et d’adaptation culturelle de l’entreprise, le Cultural Case requiert l’existence de conditions favorables à l’appropriation de la RSE, propres à chaque organisation. Pour Fleury Michon, ces conditions tiennent au niveau de réceptivité et de maturité, couplé à une stabilité capitalistique et managériale : « Moi je suis convaincu derrière que si on arrive à entraîner nos troupes, et c’est le cas aujourd’hui parce qu’on est vraiment dans une vision durable. Ce n’est pas des mots. Notre stratégie est de long terme. L’engagement de notre actionnaire est de long terme. Notre investissement est de long terme. Vous voyez, on ne change pas d’avis tous les quatre matins. On est transparent » (REP13_DG_20110119). La persistance des valeurs, résultante de la stabilité de la direction et de l’actionnariat, favorise la continuité des engagements. La constance devient une condition par laquelle les dirigeants conduisent de nouvelles orientations. Elle inspire confiance et engage des collaborateurs. La stabilité peut également représenter une forme d’attractivité pour les collaborateurs, comme en témoigne le verbatim d’un dirigeant ayant décidé d’intégrer récemment Fleury Michon : « … Je suis venu sur l’idée, sur un, sur un projet, sur une ambition, portés par un homme, deux hommes d’ailleurs parce que Grégoire Gonnord porte la même ambition. Et avec l’assurance finalement, qu’on avait les moyens de notre ambition. C’est-à-dire que l’on pouvait le mettre en œuvre parce que, encore une fois, structure
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de décision courte, actionnariat familial et capacité du coup à porter le projet si tout le monde y croit. Pas de remise en cause de la stratégie tous les quatre matins, parce que le “quarter” dernier n’a pas été bon. Ça ne veut pas dire que quand le “quarter” » dernier n’a pas été bon on souffre pas. Mais on est capable de dresser une ligne directrice qui est un peu plus constante » (REP8_CODIR_CORP_20140903). Comme nous venons de le voir, le Cultural Case représente une voie d’appropriation de la RSE. Il participe au renforcement de l’identité du groupe et favorise l’adaptation de son modèle culturel en lien avec son environnement. Il réclame cependant une attention particulière. Les valeurs universelles portées par l’ISO 26000 laissent un espace à leur contextualisation et leur intégration. Dans le cas Fleury Michon, la faible dissonance culturelle entre le système de valeurs du groupe et les valeurs adossées à la RSE devient un rempart contre le greenwashing. Elle donne de la cohérence à l’engagement, du sens à la démarche, tout en conservant les convictions fondatrices de l’entreprise. Elle n’impose pas de changement de système de valeurs. En encourageant le sentiment d’appartenance à une communauté, la mobilisation du Cultural Case peut provoquer l’adhésion des collaborateurs au projet RSE et faciliter sa dissémination dans l’entreprise.
Chapitre 8 – Une relecture de l’intégration de la RSE par la sociologie de la traduction Jusqu’à présent, l’analyse de l’appropriation de la RSE s’est révélée trop linéaire pour dévoiler les mécanismes à l’œuvre dans ce processus. La description statique et temporelle n’a présenté qu’une lecture séquentielle très « méthodique », basée sur la vision d’une gestion de projet. Afin de pousser plus avant la compréhension de ce processus, nous mobilisons le cadre théorique de la sociologie de la traduction (Callon, 1986 ; Latour, 1992 ; Akrich, Callon et Latour, 2006), appelé aussi théorie de l’acteur-réseau ou encore ANT pour Actor-Network Theory91. Une relecture à l’aune de la sociologie de la traduction permet de réinterpréter le cas Fleury Michon et offre une vision étendue du processus d’appropriation de la RSE.
Traduire la rse grâce à l’iso 26000 Le regard porté par la sociologie de la traduction sur l’ISO 26000 permet de considérer la norme en tant qu’actant principal dans le processus d’appropriation. À ce titre, elle se voit attribuer le rôle central et structurant dans le processus de changement. Bien que l’innovation et la production de faits scientifiques constituent les objets privilégiés de la sociologie de la traduction, ce cadre d’analyse semble pouvoir être transposé aux organisations dans la mesure où une entreprise peut être envisagée comme un réseau socio-technique et le changement organisationnel représenter une démarche d’innovation. À l’origine, la sociologie de la traduction a été développée pour « étudier l’impact des sciences et des techniques sur la société […] et analyser les multiples façons dont la société et les sciences se mélangent » (Akrich, Callon et Latour, 2006, p. 5). Ce cadre théorique a été employé pour comprendre la dynamique des processus de changement et/ou d’innovation. L’une de ses particularités tient au fait qu’il reconnaît un statut particulier aux objets et, plus largement, aux interactions entre actants humains et non-humains. La sociologie de la traduction dresse ainsi une présentation qui se rapproche des faits. À la cohérence temporelle s’ajoute une interprétation ancrée dans un espace social vivant – une organisation animée par des acteurs – aux prises avec la norme ISO 26000 utilisée pour élaborer et déployer une stratégie RSE.
91 La sociologie de la traduction a été développée par Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich, lorsqu’ils étaient tous les trois chercheurs au Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI), un des laboratoires de Mines ParisTech (UMR 7185).
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Dans notre cas, la sociologie de la traduction fournit un cadre d’analyse qui englobe l’agencement de dispositifs tels que l’ISO 26000, la RSE, les outils de gestion, des situations de gestion et des acteurs lors de la conception et du déploiement d’une stratégie RSE. Elle met en évidence leurs interactions. Les stratégies d’intéressement et d’enrôlement des acteurs montrent que l’appropriation s’est construite à travers de nombreux allers-retours dont le chemin emprunté est assez éloigné de la vision initiale du début de projet. La représentation dynamique des processus de changement à laquelle la sociologie s’intéresse, propose de saisir les controverses et les facteurs de blocage dans ce processus (problématisation défaillante, stratégies d’intéressement ou d’enrôlement inefficaces, insuffisante mobilisation des alliés, etc.) et d’identifier les leviers permettant de les dépasser. La sociologie de la traduction constitue un point d’appui utile faisant sens des tensions inhérentes au déploiement de la RSE. Ce cadre théorique offre également l’opportunité de mieux appréhender la posture singulière d’intervention gestionnaire, dans la mesure où elle dévoile la place que nous avons occupé dans les opérations de traduction nécessaire. Acteurs et chercheurs sont placés dans les situations qui correspondent à celles rencontrées sur le terrain. La sociologie de la traduction met en évidence le rôle d’interface, de « traducteur » joué par les chercheurs-intervenants dans le déploiement de la norme ISO 26000, facilitant ainsi l’exercice d’un regard réflexif sur notre propre posture. L’équipe de chercheurs-intervenants s’est en effet efforcée de traduire la norme ISO 26000 tout au long du processus d’appropriation de la RSE.
Quelques éléments pour lire le cas Fleury Michon Les composantes d’un réseau socio-technique se cristallisent dans la formation d’une métaorganisation. Ce réseau socio-technique se compose d’humains et de non-humains auxquels la sociologie de la traduction accorde une égale importance. Il s’agit d’un principe de symétrie qui permet de concentrer l’analyse sur l’actant, celui qui agit – les humains, les non-humains – et l’agencement des deux, qui forme un dispositif. Dans ce schéma actantiel, un objet agit sur un autre objet ou un acteur. Ce principe de symétrie regarde les liens qui se tissent entre le social et la technique. Il valorise le rôle considérable que peut jouer un actant non-humain la norme ISO 26000 - dans la construction d’un réseau socio-technique. La norme ISO 26000 représente bien au sens de la sociologie de la traduction un objet socio-technique. Cet outil de gestion de la RSE, produit normatif, agit en tant qu’actant non-humain sur l’appropriation de la RSE par Fleury Michon. Le dispositif de recherche-intervention confère un avantage aux chercheurs : celui d’être en position d’observateurs et d’acteurs dans un réseau en train de se faire (Latour, 2005). Le réseau en question est essentiellement intra-organisationnel. Il est constitué de dirigeants et de responsables du groupe Fleury Michon, de membres du comité de pilotage du projet
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RSE, de chercheurs-intervenants intégrés au comité de pilotage, de la norme ISO 26000, des membres des groupes de travail thématique et des cadres participants au séminaire RSE. Si d’autres parties prenantes concourent également à la traduction du concept de RSE, leur influence n’est qu’indirecte puisqu’elles se situent en marge du réseau que nous étudions. Il s’agit des salariés, actionnaires, clients, consommateurs, fournisseurs, financiers, institutions, concurrents, parties prenantes interviewées, etc. Le processus de traduction repose sur quatre étapes (Callon, 1986) : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation des alliés. Les étapes de la figure 7 mettent en perspective, à travers la sociologie de la traduction, le processus de l’appropriation de la RSE chez Fleury Michon, dont les étapes diffèrent du modèle initial.
Figure 7. – Appropriation de la RSE selon son processus de traduction
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Première problématisation : la formalisation et l’intégration de la rse à partir des valeurs de l’entreprise Contrairement au cadre théorique, la problématisation a émergé malgré l’absence d’une controverse. Du moins elle n’a pu se matérialiser qu’à l’état latent, état rendu difficilement décelable au début de l’intervention en l’absence d’immersion dans l’entreprise. Le démarrage de la recherche-intervention et les différents entretiens menés n’ont pas révélé de controverse initiale lors du lancement du projet RSE. La résolution d’un problème concret – celui de l’intégration de la RSE – représente le contenu de la problématisation ; celle-ci ne pouvant cependant pas « se réduire à la simple formulation d’interrogations, expressions, [la problématisation] atteint au moins partiellement et localement certains éléments constituant le monde social et le monde naturel » (Callon, 1986, p. 182). La problématisation permet de construire, par l’intermédiaire du réseau, une solution commune. Chez Fleury Michon, la RSE était déjà quelque chose de partiellement ancré dans l’organisation. La problématisation, au début du projet, est donc peu visible. On pouvait dès lors s’interroger : comment formaliser la RSE à partir des valeurs de l’entreprise et ne pas l’intégrer superficiellement ? Dès le départ, les chercheurs-intervenants ont constaté une absence d’expertise sur le concept de RSE. Si celui-ci était appliqué, personne ne savait vraiment pourquoi ni comment ! L’équipe de chercheurs a donc mis en place un cadre d’expertise autour de la RSE afin de guider l’entreprise. Dans ce but, l’usage de l’ISO 26000 a été suggéré, dans la mesure où elle pouvait servir de guide susceptible d’aider à opérationnaliser la démarche RSE dans l’entreprise. L’appropriation de la RSE prend naturellement forme dans la phase initiale de la problématisation. En effet, les chercheurs-intervenants, membres du comité de pilotage, ont procédé à une pré-appropriation de la norme ISO 26000, consistant à lire, à interpréter individuellement et collectivement le contenu de l’ISO 26000 et à partager ce travail entre chercheurs. En amont de l’intervention, cette situation a été la base d’une traduction de la norme auprès des managers, membres eux aussi du comité de pilotage. Certains de ces managers nous avoueront d’ailleurs, quelques années plus tard, qu’ils n’avaient pas pris le temps ou eu l’envie de lire la norme. Ils l’ont simplement « parcourue ». Les actants ayant participé à cette traduction, que nous étudierons plus loin, sont le groupe Fleury Michon – comprenant le président, la direction générale, les membres du comité de pilotage et quelques collaborateurs – la norme ISO 26000, la RSE et les chercheursintervenants. À l’intérieur de ce réseau, le projet RSE représente un lien de coopération entre les deux univers que sont l’industriel et la recherche : « … La coordination de nos deux mondes. On est un monde d’opérationnels, de gens qui finalement ne réfléchissent pas tant que ça ; sont beaucoup dans l’action. Vous êtes dans un monde de la réflexion, du temps » (REP4_CODIR_DACT_20130412).
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Premier actant, le groupe Fleury Michon s’intéresse à l’époque au concept de RSE. Il est animé par la double volonté de valoriser sa culture d’entreprise et de se différencier de ses concurrents. Depuis sa création, l’entreprise souhaite en effet utiliser la dimension économique au service du social. Dès lors, la recherche de pérennité et le renforcement de sa légitimité constituent les principales sources de motivation pour l’intégration de la RSE. Ainsi, le projet RSE représente désormais une composante de la stratégie du groupe. Par ailleurs, les dirigeants du groupe subodoraient l’abaissement du seuil de reporting extrafinancier, jusqu’alors imposé uniquement aux grandes entreprises cotées en bourse. Le décret d’application de l’article 225 de la loi Grenelle 2 promulguée en le 12 juillet 2010, portant un abaissement du seuil des entreprises soumises au reporting, tarde en effet à paraître. Il sera publié au journal officiel le 24 avril 2012. L’ISO 26000 est le deuxième actant du réseau socio-technique. Cette norme intéresse le groupe car elle propose des « lignes directrices de responsabilité sociétale » applicables à toutes les organisations. Intrinsèquement, la norme demeure un pari audacieux en raison de son processus d’élaboration, de son contenu et du sujet qu’elle régule. Même si la reconnaissance de l’organisme ISO favorise la diffusion de cette nouvelle norme, son utilisation par les entreprises ne va pas de soi, car elle souffre de deux défauts : le large périmètre qu’elle couvre et une absence de certification. Nous précisons qu’au stade initial du projet, Fleury Michon prend le risque d’utiliser une version provisoire d’une norme qui ne verra peut-être jamais le jour. En avril 2010, le vote d’approbation du document (FDIS) de l’ISO 26000 n’a pas encore eu lieu, ce qui signifie que ce projet de norme internationale n’est pas encore accepté ni publié. Autre actant, la RSE représente un concept dont l’importance commence à interpeller les entreprises soucieuses à la fois des conséquences de leurs activités sur la société, mais aussi de leur image. En dehors d’actions philanthropiques, les entreprises sont diversement sensibles à ce concept et à l’étendue des responsabilités qu’il soulève. Plus largement, la RSE ressemble à un nouveau paradigme, un modèle de développement alternatif à suivre pour corriger les excès de la financiarisation de l’économie et des logiques de prédation induites par la recherche de croissance à tout prix. Enfin, les derniers actants à jouer un rôle principal dans ce réseau sont les chercheursintervenants en sciences de gestion, spécialisés en stratégie, organisation et RSE. Ils sont à la recherche d’opportunités leur permettant de se rapprocher des entreprises pour en retirer des connaissances dans leur domaine. Ils sont en outre particulièrement intéressés par la réalisation de travaux sur ce thème en raison de leur faible nombre portant sur l’usage de l’ISO 26000 et l’appropriation de la RSE. Pour parfaire les conditions d’agencement, l’étape de problématisation suppose de définir des points de passage obligés. La problématisation « indique les déplacements et les détours à consentir et pour cela les alliances à sceller » (Callon, 1986, p. 183). Le point de passage obligé est représenté par un lieu ou un énoncé qui associe des actants en les scellant provisoirement dans la construction du réseau : « ainsi se construit un réseau de problèmes
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et d’entités au sein duquel un acteur se rend indispensable » (Ibid., p. 185). Dans le cas Fleury Michon, la problématisation est représentée par les figures 8 et 9.
Figure 8. - La problématisation comme point de passage obligé
Figure 9. – Les alliances opérées par la problématisation Source : inspiré de Callon, 1986, p. 184
C’est à partir de l’idée de problématisation que la sociologie de la traduction devient une piste féconde pour révéler ce qui se joue. Un projet de RSE intègre en effet de multiples parties prenantes dont les attentes et les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. Les premières tensions qui s’exercent lors de cette phase d’appropriation de la RSE se concentrent autour du changement et de la continuité. La norme ISO 26000 révèle une tension entre le mouvement de progression enclenché par le commencement du projet et l’inertie organisationnelle et culturelle du groupe Fleury Michon. Le recours à une ingénierie de gestion de projet apparaît comme l’un des leviers principaux de régulation de cette tension. Dans cette perspective, la recherche-intervention a favorisé très tôt la co-construction avec les managers d’une méthodologie d’intégration de la norme
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ISO 26000. Cette dernière a joué un rôle clé dans le processus d’appropriation et de contextualisation du concept de RSE.
L’échec de la première tentative d’intéressement Pour la sociologie de la traduction, l’intéressement représente « l’ensemble des actions par lesquelles une identité s’efforce d’imposer et de stabiliser l’identité des autres acteurs qu’elle a définie par sa problématisation. Toutes ces actions prennent corps dans des dispositifs » (Callon, 1986, p.185). Le principal dispositif qui a pris forme lors de la construction de notre réseau repose sur une convention de mécénat. Il est venu sceller les deux parties contractuellement : le comité de pilotage du projet RSE, liant des acteurs et des chercheurs, et la norme ISO 26000, qui associe les membres du comité autour d’un objet. L’objectif de ce dispositif est de construire l’intéressement pour lier, convaincre et impliquer les acteurs. La direction du groupe a désigné neuf membres de l’encadrement et de la direction pour constituer le comité chargé de piloter le projet RSE : le directeur administratif et financier du groupe – le chef de projet – ; un assistant de projet, deux directeurs de sites de production de métiers différents, une responsable prévention et gestion de crise, un responsable achats, le directeur des ressources humaines, un directeur marketing et un directeur industriel et logistique. La composition du Copil met en exergue l’hétérogénéité et la pluridisciplinarité des profils. Cette combinaison est destinée à répondre à la diversité des thèmes de la RSE - les questions centrales de l’ISO 26000. Les membres ont été nommés en raisons de la variété et complémentarité de leur profil, assurant une mixité et une représentativité transversale des différentes fonctions et activités du groupe. La collaboration avec des chercheurs, autres membres de ce comité de pilotage, a créé les conditions favorables à la réalisation de ce projet RSE. Le groupe de chercheurs-intervenants était constitué au départ de six personnes, incluant un chef de projet et un coordinateur des opérations. À l’exception d’un consultant, l’équipe est composée de docteurs en sciences de gestion (stratégie et organisation) dont les travaux sont en lien avec la RSE. Dans le cadre d’une recherche-intervention, la co-construction du projet a participé à l’intéressement des membres du comité de pilotage, sous l’impulsion conjuguée du groupe de chercheurs et du responsable du projet. Au départ, le degré d’implication des membres du comité de pilotage variait selon leur origine et leur fonction. Certains nous diront avoir eu connaissance de leur désignation peu de temps avant la tenue du premier comité de pilotage. Les managers, dont les responsabilités transversales (RH, gestion des risques, communication…) ne se concentrent pas sur un domaine d’activité unique, sont dans leur majorité plus réceptifs au concept de RSE et conscients de l’opportunité que représente un tel projet pour la marque. Le groupe de chercheurs va donc naturellement s’appuyer sur ces acteurs pour élargir l’intéressement à l’ensemble des membres du comité de pilotage RSE. Cependant, un écart commence à se creuser entre les impliqués, les suiveurs et les résistants.
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L’étape d’intéressement a permis d’initier l’appropriation de la RSE, à travers un processus de traduction de l’ISO 26000. Traduire la norme, c’est rendre les principes du document normatif accessibles dans le champ des pratiques managériales. C’est aussi, pour les chercheurs-intervenants, mettre à disposition des informations facilitant la compréhension de l’ISO 26000 dans le secteur de l’industrie agroalimentaire en Vendée. Pour pousser à l’intéressement, chaque membre du projet RSE est co-responsable d’une question centrale. Ce fonctionnement a assuré une dynamique et une collégialité qui a consolidé le périmètre de ce premier réseau. En outre, la composition bipartite du pilotage de la démarche sur chaque question centrale de l’ISO 26000 renforce l’implication des managers, puisqu’ils sont dans l’obligation de contribuer et de s’entendre. Cette situation affermit aussi le processus d’appropriation individuel. Toute cette stratégie a pu déboucher sur une approche consensuelle du management de la RSE, qui servira à gérer les difficultés liées à la prise de décisions quant à l’élaboration de la stratégie RS de Fleury Michon. Afin d’impliquer les managers, les chercheurs leur ont demandé de réaliser un état des lieux des pratiques et des documents RSE existant pour la question centrale de l’ISO 26000 dont ils se sont vu confier la responsabilité. Ce premier travail a stimulé l’adoption de l’ISO 26000, à la fois sur le contenu de la question centrale et à propos des pratiques dont les responsables n’avaient pas connaissance – ou qu’ils avaient simplement omises. Pendant cette étape de contextualisation de l’ISO 26000 dans le groupe Fleury Michon, la perception de la norme divise au sein du comité de pilotage. Aux yeux d’une partie des acteurs, l’ISO 26000 véhicule des préjugés négatifs qui tiennent à son aspect normatif et à sa complexité. Non seulement le statut de cette nouvelle norme ISO provoque chez certains une forme d’« ISO-phobie » et d’« ISO-cratisme », mais elle est aussi perçue comme un nouveau projet qui induit encore une charge de travail supplémentaire. Dans ces conditions, il apparaît aussi important d’arriver à engager les acteurs dans l’action que de les convaincre du bien-fondé de la démarche. De par sa position d’intermédiaire, le chercheur contribue à tenir à distance le normatif. Parallèlement, la référence à l’ISO 26000 sera rapidement remplacée par le terme « RSE » car il suscite moins de perceptions négative. Même si l’acronyme RSE était nouveau, son contenu ne l’était pas, ni ce qu’il représentait pour Fleury Michon. La traduction de la norme en valeurs de responsabilité a assuré sa bonne réception par l’organisation en l’associant à son registre culturel. Même si toute référence à l’ISO était gommée, l’adaptation de la norme demeurait nécessaire car elle était jugée non-applicable en l’état par les managers, notamment en raison de son niveau d’abstraction. Ainsi, la traduction constitue ici une réappropriation de la norme, qui assure sa contextualisation. En opérant un travail de traduction de la norme, le chercheur-intervenant met à disposition, sur le terrain, les principes de responsabilité sociétale associés à celleci pour en faciliter l’appropriation. La norme ISO 26000 représente un des principaux actants sur lesquels va reposer la méthodologie d’appropriation de la RSE, et va faciliter la transition, depuis l’étape d’intéressement vers celle de l’enrôlement. Alors que le projet a
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débuté en avril 2010, la publication de la norme ISO 26000, survenue le premier novembre 2010, vient donner un surcroît de légitimité au réseau socio-technique. La publication de l’ISO 26000 n’était en effet pas gagnée d’avance. Les interrogations portant sur le devenir de la norme étaient nombreuses au sein des différentes catégories de parties prenantes ayant participé à son élaboration. Sa publication, inattendue compte-tenu des oppositions et des points de désaccord, a reflété l’intérêt que portait la majorité des structures représentant les États à l’ISO. Néanmoins, la traduction demeure provisoire ; elle évolue. « Elle parvient parfois à établir un compromis qui est le fruit d’itérations, de négociations plus ou moins difficiles, plus ou moins longues (M. Akrich, M. Callon et B. Latour : 1987), compromis qui ajuste la définition de B par A avec celle de A par B et l’inscrit dans I (textes, machines, compétences incorporées…) qui en devient le support, l’effectueur plus ou moins fidèle » (Callon, 1991, p. 217). « I » représente l’intermédiaire. Il forme le lien entre A et B. Ramené au cas Fleury Michon, la connaissance RSE apportée par l’ISO 26000 sert de premier intermédiaire. La norme véhicule des représentations consensuelles et temporaires du concept de RSE. Elle déplace les représentations internationales de la RSE pour les contextualiser dans un environnement plus restreint : l’entreprise. La norme (I) devient donc un intermédiaire entre la Société (A) et Fleury Michon (B). De la même manière, les réunions en comité de pilotage représentent aussi des intermédiaires entre la RSE, l’ISO 26000 et Fleury Michon. Les nombreux comptes rendus de réunions, supports de présentation qui expliquent la RSE et la norme, les différents rapports sont autant d’intermédiaires ou d’investissements de forme qui poussent Fleury Michon à agir, à réagir. L’existence de ces artefacts laisse des traces dans l’organisation. Ces multiples traces s’agglomèrent pour provoquer un enrôlement. Les tensions, apparaissant lors de l’étape d’intéressement, portent sur l’implicite et l’explicite mais également la contrainte et l’habilitation. En effet, la nécessaire formalisation qui rend visible la RSE peut être perçue comme une contrainte limitant la bonne marche des affaires et prescrivant les pratiques individuelles. Les leviers de régulation de ces tensions consistent à appréhender la RSE dans un Cultural Case et à dépasser les représentations contraignantes de la norme ISO 26000. Pour favoriser sa contextualisation, la RSE doit s’inscrire dans l’identité de l’organisation sous peine d’être rejetée. Cet usage, couplé à l’effacement du terme « norme », amorce un ancrage efficace de la RS dans l’entreprise.
Un enrôlement initial contrarié L’enrôlement « est un intéressement réussi » dans la mesure où il désigne « le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte » (Callon, 1986, p. 189). Enrôler, c’est attribuer un rôle à un actant. Il constitue un engagement, dans le sens où le rôle attribué est accepté par l’acteur. L’enrôlement s’attache à « décrire l’ensemble des négociations multilatérales, des coups de force ou des ruses qui accompagnent l’intéressement et lui permettent d’aboutir » (Ibid., p. 190). Il permet aussi d’élargir le réseau, en attribuant un rôle à d’autres acteurs qui intègrent alors les actants de ce réseau.
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La participation à l’auto-évaluation RS favorise l’engagement des membres du comité de pilotage. Au-delà du positionnement des domaines d’action sur une matrice, l’objectif de la phase d’auto-évaluation est d’élargir le réseau en intégrant des groupes thématiques dans le projet RSE. L’attribution d’un rôle dans l’auto-évaluation à d’autres groupes de travail renforce le réseau. Ces groupes de travail sont chargés de coter les domaines d’action sur une grille de performance RS. La négociation pluri-acteurs et continue fut la règle pendant toute la durée du projet RSE. Au sein du comité de pilotage, la parole se libère progressivement lors des réunions successives. Cet esprit de collaboration incite à l’enrôlement plus qu’il ne le contraint. Chose assez rare dans les organisations, l’expression de chaque personne est considérée sans aucune forme de pression hiérarchique, du moins lors de notre présence. Chacun critique, est critiqué, sans distinction de son activité d’appartenance, qu’il soit chercheur ou acteur. Une forme de « délibération participative » prend forme dans le cadre du processus d’auto-évaluation92. Ne pas imposer la norme revient à laisser aux acteurs le choix d’une libre appropriation, ce qui facilite sa contextualisation. Un des principes de management à l’œuvre chez Fleury Michon est d’impliquer le personnel dans l’action pour susciter l’adhésion. L’engagement dans la démarche prime. Cette situation n’est pas sans rappeler le concept d’élaboration rétrospective du sens (Weick, 1995) : les acteurs s’engagent alors dans l’action puis construisent rétrospectivement le sens de leur action. Pendant cette phase du projet, un poste de responsable RSE à mi-temps est créé. Il est rattaché à la direction financière, dont le directeur est responsable du projet RSE. En dehors des réunions de projet, il prend en charge la diffusion de la RSE dans le groupe. Des points thématiques portant sur la RSE sont insérés dans les réunions d’activités et les réunions métiers. Le responsable RSE y participe. Ces points n’ont cependant pas réussi à intéresser suffisamment les collaborateurs pour assurer l’intégration de la RSE dans leur quotidien. À ce stade, l’absence d’objectifs et d’indicateurs de pilotage et de mesure ne facilite pas l’appropriation de la RSE. La phase d’auto-évaluation, qui a débuté en janvier 2011, s’est achevée en septembre 2011 par la tenue d’un séminaire de direction d’une durée d’un jour et demi. Cet événement a rassemblé une centaine de collaborateurs, cadres et dirigeants du groupe, pour initier la mise en œuvre de la démarche de RS de Fleury Michon. Les collaborateurs sont alors associés au projet à travers le rôle qu’ils jouent dans la participation à la définition des axes stratégiques RS. Leur implication par groupes de travail dans la recherche de ces axes stratégiques et de plans d’action associés représente une tentative d’enrôlement. Cependant, la simple formalisation d’axes stratégiques ne vaut pas application immédiate. Ces axes stratégiques ne peuvent pas être déployés en l’état. Leur conception va révéler les tensions existantes entre la direction générale et les activités. La simple formalisation des axes stratégiques
92 Il s’agit de la validation du positionnement des domaines d’action de chaque question centrale sur la matrice de positionnement.
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de RS va amorcer le début d’une controverse managériale autour de la RSE, brisant la dynamique que le réseau avait su construire et maintenir depuis le démarrage du projet. La sociologie de la traduction souligne le rôle de traducteur du chercheur-intervenant dans un réseau. Ce chercheur-traducteur est impliqué dans l’action au côté des managers. La recherche-intervention se positionne au centre du dispositif, dans la mesure où elle accompagne les transformations de ce système socio-technique. Cette collaboration apporte une réflexion et un recul apprécié par l’entreprise dans la mesure où « on pourrait parler sans doute d’interaction continue, où le chercheur et les membres de l’organisation échangent constamment des points de vue et des modes de représentation issus de leurs champs respectifs de contraintes et d’enjeux, champs qui ne sont jamais superposables » (Moisdon, 1984, p. 64). Lors de l’étape d’enrôlement, l’appropriation de la RSE donne lieu à deux couples de tensions : stratégique/opérationnel et contrainte/habilitation. Les leviers de régulation de ces tensions engagent l’inscription durable de la RSE chez Fleury Michon et son appréhension dans la perspective d’un Cultural Case. À ce stade, la culture d’entreprise agit comme un capteur pouvant favoriser l’enrôlement. Néanmoins, le processus de traduction opérant à partir de la première problématisation semble inabouti dans la mesure où il échoue à mobiliser des alliés potentiels pouvant renforcer le réseau. Nous interprétons cette situation par l’émergence de nouvelles contraintes lors de la phase de déploiement du projet RSE dans le groupe. Cette étape d’enrôlement a été contrariée, remettant en question le phasage du projet RSE, et plus particulièrement sa diffusion dans l’entreprise. Si les premières difficultés se sont manifestées à partir du séminaire, d’autres, comme l’hésitation de certains acteurs impliqués ou la faiblesse de la communication interne, étaient latentes. Cette situation aboutit à l’émergence d’une controverse managériale.
L’émergence d’une controverse managériale sur l’intégration de la rse
Avec l’échec de l’enrôlement, nous remarquons un manque d’alignement et de coordination de l’action collective autour du projet RSE, qui aurait pourtant pu déboucher sur une convergence. « La notion de convergence est destinée à saisir le degré d’accord engendré par une série de traductions, et par les intermédiaires de toutes sortes qui les opèrent, en même temps qu’elle permet de repérer les frontières d’un réseau technico-économique. Deux dimensions la définissent : l’alignement et la coordination » (Callon, 1991, p. 218). La notion de controverse reflète une situation de désaccord ou de conflit où plusieurs acteurs s’opposent sur des questions concernant divers enjeux. Les points de désaccords déjà mentionnés ne portent pas sur l’élaboration des axes stratégiques, mais bien sur leur déploiement. Certains directeurs d’activité, ainsi qu’une partie des membres du comité de
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direction ne sont pas hostiles à la démarche mais ne s’y intéressent pas. Il manque des actants pour provoquer l’appropriation du projet RSE. La controverse managériale porte un arrêt à l’extension du réseau. L’ancrage de la RSE dans la stratégie de l’entreprise requiert une vision partagée. Les axes stratégiques RS élaborés ne semblent pas en mesure de remplir ce rôle. La controverse managériale naît d’un désaccord entre les membres du comité de pilotage et des membres du comité de direction. Les auteurs de la controverse, dont certains directeurs d’activité faisaient partie, allaient se soustraire ou bloquer le processus de déploiement des axes stratégiques RSE. Les raisons tenaient principalement à l’absence d’objectifs et d’indicateurs RSE clairement définis dans le pilotage des activités. Elles concernaient également la difficulté d’établir une transition entre la confidentialité du projet, ne concernant que quelques acteurs, et le déploiement de la RSE à l’échelle du groupe. Elles traduisaient enfin la frustration qu’éprouvaient d’autres acteurs, découlant d’un manque d’implication de leur part dans le projet, ou bien de l’absence d’actions d’intégration de la RSE dans le groupe, surtout après la mobilisation des cadres et dirigeants lors du séminaire. Des tensions émergent alors, lorsque la RSE déborde de l’équipe projet dans laquelle elle a pris corps et qu’elle rentre au contact des logiques de rationalités économiques qui déterminent le fonctionnement des activités du groupe. Ces tensions laissent apparaître des luttes de pouvoir et des divergences liées aux sous-cultures des activités du groupe. La transversalité d’une stratégie globale, corporate, imposée par Fleury Michon à l’occasion de ce projet RSE, ne s’intègre pas de façon « naturelle » aux stratégies des activités qui dépendent d’une direction ad hoc. Certains acteurs ont l’impression de se voir imposer des contraintes qui vont venir empiéter sur leurs responsabilités, tout en étant en dehors des pratiques des affaires, autrement dit n’apportant en définitive aucune plus-value concrète à court terme. La synthèse de ces éléments offre l’occasion de souligner que l’appropriation de la RSE ne peut prendre forme sans changement organisationnel : « Enfin, plus clairement, c’est vrai que la RSE au niveau du comité de direction n’est pas aujourd’hui complètement intégrée, ou des critères extra-financiers si je l’élargis un petit peu ; les critères extra-financiers, les critères financiers sont systématiquement regardés, les critères extra-financiers ne sont pas encore à ce niveau de, de systématisation » (REP18_COPIL_PROJ_20140908). « Et on ne peut pas non plus demander à chaque secteur de faire des choses en plus, s’ils n’en comprennent pas le sens. C’est normal à un moment qu’on ait certains collaborateurs qui se rebellent. Et quand ils vont voir leur directeur d’activité pour dire par exemple : “on me demande de sortir, telles données, telles données, telles données. Est-ce que c’est une priorité dans mon activité ?”. Si le directeur général de l’activité n’est pas au clair sur le sens et la priorité qu’a donné le comité de direction sur le sujet » (REP12_COPIL_CORP_20130307).
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Pendant les entretiens individuels que je réalisais, quelques acteurs m’ont avoué comprendre l’intérêt de la RSE et le sens de la démarche pour Fleury Michon. Ces temps de partage étaient propices à l’apprentissage individuel des managers ne faisant pas partie du comité de pilotage. L’onde de la controverse managériale se répand au sein du comité de pilotage. L’investissement de certains acteurs pendant les deux premières années du projet génère des attentes se transformant en frustrations lorsque la phase de déploiement de la stratégie RSE tarde à se concrétiser. Des difficultés liées au pilotage du projet et à l’absence récurrentes de certains acteurs pendant les comités de pilotage après les dix-huit premiers mois, témoignent de ces désaccords : « Moi, je pense que le premier frein à la RSE c’est quand on essaie de la gérer comme une entité à part. Et par exemple, moi, ce que je pense, c’est que le pilotage de la RSE, il ne peut pas être fait en dehors des opérationnels » (REP4_CODIR_DACT_20130412). La sociologie de la traduction rend bien compte de ce double mouvement de structuration et de transformation réciproque de l’organisation par la norme et de la norme par l’organisation (David, 1998). En tant qu’actant, la norme ISO 26000 participe pleinement à ce réseau socio-technique. À l’aide de ce cadre, il devient impossible de penser la norme indépendamment de l’organisation. Pour autant, le réseau n’est jamais à l’abri d’une nouvelle controverse. À ce stade du projet, la controverse marque ainsi un point de rupture. Elle naît d’une action dissidente, celle de ne pas opérationnaliser la RSE. Le réseau qui demeure encore instable devient donc réversible. D’autant que des tensions se sont manifestées lors du déploiement de la stratégie RSE (cf. chapitre 6). La seconde problématisation va être l’occasion de reconcevoir le réseau en tentant de l’élargir et de le stabiliser.
Une seconde problématisation pour engager l’appropriation de la rse Dès lors, une seconde problématisation devient nécessaire pour parvenir à une appropriation de la RSE par Fleury Michon. Tandis qu’au sein du comité de pilotage les interrogations se focalisent sur les mécanismes nécessaires au déploiement des axes stratégiques RS, le problème semble plutôt se poser dans les termes suivants : comment insuffler une nouvelle dynamique organisationnelle d’appropriation de la RSE ? La nature de cette question s’avère susceptible d’aider à dépasser les intérêts divergents des parties prenantes du réseau. Dans cette seconde problématisation, il s’agit en effet de reconstruire une question qui va à nouveau unir les actants. L’irréversibilité du réseau sera scellée lorsque la RSE sera rendue crédible chez Fleury Michon, et lorsqu’elle parviendra enfin à s’inscrire dans les routines organisationnelles.
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Des solutions doivent émerger pour remédier aux difficultés d’appropriation de la RSE par le groupe Fleury Michon. La dynamique d’apprentissage a bien fonctionné au sein du comité de pilotage, mais elle a du mal à opérer à l’échelle de l’organisation. La direction du groupe, le responsable du projet, le responsable RSE et deux des chercheurs-intervenants réfléchissent alors à des solutions qui viendraient adapter la gouvernance du groupe. Ces solutions devraient permettre de modifier les structures du groupe sans toutefois trop en altérer le fonctionnement. Alors que la norme ISO 26000 n’est plus évoquée à ce stade du projet, certains dirigeants manifestent la volonté de ne plus parler non plus de RSE. Cette possibilité, aussi déconcertante qu’elle puisse paraître, représente à leurs yeux une façon de signaler que la RSE est intégrée au fonctionnement organisationnel. En effet, dans leur esprit, continuer à parler de RSE, c’est entériner la dissociation de ce concept et de l’organisation. Ce paradoxe paraît insoluble : comment intégrer la RSE dans les dynamiques organisationnelles sans l’évoquer ? Cette seconde problématisation révèle l’incapacité du comité de pilotage à intégrer seul la RSE dans le groupe. D’autres actants doivent rejoindre le réseau socio-technique. L’extension du réseau, en même temps que l’inclusion de la RSE, passe donc par l’intéressement de nouveaux acteurs. Cette seconde problématisation démontre bien que la traduction ne suit pas un chemin prédéfini. Elle « est un processus avant d’être un résultat » (Callon, 1986, p. 205). Lors de cette seconde problématisation, les tensions liées à l’appropriation de la RSE se nouent autour des pôles suivants : implicite et explicite, contrainte et habilitation, changement et stabilité. Le levier principal de régulation de ces tensions consiste à dépasser les représentations contraignantes de la RSE pour parvenir à les articuler aux pratiques managériales. L’effacement de toute référence au caractère normatif enclenche le changement. Au lieu de penser aux contraintes du déploiement de l’ISO 26000, les acteurs réfléchissent désormais aux retombées. L’horizon qui se présente alors, offre des potentiels d’innovation tant du point de vue organisationnel que de celui des produits.
Changer l’instance de pilotage de la démarche rse : une nouvelle tentative d’intéressement Le second intéressement opère une redistribution des rôles. Le comité de pilotage va se retrouver dessaisi de la RSE au profit du comité de direction. L’objectif est de provoquer le basculement du fonctionnement en mode projet restreint – le comité de pilotage RSE – à l’inscription de la démarche RSE dans les routines organisationnelles. Afin de poursuivre la dynamique d’appropriation, la direction générale a pris la décision d’attribuer la responsabilité d’une question centrale à chacun des membres du comité de direction :
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« Et le fait d’avoir changé la gouvernance et d’être passé avec des pilotes qui sont tous intégrés au comité de direction groupe commence à, je dirais, à donner des fruits. C’est-à-dire que, sur les trois premières années, ça a très bien fonctionné avec les pilotes qui étaient en place. On a vu que ça, ça finissait par ne plus être productif parce qu’on allait passer à de l’opérationnel et les pilotes n’étaient pas en mesure de, de faire bouger les lignes, d’imposer ou même de proposer le sujet, dans la mesure où ils n’étaient pas en situation hiérarchique dans leur propre activité et dans le groupe » (REP5_COPIL_RSE_20120716). Les nouveaux alliés potentiels – les membres du comité de direction – sont les mieux placés pour œuvrer à l’intégration de la RSE. Ils sont les décisionnaires de l’ensemble des activités et fonctions du groupe, dont certains acteurs se trouvaient au cœur de la controverse managériale. Leur intéressement vise donc à garantir l’intégration effective de la RSE à la stratégie d’entreprise d’une part, mais d’autre part à l’intégrer dans les pratiques quotidiennes des activités dont ils ont la charge. Le comité de pilotage du projet a donc été dissout quelques mois plus tard. Un second séminaire stratégique est alors organisé, en comité plus restreint que le premier, pour renforcer ce second intéressement. Seuls vingt-et-un dirigeants et cadres participaient à cette journée. Un dessein, sous-jacent quant à lui, privilégiait la confirmation ou l’infirmation des axes stratégiques RS pour la période 2014-2016 élaborés l’année précédente afin d’enrôler les décideurs. Ce séminaire cherchait à associer l’ensemble des acteurs autour de la RSE. Auparavant, la majeure partie des participants n’était pas impliquée dans la démarche par le comité de pilotage. Ce second dispositif d’intéressement devait renforcer l’implication des cadres dirigeants pour précipiter leur enrôlement et permettre la diffusion de la RSE dans l’ensemble des activités du groupe. Fait remarquable s’il en est, alors que l’évènement a été planifié sept mois plus tôt, il manque un des trois directeurs d’activité. Son absence est remarquée et commentée par d’autres participants à ce séminaire. Deux directeurs des filiales internationales sont eux présents. Alliés, opposants et majorité silencieuse sont là, mais le résultat du séminaire est un demiéchec. Les axes stratégiques sont confirmés et les plans d’action amendés, mais le point de basculement n’est toujours pas atteint. Le réseau, même élargi aux dirigeants, demeure encore instable. À l’occasion de ce nouvel intéressement, les tensions induites par l’appropriation de la RSE portent sur le couple délibéré/émergent. Les efforts déployés pour s’appuyer sur une stratégie délibérée initiée un an plus tôt ne prennent pas. Pourtant, l’intégration d’une stratégie délibérée conviendrait davantage aux activités du groupe, notamment parce qu’elle demande un nouvel effort de re-conception de la stratégie RS. Cette situation offrirait alors une marge de manœuvre plus importante aux activités pour orienter la stratégie selon les intérêts respectifs de celles-ci.
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Le levier de régulation de cette tension consiste à inscrire la RSE dans la durée par le déploiement de la stratégie RSE. L’appropriation de la RSE ne s’improvise pas. Elle demande réflexion et réflexivité. Favorisée par l’engagement de la direction, l’inscription sur un temps long devient révélatrice de la volonté d’appropriation de la démarche RSE. Il importe cependant de ne pas sous-estimer son corollaire, qui se traduit par un phénomène de « désimplication » d’acteurs rompus à la visibilité de résultats concrets et d’actions court terme, tout autant que ceux désengagés sous l’emprise de la lassitude ou de l’épuisement.
L’enrôlement par la modification des structures organisationnelles La stratégie d’enrôlement destinée à impliquer les membres du comité de direction dans le déploiement de la RSE ne fonctionne pas. Ces derniers n’acceptent pas tous ce rôle supplémentaire alors que la notion d’acceptation est intrinsèque à l’enrôlement (Callon, 1986, p. 189). L’engagement des acteurs est à la peine alors que l’instance est rompue à partager différentes problématiques inscrites à l’ordre du jour. Le comité de direction n’est pas la structure idoine pour s’occuper de la RSE. En premier lieu, parce que les ordres du jour des réunions en comité de pilotage sont denses. En second lieu, parce que les sujets abordés pendant les comités de direction renvoient le plus souvent à des questions tactiques et opérationnelles. La tentative d’enrôlement des directeurs d’activité a donc échoué. Le manque de temps, le déficit d’apprentissage de la RSE, l’absence d’indicateurs intégrés aux affaires ont eu raison de cette intention. Les trois membres du comité de direction qui siégeaient précédemment en comité de pilotage du projet, tout comme la direction générale, n’ont pas réussi à intéresser suffisamment d’autres alliés potentiels. L’enrôlement va finalement émerger en s’appuyant sur trois leviers : la modification des structures de gouvernance, l’avènement d’un projet d’entreprise, le développement d’une nouvelle approche de la communication avec la partie prenante consommateurs. Une première décision va permettre la stabilisation progressive du réseau. Il s’agit de la création d’un comité RSE en conseil d’administration survenant alors que la dynamique du projet s’essouffle. L’instance chargée de l’orientation stratégique du groupe Fleury Michon est désormais amenée à concevoir et fixer la politique RS du groupe, mais elle est aussi chargée du suivi de sa mise en œuvre. La création de ce comité RSE symbolise la prise en compte de la RSE au plus haut sommet de la gouvernance du groupe. Cette décision témoigne des ambitions stratégiques de la présidence et des actionnaires familiaux en matière d’intégration de responsabilité sociale. Une seconde structure organisationnelle va émerger plusieurs mois après. Il s’agit d’un comité exécutif. Avec l’effacement du comité de pilotage et les difficultés de pilotage de la RSE en comité de direction, ce nouvel organe de gouvernance se voit attribuer la responsabilité de l’élaboration et le déploiement de la vision stratégique en lien avec le nouveau projet d’entreprise, que le groupe exprime ainsi : « aider les Hommes à manger mieux chaque jour ». Cette formulation offre l’avantage de contenir la RSE, y compris dans
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sa dimension sociétale. Le comité exécutif vient se positionner sous la direction générale et au-dessus du comité de direction groupe. Il est composé d’une équipe réduite à sept membres, tous issus du comité de direction (incluant le directeur général et le directeur général adjoint), du directeur marketing stratégique, du directeur administratif et financier, du directeur industriel et des directeurs généraux d’activité France. Dans ce comité, le rôle attribué aux responsables consiste à s’extraire de leurs fonctions habituelles pour collaborer à la réussite de projets transversaux concernant le groupe. Le comité exécutif endosse ainsi un périmètre de réflexion transversal qui fédère les membres au bénéfice de la marque Fleury Michon. Cette situation verrouille provisoirement les jeux de pouvoir des acteurs. À l’occasion de cette reconfiguration de la gouvernance du groupe, la direction de Fleury Michon semble toujours animée par une logique rémanente : celle de s’abstenir d’imposer la RSE, de lui attribuer une place centrale, d’en faire le projet principal de l’entreprise. En empruntant la sémantique propre à la sociologie de la traduction, le président et les deux directeurs généraux veillent à ne pas forcer l’enrôlement. À la suite du comité de pilotage du projet, le comité exécutif incarne un nouvel espace de négociation propice à une appropriation collective de la RSE. Concomitamment à ces événements survenus en 2013 et 2014, le printemps 2014 connaît le lancement de la campagne « #venezvérifier ». Pour le groupe, ce dispositif consiste à initier une communication responsable, transparente et engagée, en décalage avec la retenue dont la marque fait habituellement preuve. Ce dispositif inédit met aussi en exergue les efforts transversaux entrepris par le groupe dans le cadre de sa démarche RSE. Comme l’indiquent les propos d’un dirigeant qui arrivera quelques mois avant la campagne, le déploiement de la RSE fait toujours défaut : « On est encore dans la théorie mais pas dans l’action. C’est vraiment pour moi, si y’a un sujet majeur dernier semestre 2015, 2018, 2040, c’est comment on passe des intentions, du diagnostic à la construction de l’objectif stratégique, à la déclinaison, enfin, la déclinaison opérationnelle du plan d’action qui permet de la mettre en œuvre, et au rendre compte de l’atteinte des objectifs. Ça, ça manque cruellement » (REP8_ CODIR_CORP_20140903). Forcer l’enrôlement grâce à l’implication des parties prenantes Le dispositif « #venezvérifier »93 participe d’un enrôlement plus vaste et ambitieux qu’auparavant. Non seulement il mobilise les acteurs internes d’une activité (le surimi) qui se différencie de l’activité historique dominante, la Charcuterie, mais le dispositif de 93 « #venezverifier » est une campagne de communication lancée par le groupe, qui concerne la production des bâtonnets de chair de poisson (surimis). À l’aide de ce hashtag lancé dans la presse et sur les réseaux sociaux, Fleury Michon a invité le grand public à venir vérifier comment était produit le surimi et avec quels ingrédients. Le dispositif reflète l’application du principe de transparence, et rassure les consommateurs. Le dispositif est présenté en détail dans le chapitre 9.
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
communication a surtout vocation à se diffuser en externe. Il a pour ambition de rassembler des parties prenantes aux intérêts divergents, autour d’une même problématique : comment repenser la filière d’un produit éveillant les suspicions ? (cf. section chapitre 9). Dans ce dispositif, le consommateur est enrôlé comme partie prenante active. Il est en effet invité à venir vérifier sur place, c’est-à-dire à remonter la filière amont, depuis la fabrication d’un bâtonnet de surimi jusqu’à la pêche du poisson en Alaska. Son enrôlement le pousse à témoigner de cette expérience sans contrôle préalable de Fleury Michon sur un espace internet dédié. L’environnement rencontré par le groupe présente une certaine similitude avec le cas de la domestication des coquilles Saint-Jacques en baie de Saint-Brieuc (Callon, 1986). Le point de départ est une crise : la diminution du stock de coquilles Saint-Jacques dans le premier cas, et la baisse du marché du surimi dans le second. Les deux affaires concernent des produits de la mer : la coquille Saint-Jacques et le poisson servant de base à la recette du surimi. Cette fois-ci, la dynamique d’enrôlement prend progressivement forme et s’inscrit dans la durée. Les nombreuses réalisations initiées dans le domaine de la gouvernance favorisent une assimilation progressive de la RSE dans la stratégie, les activités et les pratiques managériales du groupe. Désormais, le réseau se stabilise et s’élargit. La campagne « #venezvérifier » accumule les perceptions positives des collaborateurs, et pas seulement en provenance de l’activité Traiteur de la mer. Derrière le sentiment de fierté qu’éprouve une majorité de salariés Fleury Michon à voir se concrétiser cette campagne, les retombées médiatiques et les résultats des ventes enregistrées sur le surimi témoignent du succès de l’opération. Le même dispositif sera d’ailleurs reconduit l’année suivante. La démarche de transparence, que l’initiative sous-tend, sera étendue ultérieurement à d’autres actions du groupe portant sur la création d’une gamme de jambon, la réduction ou la suppression de conservateurs, ou encore l’origine des viandes. L’exemple « #venezvérifier » témoigne d’une appropriation de la RSE nécessitant une collaboration inter-service et un effort important de coordination. Les deux points de tension en lien avec l’appropriation de la RSE concernent à ce stade la relation entre le stratégique et l’opérationnel, et l’articulation entre processus délibérés et émergents. Les principaux leviers de régulation de ces tensions consistent à appréhender la RSE dans un Cultural Case et à la relier à la dimension économique. Ces deux leviers sont à penser en interaction. Ils nécessitent de trouver des liens pour inscrire le déploiement de la RSE à la fois dans les enjeux économiques de l’entreprise et dans sa culture.
Un projet d’entreprise pour mobiliser les alliés La conjugaison des dispositifs d’enrôlement conduit à l’élargissement du réseau, mais n’est pas suffisante pour rendre le processus irréversible. « La notion de traduction introduit celle d’irréversibilité. À cette dernière notion sont généralement associées plusieurs significations qu’il est bon de clarifier (Dosi et Godard, in « Figures de l’irréversibilité en économie »).
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Je dirais que l’irréversibilité d’une traduction dépend : a) de l’impossibilité qu’elle crée de revenir à une situation dans laquelle elle ne constituait qu’une option ouverte parmi d’autres; b) de la prédétermination des traductions à venir » (Callon, 1991, p. 223). À ce stade, seule la condition a) est satisfaite en raison de la transformation des organes de gouvernance et de la création de la campagne « #venezvérifier ». La prédétermination des traductions (b) à venir n’est pas encore aboutie. Le regroupement de nouveaux actants stabilise le réseau mais ne parvient pas encore, à lui seul, à mobiliser les alliés. Il manque « une chaîne d’intermédiaires qui aboutissent à un seul et ultime porte-parole » (Callon, 1986, p. 197). Au fil des traductions successives, le processus d’appropriation de la RSE opère dans l’organisation. La carte d’identité des produits ainsi que les formalisations successives de chartes et documents en lien avec la RSE (cf. figure 10, chapitre 9) convergent pour former une chaîne de traduction reposant sur ces nouveaux artefacts. L’appropriation collective de la RSE se concrétise par la formalisation du projet d’entreprise « aider les Hommes à manger mieux chaque jour ». Le projet a également pour effet d’instituer le président dans le rôle de porte-parole. Ce projet d’entreprise va devenir un projet collectif. Il transcende les clivages, fédère l’ensemble des collaborateurs quelles que soient leur activité et leur fonction. Il revendique un état d’esprit, fournit un objectif ambitieux, prend en compte une demande formulée par une partie de la société et traduit en même temps une considération éthique des affaires. Le projet incarne à la fois l’ambition portée aux produits de la marque et plus largement la volonté de faire progresser l’alimentation : « Chez Fleury Michon, on fait progresser les choses. On veut faire progresser l’alimentaire. On veut faire progresser les principes d’entreprise. Et, non seulement on veut le faire pour nous, mais on aimerait aussi le porter à l’extérieur demain. Montrer que c’est possible. […] Comme le disait un de nos concurrents : “moi, je vends de la protéine”. Nous, on vend de la cuisine » (REP9_PDT_20140709). « Aider les Hommes à manger mieux chaque jour » s’adresse à l’entreprise tout autant qu’à ses parties prenantes. Les collaborateurs se sentent concernés par les enjeux tant organisationnels que sociétaux. Ce projet d’entreprise intègre bien évidement la RSE, qui trouve ici un terrain de prédilection pour s’enraciner dans l’entreprise, sans toutefois lui accorder une place primordiale. La RSE nourrit le projet d’entreprise, sans se réduire à ce dernier : « … Ça commence à s’intégrer et de manière naturelle parce qu’encore une fois, on veut bien l’intégrer dans le cadre du projet Fleury Michon, et on n’a pas un projet Fleury Michon et à côté un projet RSE. Il faut qu’on marie tout cela. Et d’ailleurs, c’est un des enjeux de nos travaux d’aujourd’hui pour bien marier l’ensemble des projets. Il y a le projet d’entreprise, il y a la RSE, il y a les valeurs dans lesquelles on veut faire
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vivre tout ça et au final c’est tout ça le projet d’entreprise. Donc il faut qu’on travaille à ça pour rendre tout ça très homogène » (REP18_COPIL_PROJ_20111214). Encapsulée dans le projet du groupe, la RSE trouve une hauteur et une position qui lui manquaient jusqu’alors. Elle entre en résonnance avec la culture du groupe, les produits de la marque et les principales parties prenantes. Ainsi, la primauté de la relation entre clients, consommateurs et fournisseurs est pensée comme un facteur de pérennité pour l’entreprise : « On est vraiment dans une culture de pérennité. Et viser l’esprit de responsabilité, c’est s’inscrire dans cette idée que la relation compte plus que tout. La relation avec ses consommateurs, avec ses collaborateurs, avec son environnement » (REP9_ PDT_20120829). Le projet d’entreprise devient un instrument collectif d’appropriation de la RSE. Il assure son ancrage au niveau stratégique par son ambition et son périmètre. Il s’affirme également comme un élément interne de cohésion sociale : « D’abord adaptation du discours et de la communication, la politique sociétale implique pour exister de penser les multiples interactions et synergies entre les aspects marketing, comptables, financier et GRH que recouvrent fréquemment les problèmes d’ordre sociétaux. C’est à travers cette reconnaissance du caractère multidimensionnel et transversal de la RSE que s’impose peu à peu la reconnaissance de son caractère stratégique » (Déjean et Gond, 2004, p. 12). Ce projet holistique, nécessairement transversal, favorise l’émergence d’un consensus. Il décloisonne les logiques d’activités et se recentre sur la marque. Le projet d’entreprise peut être perçu comme une mise en récit identitaire, facteur d’unité – car fondé sur des valeurs communes et une dimension éthique – et vision d’avenir, qui nécessite une progression pour être atteinte. La somme des traductions engagées lors de ce processus organisationnel d’appropriation de la RSE crée alors une irréversibilité, facteur de consolidation et de stabilisation du réseau. Cette irréversibilité installe, pour un temps, de nouvelles routines organisationnelles. Parmi quatre formes de coopération que distingue Livian (2008, p. 17), le cas de Fleury Michon relève à notre sens d’une coopération obtenue par l’adhésion à un projet commun. Les autres formes sont la coopération obtenue par la règle, par le contrat ou par la contrainte. La collaboration suscitée par ce projet devient un espace de convergence : « La notion de convergence est destinée à saisir le degré d’accord engendré par une série de traductions, et par les intermédiaires de toutes sortes qui les opèrent, en même temps qu’elle permet de repérer les frontières d’un réseau technico-économique. Deux dimensions la définissent: l’alignement et la coordination » (Callon, 1991, p. 218). Le projet d’entreprise de Fleury Michon réunit ces deux conditions de convergence : l’alignement et la coordination. Il incarne une partie de l’identité du groupe, capable de transcender les différentes composantes
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culturelles des activités et métiers. Le projet favorise également un idéal souhaitable dépassant les frontières de l’entreprise pour contribuer à une amélioration sociétale. Dans cette dernière étape du processus de traduction, les couples de tensions à l’œuvre dans l’appropriation de la RSE renvoient à la dialectique unité et diversité du groupe, de même que l’articulation entre le changement et la stabilité. Les leviers de régulation de ces tensions consistent à inscrire la RSE dans la durée et à la relier à la dimension économique. Le projet d’entreprise joue un rôle important en créant une convergence culturelle entre les valeurs portées par la RSE et celles construites au fil des événements qui jalonnent l’histoire de l’entreprise. Enfin, la gestion adéquate des temporalités apparaît comme une condition de l’appropriation de la démarche. La RSE oblige à réfléchir et concevoir simultanément le court et le long terme, c’est-à-dire à poursuivre les actions dans lesquelles elle est engagée, à penser et à concevoir les moyens lui permettant d’exister demain tout en contribuant au développement durable. Dans cette partie nous avons analysé la dynamique d’appropriation de la RSE à travers la sociologie de la traduction. L’objectif était de comprendre les mécanismes du processus d’appropriation à l’œuvre qui étaient restés encore inaperçus précédemment. Après avoir mis en perspective les itérations successives du processus de traduction de la RSE, cette grille de lecture a favorisé une relecture chronologique du cas, en soulignant les différentes étapes constitutives de l’appropriation (cf. tableau 18). Elle a également procédé à l’articulation des étapes de la traduction et à l’association des tensions et de leur mode de régulation identifiés dans les chapitres 6 et 7. L’interprétation qui se dégage de la sociologie de la traduction montre les difficultés liées au déploiement de la stratégie RSE et met en relief l’importance jouée par l’avènement d’un projet d’entreprise qui vient cristalliser la RSE et rend son processus d’appropriation irréversible.
Formalisation du projet d’entreprise
Modification des structures Mobilisation des alliés
Séminaire stratégique Enrôlement
Comment reconcevoir l’intégration de la RSE ? Intéressement
Comment déployer les axes stratégiques et plans d’action ?
Stratégique/opérationnel
Construction d’une charte de gouvernance abandonnée
Impliquer tous les membres de la direction pour extraire la RSE de la démarche projet Exemples de structures de gouvernance d’autres entreprises
Réflexions sur la gouvernance RS
Relier la RSE à la dimension économique Inscrire la RSE dans la durée Relier la RSE à la dimension économique
Unité/diversité Changement/stabilité
Appréhender la RSE dans un Cultural Case
Délibéré/émergent
Inscrire la RSE dans la durée
Stratégique/opérationnel
Dépasser les représentations contraignantes de la RSE
Délibéré/émergent
Changement/stabilité
Contrainte/habilitation
Implicite/explicite
Appréhender la RSE dans un Cultural Case
Inscrire la RSE dans la durée
Dépasser les représentations contraignantes de la norme
Appréhender la RSE dans un Cultural Case
Implicite/explicite Contrainte/habilitation
Concevoir une ingénierie de projet pour contextualiser la norme
Leviers de gestion des tensions
Changement/stabilité
Délibéré/émergent
Tensions issues de l’appropriation de la RSE
Absence de déploiement des axes stratégiques RS Contrainte/habilitation
Aide à l’élaboration des axes stratégiques
Etat des lieux Auto-évaluation
Début de controverse managériale Émergence d’une controverse managériale Seconde problématisation
Séminaire RSE
groupe s de travail
Enrôlement
Comité de pilotage
Interprétation et traduction de la norme ISO 26000 Contextualisation de l’ISO 26000
Pré-appropriation de l’ISO 26000 par les chercheurs
Première problématisation
Comment intégrer et formaliser la RSE à partir des valeurs existantes dans l’entreprise ? Intéressement
Chercheurs-intervenants Traducteurs
Étapes du processus de traduction
Tableau 18. - Modélisation synthétique de la dynamique d’appropriation de la RSE à travers son processus de traduction
Chapitre 9 – Les transformations liées à l’appropriation de la RSE Nous l’avons vu, l’ancrage de la RSE dans la stratégie du groupe Fleury Michon ne provient pas d’une greffe spontanée ou d’une culture hors sol. Il est le fruit d’un processus itératif dont les fondements se sont progressivement sédimentés. Les prémisses d’une appropriation de la RSE trouvent leur source dans la démarche interne, appelée « démarche naturalité », qui s’applique aux ingrédients composant les produits de la marque. Celle-ci porte notamment sur les améliorations nutritionnelles des produits, en réduisant la teneur en sel et en matières grasses de leur composition, en supprimant des additifs alimentaires, exhausteurs de goût, colorants et agents artificiels. Cette démarche a permis d’amorcer un changement. L’étude du processus d’appropriation de la RSE et de ses effets – anticipés ou non – nous conduisent à évoquer les transformations organisationnelles que la dynamique induit. L’outil ISO 26000 est un prétexte pour étudier ces conséquences sur lesdites transformations. Il s’insère dans un contexte organisationnel déjà constitué d’autres outils et manipulé par des acteurs qui réagissent en situation. Jusqu’à présent, nous avons adopté une approche processuelle pour rendre compte de l’appropriation de la responsabilité sociale par le groupe Fleury Michon. Dans le cadre du projet lié à l’intervention, les étapes du déploiement de la RSE selon la norme ISO 26000 ont été développées dans le chapitre 4. À titre illustratif, nous démarrerons ce dernier chapitre par les événements marquants qui ont jalonné le parcours RSE de Fleury Michon. Le propos ne se veut pas exhaustif, mais les faits évoqués permettront au lecteur de mieux identifier les procédés explicités tout au long du livre. Nous focaliserons ensuite l’attention sur le contenu de ces transformations à l’appui d’exemples saillants de réalisations. Le passage de l’intention stratégique à la réalisation révèle la capacité à orchestrer le changement, c’est-à-dire de passer de l’incantatoire à l’opératoire, des intentions stratégiques à leur réalisation opérationnelle. Il s’agit pour l’entreprise d’effectuer un alignement stratégique entre ses objectifs et ses structures. Nous allons restituer une partie de ces transformations.
Chronologie des étapes de formalisation L’opérationnalisation de la norme ISO 26000 dans le cadre du projet de déploiement de la RSE a fait émerger des initiatives de nature stratégique, a provoqué des transformations organisationnelles et a créé des adaptations de la gouvernance. Les conséquences de cette stratégie se traduisent aussi par des engagements, formalisés par de multiples documents,
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qui vont influencer les comportements individuels. À ce titre, le processus d’appropriation de la RSE emprunte au modèle de création de connaissances élaboré par Nonaka (1994), le passage du tacite à l’explicite par la formalisation, c’est-à-dire la rédaction de documents assurant le partage des savoirs. Par ce processus, la RSE se normalise dans l’organisation. Tableau 19. - Formalisation de la responsabilité sociale par l’entreprise Nature de la démarche ou du document Charte nutritionnelle Pacte mondial Charte d’engagement PNNS 1 Rapport d’état des lieux Cartographie des parties prenantes Rapport d’auto-évaluation Charte d’engagement PNNS 2 Reporting RSE selon l’article 225 Loi G2 Étude d’impacts socio-économiques direct et indirect des activités du groupe France (réalisée selon la méthode Local Footprint® d’Utopies) Politique d’achat Fleury Michon Nouveau projet d’entreprise Courrier adressé aux fournisseurs pour demander la fin de réception de cadeaux d’affaires Le manifeste de l’entreprise responsable (Document de référence 2014, p. 29) Charte pêche responsable Principes de conduite éthique Formalisation des enjeux RSE Fret 2194[1] Politique de soutien aux associations Politique d’ancrage territorial Questionnaire DD fournisseurs Carte d’identité des produits Fleury Michon (cf. figure 10) Politique de traçabilité de l’origine des viandes sur l’ensemble des produits à marque Fleury Michon Publication d’un « manifeste pour le manger mieux », recueil de témoignages pour promouvoir l’alimentation de demain. Ce livre a été envoyé aux candidats à l’élection présidentielle Création de l’association « Manger Mieux » pour fédérer les initiatives multi-acteurs, promouvoir une alimentation plus responsable et influencer les parties prenantes Adoption du code de conduite anticorruption du Middlenext Événement autour du « Manger Mieux, tous acteurs, tous gagnants » à Chantonnay
Élaboration
Périmètre d’application
Depuis 1999 Depuis 2003 2010-2012 2010 2011 2011 2013-2015 Depuis 2013
Marque Fleury Michon Groupe France Marque Fleury Michon Groupe France Groupe France Groupe France Marque Fleury Michon Groupe France
2013
Groupe France
Juin 2014 Septembre 2014
Groupe France Groupe
Décembre 2014
Groupe France
2014
Groupe France
2014 Janvier 2015 Avril 2015 Mai 2015 Octobre 2015 Octobre 2015 Décembre 2015
Filière surimi Groupe Groupe France Groupe France Groupe France Groupe France Groupe France
2016
Marque Fleury Michon
2016
Marque Fleury Michon
Janvier 2017
Groupe France
2017
Externe au groupe
2017
Groupe
Mars 2017
Groupe France
94 Fret 21 est une initiative instaurée le 20 mai 2015 par le Ministère de l’Écologie et l’ADEME, ayant pour objectif d’inciter les entreprises clientes des transporteurs à limiter l’impact de leurs transports sur le climat. Fleury Michon, qui fait partie des dix premières entreprises volontaires, s’est engagée à réduire de 10% ses émissions de CO2 (ratio taux de CO2/1000 t transportées pour 2018).
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Chapitre 9 – Les transformations liées à l’appropriation de la RSE Signature de la charte Nutri-Score Mai 2017 Révision des principes éthiques intégrant un code de Octobre 2017 conduite Communication des fichiers de composition des produits à l’application Yuka95, s’appuyant sur Open Food Facts96, 2018 une base de données collaborative et ouverte sur les produits alimentaires
Marque Fleury Michon Groupe
Marque Fleury Michon
Le processus d’appropriation a favorisé la rédaction de documents assurant la diffusion et l’acquisition de connaissances RSE dans le groupe. La formalisation documentaire (cf. tableau 19) facilite l’appropriation en permettant également le partage de l’information tout comme la coordination des actions. Afin de retracer une cohérence historique qui participe du processus d’appropriation indépendamment de notre présence dans l’entreprise, nous avons choisi d’inclure dans ce tableau les documents dont les dates sont antérieures à l’intervention. Pour illustrer ce processus de formalisation, nous présentons ci-dessous un document qui combine les impératifs de marché et les attentes des consommateurs. Il présente aussi l’amorce d’intégration de critères de développement durable dans l’entreprise. En rédigeant une carte d’identité des produits Fleury Michon (cf. figure 10), le groupe a délibérément opté pour une conception singulière de l’alimentation, tout en cadrant l’élaboration de ses nouveaux produits. La marque Fleury Michon se différencie dans ses produits autour de quatre éléments-clés : plus sain, plus de plaisir, plus de service et plus de sens. Ces raccourcis de langage, s’ils sont bien sûr liés à une dimension marketing, traduisent l’engagement de Fleury Michon pour progresser dans une alimentation plus saine et plus responsable, quels que soient l’activité concernée et le produit : « C’est la fiche d’identité du produit Fleury Michon, la carte d’identité. Les produits Fleury Michon doivent répondre systématiquement à tous les éléments, c’est un petit peu ça. C’est sa carte génétique obligatoire. Bon, donc ça, c’est en cours d’être travaillé avec X du marketing stratégique. Et ce sera, enfin, je pense que c’est un élément quand même assez, assez important » (REP18_COPIL_PROJ_20140908). Cette carte d’identité représente la suite logique de la charte nutritionnelle et de la « démarche naturalité », appliquées progressivement à l’ensemble des produits de la marque Fleury Michon depuis 1999. À l’appui de cette initiative, le groupe a décidé d’investir en recherche et développement pour améliorer la composition nutritionnelle des produits, réduire la teneur en sel et en matières grasses, et retirer différents conservateurs et additifs artificiels. Ces documents sont progressivement venus cadrer et normaliser les pratiques managériales responsables, dans une optique de contrôle. En se basant sur les travaux de Simons (1995), Gond et Igalens (2012) observent le contrôle de gestion à travers le prisme de la RSE. 95 https://yuka.io/ 96 https://fr.openfoodfacts.org/
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Le cas Fleury Michon présente une application du contrôle « par » la RSE, dans le sens où ce contrôle « renvoie aux deux leviers complémentaires que sont le contrôle par les croyances partagées et le contrôle par les frontières des comportements admissibles dans l’organisation » (Gond et Igalens, 2012, p. 141). Simons (1995) attribue à ces deux contrôles un rôle d’encadrement des domaines stratégiques. Ainsi, les systèmes de croyance portent sur des valeurs explicites. Les dirigeants de Fleury Michon communiquent, promeuvent et renforcent les valeurs centrales du groupe afin de donner une vision qui se traduit par une orientation commune et la création du sens. Quant aux systèmes frontières, ils ont pour vocation de délimiter un cadre d’exercice des activités stratégiques, comme dans le cas de la carte d’identité des produits Fleury Michon. Ces systèmes dirigent les actions de chaque collaborateur tout en ne limitant pas leur créativité.
Figure 10. - Carte d’identité des produits Fleury Michon Source : Documents internes
L’adaptation de l’iso 26000 au contact de l’entreprise L’appropriation n’est pas réductible à un simple processus de contextualisation, car elle engage un mouvement de structuration réciproque, de l’organisation par la norme et de la norme par l’organisation (David, 1998). Selon cette double perspective, il semble intéressant de comprendre à la fois la trajectoire empruntée par la norme ISO 26000, son évolution temporelle, son influence sur les dynamiques de changement organisationnelles, et son impact sur la gouvernance et sur la stratégie de l’entreprise. Concernant la norme ISO 26000, nous souhaitons comprendre comment les acteurs s’en emparent et la transforment dans le cours-même de son usage. Cette réflexion impose de considérer l’adaptation de la norme ISO 26000 comme une phase plus globale de l’appropriation de la RSE : celle de la réappropriation. Même si Fleury Michon n’est pas intervenue dans le processus de production de la norme, nous n’envisageons pas l’usage de la norme par une organisation comme une étape autonome, une simple conformation. Les
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outils de gestion s’adaptent et évoluent au contact d’une organisation (David, 1998). Avec la norme ISO 26000, nous pouvons décrypter l’ajustement de l’outil au fonctionnement organisationnel. Dans le mouvement de transformation de l’ISO 26000 par l’organisation, la nature du processus de contextualisation a permis à la norme de trouver sa place et de s’insérer dans la culture interne de Fleury Michon, au point d’affaiblir le potentiel de la norme comme levier d’apprentissage organisationnel. Le processus d’appropriation a occulté certaines recommandations, attentes et même certains principes de l’ISO 26000, sans pour autant subvertir sa philosophie ou son esprit. Néanmoins, cette contextualisation n’a pas débouché sur une remise en cause par les membres du comité de pilotage des lignes directrices de la norme. L’appropriation s’est principalement construite autour des questions centrales de l’ISO 26000. Certains articles de la norme ont été laissés de côté après leur présentation, comme le chapitre 4 énonçant les sept principes de responsabilité sociétale et le chapitre 5 portant sur l’identification de la responsabilité sociétale et le dialogue avec les parties prenantes, ou encore le chapitre 7 fournissant des lignes directrices relatives à l’intégration de la responsabilité sociétale dans l’organisation. Le chapitre 6, portant sur les questions centrales de la responsabilité sociétale, fut le plus utilisé par Fleury Michon. Pour les acteurs, les thèmes abordés par la norme semblent exhaustifs et convenir à l’entreprise. En raison de la capacité de la norme à s’insérer dans le contexte initial de Fleury Michon, les questions centrales ont été utilisées dès le début et même conservées après la fin du projet. En témoigne, plus de quatre années après le début de l’intervention, la formalisation de l’engagement responsable de l’entreprise intitulé « le manifeste d’une entreprise responsable » structuré autour des questions centrales de l’ISO 26000. Celles-ci ont été hiérarchisées et renommées dans un esprit de simplification et de compréhension : consommateurs, fournisseurs, salariés, environnement, territoires, droits de l’Homme. Afin d’appréhender la spécificité du secteur, une question centrale « clients » a été ajoutée pour tenir compte des réseaux de distribution. La vision de la RSE portée par la norme a semblé, au départ, complexe et théorique : « Au niveau très opérationnel, expliquer la démarche RSE, c’est pas simple. On peut dire qu’on a, qu’on veut concilier performance économique et progrès social, sociétal. Ça les gens comprennent, de façon globale. Après dans tous les… Dire s’engager dans les sept critères, avec tant de projets ; c’est un peu complexe. Et, ça a un petit côté audit, norme qui ne correspond pas à notre identité, plutôt entrepreneuriale. On prend des initiatives, on n’a pas à se conformer à des normes, mais plutôt à essayer de… Enfin, c’est plutôt comme ça, que les gens le vivent. Ils se le disent comme ça » (REP9_PDT_20140709).
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L’ISO 26000 a tout de même structuré la démarche et servi en même temps de référentiel. Fleury Michon n’a cependant pas totalement aligné ses pratiques sur la norme. L’ISO 26000 n’est pas un outil normatif, au sens où elle n’a pas vocation à uniformiser les actions et comportements des organisations : ceux-ci restent contextuels. Ils dépendent des secteurs d’activité, de l’ancrage territorial et de l’histoire d’une entreprise. La norme a ainsi joué le rôle de guide, définissant le concept de RSE comme l’entend Billaudot (2011). L’ISO 26000 est restée une référence pendant l’intervention, alors que nous avions émis l’idée de l’abandonner au bout de la deuxième année pour faciliter le déploiement de la RSE en supprimant le terme « ISO » du projet. Le comité de pilotage n’a pas souhaité s’en émanciper. La norme a ainsi continué à favoriser la compréhension, le partage et l’application du concept de RSE, uniquement pour le comité de pilotage. Les modifications pendant le processus d’appropriation ont porté sur des domaines d’action de la norme, la question centrale gouvernance et l’application des principes de responsabilité. Lors de la phase d’auto-évaluation, un domaine d’action accès aux services essentiels a été écarté du périmètre d’application, car il a été jugé inapplicable, et deux autres ont été associés droits économiques, sociaux et culturels et droits civils et politiques. De nombreuses attentes et actions associées ont fait l’objet de regroupements ou de séparations afin d’en faciliter la compréhension. Durant la phase d’auto-évaluation, le caractère conceptuel de la norme a nécessité l’utilisation ou la création de critères d’évaluation pour prendre en compte les domaines d’action et les parties prenantes. La gouvernance a été jugée peu opérationnelle. Il s’agit de la seule question centrale à utiliser les sept principes de RSO comme domaine d’action (cf. annexe 1). Contrairement aux autres questions centrales, celle-ci ne fournit pas suffisamment d’éléments concrets, illustrés par des attentes et actions associées qui en assurent la compréhension. Bien que les sept principes de responsabilité sociale contenus dans le chapitre 4 de la norme aient été présentés et mobilisés pendant la phase d’inventaire, leur utilisation s’est arrêtée par la suite ; l’usage de la norme se cristallisant dès lors sur les questions centrales. Les principes n’ont pas servi de repères dans le temps, contrairement aux questions centrales. Le quatrième principe de responsabilité sociétale, celui de reconnaissance des intérêts des parties prenantes, fut le plus difficile à appliquer. L’idée d’ouverture de l’entreprise sur ses parties prenantes ne représentait pas en soi un obstacle dans sa compréhension. Son application, en revanche, a suscité une certaine frilosité lorsqu’il a fallu appliquer la démarche auprès des acteurs de la filière, et notamment auprès de fournisseurs ou de clients importants. Les relations contractuelles tendues avec les centrales d’achats ne favorisent pas ce type de « dialogue ». La finalité des négociations ne s’attache qu’à la dimension économique. Cependant, il faut préciser qu’en 2015, un nouveau poste a vu le jour : celui d’animateur du dialogue avec les publics et du projet d’entreprise, en lien direct avec les parties prenantes. Autre signe, improbable jusque-là pour un acteur de l’industrie agroalimentaire, Fleury Michon a, pour la première fois en 2018, participé au salon de l’agriculture de Paris.
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L’évolution de la gouvernance et l’ajustement des structures Dans le cadre de cette recherche, nous avons étudié l’incidence de l’appropriation de la RSE sur la gouvernance et la stratégie de Fleury Michon. Au commencement de l’intervention, l’engagement des dirigeants du groupe dans le projet RSE témoigne de leur vision à long terme. La plupart des responsables partagent l’intérêt de déployer la RSE, même si leurs visions divergent quant à leur implication et aux moyens d’y parvenir. À ce titre, l’influence du président, des deux directeurs généraux et du responsable du projet fut déterminante pour la réalisation de ce projet. Leurs discours, décisions, actions et comportements ont facilité l’inscription de la démarche RSE dans le groupe. La figure 11 retrace les différentes modifications intervenues sur les structures de gouvernance du groupe.
Figure 11. - Principales évolutions de la gouvernance RSE de Fleury Michon
Les effets de la norme ISO 26000 sur les structures du groupe Fleury Michon ont acquis en visibilité en dehors de l’existence du projet, avec la création d’un poste de responsable RSE à mi-temps à partir d’octobre 2011. Cette responsabilité fut attribuée au chargé de communication financière, rattaché directement à la direction financière. Au-delà de la
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visibilité organisationnelle de cette nomination, celle-ci a favorisé l’opérationnalisation de la RSE, offrant de concert la possibilité au projet de s’insérer dans le fonctionnement de l’entreprise. La dissolution non officielle du comité de pilotage RSE, tel qu’il avait été constitué en avril 2010, marqua la fin du mode de gestion projet pour déployer la RSE. La dernière réunion en comité de pilotage eut lieu le 15 mai 2013. Les réunions suivantes mobilisèrent un effectif plus restreint, et se concentrèrent autour de questions ou de thématiques plus précises, n’ayant plus de rapport direct avec la norme ISO 26000. Le comité de pilotage réduit est alors composé, côté groupe Fleury Michon, du DAF et du responsable RSE, et côté Sup de Co, de deux enseignants chercheurs. Le 27 août 2013 furent présentées deux évolutions de la gouvernance du groupe qui seraient appliquées à partir du mois de septembre. Celles-ci visent à conférer une dimension stratégique à la RSE, afin de l’extraire du cadre « restreint et confidentiel » dans lequel le projet RSE avait été circonscrit jusqu’alors. La première évolution fut concrétisée par la création d’une structure – le Comité RSE – représentée au conseil d'administration, chargée de définir et de suivre la politique RSE du groupe et d’élaborer des axes de communication. Ce comité se réunit entre trois et quatre fois l’an. Il est composé de trois administrateurs, du directeur général, du directeur administratif et financier, puis, sur invitation, de dirigeants et d’experts externes. Le bienêtre et l’alimentation animale, le végétal, les évolutions en matière de consommation durable et l’engagement solidaire ont été les principales thématiques abordées en 2014 par ce comité RSE. La constitution de ce comité représente un signal important pour le directeur général. Cette situation marque le début d’une appropriation au niveau stratégique de la RSE : « Moi, je crois que le comité RSE, bon, c’est bien qu’il ait été créé. Ça montre la volonté de progresser dans le domaine, et d’en faire un véritable axe stratégique » (REP13_DG_20140908). Comme l’indiquent les propos du président, la gouvernance s’est progressivement adaptée pour intégrer la RSE : « D’abord, en matière de gouvernance interne. La démarche RSE, qui était au départ prise en charge par une équipe pluridisciplinaire de managers N-1, est désormais rattachée au comité de direction. Première chose : cette fois-ci, ce sont, en interne, les dirigeants du groupe, qui sont responsables des différents, des sept thèmes de la RSE, pour leur donner une impulsion stratégique forte, en missionnant les dirigeants du groupe. Et puis au niveau gouvernance, en conseil d’administration j’ai pris la décision, en 2013, de créer un comité RSE qui a été confié à un de nos administrateurs, qui est une femme – je ne sais pas si on dit « administratrice » ou « administrateur » – qui ellemême, a un cabinet de conseil dans ce domaine ; qui a une sensibilité très forte sur les sujets sociétaux. Donc je lui ai confié la présidence de ce comité, qui par ailleurs est
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composé d’un administrateur familial, et d’un administrateur salarié. Le but étant que ce comité puisse dialoguer, avec la direction opérationnelle du groupe, sur des priorités RSE, et de fixer les axes » (REP9_PDT_20140709). La seconde évolution tient à la prise en charge par le comité de direction d’un suivi des actions RSE. Chaque membre du Codir, qu’il soit directeur d’activité ou directeur métier, s’est vu confier la réalisation des plans d’action d’une question centrale. L’intérêt recherché ici était triple : impliquer chaque dirigeant dans la démarche RSE, rendre opérationnelle l’intégration de la RSE dans les différentes activités du groupe et accélérer l’avancement des plans d’action. Ce changement, dicté après l’abandon du mode projet, a rapproché la gouvernance RSE de l’instance de décision du groupe, le Codir. Après une année de fonctionnement, la direction a constaté que le Codir n’était pas un organe privilégié pour s’emparer de la RSE au niveau stratégique. Bien qu’ils apparaissent à l’ordre du jour des réunions, les sujets en lien avec la RSE ont été peu abordés en Codir, d’une part par manque de temps, en raison de l’urgence d’autres sujets à traiter en priorité dans ce comité. D’autre part, les membres du Codir en charge du déploiement des plans d’action d’une question centrale ont des degrés d’implication variables. Ces deux raisons sont ainsi résumées par le directeur général : « C’est pour ça qu’on met en place le Comex. Parce que le Comex, il a, il a vraiment cette vocation, enfin moi, c’est le contrat de base des demandes qui sont au Comex, c’est une équipe réduite, pour qu’on puisse tout se dire. Parce que, quand il y a douze personnes autour de la table, il y en a forcément trois ou quatre qui parlent plus que les autres, par nature, qui sont plus engagées, qui ont plus d’avis et tout ça » (REP13_ DG_20140908). En septembre 2014, un comité exécutif (Comex) est créé. Il est chargé d’élaborer la vision stratégique en relation avec le projet d’entreprise, de définir les conditions de son application et d’en assurer le déploiement. C’est à ce titre qu’il aborde les questions stratégiques, dont la RSE fait partie. Le Comex vient s’intercaler entre la direction générale et le Codir groupe. Il est composé d’une équipe réduite de sept membres issus du Codir : le directeur général et le directeur général adjoint, le directeur marketing stratégique, le DAF, le directeur industriel et les directeurs généraux d’activité France. Ce comité fonctionne en mode projet. Il se base sur des responsables capables de s’affranchir de leur fonction. Ce dépassement des logiques individuelles relatives aux fonctions et aux métiers assure une vision transversale et élargie du groupe, qui fédère les initiatives autour de la marque et non des activités. Nous remarquons l’absence d’un service dédié à la RSE. Cette situation peut sembler paradoxale. Ce manque n’est pas seulement dû à des questions d’augmentation des coûts. Il a été décidé de diffuser la RSE dans les structures organisationnelles existantes pour en assurer l’appropriation par chaque service et fonction. Le rattachement de la RSE au responsable de la communication financière demeure inhabituel pour une entreprise. Ce placement sous l’égide d’une direction financière peut témoigner à notre sens d’une triple intention : anticiper l’obligation de reporting extra-financier issue de la Loi Grenelle 2 ; ancrer
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la RSE dans une logique de reddition déjà inscrite dans le fonctionnement organisationnel puisque l’activité financière est encadrée par de nombreuses normes ; et donner une vision prospective permettant de fixer la RSE au moyen d’une future comptabilité élargie, participant ainsi à une performance globale de l’entreprise. Pour véritablement faciliter le déploiement de la RSE par l’organisation, compte tenu de la diversité des activités du groupe, la direction a fait le choix de confier à plusieurs dirigeants des attributions transversales en sus de leur fonction.
L’appropriation progressive de la rse par le changement stratégique Nous l’avons précédemment étudié, l’ISO 26000 a apporté un cadrage et une structuration de la réflexion RSE de Fleury Michon pendant la première période d’intervention, c’est-àdire d’avril 2010 à mars 2013. La norme a donc directement participé à l’intégration de la RSE dans la stratégie du groupe. Il faut savoir que, de manière générale, l’usage de l’ISO 26000 n’est pas vécu comme un processus séquentiel et linéaire. En analysant le rôle de l’évolution temporelle de l’appropriation des outils de gestion par les salariés, Martin et Picceu (2007) évoquent un processus complexe de réification/réappropriation s’inscrivant dans les relations entre les outils de gestion et la dynamique de l’action collective. Au-delà de la conception et de l’usage, « Il n’y a pas un “avant” et un “après” du changement. Ce dernier est fondamentalement un processus continu, et incertain » (Martin et Picceu, 2007, p. 105). Les auteurs distinguent une phase de « mise en place du système d’action lié au projet » et une seconde « qualifiée de “croisière” ». Cette distinction « permet de souligner l’existence d’une phase active et explicite de négociation dans la mise en place des outils (phase 1), et d’une phase où ces derniers sont moins directement et explicitement interrogés (phase 2) » ( Ibid., 2007, p. 105). Pour Fleury Michon, l’appropriation s’est jouée pendant la redéfinition du système d’action (cf. chapitres 7 et 8). En raison de leur antériorité, certaines composantes, notamment celles aux intentions sociale et territoriale ont favorisé l’émergence d’une stratégie RSE. Dans cette continuité, la norme endosse un rôle de facilitateur en aboutissant à la définition et à la priorisation des axes stratégiques de responsabilité sociale du groupe, ainsi qu’aux plans d’action associés. Elle a également révélé et valorisé l’existant tout en éclairant des dimensions absentes, inconnues aux yeux des acteurs, comme la thématique des droits de l’Homme en dehors du territoire national. Comme l’ont montré les perceptions relatives à la représentation de la RSE (cf. chapitre 5), la stratégie se précise au contact de l’ISO 26000. Pour autant, la norme n’est pas à l’origine d’un revirement stratégique ; elle constitue plutôt un point d’appui. Après 110 ans d’existence, Fleury Michon est devenue un leader français de la charcuterie en libre-service et du plat cuisiné. L’entreprise a su prendre d’autres virages stratégiques importants (cf. chapitre 4). Dans cette lignée, l’engagement de Fleury Michon dans la RSE peut s’analyser avec une triple perspective d’anticipation, de volonté de pérennité organisationnelle et de renforcement culturel :
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« Notre engagement sur la voie de la Responsabilité Sociétale d’Entreprise (RSE) marquera aussi en profondeur l’avenir de Fleury Michon. Par-là, nous réaffirmons notre vocation d’entreprise bâtie par des hommes et des femmes soucieux de leurs responsabilités et de l’intérêt général long terme. Car la vocation d’une entreprise, communauté humaine, n’est pas seulement de vendre des produits ou des services rentables, c’est aussi de faire progresser les conditions de travail et d’être attentif aux intérêts de ses partenaires et de son environnement. Une entreprise n’est solide et durable que si elle crée les conditions du rassemblement, de la confiance, de l’envie de coopérer, de changer et de se dépasser. La démarche RSE, déjà inscrite dans nos gènes, est donc éminemment stratégique. C’est une exigence supplémentaire pour nous aider à progresser plus vite sur la voie de la « performance globale » long terme. Ce ne doit être ni une vitrine, ni un slogan, comme on le voit parfois, mais bien l’aiguillon qui nous aidera à poursuivre tous ensemble le chemin du progrès, de la performance et de la pérennité » (Fleury Michon, 2011, p. 4). Les entretiens ont reflété une volonté d’intégrer la RSE dans la stratégie, à la fois par conviction morale des dirigeants, mais aussi dans une perspective instrumentale pour assurer un avantage concurrentiel et capter de nouveaux marchés : « Et pour moi, on refond complètement la stratégie à partir de là. C’est-à-dire que… c’est pas du tout un gadget. Je lutte beaucoup contre ça » (REP6_ADM_20120716) « Pour nous c’est stratégique, c’est vraiment fondamental. Ce n’est pas un projet marketing histoire de dire “c’est à la mode, on va aller se mettre un peu de vernis RSE”. On a vraiment la conviction que c’est un élément déterminant de notre réussite future » (REP13_DG_20110119). « Parce que Fleury Michon a vraiment cette capacité, par ce double projet économique et sociétal, au sens sociétal de la RSE AFNOR, pas seulement je veux dire avec la société, sociétal au sens total. Ils ont cette capacité que n’ont pas beaucoup d’autres entreprises. Donc ça c’est une vraie opportunité de repositionnement. Parce que pour l’instant l’image, elle est surtout liée à un gros industriel basique quoi. Il y a vraiment la possibilité de faire autre chose, donc de le prendre à un niveau stratégique de positionnement » (REP6_ADM_20120716). Même si l’engagement dans la RSE reste attaché à l’histoire de cette entreprise familiale, un des moments pivot se traduit par la décision de lancer un nouveau dispositif de communication sur lequel des acteurs ont travaillé plusieurs mois : « Moi je crois que ça nous a vraiment amené à prendre conscience qu’il y avait d’autres publics, que notre principal public, qui est le client. […] Ça nous a amené, aussi, à mener des actions de communication, de transparence, qu’on n’aurait certainement pas faites auparavant. […] Voilà, « #venezvérifier ». Par exemple, ça a aidé, c’est pas la RSE, c’est pas le déclencheur de ça, mais je pense que ça a aidé à dépasser la dimension marketing qu’on avait habituellement dans le business. D’une manière
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générale. Et chaque étape qu’on franchit nous encourage à aller plus loin. Alors c’est des convictions qui sont fragiles, hein, parce que, je me souviens, « #venezvérifier », on a eu, à un moment donné, un questionnement en comité de direction, quinze jours avant le lancement. Et, moi, j’ai bien senti et à ce moment-là que j’avais le choix de dire bon, ben, on suspend ; on arrête tout. Ou alors… Et que si j’avais dit ça, tout ceux qui étaient au tour de la table étaient d’accord » (REP13_DG_20140908). Pour poursuivre l’exploration de l’appropriation de la RSE par Fleury Michon, nous abordons maintenant les principales impulsions dans la formalisation stratégique. À titre illustratif, nous présentons, en raison de leur caractère emblématique, trois exemples du contenu de cette stratégie RSE : la formulation du projet d’entreprise, le dispositif « #venezvérifier » et la création d’une filière « j’aime ». La formulation d’un projet d’entreprise à caractère social pour stimuler l’adhésion et l’engagement En septembre 2014, l’entreprise s’est dotée d’un projet : « aider les Hommes à manger mieux chaque jour » (Fleury Michon, 2014a, p. 6). Le projet s’articule autour d’une mission sociétale : « montrer qu’un autre modèle d’entreprise alimentaire est possible grâce à un engagement long terme, responsable et transparent » ; et d’une mission à destination des consommateurs : « aider les Hommes à manger mieux chaque jour grâce à des produits bons et sains, qui rendent service et que les consommateurs ont envie de défendre » (Fleury Michon, 2014a, p. 15). Ce projet d’entreprise traduit la double ambition de se différencier des concurrents en rompant avec l’image habituelle d’une entreprise industrielle de l’agroalimentaire, et d’apporter au-delà du produit un service en lien avec l’alimentation et la santé. Il trouve à la fois une résonance interne auprès des collaborateurs/citoyens de l’entreprise et un écho externe à visée sociétale, concernant les bienfaits de l’alimentation en général. Le président du groupe définit la mission de l’entreprise formulée dans ce projet comme le moyen de « réconcilier les Hommes avec leur alimentation quotidienne » (Fleury Michon, 2014a, p. 6). Auparavant, le groupe avait formulé en 2010 un slogan : « l’obsession du bon ». Le message véhiculait une double finalité portant davantage sur les démarches qualité et une orientation marketing. La dimension sociétale en était absente. Bien qu’elle n’en soit pas l’unique déterminant, la RSE n’est pas étrangère à cette transition. Dans une perspective utilitariste, elle a favorisé l’émergence du projet d’entreprise. Toutefois, le président du groupe souligne que la RSE ne saurait être confondue avec le projet d’entreprise dont elle ne constitue que l’une des composantes. Il insiste d’ailleurs à plusieurs reprises lors d’un entretien – avant la formulation effective de ce projet – sur la nécessité de marquer une distinction entre la RSE et le projet d’entreprise, pour ne pas que la RSE devienne une finalité utopique : « L’autre échec de la RSE, ce serait de confondre la RSE et le projet d’entreprise. Et que les gens disent “Fleury Michon c’est de la RSE”. […] Ce serait une grave
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erreur. […] Et c’est pour ça que j’insiste : la RSE n’est pas le projet. C’est une aide, un accélérateur, une dimension du projet. […] Je vous dis, il ne faut surtout pas être dans une utopie. […] Il n’est pas question de créer une utopie d’entreprise responsable non durable. Mon objectif c’est la pérennité de l’entreprise. Pérennité, c’est la pérennité des emplois. C’est pérennité de l’entreprise en tant qu’entité avec sa marque. C’est pérennité de la culture. […] Le projet d’entreprise, c’est sa pérennité sur le long terme. Une entreprise familiale qui veut le rester doit grandir, continuer à grandir, continuer à étendre sa bonne réputation. La RSE est un dispositif très précieux pour aider à ce projet. Ça je le martèle sans cesse : la RSE est au service de notre projet de pérennité » (REP9_PDT_20120829). Le président du groupe remarque, au sujet du projet d’entreprise, que l’intégration de la RSE doit être exempte d’une logique doctrinaire qui conduirait à sous-estimer le principe de réalité des affaires, reposant sur un paradigme économique : « Il faut que l’on ait de l’ambition, que l’on ait du rêve, que l’on ait de l’envie et du progrès ensemble. Mais il faut qu’on le fasse en étant réaliste, c’est-à-dire qu’on est d’abord là pour vendre des produits qui sont utiles aux consommateurs ; c’est la première raison d’être. Et après, il faut que l’on soit, au-delà de l’obsession du bon, des bons produits, dans une bonne entreprise, des bonnes pratiques, et la confiance qui est créée chaque jour par les bonnes pratiques. Mais, c’est pour ça que je vous disais, ça fait partie du projet et c’est pas le projet. Ça serait utopique et dangereux. » (REP9_PDT_20120829). Le directeur général complètera ces propos plus tard, une fois le projet formalisé, en lui attribuant une dimension prospective que la RSE, à elle seule, n’est pas en mesure d’insuffler : « Moi, je pense que c’est, justement ce qu’on a trouvé maintenant, c’était un manque d’affirmation de projet. C’est-à-dire que, la RSE pour la RSE, ça passionne personne. […] Et on avait certainement perdu en force de projet ces dernières années. […] Là, on sent qu’on a besoin quand même de franchir une étape […] parce qu’on sent qu’on est au bout de quelque chose. Il y a aussi la dureté du moment, qui est quand même compliqué. Et il faut qu’on ait un dessein qui nous dépasse ; je vais pas dire inaccessible, mais presque. […] Parce que demain, ce qu’on espère au travers de ce projet-là, notamment en lui donnant une dimension externe forte, c’est d’être reconnu comme la marque qui fait avancer ou l’entreprise, plus que la marque, c’est le même nom – c’est vrai que la frontière n’est pas toujours simple, mais – comme l’entreprise qui a un vrai rôle et qui fait avancer les choses (REP13_DG_20140908). Si la formulation peut paraître évidente a posteriori, l’aboutissement du projet fut long et improbable. Le projet d’entreprise a été élaboré en parallèle du projet RSE. Il contient de nombreux engagements et témoigne de la prise en compte des enjeux RSE tant auprès des parties prenantes internes qu’externes. Lors d’un entretien, le directeur général nous a précisé que la maturation de ce projet d’entreprise avait pris trois années pour émerger dans
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sa forme actuelle. Il s’agissait de répondre à un quadruple objectif : en interne, donner du sens aux collaborateurs tout en les fédérant autour d’un objectif commun ; et en externe, dévoiler la culture du groupe Fleury Michon aux parties prenantes mais également lier l’entreprise à ses consommateurs par le biais de l’utilité sociétale de ses produits. Selon l’approche symbolique, les phases de fabrication et de construction du sens se succèdent pour diffuser le sens dans le processus de changement stratégique (Gioia et Chittipeddi, 1991). Elles assurent la compréhension et influencent l’action. Le projet d’entreprise sert le réalignement stratégique de Fleury Michon, et répond aux demandes d’une part croissante des consommateurs (qualité de la production, santé et nutrition, traçabilité, transparence, comportement éthique, vigilance aux conditions d’élevage ou de pêche, etc.). Le groupe traduit ainsi son engagement en agissant volontairement sur sa sphère d’influence97, allant au-delà de sa chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire en s’impliquant dans la transformation sociétale afin de faire progresser sa propre responsabilité sociale et celle de son environnement. « C’est pas uniquement nutritionnel. “Aider les Hommes à manger mieux” : le mieux, il n’est pas que nutritionnel. Il est très large. Il touche l’emballage, il touche la manière dont on fabrique, il touche les hommes qui le fabriquent aussi ; donc une forme de responsabilité par rapport à ça. Et puis surtout, il va au-delà de l’entreprise. C’est-à-dire que c’est un projet qui nous dépasse, nous. Et, c’est l’ambition qu’on a. Vous voyez, on a d’ailleurs fait évoluer l’organisation à cause de ça » (REP13_DG_20140908). Dans un document interne nommé « les enjeux RSE de Fleury Michon », datant de 2015, le président du groupe présente l’engagement sociétal en précisant que « Fleury Michon n’a pas attendu que la RSE prenne un caractère réglementaire ou devienne un critère d’évaluation pour prendre en compte, dans la gestion de l’entreprise, les intérêts de toutes les parties prenantes. C’est pour cette raison que nous considérons la RSE comme un stimulant pour poursuivre sur la voie de l’entreprise responsable et comme un facteur de stabilité et durabilité de l’entreprise. Notre vision du développement durable s’inscrit donc parfaitement dans notre projet d’entreprise qui vise à aider les Hommes à manger mieux chaque jour ». La formalisation du projet d’entreprise représente le principal artefact qui a permis d’inscrire la RSE dans la stratégie du groupe et de mobiliser l’ensemble de l’entreprise. Non seulement une partie de l’organisation fait corps autour de ce projet, mais il assure en même temps la 97 Selon la norme ISO 26000, la notion de sphère d’influence se concrétise par la « portée/ampleur des relations politiques, contractuelles, économiques ou autres à travers lesquelles une organisation a la capacité d’influer sur les décisions ou les activités de personnes ou d’autres organisations » (p. 4). Elle « inclut des relations au sein et au-delà de la chaîne de valeur de l’organisation. Cependant, ce n’est pas toute la chaîne de valeur de l’organisation qui fait nécessairement partie de sa sphère d’influence. Elle peut inclure les associations formelles et informelles auxquelles elle participe, ainsi que des organisations de pairs ou des concurrents » (p. 19). Son exercice peut consister à « exercer son influence, soit pour améliorer les impacts positifs sur le développement durable soit pour limiter le plus possible les impacts négatifs, soit pour les deux » (p. 87).
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diffusion de la RSE dans le groupe par effet de capillarité, tout en donnant à la RSE une visibilité de second ordre. « #venezvérifier »98, quand l’entreprise sort de sa réserve L’exemple « #venezvérifier » porte davantage sur la description d’un dispositif que sur le produit surimi auquel il est directement appliqué. Il s’agit d’un dispositif de communication innovant, dont l’objectif marketing n’est pas masqué, qui a favorisé l’usage de principes de responsabilité. L’Industrie Agro-Alimentaire (IAA) est considérée comme une activité dont la sensibilité à l’opinion publique est élevée en raison de son impact sur la santé des consommateurs et de ses conséquences sur l’environnement. Divers scandales font régulièrement l’objet de couvertures médiatiques. Les répercussions de ces événements engendrent une crise de confiance chez les consommateurs. En 2013, l’exemple du horsegate (des consommateurs retrouvent de la viande de cheval dans des plats préparés de lasagnes au bœuf) a mis en exergue l’opacité des pratiques d’achat du secteur, fruit de négligences mais aussi de fraudes caractérisées dans un système aux transactions multiples. Il témoigne également de la complexité de la situation et du nombre d’intermédiaires. Cette crise a aussi impacté les entreprises de l’IAA qui n’étaient pas directement concernées par ce scandale, puisqu’elles ont subi des baisses de leur chiffre d’affaires et des faillites de certaines d’entre elles. Ce climat de suspicion a fait réagir Fleury Michon plus vivement qu’à l’accoutumée, notamment pour les activités traiteur et traiteur de la mer. Enfin, la dernière affaire touchant un grand groupe agroalimentaire, a concerné du lait infantile infecté par des salmonelles fin 2017. Le surimi est l’un des produits phares de Fleury Michon, mais aussi le plus récent. Il génère à lui tout seul environ 76 M€ de chiffre d’affaires, permettant ainsi à la marque d’être leader sur ce marché avec 26 % des parts de marché en 2014 (cf. figure 12). Le surimi a fait l’objet d’investissements industriels importants sur le site de production de Chantonnay (Vendée). Cependant, dans le contexte décrit au paragraphe précédent, l’environnement a amené le groupe Fleury Michon à des questionnements relatifs à la stratégie produit et à son offre marketing. Le surimi demeure un produit qui concentre les peurs et les craintes des consommateurs. Ce produit d’origine japonaise focalise les perceptions négatives des consommateurs : « Le surimi symbolise les produits qui cristallisent les doutes des consommateurs encore traumatisés par les scandales qui ont touché l’industrie alimentaire. Ces consommateurs qui ne savent pas vraiment ce qu’il y a dans le surimi et qui sont persuadés qu’il y a tout sauf du poisson dans ces bâtonnets » (Rapport d’activité, 2014, p. 19). Les études réalisées par la marque sur la perception de ses produits montrent que le surimi est un aliment ambigu, dont l’image porte à confusion auprès du grand public.
98 Cette section est la synthèse partielle d’un chapitre d’ouvrage : SCHÄFER P. et I. BEN NASR, (2016), Comment valoriser la marque d’une entreprise responsable et engagée sans tomber dans le greenwashing ? Le cas du surimi Fleury Michon, Dir. P. BARET et F. ROMESTANT, Dunod, Paris.
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Figure 12. - Parts de marché du surimi Fleury Michon Source : Communiqué financier portant sur les résultats annuels 2014
Outre l’absence de tradition alimentaire liée à ce produit sur le continent européen, le surimi est considéré par les consommateurs comme un produit industriel constitué principalement de déchets de poissons, de crabes et d’ingrédients chimiques sans grandes qualités nutritionnelles. En réalité, le surimi est un produit fabriqué à base de chair de poisson à laquelle d’autres ingrédients naturels [comme l’eau, des féculents (pomme de terre ou amidon de blé transformé), de l’huile de colza] et industriels (comme le sorbitol, le glutamate, les arômes artificiels) sont ajoutés. Depuis 2010, des investissements importants en recherche et développement ont été entrepris et ont permis de supprimer les additifs et les conservateurs contenus dans le surimi Fleury Michon (cf. figure 13). La démarche a consisté à remplacer les arômes artificiels par des arômes naturels et à utiliser des poissons issus de la pêche responsable, le tout en veillant à préserver les qualités gustatives et nutritionnelles du surimi. L’ensemble des démarches engagées pour retirer les ingrédients de synthèse de la recette du surimi n’ont pas suffi à valoriser le produit et à réduire la volatilité des ventes. Les consommateurs n’attribuent pas à Fleury Michon tout le travail réalisé par la filière, autour d’une gestion soutenable de sa chaîne d’approvisionnement, de son processus de production et de la composition de son produit. La prise en compte de la RSE a permis à Fleury Michon de rassurer les consommateurs tout en adoptant une nouvelle communication externe. Avec le slogan « l’obsession du bon », les valeurs de tradition et d’héritage, le savoir-faire centenaire de Fleury Michon ne touchent pas la cible de consommateurs du surimi mais plutôt celle du jambon, un produit bien plus ancré dans les habitudes de consommation européennes. Le discours ne suffit plus à restaurer la confiance. Face à cette situation, la marque Fleury Michon a décidé d’innover en mettant en place un dispositif inédit intitulé « #venezvérifier ». Le défi majeur a consisté à éviter le verdissement – greenwashing – en communiquant. Le travail de fond réalisé durant cinq années a facilité le contournement de cet écueil. Ce dispositif a aussi poussé la marque à communiquer avec moins de retenue sur ses engagements, rompant ainsi avec le principe selon lequel il faut d’abord bien faire les choses avant de les mettre en exergue.
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2010 – Suppression des polyphosphates, du sorbitol et du glutamate habituellement ajoutés à la chair de poisson pour protéger la protéine lors du processus de la congélation. Un travail long et coûteux qui a demandé l’engagement de toute la filière. 2012 – Utilisation d’un arôme naturel dans tous les bâtonnets Moelleux. 2013 – Élaboration des bâtonnets de surimi Fleury Michon à partir de Colin d’Alaska et de Merlu blanc du Pacifique, approvisionnés auprès de pêcheries MSC. 2014 – Lancement de l’opération #venezvérifier pour révéler la filière surimi de Fleury Michon. Figure 13. - Principales améliorations apportées au surimi Fleury Michon Source : Documents internes
La principale difficulté dans ce type de communication tenait à la véracité des allégations du groupe. Les informations portées à la connaissance du grand public pouvaient se retourner contre la marque. L’influence des réseaux sociaux peut rapidement entacher le capital-réputation d’une marque comme Fleury Michon. Le directeur général du groupe résumait bien cette situation : « L’appréciation des consommateurs sera au-delà des produits, c’est ce qui motive notre changement de communication. Petit à petit, elle sera globale. Parce que de toute façon il y a des gens autour de nous qui émettent des avis qu’on le veuille ou non, et de plus en plus. Et ces avis se diffusent via les nouveaux médias à une vitesse incroyable, et tout le monde y a accès. Donc on ne peut pas faire un peu de marketing environnemental ici et puis dire “avec ça, ça va aller”. On ne peut pas dire “allez, j’ai enlevé du gras dans mes produits” et oublier de dire que c’est plein d’additifs, de sel, parce qu’un jour ou l’autre ce sera révélé » (REP13_DG_20110119). Avec le dispositif #venezvérifier, la marque a proposé à ses consommateurs et au grand public de venir observer et vérifier par eux-mêmes le processus de production des bâtonnets de surimi dans l’usine Traiteur de la mer à Chantonnay, et même de remonter la chaîne d’approvisionnement en assistant à la pêche et à la préparation du poisson sur un bateau en Alaska. Alors que les principaux concurrents communiquent sur le registre traditionnel de la consommation décomplexée, du plaisir et du goût pour faire valoir leurs produits, Fleury Michon a adopté avec son dispositif #venezvérifier une communication plus responsable, tout en essayant de valoriser la filière d’approvisionnement : « Il est possible pour une entreprise d’être, et ça rejoint la démarche RSE, d’être un agent de progrès dans une filière, à condition de créer l’écosystème qui va avec et que le consommateur nous suive. Si les consommateurs ne nous suivent pas là-dessus et qu’ils ne veulent que du prix, on ne peut pas le faire » (REP9_PDT_20140709). En dévoilant la recette et les ingrédients du produit surimi, son outil industriel et sa filière de pêche, Fleury Michon a témoigné de l’appropriation des principes de transparence et de reconnaissance des intérêts des parties prenantes, deux des sept principes contenus dans
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la norme ISO 26000. En effet, le dispositif est le fruit d’une construction entre plusieurs parties prenantes : agence de communication, ONGs, cabinet conseil, institutionnels (ADEME, MSC, Food for Good), des consommateurs et des acteurs du marketing responsable. L’analyse de cette initiative traduit la volonté de Fleury Michon d’inscrire sa communication sur le registre de la transparence, de l’ouverture et de la sincérité, tout en adoptant un ton pédagogique. Selon la responsable marketing Traiteur de la mer, le dispositif #venezvérifier était le moyen de faire face à toutes les confusions et idées reçues que le public a du surimi : « Cette campagne représentait également un enjeu majeur pour notre groupe, car elle impliquait d’être parfait, de ne rien avoir à cacher. On n’est plus uniquement dans la communication verte, on est dans une sorte de mise à nu de toute notre chaîne de valeur de la première étape, celle de pêche du poisson, jusqu’à la phase finale, celle de transformation et de stockage du produit. On n’avait pas le droit à l’erreur » (REP_MARK_20150526). À l’issue d’un processus de sélection des 14 621 personnes inscrites, seul neuf personnes (blogueurs et consommateurs) ont eu accès au voyage découverte, ayant ainsi l’occasion de filmer et de photographier librement les éléments de ce voyage et de questionner les opérateurs sur place. Quatre vidéos disponibles sur le site internet de Fleury Michon présentent le parcours effectué par les neuf consommateurs. Le dispositif traduit aussi l’expression d’une stratégie d’enrôlement de porte-paroles au sens de la sociologie de la traduction. À l’occasion de la 10e édition de la nuit du marketing 2015, l’Association nationale des professionnels du marketing (Adetem) a récompensé Fleury Michon pour son dispositif #venezvérifier (cf. figure 14), en collaboration avec l’agence de communication DDB Paris. Le groupe a ainsi reçu le prix de bronze de la catégorie Grand prix de l’excellence marketing qui récompense les agences et les entreprises les plus innovantes de l’année. Les résultats de la campagne99 démarrée fin mars 2014 (reconnaissance et appréciation du dispositif, progression des ventes) ont d’ailleurs motivé la décision des dirigeants de Fleury Michon de renouveler la campagne #venezvérifier en 2015. Ce dispositif, en impliquant la principale partie prenante que sont les consommateurs, a ouvert la voie à une communication dans laquelle les consommateurs deviennent des acteurs. Dans cette logique, l’information publicitaire n’est plus transmise de façon unidirectionnelle vers un récepteur passif et sans regard critique, ce qui maintient une forme d’opacité, mais elle est désormais partagée avec un consommateur dans un esprit 99 14 621 consommateurs se sont inscrits au jeu. 108 articles de presse ont été publiés dans des journaux et magazines professionnels. Huit reportages télévisuels et six reportages radio ont été également diffusés sur des chaînes et stations radio notamment au 20h00 de France 2, dans Télématin et sur BFM TV. L’effet viral a été aussi important sur internet et sur les réseaux sociaux, avec notamment 72 articles de blogueurs publiés, 4970 tweets avec le « hashtag » #venezvérifier et des vidéos vues près de 1,2 millions de fois sur YouTube. Au total, les internautes ont passé plus de 950 000 minutes en contact avec la marque et les messages du dispositif #venezvérifier.
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de dialogue et d’interaction par l’intermédiaire d’un publi-reportage. Cette transparence amène à adopter et promouvoir un comportement responsable en alignant le discours aux pratiques effectives et en donnant, à une minorité de personnes certes, l’opportunité d’accéder à l’envers du décor.
Figure 14. - Affiches de la campagne #venezvérifier
« J’aime », une initiative pour maitriser les filières d’approvisionnement Plus récent, le troisième exemple intervient dans l’activité historique du groupe : la charcuterie. Un nouvel épisode de la filière porcine a eu lieu à l’été 2015, lorsque des éleveurs de porcs manifestent contre leur précarité. L’évènement témoignait des limites de la cotation « au cadran » du marché de Plérin, et plus largement de la crise que traversaient les élevages français. Alors que ce marché ne concentre pas l’ensemble du volume de porcs vendus chaque semaine, il fixe les cours français. Il ne correspond plus ni aux spécificités régionales, ni à la juste rémunération des coûts de production d’une majorité d’éleveurs porcins. Dans un contexte plus général de crise économique, la pression exercée sur les prix bas à la vente, conjuguée à une concurrence exacerbée des marques de distributeurs et des industriels, obligent les acteurs du secteur à se mobiliser. Comme le souligne le directeur général de Fleury Michon dans la presse : « la crise démontre la faillite du modèle low cost. Il y aura toujours quelqu’un capable de produire moins cher en étant le moins disant sur la qualité, l’environnement, le social, le bien-être animal. Il existe une alternative : construire des filières de qualité rémunératrices pour l’éleveur et respectant des cahiers des charges en adéquation avec les attentes des consommateurs. C’est au service de cet objectif que le plan de modernisation de la filière doit se mobiliser »100. Avec l’initiative « J’aime », Fleury Michon s’est engagé sur l’expérience d’une voie alternative. Le groupe a annoncé en septembre 2015 qu’il avait signé un partenariat exclusif avec le pôle animal du groupe Avril (Abera et Sanders). Fruit d’une réflexion entamée trois années plus tôt, la collaboration a permis de lancer une nouvelle gamme de produits de l’activité charcuterie, jambons et rôtis afin de valoriser des produits non labellisés bio. Le contrat 100 Breizh-info.com le 12/9/2015. Consulté en ligne le 23 juin 2018 https://www.breizh-info.com/2015/09/12/31147/plerin-crise-du-porc-Fleury Michon-veut-jouer-la-qualite
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porte sur la création d’une filière de porcs élevés sans OGM, nourris avec des céréales françaises et sans traitements antibiotiques à la fin du premier âge, soit à partir du 42e jour après naissance. La démarche a regroupé vingt-deux éleveurs bretons du groupement Porc Armor-Évolution. Au démarrage, 2 000 porcs étaient élevés chaque semaine, avec un objectif de 50 000 à 75 000 porcs par semaine si le marché répond favorablement. Les éleveurs s’engageant dans la démarche ne passent plus par le marché au cadran, puisqu’ils perçoivent un prix au kilo fixé à l’année et supérieur au cours du porc. Une des exigences du cahier des charges requiert que les aliments donnés aux porcs soient achetés, pour assurer leur traçabilité. Par ailleurs, les éleveurs doivent s’engager dans une démarche de développement durable. Un objectif de réduction des consommations d’eau, d’énergie et des intrants est fixé à l’issue d’un relevé initial réalisé au moment de l’engagement. Cet exemple de réorganisation d’une filière porcine témoigne de la réalisation d’une stratégie visant à modifier l’environnement d’affaires du groupe. L’initiative semble répondre aux intérêts de différentes parties prenantes : soutien des éleveurs français face à la baisse des prix ; élévation de la qualité des porcs achetés ; maintien d’une filière française d’élevage ; réponse aux demandes des consommateurs ; logique partenariale d’approvisionnement. L’engagement de Fleury Michon démontre qu’il est possible d’agir sur sa sphère d’influence, même à une petite échelle (régionale). Si cette expérience réussit, Avril et Fleury Michon pourraient envisager de décliner un modèle similaire dans d’autres filières, notamment celle de la volaille. En tout cas, l’initiative atteste d’une réflexion stratégique, comme l’illustrent les propos du directeur général du groupe : « La question est de savoir quel élevage nous voulons pour les 20 ou 30 ans qui viennent ; le modèle productiviste basé exclusivement sur la recherche d’un prix bas est voué à la faillite »101. Cet engagement fournit un exemple éclairant sur les moyens et la manière avec lesquels une entreprise transforme son environnement et certains de ses produits, en conjuguant différentes actions pour s’engager dans une stratégie RSE. Une stratégie RSE constitue un axe de différenciation qui inscrit les convictions et ses engagements d’une entreprise dans la durée. Elle contribue à ce titre à la création de conditions favorables de réassurance de la production alimentaire, par une maîtrise des filières de production, ce qui pour un opérateur économique de la taille de Fleury Michon représente un défi. Les nouveautés Pour terminer ce tour d’horizon du changement stratégique, nous présentons les dernières tentatives de diversification, parce qu’elles illustrent le nouveau positionnement du groupe sur l’activité traiteur, en lien avec le végétal et la santé. La grande distribution est un secteur en pleine mutation, comme le démontrent les alliances nouées récemment avec les acteurs du numérique et du e-commerce : Auchan et Alibaba, Monoprix et Amazon, Carrefour et Google. La conception des magasins et les services qui y sont associés sont en train d’être 101 Régis Lebrun, Le Figaro, 1er septembre 2015.
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repensés, du moins en milieu urbain où les consommateurs ne disposent – ou ne prennent – plus de temps pour cuisiner. Les offres de restauration urbaine de proximité, « prêts-àmanger » ou nomades, se multiplient et les services de livraisons à des points relais ou à domicile aussi. Avec sa nouvelle enseigne « Merci Bocaux ! », Fleury Michon teste la mise en place de kiosques à l’intérieur des galeries marchandes, en proposant une offre de restauration comprenant des entrées, des plats prêts à réchauffer et des desserts, à base de produits ultra frais cuisinés avec des ingrédients frais, naturels et de saison et contenus dans des bocaux. Le premier kiosque a été implanté, en mai 2018, dans le centre commercial Leclerc de RueilMalmaison en région parisienne. La marque a également pour projet de développer une gamme « Par ici » constituée d’un menu avec entrée, plat et dessert, préparé localement et renouvelé tous les jours. Le test d’ouverture de comptoirs de restauration se déroulerait dans un premier temps à Paris, dans des magasins de proximité de l’enseigne Carrefour. Concept importé des États-Unis, Fleury Michon a lancé en 2018 « Salad’Jar », une gamme de salades multicouches disponible au rayon frais dans des bocaux réutilisables en plastique transparent. Il ne s’agit pas de la première tentative de la marque sur le marché du snacking, puisqu’elle succède à une offre de salade en bol testée en 2008. L’initiative remplace, pour des raisons pratiques et esthétiques, la gamme sur le pouce de salades snacking contenues dans une barquette plate à l’image de ses concurrents. Enfin, le groupe vient de créer une nouvelle marque « O(de) » qui décline une gamme de boissons orientée santé et bien-être, avec des eaux fraiches contenant des nutriments, des bouillons sucrés ou salés proches d’une tisane, et des boissons « shot de bienfaisance ». Principalement vendus dans l’hôtellerie haut de gamme, les spas, les thermes, les salles de sport, les produits à base d’ingrédients naturels, certifiés bio, sans additifs ni conservateurs, sont également disponibles sur internet. L’appropriation de la RSE par une entreprise ne s’appuie pas uniquement sur des normes, des codes de conduite et des phases de développement internes, invisibles aux yeux des consommateurs et du public. Pour éviter l’écueil du greenwashing, l’organisation doit non seulement expliquer la RSE à ses parties prenantes, et l’appliquer avec des actions concrètes, repérables, compréhensibles, qui modifient les pratiques internes à l’entreprise et qui offrent une visibilité externe. Le groupe Fleury Michon a su s’approprier la RSE pour poursuivre un double dessein, d’adaptation et de transformation, à l’échelle de l’entreprise, de ses filières de production et de l’industrie agroalimentaire française.
Conclusion et perspectives « Quand on entreprend un travail de recherche, on part généralement d’une idée simple, d’un constat indiscutable, on se promet à soi-même de ne pas l’oublier en route et parfois, afin de rester fidèle à sa première intuition, on se voit contraint de reconstruire depuis ses fondations l’édifice que l’on ne pensait qu’à aménager » (Callon, 2017, pp. 494-495).
L’étude de la RSE en tant qu’objet, introduit puis incorporé dans une organisation, constitue une perspective de recherche singulière. Comprendre son inscription, restituer son appropriation par une organisation demandait de porter un regard approfondi. Dans le cas exposé, j’ai cherché à analyser, en mouvement et sur la durée, une situation de réalignement stratégique par la RSE. Dans ce cadre, une entreprise a été envisagée comme un processus social en évolution, reconstruisant en permanence ses multiples dimensions (finalité, moyens, ressources, structures). La réflexion de ce livre portait précisément sur la dynamique et les conséquences de l’appropriation de la RSE par une entreprise industrielle de l’agroalimentaire. Dans une perspective secondaire, le livre interroge également la pertinence de l’ISO 26000, à conduire un changement stratégique. La réflexion émanait de la conception universelle de ses principes. Une contextualisation de l’ISO 26000 apparaissait dès lors nécessaire pour l’opérationnaliser dans une organisation. À condition de dépasser sa représentation normative stricto sensu, cet artefact favorise pourtant le passage à l’action. La norme initie, cadre, canalise et accompagne la mutation. Elle constituait un outil de gestion et une première étape du processus d’appropriation de la RSE. Cette restitution et reconstitution a propulsé le lecteur au cœur du changement organisationnel. La position permet de mieux comprendre le processus stratégique en train de se faire. Cette recherche dessine des contours, invisibles de l’extérieur, des ressorts cachés de l’action organisée mus par des outils de gestion dont la place accordée devient considérable. C’est aussi une invitation à explorer l’environnement et la culture d’une entreprise industrielle du secteur de l’agroalimentaire. Le contenu de ce livre restitue une perspective processuelle et instrumentale empreinte de complexité, tout en mettant en relief leurs mécanismes et leurs interrelations. Le livre que vous tenez entre vos mains ne représente qu’une version partielle, incomplète du processus d’appropriation de la RSE par Fleury Michon. Il s’agit d’un phénomène émergent, évolutif et dynamique. Cet exercice de formalisation ne permet pas de retranscrire l’intégralité des événements mais en restitue les éléments saillants. Le style est ponctué de descriptions, rythmé de témoignages, souligné d’interprétations.
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Le cheminement de l’appropriation organisationnelle de la rse Nous avons proposé une mise en perspective de la RSE par son appropriation organisationnelle. Le contenu de l’appropriation s’exprime selon plusieurs rationalités – instrumentale, socio-politique, cognitive et symbolique – en interaction simultanée ou dissociée. Au risque d’invoquer une lapalissade, l’appropriation de la RSE se matérialise également selon un processus long, progressif, itératif, qui évolue dans le temps. Le chemin pour parvenir à une appropriation de la RS est semé d’obstacles. Il s’agit d’un projet stratégique, difficile à mener car le changement doit-être pensé en transversal et dans sa globalité, sans connaître à l’avance, ni maîtriser l’ensemble des conséquences qui vont émerger au cours de ce processus. Ce projet passe par des périodes de réflexion, d’incertitude, d’imprécision, de réticence, de coopération, de désarroi, d’attente, de suspension. Puis la dynamique reprend, lorsque la RSE s’étend, s’insère progressivement, dérangeant l’organisation, la déstabilisant parfois, créant des tensions et des conflits entre les services ou activités sur lesquels se cristallisent les dissonances cognitives des acteurs et des parties prenantes. Les considérations managériales sous-estiment largement la durée du processus d’appropriation. Aux États-Unis, les travaux portant sur l’opérationnalisation de la RSE ont montré que « la gestion interne d’une démarche RSE semble reposer sur deux éléments : 1) le développement d’une approche stratégique des questions sociales dans l’entreprise 2) la capacité à orchestrer un processus de changement organisationnel de longue haleine (en trois temps) pour « institutionnaliser » ces nouvelles questions dans l’organisation » (Acquier, 2007b, p. 40). Cependant, la lenteur de ce processus pour le groupe Fleury Michon est à relativiser en raison de sa taille, de son secteur d’activité et de son environnement concurrentiel. De plus, le temps d’incubation du projet RSE a malmené l’impatience de certains acteurs impliqués. Le rapport au temps a engendré des tensions entre les impératifs de l’action managériale à court terme et la nécessité de penser la stratégie dans des perspectives à long terme. En effet, dans une société où l’urgence, la rapidité, l’immédiateté et la précipitation bousculent, régissent et rythment les comportements individuels et organisationnels, la temporalité nécessairement longue pour conduire le changement entre en conflit avec la recherche de rationalité et d’efficience, l’exigence de rentabilité et la pression concurrentielle. L’appropriation de la RSE demande alors un effort continu, portée par des acteurs engagés, réflexifs, capables de comprendre la nature profonde des enjeux sous-jacents, d’adapter la démarche et de mobiliser les collaborateurs autour d’un projet qui donne du sens.
L’engagement responsable de Fleury Michon Nous avons parlé d’appropriation de la RSE par le groupe Fleury Michon, dans la mesure où l’ISO 26000 a structuré sa démarche, et continue à donner une visibilité à l’entreprise dans son reporting RSE et sur le site internet du groupe. Fleury Michon s’est réapproprié la norme en l’adaptant, mais ce n’est pas tout. L’entreprise a su éviter l’écueil de l’usage
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rhétorique, dépasser l’ambition d’une communication verdoyante. La RSE n’était pas qu’une simple déclaration d’intention sans lendemain. Fleury Michon a accordé une place à la RSE dans son agenda stratégique et a amorcé son orientation. Cela s’est matérialisé par des engagements formalisés, ayant des effets de contagion et de dilution progressive des principes RSE dans l’organisation. La norme ISO 26000 a contribué à modifier les modes de gouvernance, à infléchir la stratégie et à réactualiser le modèle culturel, sans toutefois déstabiliser l’organisation. De plus, Fleury Michon a su fondre la RSE dans son projet d’entreprise, pour devenir une réalité organisationnelle. Ce projet, simple et mobilisateur, a donné du sens, un objectif et entraîné le groupe dans une vision collective de l’avenir. Ce projet d’entreprise, « aider les Hommes à manger mieux chaque jour », traduit son engagement RSE. Puisqu’il s’agit d’une démarche volontaire, les dirigeants jouent un rôle déterminant dans la mise en œuvre de la RSE (Waldman et Siegel, 2008). Porter des convictions, majoritairement partagées en interne, ne signifie pas les imposer délibérément. Bien que la direction ait toujours porté et encouragé le projet RSE, l’implication des cadres dirigeants dans la démarche a favorisé la compréhension, la diffusion et l’assimilation de principes de RS auprès des collaborateurs. Les reconfigurations stratégique et organisationnelle, et plus largement l’adaptation des modes de gouvernance témoignent de conditions favorables préexistantes : -- la conscience des dirigeants d’une forme de responsabilité sociale de leur entreprise, même si elle apparaît plus réduite que le préconise l’ISO 26000. Cette responsabilité trouve ses racines non seulement dans les dimensions sociale et territoriale de l’entreprise, mais aussi dans sa stabilité managériale et actionnariale ; -- les valeurs familiales qui sédimentent à la fois la culture d’entreprise et celles de l’entrepreneuriat, du collectif, du sens de l’action, de la solidarité, de la confiance et de l’autonomie ; -- la conviction et l’engagement, volontaires et constants, de la direction pour inscrire la RSE dans la stratégie globale de l’entreprise.
Une conviction difficile à tenir Comme nous avons pu le constater, chez Fleury Michon, la RSE est étroitement liée à des valeurs d’authenticité, de collectif et de territoire. Le rapprochement des thèmes de l’alimentation et de la santé a fait progresser l’entreprise depuis deux décennies. À partir de 2010, le groupe a commencé à intégrer la RSE dans son modèle d’affaires. Fleury Michon a fait le choix de donner une visibilité réduite de la RSE. L’entreprise ne voulait pas forcer sa communication, se développant ainsi à l’encontre d’une construction de la RSE recourant au storytelling, maîtrisant discours et image, pour rechercher notoriété et légitimité. Après plusieurs années passées au contact de Fleury Michon, j’ai pu construire une opinion que j’ai développée tout au long de ma recherche : le groupe a semblé faire preuve d’humilité, de sincérité et d’honnêteté dans ses engagements RSE. Même si beaucoup reste
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à encore à entreprendre, les éléments exposés et analysés dans cet ouvrage exposent les bases concrètes de la RSE chez Fleury Michon. Son histoire et sa stabilité ont développé une forme de lucidité. Fleury Michon s’est engagé, par conviction et en conscience de ses impacts sociaux et environnementaux, en faveur d’une adaptation et d’une transformation de son environnement qui correspondent aux enjeux du développement durable. Il demeure aussi évident que le groupe utilise le Business Case de la RSE pour les nouvelles opportunités d’affaires qu’il représente. Malgré le chemin parcouru, les ressources investies, la trajectoire empruntée peut s’arrêter brusquement si les difficultés économiques persistent. Comme beaucoup d’autres entreprises du secteur IAA, Fleury Michon a été bousculé par les récents scandales alimentaires. De plus depuis 2015, Fleury Michon connaît une baisse de son chiffre d’affaires, principalement due à l’augmentation du coût des matières premières dans un contexte français de « guerre des prix ». Le groupe s’est vu dans l’incapacité de répercuter cette hausse auprès des distributeurs, en raison de la pression exercée par les centrales d’achat.
La mesure de l’appropriation de la rse Ni notre recherche qualitative, ni la norme ISO 26000 n’apportent de perspective d’évaluation d’une démarche RSE. Quant à l’exercice scientifique, il nous dispense de porter des jugements de valeur. En définitive, il semble que l’évaluation de l’appropriation organisationnelle de la RSE se pose davantage en termes d’identification des processus sur le long terme que de réussite ou d’échec. L’engagement et la progression de Fleury Michon sur la voie de la responsabilité sociale sont manifestes. Cependant, il s’agit d’une présomption de responsabilité : une entreprise est considérée socialement responsable jusqu’à preuve du contraire. Nombreux sont les exemples dans lesquels des entreprises, reconnues par des analystes et auditeurs pour l’exemplarité de leurs démarches responsables, sont finalement mises au pilori en raison de pratiques irresponsables, voire illégales. Les dérives peuvent prendre la forme de fraudes, de pratiques abusives, d’optimisations fiscales, de dissimulations, ou encore de dumping social ou environnemental. Ces dérives sont dues à des intentions, des omissions, des déviances organisationnelles ou encore à une méconnaissance des principes de RSE. Pour Fleury Michon, l’appropriation de la RSE se fait, au départ, de manière modérée. Elle s’est renforcée à partir de la troisième année. Les différents éléments de formalisation énoncés précédemment témoignent de la volonté d’inscrire la RSE dans l’agenda stratégique du groupe. L’entreprise a adapté ses structures, s’est dotée d’outils, a formalisé des documents et rédigé des chartes, tout en favorisant le partage de connaissances et la diffusion des valeurs. Selon la typologie à trois niveaux des comportements stratégiques des entreprises, le groupe relèverait du troisième niveau puisque « les actions cherchent à faire entrer la dimension environnementale et sociale dans la stratégie de l’organisation et à peser sur la transformation de son système de management » (Capron et Quairel-Lanoizelée,
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2004, p. 129). Dans le premier niveau, la RSE est dissociée de l’activité économique de l’entreprise (par exemple dans le cas d’une philanthropie). Dans le deuxième niveau, l’intégration est qualifiée de faible dans la mesure où les actions sont faiblement reliées aux activités managériales. Si l’on s’en tient aux recommandations de la norme ISO 26000, la démarche est toutefois imparfaite. Chez Fleury Michon, la RSE est davantage focalisée sur la composante sociale que sur l’environnement. L’ouverture aux parties prenantes a été longue, et l’entreprise ne s’est pas forcément approprié l’ensemble des principes de responsabilité sociétale apportés par la norme. Lorsqu’on compare ses orientations stratégiques et son cheminement proactif aux entreprises de l’IAA102 et aux marques de distributeurs dans les rayons des magasins, le groupe apparaît parmi les plus engagés, au regard de sa taille. Il n’est pas une multinationale. L’avancée majeure s’est concrétisée par l’émergence du nouveau projet d’entreprise, duquel la RSE est venue nourrir sa formulation sur la base de racines historiques.
Le cultural case de la rse L’étude du cas Fleury Michon a révélé la prégnance de la dimension culturelle dans le processus d’appropriation de la RSE. Il s’agit là d’un fait surprenant qui met en exergue le rôle joué par la culture organisationnelle dans ce processus, venant renforcer les déterminants externes de l’appropriation. Le Cultural Case relève de la dimension identitaire de l’entreprise, dans un registre symbolique d’appropriation. Il favorise l’intégration des préoccupations de la société – sous la forme de valeurs universelles et exogènes – en trouvant des points d’ancrage dans le système de valeurs de l’entreprise, à condition qu’elles soient visibles, comprises, diffusées et traduites en actions concrètes. Cet ancrage culturel facilite l’appropriation des principes et valeurs de la RSE par l’entreprise. Il donne du sens à l’intégration d’une démarche responsable. Les motivations internes s’expriment chez Fleury Michon par la réactualisation des valeurs historiques, l’adaptation et le renforcement du modèle culturel. Le Cultural Case est un levier essentiel, à la double condition qu’il existe au préalable un potentiel d’ancrage – compte tenu de la proximité culturelle entre les valeurs de la RSE et celles de l’organisation – et que les actions puissent faire sens pour les collaborateurs. En effet, la perte de sens est une conséquence induite par les dynamiques de changement. Dans un ouvrage au titre provocateur, « La fin des sociétés », Alain Touraine étudie la fragmentation de nos sociétés. L’auteur anticipe dans un des scénarii, lors d’une période postsociale ou posthistorique, le fait que les valeurs culturelles pourraient contribuer à orienter les conduites sociales à la place des normes institutionnelles (Touraine, 2013). Ce constat semble convenir aux entités sociales comme les entreprises.
102 Régis Lebrun, directeur général de Fleury Michon, accompagné de David Garbous, directeur stratégie et innovation, de Barbara Bidan, directrice santé et alimentation durable ont été auditionnés, le 21 juin 2018 à l’Assemblée nationale, par la commission d’enquête sur l’alimentation industrielle : http://www.assemblee-nationale.fr/15/cr-cealimindu/17-18/c1718017.asp et http://videos.assembleenationale.fr/video.6278679_5b2b52a8aafa9.alimentation-industrielle--auditions-diverses-21-juin-2018
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Le Cultural Case s’exprime donc en complémentarité des courants de Business case et de Business Ethics dont la finalité est respectivement instrumentale – la RSE est profitable à l’entreprise – ou normative – la RSE est un devoir moral de l’entreprise. En général, la perspective instrumentale trouve aisément dans la RSE un outil au service de la performance économique, que ce soit par la réduction des coûts, la limitation des risques ou encore l’avantage compétitif. La dimension culturelle peut à cet égard être occultée si l’entreprise ne mobilise la RSE que dans une intention fonctionnaliste, rattachée au contrôle de gestion, au management des risques et au marketing. La conciliation des intérêts marque le pas lorsqu’il s’agit d’incorporer des composantes éthiques dans un système de valeurs propre à une organisation. C’est à ce niveau que le Cultural Case pousse les valeurs portées par la RSE à dialoguer avec les valeurs organisationnelles, afin de favoriser l’appropriation de la responsabilité sociale.
L’intervention gestionnaire dans les organisations Cette recherche a demandé plusieurs années pour repérer dans le temps les effets de la RSE sur l’organisation Fleury Michon. Notre pratique de recherche, l’intervention gestionnaire, a donné lieu à la co-construction entre chercheurs et entreprise d’une méthodologie d’intégration de la RSE par l’usage de la norme ISO 26000. L’usage de cet outil de gestion de la RSE a favorisé une triple configuration de la recherche : l’investigation des fonctionnements organisationnels, le pilotage de la mutation, et l’exploration du nouveau (Moisdon, 1997, pp. 8-9). La position de la recherche n’était pas évidente. Lors d’accompagnement à la conduite du changement « les sciences de gestion peuvent-elles construire un discours scientifique distancié vis-à-vis des évolutions en cours ou de leurs dirigeants ? » (Éric Godelier, 2004, p. 31). La recherche-intervention représente une des voies empruntables. Elle apporte des connaissances contextualisées, se détournant de la notion de vérité absolue pour approcher le réel, tutoyer le quotidien des acteurs, capter les dynamiques des transformations organisationnelles. Intervenir, c’est « entrer dans une relation de travail en commun avec les acteurs des organisations, et donc ne pas abandonner l’attitude prescriptible, mais resituer cette dernière dans une optique générale d’analyse et de capitalisation des phénomènes observés. Cela signifie également que l’effort de réflexion porte non seulement sur la mise en évidence des régularités quant aux différentes façons dont les organisations « s’arrangent » avec leurs dispositifs de gestion et leurs outils, mais également sur la méthodologie de l’intervention (nature de la relation à l’entreprise, dispositifs de pilotage, validation, etc.) » (Moisdon, 1997, p. 26). La validité de la recherche contribue à sa valeur scientifique, à son utilité auprès des gestionnaires et à son enseignabilité (Charreire et Huault, 2001, p. 38). Dans une recherche intervention de type ingénierique, la contribution scientifique se décline selon une double logique : celle de « l’articulation de connaissances grâce à une construction originale (apport de cohérence théorique) [et celle de l’] appropriation des résultats de la recherche par les praticiens, qui est une dimension fondamentale de l’apprentissage organisationnel et qui contribue à une visibilité de la recherche en sciences de gestion » (Chanal, Lesca et Martinet,
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1997, p. 12). En sciences de gestion, la valeur pragmatique de cette connaissance « permet d’affirmer son statut scientifique » (Charreire et Huault, 2001, p. 33).
L’entreprise et la société Du maraîcher à l’entreprise agroalimentaire, de l’éleveur aux distributeurs, du verger à la coopérative agricole, l’activité – artisanale ou industrielle – en lien avec l’alimentation possède de facto une utilité sociale. Elle nous nourrit et nous permet de rester en vie. Ce que nous avons récemment (ré)appris, c’est que notre santé passe aussi par le respect de notre planète. Les récents scandales d’acteurs de l’industrie agroalimentaire participent de la transition qui s’amorce. Ils ne sont que la partie émergée d’un système alimentaire insoutenable. Phénomène marginal, mode managériale, tendance lourde ou bruit de fond légitimant les pratiques des entreprises, la RSE continue à faire débat. Pour certains, son expansion reflète la nécessité de réguler notre système économique ; pour d’autres, elle représente un idéal utopiste de fonctionnement des affaires ; pour d’autres enfin, elle tend à élargir la responsabilité des entreprises au-delà de tout entendement. La responsabilité est un concept philosophique et moral que notre droit a érigé en principe. Mais lorsqu’il s’agit de social, l’entreprise peut-elle s’affranchir de sa responsabilité sociale ? Certains pensent que la RSE incarne une idéologie servant à maintenir, par ajustements successifs, le système économique libéral et globalisé en place, tout en corrigeant les dérives dont le contrôle échappe aux structures classiques du pouvoir que sont les États et les organisations internationales. Alors que sa présence s’affirme, la RSE rencontre des forces opposées, par l’intermédiaire des pressions exercées par des groupes de lobbying auprès des pouvoirs politique et législatif français et européens. Entreprises transnationales ou locales, la situation n’est pas identique. D’autant que le système en place paraît incontrôlable : « Simultanément, États, associations et organismes internationaux ont demandé aux chefs d’entreprise d’être « socialement et environnementalement » responsables. Mais le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient vraiment : ce serait agir contre les règles dominantes de la Corporate Governance (gouvernement des sociétés) qui les somment d’agir au nom et dans le seul intérêt des actionnaires. Incités financièrement par des rémunérations exorbitantes indexées sur la valeur des actions, menacés de révocation s’ils ne fournissent pas des dividendes satisfaisants, les dirigeants les plus éclairés n’ont en réalité guère de latitude pour défendre une stratégie qui ne serait pas celle de la « valeur actionnariale ». Ils ne peuvent ni revendiquer une quelconque loyauté à un territoire national – on l’a bien vu avec les stratégies d’optimisation fiscale – ni rechercher une relative équité vis-à-vis des intérêts des personnels ou des partenaires de l’entreprise. Il en résulte un fait majeur et inédit dans l’histoire des sociétés occidentales : le succès des grandes entreprises n’est plus mécaniquement source de progrès collectifs et de création d’emplois » (Hatchuel et Segrestin, 2016, pp. 165-166). Néanmoins, la RSE propose une voie pour réconcilier l’entreprise avec la société. La RSE permet de réinterroger « la vocation et […]
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la finalité de l’entreprise, plus en accord avec les nouvelles contraintes environnementales et les nouvelles attentes de ses parties prenantes : la performance est alors le fruit d’une coconstruction sociale entre l’entreprise et ses parties prenantes » (Saulquin et Schier, 2007, p. 187). Ainsi, la responsabilité sociale ne peut plus seulement dépendre d’une instrumentalisation du développement durable (vision opportuniste, gagnant-gagnant). La problématique n’est plus : comment le développement durable peut-il participer à la croissance des entreprises ? La logique devrait aboutir à une convergence réciproque en inversant la question : comment les entreprises peuvent contribuer au développement durable ? Dans cette seconde perspective, la responsabilité sociale des entreprises fait face à une double difficulté. D’une part, la prise en compte du développement durable entraîne l’adoption d’une posture de préservation environnementale, de solidarité, de justice et d’équité sociale ; d’autre part, la divergence des multiples demandes et intérêts des parties prenantes demeurent souvent incompatibles avec les impératifs de la performance financière. Dans une économie globalisée et libérale, la maximisation de la valeur économique engendrerait une déresponsabilisation sociale. Régis Debray affirmait, lors de la présentation de son dernier ouvrage « Bilan de faillite », qu’« Aujourd’hui c’est la réussite économique, financière, commerciale qui fixe l’ordre de nos valeurs », alors que le primat de l’économique n’est pas dans la tradition de la société française. Réinterroger les modalités de création et de partage de la valeur économique semble être une invitation à repenser l’utilité sociale de l’entreprise. Pour y parvenir, il faudrait refonder l’entreprise (Segrestin et Hatchuel, 2012), la ré-encastrer dans la société (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015). Désormais, la réflexion porte sur la place de l’entreprise dans la société, et ses finalités. L’entreprise est en société, et non pas seulement en marché (Martinet, 1984). S’interroger sur la place et le rôle de l’entreprise par rapport à la société, c’est considérer que « L’entreprise est un acteur social qui ne peut prospérer que si son comportement est profondément ancré dans les intérêts, mais aussi dans les normes, les valeurs et les idéaux des sociétés où elle est présente » (Pasquero, 2007, p. 116). Il s’agit à présent de dépasser la portée de la RSE, car les perspectives soutenues par les recherches sont insuffisantes « pour comprendre en profondeur les enjeux actuels relatifs aux rapports entre l’entreprise et la société » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015, p. 7). En effet, « L’hypothèse de compatibilité [d’un comportement responsable avec le cadre légal et l’approche stratégique standard de l’entreprise] postulée par la RSE n’est alors plus nécessaire : au lieu de chercher à faire tenir les comportements responsables dans la logique économique standard, les sociétés poursuivent explicitement plusieurs finalités. L’entreprise peut ainsi adopter des comportements responsables sans avoir à en justifier la compatibilité avec la rationalité économique classique » (Levillain, Hatchuel et Segrestin, 2012, p. 194). À bien des égards, les préoccupations sociales des entreprises sont limitées. La RSE passe aussi sous silence la question des biens communs, ou celle de l’intérêt général.
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Dès lors, la perspective consiste à réviser le statut social selon de nouvelles réflexions juridiques. Pour envisager l’implication de l’entreprise dans la société, il paraît indispensable « de réinterroger les conditions d’une bonne gestion des entreprises et les principes de gouvernance. Le résultat des recherches que nous menons depuis 2009 avec le soutien du collège des Bernardins est que les entreprises ont subi une “grande déformation103 ” depuis qu’elles sont gouvernées au nom de théories économiques infondées, par les règles du droit des sociétés » (Segrestin, Levillain, Vernac et Hatchuel, 2015, p. 17). Ainsi, le droit ne définit pas véritablement ce qu’est l’entreprise. Il utilise d’ailleurs le terme « société ». L’Article 1832 du Code civil104 institue le contrat de société en vue de partager des bénéfices entre associés, c’est-à-dire entre actionnaires. D’après la vision restrictive et réductrice l’article 1833 (cité ci-dessous), la société est constituée dans l’intérêt desdits associés. Les finalités de l’entreprise sont posées dans un cadre juridique qui ne correspond plus à ce qu’en attend la société. Le gouvernement a récemment missionné Nicole Notat (ancienne dirigeante de la CFDT, fondatrice de Vigeo Eiris) et Jean-Dominique Senard (président de Michelin) pour réfléchir à la place que devait occuper l’entreprise dans la société d’aujourd’hui. Un rapport intitulé « l’entreprise, objet d’intérêt collectif » a été remis le 9 mars 2018 au gouvernement. Parmi les mesures phares proposées pour alimenter le contenu de la loi PACTE105, le rapport envisage de modifier l’article 1833 du Code civil « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés » par « la société est gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». L’intention recherchée vise à inclure une mission sociétale dans les statuts de l’entreprise pour éviter que seule la valeur financière ne détermine les décisions et les actions de l’entreprise. Ces nouvelles formes juridiques se nomment « entreprise à mission » et « Société à Objet Social Étendu » (SOSE). Aux États-Unis, il existe depuis 2012, le statut de benefit corporations (B-corp) dont la mission publique ou sociétale se conjugue avec leur but lucratif. C’est aussi un label, pour lequel l’utilité sociale de ces entreprises privées est auditée par une agence de notation. Cette perspective juridique, qui n’a pas encore vu le jour, ne saurait consister l’unique réponse au projet du ré-encastrement de l’entreprise dans la société. D’autres mutations sont envisagées, notamment à partir d’approches comptables. Celles-ci consistent à prendre en compte dans le bilan des données sociales et environnementales en même titre que les données financières. Un mouvement de recherche français a été initié, aux début des années 2000, par Jacques Richard puis Alexandre Rambaud. Il porte sur une comptabilité socio-environnementale, élargie par rapport aux comptabilités classiques, qui intègre une perspective de long terme dans la gestion de l’entreprise, en reconfigurant le système actuel d’informations comptables. Des initiatives existent déjà, comme le référentiel de la Global Reporting Initiative (GRI), la Triple Bottom Line, et plus récemment le reporting intégré (Integreted 103 Olivier Favereau (2014), Entreprises : la grande déformation, Parole et Silence, Paris. 104 Article 1832 : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. […] Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ». 105 Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises.
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Reporting) (IR) qui se base sur six capitaux différents pour penser la valeur d’une entreprise : financier, manufacturier, naturel, social, humain et intellectuel. Cependant, ces standards internationaux de reporting ne sont qu’une simple extension du cadre conceptuel de la comptabilité financière reposant toujours sur une vision économique néoclassique. Ces initiatives concourent à faire progresser deux réflexions. La première valorise les dimensions non capitalistiques dans la gestion des sociétés. Le choix des indicateurs est primordial, car ceux-ci définissent l’attribution d’une valeur sociale et environnementale, qu’elle soit monétaire ou non. La seconde réflexion porte sur la transparence des entreprises. Au-delà de la pertinence des indicateurs retenus, l’enjeu du reporting extra-financier est d’améliorer cette transparence, par l’usage d’informations fiables et comparables. Le principe de « redevabilité » repose sur l’idée que l’entreprise est redevable envers la société des conséquences de ses décisions, actes et omissions. Ce principe impose à l’entreprise une obligation de rendre compte de la gestion de ses impacts sociaux et environnementaux. L’enjeu est donc que l’entreprise donne à voir ses pratiques responsables dans le cadre d’un véritable exercice de reddition et non de communication valorisant quelques actions remarquables. Depuis le début du livre, nous avons suivi une ligne directrice : montrer comment la responsabilité sociale est appropriée, de façon collective, par une entreprise. Nous avons volontairement fait abstraction des comportements individuels. Évidemment, la responsabilité sociale requiert une introspection de nos comportements à l’occasion des différents rôles que nous occupons, jouons, subissons en société : collaborateur, manager, consommateur, sociétaire, administré, usager, client, bénévole, entrepreneur, dirigeant, citoyen. Sommes-nous toujours conscients des conséquences sociales, environnementales et économiques de nos actes ? La responsabilité sociale sollicite notre lucidité, notre conscience sociale et la cohérence de nos actions dans et entre ces différents rôles. Elle réclame réflexion et effort pour modifier nos décisions, actions, résolutions ou habitudes de consommation, d’alimentation, de transport. Par-delà les prises de responsabilité des organisations, la responsabilité sociale requiert notre engagement et notre implication. Nous entrons dans une ère où la réflexion portant sur la responsabilité sociale enjoint les entreprises et les individus à dépasser le stade de l’engagement volontaire et réactif pour devenir un impératif dans lequel l’économie est au service du social et non l’inverse.
Postface Cet ouvrage puise sa source dans la thèse soutenue en 2016 par Philippe Schäfer que j’ai eu le plaisir de co-diriger avec Pierre Baret. Cette thèse, probablement la première soutenue en France à porter sur le déploiement de la norme ISO 26000, traite de la dynamique de son appropriation au sein du groupe Fleury Michon, une ETI de l’agroalimentaire. Elle le fait, à partir d’une recherche-intervention où, sur plus de cinq ans, une équipe de chercheurs ont accompagné l’entreprise Fleury Michon dans le déploiement et la transposition de cette norme universelle – la norme ISO 26000. C’est donc l’opportunité rare d’observer la RSE « en train de se faire », d’analyser les différentes phases de maturation d’un projet qui engage une transformation profonde des modes de gouvernance de l’entreprise et redéfinit ses relations avec les parties prenantes. Cela témoigne d’une conception de la recherche en sciences de gestion, non pas en apesanteur, mais encastrée dans la société, qui sans renoncer au travail de théorisation, s’attache à produire des connaissances “actionnables” qui intègrent des possibilités de transformation de l’organisation et des pratiques managériales. L’ouvrage de Philippe Schäfer prolonge avec brio la réflexion initiée dans la recherche doctorale et ouvre un certain nombre de perspectives qui, indéniablement, contribuent à renouveler le regard porté sur la RSE. Dans un univers, celui des organisations contemporaines, de plus en plus exposées aux phénomènes de normalisation, la réflexion initiée par Philippe Schäfer en développe une dimension le plus souvent ignorée dans la recherche académique comme dans la pratique managériale : le processus par lequel une norme est appropriée, s’inscrit dans les routines de l’organisation, fait sens pour les acteurs et les parties prenantes auxquelles elle s’adresse. Il s’agit ainsi de dépasser les propriétés visibles de la norme pour analyser les conditions dans lesquelles elle peut s’affirmer comme un vecteur pertinent d’appropriation d’une démarche RSE. De ce point de vue, force est d’admettre que les travaux empiriques sur le sujet rendent compte davantage de la genèse et du processus d’élaboration de la norme que des conditions et de la dynamique de son appropriation. Le cas de la norme ISO 26000, à cet égard, est d’autant plus intéressant qu’il traite d’un sujet – la RSE – dont la résonance politique est évidente. Procédant d’une rationalisation par les valeurs, l’ISO 26000 se distingue ainsi d’autres types de normalisation. L’un des aspects les plus fascinants du travail de Philippe Schäfer consiste à montrer comment une norme non certifiable, de portée universelle, déclinant des principes relativement abstraits pour les praticiens, se révèle un puissant levier d’apprentissage organisationnel, renouvelant les cadres stratégiques et modes de gouvernance de l’entreprise. Paradoxalement, c’est le caractère peu prescriptif de la norme, sa flexibilité interprétative, qui rendent possible son appropriation. Le déploiement de cette dernière,
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loin d’obéir à un processus linéaire et séquentiel, s’effectue au prix d’un intense processus de contextualisation, qui permet d’incarner la norme, de la traduire au regard des enjeux stratégiques de l’organisation, mais aussi de la rendre compatible avec la culture organisationnelle, les logiques de pouvoir et de territoire qui s’expriment. Loin d’être réductible à un simple processus de conformation, l’appropriation de la norme a conduit Fleury Michon, tout en restant fidèle à l’esprit de l’ISO 26000, à ne pas en respecter totalement la lettre, occultant certaines recommandations, attentes voire principes de la norme. La mise en actes de certains principes de responsabilité sociétale (à l’instar du quatrième relatif à la reconnaissance des intérêts des parties prenantes), s’est ainsi avérée complexe non pas en raison d’une mauvaise compréhension dudit principe mais parce que sa mise en œuvre bouleversait les équilibres institués (les relations parfois tendues avec les centrales d’achat rendent délicate l’instauration d’un nouveau type de dialogue). À travers l’opportunité d’étudier sur la durée un cas unique et singulier, celui d’une entreprise familiale centenaire, issue d’un terroir, particulièrement attentive à l’écosystème dans lequel elle s’insère, Philippe Schäfer montre à l’évidence le rôle de la culture organisationnelle dans le déploiement d’une démarche RSE. La norme ISO 26000 est ainsi l’occasion de réactualiser et de redynamiser ce modèle culturel à l’épreuve des relations avec les parties prenantes. On y verra une tentative salutaire pour rééquilibrer la perspective instrumentale qui a longtemps dominé les travaux sur la RSE (en faisant notamment de la RSE une source potentielle d’avantage concurrentiel) par une prise en compte plus soutenue des aspects culturels et symboliques mais aussi des jeux socio-politiques que cristallise l’engagement dans une démarche RSE. C’est donc un contrepoint utile à la littérature sur le « business case » de la RSE que développe cet ouvrage en préfigurant à travers le cas Fleury Michon les fondements d’un « cultural case ». L’ouvrage de Philippe Schäfer donne par ailleurs à voir un certain nombre de leviers susceptibles de favoriser l’appropriation de la RSE. Indépendamment de l’influence évidente du président, des deux directeurs généraux et du porteur de projet, l’intégration de la RSE à la stratégie d’entreprise (ce qui ne signifie pas que RSE et projet d’entreprise se confondent dans le même registre) est le premier signe de maturité de la démarche RSE. Cela s’est traduit chez Fleury Michon par une évolution sensible des structures de gouvernance afin de faciliter l’inscription de la RSE au sein du groupe. La création du comité RSE, structure représentée au conseil d’administration (en charge notamment de définir et suivre la politique RSE du groupe) puis d’un comité exécutif (COMEX) en charge d’élaborer la vision stratégique et d’en assurer le déploiement constituent deux moments clés dans l’évolution des structures de gouvernance. L’un des aspects les plus stimulants de la réflexion de Philippe Schäfer tient au fait d’envisager le déploiement d’une démarche RSE comme un processus éminemment paradoxal. En effet, l’engagement dans une démarche RSE révèle fréquemment de nombreuses tensions qui traversent l’organisation et contribue parfois à les exacerber. La tension entre contrôle et autonomie renvoie ainsi à la crainte, exprimée par certains acteurs – responsables opérationnels notamment – de voir l’ISO 26000 déboucher sur une
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procéduralisation excessive de l’activité, les privant de marges de manœuvre. La logique de transversalité inhérente à l’ISO 26000 se heurte par ailleurs à une culture verticale de silos fonctionnels, ancrée au sein de l’entreprise. L’instauration de nouvelles relations avec les parties prenantes est complexe car elle suppose de désapprendre certaines routines et de s’extraire de relations gouvernées parfois par le seul primat de la dimension économique (avec les centrales d’achat, entre autres). Gérer ces paradoxes passe par un intense travail de contextualisation de la norme mais suppose aussi une capacité à s’en saisir comme opportunité d’apprentissage et de changement. La culture s’affirme ici incontestablement comme un point d’appui majeur, la structure familiale du capital et la quête de pérennité organisationnelle constituant un terreau favorable. Appuyer le déploiement de la norme ISO 26000 sur une véritable ingénierie de projet s’avère enfin indispensable, la norme développant davantage des principes de gouvernance de la responsabilité sociale que de pilotage. Cela suppose d’accepter un minimum de découplage entre la réflexion sur les axes stratégiques de la RSE qui s’inscrit dans le temps long et la production d’actions concrètes et lisibles, contribuant à maintenir l’engagement des acteurs. Les acteurs de l’industrie agroalimentaire trouveront à travers le cas Fleury Michon matière à réfléchir sur les enjeux spécifiques de la RSE dans ce secteur. Ils y trouveront également un certain nombre de dispositifs innovants, à l’instar de #venezverifier, qui contribuent à instaurer de nouvelles relations avec les parties prenantes et à restaurer l’image de filières parfois contestées comme le surimi. Comme le montre l’ouvrage, c’est sans doute l’une des vertus de la norme ISO 26000 que de pousser l’entreprise à interroger le positionnement des activités/offres susceptibles d’être contestées, ce qui, naturellement, pose la question de la légitimité de l’organisation à opérer dans le champ qui est le sien. Cet ouvrage est donc doublement pertinent : d’un point de vue social assurément en raison de la montée des questions sociétales que les organisations ne peuvent plus décemment ignorer ; d’un point de vue managérial ensuite, en donnant à voir de façon très incarnée les enjeux liés à l’appropriation de la norme ISO 26000 (et in fine à l’appropriation de la RSE) sans occulter les tensions et les paradoxes que ce processus implique.
Amaury Grimand Professeur des Universités à l’IAE de Nantes
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Annexe 1. - Liste de domaines d’action de la norme iso 26000 Domaines d’action de la question centrale Droits de l’Homme : DA 1 : Devoir de vigilance DA 2 : Situations présentant un risque pour les droits de l’Homme DA 3 : Prévention de la complicité DA 4 : Remédier aux atteintes aux droits de l’Homme DA 5 : Discrimination et groupes vulnérables DA 6 : Droits civils et politiques DA 7 : Droits économiques, sociaux et culturels DA 8 : Principes fondamentaux et droits au travail Domaines d’action de la question centrale relations et conditions de travail : DA 1 : Emploi et relations employeur/employé DA 2 : Conditions de travail et protection sociale DA 3 : Dialogue social DA 4 : Santé et sécurité au travail DA 5 : Développement du capital humain Domaines d’action de la question centrale environnement : DA 1 : Prévention de la pollution DA 2 : Utilisation durable des ressources DA 3 : Atténuation des changements climatiques et adaptation DA 4 : Protection de l’environnement, biodiversité et réhabilitation des habitats naturels Domaines d’action de la question centrale loyauté des pratiques : DA 1 : Lutte contre la corruption DA 2 : Engagement politique responsable DA 3 : Concurrence loyale DA 4 : Promotion de la responsabilité sociétale dans la chaîne de valeur DA 5 : Respect des droits de propriété Domaines d’action de la question centrale questions relatives aux consommateurs : DA 1 : Pratiques loyales en matière de commercialisation, d’informations et de contrats
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La fabrique de la responsabilité sociale de l’entreprise
DA 2 : Protection de la santé et de la sécurité des consommateurs DA 3 : Consommation durable DA 4 : Service après-vente, assistance et résolution des réclamations et litiges pour les consommateurs DA 5 : Protection des données et de la vie privée des consommateurs DA 6 : Accès aux services essentiels DA 7 : Éducation et sensibilisation Domaines d’action de la question centrale communautés et développement local : DA 1 : Implication auprès des communautés DA 2 : Éducation et culture DA 3 : Création d’emplois et développement des compétences DA 4 : Développement des technologies et accès à la technologie DA 5 : Création de richesses et de revenus DA 6 : La santé DA 7 : Investissement dans la société Source : adapté de ISO (2010, p. xi)
Annexe 2. - Chronologie des étapes de développement stratégique du groupe Fleury Michon 1885 - Un charcutier-traiteur, Félix Fleury, ouvre une boutique à La Roche-sur-Yon en Vendée. 1905 - Félix Fleury et Lucien Michon, beaux-frères, créent à la Roche-sur-Yon en Vendée la première activité Fleury Michon. Ils déposent les premiers statuts des Établissements Fleury et Michon. Années 1920 - Pierre Fleury construit les véritables bases de l’entreprise, en développant des activités intégrées d’abattage, de découpe de viande et de charcuterie-salaisonnerie. 1926 - Les enfants de fondateurs, Pierre Fleury et Gustave Michon, la deuxième génération, relance l’activité après la première guerre mondiale. 1934 - Installation à Pouzauges. Implantation d’un abattoir et lancement des activités charcuterie et salaisons. Les produits Fleury Michon sont alors vendus chez les grossistes, charcutiers détaillants et au rayon coupe des grandes surfaces naissantes en France. 1947 - Mise au point de la cuisson lente du jambon sous vide et début du libre-service. Années 1950/1960 - La troisième génération industrialise l’activité. L’activité charcuterie industrielle démarre au tout début des années 1950 avec Jacques Chartier, gendre de Pierre Fleury. Sous son impulsion et de celle de son collaborateur Roger Colin, qui rejoint l’entreprise en 1960, les fondations du développement industriel, commercial et social de Fleury Michon sont posées. 1957 - Premier sachet de charcuterie pré-emballé.