Le vocabulaire de
Paul Ricœur Olivier Abel Professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de Paris
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Le vocabulaire de
Paul Ricœur Olivier Abel Professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de Paris
Jérôme Porée Docteur en philosophie Professeur des Universités
Dans la collection
Vocabulaire de...
Arendt, par A. Amiel • Aristote, par P Pellegrin • Bachelard, par J.-Cl. Pariente· Bacon, par Th. Gontier· Bentham, par J.-P. Cléro et Ch. Laval· Bergson, par F. Wonns • Berkeley, par Ph. Hamou • Bourdieu, par Ch. Chauviré et O. Fontaine· Comte, par J. Grange· Condillac, par A. Bertrand· Deleuze, par F. Zourabichvilli • Derrida, par Ch. Ramond· Descartes, par F. de Buzon et D. Kambouchner· Diderot, par A. Ibrahim· Duns Scot, par Ch. Cervellon • Épicure, par J.-F. Balaudé • Fichte, par B. Bourgeois· Foucault, par J. Revel • Frege, par A. Benmakhlouf· Freud, par P.-L. Assoun· Girard, par Ch. Ramond • Goodman, par P.-A. Huglo • Habermas, par Ch. Bouchindhomme • Hayek, par L. Francatel-Prost· Hegel, par B. Bourgeois· Heidegger, par J.-M. Vaysse· Hobbes, par J. Terrel • Hume, par Ph. Saltel • Husserl, par J. English • Jung, par A. Agnel (coord.) • Kant, par J.-M. Vaysse· Kierkegaard, par H. Politis· Lacan, par J.-P. Cléro • Leibniz, par M. de Gaudemar • L'école de Francfort, par Y. Cusset et S. Haber· Lévinas, par R. Calin et F.-D. Sebbah • Lévi-Strauss, par P. Maniglier· Locke, par M. Parmentier· Machiavel, par Th. Ménissier· Maine de Biran, par P. Montebello· MaÎtre Eckhart, par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière • Malebranche, par Ph. Desoche • Malraux, par J.-P. Zarader • Marx, par E. Renault· MerleauPont y, par P. Dupond· Montaigne, par P. Magnard· Montesquieu, par c. Spector • Nietzsche, par P. Wotling • Ockham, par Ch. Grellard et K. S. Ong-Van-Cung • Pascal, par P Magnard· Plotan, par L. Brisson et J.-F. Pradeau • Plotin, par A. Pigler • Présocratiques, par 1.-F. Balaudé • Quine, par J. G. Rossi· Ravaisson, par J.-M. Le Lannou· Rousseau, par A. Charrak • Russell, par A. Benmakhlouf • Saint Augustin, par Ch. Nadeau • Saint Simon, par P. Musso· Saint Thomas d'Aquin, par M. Nodé-Langlois • Sartre, par Ph. Cabestan et A. Tomes· Sceptiques, par E. Naya
• Schelling, par P. David· Schopenhauer, par A. Roger· Spinoza, par Ch. Ramond· Stoïciens, par Suarez, par J.-P Coujou· Tocqueville, par A. Amiel· Valéry, par M. Philippon • Vico, par P. Girard· Voltaire, par G. Waterlot· Wittgenstein, par Ch. Chauviré et 1. Sackur
V Laurand·
Bouddhisme, par S. Arguillère· La sociologie de l'action, par A. Ogien et L. Queré
ISBN 978-2-7298-3247-6 © Ellipses Édition Marketing S.A., 2007 - www.editions-ellipses.fr 32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15 Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L.122-S.2° et 3°a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite» (Art. L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Rarement auteur s'est autant appuyé sur la langue telle qu'elle est. Ricœur ne s'est pas créé une langue propre, et il a peu forgé de mots nouveaux. Pourquoi forcer les mots à jouer? Quand on les laisse ils jouent tellement plus, et tellement mieux! Mais Ricœur a observé et discerné des usages déjà là, qu'il a soigneusement cherché à mettre en ordre. Ces trésors du langage ordinaire font pour lui partie de notre précompréhension des questions, et plutôt que croire pouvoir en faire table rase en commençant par des définitions pures, il vaut toujours mieux partir de ces sources non-philosophiques de la philosophie. La réflexion est seconde. Comme Ricœur dit, « nous survenons au beau milieu d'une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution ». Quelle est donc cette contribution? Interpréter, n'est-ce que démêler la polysémie des notions? On trouve des chapitres entiers consacrés à ce démêlage, sur la représentance, ou sur la ressemblance par exemple, et un livre explore le seul champ sémantique du mot reconnaissance. Et lire, n'est-ce qu'adopter le vocabulaire d'autrui et lui faire crédit au point de plier notre discours à épouser le sien, à le reconstruire de l'intérieur ? Certains des livres de Ricœur sont comme une mise en dialogue de fiches de lectures successives, alors où se tient Ricœur? C'est qu'en défaisant et en refaisant patiemment le champ conceptuel d'un terme ou la syntaxe d'un discours, il ne cesse d'en chercher à chaque fois les articulations internes, les limites ou les impasses. Où l'éthique cède-t-elle la place à la
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morale? Comment l'histoire et la mémoire interfèrent-elles? Ces questions prosaïques de mots, de sens des mots que nous employons, sont les grandes questions de la philosophie de Ricœur, sa manière de reconstruire autrement les champs notionnels. Or en creusant certaines apories, en approfondissant certains paradoxes, il arrive qu'il opère des retournements ou des déplacements de sens, qui rapprochent des concepts éloignés, au point d'en faire des « métaphores vives». Celles-ci font sentir et comprendre les choses autrement. Mais ce ne sont pas des échappées ou des saillies sans règle: c'est au contraire la rigueur des règles discernées qui fait ressortir et mesurer ces paradoxes et ces écarts avec le sens ordinaire des termes. Ricœur nous offre alors des formules qui sont de véritables trouvailles, qui montrent là où il se tient, et expriment son engagement bien plus qu'une quelconque synthèse. Il invente des concepts inachevés mais astucieux, qui font bien voir ce qu'ils laissent, leurs résidus de perplexité. Si l'on peut ainsi résumer en trois alinéas la démarche de Ricœur, heureusement ou malheureusement, un vocabulaire de Ricœur doit quand même tenir compte de la complexité et de la difficulté de ses textes, d'autant plus sensible ici que nous avons tenté chaque fois que possible de les laisser parler par eux-mêmes. Leur complexité réside dans le fait qu'il tient scrupuleusement compte des lexiques spécialisés de chacun des thèmes qu'il traite, comme s'il s'adressait chaque fois à ceux qui ont le plus fait progresser la recherche. En outre les mêmes thèmes peuvent avoir été abordés diversement par la philosophie analytique anglo-saxonne et par l'analyse structurale, par exemple, ce qui le conduit à des montages conceptuels délicats. Luimême d'ailleurs a varié les méthodes, et donc les vocabulaires il a greffé une démarche herméneutique sur la phénoménologie, et largement infléchi ensuite l'herméneutique vers la poétique de la métaphore ou du récit. Tout cela donne un résultat complexe, même si chaque élément pris isolément est assez facile.
Cependant Ricœur est par ailleurs souvent difficile, même là où il est le plus simple. C'est qu'il va chercher des chemins ardus et inusités, y engage quelque chose d'existentiel, à la limite du témoignage en première personne, honore des conflits insolubles, s'attarde dans ce que l'on croit des impasses, et oblige son lecteur à soutenir la tension de rapprochements ou de distanciations inhabituels. À tout cela le lecteur parfois rechigne. Mais c'est dans ces parages justement qu'il trouve parfois des formules qui « donnent à penser» et placent «le langage en état d'émergence ». Et c'est là que l'on prend pleinement la mesure de l'ampleur éthique, au sens spinoziste, de l'ensemble de la démarche de Ricœur. Cette respectueuse docilité à la complexité des vocabulaires et à leurs interférences, d'une part, ce courage difficile de confronter des mondes de langage que tout éloigne, d'autre part, nous font entrevoir ici ce que peut être la langue si vivante de Ricœur - sur un échantillon arbitraire mais que nous espérons néanmoins représentatif. Cette double qualité explique son importance pour la mémoire philosophique. On se souviendra longtemps de l'ordre et du désordre qu'il a mis dans les mots.
Affirmation « L'être a-t-il la priorité sur le néant au cœur de l'homme? » C'est ce dont fait douter parfois celui-ci par son singulier « pouvoir de négation» (RY, poche 378). Mais la négation, sous ses multiples aspects - refus, recul, limitation, doute, crainte, angoisse - « n'est jamais que l'envers d'une affirmation plus originaire» (ibid., 394) qu'expriment en chacun la transitivité du désir et la continuité de l'effort pour exister. D'une telle affirmation, il n'existe, certes, nulle preuve objective. Mais elle est attestée par notre capacité d'affronter les situations les plus désespérées. Et elle est ressentie dans toutes les autres comme la simple « joie d'exister» (HF, 153) - une joie qu'il faut donc dire elle-même « plus originaire que toute angoisse qui se croirait originaire» CRY, poche 358) et plus riche de promesses que celle-ci ne l'est d'assurances relatives à notre finitude.
Le primat de l'affirmation - d'une affirmation tenue pour l'être même de l'homme - est reçu explicitement de Nabert, qui prend soin d'ailleurs, dans ses Éléments pour une éthique, de différencier l'affirmation « subjective» de soi de 1'« affirmation absolue)} qui la fonde et qui se montre irréductible ainsi à toute psychologie et même à toute anthropologie (op. dt., 68). Cette différence, selon Nabert, détermine la tâche de la réflexion, définie précisément comme l'appropriation, par le moi, de cette affirmation absolue. Encore faut-il, certes, que celle-ci soit d'abord « rendue sensible» à elle-même (ibid., 72) c'était, chez Fichte, la fonction du « choc» (Anstoss) ; c'est chez Nabert celle d'expériences négatives telles que la faute, l'échec ou la solitude. Mais la négation, si elle est épistémologiquement première, est ontologiquement seconde: c'est seulement la condition qui révèle à la conscience finie le mouvement premier de l'affirmation. Pour Ricœur, de même, si « l'affirmation originaire ne devient homme qu'en traversant la négation », il ne s'ensuit pas « que l'homme soit cette négation même» (RF, 153). Sartre est
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d'abord visé «sa description des "actes néantisants" - de l'absence au refus, au doute et à l'angoisse - rend bien compte de la promotion de l'homme comme non-chose; mais l'être de la chose n'est pas tout l'être» ; il ne doit donc pas occulter « la puissance d'affirmation qui nous constitue» (ibid.). Cette puissance d'affirmation est ignorée aussi, d'une autre façon, de l'ontologie heideggerienne, dont tout l'effort consiste à réduire l'existence à sa « finitude », comprise elle-même dans la seule perspective de 1'« être-pour-Ia-mort». Non qu'il n'y ait une« tristesse du fini» (HF, 156) et qu'elle n'affecte notre effort pour exister. Mais elle est d'une autre nature que l'angoisse du néant. Elle oblige bien plutôt à penser la réalité humaine comme le « mixte» de l'affirmation originaire et de la négation existentielle. L'homme, « c'est la joie du oui dans la tristesse du fini» (ibid.). La référence principale alors n'est plus Nabert : c'est Spinoza. Et pourtant l'affirmation originaire n'est pas réductible au ~~ vouloir-vivre ». Camus, ici, a raison contre Spinoza et contre Nietzsche: « pas de vouloir-vivre sans raison de vivre» (HV, poche 362). L'homme révolté en témoigne en disant non à sa réalité misérable, il dit oui à cette « part de lui-même» que lui désignent ensemble son devoir et son désir (ibid., 399). Mais l'expérience de la révolte soulève précisément la question du maintien de l'affirmation au cœur de la négation comment être en dépit de ce qui nous porte naturellement à ne plus être? Irréductible à toute biologie, l'ontologie de l'affirmation originaire se montre solidaire alors d'une eschatologie de l'espérance. C'est un problème de savoir comment s'assurer que l'affirmation est bien le fond de l'être. Nous manquons, en effet, de l'intuition qui dévoilerait immédiatement ce fond à notre conscience. Nous pouvons seulement interpréter les signes dans lesquels il s'extériorise (L3, poche 102). En parlant de la « structure herméneutique de l'affirmation originaire» (ibid., 133), Ricœur dépasse cependant cette première position du problème. Il inclut l'interprétation dans le mouvement même de l'affirmation. Celle-ci n'est plus, alors, l'objet d'une thèse à vérifier: elle est le
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lieu d'une « attestation» avec laquelle elle ne fait qu'un, et qui dure autant que durent notre désir et notre effort pour exister.
Altérité La définition générique de l'altérité - caractère de ce qui est autre invite à opposer cette notion à celle d'identité. L'« autre» est alors ce qui n'est pas le « même» et a pour synonymes le « contraire », le « distinct», le « changeant», etc. Cette définition cependant est insuffisante, étant donné le double sens de la notion d'identité quand elle est appliquée à notre personne: « mêmeté » et « mienneté », « immutabilité de l'idem» et « réflexivité de l'ipse» (SA, 368). L'altérité peut être conçue alors plus spécifiquement comme une dimension constitutive de l'identité prise en ce deuxième sens. Il ne faut pas cependant la réduire à l'altérité d'autrui. À la polysémie de l'identité répond la polysémie de l'altérité, dont « trois modalités» sont distinguées qui correspondent pour nous à trois « expériences de passivité» (ibid.) l'altérité d'autrui, celle de notre corps propre, celle enfin de « la voix de la conscience à moi adressée du fond de moi-même» (RF, 105). Il Ya, d'ailleurs, « deux sortes d'autrui» : « le toi des relations interpersonnelles et le chacun de la vie dans les institutions» (ibid., 80). Mais ces diverses acceptions n'épuisent pas le sens de l'altérité, qui reste pour le philosophe une « aporie» que marquent dans son discours une référence indéterminée au« Tout-Autre» et une révérence distanciée à la « foi biblique» (ibid., 82). Comme l'être, l'autre se dit en plusieurs sens. D'où la diversité des perspectives dans lesquels il s'offre à la réflexion philosophique. La première évoque la métaphysique platonicienne des« grands genres », où 1'« autre» apparaît comme une méta-catégorie reliée à toutes les autres catégories et plus spécialement à la catégorie du « même ». Aussi peut-on parler, à ce niveau déjà, d'une « dialectique du même et de l'autre» (RF, 100). Mais cette dialectique n'intéresse pas comme telle l'herméneutique
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du soi. Encore moins est-elle spécifiquement éthique. Elle manque de la distinction conceptuelle qui donne accès à la problématique de l'identité personnelle: celle de la mêmeté et de l'ipséité. Cette deuxième perspective est précisément celle qui est développée dans Soi-même comme un autre. « Comme» ne signifie pas seulement, dans ce titre, une comparaison (soi-même semblable à un autre), mais bien encore une implication (soi-même en tant qu'autre) (SA, 14). C'est pourquoi l'on ne peut réduire toute altérité, dans cette perspective non plus, à l'altérité d'autrui. Encore moins doit-on tenir cette dernière, comme Lévinas, pour l'unique fondement de l'ipséité. Non que la voix de la conscience ne puisse être comprise elle-même comme une injonction venue d'autrui (ibid., 409). Mais, si quelqu'un commande, il faut que quelqu'un réponde. Ainsi le soi ne peut pas être seulement le produit de son affection par l'autre. Mieux vaut parler ici encore d'une « dialectiq~e de l'ipséité et de l'altérité». La discussion avec Lévinas se poursuit d'ailleurs dans une troisième perspective, que l'on peut appeler pratique. Il s'agit alors de faire droit à la différence de l'éthique et du politique et d'assumer à cette fin la polysémie même d' « autrui ». Les critiques adressées à Lévinas sont les mêmes, dans cette perspective, que celles qu'avait attirées plus anciennement contre lui G. Marcel (GM et KI, 157 et suiv.). Elles trouvent leur expression positive dans la distinction du « socius» et du « prochain» (HV, poche 113 et suiv.), à laquelle sera superposée ultérieurement la distinction de la justice et de la sollicitude (SA, 254 et suiv.). La polysémie de l'altérité soulève cependant la question de savoir quel est l'autre premier en soi. Cette question est posée à propos de la voix de la conscience: « vient-elle d'une personne autre que je puis "envisager", de mes ancêtres, d'un dieu mort ou du Dieu vivant [ ... ], voire de quelque place vide?» Il est remarquable que Ricoeur conclue ici de 1'« équivocité» à 1'« aporie» de l'autre (RF, 82 j SA, 409). La philosophie de l'altérité rencontre à ce moment l'autre de la philosophie elle-même. Reste ce qui est sans doute, pour une herméneutique du soi, le plus important - du moins si cette herméneutique veut disposer d'une IIIIIIIIIIIIIII
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base phénoménologique suffisante l'articulation entre l'altérité et la passivité. Car il en résulte que « de l'intime certitude d'exister sur le mode du soi, l'être humain n'a pas la maîtrise; elle lui vient, lui advient, à la manière d'un don, d'une grâce, dont le soi ne dispose pas» (RF, 108). Ricœur en avait acquis très tôt la conviction: être soi n'est pas être par soi; et de la liberté même du soi l'on doit dire qu'elle est un pouvoir moins de« position» que d'« accueil» (VI, 36).
Amour Comme l'indique le titre de l'un de ses livres, Ricœur n'a cessé d'opposer Amour et Justice, pour tenter de les penser ensemble, et de les corriger l'un par l'autre. L'amour ne saurait abolir les règles de la justice, et d'abord celle de la r'éciprocité ; mais à l'inverse « sans le correctif du commandement d'amour, la Règle d'Or serait sans cesse tirée dans le sens d'une maxime utilitaire [ ... ] Je dirai même que l'incorporation tenace, pas à pas, d'un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes - Code pénal et Code de justice sociale constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable» (AJ, 56-58,66). À ce premier sens de l'amour du prochain et de la sollicitude doit être adjoint un sens non moins fondamental qui touche au désir érotique et à la vie: « ce sentiment fondamental, cet Éros par quoi nous sommes dans l'être, se spécifie dans une diversité de sentiments d'appartenance qui en sont en quelque sorte la schématisation» (( La fragilité affective », HF, 119). Dans son commentaire du Cantique des cantiques, il parle de « La métaphore nuptiale» c'est que l'amour érotique signifie plus que luimême et que le lien nuptial libre et fidèle, en dehors même de toute perspective de mariage ou d'enfants (PB, 446), est « la racine cachée du grand jeu métaphorique qui fait s'échanger entre elles toutes les figures de l'amour» (PB, 457). La poétique de l'amour s'oppose ici encore à la
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rhétorique de l'argumentation et de la justice, jusque dans les figures du « combat amoureux» et de la« logique de surabondance». Dans le premier sens, l'amour est donc plutôt une figure de l'agapè entendu comme amour du prochain. C'est un thème ancien chez lui: « Jusqu'au dernier jour, l'amour et la coercition chemineront côte à côte comme les deux pédagogies, tantôt convergentes, tantôt divergentes, du genre humain. La fin de cette dualité serait [ ... ] la fin de l'histoire. (<< État et violence », HV, 258-259). «A la mesure de l'amour du prochain, le lien social n'est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n'est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l'équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n'est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s'affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. » (( Le socius et le prochain », HV, 125). Comment conjuguer la justice et l'amour, l'éthique de responsabilité du magistrat et l'éthique de conviction du prophète, la logique de l'équivalence dans la rétribution et la logique du don qui déborde toute rétribution ? Jusq~e dans Parcours de la reconnaissance, l'humanité boîte entre ces deux versants. L'amour tient ici à cette approbation mutuelle d'exister qui fait les proches (PR, 280), et au besoin d'états de paix où la pure mutualité échappe à l'argumentation, à la discussion, à la comparaison (PR, 320 et suiv.). Mais très tôt aussi Ricœur refuse l'opposition entre éros et agapè, et éros est plutôt opposé à thanatos. « Je parlerais volontiers de la schématisation du bonheur dans l'élan et dans les objets du désir; un de ces objets soudain figure, dans une sorte d'immédiateté affective, le tout du désirable [... ] La fonction universelle du sentiment est de relier; il relie ce que la connaissance scinde; il me lie aux choses, aux êtres, à l'être. » (HF, 119,146-147). «Nous pressentons que le plaisir lui-même n'a pas son sens en lui-même qu'il est figuratif [ ... ] que la vie est unique, universelle, toute en tous et que c'est à ce mystère que la joie sexuelle fait participer [ ... ] Mais cette conscience vive est aussi conscience obscure, car nous savons bien que cet univers à quoi la joie sexuelle participe s'est
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effondré en nous que la sexualité est l'épave d'une Atlantide submergée. De là son énigme. » La sexualité, la merveille, l'errance, l'énigme », HV, 236). Cette orientation première vers le oui, ce crédit que Ricœur accorde au désir, sont importants pour comprendre le spinozisme discret de son éthique: l'être est vie et désir et non chose ou savoir, et c'est pourquoi l'Autre n'est pas la seule source de l'existence éthique.
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Le langage de l'amour, qu'il soit agapè ou éros, est celui de la métaphore (PR, 324-326). Dans la métaphore nuptiale, Ricoeur rapproche « la jubilation de l'homme découvrant la femme» en Genèse 2,23, et l'appel du Cantique des cantiques 8,5 « sous le pommier je t'ai réveillée », dans l'idée qu'avec le nuptial apparaît le langage non comme nomenclature mais comme parole vive et conversation (PB, 449).
Aporétique Du grec aporos, impasse. « L'énigme est une difficulté initiale, proche du cri et de la lamentation; l'aporie est une difficulté terminale, produite par le travail de la pensée; ce travail n'est pas aboli, mais inclus dans l'aporie. C'est à cette aporie que l'action et la spiritualité sont appelées à donner non une solution, mais une réponse destinée à rendre l'aporie productive, c'est-à-dire à continuer le travail de la pensée dans le registre de l'agir et du sentir» (M, 39). Ici appliquée au thème du mal, l'aporie est au coeur de bien des démarches philosophiques de Ricœur: « Temps et Récit, tome III, est entièrement construit sur le rapport entre une aporétique de la temporalité et la riposte d'une poétique de la narrativité » (SA, 118) ; et à la même page, parlant des apories de l'autodésignation ou de l'ascription d'un acte à un sujet: « Celles-ci, comme c'est généralement le cas avec les apories les plus intraitables, ne portent pas condamnation contre la philosophie qui les découvre. Bien au contraire, elles sont à mettre à son crédit». C'est par l'aporie que nous sommes renvoyés d'un discours de la méthode à un autre: « Je veux en effet
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conduire la réflexion herméneutique jusqu'au point où elle appelle, par une aporie interne, une réorientation importante, si elle veut entrer sérieusement en discussion avec les sciences du texte, de la sémiologie à l'exégèse. » (TA, 75) Ricœur parle du caractère inscrutable du temps, non seulement comme une aporie de départ à laquelle la poétique du récit peut répondre, mais comme une aporie finale, indépassable. L'identité narrative désigne davantage un problème qu'une solution, et doit de toute façon se joindre aux composantes non-narratives de la formation du sujet agissant. Il n'y a pas de temps qui comprendrait toutes les figures du temps, ni, du côté du récit, quelque chose comme une intrigue des intrigues. Enfin on ne peut ni dominer ni laisser tomber le temps, dont on ne parle toujours déjà qu'au travers des métaphores d'une culture donnée. La poétique du récit ne suffit donc pas à répondre à l'aporétique du temps, et d'ailleurs la réplique « consiste moins à résoudre les apories qu'à les faire travailler, à les rendre productives» (TR3, 374 et suiv.). C'est ainsi que l'aporie renvoie au détour des « voies longues» (CI, 10), aux variations réglées d'une pluralité méthodique d'approches dont aucune ne saurait prétendre épuiser la question. La même démarche vaut pour le mal, qui est dit avec Kant inscrutable (M, 35), et le cheminement aporétique du petit essai sur Le mal (aporie de l'explication, aporie de l'action, aporie du sentiment) est exemplaire de cette élaboration et de ce retournement qui oblige à faire appel aux sources non-philosophiques de la philosophie: tragédies, romans, droit, histoire, psychanalyse, textes bibliques. Le thème du sujet également rencontre une aporie fonda-mentale: « Au creux dépressif de l'aporie, seule la persistance de la question qui ?, en quelque sorte mise à nu par le défaut de réponse, se révèlera comme le refuge imprenable de l'attestation» (SA, 35). Ricœur s'est dit très frappé par la Krisis de Husserl, où l'on voit son enquête sur les couches les plus profondes de la phénoménologie
déboucher sur une impasse: le sujet appartient toujours déjà à un
Lebenswelt, à un « monde de la vie ». Mais la démarche est aussi foncièrement kantienne, dans la mesure où « la conscience de validité d'une méthode n'est jamais séparable de la conscience de ses limites » (CI, '34), et « accède à son expression la plus haute lorsque l'exploration du domaine où sa validité est vérifiée s'achève dans la reconnaissance des limites qui circonscrivent son domaine de validité» (TR3, 37). L'homme faillible rappelle déjà, contre Heidegger, l'inscrutabilité du schématisme - et on peut se demander à quelle aporie répondait le propos d'une « poétique de la volonté ». En amont, il y a enfin Platon, et la méthode aporétique de ses dialogues, qui oblige au détour par le mythe et par la dialectique: « Il ne s'agit pas seulement de réserver la réponse vraie et de mettre à nu la question elle-même [ ... ] il s'agit d'instaurer dans l'âme un vide, une nuit, une impuissance, une absence, qui préludent à la révélation» (EESPA, 133). Mais cette révélation même reste pour Ricœur une limite: « l'ontologie est bien la terre promise pour une philosophie qui commence par le langage et par la réflexion; mais comme Moïse, le sujet parlant et réfléchissant peut seulement l'apercevoir avant de mourir» (CI, 28).
Attestation Relative pour chacun à ses propres capacités de parler, d'agir, de raconter, de promettre, etc., l'attestation est « l'assurance» de pouvoir demeurer soi-même en toutes circonstances (SA, 351). Cette assurance est privée, certes, de la garantie attachée en droit au cogito cartésien: c'est une « croyance» que son « défaut de fondation» rend vulnérable et rapproche moins de la preuve que du témoignage. Mais elle n'en est pas moins « plus forte que tout soupçon )}. Aussi le terme qui la désigne le mieux est-il celui de « confiance» (ibid., 34). Il est aussi le plus propre à exprimer le mouvement d'affirmation qui constitue l'être même du soi. IIIIIIIIIIIIIII
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L'attestation, ainsi définie, s'inscrit dans la perspective ouverte par l'idée d'un « cogito brisé ». Elle suppose rompu le lien qui unissait, pour l'auteur des Méditations métaphysiques, la réflexion et l'intuition, et admise la place de l'interprétation dans la connaissance de soi. C'est précisément « la sorte de certitude à laquelle peut prétendre l'herméneutique du soi », une fois renvoyées dos à dos «l'exaltation épistémique » du cogito chez Descartes et son « humiliation» chez Nietzsche et ses successeurs (SA, 33). Ainsi se trouve en partie justifiée la parenté de l'attestation et du témoignage, que l'on peut en effet ranger tous deux sous la modalité du probable et créditer de ce que l'on aurait appelé autrefois une certitude morale. Dans Soi-même comme un autre, où l'attestation est élevée pour la première fois au rang d'un concept directeur, l'accent est mis cependant moins sur le connaître que sur l'agir - dont est rappelée d'ailleurs l'unité qu'il forme avec le pâtir. Aussi estelle assimilée à une espèce de « certitude pratique» et définie proprement comme « l'assurance d'être soi-même agissant et souffrant» (SA, 35). Elle n'est pas, dans cette perspective, une espèce inférieure de preuvela seule à laquelle puisse prétendre une conscience finie - mais une manière singulière de se reconnaître capable de certaines actions et de certaines passions (PR, 217). La question à laquelle elle répond n'est donc plus Suis-je? ni Que suis-je? mais Qui suis-je? Et cette question apparaît dans tous les cas inséparable d'une autre: Que puis-je? Décisive est, à cet égard, l'analyse de la promesse et de l'assurance qu'elle implique de pouvoir tenir parole. Car ce pouvoir spécifique en suppose un autre, plus général celui de se maintenir soi-même en dépit des changements extérieurs et intérieurs. Mais ce pouvoir lui-même, d'où vient-il? « Si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir?» (SA, 393) La promesse répond encore à cette question: elle fait d'autrui le témoin et le garant de mes propres engagements. Il devient clair alors que « l'altérité ne s'ajoute pas du dehors à l'ipséité» mais appartient à sa constitution ontologique. Or « l'altérité s'atteste seulement dans des expériences disparates» qui sont toutes des « expé-
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riences de passivité ». C'est ce qui oblige à parler d'une « attestation ellemême brisée» (ibid., 368). Et c'est ce qui, surtout, révèle «l'unité profonde de l'attestation de soi et de l'injonction venue de l'autre » (ibid., 409). Cette « attestation-injonction» diffère, en dépit d'une certaine ressemblance formelle, de 1'« attestation-résolution» impliquée dans l'analyse heideggerienne de la « voix de la conscience» (Être et Temps, § 60), qui est « une voix qui ne dit rien et qui se borne à renvoyer le Dasein à son pouvoir-être le plus propre» c'est« un appel à vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes» (ibid., 405). S'il n'est pas aisé de s'orienter dans le réseau sémantique de 1'« attestation », où s'entrecroisent des considérations épistémologiques, ontologiques et finalement éthiques, il ne l'est pas non plus de savoir s'il faut désigner, par ce mot, une conquête de la réflexion, ou bien une espèce de « fait primitif» (SA, 136), de « fait sui generis» (PR, 217), comme y invitent les textes qui se réclament d'une phénoménologie du «je peux» (SA, 135) ainsi que ceux qui relient explicitement, à l'instar de Nabert dans ses Éléments pour une éthique, attestation et affirmation originaire (HV, poche 399 et suiv. ; L3, poche 105 et suiv.).
Cogito brisé Le « cogito brisé» forme un contraste avec le cogito de Descartes, dont il dénonce la triple prétention à l'auto-position, à l'auto-fondation et à l'évidence intuitive. Cette triple prétention est en effet celle d'un « sujet exalté », que sa réflexion même rend aveugle aux liens qui l'attachent invinciblement à son corps propre, aux autres hommes, ainsi qu'au monde du langage et de la culture. Il ne s'agit pas cependant de lui opposer un « sujet humilié », c'est-à-dire un sujet incapable, par principe, de se connaître et d'être véritablement lui-même, comme y incite une tradition anti-cartésienne qui culmine avec Nietzsche et qui décourage toute réflexion et tout effort d'appropriation de soi par soi. Un
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cogito brisé n'est pas un« anti-cogito» (SA, 25, 27). C'est l'acte d'un sujet qui se découvre séparé de soi mais qui persiste malgré tout dans son vœu d'intégrité. Privé de l'intuition qui lui donnerait immédiatement accès à son être, il lui reste à interpréter les expressions dans lesquelles il s'objective et à emprunter la voie médiate d'une « herméneutique du soi ».
Apparue pour la première fois dans Le Volontaire et l'involontaire, la thématique du « cogito brisé» resurgit quarante ans plus tard dans Soimême comme un autre. Encore avait-elle trouvé entre temps une place de choix dans l'essai sur Freud puis dans Le Conflit des interprétations, les œuvres charnières de la fin des années soixante. Elle s'inscrit à chaque fois dans un contexte polémique où la question débattue est celle des droits de la réflexion, dont dépendent ceux d'une philosophie du sujet. Sans doute ce contexte change-t-il et ce sujet n'est-il pas toujours pensé de la même manière; mais il s'agit, dans tous les cas, d'échapper à « l'oscillation» qui voit le « je » du « je pense» tour à tour « élevé [... ] au rang de première vérité et rabaissé au rang d'illusion majeure» (SA, 15). Ainsi sont combattus tour à tour un cogito qui « fait cercle avec soi en se posant et n'accueille plus en soi que l'effigie de son corps et l'effigie de l'autre» (VI, 17), et une pensée prête, à l'inverse, à renoncer à sa propre autonomie et nourrie du soupçon opposé par la psychanalyse, le structuralisme linguistique et le perspectivisme nietzschéen aux illusions de la conscience. Il existe, sans doute, un « cogito illusoire» (I, 410) dont il faut commencer par se déprendre; mais cette «déprise» appelle une « reprise» qui correspond au « cogito authentique », dont elle constitue elle-même un moment nécessaire (ibid., 416). C'est ce double mouvement qui caractérise l' « herméneutique du soi» mise en œuvre dans la dernière des œuvres citées (SA, 27). Il lui permet à la fois de traverser l'épreuve du soupçon et de se rattacher indirectement à la tradition du cogito. Alors se trouvent associées les ressources de la réflexion et celles d'une interprétation en prise sur le monde dans lequel notre corps nous situe. Le « cogito authentique» n'avait-il pas été caractérisé auparavant IIIIIIIIIIIIIII
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comme un « cogito médiatisé par tout l'univers des signes» (CI, 260) ? Et n'avait-il pas été conçu encore bien avant comme l'acte d'une pensée qui «vit d'accueil et de dialogue avec ses propres conditions d'enracinement» (VI, 21) ? Peut-être faut-il parler plutôt alors de « cogito blessé» (ibid., 239). Il Ya un cogito blessé comme il y a un orgueil blessé. Il oblige à dire du suje.t de la réflexion, selon le mot de l'Évangile: « il faut le perdre pour le sauver» (CI, 24). « Cogito brisé» ; « cogito blessé» ces expressions ne peuvent être nettement distinguées. Leur enjeu, dans tous les cas, est double: épistémologique et ontologique. Tout au plus l'accent est-il placé plutôt sur l'un ou sur l'autre. Aussi la « blessure» infligée au cogito l'est-elle avant tout à la « prétendue évidence» d'une pensée qui désire savoir, quand le « cogito brisé» est l'index, sur le plan de la pensée, d'une « existence brisée », d'une « lésion» intérieure à notre désir d'être (VI, 21). L'un appelle une « attestation» qui partage l'incertitude du témoignage et occupe un lieu épistémique intermédiaire entre le savoir et la croyance (SA, 392). L'autre suscite ce qu'il faudra mieux nommer une « réappropriation» celle, justement, de notre désir d'être, à travers les œuvres qui témoignent de ce désir (CI, 325).
Conviction Le titre d'un des livres de Ricoeur place ce terme en polarité avec celui de « critique »,comme « une référence double, absolument première» car « la philosophie n'est pas seulement critique, elle est aussi de l'ordre de la conviction. Et la conviction religieuse possède elle-même une dimension critique interne [ ... J. Dans chacun des champs [ ... J il Y a, selon des degrés différents, un alliage subtil de la conviction et de la critique» (CC, 211, 11). Ailleurs il propose le couple convictionargumentation, car la véhémence de la conviction doit composer sans cesse avec l'ascétisme de l'argument. On le voit notamment dans son
éthique «L'articulation que nous ne cessons de renforcer entre déontologie et téléologie trouve son expression la plus haute - et la plus fragile - dans l'équilibre réfléchi entre éthique de l'argumentation et convictions bien pesées» (SA, 335-336). Il s'agit d'échapper à l'alternative ruineuse entre la prétention à un savoir scientifique et la réduction à des opinions arbitraires. La conviction critique se tient dans l'entre-deux d'un art du plausible (Ll, 161 et suiv.) tendu entre le respect de la discussion et le sens de l'intolérable. D'une part on trouve chez Ricœur une « fureur argumentative » qui consiste à entendre tous les arguments de l'adversaire et à faire droit à ce qu'ils ont de meilleur; les arguments que l'on pourra lui opposer seront encore offerts à la discussion, dans un dissensus éventuellement irréductible. D'autre part la fermeté des convictions éthiques et politiques permet seule de résister aux séductions de la rhétorique: « L'État moderne, dans nos sociétés ultra-pluralistes, souffre d'une faiblesse de la conviction éthique au moment même où la politique invoque volontiers la morale; on voit ainsi des constructions fragiles s'édifier sur un sol miné cuiturellement» (TA, 405). La sagesse pratique réside dans cette conviction bien pesée, proche de l'attestation (( ici, je me tiens») qui anime le jugement dans des situations de conflit irrémédiable. Ainsi Ricœur n'a cessé de compliquer les rapports entre l'éthique de responsabilité et l'éthique de conviction, comme ceux entre l'explication et la compréhension. L'expression « convictions bien pesées », empruntée à Rawls, signifie pour Ricœur que l'instance critique de l'éthique argumentative porte de l'intérieur la conviction au rang de conviction bien pesée. Mais dans le même temps il est des convictions raisonnables que l'on ne saurait entièrement expliciter, justifier, parce qu'elles sont ancrées dans notre précompréhension du monde (SA, 335). Contre Habermas qui oppose l'argumentation à la convention, qu'il assimile à la tradition et à l'idéologie, Ricœur préfère «lui substituer une dialectique fine entre argumentation et conviction» « dans les discussions réelles, l'argumen-
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tation sous forme codifiée [ ... ] n'est qu'un segment dans un procès langagier qui met en œuvre un grand nombre de jeux de langage» (SA, 334). La qualité de la discussion publique donne vie au consensus par recoupement, et à l'échange entre des convictions d'arrière plan à évolution lente et des convictions de premier plan à évolution rapide (LI, 191).
Condition historique Un même mot: « histoire », nous sert à nommer les transformations qui affectent notre existence et la connaissance que nous prenons aprèscoup de ces transformations. Aussi la réflexion sur l'histoire se partage-telle entre des préoccupations d'ordre ontologique et des considérations d'ordre épistémologique. C'est des premières que relève la notion de condition historique. Superposable, en ce sens, à celle de condition humaine, elle caractérise « notre mode d'être indépassable» (MHO, 449) et en exprime de deux façons la finitude. Nous sommes en effet, comme êtres historiques, tendus entre un passé reçu en héritage et un futur offert à notre initiative; et notre condition à cet égard est double: celle d'un patient affecté par l'histoire déjà échue et celle d'un agent requis par l'histoire encore à faire. La première détermine notre situation: elle limite notre « espace d'expérience» ; la seconde déploie devant nous un « horizon d'attente» (TR3, 301). Il ne faut pas, cependant, couper la seconde de la première: les promesses du futur ne sont pas autres, bien souvent, que les « potentialités inaccomplies du passé» (ibid., 346). Il ne faut pas séparer non plus la condition historique de la connaissance qu'en prennent les historiens de métier: elle médiatise la compréhension qu'elle a d'elle-même et contribue à délivrer ces potentialités. La notion de « condition historique» peut être rapprochée d'abord d'un ensemble de notions familières aux philosophies de l'existence - telle celle d' « historicité », rencontrée chez Jaspers et définie de manière paradoxale comme « l'unité de la liberté et de la nécessité»
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(Philosophie, livre II). C'est cependant la notion d'« appartenance », telle que l'élabore Gadamer dans Vérité et méthode, qui constitue sa meilleure approximation. Cette notion est opposée d'abord au savoir prétendu de la « philosophie de l'histoire ». Elle est ensuite le fer de lance des critiques adressées, dans l'ordre de la connaissance comme dans celui de l'action, aux « philosophies du commencement radical ». S'il est vrai, en effet - comme le rappelle Ricœur contre l'ambition fondationnelle de la phénoménologie transcendantale - , qu'« il n'y a pas de discours sans présupposition », il est vrai aussi qu'agir n'est pas créer. En tant qu'il appartient à l'histoire, l'homme ne commence rien absolument. C'est une fausse opposition, en ce sens, que celle de la tradition et du progrès: « nous ne sommes jamais en position absolue d'innovateurs, mais toujours d'abord en situation relative d'héritiers» (TR3, 320). Il faut distinguer d'ailleurs l'histoire reçue de l'histoire subie ce sont deux manières différentes - pour parler encore comme Gadamer - d'« êtreaffecté-par-Ie-passé» (ibid., 313). La seconde fait le malheur de la conscience; la première oriente ses attentes. Ici sont mobilisées précisément les deux « catégories» élaborées par Koselleck dans Le Futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques (Paris, EHESS, 1990) celles d'« espace d'expérience» et d'« horizon d'attente ». Bien qu'opposées, ces deux catégories se conditionnent mutuellement. Elle relient la mémoire vive du passé et le projet d'une histoire qui reste à faire. Cette relation implique cependant la médiation du récit - celui de l'historien mais celui aussi des auteurs de fictions ils contribuent ensemble à libérer les possibles enfouis dans le passé (TR3, 278). La notion d'« appartenance» n'épuise pas, en ce sens, celle de condition historique. Elle est couplée dans plusieurs textes avec une « distanciation» qui en constitue le moment critique (TA, 54) et qui est l'œuvre propre de la connaissance historique. L'« herméneutique de la condition historique» esquissée dans le troisième tome de Temps et Récit puis dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli ne sépare pas l'une de l'autre.
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L'invitation à ne pas séparer l'ontologie de la condition historique et l'épistémologie de la connaissance historique peut être adressée en retour à l'historien. « Le problème de la vérité de l'histoire », pouvait-on lire déjà dans Histoire et Vérité, n'est pas seulement celui de « la connaissance vraie de l'histoire échue» ; il est plus fondamentalement celui de « l'accomplissement vrai de notre tâche d'ouvriers d'histoire» (HV, poche 15). Le plan suivi longtemps après dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli le montre: à une phénoménologie de la mémoire (I) succède une épistémologie de l'histoire (II) qui est incluse à son tour dans une herméneutique de la condition historique (III) dont la tâche propre est d'en explorer en retour les « présuppositions existentiales » (MHO, 374).
Conflit « Le conflit tient
à la constitution la plus originaire de l'homme », dont il traduit la dualité ou, mieux, la « disproportion» interne - celle d'un être à la fois « plus grand et plus petit que lui-même» (HF, 148, 22). « Corps» et « âme », «sensibilité» et «raison », «plaisir» et « bonheur » ... de mille manières la philosophie a exprimé cette disproportion. A ce conflit originaire« de nous-mêmes à nous-mêmes» reconduisent tous les conflits que l'on peut appeler « externes» et qui nous voient aux prises avec la nature, la société ou la culture (ibid., 148). Ces derniers n'alimentent pas tous d'ailleurs la violence et le sentiment du tragique. Être de conflit, l'homme est autant un « opér[ ateur 1 de médiations» (ibid., 23). C'est ce qu'il montre de manière privilégiée en usant du langage. Non que, grâce au langage, tous les conflits s'apaisent - car « ce combat sans violence est aussi un procès sans fin » (GM et KI, 202). Mais il introduit dans nos rapports avec les autres et avec nousmêmes une « conflictualité productive» (CC, 125) dont la philosophie herméneutique de Ricœur est elle-même la meilleure illustration.
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Le terme est employé sur trois plans distincts a) anthropologique, d'abord: l'hypothèse liminaire de L'homme faillible - et la seule propre à rendre raison de sa faillibilité - est celle d'« une certaine non-coïncidence de l'homme avec lui-même» (HF, 21) ; formulée dans le vocabulaire pascalien de la disproportion, cette hypothèse est illustrée par diverses « polarités» constitutives de la vie théorique, de la vie pratique et finalement de la vie affective, où la disproportion fait originairement l'épreuve de soi; l'important est cependant que chacune de ces polarités suscite une «synthèse» ou une «médiation» qui se montre ainsi toujours possible - dût-elle rester aussi toujours imparfaite; b) éthicopolitique ensuite: en prenant pour point de départ le sentiment du tragique, la neuvième étude de Soi-même comme un autre ne méconnaît pas le lieu intérieur où l'ouvrage précédent situait notre « discord originaire» ; ce sentiment touche en effet au « fond agonistique de l'épreuve humaine, où s'affrontent interminablement l'homme et la femme, la vieillesse et la jeunesse, la société et l'individu, les vivants et les morts, les hommes et le divin» (SA, 283) ; mais il en appelle aussi à notre « pouvoir de délibérer », auquel il confie la tâche de nous bien conduire dans la vie privée comme dans la vie publique; on peut parler, en ce sens, d'une « instruction» de l'éthique et du politique par le tragique (ibid.) : il leur appartient de résoudre pratiquement les conflits dont ce dernier ne peut que souffrir la fatalité; il faut admettre cependant, ici encore, l'imperfection de solutions qui ne se laissent pas déduire d'une argumentation purement rationnelle et dont la plupart restent des «compromis fragiles» qui mobilisent la vertu aristotélicienne de « prudence» ; cette remarque prend tout son sens dans les sociétés démocratiques çar elles sont les seules où « tous les conflits sont ouverts », les seules donc où s'opposent des individus capables, sans doute, de raison, mais animés aussi par des valeurs et des convictions différentes; il s'agit alors d'arriver à un « équilibre réfléchi» entre propos bien argumentés et « convictions bien pesées» (ibid., 335) ; c) cet équilibre est aussi cependant celui que recherchent, à leur manière, les philosophes, une fois brisé le rêve d'une
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philosophie comme « science rigoureuse» ; d'où le sens épistémologique que reçoit enfin, dans une philosophie herméneutique comme celle de Ricœur, le terme de conflit, et son application à des interprétations rivales; le « conflit des interprétations» peut cependant être compris luimême en un double sens il s'agit d'abord du conflit entre une « herméneutique du soupçon» à la manière de Marx, Nietzsche et Freud, et une «herméneutique critique» qui traverse l'épreuve du soupçon mais maintient les exigences d'autonomie et d'universalité attachées traditionnellement à la philosophie; il s'agit ensuite des conflits qui peuvent surgir à l'intérieur même de cette herméneutique critique, qu'elle se confonde avec l'herméneutique philosophique ou reste une herméneutique appliquée - la seule vérité possible ici et là étant une vérité ouverte et en débat. C'est la notion de « médiation imparfaite» qui paraît relier le mieux ces différents emplois du terme. Elle rappelle l'idée jaspersienne d'une « dialectique sans Aufhebung». Dans son livre sur Jaspers, certes, Ricœur milite contre une philosophie « définitivement déchirée» (KI, 385). Il oppose ainsi, à la loi du déchirement, l'exception du pardon. Mais il admet plus généralement qu'une conciliation véritable ne peut être visée que dans un « acte d'espérance» (ibid., 388) dont il se demande s'il relève de la philosophie ou de la religion.
Écritures bibliques C'est comme philosophe que Ricœur rencontre les textes bibliques, de même qu'il rencontre les tragiques grecs, Shakespeare ou Proust. Ce recours à des sources non-philosophiques, symboles, mythes, récits, fait partie de sa démarche philosophique. Cependant les textes bibliques ont un statut canonique pour la culture occidentale qui en font un « grand code». Son attachement protestant, Ricœur en parle comme d'un « hasard transformé en destin par un choix continu [ ... ) une religion est
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comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité; en tous cas on y est chez soi; ce qui implique aussi de reconnaître qu'il y a d'autres langues parlées par d'autres hommes» (CC, 219). Pour lui, le philosophe doit prendre comme vis-à-vis non paS directement le théologien contemporain mais l'exégète qui restitue dans leur langue et leur histoire l'épaisseur des traditions écrites, leurs conflits et leur cristallisation dans diverses formes « l'exégèse nous invite à ne pas séparer les figures de Dieu des formes de discours dans lesquelles ces figures adviennent. J'entends par forme de discours le récit ou la saga, le mythe, la prophétie, l'hymne et le psaume, l'écrit sapiential, etc. » (CI, 471). Ce polymorphisme littéraire des écritures bibliques ouvre une intertextualité féconde que l'on peut ramener à cinq voire trois grands régimes littéraires, dont chacun développe un rapport spécifique au temps, à Dieu, à autrui l'antériorité de la Torah toujours déjà là s'oppose au temps brisé de l'irruption prophétique, et à l'éternelle quotidienneté des livres de la sagesse. La Loi qui demande une « obéissance aimante» est racontée, rattachée à des circonstances (Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque sorte en l'absence du Législateur. Rompant avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques, « sentinelles de l'imminence », font voir un présent plus réel que celui de l'idéologie dominante, et rouvrent les promesses écrasées et oubliées. Face enfin à l'énigme insoluble de l'excès du mal pour une logique de la rétribution, la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste, pour s'attacher à tout ce qui se sait petit devant la mort, et pour faire entendre la pure plainte, bientôt proche de la pure louange (PB, L3, 281 et suiv; ou 307 et suiv.). Finalement, «Le référent "Dieu" n'est pas seulement l'index de l'appartenance mutuelle des formes originaires du discours de la foi, il est aussi celui de leur inachèvement. Il est leur visée commune et ce qui échappe à chacune» (Nommer Dieu, L3, 295).
« De la même façon que l'écriture révèle au cœur même de l'oralité une vocation du signe à l'inscription, peut-être la lecture qui fait face à l'écriture révèle-t-elle, au cœur même de l'inscription, une vocation à être non seulement vue, mais entendue)} (<< L'enchevêtrement de la voix et de l'écrit dans le discours biblique )}, L3, 320). « La médiation par les textes semble restreindre la sphère de l'interprétation à l'écriture et à la littérature au détriment des cultures orales. Cela est vrai. Mais ce que la définition perd en extension, elle le gagne en intensité. L'écriture en effet ouvre des ressources originales au discours)} (TA, 35). « L'interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue l'objectivation de l'homme dans ses œuvres de discours, comparables à son objectivation dans les produits de son travail et de son art)} (TA, 110). On le voit, Ricœur ne s'engage pas dans une querelle de l'oral et de l'écrit et lit ensemble Gadamer et Derrida. Par l'écriture, le discours s'autonomise par rapport à l'intention du locuteur, à la réception par l'auditoire primitif, aux circonstances de l'époque. « Le texte est le paradigme de la distanciation dans la communication» (TA, 114). Et cette distanciation justement permet une appropriation par le lecteur : « Ce qui est à interpréter dans un texte, c'est une proposition de monde, le projet d'un monde que je pourrais habiter et où je pourrais projeter mes possibles les plus propres)} (TA, US).
Espérance Appelée par le mal, dont elle imagine la fin, l'espérance nous permet d'approuver la vie malgré ses injustices, ses échecs et ses blessures. Elle est, comme telle, la « racine du oui )}, 1'« âme du consentement» que celle-ci réclame en dépit de tout (VI, 451). « En dépit de ... )} : c'est précisément la formule, inlassablement reprise, qui exprime le mieux la réaffirmation de l'existence confrontée à l'épreuve du mal. Cette réaffirmation manque cependant de la garantie d'un savoir; elle s'appuie non sur des expériences ou des démonstrations mais sur les histoires lIIIIIIIIIIII!I
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inventées par les poètes et les prophètes. C'est pourquoi nous ne pouvons nous en prévaloir pour « partir rassurés comme après le happy end d'un film triste» (HV, poche 376) ce que j'espère, «je l'espère dans la nuit» ; et bien que l'espérance soit «le vrai contraire de l'angoisse », celle-ci « l'accompagnera jusqu'au dernier jour» (ibid., 377). La réaffirmation que permet l'espérance est comprise dans Le Volontaire et l'involontaire comme une « réconciliation ». C'est que dans la souffrance, non moins que dans la faute, le mal est ce qui sépare. Être réconcilié signifierait alors, respectivement, goûter la joie et retrouver l'innocence. Mais si l'espérance vise la réconciliation, elle n'a pas le pouvoir de la produire; le mal reste pour elle un « scandale» qu'elle nous permet d'affronter mais non de surmonter. C'est pourquoi elle n'opère « aucune Aufhebung rassurante» (ibid.). Elle reste, pour la conscience même qui trouve en elle la force de dire à nouveau oui à la vie, « la timide espérance» (ibid., 376). Cette « timidité» est opposée à la fois, dans la thèse sur la volonté, à l'orgueil stoïcien et à l'admiration orphique d'une nature aussi belle qu'« inhumaine» (VI, 441-451). Mais c'est la «dialectique totalisante» de la philosophie hégélienne de l'histoire qui est visée le plus souvent dans les textes ultérieurs. Aussi bien, «la véritable malice de l'homme n'apparaît-[elle] que dans l'État et dans l'Église, en tant qu'institutions du rassemblement, de la récapitulation, de la totalisation» La liberté selon l'espérance », CI, 414). L'eschatologie de l'espérance est opposée alors à la métaphysique du savoir absolu, et l'imagination poétique de la fin du mal détachée de la spéculation sur le sens global de l'histoire et reliée aux « îlots de sens et d'intelligibilité qui se dessinent comme un archipel au sein de ce que les grands spirituels ont appelé un "océan d'ignorance" » (<< Responsabilité et fragilité », Autres temps, na 76-77, 2003, p. 141). Les œuvres des années soixante opèrent ainsi un retour « de Hegel à Kant» et posent à la fois l'existence d'un mal « inscrutable» et la transcendance d'une « fin» que nous ne pouvons penser que par symboles (1, 504-507). La« symbolique du mal » est autant d'ailleurs une « symbolique de la réconciliation »
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-l'essentiel étant que « cette réconciliation n'est donnée nulle part ailleurs que dans les signes qui la promettent» (ibid.) et qui obligent le philosophe à mettre ses pas dans ceux du poète. Mais ce n'est pas une, alors, ce sont trois formules qui expriment la manière dont l'espérance relaie symboliquement l'affirmation originaire «en dépit de ... » ; « grâce à ... » ; « combien plus ... » (ibid.). Espérer est toujours, en effet, espérer en l'autre; et c'est toujours aussi - pour parler comme saint Paul, cité ici comme le premier des poètes - croire que là où « abonde» le mal, « surabondera» le bien. Le problème se pose alors de savoir si l'espérance est pensable indépendamment de la foi biblique. A la fin de sa thèse sur la volonté, Ricoeur s'interroge: «jusqu'à quel point est-il permis d'introduire l'espérance dans le champ d'une psychologie même largement philosophique? » (VI, 439). Mais il retourne immédiatement la question « jusqu'à quel point est-il possible d'en faire abstraction? ». Le même retournement est opéré dans un article qui porte la marque de la doctrine kantienne des idées mais dont l'enjeu, différent, est celui de l'unité du vrai, telle que l'implique l'effort des chercheurs dans la philosophie comme dans les sciences. Cette unité est elle-même, en effet, « une espérance eschatologique» qui anime « les plus âpres débats» et permet de « maintenir le dialogue toujours ouvert» (HV, poche 68). Mieux vaut parler cependant dans ce cas, avec Kant, de « foi rationnelle» et distinguer celle-ci de la foi biblique -la question demeurant alors de leur éventuelle racine commune.
Éthique Selon ce que Ricœur a appelé sa « petite éthique», constituée des études 7, 8, et 9 de Soi-même comme un autre, il faut distinguer trois « moments» celui de la visée éthique de ce qui estimé bon, plus aristotélicien et téléologique, celui de la norme morale de ce qui s'impose
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comme obligatoire, plus kantien et déontologique, et celui, proprement ricœurien, de la sagesse pratique. l. «Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes)} (SA, 202). « Ce ternaire relie le soi appréhendé dans sa capacité originelle d'estime, au prochain, rendu manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique, social et politique» (RF, 80). « L'autonomie du soi y apparaîtra intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme)} (SA, 30). 2. « Quant au passage de l'éthique à la morale, avec ses impératifs et ses interdictions, il [est] appelé par l'éthique elle-même, dès lors que le souhait de la vie bonne rencontre la violence sous toutes ses formes )} (RF, 80). Le respect d'autrui et même de soi répond au plan moral à l'estime de soi et d'autrui qui fait l'amitié mutuelle du plan éthique, de même que les principes d'une justice équitable répondent au souhait du vivre ensemble qui institue le bien commun. 3. « Restera à montrer de quelle façon les conflits suscités par le formalisme, lui-même étroitement solidaire du moment déontologique, ramènent de la morale à l'éthique, mais à une éthique enrichie par le passage par la norme, et investie dans le jugement moral en situation )} (SA, 237), notamment ces « situations de détresse, où le choix n'est pas entre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire)} (RF, 81). « La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l'exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle)} (SA, 312). L'ordre syntaxique entre les trois moments est significatif, et Ricœur rappelle: « l.la primauté de l'éthique sur la morale; 2. la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme; 3. la légitimité d'un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques)} (SA, 201). Ces études éthiques s'inscrivent dans une variation plus ample sur la question du sujet « qui)} parle, agit, se raconte (identité narrative), se
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tient pour responsable. Cette faculté proprement éthique de se tenir pour responsable indique certes un sujet capable et agissant, mais indissociable d'un sujet passif, souffrant, vulnérable. On est responsable du fragile, et à puissance inédite responsabilité inédite. C'est même une des formules de la Règle d'Or que de ne pas traiter autrui de façon à le laisser sans contrepouvoir contre soi. L'équilibre réfléchi de la double approche de Ricœur consiste à rappeler ces deux faces, responsable et vulnérable, de l'humanité et leur délicate articulation, éprouvée par exemple dans l'amitié: « Tentons, pour conclure, de prendre une vue d'ensemble de l'éventail entier des attitudes déployées entre les deux extrêmes de l'assignation à responsabilité, où l'initiative procède de l'autre, et de la sympathie pour l'autre souffrant, où l'initiative procède du soi aimant, l'amitié apparaissant comme un milieu où le soi et l'autre partagent à égalité le même souhait de vivre-ensemble. Alors que dans l'amitié l'égalité est présupposée, dans le cas de l'injonction venue de l'autre elle n'est rétablie que par la reconnaissance par le soi de la supériorité de l'autorité de l'autre; et, dans le cas de la sympathie qui va de soi à l'autre, l'égalité n'est rétablie que par l'aveu partagé de la fragilité, et finalement de la mortalité» (SA, 224-225). Pourquoi le thème de la sagesse pratique est-il introduit par le tragique? Cela indique que l'éthique reste de part en part prise dans des conflits et des différends, parfois insolubles. « Si j'ai choisi Antigone, c'est parce que cette tragédie dit quelque chose d'unique concernant le caractère inéluctable du conflit dans la vie morale [ ... ] Ce qu'Antigone enseigne sur le ressort tragique de l'action a été bien aperçu par Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit et dans les Leçons sur l'Esthétique, à savoir l'étroitesse de l'angle d'engagement de chacun des personnages» (SA, 290). Il arrive que nous soyons déchirés entre « deux éthiques de détresse: l'une assume le meurtre pour assurer la survie physique de l'État, pour que le magistrat soit l'autre assure la trahison pour témoigner» (RV, 247) d'une visée non violente.
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Herméneutique critique L'herméneutique est l'art d'interpréter un rêve, une loi, un mythe, un texte. « Il y a herméneutique là où il y a mécompréhension », ou double sens. Le conflit des interprétations oppose d'abord une explication archéologique et réductrice, selon ce que Ricœur avait nommé «les herméneutiques du soupçon» (Freud, Nietzsche, Marx), et une compréhension téléologique et amplificatrice (Hegel, Jaspers, Nabert). Or pour lui cette tension même fait partie de l'interprétation: « Expliquer plus, c'est comprendre mieux» (TA, 22). Car le sens d'un texte peut dans le même temps répondre précisément à un contexte donné, et répondre à des questions radicales, vivantes en tous temps. D'un côté l'herméneutique mesure ainsi la distance introduite par les langages et l'histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte). De l'autre elle rappelle l'appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu'il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même question que le texte interprété). Cette équation d'appartenance et de distance donne peut-être la bonne distance pour une lecture crédible. L'originalité de Ricœur consiste ainsi à ne pas séparer l'ontologie herméneutique des traditions issue de Heidegger et Gadamer, et la critique des idéologies de Habermas ou l'exégèse historique (TA, 362) «Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales? ces problèmes sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale; et cela, à dessein cette herméneutique n'est pas destinée à les résoudre, mais à les dissoudre» (CI, 14). Par la suite, avec Du texte à l'action, Ricœur ne s'est pas tenu à cette herméneutique critique, et y a adjoint de plus en plus une herméneutique poétique. C'est d'abord que « grâce à l'écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique: par rapport à l'intèntion du locuteur, à la réception par l'auditoire primitif, aux circonstances
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économiques, sociales, culturelles de sa production» (TA, 31). L'étude littéraire des configurations proprement poétiques du texte (métaphores, récits, etc.) fait voir une vérité du texte en aval, comme une interrogation neuve qu'il glisse dans les présuppositions admises, et qui lui permettent de bouleverser les contextes successifs de sa réception. De même qu'une sorte de référence seconde est ouverte au monde, le lecteur accède ainsi à une « naïveté seconde », post-critique « La subjectivité du lecteur n'advient à elle-même que dans la mesure où elle est mise en suspens, irréalisée, potentialisée. La lecture m'introduit dans les variations imaginatives de l'ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l'ego.» (TA, 117) Enfin la pointe de cette poétique est éthique, c'est une invitation à habiter et à agir le monde: « Qu'est-ce qui reste à interpréter? Je répondrai: interpréter, c'est expliciter la sorte d'être-au-monde déployé devant le texte.» (TA, 114) Ricœur parle d'une greffe de l'herméneutique sur la phénoménologie, comme si la démarche de remontée à l'originaire butait et se retournait vers le monde déjà là: « Dès que nous commençons à penser, nous découvrons que nous vivons déjà dans et par le moyen de « mondes» de représentations, d'idéalités, de normes. En ce sens nous nous mouvons dans deux mondes le monde prédonné, qui est la limite et le sol de l'autre, et un monde de symboles et de règles, dans la grille duquel le monde a déjà été interprété quand nous commençons à penser» (AP, 295). Par ailleurs le dissensus herméneutique semble indépassable: « C'est seulement dans un conflit des herméneutiques rivales que nous apercevons quelque chose de l'être interprété: une ontologie unifiée est aussi inaccessible à notre méthode qu'une ontologie séparée [ ... ] Mais cette figure cohérente de l'être que nous sommes, dans laquelle viendraient s'implanter les interprétations rivales, n'est pas donnée ailleurs que dans cette dialectique des interprétations» (CI, 23-27). Enfin notre condition herméneutique semble liée au fait central que chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et que
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les paroles et les écrits ne répondent à des questions qu'en en soulevant des nouvelles: « Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d'une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution» (TA, 48).
Homme capable Il n'est pas rare de voir traiter quelqu'un d'« incapable ». La force de l'injure vient de ce qu'elle identifie la personne avec les capacités qui lui font défaut. Cette confusion, au vrai, n'est pas sans fondement. L'identité des personnes n'est pas, comme celle des choses, fonction de la possession de certaines propriétés: elle est relative à l'exercice de certaines capacités. Aussi la question Qui? reste-t-elle une question abstraite tant qu'elle ne signifie pas plus précisément: qui parle? qui agit? qui raconte? qui est responsable? Or ces questions, à leur tour, impliquent l'attribution singulière de certains pouvoirs - de parler, d'agir, de raconter, de s'imputer ses propres actes. On pourrait leur ajouter ceux de promettre et de se souvenir. Ils constituent ensemble 1'« homme capable ». Le jugement d'incapacité lui-même les suppose: il n'a de sens que parce que l'homme qu'il juge avait d'abord été présumé capable. Cet homme capable n'en est pas moins, en effet, un« homme faillible»: c'est un homme capable aussi de mal faire. C'est de cet homme que Ricœur avait plus anciennement tracé le portrait. Il n'avait pas ignoré cependant les ressources inemployées qui subsistent en lui. Ce sont ces ressources qu'il n'a ensuite cessé d'explorer et qu'il a finalement réunies dans la thématique de l'homme capable. Apparue tardivement dans son œuvre, cette thématique n'en constitue donc pas moins une clef de voûte. C'est dans le Parcours de la reconnaissance qu'est exposée complètement 1'« herméneutique de l'homme capable », qui rassemble des remarques dispersées auparavant dans divers ouvrages. Les différentes
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figures du «je peux» y sont mises en continuité avec l'analyse aristotélicienne de la praxis, dont elles étendent l'application et qu'elles portent à un degré inédit de réflexion. La notion d'« attestation », évoquée par ailleurs, porte la marque d'une telle réflexion. Elle est définie dans ce contexte comme « le mode de croyance attaché aux assertions de la forme: "je crois que je peux" (PR, 142). Ce mode de croyance est nécessaire à l'accomplissement de nos capacités. Toutes s'enracinent cependant dans le fond actif de notre être. Aussi était-ce, dans un texte plus ancien, l'ontologie aristotélicienne de l'acte et de la puissance qui était sollicitée pour donner son assise à l'homme capable (RF, 96-97). Nos diverses capacités supposent une même force d'affirmation. Elles expriment - pour parler comme Nabert, également mobilisé dans ce contexte - un même «désir d'être» et un même« effort pour exister». Mais la croyance qui nous attache à nos capacités n'a pas seulement sa source en nous-mêmes. C'est ce que montre déjà, dans L'Homme faillible, l'analyse de la « requête d'estime », où l'on peut discerner « un désir d'exister, non par affirmation vitale de soi-même, mais par la grâce de la reconnaissance d'autrui» (HF, 137). Car ainsi « mon existence pour moi-même est tributaire de sa constitution dans l'opinion d'autrui» (ibid.). L'imputabilité, à sa manière, le montre: c'est « un autre, en comptant sur moi, [qui] me constitue responsable de mes actes» Responsabilité et fragilité », Autres temps, n° 76-77, 2003, p. 130). Et l'on peut penser plus généralement que la reconnaissance de soi comme porteur de certaines capacités suppose la reconnaissance mutuelle (PR, 225). Cette dernière ne peut pas être séparée cependant des formes concrètes de la vie sociale. Elle dépend autant de l'économie et des institutions que des valeurs et des représentations qui forgent nos diverses appartenances. Les capacités - rebaptisées par A. Sen « capabilités » (Éthique et économie, PUF, 1993) et assimilées à des libertés dont dépend l'accomplissement de la vie proprement humaine (PR, 208 et suiv.) peuvent être alors revendiquées comme des droits distincts de ceux qui
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s'attachent aux biens extérieurs elles deviennent l'enjeu d'un combat dont le sens est indivisément éthique et politique. L'homme capable n'est pas seulement toutefois l'homme « agissant» : il se montre, dans tous ses combats, également « souffrant ». C'est donc un homme partagé entre sa responsabilité et sa vulnérabilité. Un même fil relie, en ce sens, la phénoménologie de la volonté, l'anthropologie de l'homme faillible, et l'herméneutique de l'homme capable.
Homme faillible « Que veut-on dire quand on appelle l'homme faillible? Essentiellement ceci: que la possibilité du mal est inscrite dans la constitution de l'homme» (HF, 149). Il n'est pas aisé cependant de déterminer à quels traits de sa constitution se rattache cette possibilité. L'idée de « limitation », prise comme telle, n'y suffit pas plus que celle de « finitude» avec laquelle elle tend à se confondre. On doit lui préférer l'idée de « disproportion» et concevoir celle-ci comme une relation tendue entre « finitude» et « infinitude». En dérivent tous les conflits qui nous opposent à nous-mêmes et dont nous cherchons en vain la solution. Intériorisés dans le sentiment, ils révèlent en nous une « fêlure secrète» (ibid., 157). Le concept de faillibilité reconduit non, alors, à celui de culpabilité, mais à celui de « fragilité affective» (ibid., 97). L'homme faillible n'est pas l'homme coupable: c'est l'homme vulnérable. De la faillibilité à la faute, subsiste d'ailleurs une distance qui sépare le mal possible du mal réel et que la liberté ne peut franchir que par un «. saut» (ibid., 158).
L'« esquisse d'anthropologie philosophique» dessinée dans L'Homme faillible complète et encadre les remarques suscitées dix ans plus tôt par la dualité du « volontaire» et de 1'« involontaire» cette dualité est « remise à sa place dans une dialectique beaucoup plus vaste» que domine, on l'a dit, l'idée de « disproportion ». Si cette idée est plus
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riche que celle de limitation, c'est qu'elle fait apparaître à la fois les conflits qui structurent la réalité humaine et les médiations que ces conflits appellent et qui soutiennent son effort pour exister. La recherche du « troisième terme », dans toute l'histoire de la philosophie, le signifie: qu'il s'agisse de connaître, d'agir ou de sentir, être homme, c'est ensemble «souffrir le discord» et «opérer des médiations» (ibid., 23). Ces médiations n'ont nullement, toutefois, le pouvoir de résoudre la dualité humaine. A sa « fragilité» intrinsèque, elles n'opposent qu'une « synthèse» elle-même « fragile» (ibid. 157). C'est ce qui fait l'importance de la reprise du thème platonicien du « cœur» avec lequel s'achève cette anthropologie de l'homme faillible: la médiation la plus intérieure est aussi celle où s'atteste le mieux la fragilité constitutive de l'être humain. Mais la question demeure, ce terme atteint, de savoir « en quel sens cette fragilité est pouvoir de faillir» (ibid.). Une chose, en effet, est la « faiblesse constitutionnelle» qui fait que le mal est possible, autre chose l'acte qui réalise cette possibilité. L'anthropologie, qui décrit les structures générales de la réalité humaine, ne peut en déduire celui-ci. Il reste donc pour elle une énigme qu'exprime bien, justement, l'image du « saut» (ibid., 158-159). C'est à ce point que s'impose, à l'intérieur même du premier grand massif de la philosophie de Ricœur, le tournant méthodique qui conduit de la phénoménologie de l'homme faillible à l'herméneutique des symboles du mal: « le hiatus de méthode entre la phénoménologie de la faillibilité et la symbolique du mal ne fait qu'exprimer le hiatus dans l'homme même entre faillibilité et faute» (ibid.). L'ambition pourtant demeure bien, même alors, de comprendre l'homme, et d'échapper au dilemme auquel se résume trop souvent la pensée du mal: problème ou mystère. Aussi s'agira-t-il à la fois, dans La Symbolique du mal, d'interpréter les signes dans lesquelles la volonté exprime obscurément le sens de ses propres actes, et de « réintégrer les enseignements» de cette interprétation dans une anthropologie plus «véritablement philosophique» (ibid.).
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Comme il le remarque lui-même dans Réflexion faite, Ricœur n'a jamais repris, du moins sous cette forme, le thème de la faillibilité (RF, 29). Son sens de « la fragilité des choses humaines », toutefois, est partout présent. C'est ce que montrent en particulier ses contributions à la philosophie politique (L3, poche 15 et suiv. ; 235 et suiv.). Mais « la véritable reprise du thème de l'homme faillible serait à chercher plutôt dans le dernier chapitre de Soi-même comme un autre, où les trois modalités d'altérité - celle du corps, celle d'autrui, celle de la conscience morale - occupent une place comparable à celle assignée alors aux figures de la faillibilité» (RF, 29).
Identité narrative L'identité est souvent définie par la permanence. En latin, ainsi, identitas dérive de idem le même. Aussi parlons-nous de la « même chose» ou de la « même personne». L'identité des personnes n'est pas cependant, comme celle des choses, une identité substantielle: c'est une identité temporelle. Elle consiste moins, en outre, à rester le même (idem) qu'à être soi-même (ipse). Elle conjugue donc deux traits - la «mêmeté}) et la « mienneté », la permanence et l'ipséité - dont la question est de savoir comment ils peuvent lui appartenir. La réponse tient dans la notion d'identité narrative, qui lie, comme son nom l'indique, notre capacité d'être nous-mêmes et celle de raconter une histoire dans laquelle nous puissions nous reconnaître. Introduite pour la première fois dans la conclusion générale de Temps et Récit, où elle est présentée comme « le rejeton fragile issu de l'union de l'histoire et de la fiction}) (TR3, 355), la notion d'« identité narrative» forme le cœur de la théorie de la personne développée quelques années plus tard dans Soi-même comme un autre. Ce qui est en jeu alors - si l'on se réfère à une distinction élaborée dans ce premier ouvrage - est moins la «configuration» que la « refiguration» du
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temps par le récit. Cette refiguration fait de notre vie elle-même la résultante de toutes les histoires véridiques ou fictives que nous racontons à son propos. Appelée par les changements liés à notre situation, elle a le sens d'une reprise continuelle de soi par soi. Une telle reprise associe la répétition et la différence. Elle ignore donc le faux dilemme de la substantialité du soi et de sa dissolution dans le pur divers d'états momentanés. Parlant de nous-mêmes, nous disposons, de fait, de « deux modèles de permanence dans le temps» le caractère et la parole tenue (SA, 143). Or la seconde ne suppose nul noyau substantiel. Elle correspond plutôt à ce que Heidegger avait appelé dans Être et Temps - pour distinguer précisément la permanence du Dasein de celle de la chose physique - « maintien de soi» (Selbstiindigkeit). L'identité-ipse se détache clairement alors de l'identité-idem. Comment pourtant être soimême, sans rester le même? Ne dit-on pas à bon droit de l'homme fidèle qu'il « ne varie pas» au gré des circonstances, que dans l'adversité on le trouve « toujours présent », etc. ? Le pouvoir du récit est alors d'unir dialectiquement l'ipséité et la mêmeté (SA, 167 et suiv.). Cette dialectique n'est pas moins cependant celle de l'ipséité et de l'altérité. L'identité narrative n'est pas, en effet, celle d'un soi isolé. Car le récit, d'une part, compose la permanence et le changement; mais il est toujours, d'autre part, un récit à plusieurs voix. C'est pourquoi la fin du récit correspondra non, pour nous, avec la fin de notre vie, mais avec la fin de ce que les autres en diront et en feront. Et cette fin qui pourrait ne jamais finir est l'objet d'une anticipation aussi originaire que celle de notre mort. Une telle anticipation est ce grâce à quoi peut se « maintenir» un soi confronté constamment à l'hypothèse de son propre néant. Elle montre en quoi « dire soi n'est pas dire moi» - en quoi aussi la compréhension narrative de soi se distingue de celle que met au jour l'ontologie heideggerienne de la finitude. La portée ontologique de la notion d'identité narrative importe moins, toutefois, que ses implications éthiques et morales. Elles sont celles que développe la neuvième étude de Soi-même
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comme un autre et concernent notamment le rapport entre autonomie et hétéronomie.
L'identité assignée par le récit l'est également, selon Ricœur, aux individus et aux communautés historiques. D'où les «deux exemples» qu'il met d'abord « en parallèle» celui de l'expérience psychanalytique et celui de l'histoire de l'Israël biblique. Dans les deux cas, « un sujet se reconnaît dans l'histoire qu'il se raconte à lui-même sur lui-même» (TR3, 356). On peut se demander toutefois s'il s'agit d'un simple parallélisme - non tant parce que l'histoire de l'individu se confond pour partie avec celle de sa communauté, que parce que l'individu seul peut devenir, par la grâce du récit, une personne proprement dite. Encore peut-on lire, à cet égard, l'aveu que « l'identité narrative n'épuise pas l'ipséité du sujet» (ibid., 358).
Imaginaire social, utopie Ricœur propose au début des années soixante-dix ce concept d'imaginaire social pour penser ensemble ces deux modalités antagonistes de l'imagination collective que sont l'idéologie et l'utopie: « avec cet imaginaire double, nous touchons à la structure essentiellement conflictuelle de cet imaginaire» (TA, 379). « Partant du concept de non-congruence chez Mannheim, il est possible de construire ensemble la fonction intégrative de l'idéologie et la fonction subversive de l'utopie» (TA, 234). En dépit de l'opposition ordinaire entre l'institution et l'imagination, on peut parler d'une imagination instituante, doublement nécessaire: « un groupe social sans idéologie et sans utopie serait sans projet, sans distance à lui-même, sans représentation de soi. Ce serait une société sans projet global, livrée à une histoire fragmentée en événements tous égaux et donc insignifiants» (TA, 325). En revanche « le mal naît sur la voie de la totalisation, il n'apparaît que dans une pathologie de l'espé-
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rance, comme la perversion inhérente à la problématique de l'accomplissement et de la totalisation» (CI, 414). Il s'agit d'une part de refuser la prétendue rupture des sciences et de l'idéologie: « Il est peut-être impossible à un individu et encore plus à un groupe de tout formuler, de tout thématiser, de tout poser en objet de pensée. [ ... ] Or il paraît bien que la non-transparence de nos codes culturels soit une condition de la production de messages sociaux» (TA, 309). Mais d'autre part les fictions utopiques rouvrent le sens des réalités possibles: « Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l'action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les paradigmes relève de ce que nous appelions plus haut l'imagination productrice.» (TA, 17). Disjoindre ces deux formes de l'imaginaire social serait livrer chacune à ses démons: « l'idéologie est alors assimilée purement et simplement à un mensonge social ou, plus gravement, à une illusion protectrice de notre statut social, avec tous les privilèges et les injustices qu'il comporte. Mais en sens inverse, nous accusons volontiers l'utopie de n'être qu'une fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique. [ ... ] Mais je ne voudrais pas m'arrêter sur cette vision négative de l'utopie [ ... ] l'utopie est ce qui empêche l'horizon d'attente de fusionner avec le champ de l'expérience. C'est ce qui maintient l'écart entre l'espérance et la tradition» (TA, 380-391). Cette conception de l'imaginaire social part d'une réflexion sur l'imagination et sa fonction pratique et politique: « avant d'être une perception évanouissante, l'image est une signification émergente [ ... ] réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels adjacents» (TA, 319). Seule une poétique de l'imaginaire peut répondre aux apories de l'imagination, et placer celle-ci à la charnière du texte et de l'action. « Il apparaît que l'imagination est bien ce que nous entendons tous par là : un libre jeu avec des possibilités, dans un état de
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non-engagement à l'égard du monde de la perception ou de l'action. C'est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d'être au monde. » (TA,220) Ricoeur étaye la distinction kantienne entre l'imagination reproductrice et l'imagination productrice par la dualité introduite par R. Koselleck entre l'espace d'expérience et l'horizon d'attente. « L'attente ne se laisse pas dériver de l'expérience: l'espace d'expérience ne suffit jamais à déterminer un horizon d'attente. Inversement, il n'est point de surprise pour qui a un bagage trop léger. Il ne saurait souhaiter autre chose. Ainsi, espace d'expérience et horizon d'attente font mieux que de s'opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement. Cela étant, le sens du présent historique naît de la variation incessante entre horizon d'attente et espace d'expérience. » (TA, 273)
Initiative
2 « L'initiative est une intervention de l'agent de l'action dans le cours du monde, intervention qui cause effectivement des changements dans le monde» (SA, 133). Pour penser l'initiative, « il faut résolument renverser l'ordre de priorité entre voir et faire, et penser le commencement comme acte de commencer. Non plus ce qui arrive, mais ce que nous faisons arriver» (TA, 269). Et « si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité [ ... ] le faire fait que la réalité n'est pas totalisable» (TA, 270) et que le monde n'est pas fini.
L'initiative prend donc son départ dans un « je peux» inscrit dans un corps propre, à l'intersection entre le régime physique des causalités et le régime subjectif des intentions et motivations, et cette situation du corps propre donne un ensemble de pouvoirs et de non-pouvoirs dont l'agent a la familiarité (SA, 135 et 377). L'action intervient « à l'intersection d'un des pouvoirs de l'agent et des ressources du système» (TA,
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271). Ce modèle mixte de l'action prépare l'écart fondamental de l'éthique et de la morale, parce qu'il « conjoint des segments téléologiques, justiciables du raisonnement pratique, et des segments systémiques, justiciables de l'explication causale» (SA, 134). On peut même dire qu'il vise la conjonction entre une ontologie des intentions-ipse et une ontologie des événements-idem (SA, 107). C'est alors que, « de la même manière qu'un texte se détache de son auteur, une action se détache de son agent et développe ses propres conséquences [ ... ] non seulement parce qu'elle est l' œuvre de plusieurs agents, de telle manière que le rôle de chacun d'entre eux ne peut être distingué du rôle des autres, mais aussi parce que nos actes nous échappent et ont des effets que nous n'avons pas visés» (TA, 193). Par ses conséquences mais aussi par ses effets perlocutoires, l'importance de l'action dépasse sa pertinence dans son contexte initial. D'où tous les problèmes liés à l'ascription, à l'imputation d'une action (PR, 146-150) et à une responsabilité qui ne saurait ni être réduite par l'abolition de l'agent, ni rendue infinie par son exagération (PR, 163). Enfin l'initiative s'inscrit dans la durée non seulement par la responsabilité de ce dont l'agent a été cause, selon un paradigme de l'identitémêmeté et de la mémoire, mais aussi par la persévérance de la promesse comme performatif: ce commencement aura une suite, et « la promesse est l'éthique de l'initiative» (TA, 272). Par elle je m'engage devant autrui à maintenir mon agir au travers du temps, selon un paradigme de ['identité-ipséité. Mais là encore, de même qu'il faut célébrer la fiabilité des promesses dans la confiance au langage et aux institutions, de même il faut en accepter la faiblesse, car on peut rompre une promesse (PR, 194), et la prophétie rappelle qu'il y a des promesses oubliées. Aux apories d'une réflexion qui ne parvient pas à lier un présent vif mais subjectif et un instant quelconque mais inscrit dans le cours du monde, peuvent répondre à la fois le récit et l'action, qui se situent dans un tiers temps mixte (TA, 266). Ils répondent d'ailleurs tous deux aussi aux apories du mal, qui n'est pas ce qu'on peut expliquer, mais ce contre IIIIIIIIIIIIIII
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quoi il faut agir, même s'il déborde toute prétention pratique à le punir et à le réparer, à l'éliminer (M, 40). La question nietzschéenne du présent historique et de sa force d'interruption ou de réinterprétation du passé se pose à propos de la dimension collective et politique de l'initiative, qui se situe à l'intersection entre un horizon d'attente et un espace d'expérience: « d'une part il faut résister à la séduction d'attentes purement utopiques: elles ne peuvent que désespérer l'action [ ... ] ; il faut d'autre part résister au rétrécissement de l'espace d'expérience. Pour cela il faut résister à la tentation de considérer le passé sous l'angle du révolu [ ... ], rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées» (TA, 275-276). « C'est pourquoi il est peut-être raisonnable d'accorder à cette initiative commune, à ce vouloir vivre ensemble, le statut de l'oublié» (SA, 230). L'initiative est préparée par l'imagination, parce qu'il faut prendre une distance avec ce monde pour faire apparaître un autre monde possible « c'est dans l'imaginaire que j'essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du je peux. Je ne m'impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l'agent de ma propre action, qu'en le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du je pourrais, voire du j'aurais pu autrement si j'avais voulu» (TA, 225). Et « le faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c'est refaire l'action selon l'invite du poème» (TRi, 122).
Innocence L'innocence est le vœu qui accompagne l'aveu de la faute. C'est l'espérance qu'a l'homme coupable de pouvoir mieux que les actions qui le condamnent aux yeux du monde. « Dire que l'homme est si méchant que nous ne savons plus ce que serait la bonté », c'est, en effet, « ne rien dire du tout»; « car si je ne comprends pas le "bon", je ne comprends
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pas le "méchant" « aussi originaire que soit la méchanceté, la bonté est plus originaire encore» (HF, 160). Nous n'avons pas, certes, d'expérience de cette origine: elle peut être seulement imaginée par la voie du mythe. Mais le mythe de l'innocence nous représente un passé riche de virtualités inaccomplies. Placé avant celui de la « chute» de l'homme, il nous empêche d'attribuer à ce dernier une mauvaise nature et nous aide à penser le bien dont, malgré tout, il reste capable. Ce que nous pouvons espérer alors, une fois le mythe reconnu comme mythe, est une « seconde innocence» c'est, pour la réflexion même la plus critique comme dans la vie même la moins épargnée par le mal, la réalisation de l' « esprit d'enfance» (KI, 392). Il faut distinguer entre les deux expériences qui introduisent la pensée paradoxale d'une innocence toujours déjà perdue et toujours encore espérée: l'expérience de la faute et celle de la réflexion. Il s'agit, d'un côté, de délivrer l'homme du fardeau d'une culpabilité réputée constitutive de son être. C'est le tort de la doctrine augustinienne du « péché originel» d'avoir interprété dans ce sens le mythe de « chute» de la Genèse. La culpabilité n'est concevable en vérité que « sur fond d'innocence» (GM et KI, 143). D'où « la contingence de ce mal que le pénitent est toujours sur le point de nommer sa nature mauvaise» (SM, 391-392). Rousseau l'a, le premier, « génialement compris» (ibid., 392). Mais la critique de la théologie augustinienne trouve sa meilleure caution philosophique dans la doctrine kantienne du mal radical. Selon Kant, en effet, pour « radical» que soit le mal, il n'est pas originaire il est la « corruption» par l'homme de sa disposition primitive au bien» (La Religion dans les limites de la simple raison, l, § 4). L'imagination de l'innocence est alors le moyen de faire saillir cette disposition et de trouver en elle des raisons d'espérer (CI, 393-415). Elle permet, en l'occurrence, de replacer l'accusation «dans la lumière de la promesse» (CI, 341) et le péché lui-même dans la perspective de la grâce. Cette grâce est exemplairement celle du pardon, avec lequel s'achève en un certain sens la pensée du mal inaugurée dans la Philosophie de la volonté. Le
pardon rend l'homme coupable à sa première disposition au bien (MHO, 640). Ille reconnaît « capable d'autre chose que de ses délits et de ses fautes» (ibid., 642). Défini anciennement comme la «mémoire de l'innocence» (KI, 393), il est donc plus proprement la chance offerte d'une « seconde innocence». Il n'y a pas seulement, toutefois, l'expérience du mal, il y a encore l'expérience de la réflexion entraînée daI:1s la spirale desséchante de la critique. Non que la critique soit un mal elle est le régime normal de la réflexion philosophique. Celle-ci ne saurait d'ailleurs rester à l'écart des bouleversements provoqués par la sécularisation et par le progrès des sciences et des techniques. Ces bouleversements touchent l'ensemble de nos croyances héritées. Ils nous ont fait perdre pour jamais notre «première naïveté ». Nous SOmmes tous, en ce sens, «des enfants de la critique» (SM, 482-484). Mais nous pouvons néanmoins, « nous modernes », « dépasser la critique par la critique» et «tendre vers une seconde naïveté» (ibid.) - expression préférée dans ce contexte à celle de « seconde innocence ». Il s'agit alors non de détruire mais de « revivifier» la croyance. Cette « conjonction de la critique et de la croyance» (ibid.) définit l'intention même de l'herméneutique de Ricœur. Opposée très tôt à la «hargne intellectuelle» de 1'« hypercritique» (HV, poche 39), elle fait pièce également à une herméneutique qui ne dépasserait pas l'étape du soupçon et à une réflexion réduite à elle-même. Son origine se trouve sans doute chez G. Marcel, qui oppose lui-même une « réflexion primaire» et une « réflexion seconde» -l'une vouée à la critique, l'autre reversée à l'existence et à son mouvement initial d'affirmation. « Seconde innocence », «seconde naïveté» : il y a plus qu'une ressemblance formelle entre le chemin qui mène de l'homme coupable à l'homme capable de commencer à nouveau, et celui par lequel la réflexion dépasse le stade de la critique et convertit sa négation en affirmation. Il faudrait cependant, en comparant sur ce point la pensée de Ricœur avec celles de Kierkegaard et de Nietzsche, demander s'il
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appartient au philosophe, en tant que philosophe, de suivre jusqu'au bout ce chemin.
Juste «L'idée du juste n'est autre que l'idée du bon considéré dans le rapport à autrui» (Ricœur, éd. de l'Herne, Paris, 2004, p. 288), et « tenir la justice pour une vertu [... ] c'est admettre qu'elle contribue à orienter l'action humaine vers un accomplissement, une perfection, dont la notion populaire de bonheur donne une idée approchée» (LI, 178). Cependant, «le sens de l'injustice n'est pas seulement plus poignant, mais plus perspicace que le sens de la justice; car la justice est plus souvent ce qui manque et l'injustice ce qui règne, et les hommes ont une vision plus claire de ce qui manque aux relations humaines que de la manière droite de les organiser. » (LI, 177) Le juste qualifie en dernière instance une décision singulière prise dans un climat de conflit et d'incertitude, et «l'équité s'avère ainsi être un autre nom du sens de la justice, quand celle-ci a traversé les conflits suscités par l'application même de la règle de justice» (LI, 269). Les trois usages du juste exposés ci-dessus montrent qu'il se situe dans une tension entre plusieurs registres, à l'intersection entre deux axes. Sur le premier axe, le juste marque le déploiement d'une visée éthique, d'une orientation téléologique, lorsque l'idée du bon se tourne vers autrui, passe du soi à l'autre, non seulement proche mais aussi lointain. «Ce pas du prochain au lointain, voire de l'appréhension du prochain comme lointain, est aussi celui de l'amitié à la justice. L'amitié des relations privées se découpe sur le fond de la relation publique de la justice. Avant toute formalisation, toute universalisation, tout traitement procédural, la quête de justice est celle d'une juste distance entre tous les humains [ ... ]; je verrais volontiers dans la vertu d'hospitalité l'expression emblématique la plus approchée de cette culture de la juste
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distance [ ... J. La justice en tant que juste distance entre soi-même et l'autre, rencontré comme lointain, est la figure entièrement développée de la bonté. Sous le signe de la justice le bien devient commun)} (I2, 7273). La justice est ici la vertu des institutions. Sur le second axe, la visée éthique doit passer par la norme des obligations morales et juridiques. Si la justice peut servir d' « idée directrice par rapport au règne des règles, des normes, des lois qui est celui du droit positif)} (éd. de l'Herne op. cit., 288), cette visée est ressaisie après coup, car c'est par le sentiment d'injustice (partages inégaux, promesses trahies, punitions ou rétributions disproportionnées), pour soi mais plus encore pour autrui, que l'on entre dans la recherche du juste. Parce que les humains exercent les uns sur les autres des pouvoirs dissymétriques, il faut des règles qui leur interdisent d'exercer sur les autres un pouvoir tel qu'ils restent sans contre-pouvoir. On passe ici de la justice comme vertu à la justice comme tiers instituant une juste distance par un corpus de lois écrites, par l'institution judiciaire de tribunaux et de juges ayant autorité pour dire la sentence, au terme de procès où sont échangés des arguments. Mais si « le formalisme du contrat a pour effet de neutraliser la diversité des biens au bénéfice de la règle de partage)} (LI, 186), il s'agit de « faire entendre la revendication des plus défavorisés dans les partages inégaux» (I2, 74). Et « puisqu'il y a plusieurs manières plausibles de répartir avantages et désavantages, la société se révèle être de part en part un phénomène consensuel-conflictuel )) (LI, 186). Ce qui permet de tenir l'affrontement entre ces deux acceptions du juste, et de le rendre fécond, c'est la sagesse pratique, c'est-à-dire cette conviction bien pesée qui anime le jugement dans les situations de conflit irrémédiable où il doit être ajusté: conflits politiques à propos des biens à partager en priorité ou débat sur les règles de répartition, cas difficiles et tragiques entre le mal et le pire, écart entre la norme générale et la sollicitude singulière. «La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l'exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle. )) (SA, 312). Mais là aussi les
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institutions sont impliquées, et c'est le rôle des tribunaux que d'être ces « instances publiques qui ont autorité pour construire la nouvelle cohérence requise par les cas insolites» (SA, 323). Sur ces trois registres et leur articulation, Ricœur a proposé un renouvellement important de la pensée du droit.
Mal « Le mal, c'est ce qui est et ne devrait pas être, mais dont nous ne pouvons pas dire pourquoi cela est» (<< Le scandale du mal », Esprit, nO 140-141, 1988, p. 62). D'où le «défi» qu'il constitue pour la philosophie comme pour la théologie (M, 13). Ce défi sera d'autant plus redoutable qu'il aura pour origine non le mal commis dans la faute mais le mal subi dans la souffrance. Car l'un n'explique pas l'autre; et la pensée du mal reste partagée ainsi entre la figure de l'homme coupable et celle de l'homme victime - « victime d'un mystère d'iniquité qui le rend digne de pitié autant que de colère» (SM, 477). Il existe, en effet, une souffrance «irréductible» (M, 44) et «injustifiable» (L2, 250-251). Elle consiste dans une « diminution de notre puissance d'exister}) (<< La souffrance n'est pas la douleur }), Autrement, n° 142, 1994, pp. 59-60). Il s'agit moins, alors, de penser que d'agir: le mal n'est pas ce sur quoi l'on glose; « c'est ce contre quoi on lutte }) Le scandale du mal }}, op. cit., 60). Encore la lutte éthique et politique contre le mal rencontre-t-elle à son tour sa limite. Seuls demeurent alors la « timide espérance )} et les prolongements qu'elle trouve dans des « expériences solitaires de sagesse }} inspirées par les différentes religions du monde.
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~ Comment un discours philosophique sur le mal est-il possible? À cette question, Ricœur répond au début des années soixante par la révolution de méthode qui le fait privilégier, à mi-chemin de la révolte muette et des rationalisations trompeuses, le niveau intermédiaire du mythe et du symbole. Témoignage multimillénaire de l'imagination IIIIIIIIIIIIIII
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déployée par le génie des peuples pour permettre à l'homme de faire face à sa condition, le symbole, en effet, « donne à penser» (SM, 479). Mieux encore: il aide à vivre. En lui le mal trouve un langage plus primitif et plus persuasif que celui de la théodicée ou des grandes synthèses spéculatives. La tâche du philosophe est alors de déchiffrer ce langage et d'en délivrer les ressources existentielles. « Délivrer» est le mot, si les symboles sont, selon la définition adoptée dans La Symbolique du mal, des expressions à multiples sens. Car ces multiples sens donnent lieu à de multiples interprétations. Or quand certaines de ces interprétations augmentent notre puissance d'exister, d'autres, au contraire, la diminuent. C'est le cas de l'interprétation augustinienne du mythe adamique, dont les effets délétères se font sentir autant dans la vie personnelle que dans une institution judiciaire animée trop souvent par la seule volonté de punir. Chercher dans ce mythe la « raison» de la souffrance et la trouver dans 1'« équivalence» présumée de la faute et du châtiment, est opérer une mystificàtion. C'est méconnaître surtout l'intention profonde qui anime l'histoire du péché du premier homme. Ranimer cette intention, telle est alors la tâche critique de l'interprétation philosophique. Elle consiste, en l'occurrence, à subordonner l'accusation à la promesse, et l'apparente fatalité de la peine à l'espérance de la grâce et du pardon (CI, 348 et suiv.). Non qu'il n'y ait de justes accusations et de justes punitions. Mais il y a aussi, dans l'expérience du mal, une part d' « injustifiable» (la notion, pour une part, vient du Livre de Job, et pour l'autre de l'Essai sur le mal de Nabert) qui introduit un autre sens du mot justice, dont la fonction propre du symbole est d'ouvrir et de préserver la perspective. À la «loi d'équivalence» qui gouverne le jugement moral et le jugement pénal, l'herméneutique du mal oppose un « principe de surabondance » (ibid.) qui est précisément celui que postule l'espérance. Le mal est pensé alors comme il doit l'être: « en avant, vers le futur» (<< Le scandale du mal », op. cit., 59) - ce futur dût-il appartenir moins au philosophe qu'à l'homme de foi. Il est important de rappeler, dans cette perspective, que la culpabilité suppose l'innocence, et que la souffrance n'annule pas IIIIIIIIIIIIIII
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l'expérience, elle aussi irréductible, de la joie. Pour radical que soit le mal, il est moins originel que le bien. Le mal est sans nul doute un fil conducteur de la pensée de Ricœur et particulièrement de sa réflexion sur le langage. En témoignent ses études sur le symbole mais aussi sur la métaphore et sur le récit - où l'on peut voir autant de « ripostes» au pouvoir de négation que le mal oppose à notre désir d'être. On doit relever cependant l'inflexion de sa pensée entre les textes des années soixante, où l'accent est mis sur la faute et où l'herméneutique apparaît, entre «problème» et «mystère », comme la voie moyenne qui permet de maintenir le mal dans la sphère du sens, et ,ceux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, qui privilégient la souffrance et se bornent à en dénoncer le « scandale». À l'herméneutique de la faute succède ainsi, concernant la souffrance, une phénoménologie sans herméneutique. Et le mal apparaît plus radicalement alors comme une puissance opposée à toutes les puissances du langage - et non au seul discours conceptuel.
Métaphore vive « La métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à des sujets logiques des prédicats incompossibles avec les premiers» (TA, 19). On peut distinguer les métaphores mortes, déjà sédimentées dans la polysémie admise par le lexique, et les métaphores vives, qui sont des émergences de langage, des innovations sémantiques. La métaphore vive cependant n'est pas un pur jeu d'un langage sans monde, qui se célèbrerait lui-même: « la métaphore est le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir de certaines fictions de redécrire la réalité» (MV, 11). C'est pourquoi Ricœur parle de « vérité métaphorique». C'est un des pivots de sa philosophie.
La démarche de Ricœur consiste à déplacer la question: non plus la métaphore-mot, dénomination déviante, mais la métaphore-énoncé,
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prédication impertinente il y a moins substItution sémantique que tension entre des aires sémantiques hétérogènes, soudain rapprochées par l'attribution de prédicats ordinairement incompossibles avec le sujet. « Il y a alors métaphore, parce que nous percevons [ ... lla résistance des mots [ ... lleur incompatibilité au niveau d'une interprétation littérale de la phrase» (TA, 20). « La ressemblance est alors la catégorie logique correspondant à l'opération prédicative dans laquelle le rendre proche rencontre la résistance du être éloigné». (MV, 249). Ce rapprochement inédit fait image: « L'image n'est pas un résidu de l'impression, mais une aurore de parole» (MV, 272 ), et Ricœur parle d'un schématisme de l'attribution métaphorique dont la métaphore fait voir le jeu (MV, 253). Ricœur ne se borne pas à ce « travail de la ressemblance », car il déploie alors une théorie de la référence dédoublée ou poétique. « Il se peut que la référence au réel quotidien doive être abolie pour que soit libérée une autre sorte de référence à d'autres dimensions de la réalité» (MV, 187). « Il se peut que l'énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée, qui acquiert sa référence sur les ruines de ce qu'on peut appeler, par symétrie, sa référence littérale. » (MV, 279) On peut ainsi parler d'une référence tensive, où la métaphore répare en quelque sorte la perte de singularité occasionnée dans le langage par l'attribution de prédicats (SA, 40), et Ricœur écrit que "la mimèsis est le nom de la référence métaphorique"» (MV, 308). Ricœur n'hésite pas à parler de vérité métaphorique: « Pour démontrer cette conception "tensionnelle" de la vérité métaphorique, je procède rai dialectiquement. Je montrerai d'abord l'inadéquation d'une interprétation qui, par ignorance du "n'est pas" implicite, cède à la naïveté ontologique dans l'évaluation de la vérité métaphorique; puis je montrerai l'inadéquation d'une interprétation inverse, qui manque le "est" en le réduisant au "comme-si" du jugement réfléchissant, sous la pression critique du "n'est pas" La légitimation du concept de vérité métaphorique, qui préserve le "n'est pas" dans le "est", procèdera de la
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convergence de ces deux critiques» (MV, 313). Ainsi « Il faut introduire la tension dans l'être métaphoriquement affirmé» (MV, 311). « Le paradoxe consiste en ceci qu'il n'est pas d'autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d'inclure la pointe critique du n'est pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (métaphoriquement) » (MY, 321). L'expression véhémence ontologique mérite d'être soulignée. Elle renvoie aux thèmes de l'affirmation et de l'attestation. Mais ici elle désigne une protestation, au nom de la rigueur même des analyses sémiotiques, contre une idéologie structuraliste alors excessive (La métaphore vive est publié en 1975), dont le mot d'ordre est la clôture du signe. Ricœur soutient au contraire « l'éclatement du langage vers l'autre que lui-même» ce que j'appelle « son ouverture» (CI, 68). « S'il est vrai que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l'écart initial par une obéissance accrue à la demande de discours qui s'élève de l'expérience sous toutes ses formes» (<< Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et Récit », Études phénoménologiques, nO Il, 1990, p. 40).
Mimèsis « L'intrigue, dit Aristote, est la mimèsis d'une action. Je distinguerai le
moment venu, trois sens au moins du terme Mimèsis : renvoi à la précompréhension familière que nous avons de l'ordre de l'action, entrée dans le royaume de la fiction, enfin configuration nouvelle par le moyen de la fiction de l'ordre pré-compris de l'action» (TR1, 13). C'est ce que Ricœur appelle la triple mimèsis du temps par le récit «Mimèsis l désigne la précompréhension dans la vie quotidienne de ce qu'un auteur a bien nommé la qualité narrative de l'expérience; en entendant par là le fait que la vie, et plus encore l'action, comme Hannah Arendt l'exprime
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brillamment, demandent à être racontées, Mimèsis II désigne l'autostructuration du récit sur la base des codes narratifs internes au discours. À ce niveau, Mimèsis II et muthos, c'est-à-dire l'intrigue ou mieux la mise en intrigue, coïncident. Finalement, Mimèsis III désigne l'équivalent Mimèsis, réfénarratif de la refiguration du réel par la métaphore» rence et refiguration dans Temps et Récit », op. cit., 32). « Nous suivons donc le destin d'un temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d'un temps configuré» (TRI, 87).
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Si la composition de l'intrigue est enracinée dans une précompréhension du monde de l'action commune au poète et au lecteur, l'intrigue elle-même (la Mimèsis II qui est la Mimèsis proprement dite) est une « configuration» qui est caractérisée comme «concordance-discordance» (TRI, 103). Avec elle « s'ouvre le royaume du comme si », tant celui du récit de fiction que celui du récit historique. Synthèse de l'hétérogène, elle prend ensemble des péripéties jusqu'à une conclusion imprévisible mais acceptable. C'est la configuration qui schématise 1'intelligence narrative (TRI, 106). S'y déploie le jeu stylistique de l'innovation et de la sédimentation « c'est pourquoi les paradigmes constituent seulement la grammaire qui règle la composition d'oeuvres nouvelles - nouvelles avant de devenir typiques [ ... ]. Mais l'inverse n'est pas moins vrai: l'innovation reste une conduite gouvernée par des règles: le travail de l'imagination ne naît pas de rien et [ ... ] se déploie entre les deux pôles de l'application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la déformation réglée» (TRI, 108). Ce qui est communiqué, au travers de l'intrigue narrative, c'est une configuration de monde possible: le monde du texte n'est pas le monde dont le texte est issu, mais le monde ouvert par le texte: « le texte [... ] est ouvert en avant, du côté du monde qu'il découvre» (L2, 492). « Mimèsis III marque l'intersection entre le monde du texte et le monde de l'auditeur ou du lecteur» (TRI, 109). « À la différence de
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l'objet perçu, l'objet littéraire ne vient pas remplir intuitivement ces attentes, il ne peut que les modifier» (TR3, 305). « Le postulat sous-jacent à cette reconnaissance de la fonction de refiguration de l'œuvre poétique en général est celui d'une herméneutique qui vise moins à restituer l'intention de l'auteur en arrière du texte qu'à expliciter le mouvement par lequel un texte déploie un monde en quelque sorte en aval de lui-même. Je me suis longuement expliqué ailleurs sur ce changement de front de l'herméneutique postheideggerienne par rapport à l'herméneutique romantique. Je n'ai cessé, ces dernières années, de soutenir que ce qui est interprété dans un texte, c'est la proposition d'un monde que je pourrais habiter et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres. Dans La Métaphore vive, j'ai soutenu que la poésie, par son muthos, re-décrit le monde. De la même manière, je dirai [... ] que le faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c'est refaire l'action selon l'invite du poème» (TR1, 122). La lecture « apparaît tour à tour comme une interruption du cours de l'action et comme une relance vers l'action. Ces deux perspectives sur la lecture résultent directement de sa fonction d'affrontement et de liaison entre le monde imaginaire du texte et le monde effectif du lecteur. En tant que le lecteur soumet ses attentes à celles que le texte développe, il s'irréalise lui-même à la mesure de l'irréalité du monde fictif vers lequel il émigre; la lecture devient alors un lieu lui-même irréel où la réflexion fait une pause. En revanche, en tant que le lecteur incorpore - consciemment ou inconsciemment, peu importe -les enseignements de ses lectures à sa vision du monde, afin d'en augmenter la lisibilité préalable, la lecture est pour lui autre chose qu'un lieu où il s'arrête; elle est un milieu qu'il traverse» (TR3, 262).
Naissance et Mort « L'évocation de la naissance n'est pas familière aux philosophes; la mort est plus pathétique ». Mais « pour ma part, je ne reconnais pas en moi l'angoisse primitive de la mort. Ce n'est en moi qu'une pensée froide et [... ] sans racine dans l'existence. Par contre, j'éprouve [ ... ] un frémissement devant mon absence de fondement propre» (VI, 408, 435) comme devant « la vie et ses multiples commencements et recommencements» (CC, 237). Tel est, justement, le sens double de la naissance: par elle la vie commence; et par elle la vie est reçue. Par elle donc je me trouve moi-même engendré par d'autres. Qu'on l'exprime dans le langage du don ou dans celui de la nécessité - d'une nécessité qui, d'ailleurs, n'annule pas la liberté, mais la leste d'un passé qui la fonde et la dissuade de se poser comme une liberté créatrice - , « la naissance signifie [donc] plus que la mort» (CC, 237). Encore «la rencontre décisive avec la mort» est-elle « la mort de l'être aimé» (VI, 432) et reçoit-elle donc elle-même de la naissance -la paternité le démontre après la filiation - sa signification la plus propre.
La priorité accordée par Ricœur à la naissance est aussi ancienne que ses premières œuvres publiées. Dans son ouvrage sur Jaspers déjà, d'accord avec ce dernier, il y insiste: « Ce qu'il y a de plus mien en moimême, et ma liberté même, me vient d'ailleurs» ; « il y a dans le moi originel, même si je m'en sens responsable, [... ] quelque chose que je n'ai pas créé» (KI, 151). Mais l'idée de naissance se dilue alors dans celle de facticité, que la philosophie de l'existence tient pour équivalente à son tour à celle de contingence. Or naître signifie proprement non exister mais « être en vie ». Et pour la liberté même qui cherche à lui donner sens, ce fait s'impose comme celui d'« exister vivant» (VI, 389). Penser la naissance est donc penser un commencement qui n'est pas celui de nos actes mais précisément celui de notre vie. Nous n'avons certes, de ce commencement, aucun souvenir. C'est pourquoi la phénoménologie de
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la naissance mise en œuvre dans Le Volontaire et l'involontaire trouve vite sa limite. Mais ce qui est une limite pour la conscience confrontée à la « fuite» de l'origine, est une chance pour l'existant qui se découvre ainsi « plus jeune que lui-même» (VI, 415). Car la vie reçue appelle la vie transmise. Ainsi « la sexualité tournée vers l'aval de ma vie est une évocation rétrospective» de son amont; et « en exerçant à l'égard de l'enfant le rôle tutélaire du père, je renouvelle en moi l'assurance d'avoir moimême reçu l'être de mes parents» (ibid., 414). Cette extension féconde du thème de la naissance - ou de ce qu'il faudrait mieux appeler peutêtre alors natalité - permet de traiter celle-ci comme la métaphore de tous les commencements. Elle est un pont jeté vers l'ontologie de 1'« affirmation originaire» en ce qu'elle a elle-même d'« indéfiniment inaugural» (HV, poche 106). La mort ainsi perd son privilège. Elle ne peut plus être tenue sans arbitraire pour la vérité ultime de l'existence : « la mortalité elle-même doit être pensée sub specie vitae et non sub specie mortis» (CC, 237). Pour cela le vocabulaire heideggerien de 1'« être pour la mort» n'est pas le plus approprié: « je dirais plutôt: l'être jusqu'à la mort» ; car « je ne dois pas me traiter comme le mort de demain, aussi longtemps que je suis en vie» (ibid.). Mais surtout la mort cesse, replacée dans la perspective de la natalité, de signifier premièrement ma mort. Ce qu'il écrit dans Le Volontaire et l'involontaire - « la rencontre décisive avec la mort, c'est la mort de l'être aimé» - , Ricœur le répète cinquante ans plus tard en plaidant pour une « attribution multiple du sens du mourir» où c'est « la mort d'autrui» - élargie dans un deuxième temps à la mort de « tous les autres» - qui détermine par réflexion « le rapport de moi-même à ma propre mort» (MHO, 467-469). Cette priorité accordée ensemble à la naissance et à la mort de l'autre est poussée très loin par Ricœur. En témoigne, sur le plan théologique, son interprétation de la doctrine chrétienne de la Résurrection, qu'il détache de« l'imaginaire de sa propre survie» (tenu ailleurs pour la composante infantile du désir d'immortalité) et fait tenir tout
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entière dans la mémoire que la communauté des fidèles garde du don du Christ (CC, 239).
Noyaux éthico-mythiques Cette expression, contemporaine de la Philosophie de la volonté, exprime l'idée qu'au cœur des cultures humaines vivantes se trouve un foyer de vouloir et d'évaluation; cette idée semble venir de Hegel et de Nietzsche, et prépare le thème de l'imaginaire social, la dialectique entre espace d'expérience et horizon d'attente, et le jeu stylistique entre tradition et novation. « Une certaine unité de mémoire et une certaine unité de projet rassemble les hommes dans le temps et définit du même coup l'appartenance de ces hommes au même espace de civilisation. Ainsi le cœur d'une civilisation est un vouloir-vivre global, un style de vie; et ce vouloir-vivre est animé par des appréciations, des valeurs» (HV, 87). Ce noyau culturel d'identité et de permanence cependant n'apparaît que lorsqu'il est menacé « le phénomène d'uniformisation planétaire constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de ce que j'appellerai provisoirement, avant de m'en expliquer plus longuement, le noyau créateur des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j'appelle par anticipation le noyau éthique et mythique de l'humanité» (HV, 292). « Il me semble que si on veut atteindre le noyau culturel [ ... ] il faudrait pouvoir creuser jusqu'aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel d'un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées [ ... ] images et symboles constituent ce qu'on pourrait appeler le rêve éveillé d'un groupe historique [ ... ] c'est dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique ». (HV, 296) Ces noyaux éthico-mythiques sont donc une structure inconsciente dans laquelle réside l'énigme de la diversité humaine, c'est-à-dire à la fois IIIIIIIIIIIIIII
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la créativité des cultures et leur nécessaire dialogue. D'une part la créativité suppose une certaine rupture avec la tradition « Les grandes créations artistiques commencent toujours par quelque scandale il faut d'abord que soient brisées les images fausses qu'un peuple, un régime se font d'eux-mêmes» (HV, 297). D'autre part « Il n'est pas aisé de rester soi-même et de pratiquer la tolérance à l'égard des autres civilisations [ ... ] Au moment où nous faisons l'aveu de la fin d'une sorte de monopole culturel, il devient soudain possible qu'il n'y ait plus que des autres [ ... ] Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n'importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d'un interminable voyage sans but [ ... ] Ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique.» (HV, 293) Mais la rencontre de l'autre culture peut justement s'appuyer sur le rapport créatif à ma propre culture: « Lorsque la rencontre est une confrontation d'impulsions créatrices, une confrontation d'élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l'absence de tout accord» (HV, 299). La plupart de ces passages sont tirés de « Civilisation universelle et cultures nationales» (Esprit, 1961, repris dans Histoire et Vérité). L'idée de noyau éthico-mythique prépare aussi l'idée d'identité narrative, ou de noyau éthico-narratif, et la dialectique de l'identité et de l'ipséité. « À la différence d'un outillage qui se conserve, se sédimente, se capitalise, une tradition culturelle ne reste vivante que si elle se recrée sans cesse. Nous touchons ici à l'énigme la plus impénétrable dont on peut seulement reconnaître le style de temporalité opposé à celui de la sédimentation des outillages. Il y a là pour l'humanité deux façons de traverser le temps: la civilisation développe un certain sens du temps qui est à la base d'accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création:
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une culture meurt dès qu'elle n'est plus renouvelée, recréée; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total. » (HV, 296-297) Une culture ne vit que de se confronter à de grandes questions. Certes toute grandeur comporte la possibilité de la chute et la culpabilité, mais inversement « là où est la culpabilité, là aussi est la grandeur» (HV, 93). C'est pourquoi Ricœur appelle ici à « un sens épique de notre existence personnelle replacée dans la perspective d'une épopée plus vaste de l'humanité et de la création. » (HV, 114)
Paradoxe politique Le thème du paradoxe politique dévoile dans le politique une disproportion tragique qui a pris dans les écrits de Ricœur plusieurs formes successives. D'abord il faut penser ensemble la rationalité et l'irrationalité du politique. « Rationalité spécifique, mal spécifique, telle est la double et paradoxale originalité du politique. La tâche de la philosophie politique est, à mon sens, d'expliciter cette originalité et d'en élucider le paradoxe; car le mal politique ne peut pousser que sur la rationalité spécifique du politique» (HV, 261). Ensuite il faut tenir avec H. Arendt « la distinction ferme et constante entre pouvoir et violence» (Ll, 20), mais aussi entre pouvoir et autorité, entre lien horizontal et lien vertical (seul un lien vertical reconnu pouvant contrebalancer, sans l'éliminer, un lien vertical imposé par la force). Enfin, et c'est ici une lecture de M. Walzer (qui avait montré la difficulté à avantager les plus désavantagés étant donné la diversité des sphères, économiques, culturelles, juridiques, familiale, 'etc.), il y a paradoxe en ce que « le politique paraît constituer à la fois une sphère de la justice parmi les autres, et l'enveloppe de toutes les sphères » (Jl, 127), un principe de souveraineté qui en régule les frontières. On trouve ces trois niveaux de signification articulés dans La Critique et la conviction (CC, 148-153).
Attardons nous sur l'article paru dans la revue Esprit en mai 1957, après les événements de Budapest, intitulé « Le paradoxe politique». Penser la rationalité et l'irrationalité spécifiques du politique suppose d'en penser l'autonomie:« Cette autonomie du politique me paraît tenir en deux traits contrastés. D'un côté le politique réalise un rapport humain qui n'est pas réductible aux conflits des classes [ ... ] D'autre part, la politique développe des maux spécifiques, qui sont précisément maux politiques, maux du pouvoir politique; ces maux ne sont pas réductibles à d'autres, en particulier à l'aliénation économique. Par conséquent l'exploitation économique peut disparaître et le mal politique persister» (HV, 261). Dans un autre texte, Ricœur distingue les passions du pouvoir (politique) des passions de l'avoir (économique) et des passions du valoir (culturel) (HV, 117 et suiv.). On trouve alors deux traditions, l'une qui fait crédit à la visée bonne du politique et qui cherche à en fonder de l'intérieur la rationalité, l'autre qui insiste sur les passions mauvaises du pouvoir et qui cherche à résister de l'extérieur à ses abus: «Il faut résister à la tentation d'opposer deux styles de réflexion politique, l'un qui majorerait la rationalité du politique, avec Aristote, Rousseau, Hegel, l'autre qui mettrait l'accent sur la violence et le mensonge du pouvoir, selon la critique platonicienne du tyran, l'apologie machiavélienne du prince et la critique marxiste de l'aliénation politique [ ... ] Il faut tenir ce paradoxe, que le plus grand mal adhère à la plus grande rationalité, qu'il y a une aliénation politique parce que le politique est relativement autonome. » (HV, 261-262, voir aussi une bifurcation entre la force et la forme en TA, 399). D'où un éloge politique de la liberté, sous la double forme de l'institution du droit et d'une morale de la résistance, que Ricœur refuse de dissocier: « Si le terme de "libéralisme politique" pouvait être sauvé du discrédit où l'a plongé la proximité avec le libéralisme économique [ ... ] il dirait assez bien ce qui doit être dit: que le problème central de la politique c'est la liberté; soit que l'État fonde la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance. » (HV, 285) Cette
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polarité inspire encore, près de quarante ans plus tard, l'idée du juste entre le bon et le légal, et se retrouve peut-être dans la tension entre éthique et morale, qui constitue un paradoxe éthique aussi radical que le paradoxe politique. Le paradoxe politique est enrichi de nouvelles harmoniques au travers de la lecture que Ricœur propose de H. Arendt. C'est l'idée que le pouvoir n'est pas la violence, mais exprime un vouloir vivre ensemble: « Il est peut-être raisonnable d'accorder à ce vouloir vivre ensemble le statut de l'oublié. C'est pourquoi ce fondamental constitutif ne se laisse discerner que dans ses irruptions discontinues au plus vif de l'histoire sur la scène politique» (SA, 230). Dans le même temps, et c'est la face d'ombre et d'irrationnel du politique, « il nous suffit que l'État réputé le plus juste, le plus démocratique, le plus libéral, se révèle comme la synthèse de la légitimité et de la violence, c'est-à-dire comme pouvoir moral d'exiger et pouvoir physique de contraindre» (RV, 247). Par ces deux bords, le politique touche à la promesse et au pardon, c'est-à-dire aussi à la mémoire des violences et des promesses fondatrices.
Peine et Pardon « Ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu'elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel: à savoir qu'elle l'efface » (CI, 352). Cette formule résume ce que Ricœur appelle le paradoxe judiciaire, qui réside dans l'idée même d'un droit de punir, où se rationalise et se mesure un esprit de vengeance profondément irrationnel et violent. Il parle ailleurs de l'équivalence présumée du crime et du châtiment (CI, 349). Ricœur n'a cessé de protester contre la dimension irrationnelle de la punition, qui semble pour lui plus chargée de religiosité archaïque encore que le pardon. Dans le même temps le droit de punir est issu d'une longue évolution: sécularisation de l'imputation, désacralisation de la responsabilité, dédivinisation de la peine, ont permis
de faire que la justice devienne une affaire seulement et complètement humaine. Parce que la justice sait qu'elle ne peut éradiquer l'esprit de vengeance (I2, 257 et suiv.), quelle que soit sa capacité à instituer un conflit réglé et différé, parce qu'elle suppose au départ 1'existence d'un État fondé sur la violence et au bout du compte l'exécution d'une peine qui ajoute de la souffrance, elle doit modestement accepter d'exercer un moindre maL Et c'est d'abord avec Hegel accepter que la peine relève d'un droit abstrait et formel, qui soumet en quelque sorte le criminel à sa propre règle (CI, 356). La scission tragique entre la conscience jugeante et la conscience agissante peut alors conduire au pardon qui surmonte l'unilatéralité des points de vue (CI, 358 et SA, 288). Dans Mémoire, histoire, oubli, le pardon intervient en épilogue, comme la restitution d'une capacité d'agir paralysée par la faute. Ricœur croise l'inconditionnalité verticale du pardon accordé (il parle alors d' « une disparité verticale entre la profondeur de la faute et la hauteur du pardon », MHO, 593), et la conditionnalité horizontale d'une difficile demande de pardon qui replace les acteurs dans le jeu réciproque du don et du contre-don « Pour se lier par la promesse, le sujet de l'action devait aussi pouvoir se délier par le pardon» (MHO, 595). Il s'agit donc de « démythiser la peine et l'accusation» (Cn, c'est-àdire, dans une démarche kantienne radicalisée par la démythologisation de Bultmann qui est une déconstruction, de reconnaître le mythe comme mythe, de le défaire de ses rationalisations secondes ne pas croire qu'accuser suffise à expliquer. Cela n'est pas aisé, car « nous préférons la condamnation morale à l'angoisse d'une existence non protégée et non consolée» (CI, 334). Ricœur est assez connaisseur et curieux des questions religieuses pour déchiffrer les logiques religieuses à l'œuvre dans cette vision pénale du monde, qui sacralise le juridique et juridicise le religieux: « Dans cet archaïsme religieux, le magistrat est vraiment ministre de la vengeance divine. Or, c'est cette théologie de la colère que le droit n'a cessé de refouler; cette lutte contre la théologie de la IIIIIIIIIIIIIII
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vengeance est absolument contemporaine du droit. Certains ethnologues estiment même que le droit est né contre l'idée de vengeance, pour conjurer la vengeance des dieux, plutôt que pour l'exécuter, pour se soustraire à cette espèce de déchaînement divin. » (<< Le droit de punir », 1958, rééd. in Foi et Vie, n° 1,2005) L'un des postulats du mythe de la peine, c'est que le sujet est un et identique si ce n'était pas le même, la peine ne saurait effacer la faute (CI, 349). Mais il y a une disproportion entre l'homme souffrant et l'homme capable. On a globalement des humains qui sont plus malheureux encore que méchants. C'est pourquoi «la règle d'or de tout le système pénitentiaire devrait être: ne jamais écraser, humilier, avilir un coupable au point de rendre impossible la tristesse de la pénitence» Le droit de punir », op. cit.). Pour cela il faut sortir de cette vision pénale d'un monde où tout devrait être soumis à une logique de rétribution, d'expiation et d'équivalence, faute de quoi l'ordre serait menacé. La lecture de Job, des tragiques et des Évangiles, peut-être radicalisée par le message de la Réforme, conduit à l'idée que le monde et une partie irréductible du malheur sont absurdes, non moins absurdes que la grâce divine «seule une nouvelle logique peut vaincre une logique vétuste [ ... ] Cette nouvelle logique, cette logique absurde, pour parler. comme Kierkegaard, s'exprimera dans la loi de surabondance» (CI, 361). On passe ainsi de la logique de l'équivalence à la logique du don. Le paradoxe du pardon est enfin de pouvoir délier l'agent de son acte: «Tu vaux mieux que tes actes)} (MHO, 642). Mais si cela permet une refondation prosaïque du lien social, ce n'est pas dans un happy end, mais dans un dissensus interminable (MHO, 651), et le pardon échoue à se transformer en institutions (594).
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Phénoménologie La définition étymologique de la phénoménologie - étude des phénomènes, c'est-à-dire des choses telles qu'elles apparaissent - reste insuffisante, tant que l'on ne distingue pas l'apparaître véritable de la simple apparence empirique. Husserl fonde sur cette distinction le projet d'une phénoménologie comme « sCience rigoureuse ». Il s'agit, pour celle-ci, de saisir 1'« essence» des phénomènes, autrement dit leur noyau intelligible et universalisable. Aussi se présente-t-elle initialement comme une théorie de la signification opposée au psychologisme. Il n'y a pas cependant, pour Husserl, de signification en soi: tout phénomène est pour une conscience dont il exprime 1'« activité intentionnelle» et qui en constitue elle-même l'ultime source de sens. La phénoménologie se propose donc dans un deuxième temps de remonter vers cette source - tenue aussi dans cette perspective pour la source de toute validité. C'est un effort pour fonder le sens des phénomènes dans une évidence intuitive dont le modèle est le cogito cartésien. Ce modèle est toutefois mis à mal dans les derniers écrits de Husserl, qui montrent l'unité indéfectible que forment la conscience et le « monde de la vie» (Lebenswelt). Il n'est plus d'autre « évidence» alors que celle de ce monde; et c'est en lui seulement que la conscience peut accéder au sens de ses propres expériences. Si Ricœur a toujours dit sa dette à l'égard de la phénoménologie husserlienne - qu'il a largement contribué, comme traducteur et comme commentateur, à promouvoir - , il n'a cessé en même temps de critiquer sa tendance idéaliste et sa prétention à la scientificité. Aussi ne s'est-il vraiment reconnu que dans sa dernière version, amendée d'ailleurs par les apports de Heidegger et de Gadamer et infléchie dans le sens d'une « phénoménologie herméneutique». A la «voie courte» de l'intuition, est opposée alors la «voie longue» d'une interprétation appliquée aux signes, aux symboles et aux textes qui médiatisent notre rapport au monde.
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Ricœur a beaucoup écrit sur « la greffe de l'herméneutique sur la phénoménologie». Théorisée dans Le Conflit des interprétations, cette greffe avait été opérée cependant dès La Symbolique du mal, où se trouvaient marquées pour la première fois les limites de l'analyse intentionnelle mise en œuvre dans Le Volontaire et l'involontaire. C'est à une « description éidétique de la volonté », en effet, qu'avait procédé Ricœur dans ce dernier ouvrage. Or il avait pour cela fait abstraction de ses manifestations empiriques et en premier lieu de la faute. Il lui avait donc fallu ensuite, pour penser celle-ci, changer de méthode et tenter plutôt d'en déchiffrer les expressions objectivées dans la culture. Ainsi s'était trouvée pour la première fois mise en question « la présupposition commune à Husserl et à Descartes, à savoir l'immédiateté, la transparence, l'apodicticité du cogito» (RF, 30). Il faut y insister: « le mal est le lieu de naissance du problème herméneutique» (CI, 313). Ce problème n'est pas borné cependant à la volonté mauvaise: il concerne en principe toute la vie intentionnelle. La découverte principale de la phénoménologie husserlienne -l'intentionnalité - implique précisément que la conscience a son sens hors d'elle-même (TA, 53). De là les critiques portées ultérieurement, moins contre la phénoménologie ellemême, que contre son inflexion idéaliste dans le premier volume des Ideen et dans les Méditations cartésiennes. Ces critiques sont en partie ratifiées par Husserl lui-même dans la Krisis avec la thématisation du « monde de la vie ». C'est à celui-ci, désormais, que reconduit la « réduction phénoménologique» ; et elle y reconduit paradoxalement comme à ce qui ne peut être réduit (AP, 20). Ce paradoxe traduit selon Ricœur 1'« appartenance» de la conscience au monde: il s'accorde. avec la réhabilitation herméneutique du préjugé et révèle la condition historique et surtout langagière de toute expérience. Contre un sémantisme clos, il ne cesse pourtant de rappeler que le langage, dans ses diverses modalités, exprime « une manière d'être au monde qui le précède et qui demande à être dite» (TA, 34). C'est pourquoi, si l'herméneutique est
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« la présupposition de la phénoménologie », la phénoménologie reste de son côté « l'indépassable présupposition de l'herméneutique» (ibid., 40).
C'est Heidegger, plus que Husserl, qui fonde l'idée d'une phénoménologie herméneutique. Ce fondement se trouve dans la définition paradoxale que reçoit, dans le § 7 de Être et Temps, la notion de phénomène: « ce qui de prime abord et le plus souvent, ne se montre pas ». Seul, en effet, ce qui s'avance voilé, requiert une interprétation qui l'éclaire. Mais Ricœur ne suit pas Heidegger dans la voie d'une ontologie destinée à rester selon lui la « terre promise» du phénoménologue formé à l'herméneutique (Cl, 28). Il lui reproche aussi d'avoir oublié, en s'engageant dans cette voie, les exigences propres de la réflexion, qui ne font qu'un pour Husserl avec celles de la responsabilité du philosophe.
Poétique III Même si annoncé de longue date, on peut parler, avec La métaphore vive, Du texte à l'action, et Temps et Récit, d'un tournant poétique de la phénoménologie et de l'herméneutique de Ricœur. Dans un texte intitulé « Rhétorique, poétique, herméneutique », il écrit: « La conversion de l'imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l'univers sédimenté des idées admises, prémisses de l'argumentation rhétorique. Cette même percée de l'imaginaire ébranle en même temps l'ordre de la persuasion, dès lors qu'il s'agit moins de trancher une controverse que d'engendrer une conviction nouvelle)) (L2, 487). La rhétorique voudrait encore argumenter et persuader sur la base de prémisses acceptables, et l'herméneutique voudrait que l'on interprète toujours à partir d'un imaginaire déjà là. Mais la poétique retourne le problème, et n'hésite pas à bouleverser l'ordre des présuppositions admises, à ébranler l'imaginaire. Par la poétique on peut changer l'imaginaire, le modifier. Il y a place pour une imagination poétique, et les
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métaphores ou les intrigues narratives refigurent un monde autrement habitable et agissable. La poétique n'a rien d'un discours flou, au contraire, Ricœur montre la rigueur de la riposte poétique aux apories de la référence au monde de la vie (MV) «le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n'ont pas d'accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu'à la faveur du jeu complexe de l'énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots» (TA, 24). Il montre aussi la véhémence de la riposte qu'offre la poétique du récit aux apories du temps vécu (TR3) «Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l'action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les paradigmes relève de [ ... ] l'imagination productrice» (TA, 17). Le langage a besoin de la fonction poétique de plusieurs manières. D'abord « c'est parce que nous pensons et parlons par concepts que le langage doit en quelque manière réparer la perte que consomme la conceptualisation» (SA, 40), et les métaphores vives sont ce langage en état d'émergence, non encore lexicalisé, qui fait voir ce que le langage ne montre pas. Ensuite l'imagination est poétique, et « l'image n'est pas un résidu de l'impression, mais une aurore de parole» (MV, 272). Ce tournant poétique de la phénoménologie ouvre la voie à l'éthique ,( C'est une variation imaginative, pour parler comme Husserl, qui manifeste l'essence, en rompant le prestige du fait; en imaginant un autre fait, un autre régime, un autre règne, j'aperçois le possible et dans le possible l'essentiel» (HF, 128). Mais ces variations imaginatives ne sont plus destinées à montrer un invariant, ce sont les variations mêmes qui servent poétiquement à faire voir un autre réel, ou un agir possible ({ fiction et poésie visent l'être, non plus sous la modalité de l'être-donné mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu'on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel» (TA, 115). La
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suspension du sens littéral, de la référence purement descriptive, et du sujet trop assuré d'être lui-même, ouvre la voie au travail ou aux jeux du sens second, de la référence dédoublée, ou du sujet lecteur « déjà il apparaît que l'imagination est bien ce que nous entendons tous par là : un libre jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à l'égard du monde de la perception ou de l'action. C'est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d'être au monde» (TA, 220). Et « la lecture m'introduit dans les variations imaginatives de l'ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l'ego» (TA, 117).
Reconnaissance • Le terme de « reconnaissance» change de sens selon qu'on l'applique aux objets, à sa propre personne ou aux relations mutuelles des hommes entre eux. La reconnaissance des objets est leur identification dans le jugement et dans la mémoire; la reconnaissance de soi est l'attestation que l'on est bien le sujet de ses expériences, de ses paroles ou de ses actions; la reconnaissance mutuelle enfin relie cette attestation à son approbation par un autre. On doit noter alors un renversement qu'exprime bien, sur le plan grammatical, le passage de la voix active (reconnaître) à la voix passive (être reconnu). Ce renversement manifeste l'altérité constitutive de l'identité humaine. Il explique aussi pourquoi la reconnaissance a été pensée le plus souvent par la philosophie comme l'enjeu d'une « lutte» dont dépend l'existence même. On peut opposer cependant, aux violences allumées par la lutte pour la reconnaissance, l'exception généreuse du don. Elle permet de formuler « l'équation finale de la reconnaissance et de la gratitude» (PR, 11). Le « parcours de la reconnaissance» proposé par Ricœur dans ce qui restera son dernier livre s'achève dans la reconnaissance mutuelle,
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qui apparaît rétrospectivement comme une condition de la reconnaissance de soi. Ainsi se trouve confirmée l'une de ses convictions les plus anciennes: celle que l'autre est « le plus court chemin entre soi et soimême ». Ce parcours de la reconnaissance est autant, d'ailleurs, un parcours de l'identité -l'identité des personnes se trouvant clairement distinguée ainsi de celle des choses. Il n'est donc pas étonnant qu'y soient repris la plupart des thèmes traités dans Soi-même comme un autre. Il faut y ajouter les thèmes de la mémoire, de la promesse et du pardon, abordés dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli: ils permettent de superposer la question de la reconnaissance et celle de la réconciliation - la réconciliation avec soi supposant, elle aussi, la réconciliation avec l'autre. Cette dernière question commande, dans la troisième partie du livre, la discussion de Hobbes et surtout de Hegel et de son dernier disciple, A. Honneth. Tous donnent en effet à la reconnaissance la forme d'une lutte qui est la forme que prend, chez les hommes, la lutte pour la vie, et qui trouve maintes expressions dans les sphères affective, économique, juridique et politique - sans oublier les rapports entre les États et entre les cultures. Or il existe, en marge de ce qui semble être la loi des relations humaines, des « expériences de reconnaissance pacifiée» dont le caractère exceptionnel, loin de les disqualifier, « assure la force d'irradiation et d'irrigation au coeur même des transactions marquées du sceau de la lutte» (ibid., 319). Cette force est principalement celle - purement symbolique - du don cérémoniel, sur lequel Mauss avait attiré l'attention. Aussi l'opposition pertinente devient-elle dès ce moment celle du don et du marché. Mais le don lui-même implique, selon Mauss, un contre-don; c'est une opération réciproque au service de la « logique sociale ». A cette « logique de la réciprocité », dans laquelle l'apparente générosité du don est immédiatement annulée comme telle, Ricœur oppose une« phénoménologie de la mutualité» qui met l'accent sur « le geste même de donner» (ibid., 332, 350) et qui comprend ce geste comme un appel, non à donner en retour, mais à donner à son tour. La notion de mutualité est distinguée à ce point de celle de réciprocité; et la
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reconnaissance reçoit le sens du « merci» adressé par une personne à celle dont elle a reçu ce qui n'a pas de prix l'assurance à la fois « grave» et « joyeuse» de sa propre dignité. On peut lire déjà une partie de cette conclusion dans L'Homme faillible (HF, 136-140), où se trouve la première occurrence développée du thème de la reconnaissance (et où le moment kantien du respect de la personne comme « fin en soi» vient, de manière significative, après et non avant le moment hégélien de la « lutte»). Il y manque toutefois le lien noué, dans le Parcours de la reconnaissance, entre la philosophie pratique et l'anthropologie sociale.
Représentance, représentation historique Parce que «l'histoire est de bout en bout écriture» (MHO, 171), depuis les traces, témoignages et documents qui doivent déjà être interprétés, jusqu'à l'œuvre littéraire par laquelle l'historien donne son interprétation du passé, en passant par les différentes opérations explicatives ou compréhensives qu'il compose, l'histoire est aussi de part en part représentation, mimèsis d'un passé qui a existé. D'où un double problème, épistémologique et ontologique (MHO, 359), celui de la « représentance ». D'une part la représentation n'est pas « un vêtement neutre et transparent» (MHO, 360), mais se donne à travers l'épaisseur et l'opacité de formes (intrigues narratives, déconstruction de problèmes, fictions imaginatives), qui font voir la distance et l'indépassable dissensus historique (<< on devra ainsi placer le vœu d'impartialité sous le signe de l'impossibilité du tiers absolu» (MHO, 414). D'autre part il n'y a pas d'histoire sans une pulsion extralinguistique et référentielle (MHO, 319) qui atteste la capacité du discours historique à représenter le passé « nous n'avons pas mieux que le témoignage et la critique du témoignage pour accréditer la représentation historienne du passé» (MHO, 364). Ainsi l'histoire « configure des intrigues que les documents autorisent ou
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interdisent, mais qu'ils ne contiennent jamais. L'histoire, en ce sens, combine la cohérence narrative et la conformité aux documents» (TA, 18). Cette dialectique du n'être plus qui prend la mesure de la disparition du passé, et de l'avoir-été qui en atteste la présence absente donne la condition historique d' « une connaissance sans reconnaissance» (MHO, 369) la mémoire est gagée sur la reconnaissance, et l'histoire sur la représentance : « la véhémence assertive de la représentation historienne en tant que représentance ne s'autoriserait de rien d'autre que de la positivité de l'avoir-été visé à travers la négativité du n'être-plus» (MHO, 367). C'est tout le problème de l'écriture historiographique et de la vérité historique. Qu'est-ce qui est par l'histoire représenté, qui n'est plus, mais dont rien ne peut faire que cela n'ait pas été? Dès Histoire et Vérité, cela suppose un jeu délicat de la proximité et de la distance: « C'est même un don rare de savoir approcher de nous le passé historique, tout en restituant la distance historique, mieux: tout en instituant, dans l'esprit du lecteur, une conscience d'éloignement, de profondeur temporelle» (RV, poche 35). Mais le problème est surtout celui de la pluralité des temps historiques: « une civilisation n'avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes [ ... ] Devant le tout de l'histoire, nous ne pouvons dresser un bilan; il faudrait que nous soyons hors du jeu pour faire l'addition; il faudrait que le jeu soit clos. Il n'est pas mauvais, pour se garder soi-même du fanatisme, non seulement de multiplier les perspectives explicatives, mais de garder pratiquement le sentiment de la discontinuité des problèmes» (RV, 89-97). Dans Temps et Récit, l'histoire représente, avec la fiction, l'une des deux grandes modalités narratives de riposte aux apories du temps « notre hypothèse de travail revient [ ... ] à tenir le récit pour le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté» (TR3; coll. « points-Seuil », Paris, 1991, p. 435). Cela suppose d'élargir les notions
de récit et d'événement: « La notion même d'histoire de longue durée dérive de l'événement dramatique [ ... ] c'est-à-dire de l'événement mis en intrigue» (TRl, 289). « Raconter, c'est déjà expliquer» (TRl, 251). Mais pour rendre la réalité du passé, Ricœur n'hésite pas à faire appel à un véritable entrecroisement de l'histoire et de la fiction. « En fusionnant ainsi avec l'histoire, la fiction ramène celle-ci à leur origine commune dans l'épopée. Cette épopée en quelque sorte négative préserve la mémoire de la souffrance, à l'échelle des peuples [ ... ]la fiction se met au service de l'inoubliable. Elle permet à l'historiographie de s'égaler à la mémoire [ ... ] ; il Y a peut-être des crimes qu'il ne faut pas oublier, des victimes dont la souffrance crie moins vengeance que récit. Seule la volonté de ne pas oublier peut faire que ces crimes ne reviennent plus jamais» (TR3, 274-275). «Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif» (TR3, 278). Derrière le problème de la représentation se tient celui du rendu de l'histoire, au double sens artistique et éthique. «L'être-en-dette constitue la possibilité existentiale de la représentance [ ... ] c'est donc sous le signe de l'être-en-dette que l'avoir-été l'emporte en densité ontologique sur le n'être-plus» (MHO, 473). La représentance rejoint ici la répétition selon Kierkegaard, entendue comme riposte et reprise à nouveau: «les morts d'autrefois ont été des vivants, et l'histoire s'approche de leur avoir été vivant}) (MHO,495).
Socius Le socius, c'est celui que j'atteins à travers sa fonction sociale» (HV, 102), et le prochain, c'est l'inversion praxique par laquelle « on n'a pas un prochain; je me fais le prochain de quelqu'un» (HV, 100). Dans ce texte-programme, publié en 1954, intitulé « Le Socius et le prochain », Ricœur refuse d'opposer d'une part une éthique des relations courtes du proche, seules vivantes et chaleureuses face à l'anonymat abstrait des liens institutionnels modernes, et d'autre part une éthique des relations
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longues envers le lointain, seules réelles et efficaces face à la nostalgie charitable des liens personnels. Il faut d'une part reconnaître l'incognito de l'agir véritable qui souvent passe au travers des médiations institutionnelles impersonnelles. « La charité n'est pas forcément là où elle s'exhibe; elle est cachée aussi dans l'humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale; elle est bien souvent le sens caché du social. Il me semble que le Jugement eschatologique veut dire que nous "serons jugés" sur ce que nous aurons fait à des personnes, même sans le savoir, en agissant par le canal des institutions les plus abstraites, et que c'est finalement le point d'impact de notre amour dans des personnes individualisées qui sera départagé» (HV, 110-111). D'autre part, le socius et le prochain sont les deux faces de la même charité. « Le thème du prochain opère [ ... ] la critique permanente du lien social: à la mesure de l'amour du prochain, le lien social n'est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n'est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l'équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n'est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s'affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c'est la double existence du proche et du lointain» (HV, 109-110). Le thème du socius et l'un des biais par lesquels s'est introduit dans la pensée de Ricœur un souci presque hégélien des institutions concrètes du vivre ensemble. Certes on a souvent affaire à des institutions solides et durables, responsables des personnes vulnérables qui leur sont confiées; mais il faut aussi penser des sujets capables et responsables des institutions fragiles dont ils héritent, et qu'ils doivent parfois refaire dans des situations de crise. C'est le cas de l'École ou de l'Université, à laquelle Ricœur a consacré un engagement important (doyen de Nanterre en 1969-1970), refusant la dissociation entre la froideur des institutions et les folies de l'imagination. « Qui sait même si un certain degré de pathologie individuelle n'est pas la condition du changement
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social, dans la mesure où cette pathologie porte au jour la sclérose des institutions mortes? Pour le dire de manière plus paradoxale, qui sait si la maladie n'est pas en même temps la thérapeutique?» (TA, 235). Dans le même temps le thème du proche touche à la condition natale et mortelle des humains: « j'inclus parmi mes proches ceux qui désapprouvent mes actions, mais non mon existence» (MHO, 163). Ainsi la notion de prochain, portée jusqu'à la manière de traiter l'autre anonyme, prépare la notion de sollicitude pour le vulnérable, de soin ou de souci d'autrui. On retrouve ici la sagesse pratique qui sait improviser le sens du geste ajusté à un cas singulier sans que l'on prétende généraliser, qui sait se faire proche sans sous-estimer la distance, qui n'est pas insensible aux effets même lointains de ce qu'elle fait.
Symbole et Mythe Comme le rêve, le symbole veut dire autre chose que ce qu'il dit: c'est un signe dont le sens apparent implique un sens caché. D'où les interprétations qu'il suscite et qui en prouvent la fécondité. Il est le meilleur témoignage de l'imagination déployée par le génie du langage pour nous « donner à penser» plus que ne le peuvent nos simples concepts. Sa valeur expressive importe moins cependant que sa portée exploratoire. A mi-chemin d'une expérience muette et d'un discours théorique exposé au péril de l'abstraction et de la généralité, il dévoile des traits de cette expérience qui resteraient sans lui captifs de l'émotion et du sentiment. C'est le cas exemplairement des symboles du mal. Encore doit-on distinguer alors entre les symboles dans lesquels le mal trouve une expression que l'on peut appeler « primaire» et le langage plus élaboré du mythe (SM, 181). Au symbole, le mythe ajoute la dimension narrative: c'est un « récit traditionnel portant sur des événements arrivés à l'origine des temps» et « destiné à fonder toutes les formes d'action et de pensée par lesquelles l'homme se comprend lui-même dans son
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monde» (ibid., 168-169). Mesurée à l'aune de la science, certes, cette ambition explicative apparaîtra illusoire: elle fera dénoncer à bon droit le mythe comme un « simulacre de la raison ». Mais il appartient à l'interprète de retrouver, sous la fausse rationalité du mythe, 1'« intention de sens» présente dans le symbole. L'interprétation des symboles peut être articulée ainsi avec la réflexion philosophique. Élargie à toutes les régions de la vie humaine, elle devient une médiation essentielle de la compréhension de soi. «Le symbole donne à penser» cette formule, reprise de la troisième Critique kantienne, ne conclut pas seulement La Symbolique du mal: elle trace encore, plus généralement, la direction d'une anthropologie de l'homme concret, c'est-à-dire de l'homme compris dans toutes les dimensions de son existence - ce que n'est pas le « je » du « je pense» dans ses acceptions cartésienne ou kantienne. On peut appeler précisément « réflexion concrète» une réflexion médiatisée par les symboles et par leur interprétation (I, 50). Cette réflexion soulève des questions de méthode qui sont abordées de front dans plusieurs textes des années soixante - ainsi « Méthode herméneutique et philosophie réflexive» (I, 45-66) et « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique» (CI, 283-329). Il en ressort que l'on peut, à la fois, penser à partir des symboles et garder «la pleine responsabilité d'une pensée autonome» une philosophie instruite par les symboles n'est pas une philosophie allégorisante. Ce n'est pas non plus une philosophie étrangère aux acquis critiques de la modernité. Il faut distinguer, à cet égard, entre la « démythologisation » qui permet d'extraire de la fausse rationalité du mythe le sens vivant du symbole, et une « démythisation » qui ne veut voir en lui qu'une illusion qu'il faut détruire (SM, 309). Le « montrer-cacher du double sens» n'est pas toujours dissimulation: il peut être aussi quelquefois « manifestation, révélation d'un sacré» (I, 17). Nous n'avons plus, certes, à l'égard du langage symbolique en général, la naïveté des hommes du temps de Babylone; mais nous n'en restons pas moins capables d'une « seconde naïveté» (SM, 483), plus IIIIIIIIIIIIIII
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riche d'avoir subi l'épreuve du soupçon et de s'être délivrée ainsi des effets mystifiants d'un tel langage.
li L'obstacle que rencontre l'herméneutique des symboles n'est pas seulement, toutefois, d'ordre méthodologique. Il est inhérent à la condition de l'homme moderne. Ricœur constate ainsi, à propos de la sécularisation, que la « petite voix» du symbole - en l'occurrence celle des écritures bibliques - « est perdue dans le vacarme incroyable de tous les signaux échangés» ; à quoi il ne peut opposer que 1'« espérance » qu' « il y aura toujours des poètes et des oreilles pour les écouter)} (CC, 254). Le symbole n'est plus conçu seulement d'ailleurs, dans ce contexte, comme une expression à double sens. Il est plus fondamentalement un signe de reconnaissance que les hommes s'adressent les uns aux autres. Cette équation du symbole et de la reconnaissance est en accord avec son étymologie. Elle est impliquée en outre dans le dernier livre de Ricœur par son analyse du don cérémoniel (PR, 337-355).
Temps raconté Qu'il existe une « connexion significative» entre la fonction narrative et l'expérience humaine du temps (RF, 63), c'est la supposition qui soustend la thèse développée au fil des trois volumes de Temps et Récit. Selon cette thèse, « le temps devient humain dans la mesure seulement où il est articulé de manière narrative» (TRi, 17). Le récit, d'abord, réalise une synthèse du temps d'une succession de moments quelconques, il fait une histoire sensée. Il médiatise, en outre, le temps de l'âme et le temps du monde, à l'égard desquels il apparaît comme un « tiers-temps» (TR3, 354). Enfin il ouvre à l'homme condamné à une mort certaine une perspective que celle-ci n'épuise pas. Ces trois fonctions du récit correspondent à trois entrées possibles dans la problématique - complexe - du temps raconté. La première est introduite par une lecture croisée des Confessions de saint Augustin, qui
définit le temps comme une « distension de l'âme », et de la Poétique d'Aristote, dont Ricoeur reprend la notion d' « intrigue» (muthos) élaborée à propos de la mimèsis tragique. L'intrigue est le centre organisateur du récit; elle met en relation les différents événements qui le composent. À l'ordre épisodique de leur succession, elle superpose l'ordre logique d'une « configuration ». Le croisement des deux lectures est justifié par le fait que l'analyse augustinienne « donne du temps une représentation dans laquelle la discordance ne cesse de démentir le vœu de concordance constitutif de l'animus» -l'analyse aristotélicienne établissant au contraire « la prépondérance de la concordance sur la discordance dans la configuration de l'intrigue» (TRI, 18). De là suit la définition du temps raconté comme « concordance discordante» - définition vérifiée aussi bien par l'histoire que par la fiction et avant elles par la narration quotidienne de nos plus humbles expériences. Mais les limites de l'approche augustinienne sont plus généralement celles d'une phénoménologie du temps et de son ambition, double, de faire paraître le temps et de fonder sur ce temps apparaissant (réputé « originaire») le temps mesuré par la montre et le calendrier (qualifié quant à lui de «vulgaire» ou de « dérivé»). Cette ambition est autant celle de Heidegger que de Husserl. C'est ce que montre la distinction que fait le premier entre la « temporalité authentique» de l'individu confronté dans l'angoisse à sa propre mortalité et le temps commun de la « préoccupation quotidienne». D'où la deuxième entrée dans la problématique du temps raconté, tenu pour un « pont jeté» entre le temps phénoménologique et ce temps commun. La « poétique du récit» répond alors à 1'« aporétique de la temporalité ». Ce qui importe à cette poétique est moins, cependant, la « configuration» que la «refiguration» du temps par le récit, autrement dit le pouvoir qu'a celui-ci de transformer notre manière d'être au monde. C'est ici que peut être posée la question de savoir si la mort est le sens ultime du temps humain. Cette troisième entrée n'est dessinée qu'en filigrane dans Temps et Récit. Elle autorise néanmoins à lire celui-ci comme une réplique à Être et Temps
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-le temps raconté ouvrant des possibilités qui, certes, supposent la mort, mais n'en restent pas captives. Les ressources du récit ne peuvent faire oublier cependant ce que Ricœur tient lui-même, au terme d'une relecture critique de son ouvrage, pour ses« limites» (TR3, 349). Il n'y a pas, d'abord, de récit total, d'« intrigue de toutes les intrigues », comme le suppose à sa façon la philosophie hégélienne de l'histoire l'unité introduite par le récit dans la multiplicité de l'expérience temporelle reste une « unité plurielle ». Cette unité elle-même, d'ailleurs, ne doit pas tromper: «le temps enveloppe toutes choses, y compris le récit qui tente de l'ordonner» ; il reste donc proprement « inscrutable » (ibid., 389). À cette limite « interne» s'ajoute enfin une limite « externe» le débordement du genre narratif par d'autres genres de discours - épique, dramatique, lyrique - plus propres peut-être à dire « la brièveté de la vie, le conflit de l'amour et de la mort, la vastitude d'un univers qui ignore notre plainte» (ibid., 390).
Traduction Prise au sens strict, la traduction est « le transfert d'un message verbal d'une langue dans une autre» (T, 21) ; c'est la solution pratique du problème que constitue, pour des hommes universellement doués de langage, la diversité des langues - solution toujours « imparfaite» et « risquée », et qui a la forme paradoxale d'une « correspondance sans adéquation ». Prise au sens large, elle désigne « l'interprétation d'un ensemble signifiant à l'intérieur de la même communauté linguistique» (ibid.) ; c'est donc une opération constitutive de toute compréhension - celle du proche aussi bien que celle de l'étranger. Il faut dire alors «comprendre, c'est traduire ». C'est exprimer autrement les mêmes choses. Que le risque de perdre compte moins alors que la chance de gagner, c'est ce que suppose un acte qui se présente plus généralement comme un effort créatif pour rapprocher, sans les confondre, des univers
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de signification qui auparavent s'ignoraient. On peut parler, en ce sens, d'un « paradigme de la traduction» (ibid.). Appliqué d'abord aux phénomènes de langue, ce paradigme est étendu ensuite à l'anthropologie, à la théorie de la culture et à la réflexion éthique et politique sur les valeurs et sur les normes, où il permet de surmonter certaines oppositions théoriques comme celles du Même et de l'Autre, de l'Un et du Multiple, de l'universalisme et du contextualisme. Dans la sphère de la compréhension langagière, le paradigme de la traduction permet de justifier la pluralité des langues naturelles. Il autorise une relecture positive de l'histoire de Babel qui renvoie dos à dos l'idéal d'une langue parfaite - qu'on l'entende au sens mythique d'une langue originelle ou au sens logique d'une langue universelle - et le postulat d'hétérogénéité radicale des systèmes linguistiques envisagés comme des systèmes clos. La capacité de tout locuteur à apprendre et à pratiquer d'autres langues que la sienne (<< traduction externe») apparait solidaire alors de sa capacité de s'expliquer réflexivement avec sa propre langue (<< traduction interne») (ibid., 44). Il est important cependant de comprendre qu'« il n'existe pas de critère absolu d'une bonne traduction » et que la recherche d'« équivalences» reste toujours éloignée pour celle-ci d'une « identité de sens démontrable» (ibid., 39). Cela ne veut pas dire que traduction soit trahison. Car la fidélité véritable n'est pas une répétition à l'identique. C'est une fidélité créatrice. Elle déploie un sens qu'elle maintient comme le même mais qui vit en elle une vie nouvelle. Mais la traduction apparaît plus largement comme un pari celui d'un universel à construire par des hommes autrement situés dans la société, dans l'histoire et dans la culture. Cette conception de l'universel implique « l'acceptation de la différence indépassable du propre et de l'étranger ». Elle permet donc de surmonter l'opposition d'un universalisme sans substance et d'un relativisme sans règle. C'est elle qu'implique, sur le plan anthropologique, l'idée du semblable. C'est elle aussi qu'appellent, sur le plan normatif - et particulièrement pour une justice attentive à la singularité des personnes et des biens -les conflits
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de valeurs engendrés par des traditions qui s'ignorent. Le modèle de la traduction peut être préféré alors à celui de l'argumentation privilégié notamment par Apel et Habermas. Il ne s'applique pas moins d'ailleurs à la transmission des héritages au sein d'une tradition particulière (CC, 221,256). Mais surtout il fait droit à des vertus qui n'ont pas leur place dans des théories dominées par le souci des procédures formelles de distribution et d'arbitrage - telles, justement, la vertu de fidélité mais aussi celle d'hospitalité. C'est ce que montre la notion d'« hospitalité langagière », où « le plaisir d'habiter la langue de l'autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi [ ... ]la parole de l'étranger» (T, 20). Cette notion peut servir d'ailleurs de modèle pour d'autres formes d'hospitalité, notamment confessionnelle (ibid., 43). On peut parler alors d'une véritable éthique de la traduction. III Le présupposé d'une éthique de la traduction, c'est qu'il existe non seulement un besoin mais encore un « désir de traduire ». Or ce désir peut être compris par chacun comme « l'élargissement de l'horizon de [sa] propre langue» (ibid., 39) et de sa propre vision du monde. La théorie de la traduction peut être rapprochée en ce sens d'une théorie de la lecture. Elle se rattache, comme celle-ci, à la deuxième conception ricœurienne de l'herméneutique, pour laquelle « la question essentielle n'est plus de retrouver, derrière le texte, l'intention perdue, mais de déployer [ ... ] devant le texte "le monde" qu'il ouvre et découvre» (RF, 56-57).
Travail de mémoire Cette notion désigne les liens délicats entre la mémoire et l'histoire. Ricœur propose de « résister à la substitution du devoir de mémoire au travail de deuil et au travail de mémoire» (MHO, Ill). L'injonction ne suffit pas, il faut se mettre vraiment au travail. Il y a donc là une réserve portée sur la notion de devoir de mémoire: « l'injonction à se souvenir
risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l'histoire. Je suis pour ma part d'autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice d'histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé» (MHO, 106). Il appelle ainsi les témoignages de la mémoire à traverser « les plaines arides}) de la critique et de l'histoire. « Une mémoire soumise à l'épreuve critique de l'histoire ne peut plus viser à la fidélité sans être passée au crible de la vérité. Et une histoire, replacée par la mémoire dans le mouvement de la dialectique de la rétrospection et du projet, ne peut plus séparer la vérité de la fidélité qui s'attache en dernière analyse aux promesses non tenues du passé. }) (Revue de métaphysique et de morale, n° 1, 1998, p. 31). Il y a donc, inversement, une question de devoir de mémoire ou même de politique de la mémoire, qui doit « être placée sous le titre de la réappropriation du passé historique par une mémoire instruite par l'histoire, et souvent blessée par elle» (Esprit, 2006-3,21). C'est pourquoi « le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi» (MHO, 106). Ricœur pointe la dissymétrie entre la fécondité du devoir de mémoire et les dangers d'un oubli imposé par une amnistie parfois indispensable pour arrêter le pire, mais susceptible, « en privant l'opinion publique des bienfaits du dissensus, de condamner les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine}) (MHO, 588). Le travail de mémoire se fait dans l'audition des témoignages. C'est que l'histoire n'est pas fondée ailleurs que dans le recoupement des documents et la pluralité des témoignages: « On devra ainsi placer le vœu d'impartialité sous le signe de l'impossibilité du tiers absolu» (MHO, 414). « Nous n'avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s'est passé» (MHO, 182). ({ L'histoire peut élargir, compléter, corriger, voire réfuter le témoignage de la mémoire sur le passé, elle ne saurait l'abolir» (MHO, 647). C'est pourquoi la question de la crédibilité est si importante, qui n'est pas
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seulement la solidité du témoignage, mais la capacité de l'auditoire à entendre: « ce que la confiance dans la parole d'autrui renforce, ce n'est pas seulement l'interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté. L'échange des confiances spécifie le lien entre des êtres semblables. [ ... ] Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l'audience capable de les écouter et de les entendre» (MHO, 208). La notion de travail de mémoire renvoie à celle de travail de deuil et de perlaboration chez Freud, dont on sait qu'il a rendu très tôt Ricœur attentif à la face de souffrance des humains, en contrepoint de la face de capacité et éventuellement de culpabilité. Freud, parlant de la mélancolie et de son sujet désolé, invente la notion de travail de deuil. Ricœur commente: « oui, le chagrin est cette tristesse qui n'a pas fait le travail de deuil. Oui, la gaîté est la récompense du renoncement à l'objet perdu. [ ... ] Et pour autant que le travail de deuil est le chemin obligé du travail de souvenir, la gaîté peut aussi couronner de sa grâce le travail de mémoire» (MHO, 94). Ainsi « le souvenir demande du temps - un temps de deuil» (MHO, 89), et s'il y a ici un trop de mémoire et ailleurs un trop peu, c'est par manque de travail: « ce que les uns cultivent avec délectation morose, et que les autres fuient avec mauvaise conscience, c'est la même mémoire-répétition. Les uns aiment s'y perdre, les autres ont peur d'y être engloutis. Mais les uns et les autres souffrent du même déficit de critique. Ils n'accèdent pas à ce que Freud appelait le travail de remémoration» (MHO, 96). Il existe enfin aussi un oubli qui ne travaille plus, un oubli désœuvré. Kierkegaard observe que les lis des champs ne travaillent pas ni ne se comparent, s'oublient, existent sans se soucier d'eux-mêmes (MHO, 656). Cet oubli n'est plus un oubli destructeur ni un refoulement, mais ce que Ricœur appelle un oubli de réserve, fait d'un ensemble d'habitus dans lequel je puise mon assurance (MHO, 571), de souvenirs latents que je ne me sais pas avoir mais qui constituent ma durée même, et d'un immémorial fondateur.
Tristesse du fini
EL Il Y a en l'homme « un fond de tristesse qu'on peut appeler la tristesse du fini ». « Cette tristesse se nourrit de toutes les expériences primitives qui, pour se dire, enrôlent la négation: manque, perte, crainte, regret, déception, dispersion et irrévocabilité de la durée. ». Spinoza l'avait définie comme « cette diminution d'existence qui affecte l'acte même par lequel l'âme s'efforce de persévérer dans son être ». « La souffrance sous toutes ses formes exalte ce moment négatif impliqué dans de multiples affects» (HF, 155-156). Mais cette exaltation de la négation ne doit pas nous faire méconnaître l'affirmation dont elle est la négation et qui est, elle, source de joie: « l'homme, c'est la joie du oui dans la tristesse du fini» (ibid.). Placée, comme elle l'est, sous l'égide de Spinoza, et référée à l'ü.ntologie de 1'« affirmation originaire », la « tristesse du fini» appartient à la philosophie conçue comme une méditation non de la mort mais de la vie. C'est d'abord la déception adolescente de ne pouvoir « tout prendre et tout embrasser» (VI, 420). C'est ensuite le sentiment que suscitent la singularité de notre caractère et le fait injustifiable de notre naissance - à propos desquels on peut parler de « tristesse de la contingence» (VI, 422). Non que l'idée de la mort ne fasse elle-même partie de notre expérience de la contingence. Mais ce n'est pas une idée première. Et ce n'est pas, surtout, une idée qui intéresse prioritairement notre propre mort. La tristesse du fini ne doit donc pas être confondue avec l'angoisse conçue, à la manière de Heidegger, comme la seule expérience authentique de la finitude. Elle ne doit pas laisser penser non plus que la finitude constitue le tout de la réalité humaine. On peut remarquer d'abord que « finitude» n'a pas seulement le sens indéterminé de « limitation» il y a bien des affects par lesquels « la finitude est soufferte à la façon d'une blessure et non seulement aperçue comme limitation» (HV, poche 393). On doit préciser ensuite que la souffrance, IIIIIIIIIIIIIII
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ainsi comprise, n'est pas l'angoisse - bien qu'elle soit autant ou plus que celle-ci une expérience authentique de la finitude. L'angoisse n'est pas exclusive par conséquent d'autres expériences, comme Ricœur l'avait appris de Jaspers et de sa description des « situations limites» «pour Heidegger, l'homme est jeté dans le monde pour y mourir, et il n'est de résolution authentique que pour le mourir»; « chez Jaspers, au contraire, la mort n'a pas [ce] privilège; elle n'est qu'une des situations limites» (KI, 366) - à côté justement de la souffrance mais aussi de l'échec et de la faute. Or, si multiples sont les sens de la finitude, multiples aussi sont les liens unissant la finitude et l'infinitude. Ce n'est pas seulement que la négation qu'est la tristesse suppose l'affirmation qui soutient notre effort pour exister; c'est encore et surtout que cette affirmation se distingue par sa visée du simple vouloir-vivre. En opposant la « Raison» à l'expérience, le « Bonheur» au plaisir et l' « Amour» au sentiment vital, elle « s'intériorise» (HF, 152) et révèle un homme constitué originairement par la « disproportion du fini et de l'infini». C'est cette disproportion même qui apparaît alors comme la cause la plus constante et la plus profonde d'une tristesse que n'annule aucune joie terrestre. La tristesse d'un être tendu entre finitude et infinitude dépasse, paradoxalement, celle d'un être réduit à sa finitude. Ce paradoxe est assumé par Ricoeur dans une perspective eschatologique plus compatible, il faut l'avouer, avec l'ontologie de Pascal, qu'avec celle de Spinoza pourtant mobilisée prioritairement dans le même contexte. La tristesse du fini ne rend pas impensable, dans cette perspective, la fin de la tristesse. Elle l'espère, certes, sans illusion (VI, 451) - assez pourtant pour pouvoir « consentir à la vie même avec ses chances et ses obstacles» (VI, 416).
Volonté « Vouloir n'est pas créer» (VI, 456) à défaut d'en définir positivement la notion, cette formule marque clairement les limites d'une IIIIIIIIIIIIIII
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volonté qu'il faut dire, pour cette raison, « seulement humaine ». Notre volonté n'a pas, en effet, le pouvoir de faire surgir l'être du néant. C'est une activité enracinée dans un fond de passivité irréductible. D'où la relation qui l'unit intérieurement à l'involontaire, qu'il s'entende du besoin, de l'émotion ou de l'habitude. Cette relation est vérifiée par les trois moments que distingue l'analyse de l'acte volontaire: la décision, la motion et le consentement. Dire « je veux» signifie, certes: je décide; je meus mon corps; je consens (VI, 10) ; mais la décision suit de la motivation, la motion dépend de l'organisation corporelle, le consentement enfin porte la marque de la nécessité il s'applique à ce que nous ne pouvons pas éviter. Il en est ainsi du caractère, de l'inconscient, de la vie elle-même. On doit reconnaître, à cet égard, que « tout l'involontaire n'est pas motif ou organe de volonté» «il y a de l'involontaire absolu» ; «c'est à lui que je consens» (ibid., 11). S'il s'agit, cependant, du mal ou de la mort, comment consentir? Cette question -la plus difficileoblige à tenir l'espérance pour« l'âme du consentement» (ibid., 451). Le chemin qui mène « du refus au consentement », tel qu'il est tracé dans les dernières pages de la thèse sur Le Volontaire et l'involontaire, passe par une distinction entre trois conceptions - stoïcienne, orphique, eschatologique - du consentement: la première trahit l'orgueil d'une volonté sans limite; la deuxième voit la volonté prête, à l'inverse, à renoncer à soi et à se perdre dans l'admiration de la nature; la troisième seule traduit «la grandeur et la misère» d'une volonté pleinement - mais « seulement» - humaine. La liberté de celle-ci « n'est pas un acte pur» «elle se fait en accueillant ce qu'elle ne fait pas» (ibid., 454). Aussi l'autre n'est-il pas premièrement pour elle un motif ou un obstacle: il l' « enfante par le foyer même de [s]a décision» (ibid., 34). Distincte également de la maîtrise et de l'indépendance, elle n'est précisément pas une liberté créatrice. Cette expression: « du refus au consentement », évoque un titre de G. Marcel: Du Refus à l'invocation, publié quelques années auparavant. Pour G. Marcel aussi la liberté est un pouvoir moins de position que d'accueil; et pour lui aussi cet accueil est
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principalement accueil de l'autre. Le oui du consentement en appelle dès lors à des ressources que l'espérance situe ailleurs que dans le moi. C'est à ces ressources que renvoie, dans la Philosophie de la volonté, le thème de la «Transcendance ». Une telle philosophie ne peut être - selon une formule appliquée aussi à Jaspers (KI, 363) - qu'une philosophie « à deux foyers ». Ce dualisme explique, dans le Volontaire et l'involontaire, l'appel final de 1'« éidétique» - c'est-à-dire de la description des structures intentionnelles du volontaire et de l'involontaire - à une « poétique» vouée justement à l'exploration de la Transcendance. Il marque les limites d'une phénoménologie de la volonté. Cette phénoménologie n'implique pas seulement, d'ailleurs, 1'« abstraction de la transcendance» elle opère encore 1'« abstraction de la faute» (ibid., 23), c'est-àdire de l'acte par lequel la volonté fait le mal - dont 1'« opacité» ainsi reste entière. Cette abstraction ne sera levée qu'au prix de la « révolution de méthode» opérée dans La Symbolique du mal au profit de l'herméneutique. La Philosophie de la volonté apparaît ainsi scindée en deux volets que reliera, ultérieurement, la « phénoménologie herméneutique» placée sous l'égide de 1'« homme capable ». Le consentement - hommage rendu malgré tout par la volonté à ce qui la nie - n'est pas seulement un thème parmi d'autres de la philosophie de Ricœur; il en traduit plus généralement le style: « un style en oui et non un style en non, et, qui sait, un style en joie et non en angoisse» (HV, poche 378). Le dernier mot de ce vocabulaire renvoie ainsi au premier: affirmation.
Abréviations et éditions utilisées
L' œuvre de Ricœur est constituée par ses livres, parmi lesquels il faudrait encore distinguer les livres écrits d'un seul tenant et les recueils d'articles, plus ou moins composés par lui (en gros on peut dire qu'au début ils sont entièrement choisis et composés par lui, et vers la fin de moins en moins). La plus grande partie de ces livres ont été publiés à Paris aux éditions du Seuil, mais pas tous. Beaucoup sont disponibles en collections de poche. Sauf exception, chaque fois mentionnée (articles en dehors de l'œuvre principale, ou éditions de poche), nous citerons les livres dans la pagination de leur première édition, selon les abréviations qui suivent. KJ
Karl Jaspers et la philosophie de l'existence (avec M. Dufrenne), Seuil, 1947. GM et K J Gabriel Marcel et Karl Jaspers, philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, Seuil, 1948. Idées directrices pour une phénoménologie, E. Husserl, traduction et présentation, Gallimard, 1950. VI Philosophie de la volonté 1, Le volontaire et l'involontaire, Aubier, 1950. Essence et substance chez Platon et Aristote, polycopié de cours EESPA repris par Sedes, 1954, 1982. Philosophie de la volonté 2, Finitude et culpabilité 1, L'homme HF faillible, Aubier, 1960. Philosophie de la volonté 2, Finitude et culpabilité 2, La SM symbolique du mal, Aubier, 1960.
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HV DI CI MV TRi TR2 TR3 TA AP M SA Al Li L2 L3 RF CC JI lU A
NR PB J2 MHO PR
Histoire et Vérité, Seuil, 1955, 1964 De l'interprétation, essai sur Freud, Seuil, 1966. Le conflit des interprétations, Seuil, 1969. La métaphore vive, Seuil, 1975. Temps et Récit, t.1, L'intrigue et le récit historique, Seuil, 1983. Temps et Récit, t.2, La configuration du temps dans le récit de fiction, Seuil, 1985. Temps et Récit, t.3, Le temps raconté, Seuil, 1985. Du texte à l'action, Seuil, 1986. A l'école de la phénoménologie, Vrin, 1986. Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1986. Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. Amour et Justice, Tübingen, Mohr, 1990. Lectures 1, Autour du politique, Seuil, 1991. Lectures 2, La contrée des philosophes, Seuil, 1992. Lecture 3, Aux frontières de la philosophie, Seuil, 1994. Réflexion faite, Esprit, 1995. La critique et la conviction (entretiens), Calmann-Levy, 1995. Le juste, Esprit, 1995. Idéologie et Utopie (reprise d'un ouvrage paru en anglais en 1986), Seuil-poche, 1997. Autrement, lecture d'Autrement qu'être d'Emmanuel Lévinas, PUF,1997. La nature et la règle, ce qui nous fait penser (avec J.-P. Changeux), O. Jacob, 1998. Penser la Bible (avec A. LaCocque), Seuil, 1998. Le juste 2, Esprit, 2001. Mémoire, Histoire, Oubli, Seuil, 2000. Parcours de la reconnaissance, Seuil, 2004.
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Bibliographie
Ouvrages Abel O., Paul Ricœur. La Promesse et la règle, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 1996. Bouchindhomme c., Rochlitz R. (sous la dir. de), « Temps et Récit» de Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990. Dosse F., Paul Ricœur. Les sens d'une vie, Paris, La Découverte, 1997 (rééd. coll. « La Découverte poche », 2001). Paul Ricœur, Michel de Certeau et l'histoire. Entre le dire et le faire, Paris, éd. de l'Herne, 2006. Greisch J., Paul Ricœur. L'itinérance du sens, Grenoble, éd. J. Millon, coll. « Krisis », 2002. Greisch J., Kearney R. (sous la dir. de), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique (actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 1988), Paris, Cerf, 1991. Jervolino D., Paul Ricœur. Une herméneutique de la condition humaine (avec, en appendice, « Lectio Magistralis », inédit de Paul Ricœur), Paris, Ellipses, coll. « Philo », 2002. Mongin O., Paul Ricœur, Paris, Le Seuil, coll. « Les contemporains », 1994 (rééd. coll. « Points Seuil », 2002). Fœssel M., Mongin O., Paul Ricœur. De l'homme coupable à l'homme capable, Adpf, www.adpf.asso.fr. 2005. Abel o. et Loriga S. (sous la dir. de), La juste mémoire, Lectures autour de Paul Ricœur, Genève, Labor et Fides, 2006.
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Revues « Paul
Ricœur
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Paris, Esprit, n° 7-8, 1988.
« Paul Ricœur. Morale, histoire, religion. Une philosophie de l'exis-
tence », Paris, Magazine littéraire, n° 390, septembre 2000. « Ricœur» (sous la dir. de Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi), Cahiers de l'Herne, Paris, éd. de l'Herne, 2004. «La pensée Ricœur », n° spécial d'Esprit, 20063-4. « Ricœur ou le pari de l'universel », Paris, Foi et vie, n° 5, décembre 2004. «Reconnaissance. Paul Ricœur », Strasbourg, Revue d'histoire et de philosophie religieuses, tome 86, nO 1, janvier-mars 2006.
Sommaire
Affirmation ................................................................................................... 7 Altérité .......................................................................................................... 9 Amour ........................................................................................................ 11 Aporétique .................................................................................................. 13 Attestation .................................................................................................. 15 Cogito brisé ................................................................................................. 17 Conviction .................................................................................................. 19 Condition historique ................................................................................. 21 Conflit ......................................................................................................... 23 Écritures bibliques ..................................................................................... 25 Espérance ................................................................................................... 27 Éthique ....................................................................................................... 29 Herméneutique critique ............................................................................ 32 Homme capable ......................................................................................... 34 Homme faillible ......................................................................................... 36 Identité narrative ....................................................................................... 38 Imaginaire social, utopie ............................................................................ 40 Initiative ...................................................................................................... 42 Innocence ................................................................................................... 44 Juste............................................................................................................. 47 Mal .............................................................................................................. 49 Métaphore vive .......................................................................................... 51 Mimèsis ....................................................................................................... 53
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Naissance et Mort ...................................................................................... 56 Noyaux éthico-mythiques ......................................................................... 58 Paradoxe politique ..................................................................................... 60 Peine et Pardon .......................................................................................... 62 Phénoménologie ........................................................................................ 65 Poétique ...................................................................................................... 67 Reconnaissance .......................................................................................... 69 Représentance, représentation historique ................................................ 71
Socius .......................................................................................................... 73 Symbole et Mythe ...................................................................................... 75 Temps raconté ............................................................................................ 77 Traduction .................................................................................................. 79 Travail de mémoire .................................................................................... 81 Tristesse du fini .......................................................................................... 84 Volonté ....................................................................................................... 85 Abréviations et éditions utilisées ............................................................... 89 Bibliographie .............................................................................................. 91
Achevé d'imprimer en mars 2007 dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s. 61250 Lonrai N° d'imprimeur 07-0641 Dépôt légal mars 2007 Imprimé en France