Vocabulaire de ... Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Bergson Frédéric Worms Maître de confér...
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Vocabulaire de ... Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Bergson Frédéric Worms Maître de conférences de Philosophie à l'Université de Lille III
Dans la même collection
Le vocabulaire de Bergson, par Frédéric Worms Le vocabulaire de Berkeley, par Philippe Hamou Le vocabulaire de Fichte, par Bernard Bourgeois Le vocabulaire de Hume, par Philippe Saltel Le vocabulaire de Kant, par Jean-Marie Vaysse Le vocabulaire de Platon, par Luc Brisson et Jean-François Pradeau Le vocabulaire de saint Thomas d'Aquin, par Michel Nodé-Langlois Le vocabulaire de Schopenhauer, par Alain Roger Le vocabulaire de Spinoza, par Charles Ramond
ISBN 2-7298-5829-6 © Ellipses Édition Marketing S.A., 2000 32, rue Bargue 15740 Paris cedex 15 Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux tennes de l'article L.122-S.2° et 3°a), d'une part, que les fil copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste el non destinées à une utilisation colleelive _, et d'autre part. que les analyses et tes counes citations dans un bul d'cx.emple et d'illustration.« toule représentanon ou reproduction intégrale ou panielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est iI1icile » (An. L.122-4). Cene représentation ou reproduction. par quelque procédé que ce soit constiruerail une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriélé intellectuelle.
Voici comment Bergson définit son usage du mot «intUItIOn» l'intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure» (La Pensée et le mouvant, p. 1272/27). Ainsi, il y aurait bien un sens « bergsonien» de cette notion, il y aurait bien un « vocabulaire de Bergson » .. Pourtant, une telle «définition» est doublement incomplète. Non seulement elle dépend d'une autre notion, de la « durée », mais elle attend un développement interne, annoncé par un « avant tout» énigmatique. De fait, cette formule introduit à un long paragraphe, qui semble l'élargir. Mais celui-ci aboutit à une définition peu différente de la première, sinon par une certaine généralisation « l'intuition est ce qui atteint l'esprit, la durée, le changement pur» (id., 1274/29). Loin de s'apaiser, la surprise et la frustration initiales semblent donc redoubler. Plutôt que dans la formule initiale ou finale on pressent même que le vrai travail de « définition» est à chercher entre les deux, dans le mouvement par lequel ce paragraphe conduit de l'une à l'autre. Bergson l'avait d'ailleurs dit lui-même, dans un texte étroitement contemporain « il est inutile et il serait d'ailleurs le plus souvent impossible au philosophe de commencer par définir - comme certains le lui demandent - la nouvelle signification qu'il attribuera à un terme usuel, car toute son étude, tous les développements qu'il va nous présenter auront pour objet d'analyser ou de reconstituer avec exactitude et précision la chose que ce terme désigne vaguement aux yeux du sens commun; et la définition en pareille matière, ne peut être que cette analyse ou cette synthèse; elle ne tiendrait pas dans une formule simple. [ ... ] Son exposé est cette définition même» (Comment doivent écrire les philosophes, 1924, in Philosophie, na 54, Éd. de Minuit 1997, p. 7, je souligne). On sera donc moins surpris si, dans le passage de La Pensée et le mouvant dont nous sommes partis (lui-même daté de 1922, quoique publié en 1934), aussitôt après avoir « défini» l'intuition, Bergson s'insurge brutalement contre une telle exigence « qu'on ne nous demande donc pas de l'intuition une définition simple et géométrique» (p. 1274/29). «
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Plus même que sur une théorie générale du langage, ce refus repose en effet sur une théorie bien précise de la définition en philosophie, énoncée rigoureusement dans chacun de ces deux textes, et qui ne vaut pas seulement pour celui qui l'énonce. Bien au contraire, Bergson l'applique de manière provocante, dans les deux passages, à Spinoza et à Aristote, c'est-àdire à l'auteur d'une Éthique écrite more geometrico, et à celui des Analytiques, théoricien de la définition s'il en est! Bergson se réclame même de ces deux auteurs « la variété des fonctions et aspects de l'intuition, telle que nous la décrivons, n'est rien à côté de la multiplicité des significations que les mots « essence)} et « existence}) prennent chez Spinoza, ou les termes de « forme », de «puissance », d'« acte », etc., chez Aristote» (PM, p.30/1274-1275). Bien plus, si Bergson paraît surpris par cette diversité de sens (qui rend la définition impossible), s'il feint même d'en être indigné, il en connaît et il en revendique aussitôt la raison profonde « Chose curieuse les philosophes qui ont le plus mérité ce reproche sont les maîtres, ceux qui ont introduit des concepts nouveaux dans le monde de la pensée un Aristote, un Spinoza» (in Philosophie, op. cit., p.7). « {ntroduire des concepts nouveaux» ou « créer des concepts» (pour prendre une expression de Deleuze) d'un côté, et définir des mots, de l'autre, loin de revenir au même, seraient donc incompatibles! Impossible, dès lors, pour toute grande philosophie, de définir. Impossible d'espérer la constitution d'un lexique bergsonien, d'un « vocabulaire de Bergson ». Pourtant, le texte que nous suivions d'abord comporte encore un retournement, encore un renversement de situation! En effet, le paragraphe qui suit définit à nouveau l'intuition « Il y a pourtant un sens fondamental penser intuitivement est penser en durée}) (PM, 1275/30). Est-ce là une concession faite au lecteur pressé? Comment concilier ce «sens fondamental}) avec la «variété des fonctions et aspects» revendiquée aussi par Bergson pour sa notion d'intuition? La réponse s'impose cela n'est possible, en effet, que si ce sens fondamental, dans son unité, n'est rien d'autre que la variété de ces fonctions et de ces aspects ellemême, autrement dit s'il ne s'agit pas seulement de la définition d'un terme, mais de ses usages et de ses enjeux, qui ne valent que par leur mise en œuvre et leur application diversifiées (ainsi ici non pas de « l'intuition»
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mais de « penser intuitivement », aussitôt suivi de distinctions critiques et d'exemples appliqués). Si un philosophe a « son» vocabulaire, ce n'est donc pas pour disposer d'une série de termes au sens technique et général, fixe et immuable, immédiatement assimilable, c'est au contraire parce qu'il impose à chacun de ses termes un « sens» nouveau, singulier au plus haut point, propre à sa philosophie et à nulle autre, mais qui se comprend et se vérifie par la diversité des aspects du réel qu'il découpe et qu'il recouvre, qu'il rassemble et qu'il unifie. Il y a bien une signification nouvelle, imposée d'ailleurs par le philosophe jusqu'aux mots les plus usuels (donc sans création d'un lexique), mais celle-ci ne vaut que par sa portée critique et surtout la variété de ses usages, distendant la « chaîne des sens intennédiaires » (PM, ibid., p. 30/1275), presque jusqu'à la rompre. On peut donc, et on doit même tenter d'établir un « vocabulaire de Bergson» mais à trois conditions, sur lesquelles il faut insister un peu, à savoir qu'il soit qualitatif, critique et intensif. Par « qualitatif» nous voulons dire qu'il convient bien, en effet, d'établir le « sens fondamental» des notions principales de Bergson, ou encore le sens « bergsonien » d'un certain nombre de termes de la langue usuelle ou philosophique, ou enfin, si l'on veut, d'établir quelles notions reçoivent un sens nouveau, qualitativement différent du sens reçu, dans l'œuvre même de Bergson, c'est-à-dire dans ses livres (voir notre note bibliographique). Cette exigence nous livre en outre, du même coup, un critère de choix des « entrées» d'un tel vocabulaire l'existence, dans le texte même de Bergson, d'une formule définitionnelle explicite, d'un signe en quelque sorte d'alerte lexicale. Ce seront des formules telles que «j'appelle» (<< j'appelle matière, l'ensemble des images»), ou plus fréquemment, apposées à un substantif, « signifie » (<< conscience signifie choix») ou même « c'est-àdire » l'action c'est-à-dire la faculté que nous avons d'opérer des changements dans les choses. »), formules qu'il faudra à chaque fois commencer par citer, pour tenter en effet de les rassembler dans un « sens fondamental» au moins esquissé. Le réseau des notions ainsi « définies» est étroit, et il est à prévoir qu'elles se renvoient strictement les unes aux autres. Mais cela ne saurait suffire. Il faudra aussi établir la portée critique de ces significations « nouvelles », qui ne le sont donc (même si ce n'est pas leur but ou leur origine) que par distinction ou par opposition à un sens reçu ou traditionnel. C'est là ce qu'on pourrait appeler l'aspect technique du
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« vocabulaire de Bergson» (au sens où le Vocabulaire de la philosophie de Lalande, auquel Bergson a participé et qu'il a admiré 1, s'intitule précisément «vocabulaire technique et critique»). Bergson défend même (contrairement peut-être à ce qu'on croit souvent), à côté des « termes de sens commun» l'usage de termes techniques en philosophie, et même des « mots en isme» (ainsi dans « Comment doivent écrire les philosophes» op. cit.). En fait, entre le tenne technique, dont le sens peut à peine changer d'une doctrine à l'autre, et le terme critique sur lequel se concentre la nouveauté d'une pensée, il y a en quelque sorte tous les degrés pas de terme qui sorte intact de la nouveauté de l'œuvre, pas de terme qui ne participe de la communauté d'une langue. Mais cette remarque nous introduit déjà au troisième échelon du « vocabulaire de Bergson », le plus important peut-être. En effet, établir le sens d'un terme « bergsonien » c'est aussi et surtout établir la variété de ses « fonctions et aspects », de ses enjeux et de ses usages, des degrés ou des intensités de sa mise en œuvre non seulement dans la pensée de Bergson mais surtout, selon cette pensée, dans le réel luimême. Ainsi la « durée » même ne vaut-elle qu'appliquée intensivement à chaque degré de réalité, ou plutôt ne vaut-elle qu'en faisant découvrir la structure intensive du réel, selon le degré d'un rythme ou d'une contraction temporelle. Ainsi l'intuition ne vaut-elle qu'à proportion de 1'« effort » que l'on y consacre, série d'actes individuels et intensifs, plus que fonction cognitive anonyme et générale. Le véritable « sens » de la notion ne sera atteint qu'à travers cette variété d'emplois et d'applications même, et non par une formule unique et définitive. C'est là au sens strict ce que Bergson appelle des concepts « fluides » ou « souples » ou encore « des réalités souples, qui comportent des degrés » (MM, 376/279, je souligne) C'est aussi pourquoi on doit suivre les notions de Bergson dans l'usage qu'il en fait, de livre en livre, dont il a lui-même souligné à plusieurs reprises qu'il pouvait comporter des variations ou même des contradictions apparentes. Ces trois étages du « vocabulaire de Bergson » correspondront donc aux trois niveaux généralement distingués dans la présente collection. Le
Outre les textes cités, voir la Discussion à la société française de philosophie du 23 mai 1907 (Mélanges, PUF, 1972, pp. 502-507) «j'approuve de tout point la tentative de M. Lalande» (p. 506). Bergson y avait pourtant dit aussi «vouloir définir [ ... ] les sens possibles d'un mot comme celui-là [nature] c'est procéder comme si [ ... ] philosopher consistait à choisir entre des concepts tout faits. Or philosopher consiste le plus souvent non pas à opter entre des concepts mais à en créer» (p. 503).
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premier sens d'une notion, qualitatif, se comprendra de lui-même, et par relation à celui des autres notions ainsi définies ; le second sens, technique et critique, fera entrer chaque tenne dans un réseau de relations doctrinales et théoriques; le troisième, enfin, introduira chaque notion dans un développement intensif qui est l'élément même de la pensée philosophique de Bergson et peut-être de la pensée philosophique tout court.
Note bibliographique (et abréviations)
L'œuvre de Bergson est constituée de ses livres. C'est donc sur eux que nous nous appuierons ici. Rappelons-en titres et dates
1889 Essai sur les données immédiates de la conscience (parfois abrégé infra en Essai ou DI). 1896 Matière et Mémoire, Essai sur la relation du corps à l'esprit (MM). 1900 Le Rire, Essai sur la signification du comique. 1907 L'Évolution créatrice (EC). 1919 L'Énergie spirituelle, Essais et conférences (ES). 1922 Durée et Simultanéité, À propos de la théorie d'Einstein (DSi). 1932 Les Deux Sources de la morale et de la religion (DS). 1934 La Pensée et le mouvant, Essais et conférences (PM). Tous ces ouvrages sont publiés aux Presses Universitaires de France. La plupart existent à la fois en édition séparée (collection Quadrige) ou en recueil dans le volume des Œuvres (1959, éd. André Robinet avec une Introduction par Henri Gouhier), à l'exception de Durée et simultanéité, recueilli dans le volume des Mélanges (PUF, 1972, éd. Robinet avec une Introduction de Henri Gouhier). Pour chaque citation nous indiquons deux paginations, celle des Œuvres (ou Mélanges), puis celle des éditions séparées. Sont également publiés des Mélanges (op. cit.), rassemblant les documents publiés en dehors des livres, et des Cours (notamment la série de quatre volumes sous ce titre édités par Henri Hude aux PUF dans la collection Épiméthée). Sauf une exception, nécessaire pour confirmer la règle (une définition de la liberté tirée d'une lettre à Léon Brunschyicg, publiée dès 1903 dans le Bulletin de la Société française de philosophie), nous n'y avons donc pas fait appel dans le présent travail. Cela ne signifie pas que les définitions ici proposées ne doivent pas être mises à l'épreuve par une lecture intégrale des œuvres d'abord, puis, rétrospectivement, de l'ensemble du corpus de Bergson.
Action
* « L'action, c'est-à-dire la faculté que nous avons d'opérer des changements dans les choses, faculté attestée par la conscience, et vers laquelle paraissent converger toutes les puissances du corps organisé» (MM, 325/211). « Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées. (Le Rire, 4591115, cf. là-dessus MM, 333 et EC 577). « Cette action présente toujours à un degré plus ou moins élevé le caractère de la contingence; elle implique tout au moins un rudiment de choix. Or un choix suppose la représentation anticipée de plusieurs actions possibles. Il faut donc que des possibilités d'action se dessinent pour l'être vivant avant l'action même. La perception visuelle n'est pas autre chose ... (EC, 577/97). L'action est donc la réponse en partie indéterminée du vivant aux sollicitations de son milieu et aux exigences des besoins. En tant que réponse d'un organisme aux contraintes de la vie et du milieu, l'action répond à une finalité ultime et primitive, celle de la satisfaction des besoins; en tant qu'elle n'est pas une simple réaction automatique, mais toujours en partie indéterminée (sinon elle ne serait que réaction nécessaire), elle met en jeu à des degrés divers aussi bien des virtualités internes (toutes les puissances de la durée et de la liberté), que des possibilités externes, symbolisées par la perception; elle est le principe explicatif de tout comportement animal ou humain, y compris de la connaissance utilitaire, mais aussi ce par quoi s'inscrivent dans le monde la liberté individuelle, la création ou l'histoire, y compris morale et religieuse.
** Cette définition de l'action lui donne une très grande portée critique. De fait, l'action n'est ni l'effet d'une puissance ou d'une volonté purement autonomes, voire rationnelles, puisqu'elle est fondée sur la vie, ni une simple réaction ou force biologique, puisqu'elle suppose l'indétermination et la conscience, qui peuvent la conduire jusqu'à la liberté et la création. La philosophie de Bergson est donc bien un pragmatisme psychologique et théorique, puisque l'action y joue le rôle d'un principe explicatif du comportement et de la connaissance usuelle et même scientifique et technique. C'est aussi une critique de l'action ou de la relativité que les « formes de l'action» notamment l'espace impose à notre pensée et à notre vie. C'est enfin une métaphysique de l'action 9
puisque l'acte libre ou la création morale et religieuse sortent du cadre utilitaire pour inscrire dans le monde les œuvres de la durée individuelle, voire de son contact avec une source supérieure à l'action proprement humaine (même si elle reste liée à la vie en un sens plus élevé).
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Dès le départ la notion d'action comporte donc des degrés. Déjà dans l'Essai.... l'acte libre s'inscrit dans l'action en général, tout en rompant avec ses cadres habituels il est encore une réponse à des circonstances (graves qui plus est), et une transformation du monde, mais une réponse et une transformation qui ne proviennent que du moi temporel qui en est l'auteur. Matière et Mémoire dessine toute J'échelle de l'action. et même une double échelle, psychologique (en nous) et métaphysique (entre les degrés de réalité) de l'indétermination minimale du corps à l'action « réfléchie» qui implique la mémoire, mais aussi de l'action minimale de la matière à l'action humaine et même au-delà. Le Rire oppose l'action au geste mécanique «l'action est voulue, en tout cas consciente ... Dans l'action c'est la personne tout entière qui donne ... Enfin [ ... ] l'action est exactement proportionnée au sentiment qui l'inspire» (p. 4551109-110). L'Évolution créatrice et surtout Les Deux Sources donnent à l'action sa portée métaphysique et morale le grand mystique se caractérise à ce que, au-delà de l'extase et de la contemplation, il agit dans l'histoire humaine et lui donne un sens.
Affections (sensations)
* « supposez que la distance [entre notre corps et l'objet] devienne nulle. c'est-à-dire que l'objet à percevoir coïncide avec notre corps, c'està-dire enfin que notre corps soit l'objet à percevoir. Alors ce n'est plus une action virtuelle, mais une action réelle que cette perception toute spéciale exprimera: l'affection consiste en cela-même. Nos sensations sont donc à nos perceptions ce que l'action réelle de notre corps est à son action possible ou virtuelle» (MM, p. 581205) « [Dans notre corps] se produit l'affection. c'est-à-dire son effort actuel sur [lui]-même. Telle est bien, au fond, la différence que chacun d'entre nous établit naturellement, spontanément, entre une image et une sensation. [ ... ] Quand nous parlons de la sensation comme d'un état intérieur, nous voulons dire qu'elle surgit dans notre corps. » (id., 58-59/206). « L'affection est donc ce que nous mêlons de l'intérieur de notre corps à l'image des corps extérieurs; elle est ce qu'il faut extraire d'abord de la perception pour 10
retrouver la pureté de l'image [ ... ]. L'affection n'est pas la matière première dont la perception est faite; elle est bien plutôt l'impureté qui s'y mêle» (id., 59-60/206-207). Les affections sont donc les perceptions des actions réelles qui ont lieu sur ou dans notre seul corps ; on les appelle aussi sensations. Les affections du corps s'opposent donc aux perceptions d'objets alors que les secondes informent sur des objets extérieurs et traduisent des actions possibles, les premières informent sur le seul corps et son état actuel ou les action~ réelles qu'il subit. Cette différence interdit de faire des sensations l'origine des perceptions, elles en sont bien plutôt la limite et l'effet.
** L'enjeu principal de cette notion est donc de préserver l'extériorité et l'objectivité des perceptions, en refusant d'en faire le résultat de sensations internes et subjectives. Bergson nomme délibérément affections ces données sensorielles pour insister sur leur aspect aveugle et corporel, alors que la notion de sensation semble impliquer un rapport à un objet extérieur et une fonction de connaissance. Le point de départ réel de la théorie de la connaissance n'est pas la sensation, mais l'action, point commun unique et originel des sensations et des perceptions, les unes actions réelles des objets sur le corps, les autres actions possibles du corps sur les objets, que tout oppose donc par ailleurs. *** Si cette notion d'affection apparaît donc essentiellement dans Matière et Mémoire, la notion de sensation affective apparaît ailleurs (ainsi au chapitre premier de l'Essai) pour renvoyer aux mouvements du corps en tant qu'ils sont dirigés par les sensations de plaisir et de douleur, elles-mêmes rapportées à leur fonction vitale. Bergson coupe donc aussi l'affection corporelle et vitale de l'émotion qui engage toute la vie psychologique individuelle et peut devenir créatrice. La place est donc étroite, entre les perceptions et les émotions, pour les affections du corps. Elle n'en est pas moins importante et nécessaire. Art
* « Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même» (Le Rire, 462/120) «Il suit de là que l'art vise toujours 11
l'individuel. [ ... ] Ce que l'artiste a vu, nous ne le reverrons pas, sans doute, du moins pas tout à fait de même; mais s'il l'a vu pour tout de bon, l'effort qu'il a fait pour écarter le voile s'impose à notre imitation. [ ... ] l'universalité est donc ici dans l'effet produit et non pas dans la cause» (id. 464-465/123-125).« L'art vrai vise à rendre l'individualité du modèle et pour cela il va chercher derrière les lignes qu'on voit le mouvement que 1'œil ne voit pas, derrière le mouvement lui-même quelque chose de plus secret encore, l'intention originelle, l'aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs» (PM, 265/1460). « À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? ~~ (PM, 1370/149). La fonction de l'art est donc de percevoir et de faire percevoir ce que masque la perception habituelle, avant tout l'individualité des choses et des êtres, par la création d'un artiste lui-même individuel. La fonction de l'art est donc doublement liée à celle de la perception, la nature habituelle de celle-ci étant l'obstacle à dépasser, mais le propre de l'art étant de la dépasser (contrairement à la philosophie ou au mysticisme) par des moyens encore perceptifs. L'art suppose donc un sujet individuel, l'artiste, qui dépasse la perception générique des hommes un objet individuel, modèle, émotion ou idée génératrice; et entre les deux l'œuvre et ses moyens d'expression, qu'il s'agit d'adapter à cette rencontre intuitive de deux réalités, et qui suppose donc un effort spécifique d'intuition et surtout de création.
** La doctrine bergsonienne de l'art, exprimée dans des textes très dispersés, couvre cependant toute l'œuvre, des premières pages de l'Essai, qui attribue le propre de l'art à la suggestion psychologique, aux Deux Sources de la morale et de la religion, qui le rapporte cette fois à l'émotion créatrice qui est aussi à l'œuvre chez les fondateurs de religion ou de morale. Ses traits constants restent cependant déterminés par l'opposition de l'art et de la vie, ou de la perception esthétique et de la perception pragmatique, ou encore de la création esthétique et de la fabrication technique. L'art est ainsi porteur de vérité métaphysique, même s'il ne peut accéder à une méthode générale d'intuition, propre au philosophe, ou à la création historique propre au mystique, qui prend pour matière l'espèce humaine elle-même. 12
*** La dimension « esthétique» est donc bien au carrefour des deux sens de l'intuition ou de la perception sensible, en son point de détachement, de distraction, ou de rebroussement, où elle passe de sa fonction psychologique à sa destination métaphysique. Ainsi, elle est elle-même profondément intensive. Le Rire montre dans la comédie une utilisation sociale et vitale de l'art, un mixte impur. Par ailleurs, la composition d'un livre philosophique et même l'intuition mystique empruntent encore quelque chose de la création esthétique même. Entre ces deux limites, dans chaque vie individuelle comme dans l'histoire de l'humanité, l'art, loin d'être réservé au goût subjectif, reste une dimension à part entière de notre expérience. Cerveau
* « Le cerveau ne doit donc pas être autre chose, à notre avis, qu'une espèce de bureau téléphonique central son rôle est de «donner la communication » ou de la faire attendre. Il n'ajoute rien à ce qu'il reçoit; mais [ ... ] il constitue bien réellement un centre, où l'excitation périphérique se met en rapport avec tel ou tel mécanisme moteur, choisi et non plus imposé» (MM, 180-181/26). « Tous les faits et toutes les analogies sont en faveur d'une théorie qui ne verrait dans le cerveau qu'un intermédiaire entre les sensations et les mouvements, qui ferait de cet ensemble de sensations et de mouvements la pointe extrême de la vie mentale, pointe sans cesse insérée dans le tissu des événements et qui [attribuerait] ainsi au corps l'unique fonction d'orienter la mémoire vers le réeL .. » (id., 315/198). « Il n'est donc pas à proprement parler organe de pensée, ni de sentiment, ni de conscience; mais il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur la vie réelle et par conséquent capables d'action efficace. Disons, si vous voulez, que le cerveau est l'organe de l'attention à la vie» (ES, 850-851/47). Le cerveau est donc la partie du corps où se relient les mouvements nerveux centrifuges et centripètes (sensations et actions), dont la complexité permet la relative indétermination, et dont l'apprentissage ou la mémoire, purement corporels, permettent aussi à la mémoire pure de s'insérer dans le monde. ** Le cerveau est donc pour Bergson une partie du monde matériel comme les autres il n'a pas de pouvoir magique, notamment de créer la pensée entendue comme représentation immatérielle. Sa singularité est 13
double par sa complexité et sa position dans l'organisme il sert de carrefour entre les mouvements nerveux et autorise leur indétehnination qui permet d'échapper à la pure nécessité de la matière par ses connexions acquises, il constitue des schèmes moteurs ou une mémoire motrice, qui servent aussi de cadre à la réinsertion des souvenirs purs dans l'expérience. Mais rien de tout cela, selon Bergson, ne produit la représentation. Ainsi, pour expliquer la pensée, représentations des objets présents (perception) ou absents (mémoire), il faut faire appel à autre chose que le cerveau les objets eux-mêmes, entendus comme images conscientes, ou les souvenirs purs, dans une mémoire inconsciente. Mais tout doit passer p:::r le cerveau, dont la fonction ainsi limitée, n'en est que plus centrale.
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Il Y a cerveau quand le système nerveux des animaux acquiert la complexité suffisante pour constituer un tel centre, mais entre ce système nerveux et le cerveau il n'y a qu'une différence de degré et de complexité et non de nature. Au-delà de la critique bergsonienne du rôle du cerveau dans la perception et la mémoire, on retiendra la dualité du cerveau entre les fonctions générales de connexion, et sa structuration temporelle ou individuelle, qui lui laisse comme une double histoire à accomplir.
Comique
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« Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe, dirigeront tous leur attention sur un d'entre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence» (Le Rire, 390/6). « Il serait chimérique de vouloir tirer tous les effets comiques d'une formule simple. La formule existe bien, en un certain sens; mais elle ne se déroule pas régulièrement. [... ] Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà une croix où il faut s'arrêter, image centrale d'où l'imagination rayonne dans des directions divergentes» (Le Rire, 404-405/28-29). Le comique est donc tout ce qui, en évoquant un mécanisme qui se plaque ou s'insère dans un individu vivant, suscite le rire d'un groupe. Le comique a donc un double aspect, doublement lié à la vie ce n'est pas seulement parce qu'un mécanisme se glisse dans le mouvement vivant d'un homme, comme la peau de banane qui le fait tomber, le tic qui le déforme, le caractère qui le raidit, qu'il nous fait rire; c'est aussi parce que ce mécanisme l'empêche de participer à la vie utile et sociale, et que le rire du groupe en est la correction ou la punition. Le rire a donc
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une fonction sociologique, liée au contenu psychologique du comique il faut réinsérer de force dans le tissu vital et social les individus qu'un mécanisme malin en fait sortir.
** Cette définition du comique a donc une double portée. D'une part, elle prend place parmi les grandes analyses psychologiques et philosophiques de ce qui suscite le rire humain. Mais elle prend place aussi parmi les analyses sociologiques des groupes. Ainsi alors que Freud relie le mot d'esprit à la seule fonction psychologique du plaisir, même si elle prend une portée sociale (le mot d'esprit doit être raconté), Bergson lie d'emblée le comique à l'utile, et du coup au social. Inversement, le rire n'a pas seulement une fonction sociale, par exemple une double fonction d'intégration et d'exclusion il renvoie au lien plus profond, dans la vie mentale, entre l'esprit et le corps, l'insertion harmonieuse de l'esprit dans le corps pour les besoins de la vie, que la mécanisation du comportement met en danger. *** Mais c'est surtout la finesse et l'application nuancée et intensive de ces analyses qui fait la force du Rire de Bergson. Tout est dit avec cette question initiale «que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scène de fine comédie? » En effet, au-delà de ce que ces exemples ont en commun, Bergson étudiera aussi et surtout ce qui les distingue, en une progression qui le conduit du corps au caractère, du pantin et du clown à la fine comédie, aux confins du tragique où l'action n'aurait plus rien de mécanique mais serait au contraire entièrement individuelle et ne susciterait plus le rire, mais la pitié. À cette limite il y a le Misanthrope de Molière. Conscience
* « La vie consciente se présente sous un double aspect,
selon qu'on l'aperçoit directement ou par réfraction à travers l'espace. Considérés en eux-mêmes les états de conscience profonds n'ont aucun rapport avec la quantité; ils sont qualité pure. » (DI, p. 91/102). « La mémoire sous ces deux formes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu'elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses» (MM, 184/31). « Notre représentation de la matière est la mesure de
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notre action possible sur les corps; elle résulte de l'élimination de ce qui n'intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions. [ ... ] La conscience - dans le cas de la perception extérieure - consiste précisément dans ce choix» (MM, 187-188/35). « La conscience est la lumière immanente à la zone d'actions possibles ou d'activité virtuelle qui entoure l'action effectivement accomplie par l'être vivant. Elle signifie hésitation ou choix. (EC, p. 617/145). «On définirait la conscience de l'être vivant une différence arithmétique entre l'activité virtuelle et l'activité réelle. Elle mesure l'écart entre la représentation et l'action» (id., 617-618/145) «Conscience signifie d'abord mémoire» (ES, p. 818/5). « Si conscience signifie mémoire et anticipation, c'est que conscience est synonyme de choix» (id., 823/11). « La conscience nous apparaît comme une force qui s'insérerait dans la matière pour s'emparer d'elle et la tourner à son profit» (id. 827/17).« La conscience, c'est-àdire la mémoire avec la liberté, c'est-à-dire enfin une continuité de création dans une durée où il y a véritablement croissance» (id., p.828/17). La conscience est donc le pouvoir d'agir librement en tant qu'il se traduit par la représentation et le choix d'objets matériels distincts ainsi que par la contraction et la mémoire des moments du temps ou d'une durée indi viduelle. Ainsi la représentation des objets présents (perceptions) ou absents (souvenirs), qui est pour nous la marque de la conscience, doit renvoyer à un acte primitif ou plutôt à une puissance primitive d'agir de façon indéterminée, sans laquelle il n'y aurait pas cette conscience distincte d'objets (mais seulement un univers d'images inconscientes d'ellesmêmes), ni cette mémoire distincte du passé (mais seulement leur conservation inconsciente) 1. En deçà des contenus auxquels elle se rapporte, la conscience doit donc être définie comme cette activité même, sous sa forme immédiate et individuelle, mais aussi avec sa portée métaphysique et réelle.
** Il s'agit donc là d'une notion essentielle dans la philosophie de Bergson, et dans ses rapports critiques avec les autres doctrines, au point qu'elle est la source de nombreux malentendus. Pour Bergson, en effet, la conscience n'est pas le rapport pur à un objet, pur «je pense» ou pur 1.
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Encore faut-il ajouter que cet univers lui-même ou cette inconscience suppose une conscience minimale et neutralisée, tout comme la simple conservation du passé suppose déjà un acte de conscience.
« apparaître» (comme c'est le cas de Descartes à Husserl en passant par Kant), elle suppose une activité réelle. Cependant, elle n'est pas non plus une simple illusion « subjective », masquant le travail du corps ou de la vie en dessous d'elle-même (comme c'est le cas chez Schopenhauer ou Nietzsche) c'est au contraire le corps et la vie qui sont des signes de la puissance d'agir d'une activité originaire de la conscience, comme mémoire et comme choix «la conscience serait bien ('instrument de l'action; mais il serait encore plus vrai de dire que l'action est l'instrument de la conscience. » (EC, 647), cette formule vaudrait bien en effet pour toute sa doctrine. C'est donc bien la thèse même du premier livre, l'Essai sur les données immédiates de la conscience, qui reste prédominante, à travers ses transformations, tout au long de l'œuvre.
*** Étant une activité, qui se manifeste avant tout temporellement et par des actes, la conscience suppose donc par essence des degrés. Entre l'inconscience qui n'est qu'une conscience minimale de la matière, et la conscience intense de l'être qui peut agir plus ou moins librement, voire la Conscience (majuscule dans le texte) ou la supraconscience qui est à l'origine de la vie et de la matière, il y a tous les degrés. De même en nous, entre nos actions automatisées et les rares moments où toute notre conscience est mobilisée. On voit en quoi la conscience n'est certes pas un pur « néant» ou une pure visée d'objets, en quoi elle n'est pas non plus simplement réifiée ou vitali sée par Bergson c'est encore une fois l'expérience individuelle et intensive qui atteste de la portée de la notion. Création * « Quant à l'invention proprement dite [... ] notre intelligence n'arrive pas à la saisir dans son jaillissement, c'est-à-dire dans ce qu'elle a d'indivisible, ni dans sa génialité, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de créateur. L'expliquer consiste toujours à la résoudre, elle imprévisible et neuve, en éléments connus ou anciens, arrangés dans un ordre différent» (EC, 6341l65). « Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, et notre vouloir lui-même dans l'impulsion qu'il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin. [ ... ] L'idée de création devient plus claire car elle se confond avec celle d'accroissement» (id., p.698-699). « Création signifie, avant tout, émotion. [... ] c'est alors seulement que l'esprit se sent ou se croit créateur. Il ne part plus d'une multiplicité
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d'éléments tout faits pour aboutir à une unité composite où il y aura un nouvel arrangement de l'ancien. Il s'est transporté tout d'un coup à quelque chose qui paraît à la fois un et unique, qui cherchera ensuite à s'étaler tant bien que mal en concepts multiples et communs, donnés d'avance dans des mots » (DS, 1013-1014/42-44). Toute création est donc le surgissement, par l'écoulement même de la durée ou par un effort pour s'y replonger, de l'absolument nouveau.
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L'idée bergsonienne de création tranche, comme l'a montré Canguilhem avec les deux approches classiques de cette notion, à savoir comme production d'une copie à partir d'un modèle (Platon), ou comme apparition d'une réalité sur fond de néant (ex nihilo) par la force d'une volonté. Elle est en effet impliquée par l'idée même de durée, qui devient dans l'Évolution créatrice une création continuelle de nouveauté, par son déroulement et son accroissement même. Se confondant avec l'accroissement immanent d'un contenu, elle ne suppose ni modèle ni volonté transcendants. Cependant la création atteste bien, partout où elle se manifeste, de la réalité même de la durée «ou le temps est invention, ou il n'est rien du tout» ; de plus, si la création est continue, elle rencontre des obstacles pour se réaliser et devient «exigence de création », expression employée aussi bien à propos de la vie face à la matière (EC, chap. III) que de l'artiste face à ses matériaux (DS, 1014/44) ; dès lors, hormis peut-être pour une création originelle de matière et d'univers par une supraconscience, toute création suppose un effort, et un retour à la durée qui se traduit par un élan ou une émotion spécifiques. C'est en ce sens aussi que Bergson oppose la création à la fabrication entendue comme nouvel arrangement d'éléments anciens, selon un but défini à ,'avance. L'homme est homo faber en tant qu'espèce, il est individu créateur en tant qu'il dépasse son espèce.
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Partout où il y a durée il y a création et réciproquement d'où aussi les degrés correspondants. En aucun cas on ne peut parler de création en général, toute création est « déterminée » et la création ne s'atteste qu'à travers ses œuvres. Il est impossible de la saisir avant (de la prévoir) ou après son irruption même. La seule manière de penser la création et par là même de participer à la durée est de se rapporter aux moments où l'on se croit, où l'on « se sent » en faire l'expérience. En ce sens la création est, pour chaque individu, à la fois une tâche ultime et un acte primitif, ce
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par quoi tout à la fois il s'individualise absolument et participe à la réalité, aux autres réalités.
Dieu
* « Si, partout, c'est la même espèce d'action qui s'accomplit, soit qu'elle se défasse soit qu'elle tente de se refaire, j'exprime simplement cette similitude probable quand je parle d'un centre d'où les mondes jailliraient comme les fusées d'un immense bouquet, - pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu, ainsi défini, n'a rien de tout fait; il est vie incessante, action, liberté. » (EC, 706/249). « Cette nature, le philosophe aurait vite fait de la définir s'il voulait mettre le mysticisme en formule. Dieu est amour, et il est objet d'amour tout l'apport du mysticisme est là. [ ... ] L'amour divin n'est pas quelque chose de Dieu c'est Dieu lui-même. À l'image que [la création littéraire] peut donner (DS, 1189/267). d'une création de matière par la forme, devra penser le philosophe pour se représenter comme énergie créatrice l'amour où le mystique voit l'essence de Dieu» (id., 1191/270). Dieu est donc l'émotion pure qui est à l'origine de toute la création. On peut arriver à cette définition de Dieu par deux chemins analogiques à partir de l'idée de création appliquée d'abord aux actes libres et à la vie, puis à l'univers lui-même; à partir de l'émotion créatrice, expérimentée par chacun dans ses actes ou ses œuvres, mais surtout par les grands mystiques, qui lui donnent un nom amour, lequel n'est plus « défini », mais ressenti, dans une expérience; elle est donc plus qu'un effet d'analogie (de « similitude », d'« image») dans son laconisme, elle agit comme un pôle qui aimante toute cette pensée. ** Il importe donc
d'en mesurer la portée critique. Dieu n'est ni un « concept », ni une « chose », ni une « personne» si du moins on veut isoler cette personne de l'émotion où elle se révèle chez ceux, privilégiés, qui la ressentent et qu'elle « consume », et la couper de ses effets, encore en cours, dans la création même de l'univers (prolongée dans la création morale des hommes, dans la nature et dans l'histoire). L'idée bergsonienne de Dieu ne correspond pas au « Dieu des philosophes» correspond-elle au « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob» ? Est-elle, comme le dit Merleau-Ponty, l'expression d'une « philosophie religieuse extraordinaire, très personnelle et à certains égards pré-chrétienne»
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(Bergson se faisant, Éloge de la philosophie, Gallimard, p. 34, voir aussi id., p. 32 «c'est un Dieu vers lequel on remonte ... ») ?
*** Dieu est en tout cas selon Bergson à la pointe de l'échelle intensive du réel, vie, action, liberté, émotion, durée (le seul mot pourtant qui ne soit pas employé dans les deux définitions qu'il donne). Il apparaît dans les deux derniers livres, mais aussi ailleurs, notamment dans les essais de La Pensée et le mouvant, sous la forme d'un qualificatif (le« divin »), ou d'allusions énigmatiques. Citons les principales par ordre chronologique PM, p. 1392 «le principe, pourtant transcendant, dont nous participons » ; p. 1345 «maîtres associés à un plus grand Maître » ; id. « participation à la spiritualité, nous dirions à la divinité, si nous ne savions tout ce qui se mêle encore d'humain à notre conscience, même épurée et spiritualisée » ; p 1303 «il y a déjà quelque chose de quasi divin dans l'effort si humble soit-il d'un esprit qui se réinsère dans l'élan vital, générateur des sociétés qui sont génératrices d'idées ». Durée
* « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs » (DI, 67/75). « En cela consiste la durée. La durée intérieure est la vie continue d'une mémoire qui prolonge le passé dans le présent... » (PM, 1411/200-201). « La durée est le progrès continu du présent qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant» (EC, 498/5). «Il faudrait... ne retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n'aurions aucune idée du temps» (DSi, M98/55). « La durée est essentiellement une continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est » (id., 102162). La durée consiste donc dans la succession continue d'un contenu quel qu'il soit. Il y a durée quand il y a succession, continuation, constitution d'un tout. En tant que pure succession, dont les différentes «parties » ne sont jamais données «en même temps » ou simultanément la durée est plurielle (elle suppose un divers) et surtout temporelle, elle est même le « temps fondamental » ; en tant que continuité ou plutôt continuation, 20
elle est le fait ou l'acte qui unifie le temps dans son passage même; en tant que succession ou continuation de quelque chose, ou plutôt de quelque chose qui précède dans quelque chose qui suit, donc par cette différence et cette inséparabilité, elle est constitution d'un tout individuel ou d'une multiplicité différenciée et indivisible. La durée suppose ces trois caractères, ou ces trois caractères ne font qu'un dans la notion même de durée.
** La durée s'oppose ainsi à toute conception du temps qui en abolit ou en trahit la succession, la continuité, la dimension substantielle, constitutive ou créatrice, ces trois oublis, qui n'en font qu'un, parcourant toute l'histoire de la philosophie et le fonctionnement de notre esprit, et donnant à la notion de durée son importance critique fondamentale. La durée s'oppose ainsi au temps conçu comme forme homogène, sur le modèle de l'espace; elle s'oppose à toute décomposition en dimensions (passé, présent, avenir) ou en parties (moments, instants, etc.) ; à toute distance avec son contenu, auquel elle est donc immanente. Elle n'est donc pas une forme générale de notre connaissance mais la propriété ou la structure intime de chaque réalité temporelle en tant que telle, qui n'a besoin de rien d'autre pour se conserver, et au-delà de laquelle il n'y a rien à chercher. Elle est un absolu. En ce sens aussi, et donc pas seulement par sa portée critique, on comprend qu'elle soit la notion primitive de la philosophie de Bergson, celle à laquelle il lui faut toujours revenir, et sen lecteur avec lui. *** La genèse, le développement et les applications de la notion de durée définissent l'œuvre entière de Bergson. « La» durée n'existe en effet que comme durée singulière. Elle est par essence une notion fluide ou intensive, en ce qu'elle ne désigne pas une chose, mais un acte, susceptible de différentes intensités ou degrés dans sa mise en œuvre. À partir de la durée « intérieure )) ou « psychologique)) auquel chacun de nous a accès de manière immanente en lui-même, il faut donc concevoir par un élargissement successif une diversité de durées correspondant aux divers degrés de l'être. Toutes ces durées participent pourtant de l'essence de « la )) durée et sont ainsi accessibles les unes aux autres dans leur différence même.
Élan vital
* « Nous revenons ainsi [ ... ] à l'idée d'où nous étions partis, celle d'un élan originel de la vie, passant d'une génération de germes à la génération suivante de germes par l'intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d'union. Cet élan, se conservant sur les lignes d'évolution entre lesquelles il se partage, est la cause profonde des variations, du moins de celles qui se transmettent régulièrement, qui s'additionnent, qui créent des espèces nouvelles» (id., 569-570/88). « L'élan de vie dont nous parlons consiste en somme dans une exigence de création» (id., 708/252). « L'élan vital [... ] est fini, et il a été donné une fois pour toutes» (id., 710/254). «Ni impulsion, ni attraction ... Un élan peut précisément suggérer quelque chose de ce genre et faire penser aussi [ ... ] à cette durée réelle, efficace, qui est l'attribut essentiel de la vie. » (OS, 1072/119). L'élan vital représente donc l'effort unique qui est à l'origine de tout le déploiement de la vie. En tant qu'origine, on remonte à l'élan vital par la diversité de ses effets, les organismes vivants et la transmission de la vie, et l'unité de leurs actes; en tant qu'effort, il rend compte de la création manifestée par l'évolution de la vie dans la matière, dont participent (à des degrés divers) tous les vivants; en tant qu'effort unique et limité il rend compte des limitations de cette évolution ou de cette création, au contact de l'obstacle qu'est la matière. L'élan vital est donc l'image la plus proche de « l'intuition que nous voudrions avoir de la vie» (OS, 1072/119) c'est une image approchée ou médiatrice par synthèse de toutes les « idées» qui tentent d'exprimer quelque chose de la vie dans notre connaissance.
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Rien de plus controversé dans l'œuvre de Bergson que la notion ou plutôt l'image de l'élan vital la seule ou presque (avec celle d'image dans Matière et Mémoire et de liberté dans l'Essai) qui ait appelé de sa part une explication rétrospective et pédagogique (dans le très important passage de OS, 1071-1073). Par l'idée d'un «principe vital» unique, il évoque en effet les théories vitalistes opposées aux explications mécanistes et scientifiques, et récusées par les théoriciens de l'évolution eux-mêmes; par son aspect psychologique, il évoque le « vouloir-vivre» de Schopenhauer et la doctrine de Lamarck; par son aspect martial et dynamique, il se prête à toutes les utilisations métaphoriques, et tous les usages rhétoriques. Mais c'est l'idée d'effort empruntée à la philosophie
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de Maine de Biran, ou même le conatus qui est au cœur de la doctrine de Spinoza qui en est peut-être le corrélat le plus approprié l'élan vital illustre le fait que la vie est un acte unique, opposé cependant à un obstacle ou à une résistance; à cela il faut ajouter l'élément de durée ou de création temporelle, et du coup de division et de participation l'élan se divise en espèces et organismes, mais chacun d'eux y participe et garde quelque chose, à des degrés divers, de son unité et de son intégralité. Il s'agit donc bien plutôt de la reprise de la notion philosophique d'activité, appliquée au domaine spécifique de la vie (ce qui en fait certes toute la difficulté), et tendant vers l'intuition d'un degré spécifique de durée.
*** L'élan vital est une image qui a son lieu propre et unique dans la doctrine, et qui marque peut-être les limites de son application ou de sa continuation possibles. Ce qui en assure cependant la portée générale et l'usage intensif, c'est précisément le partage et la participation qu'en ont tous les êtres vivants, y compris et peut-être même surtout là où il se fraye une voie encore active, dans l'espèce humaine en tant qu'elle est créatrice, donc surtout parmi les grands hommes de bien et les créateurs de la vie morale et religieuse. Espace
* « Pour que l'espace naisse de [la] coexistence [des sensations] il faut un acte de l'esprit qui les embrasse toutes à la fois et les juxtapose [... ]. [Cet acte] consiste essentiellement dans l'intuition ou plutôt la conception d'un milieu vide homogène. Car il n'y a guère d'autre définition possible de l'espace c'est ce qui nous permet de distinguer l'une de l'autre plusieurs sensations identiques et simultanées c'est donc un principe de différenciation autre que celui de la différenciation (jualitative, et, par suite, une réalité sans qualité» (DI, 64170-71). « Ce sllbstrat simplement conçu, ce schème tout idéal de la divisibilité arbitraire et indéfinie, est l'espace homogène» (MM, 344/235-236). « Espace homogène et temps homogène ne sont donc ni des propriétés des choses ni des conditions essentielles de notre faculté de connaître [ ... ] ce sont les schèmes de notre action sur la matière» (id., 345/237). «La représentation que [l'esprit] forme de l'espace pur n'est que le schéma du terme où ce mouvement [de détente] aboutirait. » (EC, p. 667/203). « La matière s'étend dans l'espace sans y être absolument étendue, et [... ] en lui 23
conférant les propriétés de l'espace pur, on se transporte au terme du mouvement dont elle dessine simplement la direction» (id., 668/204205). L'espace est donc la représentation pure et homogène où nous disposons des objets simultanés, pour les distinguer et pour les diviser représentation que notre esprit forge par un acte spécifique pour les besoins de notre action; et dont il peut imposer à cette fin les caractères à toute réalité, avec une légitimité et un succès variables selon la nature propre de celle-ci (ainsi dans le cas de la perception et de la matière elles-mêmes). L'espace est ce par quoi nous nous représentons quelque objet que ce soit comme composé de parties simultanées, homogènes, discontinues et divisibles à l'infini il s'oppose ainsi trait pour trait à la durée, non seulement par ses caractères, mais par sa nature, comme acte de l'esprit, et par sa fonction, puisque la durée renvoie à la constitution immédiate du réel, et l'espace à sa déformation pratique. Ses propriétés sont celles qu'étudie de manière pure et a priori la géométrie; son origine est un acte médiat de notre esprit et non une connaissance immédiate des choses, même si cet acte n'est pas entièrement conceptuel ou imaginaire et peut s'appuyer sur une tendance d'une partie du réel à aller dans sa direction; son application doit donc être différenciée selon les types d'objets, selon qu'ils comportent ou non en eux mêmes une tendance à la spatialité.
** L'enjeu critique de cette conception de l'espace est décisif il s'agit du rapport entre notre pensée, dont il est la forme même, et la réalité, dont il déforme la nature temporelle. Loin de constituer l'essence de la matière (comme chez Descartes), ou de constituer une structure de notre intuition sensible (donc de tout accès à des phénomènes extérieurs), l'espace n'est donc chez Bergson que le résultat d'un acte de conception propre à notre esprit, indexé qui plus est sur les besoins de notre action ou de notre espèce. Dès lors, la matière même lui échappe, soit entièrement (selon Matière et Mémoire, qui y voit en son fond un degré de durée), soit en partie (selon L'Évolution créatrice, qui y voir un mouvement de spatialisation, opposé au mouvement inverse de la vie, mais jamais réductible à l'espace pur et vide de la géométrie). L'espace s'immisce partout, dans la connaissance et l'action humaines, à travers le langage, la perception, les institutions; partout la tâche critique de le fonder et de le 24
limiter est doublement nécessaire. Toute l'œuvre de Bergson, parallèlement à l'approfondissement de la durée, y est dédiée.
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Non seulement la théorie bergsonienne de l'espace, ou plutôt du rapport de l'espace à la matière évolue d'un livre à l'autre, mais surtout, on comprend que la tâche consiste avant tout à démêler des mixtes individuels et non pas seulement en une critique générale. L'espace vécu est un mixte en partie qualitatif irréductible à l'espace conçu de notre science; inversement l'espace pensé n'est pas une pure fiction, sa prise sur la matière et le succès de la physique mathématique, y compris de la théorie de la relativité, s'expliquent par un accord avec la « géométrie immanente » des choses.
Esprit
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« Nous définissons esprit et matière par des caractères positifs et non par des négations. C'est bien véritablement dans la matière que la perception pure nous placerait, et bien réellement dans l'esprit même que nous pénétrerions déjà avec la mémoire» (MM, 317/200).« L'esprit [est] déjà mémoire dans la perception et [s'affirme] de plus en plus comme un prolongement du passé dans le présent, un progrès, une création véritable» (MM, 354/249) « Si le rôle le plus humble de l'esprit est de lier les moments successifs de la durée des choses, [ ... ] on conçoit une infinité de degrés entre la matière et l'esprit pleinement développé, l'esprit capable d'action non seulement indéterminée, mais raisonnable et réfléchie» (id., 355/249). « Cette chose, qui déborde le corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c'est « le moi », c'est « l'âme », c'est l'esprit, - l'esprit étant précisément une force qui peut tirer d'elle-même plus qu'elle ne contient, rendre plus qu'elle ne reçoit, donner plus qu'elle n'a ~~ (ES, 838/31). L'esprit est donc la source de la mémoire et de la création que certains actes, se distinguant par là de simples effets matériels, manifestent par eux-mêmes et nous obligent à supposer. L'esprit se distingue donc de la matière par les caractères que certains actes ajoutent à de simples effets matériels, non seulement mémoire et synthèse psychologique, mais création, et nouveauté en général. Si un acte manifeste quelque chose de plus que ce qui devrait résulter de sa cause extérieure, alors il faut lui supposer une autre source, intérieure c'est elle qu'on appelle esprit, soit qu'il s'agisse de la mémoire (le
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souvenir qui s'ajoute à la perception de l'objet ne vient pas de l'objet), soit qu'il s'agisse d'une force de création, toujours individuelle. Enfin l'esprit n'existe que par ses actes et donc pas comme une « substance» abstraite et fixe c'est une puissance d'agir, et une liberté, plus qu'un type d'être.
** Cette définition de l'esprit prend place dans une tradition métaphysique inspirée à la fois de Berkeley et de Ravaisson, si l'on veut, mais originale pourtant dans ses critères. Elle s'oppose en tout cas à toute définition substantielle par un attribut général et immatériel; elle s'oppose aussi à toute réduction objective; elle s'oppose enfin à toute suspension critique ou phénoménologique. Bergson revendique bien quelque chose comme une « énergie spirituelle », et une force psychique et ce encore aux dernières pages des Deux Sources de la morale et de la religion avec l'appel énigmatique à la « science psychique» (p. 12431244/336-337) *** L'aspect intensif de cette définition ou de son application est précisément ce qui définit la philosophie de Bergson comme un « spiritualisme» ou plutôt ce qui définit la spécificité du spiritualisme de Bergson. Note on trouve deux autres sens du mot esprit dans les livres de Bergson comme forme de l'humour dans Le Rire, et comme objet de croyance de la religion statique dans Les Deux Sources de la morale et de la religion. Il ne s'agit bien sûr pas ou pas directement de la même notion.
Fonction fabulatrice
* «Les représentations qui engendrent des superstitions ont pour caractère commun d'être fantasmatiques. [ ... ] Convenons alors de mettre à part les représentations fantasmatiques [au sein de « l'imagination» ] et appelons « fabulation» ou « fiction» l'acte qui les fait surgir. » (DS, 1066/111). « Puisque l'intelligence travaille sur des représentations [le résidu d'instinct qui subsiste] en suscitera d'« imaginaires» qui tiendront tête à la représentation du réel et qui réussiront, par l'intermédiaire de l'intelligence même, à contrecarrer le travail intellectuel. Ainsi s'expliquerait la fonction fabulatrice» (id., 1076/124). « Laissons donc de côté l'imagination, qui n'est qu'un mot, et considérons une faculté bien définie de l'esprit, celle de créer des personnages dont nous nous 26
racontons à nous-mêmes l'histoire. [ ... ] Nous passons sans peine du roman d'aujourd'hui à [ ... ] la mythologie [ ... ] et cette dernière création n'est que l'extension d'une autre, plus simple, celle des «puissances personnelles» ou «présences efficaces» qui sont croyons nous à l'origine de la religion. [ ... ] La fonction fabulatrice se déduit ainsi des conditions d'existence de l'espèce humaine» (id., 1142,206-207). La fonction fabulatrice est donc l'origine, dans la structure biologique de l'espèce humaine, des fictions et des croyances qui s'opposent aux faits et aux représentations de l'intelligence. Ses effets vont de la religion statique ainsi que des personnages ou histoires des enfants, au mythe et la littérature, la civilisation et la culture. En tant que fonction, la fabulation répond à un besoin vital, suscité par l'intelligence elle-même, et le danger de ses représentations « déprimantes» ; en tant que source de fiction, elle y répond par des représentations d'êtres imaginaires et efficaces, développées ensuite sous forme de récit ou de fables; si celles-ci peuvent devenir autonomes et désintéressées, elles doivent donc répondre d'abord à un besoin vital et susciter une croyance, leur fonction est donc primitivement religieuse.
* * Cette notion s'inscrit dans une polémique à plusieurs fronts psychologique, sur la délimitation des concepts ou des facultés, ici « l'imagination» ; anthropologique, sur l'origine des mythes; esthétique ou culturelle enfin, l'origine même de l'art dans sa fonction sociale et ses instruments psychologiques étant imputée à une fonction primitive susceptible ensuite d'une histoire intensive. *** En effet, le développement intensif de la fonction fabulatrice est comme pour l'intelligence une source d'histoire, même si celle-ci reste dans le cadre « statique» de la « nature », et n'atteint donc pas le saut décisif que constituera la religion «dynamique» ou l'expérience « mystique », seule créatrices d'une véritable nouveauté ou historicité. Entre le mythique et le mystique, c'est un gouffre que dessine la philosophie de Bergson. Idées générales
* « L'idée générale aura ainsi été sentie, subie, avant d'être représentée» (MM, 300/178). « Une psychologie qui s'en tient au tout fait [ ... ] fera coïncider l'idée générale tantôt avec l'action qui la joue ou le mot qui 27
l'exprime, tantôt avec les images multiples, en nombre indéfini, qui en sont l'équivalent dans la mémoire. Mais la vérité est que l'idée générale [... ] consiste dans le double courant qui va de l'une à l'autre» (id. 302/180). « Des concepts, c'est-à-dire des idées abstraites, ou générales, ou simples» (lM, in PM 1399/185). «Mais [ ... ] le concept généralise en même temps qu'il abstrait. Le concept ne peut symboliser une propriété spéciale qu'en la rendant commune à une infinité de choses. IlIa déforme donc toujours plus ou moins par l'extension qu'il lui donne» (id. 1401/187). «Les premières [idées générales] sont d'essence biologique [... ] [quant aux] conceptions issues des perceptions, les idées générales correspondant aux propriétés et actions de la matière, [elles] ne sont possibles ou ne sont ce qu'elles sont qu'en raison de la mathématique immanente aux choses [ ... ]. Mais pour presque tous les concepts qui n'appartiennent pas à nos deux premi~res catégories, c'est-à-dire pour l'immense majorité des idées générales, c'est i'intérêt de la société avec celui des individus, ce sont les exigences de la conversation et de l'action, qui président à leur naissance» (PM, 1298-1303/59-64). Les idées générales sont donc les représentations de propriétés communes à plusieurs objets, que notre esprit forge soit à partir d'un fondement dans les choses soit à partir de ses propres besoins. En tant que représentations, les idées générales (ou concepts) sont toujours forgées par notre esprit; mais elles peuvent ne pas être entièrement artificielles ou conventionnelles, si elles trouvent dans les choses mêmes, dans la structure de la matière ou de la vie, des ressemblances ou des identités objectives qui leur servent de fondement.
** L'enjeu critique et l'évolution de la pensée de Bergson se confondent sur ce point capital. On peut distinguer trois positions de Bergson dans Matière et Mémoire les idées générales se fondent sur une tendance du corps à classer selon ses besoins, raffinée ensuite par l'esprit humain, elles sont donc artificielles, mais non arbitraires, elles ne sont pas dans les choses, mais sont dictées par la vie; dans l'Introduction à la métaphysique, nommées «concepts », elles deviennent entièrement analytiques ou extérieures; enfin dans L'Évolution créatrice et surtout dans La Pensée et le mouvant, elles retrouvent un double fondement objectif biologique par la ressemblance organique, mais aussi matériel par les relations mathématiques maintenant découvertes au cœur de la matière. Ainsi Bergson passe-t-il d'une position entièrement artificialiste voire nominaliste, à une position plus nuancée qui naturalise doublement 28
l'origine des catégories. L'adversaire reste le même dans tous les cas il s'agit de Kant et de sa «"déduction transcendantale» des catégories de j'entendement. Aux idées générales s'opposeront les « concepts souples» (voir ici même sub Intensité).
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On retrouve dans ces trois positions une recherche intensive sur nos idées, cela d'ailleurs dès le chap. 2 de l'Essai. Nos idées ne sont pas toutes d'une pièce. L'intellectualisme de Bergson se fonde ici sur un travail intensif de l'intelligence humaine, critiqué seulement lorsqu'il prétend se substituer à l'intuition des durées singulières.
Images
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« Par "image" nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l'idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que la réaliste appelle une chose, - une existence située à mi-chemin entre la "chose" et la "représentation" ». (MM, avant-propos de la 7e éd. 161/1). « Il est vrai qu'une image peut être sans être perçue, elle peut être présente sans être représentée ... » (185/32). « Ce qui la distingue, elle, image présente, elle réalité objective, d'une image représentée, c'est la nécessité où elle est d'agir par tous ses points sur tous les points des autres images [ ... ]. Je la convertirais en représentation si je pouvais l'isoler, si surtout je pouvais en isoler l'enveloppe» (186/33). « Il y a pour les images une différence de degré et non pas de nature entre être et être consciemment perçues» (187/35). «Que toute réalité ait une parenté, une analogie, un rapport :enfin avec la conscience, c'est ce que nous concédions à l'idéalisme par cela même que nous appelions les choses des « images» [... ]. Mais si l'on réunissait tous les états de conscience [ ... ] de tous les êtres conscients, on n'aurait épuisé selon nous qu'une très petite partie de la réalité matérielle, parce que les images débordent la perception de toutes parts» (id., 360/258). Les images sont donc les parties virtuelles de l'univers matériel, parmi lesquelles la perception sélectionnera les objets de sa représentation. En tant que parties du tout de la matière, les images ont donc une réalité indépendantes de notre perception, et même de toute perception; mais en tant que parties sélectionnées par notre perception, elles le seront selon nos besoins et auront un aspect relatif à eux; ainsi la matière ou le contenu des images est réel et extérieur à nous, mais leur contour ou leur forme est imaginaire et relatif à nous.
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Par exemple, en tâtonnant dans le noir, notre main isole la poignée d'une porte celle-ci« était là », partie virtuelle d'un tout réel (lui-même invisible comme tel), mais c'est notre main, notre action, qui l'isole et lui donne ainsi une forme objective, relative cependant à nous (et qu'un autre corps ou un autre dispositif perceptif découpera autrement). L'ensemble des images n'est pas une image, c'est la matière même; le découpage des parties du monde par un corps vivant et une conscience s'appelle perception.
** Le sens donné par Bergson au mot « image» va à l'encontre d'une double tradition. D'une part, il ne s'agit pas d'images, au sens de copies mentales d'objets extérieurs, ou de représentation elles font partie du monde. Mais d'autre part les choses doivent être appelées des images, car la perception ne leur ajoute rien, ne fait au contraire que leur ôter une part de leurs relations mutuelles. Ainsi, Bergson appelle les choses des images pour bien montrer que tout le contenu de notre représentation, y compris les qualités sensibles apparemment les plus relatives à notre esprit (couleur, son, odeur, etc.) fait partie intégrante de la matière même de l'univers (<< l'objet est, en lui même, pittoresque comme nous l'apercevons c'est une image, mais une image qui existe en soi» p. 16212). Ainsi, appeler les choses des images, ce n'est pas transformer le monde en représentation, mais au contraire inscrire toute notre représentation, tous les caractères de notre conscience, dans le monde. Deux aspects expliquent dès lors l'écart relatif entre notre représentation et la réalité des choses d'une part le découpage spatial, que nous imposons aux objets matériels, et qui est purement relatif à nos besoins en tout cas selon Matière et Mémoire; mais aussi, d'autre part, la contraction temporelle des qualités sensibles, qui est imputable au rythme de notre durée et qui fait que nous contractons par exemple les vibrations colorées de la matière, réparties sur des trillions d'images, en une seule image rouge. *** Il s'agit d'une notion forgée pour Matière et Mémoire et abandonnée ensuite pour deux raisons incompréhension du public, mais aussi plus profondément revirement partiel de L'Évolution créatrice. En effet dans ce livre, Bergson inscrit l'espace dans la matière, et dès lors le découpages des images se fait sur le fond d'une tendance interne de la matière à se diviser spatialement. Mais la thèse qu'elle implique sur la perception reste pertinente et revendiquée par Bergson. 30
Sur le fond, il faut indiquer que le découpage de notre perception en images est lui-même intensif à côté des objets solides et stables qui sont de pures images, certains aspects du monde résistent, notamment le mouvement. Ainsi la contradiction entre l'image et le temps ou le mouvement est une contradiction interne à notre représentation, que Bergson imputera au caractère « cinématographique» de celle-ci, et dont Deleuze fera le principe dynamique et intensif de sa classification des images du Cinéma.
Inconscient
* « L'idée d'une représentation inconsciente est claire [ ... ] que peut-être un objet matériel non perçu, une image non imaginée, sinon une espèce d'état mental inconscient?» (MM, 284/157-158) «Notre vie psychologique passée tout entière, conditionne notre état présent, sans le déterminer d'une manière nécessaire; tout entière aussi elle se révèle dans notre caractère, quoique aucun des états passés ne se manifeste dans le caractère explicitement. Réunies, ces deux conditions assurent à chacun des états psychologiques passés une existence réelle, quoique inconsciente» (289/164-165). « Il faut signaler une différence trop peu remarquées, entre deux espèces d'inconscience, celle qui consiste en une conscience nulle, et celle qui provient d'une conscience annulée. [ ... ] L'inconscience d'une pierre qui tombe est une conscience nulle la pierre n'a aucun sentiment de sa chute. En est-il de même de l'inconscience de l'instinct, dans les cas extrêmes où l'instinct est inconscient? Quand nous accomplissons machinalement une action habituelle, quand le somnambule joue automatiquement son rêve, [... ] La représentation est bouchée par ['action. » (EC, 617/144-145). L'inconscient est donc cette partie de la perception et surtout de la mémoire individuelle que la conscience ne sélectionne pas pour la représentation en raison des contraintes de l'action. Au sens large, on peut dire que toutes les représentations virtuelles sont inconscientes, objets perceptibles mais inaperçus, souvenirs conservés dans la mémoire mais que celle-ci n'évoque pas maintenant. Au sens strict cependant, l'inconscient désigne bien la totalité de la mémoire individuelle ou du caractère dont l'existence globale est manifestée par son influence sur notre action, mais dont les parties restent inconscientes précisément parce qu'elles sont inutiles isolément. L'inconscience d'un état mental est donc seulement son impuissance, qui l'empêche de 31
prendre une forme perceptive; ce n'est pas son inexistence, ni d'ailleurs son impuissance totale, puisqu'il participe à la totalité toujours agissante de l'individu (en ce sens l'inconscient est bien une force même si elle n'est pas déterminante et préserve la liberté). L'inconscient peut être exploré par les activités désintéressées de la conscience, rêve, art, pensée intuitive.
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Le critère propre qui définit l'inconscient est donc double chez Bergson un critère positif, puisqu'il s'agit d'états mentaux, et jamais seulement de mécanismes matériels, eux aussi inconscients (mais définitivement et non pas virtuellement); un critère négatif, ou d'inhibition, défini par l'action. Dès lors, ce concept d'inconscient prend place entre « l'inconscient cérébral» des psychologues contemporains (étudié récemment par Marcel Gauchet), et l'inconscient découvert à la même époque par Freud, dont le principe de refoulement et d'action positive n'est pas ['action biologique, mais le désir. Il a cependant la même fonction que chez Freud à savoir, opposer à toute représentation linéaire de l'esprit en général, une conception à trois dimensions de chaque esprit individuel envisagé comme un tout temporel. Ce point reste bien entendu fondamental aujourd'hui dans les débats de « philosophie de l'esprit ».
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Bergson compte cette notion parmi les notions fluides et intuitives de sa philosophie (PM, p. 1275/30). Son rôle reste pourtant discret audelà de Matière et Mémoire il faut le chercher surtout dans les essais psychologiques recueillis dans L'Énergie spirituelle (notamment « Fantômes de vivants », « Le Rêve », et « Le souvenir du présent »).
Instinct
* « Sans doute il s'en faut que tous les instincts consistent dans une faculté naturelle d'utiliser un mécanisme inné. [ ... ] Mais cette définition de l'instinct [ ... ] détermine tout au moins la limite idéale vers laquelle s'acheminent les formes très nombreuses de l'objet défini. [ ... ] L'instinct achevé est une faculté d'utiliser et même de construire des instruments organisés » (EC, 613-614/140-141). « Si l'instinct est par excellence la faculté d'utiliser un instrument naturel organisé, il doit envelopper la connaissance innée (virtuelle ou inconsciente il est vrai) et de cet instrument et de l'objet auquel il s'applique. L'instinct est donc la connaissance innée d'une chose» (622/151). « L'instinct est sympathie.
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Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur ellemême, elle nous donnerait la clé des opérations vitales ... » (645/177) L'instinct est donc la faculté qu'ont certains êtres vivants d'agir sur la matière par l'utilisation directe de leurs organes et par la connaissance immédiate (mais inconsciente) de leurs objets, avant tout du vivant luimême. L'instinct est donc pour Bergson l'un des modes d'action de la vie sur la matière, différant en nature des deux autres (torpeur et photosynthèse des plantes, intelligence et fabrication des hommes) ; mais il est aussi un mode de connaissance, dans la mesure où il enveloppe toujours la perception déterminée de l'objet utile, dans son action ou sa fonction même.
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Cette définition de l'instinct est donc un passage à la limite qui repose sur une théorie psychologique, faisant consister l'essentiel de la vie dans des modes d'action et de connaissance, et non dans des types d'organisation ou de purs comportements. Elle articule d'une manière qui reste problématique la biologie, la psychologie et la théorie de la connaissance (notamment dans son opposition terme à terme à l'intelligence).
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L'instinct a beau caractériser avant tout les animaux, il fait partie des tendances de la vie dont tout être vivant conserve la trace à un degré quelconque, qu'il s'agisse de la plante dont la torpeur voisine parfois avec l'action instinctive, ou de l'homme dont le noyau d'intelligence laisse subsister une «frange» d'instinct que l'intuition pourra développer. L'instinct apparaît ainsi comme le soubassement biologique de l'intuition, son enracinement dans la vie donc dans l'être même; mais l'intuition ne saurait se réduire à l'instinct puisqu'elle en est la forme élargie, consciente, qui ne saisit pas l'action du vivant, mais l'essence de la vie et de la durée. Par ailleurs, pour contrebalancer l'intelligence, la nature doit susciter également des « instincts virtuels» qui sont à la source de l'obligation et de la religion closes, et qui tirent autant l'humanité vers le bas que l'intuition l'aspire vers le haut, manifestant bien le double sens possible, pour l'homme et pour lui seul, de la ressource d'instinct que lui procure son appartenance au vivant.
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Intelligence * « L'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication» (EC, 613/140). « L'intelligence est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c'est-à-dire artificiels. [... ] Ce qu'elle aura donc d'inné, c'est la tendance à établir des rapports, et cette tendance implique la r:onnaissance naturelle de certaines relations très générales, véritable étoffe que l'activité propre à chaque intelligence taillera en relations plus particulières» (id., 622-623/151). « Elle est la vie regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même, adoptant en principe, pour les diriger en fait, les démarches de la nature inorganisée» (6321l6?). « L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie» (635/166) « Qu'est-ce en effet que l'intelligence? La manière humaine de penser. Elle nous a été donnée, comme l'instinct à l'abeille, pour diriger notre conduite [ ... ] Précise ou vague, elle est l'attention que l'esprit prête à la matière» (PM, 1319-1320/84-85). L'intelligence est donc la faculté qu'ont certains êtres vivants (les êtres humains) d'agir sur la matière par l'intermédiaire d'outils et de connaître certains objets par l'intermédiaire de leurs rapports, donc avant tout la matière par l'intermédiaire de l'espace.
** L'enjeu principal de la notion bergsonienne d'intelligence est de naturaliser la théorie de la connaissance. L'entendement, employé comme synonyme jusqu'à L'Évolution créatrice n'est plus seulement une fonction pratique, comme il l'était dans les premiers livres il devient véritablement la faculté propre d'une espèce biologique en tant que telle, définie avant tout par son mode d'action. La structure de la connaissance humaine se déduit donc de son mode d'action, la fabrication, même si elle ne s'y réduit pas, puisque le propre de l'intelligence est de pouvoir varier à l'infini, grâce à ses outils matériels et idéels, techniques et logiques. Ce qui se déduit du même coup c'est son accord de principe avec une partie de la réalité (la matière), mais aussi sa limite constitutive quant au reste. Le dualisme métaphysique de Bergson est cette fois pleinement introduit dans la théorie de la connaissance elle-même. La critique de Bergson prolonge donc en la contestant celle de Kant ce n'est plus la limite sensible de notre intuition qui restreint la portée de notre intelligence, c'est au contraire la fonction biologique de notre 34
intelligence qui limite la portée de notre intuition; plus encore, cette limite peut être dépassée, si l'intuition dépasse l'intelligence pour accéder à son objet propre, avant de s'appuyer sur elle, pour prendre une forme logique et se transmettre à l'humanité.
*** L'intelligence ·comporte d'emblée une limite absolue, définie par la conception de l'espace et la. logique du jugement. Mais l'application de cette logique et de cet espace au réel comporte des degrés, qui définissent l'histoire même de la physique. De plus, de même que l'intuition devra se retourner sur l'intelligence, l'intelligence comporte une part d'intuition de son objet ainsi Bergson peut-il parler d'intuition infra et supra intellectuelle. Il en sera de même pour la fonction morale de l'intelligence ou de la raison prise entre deux forces respectivement infra et supra intellectuelle·s (la pression et l'aspiration), elle ne peut fonder la morale, c'est-à-dire entraîner ou convertir la volonté, mais elle peut lui donner une forme logique et doctrinale, autant que technique et sociale. Ainsi le développement de la notion d'intelligence, loin de se ramener à une critique sommaire, traversera-t-il en profol)deur tous les domaines de notre expérience. Intensité (concepts souples)
* « La notion d'intensité se présente sous un double aspect, selon qu'on étudie les états de conscience représentatifs d'une cause extérieure, ou ceux qui se suffisent à eux-mêmes. Dans le premier cas, la perception de l'intensité consiste dans une certaine évaluation de la grandeur de la cause par une certaine qualité de l'effet [ ... ]. Dans le second nous appelons intensité la multiplicité plus ou moins considérable de faits psychiques simples que nous devinons au sein de l'état fondamental [ ... ]. L'idée d'intensité est donc située au point de jonction de deux courants, dont l'un nous apporte du dehors l'idée de grandeur extensive, et dont l'autre est allé chercher dans les profondeurs de la conscience, pour l'amener à la surface, l'image d'une multiplicité interne» (DI, 50/54) « On conçoit une infinité de degrés entre la matière et l'esprit pleinement développé [ ... ] Chacun de ces degrés, qui mesure une intensité croissante de vie, répond à une plus haute tension de durée et se traduit au dehors par un plus grand développement du système sensori-moteur» (MM, 355/249). « Extension et tension admettent des degrés multiples, mais toujours déterminés. La fonction de l'entendement est de [ ... ] substituer à 35
des réalités souples, qui comportent des degrés, des abstractions rigides, nées des besoins de l'action ... » (id., 376/278-279). L'intensité est donc la différence immédiatement ressentie et absolue entre des réalités individuelles, c'est-à-dire entre des multiplicités indivisibles et les actes qui les unifient. Elle peut se traduire au dehors par une différence calculable et relative entre des éléments de même nature, mais elle ne s'y réduit jamais. En tant que différence l'intensité ne vaut que par relation entre des réalités, sans genre commun ou commune mesure ainsi les intensités de durée sont des durées différentes et non des variétés d'une « même» durée; cette différence n'est donc pas calculée, mais ressentie (par ses effets, et selon des seuils) ; de plus, chaque réalité singulière étant en contact avec d'autres réalités (l'intensité supposant l'altérité), c'est ce contact qui donne l'idée d'une différence et même d'une échelle d'intensité. Cette pure différence se traduit extérieurement selon un terme relatif de comparaison quantité de la source lumineuse pour de sensations intensives de lumière, quantité de complexité cérébrale pour la perception ou l'action intensives du vivant, quantité de vibrations matérielles contractées pour les rythmes de durée, quantité d'obstacles surmontés pour l'action morale et mystique etc. On appelle concepts souples ou fluides les concepts qui ne désignent pas une propriété générale et fixe, commune à plusieurs réalités singulières, mais qui désignent seulement l'échelle ou la courbe continue résultant du contact entre des réalités singulières et incommensurables (ainsi le concept de durée en philosophie ou de différentielle en mathématiques). Tous les concepts liés à une intuition sont des concepts souples, renvoyant à des réalités intensives. Note l'opposition fondamentale n'est pas chez Bergson entre « différences de degré» et « différences de nature» mais entre les différences d'intensité, qui sont toujours des différences de nature, et les différences de quantité, qui n'en sont jamais, étant toujours opérées au sein d'une même grandeur, ou d'une commune mesure. Ainsi les «différences de degré» peuvent-elles avoir deux sens différence relative de quantité, ou différence absolue de qualité, donc de nature. Les analyses de Deleuze dans Le Bergsonisme, qui se fondent sur cette distinction (entre différences « de degré» et « de nature»), restent capitales, au prix cependant de cette précision, sans laquelle on risque de
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critiquer précipitamment les différences de degré ou d'intensité, où Deleuze comme Bergson voient l'essentiel du réel.
** La notion bergsonienne d'intensité s'oppose avant tout au concept kantien de « grandeur intensive » critiqué dans l'Essai. comme le premier des « mixtes impurs », source notamment des erreurs de toute psychologie fondée sur la mesure des états de conscience, telle la psychophysique. Mais elle ajoute au concept de qualité l'idée d'une multiplicité interne, qui permet de penser sa variation réglée au sein d'une échelle continue marquée pourtant par des seuils (c'est même là ce que Bergson retient de l'analyse kantienne des grandeurs intensives ou des degrés). Ainsi l'idée d'intensité peut-elle devenir le premier des concepts fluides et la source de tous les autres après avoir été dénoncée comme le premier des mixtes impurs et la source de tous les autres. *** Les usages de la notion d'intensité ou de degré, loin d'être limités au premier chapitre du premier livre et aux analyses des degrés de durée dans Matière et Mémoire et dans l'Introduction à la métaphysique parcourent toute l'œuvre de Bergson, comme on le voit ici-même, dans la troisième des rubriques consacrées aux notions souples de son « vocabulaire ». C'est aussi l'une de ses notions les plus fécondes, celle dont s'inspire tout le bergsonisme vivant, de Wahl ou Gouhier à Deleuze ou Merleau-Ponty. Intuition
* « L'intuition pure, extérieure ou interne, est celle d'une continuité indivisée» (MM, 319/203). « L'analyse opère sur l'immobile alors que l'intuition se place dans la mobilité ou, ce qui revient au même, dans la durée. Là est la ligne de démarcation bien nette entre l'intuition et l'analyse» (PM, 1412/202). «C'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment» (EC, 645/178). « L'intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. [ ... ] Intuition signifie donc d'abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. [ ... ] L'intuition est ce qui atteint l'esprit, la durée, le changement pur» (PM, 1272-1274/27-29). «Il y a pourtant un sens fondamental penser intuitivement est penser en durée» (id., 1275/31). 37
L'intuition est donc la connaissance immédiate, en toute chose, de la durée comme réalité ultime. En tant que connaissance, l'intuition serait connaissance immédiate d'un « objet» sans donc que rien s'y mêle du « sujet», sur le modèle de l'intuition dite « sensible» pure réceptivité de nos sens; en tant que connaissance de la durée l'intuition serait conscience des caractères de celle-ci, succession, continuité, multiplicité. Mais le propre de l'intuition ici, c'est précisément le lien strict entre ces deux aspects non seulement il y a une saisie immédiate des caractères de la durée, mais surtout, inversement, toute saisie ou conscience immédiate d'une réalité quelle qu'elle soit est saisie ou conscience, en cette réalité, de ces caractères, des caractères propres à la durée. Ainsi, non seulement la durée n'est accessible qu'à une connaissance immédiate, sur le modèle de la connaissance sensible (ou instinctive) ; mais surtout toute connaissance immédiate, y compris sensible, est conscience ou connaissance d'une durée. C'est pourquoi l'intuition atteste en toute chose, « intérieure ou externe », et précisément par son côté immédiat, de la durée comme réalité ultime.
** Bergson reprend donc les traits classiques de la notion d'intuition, comme contact immédiat avec un objet, et ne cherche ou ne construit aucune intuition qui serait inaccessible à l'expérience au contraire, c'est dans l'expérience, sensible, temporelle, immédiate, qu'il doit y avoir intuition, ou pas du tout. Mais si l'intuition est donnée, elle livre alors les caractères d'une réalité, sans aucune relativité due à nos sens ou à notre connaissance, et prend donc un sens métaphysique le critère de la durée est alors la garantie intrinsèque de la portée métaphysique de l'intuition. C'est sur ce point que Bergson s'oppose à Kant, en faisant revenir au sein de la « matière» de « l'intuition sensible» sa forme (le temps), les concepts mêmes de l'entendement (avec l'intuition de la matière qui fonde l'intelligence), et surtout les grandes expériences métaphysiques du moi, du monde et même de Dieu, par l'intermédiaire, inaccessible au philosophe comme tel, de l'expérience mystique. Bergson s'oppose aussi à toute idée d'une « intuition intellectuelle» s'il faut entendre par là l'accès à un principe universel il n'y a d'intuition que de réalités singulières par des consciences individuelles. On trouve enfin l'expression d' « intuition esthétique» et d' « intuition philosophique )) c'est là déjà une différence de degré ou de développement, l'art restant dans l'individuel, la philosophie en tirant des considérations générales et 38
critiques. Mais l'intuition est avant tout la ressource immanente à nos vies dont l'art et la philosophie, mais aussi l'action libre et la création morale, sont les porteurs ou les révélateurs.
*** Le livre de Léon Husson sur L'Intellectualisme de Bergson donne la « genèse et le développement de la notion bergsonienne d'intuition» avec la plus grande précision, en la faisant surgir avec raison du quatrième chapitre de Matière et Mémoire. Cependant, dès l'Essai, la coïncidence dans certaines action entre voir et agir, donne accès à une connaissance immédiate qui repose sur les critères de la durée, et est déjà intuitive. Matière et Mémoire généralise toute intuition, depuis la perception du mouvement dans la matière jusqu'à la liberté et au-delà, est révélation d'une continuité ou d'une durée sous-jacente. De là les degrés de l'effort d'intuition dans l'Introduction à la métaphysique. Les conditions biologiques de possibilité de l'intuition sont étudiées dans L'Évolution créatrice; enfin, le sens en est toujours sous-jacent dans Les Deux Sources de la morale et de la religion.
Liberté
* « Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste» (DI, 113/129). « On appelle liberté le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit. Ce rapport est indéfinissable précisément parce que nous sommes libres» (DI, p. 143/164). «La liberté n'est nullement ramenée par là [ ... ] à la spontanéité sensible. Tout au plus en serait-il ainsi chez l'animal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez l'homme, être pensant, l'acte libre peut s'appeler une synthèse de sentiments et d'idées, et l'évolution qui y conduit une évolution raisonnable» (MM, 322/207). « Ou la liberté n'est qu'un vain mot, ou elle est la causalité psychologique elle-même [ ... ] J'oppose la liberté à la nécessité, non pas comme le sentiment ou la volonté à l'intelligence, mais comme l'intuition à l'analyse, comme l'unité réelle, vécue et perçue du » (Lettre dedans, à la multiplicité des vues qu'on peut prendre sur elle, à Léon Brunschvicg du 26/211903, Mélanges, p. 586-587). «L'acte libre est incommensurable avec l'idée et sa « rationalité» doit se définir par cette incommensurabilité même, qui permet d'y trouver autant d'intelligibilité qu'on voudra» (EC, p. 535/48). 39
La liberté est donc la propriété d'un acte dont la cause, irréductible à toute détermination extérieure ou à tout motif isolé, est la totalité d'une réalité singulière qui dure. La liberté n'existe donc que dans des actes singuliers, rapportés à un sujet lui-même singulier, et non pas à un pouvoir général de se déterminer de manière autonome; l'irréductibilité de ces actes à toute explication déterminante vient de la durée singulière de ce sujet même; c'est seulement par extension que la liberté peut qualifier cette durée ou cette causalité elles-mêmes.
** Bergson ne définit donc la liberté ni comme un libre arbitre capable de trancher entre des possibles plus ou moins contingents ou indifférents, ni surtout comme un pouvoir de se déterminer par la raison seule. La liberté n'est pas même seulement le fait pour un moi abstrait d'être la cause de ses actions la liberté est pour Bergson coextensive au fond à l'individualité d'un acte, elle-même liée à la nature temporelle et dynamique de toute individualité réelle. L'acte libre est donc l'acte produit par la durée d'un moi, celui où se retrouve rétrospectivement le contenu de ce moi et de lui seul. Est-ce là irrationalisme? En partie seulement, puisque dans cette durée, il y a des raisons prises dans le raisonnement individuel. Est-ce là naturalisme? En partie seulement, puisque dans cet empirisme du moi, le moi échappe à toute nature générale. Est-ce un psychologisme? En partie seulement; puisque la liberté ne caractérise pas seulement le moi humain individuel, mais s'étend à tous les degrés de l'être entendu comme durée, et prend à tous ces niveaux un sens proprement métaphysique. *** « La liberté ne présente pas le caractère absolu que le spiritualisme lui prête quelquefois; elle admet des degrés» (DI, 109/125). De fait, elle admet des degrés psychologiques, et selon la manière dont un acte a mobilisé toute ma personne, il sera dit plus ou moins libre de l'automatisme à la décision la plus grave prise à un moment donné par un individu unique, il y a tous les degrés. Elle admet des degrés métaphysiques et définit même les degrés de l'être, de la matière à l'esprit. La liberté est le sens même de ses actions pour celui qui agit «Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est 40
bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave» (Le Rire, 424/60).
Matière
* «J'appelle matière l'ensemble des images ... » (MM, 173/17). « La matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où tout s'équilibre, se compense et se neutralise; elle offre véritablement l'indivisibilité de notre perception ... » (id., 353/247). « La matière, à mesure qu'on en continue plus loin l'analyse, [tend] de plus en plus à n'être qu'une succession de moments infiniment rapides qui se déduisent les uns des autres et par là s'équivalent» (id., 354/248). « La matière s'étend dans l'espace sans y être absolument étendue et [... ] en lui conférant les propriétés de l'espace pur, on se transporte au terme du mouvement dont elle dessine simplement la direction» (EC, 668/204205). « Le sens où marche cette réalité nous suggère maintenant l'idée d'une chose qui se défait; là est sans doute un des traits essentiels de la matérialité» (id., 703/246) « Avec cette image d'un geste créateur qui se défait, nous aurons déjà une représentation plus exacte de la matière» (id., 705/248). La matière est donc la totalité des corps étendus (c'est-à-dire qui occupent un espace à trois dimensions) et de leurs relations nécessaires, totalité qui consiste elle-même dans un acte temporel unique et indivisible, tension ou détente. Ainsi, la matière se présente comme l'ensemble des corps (ou des images) et de leurs relations de nature spatiale; cependant, en tant que totalité indivisible elle est un degré, le plus bas, de tension et de conscience temporelle, un degré minimal de liberté aussi qui reste cependant pour nous, « pratiquement », le règne de la nécessité absolue; plus précisément encore (et à partir de L'Évolution créatrice), en tant que son acte propre va dans le sens de l'extension et de l'espace géométrique, elle s'oppose profondément à un acte opposé de tension et de création dont elle ne résulte que par une simple interruption, et elle consiste donc en un acte de « détente », ou un geste qui se « défait ». ** La « métaphysique de la matière» est au cœur de toute l'œuvre de Bergson. Il s'agit pour lui d'opposer la matière à l'esprit et à la durée sans pour autant la réduire à l'espace, pour établir une différence de degré ou un dualisme qui soit compatible avec une unité, celle d'un acte partagé.
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Ainsi Bergson s'oppose-t-il à la fois à tout dualisme des attributs (de type cartésien), et à tout parallélisme entre matière et esprit (de type spinoziste), de même qu'il s'oppose autant à un matérialisme réducteur qu'à un immatérialisme rendant impensable la différence réelle entre la matière et notre esprit. On note cependant une évolution profonde de sa philosophie sur ce point précis. Dans l'Essai, le monde matériel semble réductible à l'espace, avec cependant déjà une énigme concernant sa temporalité propre (<< nous sentons bien, il est vrai, que si les choses ne durent pas comme nous, il doit néanmoins y avoir quelque incompréhensible raison qui fasse que les phénomènes paraissent se succéder, et non pas se déployer tous à la fois» 137/157). Matière et Mémoire voit dans la matière, en-deçà de l'espace, une extension concrète et indivisible qui est aussi un degré minimal de conscience et de durée. L'Évolution créatrice reviendra à un dualisme, opposant cette fois la matière et l'esprit non plus comme deux degrés de tension, mais comme deux actes de direction différente, la « détente» se glissant entre la tension de l'esprit et l'extension des choses. Dans les deux cas, la matière, considérée dans son ensemble, reste un acte indivisible qui échappe à la division spatiale de ses parties sous laquelle la science est obligée de la considérer pour des raisons pratiques, mais vers laquelle elle ne fait que tendre.
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Ainsi, pour concevoir la matière, il faut concevoir une double échelle intensive, de durées selon Matière et Mémoire, mais aussi, plus profondément encore, de spatialité, selon L'Évolution créatrice degré minimal de durée ou au contraire degré maximal de spatialité (pour une chose réelle, par opposition à l'espace pur de la géométrie), la matière est en tout cas en relation réelle avec d'autres réalités, parmi lesquelles notre esprit, notre liberté, la vie, l'histoire même des hommes. Elle est partie prenante de la relation entre les êtres.
Mémoire
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« La mémoire sous ces deux formes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate, et en tant aussi qu'elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses» (MM, 184/31). «La mémoire, c'està-dire la survivance des images passées» (id., 213/68). « On pourrait se
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représenter deux mémoires théoriquement indépendantes. La première enregistrerait, sous forme d'images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu'ils se déroulent [ ... ] elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date [ ... ]. Mais toute perception se prolonge en action naissante [ ... ]. Ainsi se forme une expérience d'un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, [ ... ] avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d'interpellations possibles» (MM, 227/86). « Mais en distinguant profondément ces deux mémoires nous n'en avions pas montré le lien. [ ... ] Si notre conscience du présent est déjà mémoire, les deux termes que nous avions séparés d'abord vont se souder intimement ensemble» (id., 292/167-168). La mémoire est donc la conservation et la reproduction du passé dans le présent. Elle prend trois formes pure, elle est enregistrement de tout ce qui arrive à une conscience individuelle, conservation dans un inconscient global, d'où ressortent parfois des images-souvenirs (à condition d'être utiles) plus librement dans le rêve et la connaissance désintéressée (inversement ce sont ces actes, qui impliquent cette conservation, et nous obligent à la supposer) ; habitude, elle est constitution de mécanismes corporels par répétition, et reproduction automatique, plus ou moins inconsciente donc (que tous ces caractères opposent donc terme à terme à la mémoire pure) ; immédiate enfin elle est la synthèse qui définit le présent épais de la durée, et qui fait communiquer les deux premières mémoires, en inscrivant le passé pur dans l'action présente (via ce mixte qu'est ['image-souvenir, c'est-à-dire la représentation du passé), et aussi les mécanismes du corps, purement instantanés en droit, dans une conscience et une histoire individuelle. La distinction psychologique des deux premières mémoires ne se conçoit donc qu'avec la priorité métaphysique de la troisième, coextensive à la durée et à la conscience elles-mêmes, et dont l'intensité varie avec elles.
** L'extension de la notion de mémoire, au prix de distinctions majeures, est l'une des avancées principales de Matière et Mémoire. Bergson distingue d'abord la mémoire de la perception, pour mieux ancrer cette dernière dans le réel c'est à cause de la mémoire qu'on croit souvent que toute notre représentation est intérieure ou mentale. La représentation de moments du passé ne pouvant s'expliquer ni par la perception, ni par la mémoire du corps qui ne fait que la prolonger en dispositifs moteurs, 43
Bergson suppose une mémoire pure, qui conserve indistincts tous les moments du temps, chaque perception de quelque chose devenant le souvenir de quelqu'un. La relation entre les deux, par l'intermédiaire de la conscience comme synthèse temporelle ou de la durée comme mémoire immédiate est alors le principe même de toute notre vie psychologique. Ainsi la mémoire devient elle la notion centrale à la fois d'une psychologie générale (à travers les plans de conscience et de conduite), d'une théorie de la connaissance (toutes nos idées étant ainsi engendrées) et d'une métaphysique (à travers la durée).
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La mise en œuvre intensive de ces notions est au cœur de la doctrine elle-même. Distinctions de nature et combinaisons intensives sont encore aujourd'hui pleinement pertinentes pour rendre compte de tout ce que désigne, de manière si globale et si ambiguë, la notion même de mémoire.
Métaphysique
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« S'il existe un moyen de posséder une réalité absolument au lieu de la connaître relativement, de se placer en elle au lieu d'adopter des points de vue sur .elle, d'en avoir l'intuition au lieu d'en faire l'analyse [ ... ] la métaphysique est cela même. La métaphysique est donc la science qui prétend se passer de symboles» (PM, 1396/181-182). «En ce sens, la métaphysique n'a rien de commun avec une généralisation de l'expérience, et néanmoins elle pourrait se définir l'expérience intégrale» (PM, 1432/227). « Nous assignons donc à la métaphysique un objet limité, principalement l'esprit, et une méthode spéciale, avant tout l'intuition» (PM, 1277/33). «La métaphysique n'est donc pas la supérieure de la science positive; elle ne vient pas après la science, considérer le même objet pour en obtenir une connaissance plus haute. [ ... ] Laissez leur au contraire des objets différents, à la science la matière et à la métaphysique l'esprit comme l'esprit et la matière se touchent, métaphysique et science vont pouvoir, tout le long de leur surface commune, s'éprouver l'une l'autre, en attendant que le contact devienne fécondation» (id., 1286-1287/43-44). La métaphysique est donc la connaissance qui surmonte, quant à des objets déterminés, l'écart entre notre connaissance et la réalité, et accède ainsi à l'absolu.
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Que l'écart entre notre connaissance et la réalité ne soit pas insurmontable tient à trois conditions que toute expérience suppose un objet réel; que la déformation de cet objet par notre connaissance soit contingente et tienne à des critères précis; qu'on ait alors un moyen de dépasser cette déformation et un critère inverse du réel. « L'intuition» est donc d'abord la donnée du réel que toute connaissance suppose; sa déformation se traduit dans sa discontinuité spatiale, liée seulement aux besoins de la vie humaine; le dépassement de celle-ci consiste à rétablir l'unité perdue par un « effort» d'intuition dont le critère réside dans la saisie de la « durée ».
** La doctrine bergsonienne de la métaphysique pose deux problèmes liés, sur lesquels Bergson a considérablement modifié sa position l'extension de la métaphysique, de son objet et de sa méthode, et donc, du même coup, sa relation avec la science. En 1903 (Introduction à la métaphysique), la métaphysique porte en droit sur tout le réel (même si c'est de manière à chaque fois singulière, sur des «objets métaphysiques» déterminés) et la science doit dépasser sa méthode propre pour accéder à la durée par des efforts d'intuition. Après 1907 (EC et surtout Introduction à La Pensée et le mouvant, ainsi que dans les notes qui dans PM corrigent le texte de 1903), l'intelligence atteignant avec l'espace la réalité absolue de la matière, le « métaphysique» se dédouble en droit, «la» métaphysique gardant en fait «l'esprit ». Science et métaphysique ne se rejoindront plus « dans l'intuition» mais «dans l'expérience ». Ainsi, c'est paradoxalement en distinguant la science de la métaphysique qu'on donnera à la science une portée métaphysique (un accès au réel) et à la métaphysique une dimension scientifique (un objet déterminé).
*** Il n'y a pas de métaphysique générale, mais seulement portant sur des réalités singulières. Bergson conçoit la métaphysique en « science positive» (PM, 216/1424), c'est-à-dire «progressive et indéfiniment perfectible» (id.). Selon Merleau-Ponty « il a parfaitement défini l'approche métaphysique du monde» (in Le Métaphysique dans l'homme (1947) dans Sens et Non Sens (1948), p. 176). Celle-ci réside dans l'écart immanent, au sein du réel, entre deux niveaux de connaissance ou deux rapports au réel, écart toujours repris ou à reprendre. Ainsi, dans la relation à chaque réalité, y compris dans la relation à soi, une part de métaphysique est-elle à reconquérir. 45
Mouvement
* « Nous n'avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès le mouvement, en tant que passage d'un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu» (DI, 74/82). ~~ Tout mouvement, en tant que passage d'un repos àun repos, est absolument indivisible » (MM, 324/209). « En tenant le mouvement pour divisible comme sa trajectoire le sens commun exprime simplement les deux faits qui seuls importent dans la vie pratique 1 0 que tout mouvement décrit un espace; 2 0 qu'en chaque point de cet espace le mobile pourrait s'arrêter. Mais le philosophe qui.raisonne sur la nature intime du mouvement est tenu de lui restituer la mobilité qui en est l'essence, et c'est ce que ne fait pas Zénon» (327/213). «Tout mouvement est articulé intérieurement. C'est ou un bond indivisible (qui peut d'ailleurs occuper une très longue durée) ou une série de bonds indivisibles. Faites entrer en compte les articulations de ce mouvement, ou ne spéculez pas sur sa nature » (EC, 757/310). « Cette fois, nous tenons la mobilité dans son essence, et nous sentons qu'elle se confond avec un effort dont la durée est une continuité indivisible» (PM, 1257/6). Le mouvement est donc l'acte indivisible qui consiste à passer d'un point à un autre de l'espace (et qui se traduit donc après coup par un changement de position). Le mouvement n'est donc pas réductible à un changement relatif de position; il est le fait indivisible dans sa durée même de passer d'une position à l'autre; ce fait suppose un acte intérieur, lui-même indivisible.
** La critique de la représentation spatiale du mouvement est au centre de la philosophie de Bergson tout entière «la métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d'Elée relatifs au changement et au mouvement» (PM, 1376/156). Le mouvement étant (comme la durée) impensable par les moyens de l'espace, on en dénie la réalité et on cherche une réalité immobile et absolue. Le rôle du philosophe est donc de contester aussi bien l'irréalité du mouvement que sa relativité (ainsi chez Descartes), pour affirmer sa réalité absolue aussi bien en nous que dans les choses. Inversement, le rôle du physicien est de traiter le mouvement de manière spatiale pour en permettre une représentation mathématique et une maîtrise technique. Le mouvement n'est donc pas un mixte impur d'espace et de temps, mais un acte temporel qui se 46
présente toujours à nos yeux comme une relation extérieure et spatiale, et qui donne lieu à deux études radicalement opposées. Bergson retrouve ainsi le sens qu~litatif du mouvement, apparenté dès lors à un changement réel.
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Il n'y a pas de mouvement en général. Chaque mouvement, même dans l'espace, a sa qualité propre. De plus, on ne peut distinguer ce qui se meut (et qui serait invariable en soi) du mouvement lui-même: ainsi c'est «le mouvant» qui désigne à chaque fois une réalité singulière et intensive.
Multiplicité qualitative
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« Il y a deux espèces de multiplicité celle des objets matériels, qui forme un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience, qui ne saurait prendre l'aspect d'un nombre sans l'intermédiaire de quelque représentation symbolique, où intervient l'espace» (DI, 59/65). « Il y aurait là [ ... ] une multiplicité qualitative. Bref, il faudrait admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot distinguer, deux conceptions, rune qualitative, l'autre quantitative, de la différence entre le même et l'autre. [Quand] cette multiplicité, cette distinction, cette hétérogénéité ne contiennent le nombre qu'en puissance, comme dirait Aristote, c'est que la conscience opère une discrimination qualitative sans aucune arrière-pensée de compter les qualités ou même d'en faire plusieurs; il Y a bien alors multiplicité sans quantité» (id., 81/90). « Nous ne mesurons plus alors la durée mais nous la sentons; de quantité elle revient à l'état de qualité; l'appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait plus ; mais elle cède la place à un instinct confus. [ ... ] Bref, le nombre des coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme, tant qu'elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l'étendue. » (id.• 84-85/94-95). La multiplicité qualitative est donc l'effet produit par un ensemble indivisible et indistinct d'éléments. Elle peut aussi se définir négativement c'est l'effet immédiat d'un ensemble indistinct, et non pas la somme médiate d'éléments distincts. En tant qu'ensemble d'éléments il s'agit bien d'une multiplicité; en tant qu'indivisible et indistincte, elle forme cependant une unité, par un lien qui est en réalité d'ordre successif et temporel; mais cette unité et cette
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multiplicité ne se révèlent qu'à travers leur effet sensible, différant donc de l'effet d'autres multiplicités (ou encore du moment précédent et du moment suivant), et c'est cette différence qui permet de la dire qualitative. Ainsi l'ajout successif des moutons que l'on compte pour s'endormir ne produit pas un nombre de moutons, mais le sommeil; ainsi l'ajout progressif d'une quantité de poids que je porte ne produit pas une plus grande masse, mais ma fatigue; ainsi l'envahissement de toute ma pensée et ma vie par un amour ne produit pas un amour plus grand, mais un amour fou. On peut l'appeler aussi multiplicité «hétérogène », «concrète », « interne », « confuse ». En revanche, toute somme d'éléments distincts suppose la double médiation de l'espace pour distinguer des éléments individuels, et pour les juxtaposer dans un même cadre afin de parvenir à les additionner, conduisant ainsi au « nombre» ou à la « quantité ».
** Ce concept apparemment technique et obscur est en réalité au cœur de l'intuition même de la philosophie de Bergson. Défendu comme tel au cœur de l'Essai sur les données immédiates de la conscience (deuxième chapitre, dont la lecture est ici indispensable), il est encore revendiqué dans La Pensée et le mouvant, juste après la durée (<< l'intuition, comme toute pensée, finit par se loger dans des concepts durée, multiplicité qualitative ou hétérogène, inconscient - différentielle même» PM 1275/31). Il donne en réalité la structure même de la durée, son rapport original et toujours différent entre l'un et le multiple, ainsi que son opposition radicale avec la structure de toute pensée spatiale ou numérique. Le qualitatif s'oppose ici au quantitatif sans synthèse possible dans la pensée, mais avec tous les mélanges que recèle notre expérience même. Le rôle de la pensée est de distinguer entre ces deux unitésmultiplicités. Ainsi, on peut voir avec Badiou dans cette notion le fil qui relie de l'intérieur (bien au-delà du commentaire), les philosophies de Deleuze et Bergson. Reste cependant qu'on ne peut la couper de la sensibilité qui en ressent l'effet qualitatif, ou encore qu'on ne peut couper dans cette notion le multiple comme tel de la qualité comme telle, pas plus que de la durée ou du devenir individuel qui en est toujours le soubassement. C'est l'union de ces deux notions qui constitue le véritable concept ici introduit dans la philosophie. 48
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Cette notion est « souple» par essence c'est elle qui fonde même la possibilité de notions intensives (voir ici même, « intensité »).
Mysticisme
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« À nos yeux, l'aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l'effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n'est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l'espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l'action divine. Telle est notre définition. Nous sommes libres de la poser, pourvu que nous nous demandions si elle trouve jamais son application, si elle s'applique alors à tel ou tel cas déterminé» (DS, 1162/233). «Le mysticisme vrai, je veux dire [ ... ] le sentiment qu'ont certaines âmes d'être les instruments d'un Dieu qui aime tous les hommes d'un égal amour, et qui leur demande de s'aimer entre eux» (OS, 1240/332). Le mysticisme complet est donc la participation d'un individu à l'action divine contact avec elle et effort pour la prolonger, dépassement partiel de l'humanité et effort intensif pour la transformer. Le mysticisme, même « complet », reste dOllc fondé sur une prise de contact « partielle» avec l'action divine autrement dit le contraire d'une fusion. ainsi que sur une « action» en retour sur l'homme, au-delà d'une simple connaissance ni extase ni contemplation ne suffisent donc à le définir. Dans les deux sens, ce qui le définit c'est l'action divine et sa différence de nature avec l'action humaine, par laquelle certains hommes dépassent leur propre nature, pour instituer une histoire ou une destination morale de l'humanité.
* * Ainsi le mysticisme n'est pas pour Bergson un simple fait psychologique ou un simple document historique il est porteur de vérité métaphysique et plus largement encore de la signification métaphysique de l'humanité elle-même, au fondement même de la morale « ouverte» et de la religion « dynamique». Il y a donc une essence du mysticisme, indépendante en droit des diverses religions historiques, même si elle permet en retour de les interpréter et de les évaluer il y a aussi une valeur philosophique de l'expérience mystique, indépendante de son côté de l'expérience psychologique et pratique des mystiques individuels, même si la philosophie ne peut prétendre se substituer à celles-ci ou les 49
engendrer. Quant à la définition même du mysticisme, elle exclut à la fois extase irrationnelle ou contemplation rationnelle, fusion affective ou intellectuelle: selon Bergson, le mystique reste un homme, même si son humanité est transcendée par sa participation à une action d'une intensité supérieure; de plus c'est justement la qualité de son action, indifférente aux obstacles et problèmes humains (pratiques ou intellectuels d'ailleurs) qui attestera de sa mysticité. Sa définition prend ainsi place entre toutes celles du débat qui lui est contemporain (ainsi chez James, Freud, Loisy, Baruzi, Delacroix, etc.).
*** La notion bergsonienne de mysticisme, même si celle de « durée» n'y apparaît pas reste donc fondée sur les intensités de durée et les degrés de réalité que celle-ci permet à la fois de distinguer et de relier. En ce sens, sa place est présente en creux dès L'Évolution créatrice, même si seule son étude explicite dans Les Deux Sources de la morale et de la religion lui donne toute sa portée. Par ailleurs, l'application intensive de la notion de mysticisme pose la question d'une sorte de phénoménologie de l'esprit dans l'histoire de la religion dynamique. Bergson fait converger toute cette histoire vers les « grands mystiques chrétiens », puis ces mystiques eux-mêmes vers leur origine et leur modèle qu'il nomme à plusieurs reprises le «surmystique », le «Christ des Évangiles ». Quoi qu'il en soit le «mysticisme» reste un concept qualitatif son usage historique permet d'opposer «mystique et mécanique» et d'en rechercher les traces au-delà même de la « religion» proprement dite. Il ne s'agit donc pas d'y voir la vérité rétrospective (et extra-philosophique) du bergsonisme, que ce soit d'ailleurs pour la critiquer ou s'en revendiquer, mais plutôt un concept-limite rendu possible par sa doctrine philosophique même, rejoignant un problème qui reste au centre de la philosophie de son époque et de toute époque. Néant
* « L'idée de néant, au sens où nous la prenons quand nous l'opposons à celle d'existence, est une pseudo-idée. (EC, 730/277). «Si nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu'elle est au fond l'idée de Tout, avec, en plus, un mouvement de l'esprit qui saute indéfiniment d'une chose à une autre, refuse de se tenir en place, et concentre toute son attention sur ce refus en ne déterminant jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu'il vient de quitter» (id., 745/295). « Rien» est un 50
terme du langage usuel qui ne peut avoir de sens que si l'on reste sur le terrain, propre à l'homme, de l'action et de la fabrication. «Rien» désigne l'absence de ce que nous cherchons, de ce que nous désirons, de ce que nous attendons» (PM, .1337/106). Le néant est donc l'idée fictive que notre esprit forge de l'absence d'une chose ou de toutes choses, mais qui ne renvoie qu'au sentiment pratique d'un manque.
** La critique de l'idée de néant, au dernier chapitre de L'Évolution créatrice est d'abord un préalable à une certaine conception de l'être, fondée sur la durée. En effet, le néant n'est pas simplement le contraire de l'être la représentation du néant, que tout être devrait surmonter pour parvenir à l'existence, impose une certaine conception de l'être à notre esprit. L'être ou au moins un Être devrait exister de toute éternité, ne pas avoir surgi « du néant », et au contraire, qui sait, faire surgir tous les autres êtres du « néant» auquel ils pourraient aussi « retourner ». Ainsi l'image du néant, la fausse question métaphysique (<< pourquoi y a-t-il quelque chose, plutôt que rien? ») nous impose-t-elle certains critères de l'être, que seule sa critique peut désamorcer, pour nous permettre de concevoir un jaillissement d'être sans néant préalable, jaillissement de l'être dont chaque être, qui plus est, participe, là aussi, sans néant interposé! Cette critique du néant semble cependant aller contre une expérience métaphysique ainsi que des exigences logiques inhérentes à notre vie et à notre pensée que l'on parte de l'angoisse avec Heidegger, de la conscience néantisante de Sartre, de la négativité dialectique ou historique, on semble en droit de critiquer un « positivisme» bergsonien. Mais justement, si le néant est une pseudo-idée, la négation reste pour Bergson une activité fondamentale de l'homme, source de son action et de ses raisonnements, et aussi de faux problèmes philosophiques. Plus encore, dans l'être même, la critique du néant n'est pas le retour à une conception moniste et unitaire des choses bien au contraire, la critique du néant est la condition d'une pensée de la différence et de l'individualité intensives, bref, sinon de l'être et du néant, au moins et à l'inverse du même et de l'autre. *** En tant que «pseudo-idée », l'idée de néant n'est certes pas un concept souple du bergsonisme, en revanche, sa critique qui est la condition pour accéder à une conception souple et intensive, en est aussi 51
l'effet. Seule la critique du néant permet d'accéder à une conception d'êtres et de devenirs déterminés, au-delà de l'être et du devenir en général, inversement, seule la dualité intensive de l'homme, degré de durée d'un côté, intelligence logique de l'autre permet de comprendre la genèse de l'idée de néant elle-même. La « critique des idées négatives », essentielle à la compréhension du bergsonisme, comme l'ont montré par exemple Wahl, Jankélévitch ou Deleuze, mais aussi Merleau-Ponty, n'est ainsi pas séparable du reste de sa pensée. À côté du néant, et répondant chacune à un problème spécifique, ou plutôt correspondant chacune à un faux problème spécifique, il y a en effet d'autres idées négatives, ainsi le désordre (voir le troisième chapitre de L'Évolution créatrice) et le possible (voir Le Possible et le réel dans La Pensée et le mouvant). Citons seulement une définition pour chacune de ces idées dont la critique est elle aussi une partie intégrante de la philosophie de Bergson. « L'idée de désordre a un sens défini dans le domaine de l'industrie humaine, ou, comme nous disons, de la fabrication, mais non pas dans celui de la création. Le désordre est simplement l'ordre que nous ne cherchons pas» (PM, 13381108). « Le possible n'est que le réel, avec en plus un acte de l'esprit qui en rejette l'image dans le passé une fois qu'il s'est produit» (PM, 1339/110).
Perception * « J'appelle matière l'ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images, rapportées à l'action possible d'une certaine image déterminée, mon corps» (MM, 173/17). « Notre perception, à l'état pur, ferait donc véritablement partie des choses» (id., 212/66-67). « Percevoir consiste à détacher de l'ensemble des objets, l'action possible de mon corps sur eux. La perception n'est alors qu'une sélection. Elle ne crée rien, son rôle est au contraire d'éliminer de l'ensemble des images toutes celles sur lesquelles je n'aurais aucune prise, puis de chacune des images retenues elles-mêmes, tout ce qui n'intéresse pas les besoins de l'image que j'appelle mon corps. Telle est du moins l'explication très simplifiée [ ... ] de ce que nous avons appelé la perception pure» (id., 360/257). « Dal).s l'espace d'une seconde, la lumière rouge [... ] accomplit 400 trillions de vibrations successives» (id., 340/230). « Percevoir consiste en somme à condenser des périodes énormes d'une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d'une vie plus
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intense [ ... ]. Percevoir signifie immobiliser)} (MM, 342/233). « La perception concrète synthèse vivante de la perception pure et de la mémoire pure, résume nécessairement dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments» (id., 376/278). La perception est donc la représentation d'objets isolés pourvus de qualités sensibles, obtenue par sélection d'images dans le tout de la matière, et contraction qualitative de son rythme temporel. Elle est donc double pure (ce qu'elle est d'abord en droit), elle consiste pour un corps vivant à découper des objets isolés (ou des images) sur le fond de la matière, en fonction de son action possible et de ses besoins, et à s'y rapporter de façon consciente; concrète (ce qu'elle est toujours aussi en fait), elle ajoute à ces contours spatiaux les qualités sensibles qui résultent d'une contraction opérée par la mémoire, en fonction de son rythme propre, sur les rythmes et les qualités mêmes de la matière.
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La portée critique de cette analyse ou de cette définition est nette, à la fois quant au statut et à la vérité de la perception la perception n'est pas une copie mentale des choses, puisque les images, mais aussi les qualités, font partie des choses. Elle est pourtant toujours affectée d'un coefficient de relativité ou de subjectivité d'abord par le découpage des images, relatif aux besoins du corps, puis par la contraction des mouvements et des qualités, relative cette fois aux rythmes de la mémoire ou à l'intensité de la durée. Mais cette relativité n'efface jamais la présence, à côté de la perception, du reste de la matière dont elle est tirée, qui lui donne son caractère absolu. Le pragmatisme bergsonien n'est pas un relativisme; l'idéalisme des « images» reste un réalisme de la totalité matérielle ou de la « durée ». La force de cette théorie vient donc aussi de la distinction radicale de ces deux actes sélection et contraction, qui retrouve autrement la distinction de l'objet spatial et des qualités sensibles, en l'inversant contrairement à ce que pensait Descartes, ce qu'il y a de plus relatif dans notre perception, c'est l'aspect spatial et géométrique des choses, et ce qu'il y a de plus absolu, c'est l'aspect sensible et qualitatif. Mais plus généralement, la perception est l'acte primitif, le point de contact entre deux réalités différentes. Pure ou concrète, elle est une double intersection, une double synthèse, une double « contradiction réalisée» (MM, 339/229 «ce caractère mixte de notre perception immédiate, cette apparence de contradiction réalisée»).
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Ces difficultés sont surmontées, ici comme ailleurs, par une conception intensive de la perception, en termes de degrés, qui permet trois pas décisifs un passage à la limite grâce à la notion de perception pure (au-delà de l'idéalisme et du réalisme); une hiérarchisation biologique et pragmatique; enfin une intensification psychologique, individuelle, menant aux confins de l'art et de la morale. La perception est un lien biologique universel et générique mais aussi une individualisation permanente, contact avec le monde mais aussi histoire individuelle.
Philosophie
* « Quand on a profité de la naissante lueur qui, éclairant le passage de l'immédiat à l'utile, commence l'aube de notre expérience humaine, il reste à reconstituer, avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe même qui s'étend dans l'obsc!lrité derrière eux. [ ... ] La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d'intégration » (MM, 3211206) « Philosopher consiste à invertir le travail habituel de la pensée» (PM, 14221214). « La philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine» (id., 14251218). «L'essence de la philosophie est l'esprit de simplicité [ ... ] Toujours nous trouvons que la complication est superficielle, la construction un accessoire, la synthèse une apparence philosopher est un acte simple » (PM, 1363/139). « Sans doute l'intuition comporte bien des degrés d'intensité, et la philosophie bien des degrés de profondeur; mais l'esprit qu'on aura ramené à la durée réelle vivra déjà de la vie intuitive et sa connaissance des choses sera déjà philosophie» (id., 1364/140). «De toute manière, la philosophie nous aura élevés au-dessus de la condition humaine » (PM, 1292/51). La philosophie est donc la connaissance qui se détache de l'action humaine pour accéder à l'intuition du réel.
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Cette définition suppose celles de l'action, comme limite pragmatique et donc contingente de notre connaissance, et de l'intuition de la durée qui permet et impose de la dépasser. Ce qu'elle ajoute cependant, c'est l'idée d'un effort méthodique et collectif de connaissance qui prolonge cette intuition individuelle et ponctuelle, et se distingue ainsi des autres modes de celle-ci, dans l'acte libre, la création esthétique ou l'expérience morale et mystique. La philosophie combine donc pensée individuelle et
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visée universelle, intuition unique et savoir encyclopédique. Elle ne peut en tout cas se contenter d'être critique de la connaissance ou système unitaire.
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Que la philosophie ainsi entendue soit possible ne peut donc pas se prouver à l'avance plus même que par les textes de méthode réunis dans le dernier recueil de Bergson, La Pensée et le mouvant, elle ne peut s'illustrer ou se critiquer que par la lecture de ses livres.
Réalisme / Idéalisme
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« Se demander si l'uni vers existe dans notre pensée seulement ou en dehors d'elle, c'est [ ... ] énoncer le problème en termes insolubles, à supposer qu'ils soient intelligibles. [ ... ] La question posée entre le réalisme et l'idéalisme devient alors très claire quels sont les rapports que ces deux systèmes d'images [de la science ou matière et de la conscience ou perception] soutiennent entre eux? Et il est aisé de voir que l'idéalisme subjectif consiste à faire dériver le premier système du second, le réalisme matérialiste à tirer le second du premier» (MM, 176177/21). « L'idéalisme est un système de notation qui implique que tout l'essentiel de la matière est étalé ou étal able dans la représentation que nous en avons, et que les articulations du réel sont celles-mêmes de notre représentation. Le réalisme repose sur l'hypothèse inverse [et affirme.] que les divisions et articulatiOns visibles dans notre représentation sont purement relatives à notre faculté de percevoir. Nous ne doutons pas d'ailleurs qu'on ne puisse donner des définitions plus profondes des deux tendances idéaliste et réaliste [ ... ] Nous même, dans un travail antérieur, nous avons pris les mots « réalisme» et « idéalisme» dans un sens assez différent» (ES, 962/194-195). Le réalisme et l'idéalisme sont donc deux hypothèses opposées sur les rapports entre la réalité et la représentation que nous en avons le réalisme distingue la réalité de notre représentation, et cherche même à dériver la seconde de la première, l'idéalisme ne distingue pas en nature la réalité de notre représentation, et réduit l'écart entre les deux à une différence entre deux sortes de représentation.
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L'opposition du réalisme et de l'idéalisme relève donc de la théorie de la connaissance, son problème de départ étant l'écart entre notre connaissance (et d'abord notre perception) du réel et ce que le réel est en lui-même, en soi, indépendamment de nous. On peut distinguer entre 55
deux degrés de la définition, mais il y a une erreur commune à ces deux systèmes dans les deux cas situer les deux termes du problème, le réel et notre connaissance, sur le même plan théorique, sans introduire l'action comme dérivation entre les deux. Du coup, pour expliquer leur différence, se creuse un gouffre ontologique entre notre conscience et le monde. En revanche, si on introduit l'action pour expliquer la différence entre deux rapports de la conscience au monde, on peut penser ces deux rapports sans introduire de coupure radicale entre les deux termes qu'ils relient, et sur un même niveau de réalité. La distinction entre idéalisme et réalisme est inconsciente et source de multiples illusions. Il faut faire, selon Bergson, une « concession» de type pragmatique à l'idéalisme (voir ici même «images »), mais qui renvoie en même temps à une affirmation réaliste, à travers la différence irréductible de rythme et donc de nature entre la durée de la matière et la nôtre (d'où la célèbre première phrase de l'Avant-propos à Matière et Mémoire «ce livre affirme la réalité de l'esprit, la réalité de la matière et essaie de déterminer le rapport de l'un à l'autre sur un exemple précis... et aussitôt la suite «idéalisme et réalisme dont deux thèses également excessives », p. 16111). Ainsi la question des rapports entre réalisme et idéalisme est-elle bien au centre de la philosophie de Bergson et de ses relations avec les grandes doctrines de l'histoire de la philosophie.
*** L'opposition des doctrines est une constante de la méthode critique bergsonienne sur les problèmes et surtout les «faux problèmes» fondamentaux de la philosophie. Ainsi entre partisans et adversaires du libre-arbitre, mécanisme et finalisme, etc. Mais Bergson accorde aussi une fonction technique et positive aux « mots en isme », à condition de bien les adapter aux doctrines singulières. La question u'est donc pas de savoir, par exemple, si Bergson est réaliste, mais quel est le réalisme de Bergson. Religion
* «Envisagée
de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence» (DS, 1078/127) «Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l'inteiligence, de l'inévitabilité de la mort )} (id., 1086/137). « Tel est donc le rôle, telle est la signification de la religion que nous avons
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appelée statique ou naturelle. La religion est ce qui doit combler, chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l'attachement à la vie» (id., 1154/223). « Il est vrai qu'on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. [... ] Mais faudrait-il alors parler encore de religion? [ ... ] Il Y a bien des raisons [ ... ] pour parler de religion dans les deux cas. D'abord le mysticisme [ ... ] a beau transporter l'âme sur un autre plan il ne lui en assure pas moins, sous une forme éminente, la sécurité et la sérénité que la religion statique a pour fonction de procurer. Mais surtout il faut considérer que le mysticisme pur est une essence rare, qu'on le rencontre le plus souvent à l'état de dilution... En se plaçant à ce point de vue, on apercevrait une série de transitions, et comme des différences de degré, là où réellement il y a une différence radicale de nature. » (OS, 1154-1156/223-225). La religion est donc l'ensemble des représentations individuelles et des institutions sociales que la vie oppose aux effets de l'intelligence humaine, sur lesquelles vient se greffer tout autre chose, le mysticisme, par quoi certains individus dépassent l'espèce humaine elle-même. La religion se définit donc d'abord par ses effets ou sa fonction contrecarrer les « effets pervers» pour ainsi dire de l'intelligence; puis par son moyen ou ce qui assure cette fonction dans l'espèce humaine l'ensemble des représentations agissantes ou idéo-motrices issues de la fonction fabulatrice, et des institutions ainsi suscitées dans toute société à des fins de cohésion et de clôture ; mais ces effets peuvent être remplis par un autre moyen ou plutôt obtenus depuis une autre source, différente en nature, même si elle peut et de fait vient toujours se greffer sur ce fondement naturel il s'agit de l'expérience mystique, qui rompt avec la religion « statique », et dont le mélange avec elle donne lieu à ce mixte qu'est la « religion dynamique» elle-même.
** La portée critique de cette définition concerne aussi bien l'histoire des religions que la sociologie la religion est pour Bergson doublement dépassée par la vie et fondée sur elle. Mais elle concerne aussi la pure philosophie « de)) la religion qui lui attribuerait un rôle spéculatif indépendamment de sa fonction pragmatique et même biologique. Le risque de «réduction)) biologique est cependant doublement évité, d'abord par la spécificité humaine que la religion ne vient contrecarrer que par un instinct « virtuel )), qui suppose donc l'intelligence de façon paradoxale, mais aussi et surtout par la dualité même du « religieux )). Il en est ici comme dans le cas de la mémoire la distinction de nature 57
permet d'opposer deux types de priorité, une priorité pragmatique de la mémoire habitude ou de la religion statique, mais inversement une priorité absolue et métaphysique de la mémoire pure ou de la religion dynamique, mémoire ou religion « par excellence ».
*** Le mélange est constitutif de l'histoire des religions, et ne peut se comprendre que sur le fond de la différence de nature. Une fois de plus, le risque est d'interpréter la différence de degré comme une différence de quantité dans un genre commun, et non comme une différence de qualité reposant sur une différence « radicale de nature », donc d'origine et de destination. Science
* « La science a pour principal objet de prévoir et de mesurer or on ne prévoit les phénomènes physiques qu'à la condition de supposer qu'ils ne durent pas comme nous, et on ne mesure que de l'espace» (DI, 150/173). « L'entendement, dont le rôle est d'opérer sur des éléments stables, peut chercher la stabilité soit dans des relations, soit dans des choses. En tant qu'il travaille sur des concepts de relations, il aboutit au symbolisme scientifique.» (PM, 1427/219-220). « Si la science [ ... ] prétend être une immense mathématique, un système unique de relations qui emprisonne la totalité du réel dans un filet monté d'avance, elle devient une connaissance purement relative à l'entendement humain. (id., 1428/221-222). «Dès qu'elle revient à la matière inerte, la science qui procède de la pure intelligence se retrouve chez elle. [ ... ] Elle vise, avant tout, à nous rendre maîtres de la matière. [... ] Nous trouvons que les articulations de l'intelligence viennent s'appliquer exactement sur celles de la matière. Nous ne voyons donc pas pourquoi la science de la matière n'atteindrait pas un absolu» (PM, 1280/36). « C'est dire que science et métaphysique différeront d'objet et de méthode, mais qu'elles communieront dans l'expérience» (id., 1287/44). La science est donc la connaissance et la maîtrise mathématique, par l'intelligence humaine, de la partie du réel qui s'y prête. Trois aspects caractérisent la science son origine et son but dans la nature humaine (issue de l'intelligence, elle a un but pratique et technique) ; sa méthode et sa structure, fondées sur l'espace et la mesure mathématique, qui lui assurent précision et maîtrise; enfin et surtout son objet, qui doit être compatible avec cette méthode, et qui pose un 58
problème spécifique soit il s'agit d'une abstraction opérée sur le réel pour le rendre compatible avec le symbolisme mathématique, soit la structure même du réel est mathématique. Dans le premier cas, la science est une connaissance relative et tout contact avec le réel absolu devra être assurée par une intuition d'un autre ordre; dans le second cas, le contact de la science avec son objet propre, la matière, sera déjà pleinement intuitif et absolu.
** Cette notion de la « science» présente donc deux aspects critiques, un aspect fondateur, et une évolution interne. Ses aspects critiques consistent dans l'origine naturelle ou même biologique et la visée technique attribuées à « la science» en général, mais aussi sa restriction à une partie limitée du réel; son aspect fondateur est l'autonomie de plein droit d'une connaissance spatiale, géométrique, intellectuelle, qui fait des mathématiques et de la physique mathématique le modèle de la science, rendant profondément mixte le cas des autres sciences, notamment biologie et psychologie (dans une dualité et un mélange avec la philosophie et l'intuition) ; enfin, son évolution interne porte sur le rapport de la science à son objet, d'abord symbolique et fictif (dans Matière et Mémoire notamment, hormis le cas des intuitions mathématiques ou physiques, la différentielle ou la structure intime des mouvements de l'univers), puis, quand est affirmée la nature spatiale de la matière dans L'Évolution créatrice, intuitif et absolu (qui conduit à l'évaluation de la théorie de la relativité d'Einstein dans Durée et simultanéité notamment). Tous ces aspects expliquent la profondeur des enjeux polémiques rencontrés sur ce point précis par le bergsonisme. *** Cette définition de la science pure autorise donc une classification intensive des sciences, selon une échelle méthodologique correspondant à une échelle du réel lui-même. L'erreur de la science est, selon Bergson, de vouloir être pure partout: c'est le mythe de la mathesis universalis. La limite de la science reste pour lui la partie du réel où il y a durée, et création. Simultanéité
* « Le trait d'union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu'on pourrait définir l'intersection du temps avec l'espace» (DI, 74/82). « Les théoriciens de la Relativité ne parlent jamais que de la simultanéité de deux instants. Avant celle-là, il en est pourtant une autre, 59
dont l'idée est plus naturelle la simultanéité de deux flux. [ ... ] Nous appelons alors simultanés deux flux extérieurs qui occupent la même durée parce qu'ils tiennent l'Ull et l'autre dans la durée d'un même troisième, le nôtre cette durée n'est que la nôtre quand notre conscience ne regarde que nous, mais elle devient également la leur, quand notre attention embrasse les trois flux dans un seul acte indivisible» (DSi, 105-106/67-68). « Mais nous formons naturellement l'idée d'instant et aussi celle d'instants simultanés dès que nous avons pris l'habitude de convertir le temps en espace. [ ... ] Il faut cette simultanéité dans l'instant pour 10 noter la simultanéité d'un phénomène et d'un moment d'horloge, 2° pointer tout le long de notre propre durée les simultanéités de ces moments avec des moments de notre durée qui sont créés par l'acte de pointage lui-même» (id. 106-108/68-70).« Il faut donc distinguer entre deux espèces de simultanéité, deux espèces de succession. La première est intérieure aux événements, elle fait partie de leur matérialité, elle vient d'eux. L'autre est simplement plaquée sur eux par un observateur extérieur au système» (id., 142/125). La simultanéité est donc la relation ou le contact entre une durée et une autre réalité. Elle peut prendre deux formes intersection instantanée et artificielle, en ce qu'elle suppose l'interruption de la durée et la représentation de l'espace, ou recouvrement continu et contemporain d'une durée intérieure et d'autres flux supposant eux-mêmes d'autres durées. Elle suppose en tout cas la donation d'une durée, et permet sa relation avec son autre, qu'il s'agisse d'une altérité radicale, spatiale, d'une autre durée par le biais de l'espace (par exemple dans la perception), ou enfin directement d'autres durées. La notion de simultanéité est donc fondamentale pour penser la relation, ou plutôt les deux modes opposés de relation, entre les êtres.
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La notion de simultanéité a un rôle technique aussi bien dans l'Essai de 1889 que dans Durée et simultanéité, en 1922, pour penser le passage de la durée à sa mesure, ou encore de la durée au temps homogène. Elle est également intrinsèquement liée à la question de l'instant, fictif selon Bergson en ce qu'il suppose la spatialisation de la durée, mais fiction indispensable à sa maîtrise mathématiqu.e et scientifique. Dans le livre de 1922, où elle complète la notion de durée même, la distinction de deux simultanéités permet à la fois de répondre à une certaine interprétation philosophique de la doctrine d'Einstein, et de compléter la doctrine de
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Bergson lui-même sur un point essentiel, à savoir la relation entre les durées.
*** La distinction entre deux simultanéités, apparue seulement en 1922, est donc lisible en creux dans toute l'œuvre pour penser, à côté du contact spatial ou perceptif, une participation temporelle entre les durées. Ainsi se découvre même le lien inapparent entre les travaux ultimes de Bergson sur la relativité d'un côté et sur l'expérience mystique de l'autre l'un et l'autre supposent une relation immanente entre des durées différentes ou des degrés différents de durée. La simultanéité sous ses deux formes est donc une pièce essentielle de la philosophie de Bergson, permettant de trancher, entre « monisme» et « pluralisme », pour son unité et sa diversité proprement intensives. Vie
* « Au-dessous des principes de la spéculation [ ... ] il Y a [ ... ] la nécessité où nous sommes de vivre, c'est-à-dire, en réalité, d'agir. [ ... ] Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre» (MM, 333-334/221-222). «Vivre consiste à vieillir» (PM, 1397/183). « Comme l'univers dans son ensemble, comme chaque être conscient pris à part, l'organisme qui vit est chose qui dure» (EC, 507115). «La vie est, avant tout, une tendance à agir sur la matière brute» (EC, 577/97). « La vie, c'est-à-dire la conscience lancée à travers la matière. » (649/183). « L'élan de vie dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. [ ... ] Il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d'indétermination et de liberté» (id., 708/252). «Avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. [ ... ] La vie est précisément la liberté s'insérant dans la nécessité et la tournant à son profit )) (ES, p. 824/13). La vie est donc le principe d'action sur la matière qui se manifeste à travers l'évolution des espèces, le mouvement de chaque organisme, la liberté et la création en général. En tant qu'elle se manifeste à travers une diversité de tendances, d'espèces et d'organismes, la vie est d'abord un principe et une exigence d'action qui se traduit par des contraintes et des besoins ; comme principe d'action opposé à la matière, la vie est une force ou un élan unique et d'ailleurs limité, de création en général, une origine commune à laquelle 61
on remonte par analogie et par déduction; comme source de liberté et de création, elle relève d'un principe psychologique et manifeste un degré de conscience et de durée, dont chaque être vivant et conscient sent l'analogue en soi.
** Ainsi la notion de vie a-t-elle dans l'œuvre de Bergson deux sens et deux usages complètement opposés en apparence la pure contrainte pragmatique d'un côté, la pure durée et liberté organiques et créatrices de l'autre. C'est seulement avec l'étude de la vie elle-même, du phénomène biologique comme tel, dans L'Évolution créatrice, que l'unité et l'opposition de ces deux sens sont expliqués et rendus compatibles. De fait, la vie se manifeste d'abord à travers ses résultats, organismes et espèces, soumis aux contraintes de l'action sur la matière; mais ce résultat renvoie à un élan et une création primitives; ce sont eux qui portent l'essence de la vie, laquelle se retrouve en toute conscience et en toute durée. C'est ainsi que la vie, d'abord opposée à l'esprit et la durée, autant et plus qu'à la matière, devient la source au moins analogique de l'esprit et de la durée, et même de la matière, si celle-ci a sa vie propre. On comprend aussi les trois polémiques fondamentales qui entourent la notion de vie dans l'œuvre de Bergson le pragmatisme en théorie de la connaissance, le finalisme et le vitalisme en philosophie de la vie proprement dite, enfin le naturalisme et les métaphores biologiques pour penser l'esprit et l'action, l'acte libre notamment. Il suffit cependant de cette remarque pour sentir que l'originalité même de la doctrine de Bergson tient à l'articulation de ces différents points de vue dans une même doctrine, où la vie est en effet appelée à un rôle central. *** En tous ses usages, la vie est une notion souple et intensive, mais surtout dans les deux derniers, donc dans son évolution même, les espèces manifestant son essence à des degrés divers, mais aussi dans la sphère de la conscience, qui peut passer d'une vie purement mécanique à une « vie intuitive» voire une « vie divine ». Dans les deux cas, la notion de vie est souple parce qu'elle se situe elle-même entre des degrés de réalité et ne constitue pas un terme explicatif ultime et unique entre durée (ou conscience) et matière, elle est ce mixte mouvant, notre être même.
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Sommaire
Introduction ............................................................................................. 3 Note bibliographique (et abréviations) ................................................... 8 Notions Action ...................................................................................................... 9
Affections (sensations) ........................................................................... 10 Art ........................................................................................................... Il Cerveau ................................................................................................... 13 Comique ................................................................................................. 14
Conscience ............................................................................................. 15 Création ................................................................................................ .. 17 Dieu ............................................................. ,.......................................... 19 Durée ...................................................................................................... 20 Élan vital .............. .................................................................................. 22 Espace .................................................................................................... 23 Esprit ...................................................................................................... 25
Fonction fabulatrice ................................................................................ .26 Idées générales ....................................................................................... 27 Images .................................................................................................... 29 Inconscient ............................................................................................. 31 Instinct .................................................................................................... 32 Intelligence .............................................................................................. 34 Intensité (concepts souples) .................................................................... 35 Intuition .................................................................................................. 37 Liberté .................................................................................................... 39 Matière .................................................................................................... 41
Mémoire ................................................................................................. 42 Métaphysique ......................................................................................... 44 Mouvement ............................................................................................ 46 Multiplicité qualitative .......................................................................... .47 Mysticisme ............................................................................................. 49 Néant ...................................................................................................... 50 Perception ............................................................................................... 52
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Philosophie ............................................................................................. 54 Réalisme / Idéalisme .............................................................................. 55 Religion .................................................................................................. 56 Science .................................................................................................... 58 Simultanéité ........................................................................................... .59 Vie .......................................................................................................... 61
Aubin Imprimeur LIGUGE. POITIERS
Achev" d'imprimer en juin 2000 N" d'impression L 60249 n"pôI légal juin 2000 1 Imprimé en France