Les souffrances psychologiques des malades du cancer Comment les reconnaître, comment les traiter ?
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Les souffrances psychologiques des malades du cancer Comment les reconnaître, comment les traiter ?
Springer Paris Berlin Heidelberg New York Hong Kong Londres Milan Tokyo
Patrick Ben Soussan Éric Dudoit
Les souffrances psychologiques des malades du cancer Comment les reconnaître, comment les traiter ?
Patrick Ben Soussan Département de psychologie clinique Institut Paoli-Calmettes 232, boulevard Sainte-Marguerite 13009 Marseille
Éric Dudoit Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
ISBN : 978-2-287-74946-9 Springer Paris Berlin Heidelberg New York
© Springer-Verlag France, Paris, 2009 Springer est membre du groupe Springer Science + Business Media Imprimé en France Cet ouvrage est soumis au copyright. Tous droits réservés, notamment la reproduction et la représentation, la traduction, la réimpression, l’exposé, la reproduction des illustrations et des tableaux, la transmission par voie d’enregistrement sonore ou visuel, la reproduction par microfilm ou tout autre moyen ainsi que la conservation des banques de données. La loi française sur le copyright du 9 septembre 1965 dans la version en vigueur n’autorise une reproduction intégrale ou partielle que dans certains cas, et en principe moyennant le paiement des droits. Toutes représentation, reproduction, contrefaçon ou conservation dans une banque de données par quelques procédé que ce soit est sanctionnée par la loi pénale sur le copyright. L’utilisation dans cet ouvrage de désignations, dénominations commerciales, marques de fabrique, etc. même sans spécification ne signifie pas que ces termes soient libres de la législation sur les marques de fabrique et la protection des marques et qu’ils puissent être utilisés par chacun. La maison d’édition décline toute responsabilité quant à l’exactitude des indications de dosage et des modes d’emplois. Dans chaque cas il incombe à l’usager de vérifier les informations données par comparaison à la littérature existante.
Maquette de couverture : Jean-François Montmarché Mise en pages : AGD – 28
Liste des auteurs
Jérôme Alric
Psychologue Docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse Unité mobile de soutien et de soins palliatifs Unité d’accompagnement et de soins palliatifs CHRU Montpellier Hôpital Saint-Éloi 80, rue Augustin-Fliche 34295 Montpellier Cedex 5
Yolande Arnault
Psychologue clinicienne Département de psychologie clinique Institut Paoli-Calmettes 232, boulevard Sainte-Marguerite 13009 Marseille
Patrick Ben Soussan
Psychiatre Chef du département de psychologie clinique Institut Paoli-Calmettes 232, boulevard Sainte-Marguerite 13009 Marseille
Ariane Bilheran
Normalienne (Ulm), psychologue clinicienne Docteur en psychologie clinique et psychopathologie Chargée de cours en psychologie clinique et psychopathologie à l’Université de Provence 70, rue Saint-Ferréol 13006 Marseille
Stéphanie Blois
Psychologue clinicienne Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille et laboratoire de psychologie sociale Université de Provence 13100 Aix-en-Provence
Patrice Cannone
Psychologue clinicien Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
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Les souffrances psychologiques des malades du cancer
Corinne Cuvello
Psychologue clinicienne Chef de projet – Hôpital d’adolescents Hôpitaux Sud 13009 Marseille
Flavia Dalfovo Rolland
Psychologue clinicienne 7, allée de Lilas 13100 Aix-en-Provence
Lionel Dany
Maître de conférences Laboratoire de psychologie sociale Université de Provence 13100 Aix-en-Provence Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
Mireille Destandau
Psychologue clinicienne La Maison, centre de soins palliatifs Quartier Pesquier Sud Route Blanche 13120 Gardanne
Lionel Diebold
Psychologue clinicien Service de chirurgie digestive Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
Éric Dudoit
Psychologue clinicien Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
Valérie Duval
Psychologue clinicienne Service d’hépato-gastro-entérologie et nutrition CHU de Rouen 1, rue de Germont 76031 Rouen
Jeanne-Francette Futo
Infirmière clinicienne Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
Julien Guérin
Psychologue clinicien Unité de psycho-oncologie Institut Sainte-Catherine 84000 Avignon
Saïd Ibrahima
Psychiatre Pôle médiation ethnoclinique sauvegarde de l’enfance (asssea 13) 95, rue de Lodi 13005 Marseille
Liste des auteurs Michael Laigle
Psychologue clinicien Équipe mobile de soins palliatifs (Hyères) services d’oncologie médicale Le Cap d’Or (La Seyne/mer)
Agnès Leussier
Psychologue clinicienne Service d’oncologie médicale Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille et EMDSP Hôpital Paul-Desbief 13002 Marseille
David Marie
Psychologue clinicien Unité de psychologie Service d’oncologie médicale CHU de la Timone adultes 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille
Carole Mariotti
Psychologue clinicienne – Doctorante Laboratoire de psychopathologie clinique et psychanalyse Université de Provence Centre Saint-Charles 13331 Marseille Département de psychologie clinique Institut Paoli-Calmettes 13213 Marseille
Pascal Micaelli
Psychologue clinicien 21, avenue du Prado 13006 Marseille
Isabelle Pellegrini
Psychologue clinicienne Chargée de recherche Inserm UMR 912 Département de psychologie clinique Institut Paoli-Calmettes 13273 Marseille Cedex 9
Laurence Rasmussen-Amigues
Psychologue clinicienne Hématologie pédiatrique Hôpital de la Timone 264, rue Saint-Pierre 13005 Marseille et chargée de cours Université de Provence Aix-Marseille
Sylvie Sicard
Psychologue clinicienne Syndicat inter-hospitalier Allauch-Aubagne-La Ciotat Centre hospitalier d’Allauch 13718 Allauch
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Sommaire
Introduction « Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » .................................. 13 P. Ben Soussan
« Qu’est-ce que dépister, en psychologie ? » ..................................... 27 É. Dudoit
Des mots et des gestes révélateurs « Je vais vivre comme si de rien n’était » .......................................... 35 J. Alric
« Il pleure tout le temps » .................................................................. 41 P. Ben Soussan
« Il continue à boire, à fumer ».......................................................... 53 P. Cannone
« Il est agressif ».................................................................................. 59 S. Sicard
« Il est angoissé » ................................................................................ 65 A. Leussier
« Quand on m’a annoncé mon cancer »............................................ 71 Y. Arnault
« Est-ce que je vais mourir ? » ........................................................... 77 É. Dudoit
« Est-ce qu’on (les soignants) leur dit la vérité ? » ........................... 83 C. Cuvello
« Elle n’a pas mal, c’est dans sa tête »................................................ 89 C. Mariotti
« Elle ne supporte plus son image » .................................................. 97 L. Dany
10 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
« Elle veut tout arrêter »..................................................................... 103 F. Dalfovo Rolland
« Elle n’accepte pas son traitement »................................................. 107 I. Pellegrini
« Le malade est confus : est-ce qu’il souffre ? » ................................ 113 D. Marie
« Mon sein coule, je me sens mourir » Le toucher en oncologie médicale, une méthode d’évaluation globale en soins infirmiers.. 119 J.-F. Futo
« Les larmes sont mon exutoire »...................................................... 125 V. Duval
« Comment la culture surdétermine les souffrances des malades du cancer ? ».................................................................................... 131 S. Ibrahima
« Je me suis fabriqué mon cancer » ................................................... 137 P. Micaelli
« Il ne veut plus se battre »................................................................. 141 M. Destandau
« Il ne nous dit rien » ......................................................................... 145 M. Laigle
« Où ça souffre ? Dans la réalité psychique ou la réalité matérielle ? » .............................................................. 153 L. Diebold
« Il est guéri, pourquoi est-il si mal ? » ............................................. 159 J. Guérin
« Il est déprimé, il dort tout le temps » Ou comment l’angoisse permet de faire quelque chose du rien, ou encore, comment le désir ne tient qu’à un rien.......................................................... 165 L. Rasmussen-Amigues
« Il dit que tout va bien mais la famille s’inquiète » ........................ 171 S. Blois
« Il est bizarre… » Quand psychose et cancer s’emmêlent. Le cas Saturne : schizophrénie et cancer ...................................... 177 A. Bilheran
Introduction
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » P. Ben Soussan
« Un moi normal est, comme la normalité en général, une fiction idéale… Toute personne normale n’est en fait que moyennement normale, son Moi se rapproche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesure… » Sigmund Freud (1)
Longtemps, le discours social ne rencontra que résistances face aux formulations concernant la souffrance psychique des malades du cancer. Longtemps, on objecta que l’essentiel était de survivre au « plus grand tueur en série de tous les temps » et tout et tous engageaient les malades aux combats les plus homériques contre ce fléau. Plus scandaleuse encore était l’idée que le simple fait de parler du cancer le rendait plus présent et dangereux, plus proche soudain alors que tous nous tendions à l’évacuer de nos représentations et de nos pensées : surtout ne pas le nommer, par crainte d’attirer sur soi le malheur ou d’amplifier le mal existant. Le cancer, comme l’adversité et la mort, n’était censé arriver qu’aux autres. Et puis notre voisin, un collègue de travail, une vedette de la télé, notre cousine, un de nos parents en a été atteint et un autre et des milliers d’autres et soudain cette maladie s’est affichée, partout autour de nous, extrêmement fort et incroyablement près. Il n’était plus question de maintenir un portrait distant et muet du cancer, il fallait le dire, dire tout ce que cette maladie charriait de douleurs, de peines, de tragique. Quelques professionnels, pionniers en ce champ, s’y engagèrent et d’autres suivirent, au premier rang d’entre eux les malades qui, enfin, pouvaient se saisir du discours sur leur maladie que tant d’autres avaient jusque-là confisqué. Du cancer et de ses répercussions psychologiques, qu’avons-nous donc encore à dire qui n’ait été divulgué, repris et certifié, par tant de voix ? Pourquoi un livre nouveau sur les souffrances psychiques des malades, alors même que la littérature à ce propos fait florès et que ce domaine semble être aujour-
14 Les souffrances psychologiques des malades du cancer d’hui si bien balisé ? Les spécialistes de la psyché y vont tous de leur couplet sur cette détresse psychologique qui assaille les malades du cancer. La qualité de vie des malades n’est plus jamais absente de toutes les études ou recherches en ce champ, la psycho-oncologie se développe résolument, le Plan Cancer, depuis 2003, par sa mesure 42, s’est engagé à « accroître la possibilité de recours pour le patient à des consultations psycho-oncologiques de soutien ». Nous pourrions être assurés que cette souffrance psychique est considérée, reconnue et prise en compte, voire en charge ; que les patients bénéficient tous, ou pour le moins dans leur plus grand nombre, des soins de supports, dès l’annonce de leur maladie et au-delà, qu’il s’agisse de rémission ou de soins palliatifs ; que ce soutien, cet accompagnement, cette prise en charge se traduisent, dans leur réel et leur quotidien, par de meilleures capacités à faire face à leur maladie, à s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie, mais aussi, par une élaboration psychique de cet événement-cancer, à une mise en sens et en récit de sa survenue, plus déliée et – parfois – plus apaisante. Or, tout cela ne nous semble pas aller de soi aujourd’hui pour les quelques raisons que nous souhaiterions présenter en introduction à cet ouvrage.
Le cancer fait peur D’abord parce que cette maladie continue de faire peur, malgré toutes les campagnes d’information et de sensibilisation, malgré le projet affiché des uns et des autres de changer le regard sur le cancer, de changer le discours, de changer le statut même du malade, le considérant comme acteur engagé de ses soins et partenaire averti de l’équipe qui le prend en charge. Les représentations socioculturelles collectives et individuelles et plus encore la fantasmatisation inconsciente que convoque cette maladie restent toujours aussi fécondes, invariablement chargées de violences. Du coup, il n’est pas à s’étonner qu’un des modes de « défense » contre cette peur, à entendre dans le sens d’une protection, sociale et individuelle, soit assuré à coups d’opérations situées entre négation et déni. Les réaménagements psychiques que la maladie risque de susciter devront être mis en sourdine, les émotions tues, les comportements adaptés. Mettre en sommeil la violence des représentations que la maladie charrie apparaît comme une nécessité vitale. En même temps qu’elle est nécessaire, cette modalité défensive crée dans la vie du malade et dans ses rapports avec ses proches du non-signifiable, des zones de silence, des poches d’intoxication qui maintiennent les sujets dans un lien étranger à leur propre histoire et qui rend si incertaine l’appropriation de leur maladie. L’hôpital participe de cette « nécessité du déni ». Il remplit d’autres fonctions que celles traditionnelles de soigner : ainsi celle qui consiste à cacher les blessures et la crudité du réel de la maladie. On pourrait croire que l’intime ici n’a guère de refuge, que ces lieux-dits hospitaliers pratiquent l’étal des chairs, la monstration des corps, que l’information même est traitée sur ce mode, publique, partageable, transparente, affichée, que la pratique du translucide est devenue religion – architecture de verre, imagerie par résonance magnétique, accessibilité aux protocoles de soins, programme SOR SAVOIR PATIENT (Standards, Options et Recommandations pour le Savoir des Patients)… – mais tout cela ne participerait-
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » 15 il pas d’un vaste simulacre, d’un théâtre moderne où les meurtris, principaux acteurs de ce drame, se cachent, irréductibles au dévoilement public malgré les associations, les campagnes de presse, les ouvrages écrits par d’anciens ou de nouveaux malades… Notre corps ne manque jamais de nous dire, de montrer qui nous sommes, de nous exposer aux autres et de cela, nous devons nous protéger. Exposés, affaiblis, déshabillés de leur pudeur, de leur intimité, de leurs secrets, les malades sont d’autant plus vulnérables ; hors le silence des organes, ils ne sont plus qu’une assourdissante clameur qui beugle qu’ils ne sont que de périssables chefsd’œuvre de la nature, éphémères humains, mourants en sursis. Et cela, personne ne veut l’entendre, ni eux, ni nous, pour un temps encore bien portants – nous pourrions le dire à la Knock, malades qui nous ignorons. Jamais. Cela éveille chez nous, tous, cette souffrance psychique qui est le lot de toute vie. Et tout autant les tentatives d’insonorisation que nous ne manquerons de soutenir, pour faire taire ce vacarme, ce fracas (2)1.
Les psys aussi ont peur du cancer Le « nous » ici décliné concerne tout autant les malades que leurs proches ou leurs soignants ; plus, nous sommes tous affectés par cette mise en sourdine, à l’écart, cet incessant camouflage de notre souffrance. Refusée rappelle le Freud de l’Esquisse (3), rejetée, « éjectée », refoulée, tels sont les destins constants de la souffrance, rappelons-nous la belle formule baudelairienne, « Sois sage ô ma douleur ». Mais l’homme, à ce point aliéné à la souffrance, comment pourrait-il la répudier ? Il ne peut que la fragmenter, tenter de l’épurer, la transformer, la traitant parfois comme un corps étranger qu’il conviendrait d’évacuer. Les psychistes s’y sont employés, pour une grande part. Jimmie Holland, psychiatre, grande pionnière de la psycho-oncologie, rapporte que, dans les années 1960, quand elle questionnait son mari, professeur de cancérologie au Mont Sinaï de New York sur les patients qu’il traitait, celui-ci s’étonnait de l’intérêt qu’elle portait à leur qualité de vie. Ne jamais céder sur le combat au quotidien à mener contre cette longue et douloureuse maladie, s’assurer du maintien en vie des malades résumait alors l’engagement des médecins dans le champ de la lutte contre le cancer. Quant aux répercussions psychologiques de la maladie cancéreuse… Un certain nombre de psychologues, psychanalystes, psychiatres, se sont alors impliqués dans cette prise en compte et en charge des souffrances psychiques des malades. Ils furent bien peu nombreux au début, la plupart des psys pratiquant dans le champ de la maladie mentale. Avaient-ils « choisi » de laisser de côté le réel de la maladie, tout entière réservée aux équipes médicales, parfois bien abandonnées dans leur quotidien ? Se gardaient-ils bien à l’écart de cette clinique du trop, trop de souffrance, trop de mort, trop de corps, trop d’angoisses, trop de silences, trop de 1. Une de nos collègues oncologues, d’une humanité sans ambages, avait coutume de désigner par « fracassés » les malades les plus atteints qu’elle soignait. H. Guilyardi évoque dans un texte sensible cette « clinique du fracas », qui nous désigne « quelque chose de plus cru, de plus brut, de plus violent » dans le champ de la médecine (2).
16 Les souffrances psychologiques des malades du cancer violences, trop de tout ? Les voilà qui pénétrèrent à petit pas, parfois à reculons, parfois interprétations au clair, humblement ou en conquérants, dans ces lieux-dits hospitaliers où étaient soignés les malades du cancer. Pourquoi auraient-ils eu moins peur que les autres, ces psychistes, si habitués à mettre le corps de côté dans leurs pratiques et élaborations ? Le « noli me tangere » des classiques n’était-il pas pour eux marque de fabrique ? Avec le temps – les progrès de la médecine, l’évolution favorable des pronostics, les nouvelles thérapeutiques moins iatrogènes, aux effets secondaires moins démonstratifs… – mais avec aussi les changements culturels, les prises de parole des malades ou anciens malades, les nouvelles attentes sociétales, leur nombre a exponentiellement évolué. En France, le Plan Cancer, depuis 2004, a assuré leur multiplication au sein des structures hospitalières mais aussi dans le cadre des réseaux de cancérologie. Une nouvelle discipline2, fait rarissime en ce champ, s’est même invitée au chevet des malades et des équipes : la psycho-oncologie est ainsi née dans les années 1970 et s’attache à définir l’adaptation psychologique à la maladie, à en identifier les composantes, à traiter ses troubles et même et peut-être surtout à en prévenir le développement. Mais cette psycho-oncologie s’est affublée, sans doute pour pouvoir exister en ce champ ultratechnique de la médecine, des mêmes attributs de la modernité scientifique, protocoles, référentiels, standards de pratiques communes, démarche qualité… Enfin bref, la voilà qui d’humaniste, de psychodynamique a viré cognitivo-adaptative et peut-être n’a-t-elle fait là que suivre les évolutions actuelles de la psychiatrie et de la psychologie3.
La psychiatrie et la psychologie contemporaines traitent la souffrance psychique d’une bien singulière manière Il faut bien évoquer les mutations structurelles qui ont touché le champ de ces disciplines ces vingt dernières années. La souffrance psychique est devenue un marché, LE marché de notre modernité, massivement soumise à cette idéologie qui accompagne le développement extraordinaire des neurosciences, cette évidence supposée que le corps ne serait qu’une machine, et qu’une fois la machine bien régulée, les « désordres » du comportement, des émotions et de la pensée seraient enfin éliminés. L’homme pour certains n’est plus que neuronal (4). Il fut un temps où le manuel d’Henri Ey (5) constituait le fondement conceptuel de la psychiatrie et établissait l’état des lieux de la profession. Psychiatre et psychologue d’alors avaient fait leurs humanités, ils étaient lecteurs de philosophie, la phénoménologie ne leur était pas étrangère, ils convoquaient autant l’existentialisme que la biologie ou la 2. Fait rarissime qui mérite qu’on le mentionne. Aucun champ de la médecine et de ses spécialités n’a fait l’objet d’une telle singularisation, calquée sur le modèle de la mise en place des Centres de lutte contre le cancer dont l’ordonnance relative à leur organisation a été signée fin 1945. Il n’existe ainsi aucune néphro-psychologie, dermato-psychologie ou autre pneumo-psychologie. Il est intéressant de noter l’essor actuel d’une neuro-psychologie, très référée à la clinique de la mémoire et de la cognition. 3. Qui elle aussi s’est découvert en la psychologie de la santé un nouveau champ d’application et d’investigation, là où le seul qualificatif de « social » était jusqu’alors convoqué.
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » 17 sociologie. Qui aujourd’hui lit encore Ey, Binswanger, Husserl, De Clérambault et, plus près de nous, Tatossian ou Fédida ? Qui se ravit de leurs descriptions de cas, sensibles, pointilleuses, riches de détails et de subtilités, réalistes et vivantes. Qui se souvient de Dora, du professeur Schreiber, du petit Hans, de Dick, d’Iiro… ? C’est que depuis certaine secousse sismique, venue des États-Unis et qui avait pour nom : « DSM » (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) (6), le monde de la psychiatrie et des psys a bien changé. Il n’y a plus de maladie, il y a des troubles psychopathologiques que l’on approche quantitativement par une vision clinique purement descriptive. Disons donc adieu à la paranoïa qui devient trouble délirant et à l’hystérie qui se mue en trouble somatoforme chez une personnalité histrionique. Et bienvenue au 300.01, trouble panique sans agoraphobie ou au 300.21, trouble panique avec agoraphobie, à ne pas confondre avec 300.22, agoraphobie sans antécédent de trouble panique… Dans ce « catalogue » qui, depuis 1952, de révision en révision, a été adopté par la majorité des membres de l’APA (Association américaine de psychiatrie) et s’est imposé au monde entier sont décrits des centaines de symptômes qu’il convient seuls de traiter et de réduire. Les catégories étiopathogéniques n’existent plus – exit les névroses par exemple – la notion même de maladie est remplacée par celle de « trouble » (disorder). Tout n’est plus que processus, sans lien avec une histoire individuelle. À une vision du sujet souffrant se substitue la notion d’un individu affecté d’un trouble mental qu’il convient d’éradiquer. La folie même n’est plus pensée comme inhérente à la condition humaine, elle est une maladie, étrangère à l’homme. La psychiatrie et la psychologie se retrouvent de plus en plus écartelées entre deux « philosophies » du soin, plus encore, entre deux options théoriques divergentes, deux façons radicalement étrangères l’une à l’autre de penser le sujet. D’un côté, des pratiques et des élaborations que l’on dira « humanistes », préférons psychodynamiques, très fortement redevables à la psychanalyse, qui accordent au sujet, à son histoire et à sa culture une place centrale, qui font grand cas des questions d’inconscient, de désir et de langage ; de l’autre, un courant biologisant, qui baigne dans les neurosciences, explore le cerveau par le biais de l’imagerie médicale, s’assure de l’origine génétique des maladies mentales, privilégie les réponses médicamenteuses et les thérapies comportementales et cognitives (TCC), « brèves et intensives, à la recherche d’une réponse rapide et efficace à la souffrance ». Quand les adeptes des TCC cherchent à faire disparaître le symptôme, vite et bien, les psys d’orientation psychanalytique rappellent que le symptôme n’est que « point d’appel » d’une souffrance qu’il s’agit de comprendre, souvent dans le temps, et que nulle promesse ne peut être faite d’un avenir débarrassé de symptôme, d’un bonheur enfin à portée de main, d’une restitution ad integrum des « avantages » des temps passés. Le cancer, le plus souvent, engage le clinicien et tout autant le malade, dans l’inédit de la rencontre et ce qui surgit là, dans l’intime de leur relation, de leur travail, derrière le roman de la maladie du malade, cette création personnelle, exclusive, c’est tout bonnement l’inconnu de soi. Mais aujourd’hui, l’inconnu n’a plus bonne presse, on doit savoir, voir et le spectacle de cette illusion n’en finit pas. L’inattendu, l’imprévisible, l’incontrôlable, l’étranger doit être contenu, maîtrisé, les
18 Les souffrances psychologiques des malades du cancer interventions des psys sont appelées comme les soins médicaux à être protocolisées, standardisées, en autant de procédures qui mériteront assurément de bénéficier d’un label qualité, seront validées par « la communauté scientifique internationale », mériteront d’être publiées dans des revues en langue anglaise à impact factor déterminants et bien entendu poursuivront les objectifs tant attendus de réduction de dépenses de santé. Auparavant, si le vocable « génétique », signifiait psychologie génétique, c’est-àdire la formation (genèse) du caractère liée au milieu, aux relations de l’enfant avec sa mère et son père, sa structure familiale et son environnement, aujourd’hui « génétique » résumerait toute vie et augurerait de tout avenir. Quel surprenant aveuglement, quelle hérésie, quelle canaillerie dirait Lacan (7)4 appeler Science cette psychiatrie inféodée à la biologie et aux neurosciences. Parce qu’une fonction mentale pourrait être corrélée à des zones cérébrales que les techniques contemporaines de l’imagerie fonctionnelle nous permettent maintenant de visualiser, parce que le déficit de tel neuromédiateur est retrouvé dans tel symptôme, parce que nous n’en finissons pas de croire qu’un jour le gène de l’homosexualité, de la schizophrénie, de l’anorexie mentale, de telle ou telle susceptibilité à déprimer, à grossir, à faire face, à être addictif aux jeux ou au tabac… sera découvert, avec à la clé l’assurance de pouvoir prévenir ses effets, nous nous piquons de faire de la science. Cet imaginaire si précipitamment convoqué, en une nouvelle – et coûteuse – méthode Coué, nous dégage de tout rapport social, de toute détermination culturelle, de tout lien transgénérationnel, de tout investissement subjectif, de toute confrontation avec l’altérité. La seule chose qui existe, c’est un comportement, n’est-ce pas ? La médecine, la science moderne ne se fondent-elles pas sur la preuve, sur l’évidence, qui se voit, se duplique, se démontre ? Que serait une médecine du psychisme qui ne serait capable que d’observer, de dire ce qui est, assurée d’énoncer des vérités vraies ? Le monde des vivants n’est pas un laboratoire, un univers clos, où règnent l’asepsie et le semblable. Quelle imagerie serait à même de livrer la cartographie du réel de l’âme humaine ? Reviendrait-on, par ces nouveaux détours que la technique autorise, au projet de localisation du siège des passions, de l’âme, de la résilience… ? Freud et Charcot ont commencé à exercer en tant que neurologues. Finirons-nous comme tels ? Quant aux neuropsychiatres qui ont eu, dans les années 1970, à choisir entre devenir neurologues ou psychiatres, adoptant de nouveaux champs de pratique, de nouvelles nomenclatures, devront-ils reconsidérer leur projet de scission ? Le tombeau de la psychiatrie et de la psychologie clinique est-il déjà creusé ?
Le cancer est une maladie À toutes ces questions, ce livre ne répond pas. Ou en filigrane. Il se situe pourtant résolument hors ce champ qui promeut l’asphyxie du sujet et la médicalisation de la condition humaine. Grandir, créer, changer, prendre des décisions, nous affronter
4. « Toute canaillerie consiste à vouloir être l’Autre de quelqu’un » (7).
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » 19 à notre entourage voire à nous-mêmes, nous coûte, toujours. La rencontre avec la vie, ses aléas, ses drames, son quotidien charrie son lot de détresse, d’incertitudes, des moments de crise, de peine, des souffrances, des questions. Chaque fois alors, ce sont des périodes de grande vulnérabilité, qui nous laissent désorientés, dépassés, diminués, honteux et coupables le plus souvent. La rencontre avec le réel de la maladie cancéreuse et avec tout cet imaginaire qu’elle suscite engage le malade, mais, tout autant, d’une certaine manière, ses proches et ses soignants, en ces territoires du fracas, de l’imprévisible, de l’inattendu, où tout pousse le sujet à penser, à faire. Il n’existe pas de maladies, il n’existe que des malades, assurait la sagesse philosophale des anciens ; le cancer existe bel et bien, alors assurons-nous que dans les laboratoires, les centres de recherche, il est des hommes et des femmes qui s’évertuent à trouver sens et remèdes à cette maladie, laissons-les faire, créons les conditions de leurs actions, sociales, financières ; et puis occupons-nous des malades, de leurs proches, de ceux qui risquent d’être malades, de ceux qui l’ont déjà été, de ceux qui sont en train d’en mourir, de ceux qui en souffrent, de ceux même qui n’en ont plus, disent-ils, qu’un vague souvenir. Occupons-nous d’eux d’abord et de façon peut-être paradoxale parce que la maladie cancéreuse est une maladie de l’imaginaire et que, dans le même temps, elle confronte au réel le plus effractant. Précisons. En effet, si le cancer génère un authentique « univers culturel » qui vient révéler et questionner les mentalités et les conduites collectives et individuelles, s’il alimente les fantaisies inconscientes des patients, de leurs proches et des soignants – il est ainsi un « matériel » élu pour féconder toutes les interrogations ontologiques, en ce qu’il confronte le sujet qui en est porteur au paradoxe existant entre permanence et évolution, stabilité et adaptabilité, vie et mort, souffrances et bien-être, présent et avenir… – il convient de ne pas taire qu’il constitue pour le malade une véritable expérience de vie. Ainsi, s’alimentant certes de la forte charge symbolique qu’il suscite – et tout autant d’ailleurs de la mobilisation de plus en plus grandissante des associations de personnes atteintes – le cancer modèle une expérience anthropologique en soi. Mais si l’anthropologie met traditionnellement l’accent sur l’analyse des dimensions symboliques et signifiantes de la maladie cancéreuse, il s’agirait ici de reconnaître qu’au-delà du réseau de significations au travers duquel le malade le conçoit et l’expérimente, le cancer est aussi un événement en soi. Des premiers symptômes, ressentis ou non par le malade, aux examens prédiagnostiques, de l’annonce du cancer à la proposition d’un parcours de soins personnalisé, des traitements initiaux, qu’ils soient de chirurgie, de chimiothérapie ou de radiothérapie, aux deuxième, voire troisième lignes thérapeutiques, de rémission en récidive, de guérison en soins palliatifs, la maladie modèle tout un nouveau calendrier de vie, de ressentis et de liens. Le corps est appelé, violemment, à vivre des éprouvés, des convocations répétées, des intrusions, des amputations fonctionnelles, chirurgicales… qui génèrent des expériences douloureuses, aux retentissements identitaire, narcissique, social parfois majeurs. La temporalité de cette maladie, souvent inscrite dans la chronicité, détermine de fait un rapport au temps et au monde, à soi tout autant, nouveau et déroutant. On ne saurait ainsi faire l’économie du réel de la maladie cancéreuse, vif et immanquablement porteur de vécus corporels et psychiques nouveaux et souvent inquiétants. Les psys restent pourtant
20 Les souffrances psychologiques des malades du cancer toujours tentés de ne voir dans la maladie cancéreuse qu’une expérience universellement fondatrice d’une quête de sens, d’une mise en récit de sa vie, d’une « reprise » – au sens qu’on donne à ce terme en couture, soit de l’art de raccommoder, rapiécer, réparer, retisser – de sa continuité d’existence, face à ce qui vient s’inscrire comme une déchirure dans son histoire personnelle. Certes, il n’est guère ici de « suture » spontanée et nombre d’intervenants médico-psy seront convoqués à cette place d’agent de liaison, de conjonction, dans cette rupture de la temporalité et de l’identité que les malades résument si communément par cet adage : « il y a un avant et un après… (l’annonce, la maladie, les traitements, le cancer…) ». Mais dans le même temps, tous ces intervenants médico-psy ne doivent pas capituler devant le réel de ces corps souffrants et par un retour au « tout est fantasme » ou à l’imaginaire, en oublier que leurs patients sont malades, en leur chair et que leur attention doit aussi être convoquée à cet endroit. Entendons-nous, la maladie ne travaille pas qu’au corps et les douleurs et les plaintes somatiques sont autant de témoignages de l’organique, que de ce « rude labour de l’âme » qu’évoquait Danièle Deschamps (8). Parler de l’expérience de la maladie, c’est aussi prendre acte du sens qu’a cet événement pour le sujet qui en est atteint. Mais le cancer met aussi le malade au pied de son corps, il l’oblige à le rencontrer, à se confronter à ses changements, ses atteintes, ses irréductibilités ; parfois, le sujet malade ne se retrouve plus « maître dans sa propre maison » (9), il se sent emprisonné, dans un corps transformé, expulsé de soi, « exproprié » (10), en perte d’intégrité… Parfois, il sera vécu comme une « amputation » d’une part de soi, si intime. Parfois, il fera l’objet d’un incessant souci, d’une suspicion à toute épreuve, actualisée par la moindre douleur, le plus petit nodule, la plus infime tache colorée. Il deviendra un « objet » à contrôler, incessamment, aux pouvoirs insoupçonnés, redoutable persécuteur qui n’apporte plus ni plaisir ni paix, qui n’est plus investi de désir, que le malade ne rêve même plus de réanimer, mais souhaite simplement faire taire, museler, pourvu qu’il ne parle plus cette langue des maux et de la mort, cette langue jusque-là étrangère – que ne l’est-elle restée éternellement – si l’éternité est le temps de la durée d’une vie…
Le cancer n’est pas une maladie mentale Colportant tant de réel, de violences, vécues ou imaginées, d’angoisses, il n’est pas étonnant que, dans nos sociétés occidentales contemporaines, le cancer ait été généralement évalué très négativement, compte tenu en particulier de ses conséquences délétères (destruction du corps et des liens sociaux) et de son issue encore trop souvent fatale qui constituent des évidences du sens commun. Néanmoins, on voit émerger, depuis quelques années, différents discours alternatifs, minoritaires, qui véhiculent a contrario des représentations positives de la maladie, qui assure que « le cancer ne se résume plus à un simple symbole de mort, mais devient, dans ces sociétés du Nouvel Âge, une occasion de croissance personnelle. Maladie de l’âme tout autant que du corps, expression d’un mal-être, le cancer et la maladie en général constituent des opportunités de remise en question de son mode de vie, de ses valeurs (11, 12). La maladie grave est alors considérée comme une « chance »,
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » 21 une occasion unique d’un retour réflexif sur soi-même et sur sa vie, incitant ainsi à modifier ses propres représentations mais aussi son hygiène de vie, alimentation, activité physique, engagement professionnel, stress au travail, liens familiaux… Ces travaux réactualisent les thèses bien connues de la psychogénécité du cancer, qui n’en finissent pas de réapparaître régulièrement, sous couvert de nouvelles découvertes biologiques ou de nouvelles techniques d’exploration. Que dire aujourd’hui de cette assurance souvent partagée par les malades, leurs familles, mais tout autant la croyance populaire et qui concerne la corrélation « positive » qui existerait entre événements de vie difficiles, « stress » et cancer. Il faut rappeler le peu d’évidence réelle des travaux liant stress et cancer. Les auteurs de ces travaux eux-mêmes remarquent qu’il est très difficile de se prononcer en faveur d’un lien positif entre stress et évolution des cancers, de même que sur l’impact des événements de vie sur le pronostic évolutif du cancer qui semble (dans les études où la corrélation est présente) très faible. Enfin, les mêmes réserves sont à émettre sur les effets du stress ou des événements de vie dans le déclenchement des cancers. Reste à savoir pourquoi ces convictions ont la vie si dure. Cette tendance au réductionnisme psychologique (psychologisme ou psychosomatisme) est d’actualité et culturellement située. Face à la complexité des facteurs impliqués par la maladie cancéreuse, les raccourcis simplificateurs, les interprétations abusives viennent colmater les incertitudes scientifiques. Il n’est pas rare de voir attribuer au psychisme (traits de personnalité et/ou inconscient) une toute-puissance (non consciente) qui est loin d’être avérée. En particulier celle de pouvoir provoquer de manière linéaire des maladies. Or, si les facteurs psychologiques sont indéniablement impliqués dans le vécu et la gestion de la maladie, dans sa réinterprétation et dans les modifications qu’elle entraîne par rapport au sens de la vie en général (pouvant aggraver des conduites à risque), l’interprétation causale linéaire relève de la construction rétrospective. De telles affirmations laissent en fait une grande place à la pensée magique et mettent en évidence une confusion des types d’explication et des niveaux de compréhension. En effet, il faut différencier « théories subjectives » des patients et modèles explicatifs de l’apparition et de l’évolution de la maladie. Les théories subjectives de la maladie font partie de la reconstruction du monde des patients. Elles sont indispensables existentiellement et, en tant que telles, à respecter puisqu’elles donnent sens à la maladie. Mais il importe de séparer les niveaux d’intervention. Améliorer la qualité de vie, aider à reconstruire un mode vécu et un sens, est différent de « guérir », même si cela contribue au processus global de prise en charge de la maladie et du « soin ». A contrario, « psychologisme » et « psychosomatisme » renforcent les mécanismes de culpabilisation et la croyance porteuse de déception en la toute-puissance de la pensée. En encourageant l’enfermement du patient dans son seul « pouvoir psychique », on favorise son isolement de la complexité du monde vécu et de la souplesse adaptative qui exige qu’il puisse renoncer sans trop de culpabilité à sa toute-puissance. De telles confusions des niveaux d’intervention mettent en évidence un manque d’empathie envers l’histoire et le cours de la maladie vécue (différents de l’histoire et de l’évolution de la maladie biologique) (13, 14). Le pendant en quelque sorte de ce réductionnisme de la pensée à quelque psychosomatisme magique renvoie à la médicalisation de la condition humaine
22 Les souffrances psychologiques des malades du cancer évoquée plus haut et à toute cette profusion actuelle à évoquer qualité de vie des malades et trouble de l’adaptation en oncologie. Derrière ces nouvelles tartes à la crème de notre modernité classifiante, on reste frappé par la relative pauvreté des concepts utilisés, des recherches mises en œuvre pour les assurer et des stratégies thérapeutiques censées en résulter. Pour exemple, en 1983, Derogatis et al. réalisaient une étude épidémiologique, dans le champ des « troubles mentaux » en oncologie (15). Ses résultats, habituellement repris et cités comme une référence assurée et incontournable, faisaient état d’un pourcentage de 47 % de malades du cancer, évalués à tout stade et toutes localisations confondues, présentant des troubles psychopathologiques selon les critères du DSM III. Ces troubles étaient spécifiés pour 68 % d’entre eux de l’adaptation et pour 13 % de l’humeur (en particulier épisode dépressif mejeur [EDM]). D’autres études plus récentes ne remettent pas en compte cette prévalence, mais insistent sur la dimension traumatique de l’expérience du cancer et se rapprochent davantage de certains champs ouverts depuis peu dans la nosographie du DSM, à savoir, les états de stress post-traumatiques (PTSD : post-traumatic stress disorder). En effet, dans sa 4e édition, le DSM reconnaît « le fait de recevoir le diagnostic d’une maladie mettant en jeu le pronostic vital » comme un événement traumatique extrême, susceptible de conduire au développement d’un PTSD. Dans le même temps sont établis de hauts degrés de comorbidité entre PTSD et dépression. Ce qui nous retiendra ici c’est qu’au total, selon ces études, un malade sur deux du cancer présenterait des troubles mentaux… dans l’acceptation essentiellement descriptive du DSM, bien sûr ! Mais où va-t-on ? Et bien directement à la case pharmacie pour trouver les bonnes pilules qui résoudront ce « léger trouble adaptatif ». Et pourquoi pas chez un thérapeute cognitivo-comportementaliste qui en quelques séances, courtes et au coût limité, vous aidera à vous ressaisir et à faire face à ce nouveau stress dans votre vie, Michel Foucault aurait dit, plus justement, à mieux gérer votre petite entreprise. N’y aurait-il pas là quelque abus ? Quel sens donner à de telles statistiques, quelle pertinence leur accorder ? Ce type de dogmatisation n’est pas seulement un danger pour la pensée réflexive, elle entraîne aussi des simplifications réductrices qui ont leur retentissement sur la conception nosographique, la pensée psychopathologique et l’esprit clinique. Ludwig Binswanger entrevoyait déjà, dès 1920, un renforcement naturaliste des catégories diagnostiques, un « chimisme », un « physicisme », un « mécanicisme » de l’organisme prétendant parler au nom du psychique tout entier (16). Et, dans la foulée d’une telle tendance, c’est l’intuition que la psychiatrie vienne à se satisfaire de notions si larges qu’elles ne permettent plus de différencier les états psychiques symptomatologiquement observés. La notion de dépression, identifiée à l’idée de douleur morale recouvrant de très nombreuses dispositions et des états variés, pourrait alors préfigurer ce début de l’effacement de la psychiatrie clinique, tout comme la notion de souffrance psychique ou encore celle de trouble de l’adaptation, qui peuvent désormais se dispenser des connaissances d’une psychopathologie et cessent même d’être « cliniques », dès lors qu’elles sont commandées par une pragmatique de la prescription. Est-il encore utile ou
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » 23 nécessaire de consacrer du temps à l’entretien avec un patient malade du cancer et est-il besoin désormais de comprendre le sens des symptômes observés dans sa vie au quotidien ?
Quel est donc le projet de ce livre ? Vous l’avez compris, ce livre répond à des constats préoccupants quant à l’orientation tant de la psychiatrie actuelle que de la psychologie. Au moment où la psychopathologie est déterminée à partir des effets médicamenteux, où la maladie mentale peut être réduite à un déficit ou à un dysfonctionnement cérébral, ou bien encore rapportée à une classification symptomatique, il est important de contribuer à promouvoir un espace de recherche clinique en psychiatrie fondé sur les études traditionnelles d’observation au cours des entretiens, et d’en assurer la transmission. Nous n’avons pas voulu proposer au lecteur un répertoire à la DSM, vademecum de symptômes et de troubles, permettant un diagnostic standardisé des souffrances psychiques des malades du cancer. Nous ne croyons pas à la taylorisation de la clinique, aux diagnostics qui s’acquièrent en posant des questions et cochant les cases prévues à cet effet. Nous ne savons pas réduire un adulte à ses symptômes, c’est-à-dire à ses comportements extérieurs, calculables par tout observateur extérieur, interchangeable et non engagé dans une relation. Nous tenons les sujets que nous écoutons pour des personnes singulières, ayant des histoires singulières et un désir singulier. Il n’y a pas de discipline sans un savoir qui l’organise, une des perspectives de ce livre est ainsi de rappeler que la clinique a une place centrale et essentielle dans la constitution d’un savoir et de sa transmission. Nous nous inscrivons ainsi dans la tradition de réflexion et de recherche qui a animé toute l’histoire de la psychiatrie et de la psychologie depuis les prestigieuses écoles françaises et allemandes jusqu’aux découvertes scientifiques les plus récentes. Car plutôt que scientifique, le débat soulevé est celui des valeurs : quel monde humain voulons-nous ? Si le scientisme estime que ce débat n’a pas de sens, qu’il ne peut y avoir que des faits, qui sont ce qu’ils sont, « objectifs », c’est qu’il pratique le révisionnisme et le négationnisme à bien peu de frais, déniant que les méthodes d’exploration de l’âme humaine et les concepts qui en découlent ont partie liée avec l’Histoire, avec les idéaux et les valeurs que les hommes se donnent. Cette vision « scientifique » de la psychiatrie et de la psychologie est en parfait accord avec une certaine vision du monde moderne, celle qui place les lois du marché au-dessus de tout et de tous, celle qui est obsédée par l’utilité et la rentabilité, celle qui prône l’économie ultralibérale. Les psychiatres et psychologues qui ont collaboré à ce livre ont refusé de devenir des ingénieurs en santé mentale au service d’un hygiénisme normatif avec comme maîtres à penser des concepts et des visions de l’homme définitivement positivistes et marchands. Ils sont un peu fatigués par ces attaques frontales et incessantes contre l’activité de penser qui s’opèrent dans l’idolâtrie du soin protocolisé et des répertoires de symptômes. Il ne leur sied pas d’exclure la singularité du sujet et de l’inclure dans un discours réglementaire fondé essentiellement sur des mots fanto-
24 Les souffrances psychologiques des malades du cancer ches comme transparence, communication, information, décision partagée, consentement éclairé… Que d’efforts pour masquer la vérité de cette contrainte de la réduction des dépenses de santé socialisée impulsée par les lois dérégulatrices du marché… Quel formidable processus de subjectivation s’organise au nom de la science ! La perspective ici proposée reste donc classique, dans son appréhension du discours et de la plainte du malade. Que nous dit-il donc de ce qu’il vit, comment le vit-il, à partir de quoi construit-il le roman de sa maladie ? À partir d’une situation clinique, de celles si souvent advenues, si communément identifiées, il est proposé au lecteur quelques réflexions et élaborations qu’il saura assurément enrichir de ce qui fonde ses propres rencontres avec les malades. De cette interaction incessante entre sa propre pratique et celle des autres naîtra assurément le souci d’en savoir plus, d’en faire mieux et de persévérer toujours sur la voie de l’écoute et de l’accompagnement des malades. Un jour, ça leur est tombé dessus : « Vous avez un cancer. » Comme une sentence. Ils ont alors dû affronter la peur, la peine, un tas de sentiments mêlés, difficiles parce que surchargés d’affects, violents, impromptus. Ils ont été abattus, mais plein d’espoir aussi. Ils ont connu l’attente, l’angoisse, être bousculé, de rendez-vous en rendez-vous, ne plus penser qu’à ça, ce cancer, son traitement, la chirurgie peut-être, la chimiothérapie, ils ont eu l’impression de se perdre dans la maladie, de ne plus se retrouver, de ne plus savoir qui ils sont, ce qu’ils veulent – oh si ! Ils veulent vivre, à tout prix – Comment être, alors ? Quand est-ce que les choses redeviendront « comme avant » ? Redeviendront-ils eux-mêmes, celle ou celui d’avant ? Que peuvent faire les malades de tout cela ? Ils traversent leur maladie, tiennent debout comme ils peuvent, croisent des bourrasques et d’autres moments plus calmes puis se retrouvent un jour, souvent au bout d’un temps long, infiniment long, sur la grève de la vie, guéris ou en rémission, allez savoir ce qu’on leur a dit. Pour les médecins, ils sont en fin de traitement, sortis d’affaire, en tout cas de cette affaire-là qui vient de leur bouffer des mois de vie et d’ardeurs et d’envies, si dévoreuse de temps de famille, d’enfants, de travail, d’amis. Mais pour le malade, son cancer est peut-être « sous contrôle », mais lui, il ne peut s’empêcher de continuer à penser, à se faire du souci, attentif à tout ce que va lui dire son corps maintenant, suspicieux de tous ces éprouvés, débordé d’un rien, enfin de ce que « avant » il pensait être « rien ». Maintenant « tout » peut arriver, maintenant qu’il a eu ce cancer, il pourrait ne plus connaître de répit, ne plus agréer à cette insouciance, ce déni que nous pratiquons si sereinement au quotidien dans nos vies. On imagine bien combien la temporalité est défiée dans cette traversée de la maladie, combien le temps qui passe n’a plus la même durée, la même saveur, le même prix. Et combien, à la fin des traitements, il est nécessaire de retrouver du temps pour soi, de repenser ce qui s’est passé, de reconjuguer le passé au présent et de le « digérer ». Cela parfois prend des mois, voire des années, après la maladie. Le cancer « soigné », il reste à panser les bleus à l’âme et au cœur qu’il a immanquablement marqués. Le temps de la guérison psychique est en effet bien plus long que celui des traitements.
« Le cancer n’est pas une maladie mentale ! » 25 Le temps de la maladie cancéreuse est vraiment long. « Longue et douloureuse maladie » avons-nous coutume d’entendre. C’est une part de ce temps que les auteurs de ce livre ont partagé avec les malades et ils viennent ici en porter témoignage. En autant de situations qui font la clinique du quotidien des malades, de leurs proches et de leurs soignants. Que tous ici soient remerciés pour ces rencontres auxquelles ils nous ont donné l’opportunité de participer.
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« Qu’est-ce que dépister, en psychologie ? » É. Dudoit
LE DOCTEUR : (…) Mais est-ce que, dans votre méthode, l’intérêt du malade n’est pas un peu subordonné à l’intérêt du médecin ? KNOCK : Docteur Parpalaig, vous oubliez qu’il y a un intérêt supérieur à ces deux-là. LE DOCTEUR : Lequel ? KNOCK : Celui de la médecine. C’est le seul dont je me préoccupe, Knock : Le Triomphe de la Médecine III, 6 (114). J. Romains.
Ce qui dit la psycho-oncologie Dans son introduction au Manuel de psycho-oncologie, le professeur Thomas, directeur du Sloan-Kettering Cancer Center (New-York, États-Unis), écrit : « Une conséquence apparemment inéluctable est que le traitement est devenu extrêmement technique… ». Pour les patients sidérés par l’annonce du diagnostic, devant supporter des interventions parfois lourdes et des souffrances longues, déplacés au gré des techniques successives, l’expérience est désorganisatrice et effrayante. Au pire, cela évoque le sentiment d’être pris au piège d’une machine compliquée. Il a fallu du temps pour que soit reconnu cet impact psychologique de la maladie cancéreuse. Le premier article, américain, ne date que de 1955. En France, grâce au professeur Jean Bernard, pionnier en ce domaine, ces questions ont très vite suscité intérêt et travaux. Ainsi une « nouvelle » discipline s’est développée, « la psycho-oncologie », d’abord aux États-Unis avec Holland, Casslieth, Spiegel… et la création du Journal of Psychological Oncology en 1983 et, actuellement en Europe, avec Maguire, Greer, Razavi, Guex… L’association « Psychologie et cancer », créée à Marseille en 1975, est devenue, en 1994, la « Société française de psycho-oncologie ». Il importe donc pour
28 Les souffrances psychologiques des malades du cancer certains de développer des outils, des méthodes pour mieux dépister et ainsi traiter précocement les risques de difficultés psychologiques. Pour la psycho-oncologie, le soutien relationnel doit permettre que le traitement du malade se déroule aussi bien que possible et que la meilleure qualité de vie soit obtenue. Ce soutien s’efforce de limiter les risques de séquelles psychologiques qui handicaperaient l’avenir. C’est pour cela que la responsabilité du médecin traitant, de l’oncologue, de l’équipe soignante ou de l’entourage est engagée. De nombreux travaux soulignent la nécessité de ce soutien, dès le début et tout au long de la prise en charge du patient : recherches épidémiologiques de prévalence des troubles psychologiques, qualité de vie, stratégie d’information, éducation des patients, techniques spécifiques de soutien psychologique et de prévention se multiplient. La psycho-oncologie des pays anglo-saxons et nord-européens met à la disposition des patients et des soignants des données valides sur les facteurs psychosociaux, facilitant ou non l’adaptation à cette maladie, sur les conditions et les risques de la réhabilitation, sur les enjeux du consentement éclairé, sur les dangers souvent insidieux de l’épuisement professionnel… Or, l’évolution des savoirs révèle que la pathologie cancéreuse dépend de nombreux facteurs qui interagissent (1) : – facteurs biologiques (neuro-hormonaux, neuro-immunologiques, génétiques) ; – facteurs événementiels (exposition à des agents microbiens, chimiques…) ; – facteurs sociaux et culturels (habitudes de vie, alimentaires…) ; – facteurs psychologiques (attitudes à l’égard des conduites de prévention, participation à des stratégies de dépistage, comportements addictifs). La psycho-oncologie s’inscrit donc dans une approche bio-psycho-sociale de la maladie cancéreuse. Face au cancer, le malade et les proches doivent adopter de nouvelles conditions de vie, faire face à de nouvelles situations faites de déni, de souffrances, d’anxiété, voire de dépression. Les représentations de mort et de souffrance, si actives chez le patient et son entourage encore aujourd’hui, s’expliquent par le fait que cette pathologie est particulièrement préinvestie affectivement et cognitivement. Elle exige du patient un effort continu et répété d’adaptation, pour préserver son intégrité psychique, récupérer des troubles réversibles, assumer les troubles irréversibles. Cette adaptation repose sur des réactions cognitives, émotionnelles et comportementales. Ainsi, à chaque étape de la maladie, les réactions psychologiques opèrent une intégration entre la mémoire des expériences passées, la perception des menaces futures et les ressources disponibles. Ces réactions peuvent mener à une adaptation ou à un échec : troubles de l’adaptation, syndromes psychopathologiques, échec de la réinsertion, etc. Souvent, elle inaugure une véritable crise existentielle couvrant la période des premiers symptômes, des investigations et du diagnostic. L’adaptation psychologique constitue les bases d’un processus d’élaboration, progressif, spécifique de l’histoire propre du sujet et de sa structure psychique. En effet, si la situation psychologique, médicale et sociale de chaque patient est unique, un cadre de référence global est nécessaire pour comparer entre elles les réactions et les expériences des malades (1). Que ce soit au moment du diagnostic, durant les traite-
« Qu’est-ce que dépister, en psychologie ? » 29 ments, lors d’une récidive ou à un stade plus avancé de la maladie, il existe des moments clés où l’intervention des soignants peut renforcer ou au contraire affaiblir un mécanisme adaptatif. L’adaptation est un phénomène complexe, multidimensionnel, composé à la fois d’éléments intrapsychiques inconscients (les mécanismes de défense du Moi), cognitifs conscients (centrés sur une tâche à accomplir, la recherche de solutions à des problèmes spécifiques), enfin relationnels (utilisation du réseau social des soignants et des proches). Car la réaction à toute maladie se fonde d’abord sur le modèle que l’individu a de l’affection (la théorie subjective de la maladie), c’est-àdire le résumé de toutes les expériences et de toutes les représentations qui correspondent à un vécu personnel ou socioculturel. Elle dépend aussi du stade de la maladie, des circonstances (prise en charge ambulatoire, hospitalière, situation familiale, professionnelle ou financière) et des ressources personnelles (caractéristiques de la personnalité, contexte social). Tout cet édifice est un équilibre entre les mécanismes classiques de défense (déni, négation, évitement, suppression ou rationalisation) et un besoin de maîtrise plus conscient, orienté sur les ressources disponibles, pour valoriser un projet (compréhension, action, collaboration, etc.), celui de faire que les choses se passent le mieux possible (1). Ce modèle intégré résume donc deux tâches contradictoires pour le patient. D’une part, il s’agit de maintenir l’équilibre émotionnel (le sentiment de sécurité intérieure), en contenant l’angoisse (anxiété) et les images parfois obsédantes (de mort, de perte et de séparation) qui menacent son intégrité. D’autre part, cela doit permettre d’avoir l’esprit aussi clair que possible afin de développer, avec l’aide des autres, les ressources nécessaires pour affronter la situation présente ou l’avenir.
Ce que dit la psychologie d’inspiration analytique Avant de se pencher plus avant sur cette question, notons que la psychologie n’est pas la psychiatrie. Celle-ci, comme médecine, peut être tenue de dépister une maladie mentale, d’essayer de la prévenir, de trouver « le symptôme » à éradiquer, pour que disparaisse le syndrome ou la maladie psychique qui le génère… Mais on peut aussi penser que la psychologie (clinique) ne fonctionne pas ainsi, elle se construit dans un autre champ où la question du pathologique et de la normalité se pose différemment (2). Pour être au plus près de cette question, il faudrait établir au minimum une norme qui permettrait à la psychologie de définir ce qu’est le « psychologiquement normal ». On voit bien ici combien cette norme deviendrait extrêmement problématique au regard de ce qu’est l’être humain dans sa diversité, diversité de cultures, de comportements, d’attitudes et de personnalités. On pourrait aussi se demander ce qu’il y aurait à dépister ? Un comportement, une attitude, un sentiment, une réaction dite pathologique, une pensée… Tout cela n’est pas simple, car convoquant nosographie, étalonnage, référentiels, etc. Est-ce que le désespoir d’un patient atteint d’un cancer, ou celui d’une famille, est à dépister pour le prévenir et l’endiguer ? D’un certain côté, on pourrait répondre : « Oui », il nous faut éviter cela pour le « bien » de ceux qui sont confrontés à cette maladie, pour leur éviter
30 Les souffrances psychologiques des malades du cancer de souffrir « inutilement ». Mais qu’en savons-nous de ce désespoir, n’est-il pas autre chose que le signe d’un dysfonctionnement psychique, n’est-il pas au contraire le signe de l’engagement d’un processus normal permettant justement à l’individu de conduire une transformation sur lui-même, en lui-même (3) ? Cela est important car si, effectivement, ces affects dépressifs marquent le début de transformations au sein de l’appareil psychique, cette dynamique demande peutêtre à être soutenue, accompagnée, plutôt que supprimée. Cela demande du temps, le temps que celui qui s’y engage a besoin pour s’édifier, se reconstruire avec cette réalité-là. Quand la maladie est là, avec ses ombres funestes, il faut bien faire avec, la prendre en « considération ». On comprend combien « dépister » n’est pas un terme opératoire en psychologie, sauf à l’entendre dans son sens étymologique : découvrir la trace, la piste… ou au sens figuré : découvrir ce qui est caché. On est assez éloigné de l’action de découvrir, par des examens systématiques, certaines maladies à leur début. Rappelons aussi que dépister renvoie à faire perdre la piste : « les voleurs ont réussi à dépister la police ». C’est cette dernière acception qui risque d’être la bonne, si toutefois on en venait à vouloir dépister en psychologie. Freud nous l’a enseigné : la psychologie n’est pas une science de la filature, mais bien une science qui prend en compte l’inconscient, c’est-à-dire la réalité du fantasme, du désir, du rêve… ; qui reconnaît que la demande ne dit rien du désir, que celui-ci est une métonymie du manque à être, que le sujet parle plus qu’il n’est parlé… Il nous a aussi montré que le comportement ne dit rien de l’intention de celui-ci, ou du moins, qu’il ne le recouvre pas en sa totalité. Pour le rationalisme, ces phénomènes inconscients se sont insérés dans la catégorie médicale du pathologique sans égard à leur valeur. Les formations inconscientes font ainsi l’objet d’une valorisation ou au contraire d’une dévalorisation, qui sont autant de témoins des socialités et des rationalités dominantes en un temps donné de l’histoire des hommes et des civilisations. Ces formations inconscientes apparaissent à la rationalité scientifique comme des fantômes. Ce sont des phénomènes au sens d’excentricité, d’anormalité, marqués par ce que Freud a appelé « l’inquiétante étrangeté », des manifestations résurgentes de l’inconscient. En 1900, S. Freud élabore sa première théorie du symptôme comme étant une formation de compromis. L’appareil psychique, tendu entre la poussée pulsionnelle et la réalité, le monde extérieur, produit des formations de compromis, comme par exemple la dissociation entre l’affect et la représentation, par le biais du refoulement qui est agi par la censure. Le lapsus, l’acte manqué, le rêve, sont des formations de compromis, et Freud y associe le symptôme comme une formation de compromis entre la pulsion et la réalité. Il est à lire exactement comme les autres si bien que, d’une certaine façon, quand on déchiffre le lapsus… on donne son sens au symptôme. Chronologiquement, le symptôme est secondaire puisqu’il vient réparer quelque chose, mais en même temps, une fois qu’il est construit, il appartient à la structure. Jacques Lacan va généraliser cette proposition en affirmant que nous avons tous un symptôme, et qu’il n’est pas dit que l’analyse ait pour but de le déconstruire ; elle a pour but de le repérer, mais il y a des symptômes qu’il ne faut pas toucher.
« Qu’est-ce que dépister, en psychologie ? » 31 « À chacun son symptôme, comme à chacun sa chacune ». C’est-à-dire que ce qui fait symptôme pour le névrosé, c’est l’autre sexe. Plus précisément, à l’adolescence, la rencontre du génital est la rencontre avec l’autre sexe au lieu du symptôme. La seconde qualité du symptôme qui est déjà sexuel et d’être aussi fondamentalement social : il dit le rapport du sujet au social en général, c’est-à-dire à la multitude des autres. C’est pour cela que le diagnostic de psychopathie est important. Ce qui est psychopathique, c’est un ensemble de conduites très diverses (délinquance, toxicomanie) qui ont pour particularité de rassembler deux souffrances simultanées, celle de l’individu et celle du groupe social. Ce n’est pas simplement un effort pour se sentir réel au sens de Winnicott, c’est aussi la tentative de construire son symptôme en essayant de trouver sa position, comment on va articuler sa structure avec le champ social. On comprend ici que, pour la psychologie, dépister ne peut être que rencontrer, autrement on perd la piste, on se fixe sur le ou les symptômes sans se préoccuper de leur signification, signification qui est elle-même ignorée par celui qui produit le symptôme. La maladie ne travaille pas uniquement au corps, et les douleurs et plaintes somatiques sont autant de témoignages de l’organique que du « rude labour de l’âme (4) ». Lorsque l’on parle de l’expérience de la maladie, c’est prendre acte du sens qu’a cet événement pour le sujet. Le cancer met l’homme au pied du mur, il le pousse à une élaboration de sens, il est l’occasion de subjectivation. Qu’il soit « rançon à payer, (…) crise de croissance (5) » etc., le cancer ne se joue pas que sur une scène « cellulaire ». Et même s’il n’est plus « maître dans sa propre maison (6) », le sujet reste l’exégète du sens qu’il octroie à cet occupant. Selon les auteurs, ce processus de mentalisation revêt plusieurs appellations : « travail de la maladie (7) » diront certains, d’autres encore parleront du « roman de la maladie (8) ». Bref, il s’agit de mettre du sens, d’habiller l’importun de mots, pour circonscrire l’effraction de ce réel « inconcevable ». À l’inverse, l’absence de symbolisation risque fort d’abandonner le sujet à la sidération de la maladie et au constat de l’irréversibilité du temps, la maladie étant populairement apparentée au représentant de la mort dans la vie. C’est donc de vérité subjective dont il est question, l’objectivité des faits ayant ici peu d’importance, comme le rappelle Freud à l’abandon de sa neurotica, pour une théorie du fantasme. Les symptômes font partie d’une expérience vécue, avant tout subjective, englobant des réactions émotionnelles, des modifications corporelles construites généralement en interaction avec les proches et les représentations de la maladie. Le patient donne souvent un sens à son état. C’est ainsi qu’il nous faut distinguer la maladie du malade et la maladie du médecin (9), les deux n’appartenant pas au même champ. Que s’agirait-il dès lors de dépister ? Quels symptômes seraient à identifier, témoins de la souffrance psychique du malade du cancer ? Ces questions, immanquablement, renvoient au statut du malade, à son assujettissement à sa maladie, à ce qui le fonde comme sujet, dans son histoire, sa parole, son désir.
Références 1. Rebattu P (1997) Les soins terminaux. PUF, Paris 2. Canguilhem G (1998) Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, Paris
32 Les souffrances psychologiques des malades du cancer 3. 4. 5. 6.
Fédida P (2001) Des bienfaits de la dépression. Odile Jacob, Paris Deschamps D (1997) Psychanalyse et cancer. L’Harmattan, Paris. p 171 Canguilhem G (1989), Les maladies, in op. cit., 2002, p. 46 Freud S. (1917, réédition 1985), « Une difficulté de la psychanalyse », in : L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris. p 175-87 7. Pédinielli JL (1987) Le « Travail de la maladie ». Psychologie médicale 19, 7 : 1049-5 8. Del Volgo MJ, Gori R, Poinso Y (1994) Roman de la maladie et travail de formation du symptôme. Psychologie Méditerranéenne 26 : 1434-8 9. Pedinielli JL (1993) Psychopathologie du somatique : La « maladie du malade ». Cliniques méditerranéennes 37-38 : 121-37
Des mots et des gestes révélateurs
« Je vais vivre comme si de rien n’était » J. Alric
Après quelques jours passés à son domicile, monsieur Ou, qui a moins de 30 ans, est à nouveau hospitalisé, en urgence, pour une rectorragie sévère. Cette fois-ci, la gravité de la situation pousse le médecin à dire. Il lui annonce qu’il a un cancer généralisé et que la greffe qu’il a subie il y a trois mois était compassionnelle. « Hier, lorsque j’ai appris ça, me dit monsieur Ou, c’était la fin du monde, tous les projets se sont écroulés. J’ai compris que mon foie était bon, mais que tout ce qui est autour ne l’est pas. Il m’a dit aussi que mon cancer est trop vieux pour être soigné et qu’une chimiothérapie risque de favoriser le rejet. » « Ce que je veux maintenant, me dit-il ensuite, c’est « retourner chez moi et vivre, mais avant, je vais me marier avec ma fiancée (…). J’ai aussi le désir de faire un enfant très vite. » Il se souvient alors des fiançailles, à l’hôpital, il y a quelques mois ; il s’en souvient d’autant plus que c’est le soir même que les médecins lui apprenaient qu’il devait être greffé du foie, qu’il était sur la liste d’attente. « Vous savez, pour le mariage, c’est comme pour les fiançailles, c’était déjà prévu, ce n’est que précipiter… ». La cérémonie aura lieu dans deux jours, dans le service. « Je sais que cette maladie me tuera, finit-il par dire, d’ailleurs, je ne sais pas où je préférerais être enterré, à X ou à Y, j’hésite… Mais maintenant, je vais vivre, je vais vivre comme si de rien n’était, voilà ce que je vais faire. »
Paradoxe, contradiction, irrationnel à proximité de la mort « Je sais que cette maladie me tuera », me dit monsieur Ou dans cet ultime rencontre. Et, dans le même temps, il évoque : « Maintenant, je vais vivre, je vais vivre comme si de rien n’était, voilà ce que je vais faire. » Comment expliquer ce paradoxe, cette contradiction, cet irrationnel ? Dans « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » (1), Freud conceptualise le rapport de la vie psychique à la mort. Ses apports sont décisifs pour ce qui concerne le travail clinique dans le champ des maladies graves et de la fin de vie. Il
36 Les souffrances psychologiques des malades du cancer montre que le Moi du patient qui va bientôt mourir, à la fois sait et ne sait pas. En effet, la proximité de l’échéance fatale « provoque une sorte de clivage du Moi, ayant pour conséquence le cheminement de deux lignes de pensées contradictoires, dont chacune s’exprime indépendamment de l’autre » (2). C’est le : Je me sais mortel, mais je me veux immortel. D’une part, dans la psyché, il existe un mouvement de pensée qui s’appuie sur l’idée que la mort fait partie de la vie, qui consiste à dire qu’elle est naturelle : la mort se loge au cœur du fonctionnement subjectif, c’est un déjà-là, incontournable. La vignette clinique éclaire ce point que les paroles médicales peuvent venir réveiller un intime traumatique qui a déjà eu lieu et qui concerne le patient dans son histoire. Ainsi, nous pouvons dire que les paroles du médecin peuvent « causer de terribles blessures » (3). En effet, pour monsieur Ou, l’angoisse d’abandon semble avoir tenu lieu de métaphore de la mort. Lors des rencontres cliniques précédentes, son discours était rempli de thématiques renvoyant directement au rejet, en lien avec son histoire, au point que nous pouvons aller jusqu’à dire que c’est à partir et autour du signifiant « rejet » que monsieur Ou a rencontré la mort. Non pas la mort dans sa réalité médico-biologique, mais la mort qui se loge au cœur du fonctionnement psychique. D’autre part, dans la seconde ligne de pensée, la mort est directement reliée au déni inhérent à la constitution même de la vie psychique. Ici, la représentation de notre propre mort n’existe tout simplement pas. « Au fond, personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (4), dit Freud. Au regard de l’inconscient, la représentation de sa propre mort est un impensable, un irreprésentable, au point où « la mort ne peut pas être acceptée – si accepter c’est reconnaître, incorporer et s’approprier » (5). Ainsi, il est vain de tenter de faire le deuil de soi-même, c’est un véritable impossible psychique. Cette ambivalence dans le discours de monsieur Ou montre que, malgré l’acharnement de la mort à vouloir s’imposer, le fantasme d’immortalité est tenace et ne cesse jamais de vouloir renaître. À l’image de l’inconscient dont elle est issue et où elle reste partiellement plongée, une partie du Moi se pose comme impérissable, est éternelle en quelque sorte. Cela indique au patient lui-même comme à celui qui l’accompagne ce point de complexité de la vie psychique : même en cas de maladie grave évolutive, même à proximité de sa mort, il y a comme une nécessité psychique à ce qu’une partie de l’être continue à ne rien vouloir savoir du destin qui l’attend.
Peut-on aider le patient à se préparer à sa propre mort ? Pour le malade qui vient d’apprendre un diagnostic létal, la ligne de pensée qui pousse à se reconnaître mortel est prédominante. Le discours médical et soignant dans son ensemble incite, tôt ou tard, à prendre en compte les limites de la réalité. Tous les moyens sont bons pour signifier au patient la limite du pouvoir médical, mais aussi celle de l’humain, périssable, engagé dans une expérience limitée. L’heure est venue de se résoudre, de s’assujettir, de se résigner, d’accepter son destin d’êtrepour-la-mort. Ainsi, il ne reste au malade qu’une seule voie possible, celle qui consiste à « aimer et à désirer sa propre abolition » (6).
« je vais vivre comme si de rien n’était » 37 Cependant, comme nous venons de le voir, malgré la prégnance du discours médical rationalisant, le Moi reste divisé. Plus que jamais, le sujet se sait mortel, il est poussé à se résigner ; mais la part qui n’en veut rien savoir est encore potentiellement agissante. Son accès est difficile, c’est dans l’intime de la confidence, souvent dans l’irrationnel du discours, dans des constantes ambivalences, qu’il se peut que quelque chose s’ouvre du côté de l’espoir. C’est ici même que se situe, selon moi, la force de vie, c’est-à-dire la propension du sujet à ne pas se résigner totalement au discours qui l’entoure. Cliniquement, le problème est le suivant : lorsque le raisonnement est essentiellement pragmatique et réaliste, c’est une logique de soin rationnelle et rationalisante qui se met tranquillement en place. Cette conception du soin et du rapport à l’autre pousse le patient à se confronter par avance à sa propre mort. Comme R.W. Higgins l’a déjà pointé : une logique palliative pragmatique attend du mourant deux choses essentiellement : « qu’il puisse parler de sa mort et qu’il l’accepte » (7). Dit autrement, le patient est sommé de faire le deuil de lui-même. Je voudrais montrer ici en quoi cette obligation sournoise pour le patient de se confronter par avance à la représentation de sa mort constitue un forçage de la vie psychique. Dans les rencontres cliniques, toute injonction ou même insinuation dans le sens d’un dévoilement de ce point d’insaisissable est susceptible d’être psychiquement iatrogène. Comme le dit R. Zittoun, une parole anticipée sur la mort est susceptible de venir « briser les dernières résistances, sur lesquelles s’articulent les dernières énergies, ce qui reste d’espoir » (8). Parler de la mort, donc l’anticiper, revient à l’annoncer, c’est-à-dire à la faire psychiquement advenir. Ainsi, cette annonce « s’inscrit dans le dire formulé à une conscience, mais procède de l’effraction de l’inconscient » (9). Cette conception psychologisante du soin force la vie psychique et crée de toutes pièces un conflit insoluble. Elle dévoile ce que l’homme a de plus mystérieux et aussi de plus intime, ce que la dynamique même de sa vie psychique tend naturellement à cacher : le rapport à sa propre mort. L’homme se sait mortel. Mais si nous acceptons l’hypothèse de l’inconscient et si nous prenons véritablement en compte que cette instance psychique ne connaît pas le temps : il se veut immortel. C’est cet aspect conflictuel et ambivalent de la vie psychique que la psychanalyse se propose de promouvoir dans ce champ. Ici, non seulement il est vain de tenter de faire le deuil de soi-même, mais également de chercher à préparer psychologiquement le patient à sa propre disparition.
Menace de mort et relance désirante Dans l’accompagnement de personnes gravement malades, il est possible de se dégager de la voie qui consiste à préparer psychologiquement le patient à sa mort. Avec monsieur Ou, mon pari a été de garder coûte que coûte le cap du psychique, c’est-à-dire de m’en tenir à la parole échangée. En effet, dans l’écoute, il s’est agi de ne pas rabattre le discours entendu sur la réalité médico-biologique, ce qui a comme effet direct de bloquer la libre association des patients. Je me suis contenté d’être le réceptacle des dires, de laisser résonner la parole tout en l’accueillant et en la portant : là, nous sommes deux à soutenir les résonances tragiques.
38 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Dans ce contexte, s’en tenir à la réalité événementielle et à la signification médico-biologique nous installe dans l’effroyable, dans l’inouï, dans le non-sens. Qui plus est, le sujet prend irrémédiablement le statut de mourant, il devient un déjàpresque-mort ou en attente de l’être. Au contraire, le travail a consisté à mettre de côté l’idée même de la mort, à l’oublier… l’oublier tout en en tenant compte. La marge de manœuvre est étroite. En effet, comment le soignant peut-il mettre sa vie psychique au service de l’autre vulnérable, sans perdre de vue que « l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort (…) n’a à attendre d’aide de personne » (10) ? Il s’agit de se tenir à distance de toute visée salvatrice pour l’autre (position qui s’accompagne assurément d’une propension à vouloir réparer un Moi en état de détresse par un Moi tout-puissant et secourable, ce qui revient à en prendre le contrôle). La disposition psychique que je propose de mettre au travail consiste à soutenir cette part du psychisme qui ne veut rien savoir du destin qui l’attend, cette part qui se refuse à mourir. Il s’agit de redonner toute la place à la découverte freudienne de l’impossible représentation de la mort dans l’inconscient, et à tenir véritablement compte du fait que, du côté du sujet, quelque chose résiste toujours à se laisser enfermer dans quelque objectivation que ce soit. Lorsque quelque chose de l’ordre du doute et de l’incertitude demeure dans le rapport du sujet à sa propre mort, c’est un jeu donné à la temporalité subjective. Ce jeu est précisément ce qui permet au patient d’exister en tant que sujet libre dans sa parole, de relancer son désir, son croire. « L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (11) (mais aussi) « nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels » (12). Spinoza indique là que quelque chose dans l’humain est éternel ; éternel en tant que ce quelque chose peut demeurer toujours semblable, comme l’éternité. La sagesse de monsieur Ou semble avoir été de cheminer, non sur le comment des conditions de sa mort à venir, mais sur sa vie passée et sur de l’encore possible. Ce mouvement de méditation, ancré au fait de reconnaître qu’une partie de soi est en partie éternelle, semble avoir ouvert, pour ce patient, une nouvelle temporalité, un espoir et, paradoxalement, une forme de sérénité subjective. Allons un peu plus loin. L’imaginaire promu par le discours pragmatique soignant actuel soutient le fait qu’il est possible de faire le deuil par avance de son immortalité, qu’il est possible de se réconcilier avec soi-même, avec les autres et avec la vie dans le temps qu’il reste à vivre. La tendance actuelle invite le patient à profiter du temps qu’il lui reste et, en forme d’idéal, lui propose de vivre au jour le jour. Mais humain peut-il vivre au présent ? « Nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre », disait Pascal. En effet, jamais l’humain ne se situe totalement dans l’ici et maintenant, il vit d’espoir et son temps se conjugue constamment au futur. Dans ce contexte, l’éthique de la psychanalyse m’est tout à fait opérante pour le travail relationnel en fin de vie dans la mesure où, en revisitant le passé pour mieux sauvegarder l’avenir, elle ouvre à un futur indéterminé. Cette nouvelle temporalité, coconstruite dans la relation transférentielle, se situe au plus près de ce qui « aura été » inconscient, i.e., le futur antérieur.
« je vais vivre comme si de rien n’était » 39
Conclusion La position clinique que je propose se situe au plus près du mouvement même de la vie psychique qui, au regard de l’impossible représentation de sa propre mort pour l’inconscient, ne cesse de vouloir renaître. Cette disposition psychique chez l’accompagnant fait toute sa place au vœu d’immortalité (et à travers lui à l’immortalité du désir), vœu inhérent à la condition humaine et que la médecine actuelle a tendance à laisser complètement de côté. Je me sais rationnellement mortel, mais une partie de moi se veut éternelle. De ce paradoxe découlent les fréquentes ambivalences dans le discours du patient à proximité de sa mort. Ces ambivalences – et l’irrationnel qui s’y rattache – ont une véritable fonction salvatrice pour la vie psychique, à partir du moment où nous convenons que le vœu le plus profond de la vie, c’est de durer, que « la vie désire la vie » (13), qu’elle est ce « toujours dans le devenir » (14).
Références 1. Freud S (1915) Considérations actuelles sur la guerre et la mort. In : Essais de psychanalyse. Payot (réédition 1971), Paris 2. De M’uzan M. (1976) Le travail du trépas. In : De l’art à la mort. Gallimard, Paris, p 195 3. Freud S (1926) Psychanalyse et Médecine. In : Ma vie et la psychanalyse. Gallimard (réédition 1972), Paris, p 101 4. Freud S (1915), op. cit., p 254 5. Nancy JL (2003) Heidegger et la vie sans mort. In : Le nouvel observateur du 17 au 23 juillet 2003, p 16 6. Gori R, Del volgo MJ (2005) La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence. Denoël, Paris, p 172 7. Higgins RW (2004) Le sujet mourant. In : La mort et l’immortalité : Encyclopédie des savoirs et des croyances. Bayard, Paris, p 1104 8. Zittoun R (2004) La mort est-elle annonçable ? In : Le cancer, approche psychodynamique chez l’adulte. Érès, Ramonville-Saint-Agne, p 309 9. Ibid. 10. Lacan J (1959-1960) Le Séminaire, livre VII. In : L’éthique de la psychanalyse. Seuil (réédiction 1986), Paris, p 351 11. Spinoza M. (1930) « Éthique, quatrième partie, prop. 67 ». In : L’éthique de Spinoza, Trad. A. Guérinot. Ivrea, Paris, p 304 12. Spinoza M. (1930) « Éthique, cinquième partie, prop. 23 », dans L’éthique de Spinoza, Trad. A. Guérinot. Ivrea, Paris, p 349 13. Benasayag M. (2004) Le mythe de l’individu. La Découverte, Paris, p 41 14. Damascius, cité par Benasayag M. 2004, ibid., p 67
« Il pleure tout le temps » P. Ben Soussan
Je suis appelé par l’hôpital de jour. L’infirmière que j’ai au bout du fil me demande de venir voir, urgemment, à la demande du médecin qu’il vient de rencontrer en consultation, Monsieur R., 46 ans, qui a été traité pour un cancer du cardia, découvert au décours de douleurs épigastriques éreintantes en novembre 2006. Monsieur R. a bénéficié d’une radio-chimiothérapie, avant une œsogastrectomie polaire supérieure fin février 2007, dont les suites ont été simples. Après trois cycles d’une chimiothérapie adjuvante et une évolution favorable, tant sur le plan local que général, il est proposé à Monsieur R. une nouvelle consultation à distance, après les congés de l’été 2007. C’est alors que le médecin, alarmé par les pleurs incessants de son patient et son discours très sombre, fait appel à moi. Monsieur R. est un vrai pilier de rugby, fort peu marqué physiquement par sa maladie. Lors de notre première rencontre, je suis frappé par sa carrure imposante qui contraste vivement avec son allure accablée. Monsieur R. paraît totalement découragé, de longs sanglots étranglés figent chacune de ces paroles, il n’évoque que des peines, des angoisses, assure n’avoir plus de goût à rien, dort mal, tourne en rond toute la journée ; il ne supporte plus personne, n’arrive même plus à parler à sa femme et le climat à la maison avec ses deux enfants se détériore considérablement. Il assure qu’il n’en peut plus et qu’il a souvent des idées « plus que noires ». À la sortie de cette consultation, je suis interpellé par le médecin qui le suit et qui m’interroge sur le type d’antidépresseurs que je prescris habituellement devant ce type de « dépression ».
Se préoccuper du diagnostic et du traitement des états dépressifs chez les malades du cancer est une exigence maintenant largement partagée, compte tenu de la fréquence de ce type de symptomatologie (2) : mais s’il est communément admis aujourd’hui qu’au moins un quart des patients cancéreux souffrent d’un état dépressif, la fourchette de prévalence varie cependant selon les auteurs de 2 à… 60 % (24,25).
42 Les souffrances psychologiques des malades du cancer C’est qu’à s’être banalisé, le terme de « dépression » recouvre aujourd’hui d’une même incompréhension peine et maladie, le douloureux vague à l’âme aussi bien que la tristesse morbide. Comme si maintenant, définitivement sis dans le langage courant, le terme ne distinguait plus le blues, « cette légère nostalgie » selon Fitzgerald, du « soleil noir de la mélancolie » dont parle Gérard de Nerval et qui l’a conduit à la mort (19). Mais le terme de « dépression « n’est pas seulement aujourd’hui galvaudé par le public, il l’est aussi par la médecine et d’autant plus par la psychiatrie qui a abandonné toute psychopathologie pour des inventaires de symptômes et un pragmatisme pharmacologique qui fait désigner par « dépression « tout état susceptible d’être amélioré par un « antidépresseur ». Améliorer n’équivaut cependant pas à annihiler : les antidépresseurs, s’ils atténuent la souffrance morale, les pulsions suicidaires et le vécu anxiogène ne restituent pas toujours le goût de l’existence ni les intérêts. Plus encore, un débat sur leur utilisation inappropriée ou trop large s’est ouvert depuis quelques années (17), et de récentes études remettent même en question l’efficacité de ces médicaments (18). Pierre Fédida le proposait en argument d’un numéro de la Revue Française de Psychanalyse : « La remédicalisation, actuellement, de la dépression (assortie d’un excès d’usage des antidépresseurs prescrits trop systématiquement)… est le point d’aboutissement d’une lente abrasion du tragique de l’expérience humaine. » (13) La confrontation au cancer représente une des formes les plus édifiantes de cette expérience du tragique, pour le malade, mais également pour ses proches et les équipes qui le prennent en charge. La maladie cancéreuse bouleverse l’existence, induisant d’inédits aménagements chez le sujet qui en est porteur, à plusieurs niveaux et à différents moments (des premiers symptômes, examens, diagnostic, au début des traitements, leur fin, la rémission et éventuellement la récidive, soins palliatifs, fin de vie), le confrontant à de déroutants questionnements, pénibles et persistants, sur sa condition, son avenir, ses engagements et ses liens avec les autres. La dépression n’est-elle dès lors qu’un terme équivoque et standardisant, qui recouvrirait d’un voile indifférencié, socialement correct et médicalement reconnu, des « états d’âme », ou pour le dire autrement, des symptomatologies de l’humeur et de l’idéation, hétérogènes, les unes attestant du « métier de vivre » et de ses aléas souffrants et les autres de psychopathologies avérées, psychiatriques le plus souvent ? Bien entendu, dans une approche qui se proclame plus scientifique, pharmacodynamique et génétique, la dépression est une entité morbide, une atteinte spécifique, une maladie psychiatrique grave et invalidante, insuffisamment reconnue et traitée et dont les préjudices sont majeurs tant en santé publique (70 à 80 % des congés de longue durée psychiatrique lui sont attribués) que pour le malade lui-même (risque suicidaire1). Ainsi établie (selon en particulier les critères 1. Le risque suicidaire semble être majoré pour les malades du cancer, sans distinction de sexe et particulièrement dans les premiers mois après le diagnostic, de même que pendant l’année suivant une récidive. Les localisations pulmonaires et ORL tendraient à augmenter le risque chez les hommes, alors que le cancer du sein le diminuerait chez les femmes. Cependant, le nombre de décès par suicide chez les malades du cancer n’est significativement pas plus élevé que dans la population générale.
« Il pleure tout le temps » 43 du DSM-IV), la dépression affecterait 15 à 45 % des malades du cancer (4) (pour rappel, le taux de sujets dépressifs dans la population française, établi sur les mêmes critères, est de 15 à 20 % : une personne sur sept souffrirait de dépression et la prévalence de la dépression déclarée a été multipliée par six depuis 1970 [20, 22]). La plupart des nosographies « classiques » du vieux continent s’étaient organisées autour d’un modèle binaire distinguant : • les dépressions dites « endogènes », plutôt en relation avec des facteurs biologiques, dont le paradigme était la dépression mélancolique, entrant dans le cadre de la psychose maniaco-dépressive ; • les dépressions dites « psychogènes » ou névrotico-réactionnelles, plutôt liées à des facteurs environnementaux et/ou psychologiques. Cette dichotomie a été récusée par l’Association américaine de psychiatrie (APA) qui, à partir du DSM-III – Diagnostic and Statistical Manual for Mental Disorders (1980) – a utilisé une classification polyaxiale qui se voulait purement descriptive et dégagée de toute hypothèse étiopathogénique. Tout syndrome dépressif constitué, quelle qu’en soit la cause et l’existence ou non de facteurs déclenchants, est considéré comme un épisode dépressif majeur (dysthymie). La quatrième édition du DSM date de 1994 mais une proposition révisée du manuel a été proposée en 2000 sous le titre de DSM-IV-TR (10) (le tableau I résume les critères diagnostiques de la dépression selon le DSM).
Tableau I : Critères diagnostiques d’un épisode dépressif majeur selon le DSM. A. Au moins cinq des symptômes suivants doivent avoir été présents pendant une même période d’une durée de deux semaines et avoir représenté un changement par rapport au fonctionnement antérieur ; au moins un des symptômes est soit une humeur dépressive, soit une perte d’intérêt ou de plaisir. 1) Humeur dépressive présente pratiquement toute la journée, presque tous les jours, signalée par le sujet (p. ex. pleure). NB : Éventuellement irritabilité chez l’enfant et l’adolescent ; 2) Diminution marquée de l’intérêt et du plaisir pour toutes ou presque toutes les activités pratiquement toute la journée, presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres) ; 3) Perte ou gain de poids significatif en l’absence de régime (p. ex. modification du poids corporel en un mois excédant 5 %), ou diminution ou augmentation de l’appétit presque tous les jours. NB : Chez l’enfant, prendre en compte l’absence de l’augmentation de poids attendue ; 4) Insomnie ou hypersomnie presque tous les jours ; 5) Agitation ou ralentissement psychomoteur presque tous les jours (constatés par les autres, non limités à un sentiment subjectif de fébrilité ou de ralentissement intérieur) ; 6) Fatigue ou perte d’énergie presque tous les jours ; 7) Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (qui peut être délirante) presque tous les jours (pas seulement se faire grief ou se sentir coupable d’être malade) ; 8) Diminution de l’aptitude à penser ou à se concentrer ou indécision presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres) ;
44 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Tableau I : (suite). 9) Pensées de mort récurrentes (pas seulement une peur de mourir), idées suicidaires récurrentes sans plan précis ou tentative de suicide ou plan précis pour se suicider. B. Les symptômes ne répondent pas aux critères d’épisode mixte. C. Les symptômes traduisent une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel, ou dans d’autres domaines importants. D. Les symptômes ne sont pas imputables aux effets physiologiques directs d’une substance (p. ex. une substance donnant lieu à abus, un médicament), ou d’une affection médicale générale (p. ex. hypothyroïdie). E. Les symptômes ne sont pas expliqués par un deuil, c’est-à-dire qu’après la mort d’un être cher, les symptômes persistent pendant plus de deux mois ou s’accompagnent d’une altération marquée du fonctionnement, de préoccupations morbides, de dévalorisation, d’idées suicidaires, de symptômes psychotiques ou d’un ralentissement psychomoteur.
La classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes de l’OMS (CIM) développe pour sa part en son chapitre V une fraction exclusivement dédiée aux troubles mentaux et du comportement. Elle en est à sa 10e édition, la plus récente étant la CIM-10, de 1994, remise à jour chaque année et réactualisée pour la dernière fois en 2007 [9]). Elle a adopté la même conception purement descriptive de la dépression, sous des formes relativement proches de celles du DSM (tableau II).
Tableau II : Critères diagnostiques d’un épisode dépressif selon la CIM-10 (D’après [6]). A. Critères généraux (obligatoires) G1. L’épisode dépressif doit persister au moins deux semaines. G2. Absence de symptômes hypomaniaques ou maniaques répondant aux critères d’un épisode maniaque ou hypomaniaque (F30) à un moment quelconque de la vie du sujet. G3. Critères d’exclusion les plus couramment utilisés : l’épisode n’est pas imputable à l’utilisation d’une substance psychoactive (F10-19) ou à un trouble mental organique, selon la définition donnée en F00-F9. B. Présence d’au moins deux des trois symptômes suivants : (1) Humeur dépressive à un degré nettement anormal pour le sujet, présente pratiquement toute la journée et presque tous les jours, dans une large mesure non influencée par les circonstances, et persistant pendant au moins deux semaines ; (2) Diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour des activités habituellement agréables ; (3) Réduction de l’énergie ou augmentation de la fatigabilité. C. Présence d’au moins un des sept symptômes suivants, pour atteindre un total d’au moins quatre symptômes : (1) Perte de la confiance en soi ou de l’estime de soi ; (2) Sentiments injustifiés de culpabilité excessive ou inappropriée ; (3) Pensées de mort ou idées suicidaires récurrentes, ou comportement suicidaire de n’importe quel type ;
« Il pleure tout le temps » 45 Tableau II : (suite). (4) Diminution de l’aptitude à penser ou à se concentrer (signalée par le sujet ou observée par les autres), se manifestant, par exemple, par une indécision ou des hésitations ; (5) Modification de l’activité psychomotrice, caractérisée par une agitation ou un ralentissement (signalés ou observés) ; (6) Perturbations du sommeil de n’importe quel type ; (7) Modification de l’appétit (diminution ou augmentation) avec variation pondérale correspondante.
Que reste-t-il dès lors du modèle psychanalytique le plus orthodoxe de la dépression ? Celui de Deuil et mélancolie (14), texte fondateur de la pensée freudienne où est introduite la notion de perte de l’objet et où la dépression est reconnue comme le résultat d’un travail psychique particulier – le travail de la dépression –, comme d’autres ont évoqué le travail de la maladie (23), c’est-à-dire cette évolution du rapport du sujet à son corps malade, l’ensemble des opérations psychiques qui visent à la fois la représentation de la maladie et l’élaboration des pertes. Toute perte est dévoilement du réel, ce réel de notre condition humaine, qui ne se laisse pas apprivoiser facilement. En serions-nous venus à considérer aujourd’hui la dépression comme une sorte de réaction vitale, quasi biologique, voire génétiquement prédéterminée ? À une mauvaise nouvelle, considérons-là en une caricature à peine appuyée comme un stimulus, un événement déclencheur, celle de l’annonce d’un cancer par exemple, répondrait une réaction, la tristesse ? L’expression d’un affect serait ainsi modélisée : l’annonce d’une mauvaise nouvelle réactualiserait les menaces de perte et donnerait naissance à ce sentiment de peine et de détresse. Mais ne pourrait-on concevoir tout autant que cette même mauvaise nouvelle soit interprétée par le sujet comme preuve de quelque forfaiture, soit de son propre fait, soit agie sur lui par d’autres, familiers ou plus lointains, collègues, employeurs, médecins… ? Du coup, d’autres instances seraient ici convoquées et le malade pourrait fort bien voir ses actes et propos prendre une coloration paranoïde, le voilà soupçonneux, méfiant, voire quérulent, assuré qu’on lui ment, qu’on lui en veut, à sa vie, à sa place dans son entreprise, à son couple… Le voilà qui refuse les traitements proposés, témoigne d’une agressivité impromptue, se mue en « malade difficile » pour lequel le médecin risque bien entendu de faire appel au psychiatre de service. Ce dernier aura tôt fait de rappeler que les voies d’expression de la souffrance psychique sont subtiles et qu’en l’occurrence, la dépression peut ici se révéler sous les oripeaux d’une culpabilité inconsciente, qui utilise la projection comme mode de défense d’un Moi ébranlé. À chacun de réagir avec ce qu’il est. Si celui-là est triste et abattu, cet autre sera vindicatif et agressif, cet autre encore un hyperactif acteur de ses soins, toujours en quête d’infos, de bilans ; quant à ce dernier, il continuera, comme si de rien n’était, à fumer, à boire, à penser que rien ne lui est arrivé et ne peut lui arriver. L’événement, comparable pour chacun, en l’occurrence l’annonce d’une maladie cancéreuse, aura de bien multiples voies de résolution et non une seule, royale, la voie dépressive, comme il existe une voie nerveuse principale qui conduit l’influx
46 Les souffrances psychologiques des malades du cancer directement aux centres moteurs cérébraux. Le champ dépressif s’élargirait-il dès lors à l’empan de tout ce qui chez l’Homme fait souffrance ? C’est là que la « détresse psychologique » pointe son nez. Sous cette appellation, J. Holland, grande pionnière de la psycho-oncologie, définit le « champ des sentiments et des émotions exprimés par des individus atteints de cancer et confrontés à des problèmes personnels et associés à la maladie » (16). Elle en établit un continuum de sévérité, en fonction des symptômes qui excèdent la détresse dite « normale » et qui vont des peurs posées comme « légitimes » aux symptômes de stress majeur et aux entités purement psychopathologiques formant les entités du DSM-IV. On serait tenté de postuler que la gradation de ces niveaux relèverait plus d’un présupposé gestionnaire voire économique : en effet, les catégories diagnostiques les plus sévères seraient seules justiciables d’une évaluation et/ou d’une intervention thérapeutique d’un professionnel de la santé mentale. Aux médecins non spécialistes, infirmières, voire travailleurs sociaux, seraient alors confiés les autres patients. Le rôle prépondérant des médecins généralistes de ville, en tant que prescripteurs majoritaires d’antidépresseurs et dans la prise en charge des épisodes dépressifs, est connu – ils prescrivent essentiellement des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS, 85,6 % des prescriptions) à des posologies très majoritairement conformes à celles indiquées par le Vidal. Moins reconnue est leur surdiagnostic de l’EDM (épisode dépressif majeur), qui contribue à une augmentation non justifiée des prescriptions d’antidépresseurs alors que dans le même temps, une partie importante des patients souffrant réellement d’un EDM n’est pas prise en charge. Ainsi, une étude récente a montré que 62,1 % des diagnostics d’EDM établis par les médecins de ville n’étaient pas confirmés et qu’à l’inverse, ils n’identifiaient pas 30,6 % des cas probables d’EDM… Les médecins généralistes avaient d’ailleurs formulé une demande massive de formation, qui traduisait bien leurs difficultés à détecter et traiter la maladie dépressive (26). N’oublions pas aussi que certains patients atteints de cancer peuvent être réticents à admettre leurs affects dépressifs, particulièrement quand les valeurs de courage, de lutte et de pensée positive sont mises en avant (11). Et ne taisons pas non plus ce simple fait que la prescription de psychotropes, ici d’antidépresseurs, ferait gagner du temps au praticien, lui permettant d’écourter la durée de la consultation ; cette perspective témoigne à la fois d’une exigence de rentabilité professionnelle qui n’est d’ailleurs pas que de productivité économique (voir plus de patients pour gagner plus) mais aussi de gestion (voir plus de patients parce qu’il y en a plus). Elle obéit en outre à des injonctions à la fois sociales et plus personnelles, en tant que procédé de neutralisation, voire d’évitement (la prescription abrège l’exposé du roman de sa maladie par le malade, sans pour autant qu’il ne soit reconnu puisque la « ressource » pharmaceutique délivrée entérine bien sa plainte, en la naturalisant et en l’objectivant), mais aussi de socialisation et de normalisation de la plainte (puisque la réponse pharmaceutique est aujourd’hui admise comme constitutive d’une réponse sociale au malheur intime) (21). Mais ce malheur intime appelle-t-il vraiment ce type exclusif de réponse médicamenteuse ? Cet événement-cancer ne peut-il aussi se penser, en lien avec ce qui fait histoire pour ce sujet ? Depuis sa naissance, voire même avant, l’Homme est le lieu d’événements psychiques incessants. Certains rythment sa vie quotidienne,
« Il pleure tout le temps » 47 mais d’autres constituent des épreuves marquantes, pouvant faire pencher sa trajectoire existentielle, façonnant parfois d’incontestables traumatismes. Ils exigent d’être pensés en articulation, autant avec la dynamique de l’inconscient qu’avec les structures cliniques – c’est-à-dire avec ce qui permet à un sujet de se constituer comme tel. Le projet de Freud et de ses héritiers visait à éclairer la souffrance du patient en la réinscrivant dans son histoire propre, comme dans les structures qui en déterminent la forme. La prise en compte du psychisme inconscient et de l’amarrage de l’humain dans le langage permet seule la reconnaissance du sujet, qui n’apparaît plus alors comme la marionnette d’un destin factuel – serait-ce le cancer – mais comme le fruit d’une histoire complexe, transgénérationnelle et toujours en mouvement. Pour le dire autrement et plus radicalement, l’événementcancer ne produit jamais le même effet, ne prend jamais le même sens, n’est jamais vécu avec les mêmes émotions, représentations, ne se conclut jamais sur le même mode, d’un sujet à l’autre. Et ce même si quelques invariants président à son destin, en lien direct avec la séméiologie de la maladie – début souvent silencieux, traitements souvent invasifs, effets secondaires importants (fatigue et douleur en seraient les deux vertex), incertitude quant aux résultats définitifs, suivi au long cours… Plus encore, toute maladie cancéreuse a son histoire qui appartient en propre à celui qui en souffre : la maladie du malade (7) n’a ainsi que peu de choses à voir avec la maladie du médecin. Rappelons-le sans trêve, ce roman-là n’est pas d’un abord pragmatique et aucune évaluation, aucune cotation d’échelle – seraitce la classique HADS (27) - n’est à même de le dire : jamais l’humain ne se délivre de sa subjectivité. Il en est pourtant aujourd’hui qui continuent d’affirmer que « l’approche biomédicale nous amène à considérer la dépression comme une entité nosologique indépendante de la personnalité » (25). Il me souvient qu’un temps, on assurait encore qu’un malade était guéri de sa maladie, alors même qu’il mourrait de telles ou telles complications qu’elle avait induites. Comment peut-on faire l’économie du sujet et ne considérer que « sa dépression » ? Se situerait-elle hors de lui ? En quel espace occulte et qui ne le concernerait pas en propre, lui, son corps, son psychisme, son histoire, ses représentations ; en bref traiter la dépression sans prendre en compte le sujet qui en souffre, cela peut-il se penser ? Et prendre en compte le sujet, ce n’est pas le responsabiliser, faire en sorte qu’il « s’approprie sa maladie », qu’il consente de manière fort éclairée à ce qu’il vit, ce n’est pas l’éduquer, le coacher. Prendre en compte le sujet, c’est participer avec lui, au plus près, à ce véritable travail de mémoire – on pourrait dire de « relecture » de sa vie, de « revisite » de son passé. Tous les malades du cancer convoquent leurs souvenirs, bons ou mauvais : certains révèlent des blessures et des cicatrices de leur vie passée, certains sont des poids dont il est bien difficile de se libérer, certains les aident à vivre et à espérer. Mais au total, tous sont porteurs d’enseignements. Le cancer est une vraie invite à penser, tous les malades sont assignés en ce lieu des secrets du cœur et de l’esprit. Et ce faisant, ils s’engagent dans un vrai travail psychique, spirituel, un travail de mémoire, de lien – relier les événements marquants de sa vie – une vraie position d’écoute de soi, une plongée dans l’intime de soi. Ce travail est à coup sûr dépressiogène, riche d’affects : pendant que le corps agressé du malade se défend, physi-
48 Les souffrances psychologiques des malades du cancer quement, aidé par les traitements, l’esprit, forcément troublé, se transforme en base logistique, en un centre de réflexion quasi permanente, en QG psychique qui doit traiter toutes ces questions invitées par la maladie, et plus encore trouver des réponses permettant de continuer, de faire front, de résister. Les besoins psychoaffectifs du malade sont alors considérables. Entendons par là le besoin de reconnaissance en tant que personne humaine vivante et non comme « malade du cancer », le besoin de présence, le besoin de comprendre, le besoin de partager, le besoin de redonner une perspective nouvelle à sa vie, le besoin de continuité, d’être en paix avec soi et les autres, le besoin de penser, de prendre du temps, d’avoir du temps. Le cancer génère une véritable gêne dans notre société que l’on dit postmoderne, libérale et avancée. Ici c’est bien la gestion de sa petite entreprise personnelle qui importe : comment être le plus performant dans la vie, la société, la famille, le travail, témoigner de ses compétences, favoriser l’accomplissement de soi et la réalisation de son développement personnel ? Comment faire face à la maladie ? Quel combat mener ? Comment ne pas être affecté quand la maladie vous exproprie de tout, du monde du travail, de la cité, de votre famille et même de votre corps propre ? Comment ne pas prendre en compte cette dimension psycho-sociale et spirituelle des soins ? Il convient aussi résolument de mettre à mal ces bien-entendus formels qui unissent ces deux pathologies, dépression et cancer. Au fond : n’est-il pas, entendons-nous si souvent, normal d’être déprimé lorsque l’on a un cancer ? Cette assurance ne serait-elle d’ailleurs pas liée à la possible confusion entre les symptômes de la dépression et les symptômes de la maladie cancéreuse : ainsi, diminution de poids et d’appétit, insomnie, fatigue et difficulté à se concentrer relèvent-ils d’un syndrome dépressif ou de ce « sickness syndrome », spécifique à la maladie cancéreuse et à certaines maladies chroniques ? La symptomatologie dépressive de ce malade est-elle liée à des facteurs organiques – la tumeur elle-même, si cérébrale, ou une métastase, un envahissement méningé ou encore un dysfonctionnement hormonal, un trouble métabolique ou hydro-électrolytique ? Est-elle induite par tel ou tel médicament, potentiellement iatrogène – les corticoïdes, les interférons et interleukines, le méthotrexate, le tamoxifène, certains antalgiques à doses élevées, notamment les morphiniques et dérivés pouvant être incriminés ? Le diagnostic de dépression chez un malade du cancer est bien moins aisé à faire qu’il n’y paraît. Il est déjà si complexe à établir chez un sujet indemne de cette maladie ! Ce qui n’empêche pas d’assister en France et dans la plupart des pays occidentaux développés à une véritable surprescription d’antidépresseurs – pour mémoire, nous sommes les champions d’Europe de la consommation d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. Confrontés à la crise existentielle majeure que vivent les malades, ce mal-être et cette plainte qu’ils expriment au quotidien dans leurs interrogations anxieuses sur la vie et leur avenir, comment réagir ? Quelle écoute leur apporter, quelle aide leur procurer, comment être au plus près de leurs attentes, de leurs besoins, comment organiser des soins de qualité, attentifs, exigeants ? Si la consommation des antidépresseurs est extrêmement répandue – c’en est devenu un fait ordinaire en cancérologie – c’est bien parce que le recours conjecturel à ces médicaments assurent leur légitimité, non pas tant d’un diagnostic averti et
« Il pleure tout le temps » 49 scrupuleux, mais de la contrainte « naturelle » que la maladie cancéreuse semble exercer sur le sujet, et plus encore sur les soignants et tout le corps social. Le cancer mobilise tant de représentations, convoque tant d’affects et d’émotions que nous en avons tous construit une image terrifiante, à tenir au plus loin de nous. Soignants, nous sommes persuadés, par identification, que nos patients ne peuvent que souffrir psychiquement, infiniment, de cette maladie. Mais nous savons tous que les expériences difficiles de la vie ne conduisent qu’exceptionnellement à une dépression installée. On peut alors y voir davantage dans cette assurance des potentialités dépressives de la maladie cancéreuse : l’énonciation de la considération qu’une société, un système de santé accordent un statut particulier au malade du cancer, celui de victime. L’individu est bien victime de cet événement, la maladie cancéreuse, et sa situation relève dès lors d’une intervention sociale au regard de quelques-uns des nouveaux postulats de notre modernité : – une nouvelle exigence de santé mentale s’est diffusée dans la population. Le cancer constitue pour le moins une atteinte à cet « état de complet bien-être physique, mental et social » qui définit, pour l’OMS, et depuis 1946, la santé. Il convient donc d’y porter recours et c’est une obligation de la société que d’« offrir » ce type de ressource aux malades. La mesure 42 du plan cancer ne prévoyait-elle pas, dès 2003, d’« accroître la possibilité de recours pour le patient à des consultations psycho-oncologiques de soutien » ? – Le champ de la souffrance psychique s’est progressivement détaché du socle de la psychiatrie et des représentations de la folie classique (15). La dépression participe de ce mouvement, perdant ses références historiques à la mélancolie et à la psychose pour n’être appréhendée que comme un trouble de l’adaptation, une entité nosologique indépendante de la personnalité. En ce sens, la biologie des dérèglements de l’humeur tend à naturaliser l’origine du malêtre, disculpant tant le patient que ses conditions sociales. Du coup, à la demande croissante des malades, soutenue par une politique commerciale très active des compagnies pharmaceutiques, les prescriptions d’antidépresseurs – en particulier les ISRS, nouveaux produits dépourvus d’effets secondaires majeurs, dont le célèbre Prozac® (Fluoxétine) lancé dans les années 80 – se sont envolées. – Du 11 septembre au tsunami, en passant par les sans-abris, et ici les malades du cancer, jamais le souci à l’égard des victimes ne se sera autant exprimé en un « consensus compassionnel », suspect s’il en est. Notre monde qui n’a jamais semblé aussi inégalitaire, individualiste et cruel se préoccupe tant de ces victimes qui, autrefois, avaient honte de leur condition et dont la reconnaissance de statut est devenue, aujourd’hui, un enjeu individuel et social (12). Loin de nous l’idée, révisionniste s’il en est, de disqualifier l’expérience sensible, émotionnelle, psychique des malades du cancer. Nous l’avons rappelé plus haut et par ailleurs (5), longuement et avec force. Redisons ici, même si cela va de soi, qu’il ne s’agit pas de nier les souffrances des malades du cancer, que celles-ci soient psychologiques ou physiques. Toutefois, il importe de comprendre comment notre modernité reconfigure notre conscience sociale, nos pratiques soignantes, voire le
50 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
Le patient a des troubles dépressifs, une maladie générale coexistante et n’a pas de traitement pour celle-ci
Le patient a des troubles dépressifs, une maladie générale coexistante et un traitement de celle-ci
Non Les médicaments peuvent-ils être en cause
La maladie peut-être cause de la dépression
Oui (peut-être)
Oui (peut-être)
Changer de traitement Oui
Optimiser le traitement Non
La dépression est-elle encore présente La dépression est-elle encore présente ? Non
Oui Non Stop
Traiter la dépression
Stop
Nota : Dans certaines circonstances (symptomes sévères, menace vitale), le traitement de la dépression doit être commencé immédiatement.
Fig. 1 – Relations entre les troubles dépressifs et les pathologies somatiques associées (adapté de l’AHCPR, 1993 [1]).
fonctionnement même de nos institutions de soins. Raymond Aron rappelait que : « Nous, que la misère des hommes n’empêche pas de vivre, qu’elle ne nous empêche pas du moins de penser. Ne nous croyons pas tenus de déraisonner pour témoigner de nos bons sentiments. (3) ». À cette misère des Hommes, on l’aura bien compris, nous devons répondre. À la question du médecin évoquée en prologue, du type d’antidépresseurs promu pour ce patient de 46 ans, porteur d’un cancer du cardia, en pleurs, j’étais sommé de répondre. Je le recevrai, en entretien, je prendrai le temps de l’écouter, de parler avec lui, de feuilleter le grand livre de sa vie. Peut-être qu’au décours de cette première
« Il pleure tout le temps » 51 rencontre, d’autres suivront. Peut-être pas. Peut-être que je lui prescrirai, avec son accord, un traitement, mais sera-t-il anxiolytique ou antidépresseur, je ne le sais à cette heure. Peut-être repartira-t-il vers d’autres confrères, d’autres réponses, qui le satisferont davantage, qui lui correspondront mieux. Dans le domaine qui nous intéresse, il en est comme pour la dépression en général : il semblerait que les études démontrant leur efficacité soient surtout disponibles avec les thérapies cognitives ou comportementales. Le consensus concernant l’utilité et la pertinence d’une approche psychodynamique est de moins en moins bien établi. Nous voudrions pourtant en rappeler un seul élément qui nous apparaît de nature heuristique : les pratiques et élaborations psychanalytiques « n’ont de sens que dans les questions ouvertes, toujours circonstancielles, déterminées cliniquement, qu’elles permettent de poser. Jamais dans des énoncés affirmatifs, déclaratifs, universels ou particuliers qui soient des réponses » (8). À la question de ce médecin, ma réponse ne saurait s’énoncer simplement. Témoignage de ce simple fait que penser l’Humain est d’une extravagante complexité.
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« Il continue à boire, à fumer… » P. Cannone
« Une parfaite contradiction est aussi mystérieuse pour les sages que pour les fous. » Goethe JW1 « C’est fou de continuer de fumer dans son état, il ne voit pas comme il est… » ; « maintenant il peut continuer la bière et le vin, c’est trop tard… » ; « il fait quoi comme profession, cuisinier, ça ne m’étonne pas… » ; « il dit qu’il a arrêté l’alcool depuis le diagnostic, mais quand je l’ai rencontré, il était bien imbibé… » ; « s’il ne veut pas se soigner, c’est son problème… quel gâchis ! » ; « Je n’arrive pas à les comprendre, nous on les soigne et eux, ils se détruisent, à quoi ça sert ! » ; « les patients ORL, ils sont différents des autres, ils sont tellement attachants… » ; « personne n’en veut de ces patients alcoolo-tabagiques ; d’ailleurs, il n’existe que très peu d’essais cliniques…, ils sont si fragiles et leurs histoires sont très souvent chaotiques… ». Ce sont des paroles de souffrance énoncées par des soignants. « Je m’en fous, de toute façon je vais crever, ouais, alors peut-être que ça ira plus vite… c’est pas plus mauvais que ce qu’ils m’injectent dans les veines… au moins ça, ça me calme… ce que je voudrais, c’est avoir de l’argent, ouais, pour avoir une maison dans un très grand jardin, personne autour, toute clôturée avec des chiens pour monter la garde, le premier qui s’approche sans prévenir, je sors le fusil… puis je construirai un hôpital, je serai le boss, un hôpital pour guérir, et si quelqu’un du personnel fait un pas de travers, c’est la porte, viré de suite, et ouais, avec moi, on discute pas… » Roma.
« J’ai le droit de fumer ma cigarette, ils ne disent rien, mon mélanome n’est pas lié à ça… J’ai vu les médecins, ils m’ont fait peur, ils avaient l’air dépité avec des gueules d’enterrement, ils me mettent mal à l’aise, j’ai décidé de voir uniquement le chef de service car les autres ne comprennent rien, il vaut mieux s’adresser à Dieu plutôt qu’à ses saints, y en a une qui m’a dit que j’allais mourir, ce n’est qu’une interne… » Caroline. 1. Goethe JW (1996) Faust. Maxi-Poches, Paris, p. 98.
54 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
« J’en ai marre, ça fait des mois que je suis là, j’en peux plus… hier j’ai eu très peur, je m’étouffais, c’est la tumeur dans ma gorge… j’écris tous les jours un journal de bord pour mes filles en Corse… J’ai repris la cigarette, oui, par la trachéo ça passe, je me mets à la fenêtre, personne ne me dit rien, je dois juste faire attention avec l’oxygène, quelle vie !… je suis devenue toute maigre, je suis tellement fatiguée… » Manuelle. Ce sont des paroles de souffrance énoncées par des soignés en entretiens cliniques.
Quel étrange sentiment de penser soigner alors que le patient continue à boire, à fumer sous chimiothérapie dans un service d’oncologie médicale ? À cela peut-on ajouter : mais se soigner de quoi, de ma tumeur ou de mon malheur, et par quoi, les nausées ou l’ébriété ? Se faire mourir de nos jours en état d’ivresse, une clope coincée par l’orifice de trachéotomie, est-ce une mort indigne et non recevable ? Dans quelle mesure pouvons-nous adapter nos pratiques, nos valeurs au regard de la loi et de la règle avec compassion ? Nos systèmes de soins fonctionnent selon des modalités d’intervention, pourvues d’une organisation interne que les patients devront faire leur. Comment alors adapter le cadre institutionnel lorsque le patient enfreint certaines limites ? Est-ce le patient qui doit changer ou les acteurs de soins ? Et pourquoi ? Au nom d’une thérapeutique, pour une guérison incertaine, pour une hygiène de vie, pour tendre vers un idéal, pour coller à une image, une représentation…, il continue à boire et à fumer. Tant de questions se bousculent au portail de nos consciences, face à ceux sur lesquels le jugement et l’opprobre sont si aisés à porter. On peut lire sur les murs « Hôpital sans tabac », on peut entendre à partir de « l’interrogatoire » clinique la consommation d’alcool « avouée » dans une perspective d’objectivation, et à la fois on peut tolérer quelques cigarettes et même servir du vin à table. Cette tolérance, dans ce contexte d’interdiction ou de tentative de rupture d’un comportement certifié incompatible avec un processus de soins, est admise selon certains critères. Mon propos ici ne relate pas une psychopathologie des addictions vers une tentative d’explication d’un comportement, mais questionne les répercussions et les difficultés rencontrées par le corps soignant. Il s’agit de repérer certains points d’ancrage qui fondent une éthique du soin pour la mettre en tension à partir de rencontres cliniques qui, nous le verrons, modifient considérablement la prise en charge thérapeutique, son regard sur l’humain. Il me faut également préciser, pour des raisons de lisibilité, que « boire » est associé à l’alcool, quelle que soit la classification du spiritueux, et « fumer » au tabac. Le dénominateur commun de ces comportements est la dépendance, somatique et/ou psychologique, autour d’une diversité de pratiques, de mode de contact, d’effets éprouvés et recherchés. Ces comportements sont abordés à un même niveau d’analyse, à savoir les enjeux liés à la persistance d’une conduite en rupture avec un certain idéal du soin.
« Il continue à boire, à fumer… » 55
S’arrêter ou continuer : une liberté sous condition Quel rapport le sujet entretient-il avec l’alcool ou le tabac en cancérologie ? Le bon sens ou la logique de santé, diraient certains, serait l’arrêt immédiat de ce qui est nocif pour son corps et incompatible avec les thérapeutiques. C’est d’ailleurs ce que préconisent les soignants par une certaine « conduite à tenir », à savoir une diminution progressive pour un arrêt de la consommation. C’est ce que l’on nomme l’abstinence ou le sevrage. Le choc de l’annonce diagnostique de cancer peut se révéler être l’opportunité de devenir abstinent et s’inscrire comme un changement de cap, une nouvelle page à tourner et à écrire. Pour certains persisteront des arrêts suivis de « rechutes » dans une myriade alcoolique ou tabagique. Dans cette situation, le sentiment d’échec et de culpabilité devient toujours plus grandissant. D’autres, en dépit des injonctions médicales et environnementales, continuent à boire, à fumer, « en toute conscience » des effets nocifs d’un tel comportement. C’est dans ce contexte que les soignants sont invités à poser des actes à la juste mesure d’une réflexion éthique. Comment entendre une demande d’alcool ou de tabac ? Dans quelle autorité nous plaçons-nous pour autoriser ou interdire ? Caroline était autorisée à fumer dans sa chambre, le drame qu’elle vivait le lui permettait. Ces quelques cigarettes résonnaient comme les dernières volontés d’un condamné à mort avant son exécution. Son jeune âge, l’injustice et l’impuissance éprouvées par tous faisaient éclater la plupart des limites et règles institutionnelles. Dans une tentative d’emprise et de maîtrise, elle voulut décider de l’organisation de ses soins et même du choix des soignants pour les lui donner. Manuelle, après des mois d’hospitalisation et une évolution continue de la maladie, eut recours à la cigarette qu’elle fumait par la trachéotomie. Forme de destruction, d’échappatoire, d’identité ? L’équipe de soins se chargea de donner du sens alors qu’elle ne comprenait pas vraiment cette reprise du tabac, en disant : « c’est comme ça ». On autorisa un jour Antoine à « boire » du pastis, non pas par la bouche mais par sa sonde de gastrostomie. Il ressentait les effets et même le goût par digestion nous disait-il peu de temps avant sa mort. Toutes ces situations limites montrent bien que la proximité de la mort et la perte d’autonomie tendent à assouplir les règles institutionnelles. Cela ne signifie pas une soumission et un accès total des soignants au désir ou demande des patients car il est nécessaire dans un même temps de préserver des repères afin de continuer à penser et s’inscrire dans le monde. Maintenir des repères participe à la cohésion d’une équipe de soin et permet surtout de diminuer le sentiment de perdition fréquemment éprouvé par les patients en oncologie.
Mais qui sont-ils ? Des hommes et des femmes, issus de tous les milieux sociaux, dont l’histoire, souvent chaotique, nous donne à entendre la détresse. Il n’y a pas d’alcoolo-tabagique heureux sans souffrance. Qu’il s’agisse de la douleur d’être ou du sentiment de vide intérieur, la souffrance psychique est toujours présente. Comme le disait un médecin du service : « lorsqu’on prend le temps d’écouter leur vie, leurs parcours,
56 Les souffrances psychologiques des malades du cancer tous ont connu de grandes difficultés familiales, personnelles, ou avec la société… En tout cas ils vivent ce qu’on ne souhaiterait pas pour nos proches ». Lorsque ces patients se risquent à la parole, nous sommes tenus de considérer la place que l’alcool ou le tabac prend dans leurs histoires personnelles afin de déterminer l’investissement qu’ils en font : antalgique, béquille, « pousse à mourir » ou signe d’identité. Reconnaître le rapport qu’entretient le sujet avec le produit permet aux soignants d’adapter la prise en charge. Poser la question « qui sont-ils ? » renvoie à « qui sommes-nous ? ». Ces sujets portent en eux quelque chose de l’ordre de l’échec dans le regard des autres. Les soignants comme la cellule familiale, dans ce regard, peuvent être confrontés à ce même « mal-être » : échec et impuissance.
Les mots des proches… Ces patients sont souvent isolés, renfermés sur eux-mêmes, pas très bavards. La longue descente dans l’enclave alcoolo-tabagique est faite de rupture familiale et d’un processus de désocialisation. Pour ceux qui ont réussi à « préserver » une unité familiale, le rôle et les mots des proches restent essentiels. « Dites-moi ce que je dois faire pour qu’il arrête, il fume même la nuit. On fait chambre à part car je supporte plus cette odeur, mais j’ai peur qu’il mette le feu avec tous ses mégots… Je vous raconte pas les apéros, maintenant il met de la menthe, ça passe mieux… pourtant le docteur lui a dit, mais il s’en fout et m’envoie promener quand je dis qu’il faut qu’il arrête… Je sais qu’il ne faut pas que je lui en parle, mais c’est plus fort que moi… Je comprends aussi que c’est pas facile, qu’il a ses raisons, mais ça me fait mal, il se détruit sous mes yeux et je ne peux rien faire ; vous savez je suis une vielle dame maintenant, je ne sais pas ce que je ferais sans lui, j’ai peur de me retrouver seule car il est gentil quand même, attentionné… » disait Marthe, fatiguée de supporter cette situation. On ne peut pas aider l’autre à son insu, d’ailleurs, les centres d’alcoologie connaissent bien ce problème, à savoir le désir d’arrêter, la volonté et le soutien pour le faire. Il faut souvent un long parcours avec le produit et plusieurs tentatives avant de devenir abstinent. L’épuisement et l’usure des proches sont à l’image de la place et du lien féroce entretenu avec l’objet toxique. Certains perdront tout, même la vie.
Comment l’aider s’il ne m’écoute pas ? Il n’écoute pas ce que je lui dis, mais puis-je entendre ce que lui me dit ? Ni le médecin, ni la famille, ni le psychologue ne peuvent imposer un changement de comportement si le patient en a décidé autrement. Le recours à l’autorité, au chantage affectif, à la menace ou un semblant d’indifférence montrent bien la détresse de chacun. Le patient connaît les effets nocifs du tabac, c’est écrit en toutes lettres sur les paquets « fumer tue, fumer entraîne une mort lente et douloureuse… ». Il a dû éprouver les effets du manque alcoolique, d’ailleurs l’entourage et la société rappellent la modération ou l’abstinence. « Il s’est descendu une bouteille de whisky, je suis obligée de cacher les bouteilles, tout est prétexte pour boire…, je vais le quitter, je
« Il continue à boire, à fumer… » 57 n’en peux plus… » disait Lina. « Je buvais car la pression au boulot était insoutenable, ils m’ont mis dans un placard, j’ai résisté jusqu’à craquer… Je buvais même au travail, ils m’ont finalement viré… » Camille. L’alcool, comme le tabac, peut s’avérer un médicament pour un temps dont les posologies ne sont pas respectées. Cela peut nous faire penser à la chimiothérapie, au sens où ce qui est susceptible de me guérir me détruit en même temps. C’est peut-être là tout le paradoxe de ces problématiques alcoolo-tabagiques, qui s’inscrivent dans des répercussions à long terme. Alors qu’un surdosage morphinique est suivi d’une injection de Narcan®, que pourrait être « l’antidote » à l’alcool ou au tabac ? Dans nos unités de soins, nous pouvons créer un dispositif pour accueillir la parole de nos patients, même si cette parole est bien souvent difficile à exprimer. La culpabilité et la honte éprouvées par le patient et sa famille sont un frein pour parler de sa souffrance, mais, nous, soignants, sans jugement ni préjugés, devons construire une relation sécurisante et rassurante. Cela n’est pas si facile car nous sommes tenus d’identifier nos désirs pour l’autre, de reconnaître les sentiments qui nous animent en sa présence. Lorsque je désire pour mon patient, je désire à sa place, mais je ne suis pas lui. C’est, en quelque sorte, une négation de mon patient que je ne peux voir tel qu’il est. À bien des moments, on refuse de le reconnaître, d’assumer notre propre impuissance. Qui n’a pas vécu ce sentiment fort de vouloir sauver son patient de son malheur alors que sa vérité était ailleurs ?
L’art de soigner Certains mots en cancérologie déstabilisent une équipe avant même parfois la rencontre avec le patient. « Psychiatrie, déviance, détenu, perversion… » font écho comme l’ombre d’une situation anxiogène qui nécessite une attitude de méfiance et ouvre surtout à des scénarios fantasmatiques. « Il a pris vingt ans de détention, qu’at-il fait ? », « Elle est psychiatrique, elle hurle toute la journée, il faut la faire taire », « Elle essaie de nous monter les unes contre les autres, elle veut nous manipuler », « Il boit, il est sale, c’est honteux ». Ce sont des situations où l’on éprouve la peur, l’angoisse, le mal-être, la mise à l’écart, la moquerie, la colère et parfois la panique. Qui n’a pas ressenti de tels sentiments face à celui ou celle qui nous semble si différent de nous ? Les patients alcoolo-tabagiques font partie de ces patients qui peuvent bousculer les pratiques de soins. Ils ne peuvent souvent plus s’alimenter normalement en raison de la radiothérapie qui provoque des brûlures, ou de la localisation de la tumeur, mais l’alcool et le tabac, boire et fumer, le liquide et le souffle, eux, passent toujours. La trachéotomie et la gastrostomie ne sont pas des freins à ces consommations. Cela empêche souvent de parler, mais pas de continuer. « Dans ma famille, j’ai toujours vu de l’alcool, on faisait souvent la fête en Afrique… Enfant, on s’amusait à boire des coups pour de faux, et puis on était une bande d’amis, on buvait régulièrement, avec mon mari… pour moi, l’alcool n’a jamais été un problème, maintenant malade, je ne dors plus la nuit, je me couche vers 4, 5 heures du matin, je regarde la télé, je vais sur Internet, puis quand je suis trop mal, je bois du vin dans la cuisine en cachette. Mon mari le sait, mais il ferme
58 Les souffrances psychologiques des malades du cancer les yeux. Dans tout ça, ce qui m’angoisse, c’est cette relation impossible entre ma mère et ma sœur, j’essaie de calmer le jeu, mais en ce moment, c’est pire que tout, elles ne se parlent plus du tout… Ma santé est fragile, je voudrais recoller les morceaux, je n’ai pas la force ou le courage de leur parler, je vais écrire à ma sœur pour lui dire d’abord que je l’aime, que j’ai été jalouse d’elle, qu’elle a eu ce que je n’ai jamais eu, un enfant ; que pour moi j’ai pardonné, qu’elle puisse s’occuper de maman… » Marthe. Ce qui était important pour elle dans cette période de la maladie, n’était pas la question de l’alcool, mais bien celle de la relation avec sa sœur et sa mère. L’alcool était une préoccupation pour les soignants. Ces patients, en entretien clinique, nous parlent de leur histoire, des liens qui les ont construits, des ruptures durement éprouvées, de leurs blessures et de leurs attachements. L’alcool ou le tabac ne prennent jamais une grande place dans leurs discours car peut-être que ce qui est important pour ceux qui continuent à boire, à fumer, est ailleurs. On parle souvent de ces patients en termes d’état limite, avec des comportements à risque. Le risque est peut-être simplement le fait de parler de soi, de sa souffrance, de sa douce descente dans le labyrinthe de l’euphorie, de l’oubli et du placard noir de la mécompréhension. Leur histoire de vie précipite à un respect, qui incombe à chaque soignant de préserver. Le soin psychique prend toute sa place dans le temps de la maladie et la proximité de la mort tend à assouplir les règles institutionnelles. L’enjeu du soin est à redéfinir, une fois de plus. N’oublions pas que dans ces unités d’oncologie médicale, certains soignants continuent de boire et de fumer, alors qu’ils sont confrontés à la souffrance de l’autre, au danger qui guette un tel comportement. Pourtant, ils continuent…
« Il est agressif » S. Sicard
Monsieur D. est hospitalisé en gastro-entérologie pour un cancer du pancréas, à 54 ans. Je vais à sa rencontre à la demande de l’équipe qui me rapporte un comportement agressif. Je frappe et marque une pause puis j’entends un « oui » agacé m’invitant à entrer. Monsieur D. expose un corps décharné dans le lit défait, les draps sont repoussés aux pieds du lit, laissant apercevoir les pansements. Il accepte la rencontre et me dit de prendre une chaise, agacé que je sois restée debout. L’image fait violence, et pour m’approcher de lui, il faut enlever la bassine d’urine posée sur la chaise, supporter l’odeur désagréable, me frayer un chemin en déplaçant la table. Lui m’attend, présent dans son regard. Sur un ton agressif, il commence à se plaindre de l’hôpital, de la chambre, des infirmières, des traitements. Il me montre ce pansement qui coule parce que personne ne lui refait. Il a beau appeler me dit-il, « elles s’en foutent ». « On » ne fait rien pour lui. J’accueille sa colère, notre lien est encore fragile, attaqué par l’agressivité. Nous nous quittons sur ce premier contact, il accepte que je revienne. Monsieur D. m’invite toujours à m’asseoir à ses côtés. La plainte agressive constitue le premier mode de contact, puis elle se répète en boucle. Le regard est fuyant, il soupire… Temps de contact accompagné de cette colère, seul moyen, à ce moment-là, d’exprimer sa souffrance. Progressivement, avec prudence, monsieur D. va se laisser aller à la tristesse, à la rencontre de l’enfant en détresse qu’il a été, l’enfant victime d’un environnement violent envers lequel il n’a pu se rebeller. Une partie de lui échappe à la souffrance lorsqu’il raconte son métier d’ébéniste, évoquant en détail la beauté des meubles qu’il a créés, cette réussite personnelle. Alors il commence à se vivre autrement que dans la colère, et nous nous rencontrons autrement, dans un lien de sécurité.
60 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Ce fragment clinique rend compte de toute la difficulté d’établir une relation de confiance avec une personne qui se retranche derrière son agressivité. Mais avant de centrer notre attention sur celui que l’on soigne, un petit détour par soi s’impose. Pour saisir le phénomène, prenons conscience de notre propre agressivité en nous posant ces trois questions. Quand émerge-t-elle ? Sous quelle forme ? À quoi vient-elle répondre ? Elle peut être réactive et aller jusqu’à la violence envers l’autre, ou parfois se retourner contre soi. Elle nous protège parfois d’un environnement qui empiète sur notre espace ou sur nos valeurs. Ou bien elle nous permet de nous affirmer, d’avancer dans un projet et ainsi, elle peut se mêler à la créativité et engendrer les plus belles œuvres. À moins qu’elle ne se cache derrière le masque de l’extrême dévouement, ou derrière des comportements obséquieux. Alors la pulsion se retourne en son contraire, vers un comportement socialement acceptable. Car la culture, avec ses codes et ses rituels de politesse, ne permet-elle pas de canaliser cette tension agressive ? Qu’elle soit saine ou destructrice, l’agressivité fait partie de la nature humaine et nous allons tenter de l’identifier et de mieux comprendre ce qui se joue dans la relation au patient hospitalisé.
Qu’est-ce que l’agressivité ? Étymologiquement, le mot vient de l’expression latine ad-gressere, signifiant aller vers. L’expression indique donc une recherche de contact, ainsi l’agressivité est un acte fondamentalement relationnel. Le Petit Larousse définit l’agressivité comme le caractère agressif (qui manifeste de l’hostilité). La psychanalyse y voit un ensemble de « tendances qui s’actualisent dans des conduites visant à nuire à autrui » (1). Des travaux ont évoqué une forme positive de l’agressivité, permettant une certaine adaptation à l’environnement. Perls (2) lui a donné une place importante dans l’évolution de la personne : pour lui, vivre et croître dans l’environnement nécessite de l’agresser pour pouvoir s’en nourrir. Il donne la métaphore de la nourriture : pour s’alimenter, l’homme doit agresser l’aliment, c’est-à-dire le mordre, le mâcher, afin de prendre les substances nécessaires à sa croissance. Ginger (3) précise qu’elle permet d’être reconnu, d’exister (de ex-sistere, « se placer à l’extérieur »), de s’affirmer dans l’espace et dans le temps : prendre sa place et son temps d’expression. Ainsi, l’agressivité positive est une conquête de son environnement, et ne doit pas être confondue avec la violence destructrice. Les travaux des éthologistes, tel Lorenz (4), qui étudient les animaux dans leur milieu naturel, ont amplement confirmé qu’un animal en bonne santé manifestait une telle agressivité, positive et contrôlée. L’agressivité serait un instinct comme tous les autres, nécessaire à la conservation de la vie et de l’espèce. Nous allons voir maintenant comment, dans une situation de danger perçu, en l’occurrence dans l’épreuve de la maladie grave, l’agressivité prend bien souvent une fonction défensive. Et là se situe un enjeu relationnel important entre le patient et le soignant.
« Il est agressif » 61
L’agressivité défensive Généralement, l’agressivité répond à la peur et la frustration, pouvant provenir de sources très diverses : environnement extérieur, organisme, vie inconsciente. Il est donc important de repérer ici le contexte dans lequel elle émerge.
Le contexte : qui est agressé ? Le cancer constitue en lui-même une violence, à travers le vécu corporel, mais aussi les pertes successives qu’il impose au patient : perte de la maîtrise de ses fonctions corporelles, de son autonomie, parfois de sa mobilité, de son rôle social, et beaucoup de ce qui constituait son sentiment d’identité. Ainsi la maladie crée du désordre dans la pensée, dans le vécu corporel, dans ce que l’on connaissait de soi. La vie psychique est bien malmenée ! L’institution, elle aussi, ne peut être totalement pacifiée. Se trouver dans la condition du malade alité, c’est se trouver dans une position de fragilité et de dépendance à l’autre, perçu avec le filtre de ses peurs. L’agressivité de certains soins s’ajoute à cette situation. Ainsi, avant d’aborder la question de l’agressivité du patient, il nous faut bien comprendre que la première agression, c’est celle qu’il vit dans son corps et dans tout son être. Comme si des frontières étaient attaquées, ici, celles de l’intégrité physique et psychique.
S’ajuster, se protéger… Alors, de la même façon que le corps s’ajuste naturellement lorsqu’il est dans une posture inconfortable, la psyché va s’ajuster à ce contexte de changement catastrophique, puiser dans ses ressources, et ainsi mobiliser ses défenses face au danger perçu. Dans le cas de monsieur D., son agressivité semble bien prendre une valeur de protection. De plus, la projection est un mécanisme de défense qui permet de mettre le danger à l’extérieur, et c’est le soignant qui devient persécuteur. Il nous dit bien qu’« on » ne fait rien pour lui. Alors lorsqu’il agresse les soignants et les médecins, contre quoi est-il en colère ? Qu’est-ce qui est projeté sur l’autre ? Pour certains patients, il est plus supportable de se mettre en colère contre un médecin perçu comme incompétent que de reconnaître les limites de la médecine et la perspective de leur propre mort. L’agressivité peut être aussi une tentative de rester en prise avec son environnement ; pour Pillot, elle peut être « une façon d’affirmer la seule puissance qui nous reste, de montrer par nos exigences que nous sommes encore bien vivants » (5). Pour conclure, l’agressivité vient répondre à la violence du vécu interne, et elle est au service de l’intégrité de la personne.
62 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
Au croisement de l’histoire personnelle Allons un peu plus loin… Nous avons évoqué la position passive dans laquelle se trouve le patient alité, limité dans sa mobilité. Cette position passive peut se traduire comme un retour à l’impuissance de l’enfance. Ainsi la maladie, à travers l’état de détresse qu’elle peut éveiller, entre en résonance avec d’autres vécus et vient croiser l’histoire personnelle. Ce passé que l’on ne connaît pas et qui vient parfois se rejouer dans la relation soignant-soigné. Monsieur D. évoque à demi-mot une enfance douloureuse, et il semble ramener dans le service le mode de relation qu’il a principalement connu. Le lien est risqué, source de souffrance : d’où une agressivité qui tient l’autre à distance, et des plaintes interminables vis-à-vis des actes des infirmières. Elles ont beau rationaliser et expliquer les soins, l’inconscient fait son travail le temps qui lui est nécessaire. Il a dû très tôt se protéger de la violence. Aujourd’hui, c’est la violence de la maladie qui le malmène et le rend dépendant d’un environnement qu’il perçoit, avec le filtre de son histoire et de ses représentations, comme hostile.
Les familles Les familles vivent l’épreuve de l’accompagnement, avec son lot de souffrances et de sentiments ambivalents. Car la maladie vient mettre en cause toute l’organisation de la famille, et réinterroger les places de chacun. Nous avons bien souvent croisé ces familles qui viennent avec leur colère, leurs reproches, leur agressivité. Celles qui mettent à rude épreuve notre rôle soignant et notre capacité d’accueil. Il s’agit, là aussi, de repérer la valeur défensive de cette agressivité lorsqu’elle est injustifiée. Par cette agression du soignant, quelque chose est agi dans la rencontre et ne peut, pour l’instant, se dire avec des mots. Ainsi la projection agressive permet d’attribuer à l’autre ses propres affects, car ceux-ci sont insupportables pour le moment. L’équipe devient un bouc émissaire. Parmi ces affects insupportables, il peut y avoir des sentiments d’impuissance et de culpabilité, conscients ou inconscients. Ceux-ci peuvent prendre la forme de revendications incessantes vis-à-vis de l’équipe soignante ou médicale. Parfois, à l’occasion d’un temps d’écoute, les langues se délient, avec les non-dits, et l’agressivité cède la place aux larmes, à la tristesse, au lâcher-prise. À condition que le cadre soit suffisamment sûr pour s’y autoriser.
Quelle réponse ? Nous avons vu comment une part d’inconscient détermine la relation à l’autre. Pas de modèle donc, mais un nécessaire ajustement dans la relation, à chaque instant. Mais ne soyons pas dupes de nos propres mécanismes de défense, il y a de l’humain des deux côtés. Comment réagit-on face à une personne agressive ?
« Il est agressif » 63 Bien des comportements défensifs, légitimes, peuvent se mettre en place. Ainsi monsieur D. pourrait nous pousser à répéter le rejet qu’il a connu dans sa vie. Ce rejet peut être verbalisé, ou il peut être agi (moins de temps consacré à ce patient, évitement de la chambre, fuite). L’agressivité entraîne ainsi une contre-agressivité et, dans cette relation frontale, en miroir, c’est l’escalade.
Quelques repères… – S’apercevoir de l’insécurité profonde qui affecte le patient peut éviter l’escalade vers le conflit. Le soignant n’est pas visé personnellement, mais sert d’écran de projections. – Prendre le temps d’écouter l’autre, d’accueillir ses plaintes, sans l’interrompre, éventuellement reformuler ce que l’on a entendu. – Nommer ce que l’on perçoit de sa colère, la légitimer peut-être dans ce contexte douloureux. C’est aussi lui témoigner que l’on entend sa plainte. – Comprendre et légitimer l’émotion de l’autre n’empêche en rien de rappeler quelques règles si l’agressivité conduit à la violence. – L’agressivité retombera lorsqu’elle ne sera plus nécessaire, quand la personne retrouvera un sentiment de sécurité.
Conclusion Voilà quelques pistes de réflexion autour de l’agressivité, toujours dans un lien avec une conjoncture de vie et de relation à l’autre. Parfois, on voudrait inhiber l’agressivité, la colère, la tristesse… à l’hôpital, dans la société, pour le bon fonctionnement des institutions. Et pourquoi pas anesthésier la souffrance psychique comme on traite une douleur physique ? Et pourtant, les émotions sont là, légitimes, nécessaires, surtout dans l’épreuve que représente le cancer. Les traverser, en conscience, c’est aussi se permettre une ouverture vers une autre étape, vers un changement, et peut-être une certaine adaptation face à la maladie. Certains espaces de parole sont suffisamment sécurisants pour permettre ce cheminement, au rythme du patient ; c’est tout le sens de l’accompagnement. Mais quel travail cela nous impose ! Repérer nos attitudes face à l’autre, c’est aussi l’occasion de prendre un chemin vers soi, vers une meilleure connaissance de soi.
Références 1. Laplanche J, Pontalis JB (1967) Vocabulaire de la psychanalyse. PUF, Paris 2. Perls FS (1947) Le moi, la faim et l’agressivité. Tchou (réédition 1978), Paris 3. Ginger S (1995) La Gestalt, l’art du contact. Marabout (réédition 2004), Bruxelles 4. Lorenz K (1969) L’agression. Flammarion, Paris 5. Pillot J (1999) Aspects psychorelationnels de la fin de vie. Rev Prat 49 : 1057
« Il est angoissé » A. Leussier
« Je l’ai vu arriver avec sa lame Gillette et tchac tchac, il a tranché. J’ai cru que j’allais mourir, j’ai cru qu’il allait m’égorger. C’était un Marocain. Alors j’ai pleuré, pleuré, et crié, pour ne pas mourir. Il disait que c’était bientôt fini, mais il revenait avec sa lame Gillette. » Mina
« Il y a des ombres dans ma chambre… Des gens qui viennent me prendre… Des monstres, des monstres ! J’ai peur, restez encore ! Ils veulent rentrer dans ma tête, ils tournent autour de mon lit, pour m’emmener ! Mais qu’est-ce que c’est ? Je ne peux plus respirer… » Martha
« Je crois que les médecins, ils sont dans le bleu. Ils espèrent que ça va marcher, mais au fond, ils n’ont aucune certitude. Leur ignorance m’angoisse, leur angoisse m’angoisse […] Que me reste-t-il maintenant, y a-t-il encore quelque chose à faire ? […] Je me demande parfois si ça vaut le coup d’être vécu. Oh, des choses qui valaient le coup, j’en ai vécu, avant. Mais maintenant… » Marc
« Mon copain, il était con. Faut être con pour mourir… Vous croyez que je suis con ? […] Vivre estropié, c’est pas possible. C’est horrible. En fauteuil toute sa vie. Là, au moins, dans mon lit, je sais que je vais en sortir. […] Je sais pas si je suis con… Des fois, je me dis que si… Je veux pas. Je veux pas être con […] Dites, vous pouvez rester encore un peu ? Je me sens pas bien, j’ai la pression, là, dans mes poumons. » Gilbert
66 Les souffrances psychologiques des malades du cancer L’oncologie médicale est un lieu paradoxal où les équipes se battent pour préserver la vie, alors même que la mort rode et fait peser sur les patients et sur l’ensemble des intervenants le dur poids du réel. Le souci médical de dépister et de soulager ce que beaucoup nomment « angoisses de mort » m’amène à m’interroger sur la nature de cette angoisse. Dans la littérature psychanalytique, l’angoisse de mort s’apparente à l’angoisse de castration et la mort est considérée comme castration ultime. Cependant, il me semble que ce que vivent les patients que je rencontre, au seuil de la mort, ne relève pas de l’angoisse de castration. Le patient est en situation de maladie potentiellement létale, voire en situation de mort imminente. La mort reste la castration ultime, mais elle est appréhendée à travers toute la souffrance qu’elle peut représenter, tout ce qu’elle relève d’inconnu, d’étrangeté, etc. La zone d’ombres s’éclaire et laisse apercevoir d’inquiétantes perspectives.
L’angoisse du mourir, ou la réactualisation de l’état de détresse primitive De nombreux patients, au seuil de la mort, sombrent dans une sorte d’état de confusion profondément angoissant. Des ombres et des monstres tournent autour des lits, envahissent l’esprit, se tiennent à l’affût. Cela ressemble aux angoisses archaïques éprouvées par les psychotiques, des angoisses d’anéantissement, de destruction, de dévoration… L’archaïcité de ces angoisses est telle que je pense que si l’angoisse de naissance peut constituer le prototype de toute angoisse (1), il est probable que l’angoisse des patients relève de la même archaïcité et résulte de la réactualisation d’une angoisse précoce, d’une angoisse infantile. Les angoisses premières du nourrisson sont décrites comme hilflosigkeit, « état de détresse primitive ». Devant l’horreur du manque, manque du sein duquel dépend sa survie, le nourrisson expérimente l’effroi, qui est une réaction de détresse face à une situation de danger à laquelle il n’était pas préparé. Au contraire de l’effroi, dans les situations de peur, le danger est reconnu ou attendu ; la peur, constitue une première élaboration psychique de l’effroi. L’angoisse, quant à elle, est une nouvelle élaboration de la peur. Le Moi est actif et provoque l’angoisse, tout en évitant la situation de détresse psychique. Le nourrisson, malgré un Moi immature, éprouve l’angoisse de l’absence, du vide, voire du risque de mourir. À peine plongé dans la vie, il connaît ainsi la proximité d’avec la mort, expérience qui semble se réactualiser dans les services d’oncologie, où les pathologies sont à risque létal et où les patients sont parfois hospitalisés en fin de vie. Winnicott (2) théorisera la position maternelle face à l’état de détresse primitive du nourrisson en parlant de « préoccupation maternelle primaire » pour traduire les capacités qu’a la mère de s’identifier à son bébé, de retrouver en elle le bébé qu’elle a été pour comprendre le bébé qu’elle a, afin de subvenir à ses besoins. On peut imaginer que le repérage de cette position maternelle particulière chez le soignant, et en particulier chez les infirmières, pourrait permettre de repérer une position particulière de détresse du patient.
« Il est angoissé » 67 Si l’angoisse que je repère chez les patients n’est pas à proprement dit une angoisse de mort, mais une angoisse du temps du mourir, je propose, dans un parallèle aux théories de Rank (3), dont je ne retiendrai que l’idée de l’angoisse du temps de la naissance, de nommer l’angoisse de ces patients « angoisse du mourir ». En ce qui me concerne, cette angoisse serait spécifique à la maladie potentiellement létale et à l’imminence de la mort.
Régis : une angoisse qui met en échec Les difficultés de la prise en charge de Régis illustrent les conséquences de la réactualisation de cet état de détresse primitive dans les situations d’extrême dépendance que subissent les patients dans l’imminence de leur mort. Régis est hospitalisé pour une pneumopathie, consécutive au cancer pour lequel il est déjà pris en charge dans le service. Ses métastases osseuses, douloureuses, l’handicapent et le rendent totalement dépendant des soins que lui octroient son épouse et de nombreux soignants. Ces derniers me signalent dès son entrée une forte composante dépressive qui le rend « pénible » et semble justifier une intervention « psy ». Il est agressif et dénigre les soins, tout en en réclamant davantage. Régis se livre difficilement. Il ne voit pas d’évolution dans la prise en charge de sa douleur, la morphine n’a aucun effet, le traitement mis en place à l’hôpital ne marche pas et il était mieux chez lui, où son traitement le satisfaisait. Il ne comprend pas que les médecins ne reviennent pas au précédent traitement. Régis ne manifeste pas de colère ; il est las et dit n’attendre plus rien, comme s’il avait prévu que cela se passerait comme ça. Il met l’équipe et les soins hospitaliers en échec. Il a bien failli mourir de cette pneumopathie, mais il est toujours là et se fait entendre, exaspérant ceux qui disent se donner du mal pour lui. Il devient le « comédien », celui qui fait du « chantage à la souffrance ». L’équipe pense pour lui : « Vous ne pouvez rien faire pour moi, vous ne pouvez pas guérir mon cancer, vous ne servez à rien. Donc j’exprime ma colère via la douleur que vous n’arrivez pas à juguler. » L’équipe se sent rejetée, mise en échec, et rejette le patient à son tour. Je le revois après un grave problème respiratoire, pendant lequel il a « bien cru mourir ». Il veut rentrer chez lui, et c’est là qu’il décédera quelques jours plus tard. Il me semble que le comportement et les plaintes douloureuses de Régis, que la médecine n’arrivait pas à enrayer, étaient l’expression d’une angoisse du mourir. Il disait qu’il voulait vivre, qu’il fallait le guérir, il demandait plus de temps, moins d’hospitalisation… Il avait refait sa vie, s’était remarié depuis peu. Tout en refusant de mourir, il avait la certitude que la fin n’était pas loin. Pour rentrer chez lui, après avoir déjà deux fois échappé à la mort, il fallait bien que la douleur puisse être soulagée… J’ai parlé à l’équipe de ce que j’interprétais comme une angoisse du mourir, et cela a permis un changement de rapport soignants/patients et l’amélioration de la prise en charge, les soignants étant plus à même d’entendre cette angoisse. Après s’être plié pendant des années aux protocoles de traitements, Régis en vient à se révolter, sans cri, sans colère formulée, mais en mettant l’équipe soignante
68 Les souffrances psychologiques des malades du cancer en échec, et avec elle, la médecine la plus pointue. Après avoir été persécuté par une science qui lui a permis de vivre plus, par des douleurs qu’il a maintes fois supportées, Régis renverse cette persécution dans un mouvement projectif qui viendrait signer le besoin d’être aimé. Être aimé pour survivre, c’est bien là la loi que soustend l’hilflosigkeit : sans l’amour de la mère, sans la propre détresse de celle-ci, le nourrisson ne survivrait sans doute pas. Il expérimente l’angoisse face à la possibilité que la mort représente, mais si l’homme qu’il devient la ressent à nouveau, c’est bien parce qu’une mère l’a suffisamment aimé pour lui permettre de vivre. À défaut de trouver dans le personnel soignant ce même amour porteur de vie, alors qu’il sent la mort dès lors comme probabilité des plus certaines, Régis ne peut vivre l’environnement hospitalier que comme nocif et menaçant. Et de replacer cette reviviscence de l’hilflosigkeit dans un contexte de dépendance au désir de l’autre (si le bébé survit, c’est parce que sa mère désire sa survie), permet d’entendre chez le sujet, au seuil de la mort, le mouvement persécutif qui peut se mettre en place : « si je risque de mourir, c’est parce que quelqu’un ne désire pas suffisamment que je vive ». C’est aussi, me semble-t-il, ce manque de désir supposé que Régis fait payer à l’ensemble des intervenants, par un rejet et un désinvestissement massif.
Mina et l’objet « psy » transitionnel Chez Mina, atteinte d’une importante métastase cérébrale, un mouvement inverse se met en place : un surinvestissement important de l’équipe soignante dont je qualifierai les interventions de « préoccupations maternantes ». Attentifs, disponibles, aimants et aimables, ils ont, à leur insu, favorisé l’émergence d’une importante dépendance affective. Notre première rencontre avait été marquante : j’avais ressenti une telle détresse en moi-même que j’avais anticipé sa mort, d’autant plus facilement que son état avait été jugé critique par les médecins. Pourtant, elle s’était accrochée, et j’entamais avec elle un long suivi. Notre travail a porté, au début, sur l’impression de duperie qu’elle inscrivait dans le parcours chaotique et complexe de sa vie. Il s’est conclu un jour sur ces mots : « Tu as ouvert là. Tu y as mis les beaux souvenirs, ce qui vaut d’être vécu. Et puis tu as refermé. Ça a fait mal, mais maintenant, c’est bien. » Par la suite, ses demandes se font plus insistantes alors que son discours semble s’appauvrir. Elle me réclame et se plaint à l’équipe si je ne viens pas assez souvent ; elle se satisfait de ma présence, mais parle de moins en moins. Pourtant, Mina s’angoisse beaucoup, commence à délirer et à halluciner. Outre sa métastase, depuis qu’elle a réinvesti sa vie, elle a réinvesti en même temps sa famille, ses filles, ses sœurs, sa mère, et les hallucine souvent, dans un désir peut-être d’être entourée, choyée, aimée. Je repense au nourrisson, qui lorsque sa mère fait défaut, l’hallucine. C’est cette hallucination, qui n’apportera pas la satisfaction désirée, le sein, qui amènera le bébé à désirer, puis à formuler, à « parler » son désir. Je vais de plus en plus souvent la voir pour contenir ses angoisses par ma présence qu’elle réclame, pour l’aider à mettre des mots qui leur donnent une forme. J’agis dans des demandes croisées de l’équipe, de Mina, de sa famille qui est soulagée de me voir entrer dans la chambre, surtout quand elle « perd la tête ». Sa
« Il est angoissé » 69 souffrance s’exprime dans l’angoisse, dans un manque d’élaboration qui la rend invivable, non plus seulement pour nous tous, mais surtout pour elle. Les problèmes s’accentuent, Mina a besoin de nombreux actes chirurgicaux, et tous ces gestes invasifs la traumatisent à chaque fois. Pour la pose de la voie centrale dans l’artère jugulaire, elle n’a pas pu être anesthésiée et a donc tout suivi de l’opération, retenant qu’on l’a « encore charcutée » ; « de la boucherie »… « Je l’ai vu arriver avec sa lame Gillette et tchac tchac, il a tranché. J’ai cru que j’allais mourir, j’ai cru qu’il allait m’égorger. C’était un Marocain. Alors j’ai pleuré, pleuré, et crié, pour ne pas mourir. Il disait que c’était bientôt fini, mais il revenait avec sa lame Gillette. » Je repense aux fanatiques religieux qui ont égorgé touristes et mauvais pratiquants en Algérie. Dans ce lien que je fais, j’imagine que Mina pense avoir échappé à la mort. Alors qu’elle se remet de cette expérience traumatique, les médecins lui apprennent qu’elle va se faire poser un nouveau site implantable. Crise d’angoisse, panique, refus de l’intervention. Je reste près d’elle, elle me dit sa terreur, elle me dit qu’elle ne veut plus « voir ça ». Elle veut « quelqu’un de confiance, qui ne lui mente pas ». Elle me demande de l’accompagner et de l’assurer qu’elle ne verra rien. À cette condition, elle acceptera d’aller « là-bas » (le service de chirurgie). J’accepte ; j’ai l’impression de servir de doudou, d’objet transitionnel. Le jour de l’intervention, Mina est un peu inquiète mais est rassurée par ma présence. Je suis près d’elle, je lui parle du médecin qui va venir, de l’équipe qui s’occupera d’elle, de ma présence et de mon attention. Ses yeux roulent d’un coin à l’autre, elle essaye de scruter la pièce, de voir les machines, etc. Elle me parle d’un bracelet que je trouverai demain : Mina dit avoir un don de percevoir le futur. Elle me décrit le bracelet dans ses moindres détails et je la laisse investir ce temps futur qui semble la rassurer : demain, ce ne sera plus aujourd’hui, l’opération sera loin, elle sera passée à autre chose. Le chirurgien arrive enfin et involontairement, il majore l’angoisse qui commençait à poindre en lui demandant ce qu’il faut qu’il lui fasse, en s’inquiétant de la saleté de la voie jugulaire, en disant qu’il va falloir mettre le site à la place de l’ancien, que ce sera plus compliqué, etc. La main de Mina se crispe dans la mienne, je vois les larmes poindre, et je me dis que ce n’est peut-être pas plus mal. N’est-ce pas déjà une représentation de son angoisse ? Pendant l’opération, je me tiens derrière une vitre, d’où Mina peut m’entendre. Je lui dis juste que je suis là, et elle, pendant toute l’intervention, vante les mérites de ma présence au chirurgien, dans une sorte de pensée magique qui semble la rassurer. Quelque temps plus tard, Mina est de plus en plus confuse. Nos entretiens sont de plus en plus difficiles, mais elle continue de me réclamer, comme elle réclame toute présence, et je viens. Je participe au même mouvement que certains soignants, qui viennent la voir, « juste comme ça » et qui ajoutent, quand ils me voient près d’elle : « Ah, mais ça va, tu n’es pas toute seule Mina ; je reviendrai plus tard. » Je repère que je me situe dans une dynamique particulière : Mina régresse, et je me positionne alors comme un parent trop bon, dirait sans doute Winnicott… En
70 Les souffrances psychologiques des malades du cancer me faisant garante de l’apaisement, je ne laisse pas place à l’absence, et peut-être donc au désir. Malléable, je la laisse me plier à ses désirs, me contrôler dans une toute-puissance quasi infantile. De mon côté, c’est la reviviscence de mon propre état de détresse primitive, et donc bien une sorte de préoccupation maternelle primaire qui m’anime, comme si, par cette préoccupation, je lui permettais de vivre alors qu’elle m’avait semblé mourante… À travers mes rencontres avec Mina, on voit bien comment celle-ci surinvestit ses objets d’amour (élections de certains membres du personnel) et cherche à entretenir avec certains, dont moi semble-t-il, une relation toute particulière, qu’on pourrait peut-être rapprocher de la dyade mère/enfant. C’est dans ce contexte que je replace mes impressions de servir de « doudou », d’objet transitionnel. De plus, cela me permet de trouver un sens à nos rencontres quand Mina m’accueille en me disant : « Ah, tu es là, je t’attendais. Ça fait du bien de parler… » et s’endormir la minute suivante, en ma présence. Se réveiller, me regarder, me dire : « Reste encore » et se rendormir… Et moi de rester…
Conclusion : dépister et appréhender l’« angoisse du mourir » par la reconnaissance des mouvements psychiques internes des soignants L’angoisse que j’éprouve parfois dans ces rencontres n’est pas la même angoisse que les patients, même si je sors parfois de certaines chambres avec l’impression d’avoir été « contaminée ». Face à leur angoisse du mourir, c’est l’angoisse de castration qui est mienne, cette angoisse de la perte, si proche de ce que la littérature nomme « angoisse de mort ». J’en viens ainsi à penser qu’il est possible de repérer la nature de l’angoisse du patient en étant attentif à nos propres mouvements psychiques internes, qui peuvent nous éclairer sur les mécanismes psychiques mis en œuvre. Sans parler d’un quelconque rapport causaliste, le degré d’investissement et d’engagement du thérapeute semble ainsi devenir le garant d’une prise en charge adaptée des patients en fin de vie et de ce qu’on pourrait peut-être nommer « dépistage » des souffrances psychiques, dépistage subjectif qui ne saurait donc entrer dans une quelconque cotation. Plus qu’un dépistage centré sur l’autre, il s’agit bien, au moins dans un premier temps, de reconnaître, en soi, ce qui relève de nos mouvements internes, pour reconnaître, peut-être, ce qu’il en est de ceux de l’autre.
Références 1. Freud S (1916) Introduction à la psychanalyse. Payot (réédition 1962), Paris 2. Winnicott D (1969) La préoccupation maternelle primaire. In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot, Paris 3. Rank O (1928) Le traumatisme de la naissance. PUF (réédition 1956), Paris
« Quand on m’a annoncé mon cancer » Y. Arnault
Sandra, jeune femme de 34 ans, vient d’arriver dans l’unité d’oncohématologie pour la prise en charge d’une leucémie aiguë. Tout est parti d’une fatigue persistante ressentie durant plusieurs semaines. Travaillant dans une cantine, Sandra pensait que cette fatigue était la conséquence de cette fin d’année scolaire. Les vitamines, prises dans un premier temps, n’ayant évidemment en rien amélioré la situation, son médecin généraliste lui prescrit un bilan sanguin. C’est ainsi qu’en moins de 24 heures, elle se retrouve en bulle face à un diagnostic de leucémie aiguë avec la pose d’un site, de multiples prélèvements et examens (myélogramme, bilans sanguins…) et enfin l’introduction de la chimiothérapie d’induction. Vivant seule, elle a dû confier « en catastrophe » son fils de 10 ans au père dont elle est séparée depuis plusieurs années. C’est donc dans ces circonstances très particulières que je fais la connaissance de Sandra. Lors du premier entretien, la jeune femme dit croire encore à une erreur : « La porte de ma chambre va s’ouvrir, dit-elle et un médecin me dira – « Tout compte fait, tout va bien, vous pouvez rentrer chez vous ! ». Elle a la sensation d’être dans un mauvais rêve et qu’elle va se réveiller. Comment cette chose-là peut-elle lui arriver ? Comment y croire malgré tout ce dispositif et cette chimiothérapie déjà branchée ? Voilà donc Sandra projetée dans la « quatrième dimension » de la sphère médicale et hospitalière où tout lui paraît irréel alors que dans le même temps, elle est soumise à toute sorte d’examens et décisions médicales bien réels ceux-là… Comment ce réel-là va-t-il pouvoir forcer le barrage de protection auquel Sandra tente farouchement de se raccrocher en le niant encore tout un temps ?
72 Les souffrances psychologiques des malades du cancer « Avant que le médecin n’ait prononcé sa “sentence”, la maladie n’est supposée que dans la plainte du patient. La plainte du patient ne devient “maladie” qu’à partir du moment où le médecin et la médecine interviennent. » (1). Le moment de l’annonce d’un diagnostic de cancer peut libérer une angoisse telle que le système de défense habituel du sujet est rendu inapte à remplir sa fonction protectrice de pare-excitation. Comment le milieu médical tente-t-il de répondre au désarroi du patient qui fait son entrée sur la scène terrifiante du cancer ? Comment, en outre, dans ces contextes particuliers, comprendre ce qui se joue du point de vue psychique chez ces personnes que la médecine fait brusquement basculer du côté des malades où la partie pourra se perdre ou se gagner ? La réponse à la demande pressante des patients de faire l’objet d’une attention particulière et d’être écoutés, exprimée et perçue pour la première fois lors des premiers États généraux des patients atteints de maladie cancéreuse en 1999, s’est faite entre autres par le biais du « Dispositif d’annonce(s) » élaboré dans le cadre du Plan Cancer (2) lancé par le Président Chirac en 2003 (mesures 31 et 40). Ce dispositif, mis en place et généralisé depuis janvier 2006 dans tous les établissements prenant en charge des patients atteints de cancer, prévoit différentes consultations médicales et paramédicales, afin d’informer et ainsi aider les patients à se construire des repères. Il doit, en outre, s’appliquer à différentes étapes du parcours : diagnostic initial, récidive ou toute autre annonce pouvant déboucher sur un changement dans le déroulement du programme thérapeutique préétabli (cf. annexe). Le passage à une prise en charge palliative ne fait pas (encore) partie de ce dispositif, ce qui témoigne des difficultés, voire des résistances des soignants à intégrer dans leur pratique cette phase toujours délicate. On peut s’interroger sur ce type de réponses protocolisées, balisées, bornées et sur les effets de l’information donnée aux patients comme remède efficient à la terreur induite par l’annonce d’un diagnostic de cancer ou d’évolutivité de la maladie. Rappelons cependant cette réflexion de Pascal : « Le savoir est comme une sphère : quand son volume augmente, se multiplient ses points de contact avec l’inconnu. » Plus proche de nous, F. Benslama fait les remarques suivantes à propos du dispositif d’annonces : « L’annonce est par définition un acte excessif. Son excès semble tenir au fait de révéler à l’autre un savoir sur ce qui arrive ou va lui arriver, dont l’effet de surprise, voire de sidération, provoque un dessaisissement qui le rend inassimilable. La violence du dire ne s’amortit pas dans le dire annonciateur […] Ce contact avec l’instant de la décision absolue est la folie de l’annonce […] La crainte et le tremblement devant l’annonce donnent lieu aujourd’hui à une approche « traumatologique », à des aménagements du cadre, de dispositifs de divulgation du savoir et d’accompagnement. Elle relève d’une logique de la communication et de l’économie de la souffrance portée comme un souci à la fois médical et politique, visant la bonne administration du soin et son « humanisation », cela étant soustendu par un principe de précaution appelant une réponse technicienne humanisante, comme une contre-technique face à la démesure de la technique » (3).
« Quand on m’a annoncé mon cancer » 73 La volonté est donc que tous les malades passent par ce dispositif qui doit tracer, au plus près, la réalité de leur pathologie et de leurs traitements. Pour cela, est établi un programme personnalisé de soins (PPS) remis sous forme d’un calendrier théorique des différentes phases de traitements. Le patient de surcroît se voit proposer un accès à des soins de support composés, tel un grand fourre-tout, des soins ayant trait à la fatigue, la nutrition, en passant par la psycho-oncologie, l’assistance sociale et les soins palliatifs. Ils font l’objet, au même titre que la prise en charge par pathologie, d’une réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) qui a pour but de déterminer les besoins des patients à l’occasion d’une discussion collégiale sur dossiers inscrits préalablement au planning de la RCP. On peut s’étonner que coexistent sous un même chapitre des considérations aussi diverses que la nutrition ou la psychologie et les autres aspects précédemment cités. La prise en compte de la souffrance psychique, de la subjectivité et du monde fantasmatique interne du malade se retrouve donc « prise en sandwich » entre les prescriptions de nutrition parentérale, de facteurs de croissance ou tout autre objet participant au confort des malades. Quelle place est réellement laissée par le monde médical aux dimensions psychiques qui peuvent ainsi sembler réduites à des données objectivables, prises dans un système où toutes les composantes somatiques et psychiques sont traitées selon les mêmes procédures ? De même, la prise en charge psychique est-elle perçue comme un champ spécifique à part entière dès lors qu’elle se trouve être un sous-chapitre d’un ensemble plus vaste comme les soins de support ? Au fil des avancées médicales, la prise en charge des pathologies en oncologie s’est donc considérablement complexifiée et nécessite l’intervention de multiples acteurs : chirurgiens, anatomopathologistes, oncologues, radiothérapeutes, en passant par les immunologistes, les physiciens et autres onco-généticiens. On le comprendra donc, la mise en commun des savoirs s’est donc avérée obligée. La décision médicale ne peut plus être le fait d’un seul et même praticien, mais doit être partagée au sein d’une assemblée collégiale lors de ces RCP généralement organisées par pathologie. La RCP a donc détrôné l’ancienne grande visite où un cortège de blouses blanches, chef de service en tête, passait de chambre en chambre visiter le pancréas, l’ovaire ou le poumon, oublieux trop souvent qu’à ces organes un être pensant était rattaché. Ces réunions peuvent en outre associer des praticiens d’autres établissements par la vidéoconférence, ce qui abolit les distances géographiques et permet un gain de temps considérable. Il est d’ailleurs de plus en plus envisagé des consultations à distance grâce à ce type de technologie. L’ère de la médecine « sans corps ni sujet » (4) serait-elle en passe d’advenir ? Ce dispositif a débouché sur ce que les médecins nomment les work up par pathologie, initialement appelés work-up/one-day, consistant à proposer au malade toute une batterie d’examens et de consultations regroupés sur une ou deux journées. Il y a donc une accélération de l’entrée dans la maladie qui, si elle réduit l’attente anxieuse, projette le patient dans un tourbillon médical auquel rien ne l’avait
74 Les souffrances psychologiques des malades du cancer préparé et qui est de toute façon interprété comme autant de signes tangibles confirmant la gravité de la situation. Ainsi, l’anxiété générée par ces situations, quel que soit le dispositif adopté, est, nous le savons bien, une réaction normale et nécessaire qui ne pourra jamais être totalement gommée. L’inconnu, associé à une représentation du cancer toujours liée à la mort, devient naturellement un terreau où craintes, peurs et désespoir se bousculeront inévitablement. À cette étape initiale succédera le temps interminable des traitements qui laissera le malade dans une sorte de résignation, de « sidération passivante », se traduisant souvent dans son discours par le fameux : « De toute façon, je n’ai pas le choix… » Cependant, dans le cadre des leucémies aiguës, ce dispositif d’annonce ne peut se dérouler comme décrit précédemment puisque l’urgence médicale et le risque vital sont tels que l’annonce, l’hospitalisation dans une unité spécialisée d’oncohématologie et la mise sous traitements se font simultanément. Ainsi, le temps écoulé entre le bilan sanguin, qui révélera une anomalie et qui aboutira au diagnostic de la pathologie, et l’induction1 (4) sera tout au plus de 24 ou 48 heures. Ce sont donc des patients et des familles abasourdis que nous accueillons dans nos services. Revenant à Sandra, ce n’est qu’après plusieurs jours passés dans sa bulle (ce qui est à comprendre dans tous les sens du terme !…) et surtout au moment de la perte des cheveux qu’elle s’est sentie entrer dans la maladie. L’alopécie a constitué le premier stigmate visible donc représentable de sa leucémie. Ce n’est pas tant l’information donnée jusqu’alors, mais les effets secondaires des traitements assimilés à la maladie elle-même qui amènent peu à peu Sandra à se vivre comme malade. Cette réalité nouvelle s’inscrit donc progressivement et au rythme qui est le sien. Comme elle est détentrice d’un savoir qu’elle ne peut plus ni ignorer, ni encore intégrer, son état « de permanent étonnement » (pour ne pas dire de sidération) ne peut se résoudre que par la seule information objective, mais aussi au travers de l’écoute, de la présence respectueuse de chacun et enfin du facteur temps, nécessairement incontournable. Si ces annonces successives ont produit un tel effet de saisissement, loin de paralyser sa pensée, ce mouvement est venu ouvrir les vannes des fantasmes et des angoisses de mort. Les défenses de Sandra se fissurant, elle s’est sentie tout un temps en proie à une désorganisation psychique jusqu’alors inconnue, à ce « noyau blanc » (5) de la psyché évoqué par D. Deschamps. Pour J.-B. Pontalis : « Le plus souvent, ce vide de pensées, d’émotions, est un temps plein. Il est peur de l’informe, pire, d’un chaos. Il signale l’effroi de se confronter à des forces inconnues, immaîtrisables, qui ne s’opposent pas même entre elles, mais s’entremêlent sauvagement. » (6). Ce lieu d’étrangeté, aux confins de l’archaïque, n’est-il pas celui où se révèle une intensité de souffrance émotionnelle si incontrôlable qu’elle est éjectée avant même d’être ressentie, excédant les capacités du malade et signant là l’effet traumatique de l’annonce ? Ainsi peut-on 1. Premier traitement de chimiothérapie qui nécessitera d’emblée une hospitalisation de quatre semaines en moyenne en milieu stérile (bulle à flux laminaire).
« Quand on m’a annoncé mon cancer » 75 affirmer que la maladie confronte à la discontinuité. Le « je suis » est l’état du sujet qui signe la continuité corporelle et psychique ; le « j’ai une maladie » signe la discontinuité d’un corps et de sa psyché. Cette rupture a souvent pour conséquence que l’état de malade reste d’une certaine façon toujours extérieur au sujet lui-même. C’est alors qu’un patient peut se sentir porteur d’une maladie sans vraiment jamais avoir intégré totalement cet état. Pour l’entourage, qu’il soit familial ou soignant, cet apparent paradoxe est toujours déroutant et creuse peu à peu un fossé où cette incompréhension mutuelle finit par générer des souffrances supplémentaires. Le décalage entre cette réalité qui fait irruption dans la vie des sujets et leur capacité d’intégration provoque donc ce vécu empli d’irréalité et d’intense détresse. Dans ce contexte, les équipes doivent permettre aux patients et à leur famille de se construire les repères dont ils auront besoin afin de parvenir à dépasser ce sentiment effrayant de précarité psychique, voire de dévastation ressenti face à la soudaineté de ces annonces et des multiples bouleversements qu’elles engendrent, tant internes qu’externes.
Références 1. Bensaïd N (1985) Un médecin dans son temps. Flammarion, Paris 2. http://www.institutducancer.fr 3. Benslama F (2005) De la responsabilité de l’annonce. In : Violence du dire, violence de l’annonce, 7e Colloque de médecine et psychanalyse, études freudiennes, Paris, p. 37 4. Sicard D (2002) La médecine sans le corps, une nouvelle réflexion éthique. Plon, Paris 5. Deschamps D (2004) L’engagement du thérapeute, une approche psychanalytique du trauma. Érès, Ramonville-Saint-Agne 6. Pontalis JB (2002) En marge des jours. Gallimard, Paris, p. 33
76 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
Annexe
Le dispositif d’annonce La consultation d’annonce et la décision thérapeutique À l’annonce du diagnostic, vous êtes informé sur la maladie dont vous êtes porteur. Elle nécessite l’intervention de plusieurs spécialistes. Ainsi le traitement ou parcours qui vous est proposé vient de leur concertation. Cette concertation est appelée « concertation pluridisciplinaire ». À l’issue de cette dernière, votre médecin vous propose un Plan Théorique de Traitement. Cette proposition constitue un véritable contrat d’engagement pour notre établissement dans la recherche d’un traitement optimal.
Votre plan de traitement Un livret concernant votre parcours thérapeutique vous sera remis. Il contient des informations d’ordre pratique, des informations sur les soins de support et votre Plan Théorique de Traitement. Ce plan est théorique car il a été établi au début de votre prise en charge. Il est susceptible d’être modifié, voire remplacé. Chaque patient est différent et seul le dialogue avec nos équipes pourra vous aider à mieux comprendre votre parcours thérapeutique.
La consultation infirmière Une consultation infirmière vous est proposée à l’issue de la consultation d’annonce avec votre médecin. Elle a pour but de : – vous orienter si vous le désirez vers les professionnels de santé selon les besoins identifiés : soutien psychologique, social… – vous accompagner dans la coordination pratique du parcours thérapeutique. Le dispositif d’annonce est développé à partir des mesures 31 et 40 du plan cancer (MILC).
« Est-ce que je vais mourir ? » É. Dudoit
– Docteur, est-ce que je vais mourir ? Oui, comme tout le monde… – Docteur, est-ce que je vais mourir ? Mais non, voyons, pensez à autre chose ! – Docteur, est-ce que je vais mourir ? On n’en est pas là… pas encore… – Docteur, est-ce que je vais mourir ? Vous avez pris vos médicaments ? – Docteur, est-ce que je vais mourir ? Vous savez la vie… (silence), heu comment dire, oui, la vie a une fin… comme une autoroute, y a un péage… heu, et bien on est au péage… – Docteur, est-ce que je vais mourir ? C’est quoi mourir pour vous ? – Ben, mourir quoi… C’est-à-dire ? – Combien de temps il me reste… Ha, combien ! – Oui Je ne sais pas ! – Pourtant sur Internet j’ai vu… et mon beau-frère, lui, il est mort en 6 mois… Pourquoi, vous êtes pressé ? – Non, mais il faut que je prépare ma famille… Alors là, il faut faire vite !
78 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Qui n’a pas déjà entendu cette question : « Docteur, est-ce que je vais mourir ? ». En dehors de la trivialité de celle-ci, hors contexte de maladie grave, cette question peut – et d’ailleurs c’est son but – susciter l’angoisse chez celui ou celle à qui cela est adressé. C’est une question très intéressante, d’autant plus qu’elle nous interroge depuis notre petite enfance. Lequel d’entre nous n’a-t-il pas joué à : « Si j’étais mort… ». Dans certains jeux d’enfant, « le gendarme et le voleur » ou encore « les cow-boys et les indiens », apparaît déjà comme une quête : celle de pouvoir se représenter, imaginer ce qu’est la mort. En général, cela se passe sans angoisse, il s’agit simplement là d’une quête de savoir. C’est plus tard que l’angoisse de la mort va surgir. Soit par l’expérience de la mort de l’autre, soit en devenant soi-même responsable de sa vie et de celle de quelques-unes. À ce sujet, la lecture d’Éric-Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame en rose, est très pertinente pour imaginer ce qui se passe pour l’enfant. On peut remarquer combien il est aisé de répondre à cette question, lorsque l’on est en bonne santé ou pas trop mal dirons-nous. La réponse à cette question est : « Oui, assurément oui ». Mais en répondant comme cela, la plupart du temps on continue ses jeux d’enfant. On joue à : « Si j’étais mort… ». Et chemin faisant, on éprouve une inquiétante étrangeté que de se penser soi-même mort. On peut rêver sa mort, on peut l’imaginer, mais, en règle générale, on ne peut pas la vivre, au sens où elle serait plus tard un partage avec d’autres ou avec soi-même. Sa radicalité amène un étrange sentiment de finitude.
« Il est mort » Tous les philosophes et les psychopathologues ont débattu sur cette question centrale, à savoir que l’être humain est né au monde pour mourir. Ce n’est pas cela qui va nous préoccuper ici, mais uniquement le fait qu’un autre être humain nous interpelle sur cette question-là. Et on remarquera que le : « Je vais mourir », va renvoyer au « tu », au « toi ». En effet, tous les jours nous sommes confrontés à cette question essentielle, mais nous y sommes confrontés à travers le « il est mort » : il est mort au Moyen-Orient, il est mort dans un accident, etc. Les journaux télévisés nous parlent de « celui-ci qui est mort ». Mais ici, en l’occurrence, le patient nous demande : « Est-ce que je vais mourir ? ». Ce qui appelle une réponse avec un « toi », un « tu ». Et vous serez d’accord avec moi sur le fait que toutes les réponses que nous pourrions donner à cette question, comme mentionné dans la vignette, seraient saugrenues. Dire : « Oui, vous allez mourir », c’est amener la question du temps : « Quand ? ». Et dire : « Non, pas du tout », c’est tout de même un peu « culotté ». Éviter la question, c’est fuir. En fait, là, le patient nous convoque sur quelque chose d’intéressant, il nous convoque sur la question du devenir. Et cette convocation a tout de même pour but, il faut qu’on se le dise, de nous faire un peu souffrir. Ce n’est pas malsain, ce n’est pas que le patient nous veuille du mal, mais il entend bien que nous partagions quelque chose de son angoisse existentielle à ce moment-là. Cette convocation ne se fait pas, ou très rarement, dans un dispositif très formel d’entretien. Cette petite phrase se place toujours au moment où l’on doit partir, où l’on est pressé, entre
« Est-ce que je vais mourir ? » 79 deux portes. En fait, au moment où l’on n’a pas envie d’être convoqué. Là où c’est relativement simple, pour le soignant, pour le médecin, d’évincer cette question en prétextant une autre tâche, ou dans un contexte qui peut amener un sourire, à plaisanter à ce sujet. Or, c’est justement là qu’il ne faudrait pas que nous soyons absents. C’est à l’aune de cette question qu’il nous faut être présents, qu’il nous faut être authentiques, qu’il nous faut être le plus nous-mêmes. Ainsi, il ne faut pas hésiter à marquer le fait que nous avons entendu la question et que cette question porte sur le devenir, et que nous allons bien évidemment prendre un temps pour se la poser ensemble. Il ne faut donc pas hésiter à différer cette rencontre, autour de cette question, avec son patient. La différer bien sûr dans la journée, et pas dans les mois à venir, afin d’aménager un temps et un espace suffisamment « maternant » pour élaborer, réfléchir, poser des mots, parler, se raconter autour de : « Est-ce que je vais mourir ? ». En fait, amener un patient à penser la question avec lui dans le terme du devenir.
Qu’est-ce qu’il advient de ce « je »… ? Si on y regarde de plus près : « Qu’est-ce que je vais devenir ? » est beaucoup plus problématique que : « Est-ce que je vais mourir ? », du simple point de vue sémantique. Ainsi, nous pouvons amener le patient à se situer réellement dans sa question « je » et de se poser la question de : « Qu’est-ce qu’il advient de ce “je” ? ». Non pas dans la mort, ou après la mort – bien que la question puisse être intéressante –, mais dans la continuité de la relation que nous avons avec lui. Souvent, cette question en cache une multitude d’autres : « Est-ce que je vais rester alité ? », « Est-ce que je serai diminué ? », « Vais-je redevenir comme avant ? », « Est-ce que c’est la cessation de toutes les relations que j’ai avec mes tiers ? », et bien sûr… cela est angoissant. Quand je dis que cela est angoissant, ce n’est pas tout à fait exact. Plus exactement, cela fait surgir de l’angoisse. C’est vraiment la question de l’angoisse : « Qu’est-ce que je suis, s’il n’y a plus de “je” pour vivre, pour désirer, pour être… ». Et c’est cela cette angoisse qui nous met mal à l’aise. Elle nous interpelle là où justement nous nous efforçons, jour après jour, de masquer cette finitude de notre condition ; car nous ne vivons pas, vous l’avez certainement remarqué, comme si nous allions mourir. Nous vivons au contraire comme si nous étions éternels. Ce n’est pas que nous sommes bêtes, ou que nous préférons évacuer cette question parce que nous sommes froussards ; c’est simplement que nous ne pouvons pas vivre autrement. Même ceux qui se posent, hors pathologie, cette question de la mort de manière récurrente – je pense aux mystiques religieux ou spirituels, aux philosophes, ou encore aux soignants confrontés à la mort de l’autre – continuent à vivre comme si cela ne s’arrêtera jamais. Et heureusement, sans cela que ferionsnous ? C’est en fait l’histoire de Prométhée. En donnant les arts utiles à l’homme, Prométhée enleva ceci : la connaissance du jour et de l’heure de leur mort. Et pourquoi le fit-il ? Parce que les gens étaient complètement apathiques.
80 Les souffrances psychologiques des malades du cancer C’est précisément parce que nous ne savons pas quand nous allons mourir, parce que nous l’ignorons consciemment la plupart du temps, que nous pouvons vaquer à nos occupations, que nous pouvons faire, que nous pouvons désirer. Et c’est pour cette raison qu’il est toujours très embêtant de se précipiter dans une réponse avec une telle question. Dire à un patient, à mi-mots : « Oui, vous allez mourir, nous ne pouvons plus rien pour vous… Statistiquement, nous avons montré que, etc. », c’est peut-être déjà le tuer, le tuer dans le désir… Il s’agit d’une révélation intenable pour la plupart d’entre nous. J’emploie le terme de révélation, car en grec, cela se dit « apocalypse ». Et même si la demande est insistante, quelle utilité avons-nous de savoir cela ? Bien évidemment, il existe une utilité civique à cela : préparer ses obsèques, préparer l’autre au deuil, etc. Mais je pense qu’il faut entraîner notre patient vers le fait que l’on peut préparer tout cela, sans pour autant mourir. Et qu’on peut n’avoir rien préparé, et pourtant mourir. Si la question de la transmission de ses biens se pose toutefois à lui, on peut avancer qu’il est peut-être alors temps d’y penser, d’y réfléchir… et que, bien sûr, il peut s’engager à poser là des actes pour prévoir. Je dis bien « prévoir » ce qui peut advenir des siens après sa mort.
La maîtrise On entrevoit donc bien au travers la question de la mort, celle de la prévision et la question de la maîtrise de celle-ci. Nous autres, les humains, nous aimerions tant tout maîtriser. Dans des moments de dépression, nous avons tous, dans nos têtes, un vieux fantasme d’une préférence de mort, tout en l’éloignant le plus vite possible pour, bien sûr, penser à autre chose. Car, comme nous l’avons dit auparavant, cette question amène la question de l’angoisse. Pour être plus précis, cela amène le fait même de l’angoisse et cela nous conduit très certainement aux premiers temps où l’on s’est posé la question de la mort. L’enfant est très avide de cette question : « Est-ce que je vais mourir ? ». Il se la pose, il la pose aux autres. Il s’interroge à travers l’art, la culture. Il la mime, la dessine, la regarde et bien souvent même, il y prend plaisir. Il y prend un plaisir certain. De toute évidence, ce qui nous fait souffrir c’est aussi ce qui nous fait plaisir. Je suis conscient que cette assertion peut paraître bizarre, déplacée, hors de propos. Je suis néanmoins convaincu que le patient prend un certain plaisir à poser cette question à un soignant ou à un docteur. C’est un peu comme s’il lui posait une sorte de défi : « Est-ce que tu peux répondre à ça ? », « Est-ce que tu es assez fort ? ». Et, bien évidemment, c’est un jeu pervers. Si le médecin y tombe, dans ce jeu, alors il en sera soit la victime, soit le bourreau. C’est pour cela qu’avec ce genre de question, il vaut mieux renvoyer l’autre à lui-même. Mais le renvoyer à lui-même sans moyen de déposer son angoisse quelque part, c’est à la limite de la « maltraitance ». Il faut donc avoir cette capacité toute simple de l’accueillir, cette question. De l’accueillir avec soi, pas seulement avec sa tête ou avec son émotion, si je peux diviser l’homme comme cela. De l’accueillir dans cette inquiétante étrangeté qui nous remue tous. Vous le savez, le sujet est clivé, divisé, séparé en deux, ambivalent et comme un mot, il est composé à la
« Est-ce que je vais mourir ? » 81 fois d’un signifié et d’un signifiant ; bien souvent cependant, les signifiants sont différents. Et donc, à l’instar de ce que fait Françoise Dolto avec les enfants, je pense qu’il est toujours bien, même si cela paraît quelque peu bizarre, de demander à l’autre ce qu’il entend par mourir, d’essayer d’avoir d’autres signifiants afin d’appréhender ce que mourir, pour lui, a comme charge d’angoisse, a comme représentation. Non pas qu’il faille s’attarder sur tous ces signifiants qui vont vous être dits, à toutes ces explications ; il faut simplement saisir que le fait de pousser l’autre à les évoquer va l’amener à plus de clarté intérieure, l’amener à déposer quelque chose dans cette rencontre, qui permettra d’être soutenu et travaillé par vous. De plus, rappelons-nous que cette question est extrêmement saine et qu’elle est largement posée, la plupart du temps, en dehors d’un contexte réel de mort. C’est comme si nous avions besoin de nous poser cette question au moment où il y a une annonce, une crainte que celle-ci arrive, juste pour la mettre en travail, juste pour pouvoir « décharger ». Et il vaut mieux que cela se fasse avec « des blouses blanches » qu’avec la famille, cela afin de ne pas rajouter de l’angoisse à l’angoisse.
Permission de parler… En fait, cette question est quasiment une demande de permission, permission de parler, même de cela. Et il me semble judicieux d’amener le patient à en parler, très simplement. Il ne s’agit surtout pas de le forcer, de lui asséner des vérités – et quelles vérités ? – mais de le poser là, lui rappelant qu’il n’y a jamais eu besoin d’autorisation pour parler ou ne pas parler de ça, qu’il faut juste élaborer. Et les comportements infantiles : « On ne parle pas de cela, ça porte malheur », qui sont peut-être encore présents, devront être mis en travail un jour… afin de devenir le plus authentique possible. Il faut du courage pour vivre, vraiment, et d’autant plus que nous vivons dans notre vérité de manière authentique. La plupart des patients que j’ai rencontrés jusqu’à aujourd’hui, si ce n’est tous, m’ont montré un grand courage et le courage, cela ne va pas sans l’angoisse. Sinon il s’agit de folie. Ainsi donc, il faut arrêter de penser que nous sommes toujours là pour rassurer l’autre, dans le sens d’une réparation, dans le sens d’un évitement d’éléments de sa vie comme la fin de celle-ci. Nous sommes simplement là aussi pour partager la présence, car tant que la question est posée, c’est que la mort n’est pas là.
« Est-ce qu’on (les soignants) leur dit la vérité ? » C. Cuvello
« […] n’oublions pas que la vérité est une valeur qui répond à l’incertitude dont l’expérience vécue de l’homme est phénoménologiquement marquée et que la recherche de la vérité anime historiquement, sous la rubrique du spirituel, les élans du mystique et les règles du moraliste, les cheminements de l’ascète comme les trouvailles du mystagogue. » Lacan J.1 Comme tous les matins, Isabelle, infirmière dans le service d’oncologie médicale, termine sa tournée des chambres pour la distribution des médicaments. Elle reprend son travail après deux jours de récupération ; elle est très investie dans sa tâche et elle est agréablement surprise lorsqu’elle entre dans la dernière chambre au fond du couloir : Jacques le patient avec lequel elle partage la même passion pour les voyages est debout en train de ranger son armoire. Elle avait laissé ce patient totalement abattu 48 heures avant. En la voyant, il lui sourit. « Bonjour Isabelle ; je suis heureux de vous revoir ! J’ai beaucoup pensé pendant ces deux derniers jours et… Je crois qu’il est temps pour moi de programmer un nouveau voyage en Afrique. J’aimerais cette fois faire un vrai safari. Isabelle connaît bien l’Afrique ; elle y a vécu dans son enfance. Tous les deux échangent un moment sur le sujet, puis Isabelle regarde sa montre et s’aperçoit qu’il est déjà l’heure du staff clinique. Elle s’excuse auprès de Jacques, qui lui répond : – Aucun problème, allez à votre réunion, c’est important ! De toute façon j’attends un appel de ma femme, je vais déménager d’ici le mois prochain pour une maison un peu plus grande et plus moderne que celle que nous avons actuellement. Je me sens mieux ; je sens que je suis sur la voie de la guérison… Grâce à vous Isabelle ! lui lance-t-il avec un air enjoué. » 1. Lacan J (1966). Écrits. Seuil, Paris.
84 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
Isabelle sort de la chambre. Jacques est atteint d’une forme rare de cancer. Dans le couloir, tous les soignants s’affairent, le médecin chef de service est arrivé ; le staff va commencer. « Monsieur Jacques D. va mal ; je veux dire il va mal au niveau somatique. Les résultats de ses dernières analyses sont très mauvais et je suis plutôt pessimiste à son sujet. » Le médecin prononce ces mots à l’endroit des infirmières et notamment d’Isabelle. Il sait qu’elle a tissé des liens forts avec ce patient. Son visage est inexpressif ou du moins, il essaye de l’être mais au fond, le reste de l’équipe sait bien que pour la troisième fois cette semaine, il se sent mis en échec par le cancer… Isabelle prend la parole : « Jacques n’a pas conscience de ce qui se passe… Il fait des projets de sortie, de reprise de son travail, de voyages, il a même décidé de déménager pour habiter en villa très prochainement. – C’est très bien comme ça, rétorque le médecin. Il ne faut rien lui dire de son état. Il n’est pas capable d’entendre ces mauvaises nouvelles concernant son état de santé. – Mais comment faire quand il pose des questions ? Continuer à lui mentir ? »
Cette question posée par Isabelle met en avant la notion de mensonge. L’une des valeurs essentielles de cette infirmière, gênée par la parole mensongère, semble être la confiance. Cette confiance entre le patient et le soignant est extrêmement importante car elle permet l’alliance thérapeutique tout à fait essentielle lors d’un traitement chimiothérapique lourd. Le mensonge vient en contradiction avec la parole et la pensée. La confiance a aussi à voir avec le « portage ». On porte son patient de façon à ce qu’il voie le monde et non, tout contre soi, comme pour l’endormir des stimulations externes. On l’aide à se faire confiance, à rencontrer le regard de l’autre dans la fierté retrouvée d’être homme. C’est prendre soin, au cœur du don de soin (donner du soin), c’est un échange qui conduit à rendre l’autre autonome, quand bien même il ne l’est plus physiquement. La dignité est un attribut du regard, elle a à voir avec le visage, nous rappelle Levinas. La relation de confiance est un vis-à-vis, une dynamique en construction, c’est un prétexte avec lequel l’énoncé d’une histoire se continue dans le temps de la maladie. C’est le lien primordial qui permet la découverte et l’accomplissement d’un savoir sur soi. Je peux entrer en ce monde et dans ces relations parce que j’ai confiance en quelques-uns, puis en moi et je ne peux imaginer en sortir que si le chemin est aussi balisé de confiance. Dire un mensonge c’est venir à l’encontre de ce que l’on est légitimement en droit d’attendre d’une parole. Mentir, c’est donc contradictoire en soi, c’est le contraire de la confiance en soi et/ou en l’autre donc à l’autre. Pourtant, le médecin de ce service demande à ses collaborateurs de cacher à ce patient gravement atteint la vérité sur sa maladie et même de lui mentir si néces-
« Est-ce qu’on (les soignants) leur dit la vérité ? » 85 saire. Alors pourquoi mentir ? Pourquoi aller à l’encontre de la « réalité » ? Il semble qu’il y a toujours de bonnes raisons pour le faire et cependant cela ne va jamais sans poser la question de la bonne conscience de chacun d’entre nous et, dans ce cas précis, celle d’Isabelle en qui le patient a mis toute sa confiance…
Pourquoi ment-on ? Pour être aimé ? Être aimé du patient ou bien être aimé de soi-même ? Ce mensonge serait-il de la faiblesse de la part de ce médecin ? Car il faut avoir à l’esprit que c’est le médecin qui demande à son équipe de ne pas dire la vérité… Mensonge par procuration. L’explication donnée par ce médecin pour justifier le mensonge, pour le légitimer est de protéger le patient qui ne supporterait pas d’apprendre la gravité de son état. Il s’agit là d’un mensonge pieux, un de ceux que l’on fait par amour d’autrui… Mais l’amour d’autrui, n’est-ce pas aussi l’amour que l’on attend d’autrui ? Ainsi, ne pas dire la vérité à autrui permet de ne pas avoir à subir sa colère ou à porter le poids de son désespoir… Finalement cela revient tout de même à soi et à son narcissisme. Alors où est l’autre ? À quelle place ? Peut-on se souffrir2 entre patient et soignant ? Et cela, sans que vienne le terrible sentiment d’impuissance face à la souffrance de l’autre ? Comment faire « un jour de souffrance » (une ouverture qui, pratiquée dans un mur mitoyen, est destinée à donner de la lumière sans permettre de voir chez le voisin) dans l’établissement d’une relation entre voisin, patient et soignant ? Comment ne pas pâtir du pathos des patients ? La question renvoie à la participation que nous avons avec l’autre, on est en sympathie, en antipathie, ou encore en empathie avec un autre en souffrance. La sympathie est le fait de partager les passions des autres, elle est élective. Kant refusait toute possibilité d’un droit au mensonge, même dans l’intérêt d’autrui ; parce que, pensait-il, on ne saurait faire le bien d’autrui en lui mentant. Mentir à autrui c’est le considérer comme indigne de recevoir la vérité. Dérober la vérité à autrui serait le maintenir dans un état d’ignorance et donc ne pas respecter sa dignité d’être de raison. On voit bien ici comment la philosophie et la réalité du quotidien des personnels soignants entrent en collision. Les soignants peuvent légitimement se demander s’il est moral pour un chef de service de s’ériger en censeur des actions d’autrui ; il demande aux soignants de mentir au patient. Le soignant serait alors lui-même privé de penser et d’évaluer une situation qui implique tout son sens éthique. En outre, on peut se demander qui aimerait être objet de pitié ? Parfois cependant, cacher la vérité c’est peut-être dire une vérité plus vraie que le vrai. Le bon sens ferait alors passer l’homme avant le rationalisme. En y repensant, il existe d’évidence des cas où le mensonge est un droit, peut-être même un devoir car dire la vérité au patient, c’est parfois rajouter à sa souffrance le désespoir. 2. Acception de se souffrir : se supporter mutuellement.
86 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Nous mesurons ici à quel point l’indécidable, la contradiction font partie de la vie éthique des soignants. Peut-être pourrions-nous à présent reformuler la question de départ et changer le terme si controversé de « vérité » pour une formule plus adaptée : « doit-on faire part au patient de ce que l’on sait ? » « Dire la vérité, ici comme ailleurs, ce n’est pas transmettre sauvagement une information exacte ou probable dont on serait quitte une fois pour toutes, dire la vérité, c’est aussi évaluer les effets que son dire produit dans une situation donnée pour des sujets nécessairement singuliers. Faute de quoi le praticien se destituerait de sa fonction thérapeutique et de la dimension éthique de son acte. » (M. J. Delvolgo, R. Gori) On se lance alors dans une autre perspective, celle du savoir et des limites de ce dernier. Arrêtons-nous ici un instant. Il n’y a pas en effet de situation plus « dangereuse » pour notre toute-puissance que la situation d’être psychothérapeute en situation de mort imminente. Le thérapeute n’a même pas besoin de jouer quelque jeu de sa toute-puissance que l’autre lui confère les pouvoirs d’un quasi-démiurge. Il n’est pas rare en effet d’entendre les équipes soignantes, médecins, infirmiers ou psychologues, dire que seule la présence suffit. J’y vois ici quelque chose du narcissisme, car si la présence seule suffisait, alors celle des proches, de la famille ou de quiconque pourrait faire l’affaire. Or, c’est la présence du psychothérapeute qui est nécessaire. De quoi cette présence est-elle faite ? Est-elle simplement un réceptacle, un contenant vide pouvant recevoir toutes sortes d’émotions, de constructions, de sentiments ? Est-elle un contenant suffisamment sûr ? Cette présence est-elle le porte-narcissique partagé, dans une idéologie un peu bonasse, qui ferait en sorte que l’autre puisse mourir paisiblement… Mais avant d’avancer davantage sur la question de la présence, revenons sur le transfert. Car s’il est vrai que le transfert se trompe de destinataire, l’angoisse ressentie au moment des entretiens ne trompe évidemment personne. La mort nous concerne tous. Lacan disait de l’analyste qu’il doit se « cadavériser » au point de « présentifier » la mort. Lorsque le patient éprouve les progrès de son mal, ou une douleur, il se tourne vers les constructions imaginaires qu’il avait admises. Il commence à osciller entre deux mouvements de pensée : une pensée l’invite à tenir compte des limites de l’autre, de la médecine et donc, en d’autres termes, de la réalité, et l’autre affirme qu’il peut décider de n’en rien savoir, il peut reléguer cette pensée. Cette seconde attitude, cette relégation, est bien entendu propice au maintien des illusions du transfert. Mais ces deux représentations auxquelles s’accroche le patient empêchent le caractère passionné du transfert, le caractère massif qu’il pouvait présenter auparavant. Et bien sûr, nous arrivons à cette oscillation, à cette position dépressive, où confiance et défiance, agressivité et amour se mêlent. Et c’est ici qu’il n’existe qu’une seule arme : celle de la présence. La présence est la vérité. Il est évident que ce n’est pas la vérité assénée in extremis par un quelconque sujet d’un savoir médical, mais bien celle d’avoir été véridique tout au long d’une relation. De ce fait, comme le dit Rudniewski : il nous faut absolument ne jamais
« Est-ce qu’on (les soignants) leur dit la vérité ? » 87 mentir. Plus exactement, ne s’être jamais constitué partie prenante des illusions concernant le patient. Il est bien évident que le malade sait être sourd aux propos qui ne lui font pas plaisir. Mais n’oublions pas que quelque chose s’inscrit d’une parole authentique, dont le médecin pourra toujours quelque part se prévaloir. Revenons ici à Balint et posons-nous, comme lui, la question de savoir si une maladie grave constitue une forme de vie, forme de vie particulière, douloureuse et grandement angoissante, mais une forme de vie qui se veut toujours en progression. Posons-nous la question de savoir à quelle nouvelle forme de vie psychique le malade est-il soumis et vers quoi il se dirige. Elisabeth Kübler-Ross, dans ses ouvrages, nous montre une phénoménologie du travail de la mort : refus, isolement, irritation, marchandage, dépression et acceptation. Cette phénoménologie, bien que réelle, ne doit pas nous faire oublier que ce ne sont pas des états psychiques en soi. L’itinéraire du grand malade est toujours en relation avec une présence ignorée, demandée ou refusée. Cette présence est celle du soignant. Elisabeth Kübler-Ross montre bien qu’il s’agit de situations, soit à une personne, soit à deux personnes, soit à trois personnes ou plus. Et là, nous retrouvons Balint, à savoir qu’il ne faut pas penser le repliement du patient sur lui-même comme étant un état pathologique, mais peut-être comme un désir narcissique accaparant presque totalement sa libido. Il n’est pas rare d’entendre, dans les équipes soignantes, que le repliement narcissique du sujet sur lui-même équivaut, pour un soignant, à un abandon. Il est évident que cela est partiellement vrai, puisqu’il n’est plus investi en tant qu’objet par son malade. Mais doit-on pour autant ne plus être présent, parce que nous ne sommes plus investis… Beaucoup d’artistes ont besoin que quelqu’un soit là pour pouvoir créer, c’est ce que je nommerais : la solitude accompagnée.
« Elle n’a pas mal, c’est dans sa tête » C. Mariotti
« Pas d’idée générale sur la douleur. Chaque patient se fait la sienne, et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l’acoustique de la salle ». (1)
Lorsque je rencontre Christine, elle témoigne des ravages de la disqualification de sa parole et des effets d’une interprétation médicale sauvage. Malgré des tentatives répétées de fécondation in vitro, Christine avait décidé d’adopter deux enfants qu’elle a élevés seule depuis le départ de son mari. Âgée de 53 ans, Christine est une femme qui a toujours voulu « gérer » sa vie et qui refuse non seulement l’aide de sa famille mais tient à ce que les autres, proches, voisins, conservent une image « digne » d’elle-même. Se plaignant depuis plusieurs mois de fatigue et de douleurs abdominales, son médecin traitant lui proposa des examens cliniques qui lui permirent un jour de lui dire : « Tout va bien. C’est dans votre tête. Vous somatisez ». Aujourd’hui, Christine est hospitalisée dans un service d’oncologie médicale où elle suit son premier traitement par chimiothérapie. Il y a un mois on lui annonçait qu’elle était atteinte d’un cancer de l’utérus. Encore sous le choc de cette annonce, elle continue d’interroger la nature de ses plaintes et leurs effets sur la relation qu’elle met en place avec les autres. La douleur et la maladie ont pu contribuer à son isolement en réveillant le sentiment de n’être pas à la hauteur de la vie de femme qu’elle souhaitait. Après avoir maîtrisé ses relations familiales et sociales, la douleur et la plainte qui l’accompagne l’obligent à faire appel à l’autre et à lui dévoiler une autre image d’elle-même. Christine souffre alors en silence, dans la honte et dans l’attente d’une douleur qui ne serait pas dans sa tête, d’une douleur « réelle » qui viendrait dire la vérité de sa maladie.
90 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
Introduction Dans la relation médecin-malade, le médecin devient pour le patient le dépositaire d’un savoir sur lui-même et sur la maladie. Il lui prête une attention bienveillante et dépose en lui tous ses espoirs. Doutant de ses propres sensations et de ses propres mots, Christine vit aujourd’hui dans la crainte de se plaindre. Elle s’interroge sur le temps de la plainte, sur le moment où elle devrait advenir, comme s’il existait un temps de certitude où sa parole serait vraie. Elle s’interroge également sur la quantité de ses plaintes comme si une plainte de trop pouvait annuler les plaintes passées et à venir. Christine attend donc la vraie douleur, la douleur utile, celle dont la médecine aurait besoin pour affiner le tableau clinique et mieux combattre le cancer. Pour la plupart des patients que je rencontre1, se plaindre de la douleur n’est pas un acte banal et anodin. Il est en général accompagné par un bon nombre de questions et son lot de craintes. Ces peurs concernent la qualité de la douleur ressentie, entre douleur réelle-non réelle, utile-non utile. Le patient interroge l’impact de sa plainte sur sa relation avec les soignants. En d’autres termes : « A-t-il le droit de se plaindre d’une douleur alors qu’il devrait mettre toute son énergie à combattre la maladie ? » La maladie serait vraie alors que la douleur, non visible cliniquement et techniquement, est un symptôme dont on remet l’existence facilement en cause. Après avoir souligné les effets néfastes des interprétations causales du symptôme sur la prise en charge des patients, nous aborderons la question de la douleur comme une expérience au-delà des mots et nous en envisagerons le caractère honteux.
La causalité de la douleur à remettre en cause ? Trouver une cause biologique aux symptômes est-il une condition nécessaire pour prendre en compte la plainte du patient ? Une plainte n’est jamais fortuite. Elle s’inscrit dans une histoire que le patient méconnaît mais qu’il découvre dans un acte d’énonciation adressé à un autre. La plainte écrit une nouvelle page du « roman de sa maladie » (2), restée jusque là encore en souffrance. L’écriture d’une vie qui est certes romancée mais dont on ne peut contester les effets de vérité sur le sujet qui en est l’auteur. L’historisation des phénomènes de vie dans l’espace intersubjectif qui unit le patient à un autre qui l’écoute se déprend de la réalité événementielle pour faire émerger la vérité du sujet dans la fiction qu’il se crée. Le roman de la maladie du patient devient en quelque sorte aujourd’hui un docu-fiction qui ne traduirait non pas une page de l’histoire collective mais une page de l’histoire singulière de chacun, que personne ne peut prétendre contester. Accepter et prendre en compte la singularité de chaque récit de vie avec les plaintes,
1. Dans le cadre d’une recherche doctorale effectuée à l’Institut Paoli-Calmettes et financée par l’Institut national du Cancer.
« Elle n’a pas mal, c’est dans sa tête » 91 la douleur et la souffrance qui l’accompagne relève d’une position éthique primordiale à toute prise en charge de patient douloureux. Cette position nécessite un effort et un travail de dénarcissisation, de décentration de soi afin d’entendre le dire du patient là où il est. La prise en compte de la parole de l’autre paraît parfois relever d’un acte de foi. Faut-il croire en la parole des patients ? Que révèle le terme de croyance lorsqu’il s’applique aux dires d’un autre ? Si la question s’élabore en ces termes, c’est qu’elle recèle un questionnement plus ancien, une énigme ontologique de l’existence de l’autre, de l’altérité. L’altérité se découvre dans l’avènement du sujet, dans la séparation primordiale d’avec une mère. Le sentiment de détresse du nouveau-né s’avère être un état paradigmatique de l’expérience douloureuse. Déclinaison du traumatisme de la naissance, la détresse exprime la douleur et l’angoisse de l’enfant né toujours prématuré, en désaide face à un autre, une mère, dont il dépend. Les crises douloureuses futures nous rappellent cet état d’immaturité physique et psychique face à la présence ou l’absence d’un autre auquel nous sommes soumis. L’autre advient ainsi, dans la haine et la détresse qu’instaure cette coupure ontologique. Sommes-nous donc tous dans l’illusion d’une unicité retrouvée lorsque nous traduisons la parole et la plainte de l’autre selon notre propre style de lecture. Lorsqu’un médecin dit à sa patiente qu’elle somatise, n’essaye-t-il pas de se dire à lui-même qu’il ne veut pas qu’elle soit malade, soit qu’il le soit lui-même ? Ainsi pourrait-on entendre derrière ce « vous somatisez, c’est dans votre tête », un « je ne suis pas malade et ne veux surtout pas l’être » ? La méprise de l’interprétation des symptômes implique inexorablement le mépris du sujet qui se plaint. Pour Paul-Laurent Assoun : « C’est celui-là même qui connaît le mieux le fonctionnement organique qui surestime le facteur “psychologique” – dont la notion de “simulation” porte tout le poids – qui invalide la souffrance subjective » (3). L’œuvre de Freud nous apprend à réfuter le concept de simulation, même dans la névrose, pour accréditer la plainte corporelle et souligner son préalable : « Il est arrivé quelque chose » au corps du sujet qu’il méconnaît mais qu’il tente d’exprimer dans une plainte adressée à l’autre. La douleur2 est une sensation et un événement émotionnel qui met en jeu le corps et les affects. Sa définition met l’accent sur le vécu subjectif de la douleur puisqu’elle insiste bien sur sa présence potentielle et donc sur un doute concernant la cause. Elle insiste également sur l’importance des mots utilisés pour la décrire et sur la nécessité d’accorder du crédit à la parole du patient. Opérer une distinction entre douleur réelle ou non réelle, douleur physique ou douleur psychique, résulte donc d’un parti pris causaliste qui aura un effet sur l’écoute de nos patients et leur parole. La recherche de la localisation et de l’attribution causale de la douleur implique un jugement de valeur entre les notions de souffrance et de douleur et une ségréga-
2. En 1976, la douleur est définie par l’IASP « comme un vécu désagréable, à la fois sensoriel et émotionnel associé à un dommage tissulaire présent ou potentiel ou simplement décrit en termes d’un tel dommage ».
92 Les souffrances psychologiques des malades du cancer tion plus qu’une distinction. Cette scission qui accompagne tout dualisme cartésien engendre la dévalorisation de la parole du patient, une négation du sujet, de son être et de son identité. Dès lors, la prise en compte de la douleur et de la souffrance requiert une démarche soignante et un positionnement éthique. Il est primordial de se dégager de la notion de causalité pour écouter et entendre ce que le patient a à nous dire dans sa plainte douloureuse. Christine paye ici le prix d’une conception dualiste qui rabat le psychisme sur l’imaginaire, un « au-delà » de la réalité et de la vérité médicale. Ainsi les paroles de plaintes, les sensations ressenties sont invalidées, discréditées et amènent Christine sur la pente glissante du doute. L’interprétation médicale sauvage a pour effet de réactiver une remise en question de la parole et de l’identité de la patiente, une remise en question de sa place dans la famille et dans la société. La honte qu’elle ressent alors face à l’institution médicale la pousse au doute et au raisonnement logique face à ses propres sensations et à son propre discours. Cette honte induite pose tout de même la question de la légitimité de la parole dans une logique médicale définie par la médecine moderne.
L’impensable, l’indicible, l’innommable… de la douleur La clinique auprès des patients douloureux soulève la question d’un indicible de la douleur. La douleur, insondable, plonge le sujet dans une expérience « hors limites » où l’espace et le temps s’annulent. Les différentes échelles de la douleur tentent vainement de se constituer un discours commun autour de la douleur qui puisse être partageable. Malgré tous ces efforts « nécessaires », il demeure une zone d’incommunicabilité où le langage (mots ou chiffres) n’a pas de prise. Cet « impossible à dire et à voir » constitue ainsi un point de butée que ni la science ni le sujet ne peuvent dépasser. Dans son article : « Pour introduire le narcissisme » (4), Freud fait référence à la citation de l’écrivain allemand, Wilhelm Busch, à propos de la rage de dent du poète : « Son âme se resserre au trou étroit de la molaire. » Freud utilise cette image pour illustrer le devenir du moi sous le coup et le joug d’une douleur. La rage de dent nous montre ici à quel point le sujet se « resserre » autour de l’organe sous l’effet de la douleur. Le sujet est aspiré et comprimé au point de se réduire lui-même à l’organe douloureux, sujet alors réductible à une zone, un point de tension douloureuse. La douleur pousse le sujet à désinvestir l’extérieur, à retirer sa libido de ses objets d’amour pour les porter massivement sur son moi. Ce retrait narcissique se localise ainsi sur la zone douloureuse pour l’investir et s’y réduire. Ici l’âme et le corps se confondent dans l’espace-temps de la crise douloureuse ; rage de dent ou colère d’un organe qui confrontent le sujet à l’inquiétante étrangeté d’une douleur, à la fois intime et étrangère, à chaque fois inédite et toujours familière. La douleur se situe à la frontière du dedans et du dehors, dans une sorte d’extimité corporelle. Paul-Laurent Assoun décrit la douleur comme « ce “carrefour” du physique et du moral, par un “affaiblissement du moi”, entendons par une sorte
« Elle n’a pas mal, c’est dans sa tête » 93 d’“évidement” du sentiment de soi par la pression littéralement “toxique” d’un séisme somatique interne » (Ibid., p. 224). Cette effraction interne, dérivée du monde extérieur ou d’un processus interne, induit une chute du sujet, un processus de désubjectivation auquel nul ne peut se préparer. Le temps de la crise, la douleur procède au rapt du sujet et le laisse choir, confronté à son impuissance et à son effroyable fragilité. De cet instant de la crise douloureuse, le sujet en est évacué. Il tend alors à s’objectiver, à se réduire à un bout de corps palpitant et douloureux. De nombreux patients illustrent cette épreuve de désubjectivation par la métaphore de la chute, comme s’ils tentaient de se mouvoir dans un espace-temps qui n’a de cesse de se trouer. La douleur saisit le corps et négative le sujet. La douleur constitue donc une effraction traumatique qui dépasse les capacités de symbolisation du sujet. Le cri de douleur est un appel à l’autre évidé de son message. La plainte, elle, demande à l’autre ne serait-ce qu’un regard : « Ne vois-tu pas que j’ai mal ? », avant de tenter de se dire ou de s’écrire. Dans sa tentative d’écrire sa douleur, Alphonse Daudet exprime sa difficulté à nommer le réel qui le prend au corps : « D’abord, à quoi servent les mots pour tout ce qu’il y a de vraiment senti en douleur (comme en passion) ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenirs, impuissants ou menteurs » (1). La douleur résiste à être attrapée par la langue. Dans l’après-coup de la mise en mots, l’indicible demeure et témoigne d’une inadéquation radicale entre la représentation de choses et de mots, entre le réel d’un vécu traumatique et la symbolisation de la parole et du langage.
La honte de la douleur La honte de la douleur et de s’en plaindre, qui s’inscrit dans l’histoire de Christine, permet de nous questionner sur une honte plus ancienne qui concerne son identité sexuée. En effet, la douleur et la maladie perturbent une nouvelle fois son intimité et l’image de sa féminité. À l’approche de la clinique de Christine et d’autres patients, nous voyons comment nous pouvons établir une contingence entre douleur et honte, entre éprouvé et affect qui touche au corps mais concerne l’être. La honte d’être corps et âme soumis aux diktats de la douleur, destitués de leur place de sujet, mure les patients dans un silence angoissé. Ces patients s’avèrent donc confrontés, non seulement à la honte d’être malade, mais également à la honte de ne pas pouvoir se montrer digne face à la maladie. Pour certains, supporter la douleur serait le dernier bastion de leur sentiment de dignité humaine. Selon Serge Tisseron (5), la honte apparaît dans l’après-coup d’« un regard honnisseur » et implique la relation à l’autre, aux soignants et aux proches. Elle suppose le regard d’un autre susceptible de réduire le sujet à une position d’objet auquel il est contraint de se soumettre. Cette réduction à l’objet exclut pour un temps le sujet de son groupe d’appartenance ; il se vit comme misérable et indigne, habité par le sentiment de n’être plus rien.
94 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Selon l’expression : « j’ai honte de moi », il s’établit une collusion entre le sujet et l’objet de sa honte. La honte désigne ainsi le sujet et à ce titre est partie prenante de son identité. Dans la soudaine rencontre avec un regard, il se découvre « faire tache » dans le « spectacle du monde » (6). Pour Christine, parler de sa douleur et mettre à jour son intimité semble faire resurgir ce sentiment d’indignité et accentuer le sentiment de honte. La honte survient du regard que l’autre peut porter sur la relation du sujet à la maladie et à la douleur. Ainsi, garder le silence serait moins dangereux psychiquement et moins avilissant éthiquement que d’être vu ou su aux prises avec la douleur, sans défense et dans la détresse ; moins risqué que d’être identifié à un mauvais patient, incapable de supporter les répercussions de la maladie ? La crainte de se plaindre dans les institutions hospitalières soulève de nombreuses autres questions mais nous interroge surtout sur le statut du sujet, sur la prise en compte de la dimension psychique des patients et sur la légitimité de leur parole.
Conclusion Christine a souffert en silence de craintes d’être discréditée dans sa parole et dans son existence même. L’instant d’une douleur, le patient s’absente de lui-même, dans l’incapacité de dire ou de penser, il devient la zone douloureuse elle-même. Il se retrouve dépossédé de son corps, à la merci d’une douleur envahissante dont il n’envisage plus la fin. Comment le soutenir dans cette épreuve et l’encourager à élaborer cette expérience dans le champ de la parole et du langage ? La pratique des médecins sensibilisés aux phénomènes douloureux témoigne de ce souci éthique et de cette démarche de soin à la frontière du biologique et du psychique, entre prescription médicamenteuse et écoute de la parole singulière du patient. Le travail auprès des patients douloureux nécessite donc une démarche de soins et une position éthique à distance de la « passion de la causalité » (7). Selon J.C. Fondras : « la prise en compte de la douleur peut être un des lieux de résistance éthique face à la techno-science biomédicale par l’importance accordée au discours à la première personne, à la parole propre de la personne malade » (8).
Références 1. Daudet Alphonse (1930) La Doulou. Aux pays de la douleur, Arléa, 1994, p. 17-18 2. Del Volgo Marie-José (1997) L’instant de dire, Erès, Ramonville 3. Assoun Paul-Laurent (2004) Corps et symptôme - Leçons de psychanalyse, Anthropos, Paris, p. 89 4. Freud Sigmund (1914) « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, 1969, Puf, Paris
« Elle n’a pas mal, c’est dans sa tête » 95 5. Tisseron Serge (2006) « De la honte qui tue à la honte qui sauve », in Secret, honte et violences, Le Coq-Héron, numéro 184, p. 18-31 6. Barazer Claude (2006) « Quand le « propre » fait tache », in Secret, honte et violences, Le Coq-Héron, numéro 184 7. Gori Roland (1996) La preuve par la parole – Sur la causalité en psychanalyse, PUF, Paris 8. Fondras Jean-Claude (2005) « La douleur, entre objet et sujet », Douleurs, 6: 1
« Elle ne supporte plus son image » L. Dany
Catherine a 42 ans. Elle est mariée et mère de deux enfants. Elle est employée de banque ; un travail qu’elle aime beaucoup et pour lequel elle s’est beaucoup investie. Elle est suivie depuis six mois pour un cancer du sein qui a conduit l’équipe médicale à lui proposer une mastectomie qu’elle a acceptée. À la suite de l’intervention, le regard qu’elle porte sur son corps s’est modifié. Dans un premier temps, face à l’urgence de « la guérison », les conséquences de l’ablation de son sein ne lui étaient pas totalement apparues. Après quelque temps, elle commence à évoquer « l’étrangeté de ce nouveau corps » et le « dégoût » qu’il lui inspire par moments. Se regarder nue dans un miroir lui est devenu très difficile. Ce nouveau corps lui donne l’impression d’être déséquilibrée, d’avoir perdu de sa féminité. Catherine évoque, non sans nostalgie, le temps où elle allaitait ses enfants et l’importance qu’elle accordait à ce geste : « C’était mon rôle de mère, de femme, je pouvais nourrir mes enfants. » Ses rapports aux autres lui semblent plus difficiles. Elle a l’impression que les gens devinent qu’elle n’a plus son sein, qu’ils la dévisagent. Elle a renoncé à aller à la piscine ou à la plage, alors qu’elle appréciait particulièrement cela : « Je ne veux pas être obligée de me cacher et puis je ne veux pas imposer ça aux autres, je ne veux pas les gêner. » Lors d’une autre rencontre, elle fait état du changement de regard qu’elle perçoit chez son compagnon : « Il ne me regarde plus de la même façon, je pense que ça le dégoûte. Il me réconforte. Il me dit que ce n’est pas vrai, mais je sens bien qu’il n’a plus les mêmes attentions envers moi. » Toutefois, les origines de cette distance ressentie au sein du couple sont plus complexes : « De toute façon, je crois que je ne suis pas prête à ce qu’il me touche, peutêtre plus tard. » Elle évoque le fait qu’elle est plus agressive avec lui ces derniers temps : « Comment peut-il me dire qu’il m’aime comme avant ? Je ne suis pas comme avant ». Leur sexualité est, selon ses propres termes « entre parenthèses » alors qu’il s’agissait d’un élément important de leur vie. Elle fait part, à cette occasion, de son projet d’une reconstruction mammaire tout en redoutant la future apparence de ce nouveau sein étranger.
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Cancer, traitements et modifications corporelles Le cancer et les traitements qui lui sont associés sont le plus souvent agressifs pour le corps et peuvent en modifier l’apparence. On peut dénombrer un certain nombre de conséquences sur l’apparence : la perte d’une partie du corps (ablation, amputation), les cicatrices, la défiguration, l’ajustement aux prothèses, la limitation de certaines habilités fonctionnelles (difficultés à se déplacer, altération de la démarche), voire les effets secondaires de certains traitements (perte des cheveux, décoloration de la peau) (1). Ces modifications et altérations, permanentes ou temporaires, peuvent avoir des conséquences psychosociales particulièrement négatives : anxiété, symptômes dépressifs, baisse de l’estime de soi, sentiment d’une perte de contrôle de son corps, perte de la capacité de séduction. De même, on peut constater que plus l’investissement des individus sera important vis-à-vis de leur apparence, plus ils expérimenteront de détresse (2). Ainsi, si l’interrogation majeure de nombreux malades se situe au niveau de leur survie à la maladie, il n’en demeure pas moins la permanence d’un questionnement sur leur qualité de vie au moment du soin et sur les conditions de « l’après-soin ». Le souci de l’apparence s’inscrit dans cette interrogation. Toutefois, le terme « apparence » est à bien des égards trop flou et occulte la dynamique psycho-sociologique en jeu dans la perception que les individus ont de leur corps. Le recours au concept d’image corporelle peut nous aider à appréhender et à articuler le processus par lequel les patients donnent sens à leur expérience corporelle, aux altérations et modifications physiques auxquelles ils peuvent être confrontés.
L’image corporelle : un modèle pour penser le rapport au corps L’image corporelle correspond à l’ensemble des perceptions et des représentations qui nous servent à évoquer notre corps, à l’évaluer, non seulement en tant qu’objet doué de certaines propriétés physiques (taille, poids, couleur, forme), mais aussi comme sujet ou partie de nous-mêmes, chargée d’affects multiples et parfois contradictoires (3). Autrement dit, il s’agit de la configuration globale que forme l’ensemble des représentations, perceptions, sentiments et attitudes que l’individu élabore vis-à-vis de son corps (4). Il faut donc distinguer l’image corporelle du schéma corporel (image tridimensionnelle que l’on a de soi) dont la source est neurologique. L’image du corps est le résultat d’une activité psychique des individus face à divers déterminants biologiques (le corps réel) ou sociaux (le corps perçu par autrui), elle a une fonction protectrice, stabilisatrice et donc adaptative. Cette image est évolutive et change avec l’âge. Elle n’est pas innée, mais se constitue dès la première enfance. Elle est au fondement de l’identité. Son altération est associée à un sentiment de perte et affecte de manière concomitante le concept de soi. Certains traumatismes, comme la survenue d’une maladie telle que le cancer et les traitements qui lui sont associés (chimiothérapie, chirurgie, radiothérapie), sont en mesure d’altérer l’image corporelle.
« Elle ne supporte plus son image » 99 L’image corporelle concerne tout autant le visible que l’invisible. Ainsi, ne sont pas seulement prises en compte les modifications du corps « offertes » au regard, mais aussi celles qui, sans être sujettes au regard de soi et des autres, affectent la manière dont l’individu pense son corps. Ainsi, la fatigue qui accompagne l’épreuve de la maladie remet en cause la fonctionnalité et les possibilités du corps. Elle est donc en mesure d’avoir des effets négatifs sur l’image corporelle du malade (5). L’image corporelle constitue un compromis entre perception subjective et objective du corps. Elle rend compte à ce titre de la dimension émotionnelle associée à la remise en cause de l’intégrité corporelle par la maladie et permet de dépasser la vision d’un individu qui devrait tendre vers la rationalité (ne réagir qu’à des affects collectivement légitimés) pour lui substituer un individu qui va vivre son corps sous l’influence de schémas collectifs, mais aussi celle de son expérience personnelle. Expérience qui ne peut être réduite uniquement, dans sa compréhension et son expression, au regard d’autrui.
Vivre les modifications corporelles : stigmatisation, identité et sexualité La stigmatisation Il est difficile d’aborder la question des modifications corporelles sans évoquer les processus de stigmatisation qu’elles sont en mesure de provoquer. Les processus de stigmatisation associés aux maladies comme le cancer dépendent de plusieurs critères : les incapacités produites, la résonance symbolique de l’atteinte, l’estimation faite sur la part de responsabilité du malade dans la survenue de sa maladie, mais également le marquage corporel de la maladie (6). Le stigmate correspond à toute caractéristique propre à un individu qui, si elle est connue, le discrédite aux yeux des autres ou le fait passer pour une personne de statut moindre. Posséder un stigmate ne suffit pas à être stigmatisé ou considéré comme déviant. C’est le type de rapport social dans lequel le stigmatisé est pris qui va le déterminer. Ainsi, le « normal » et le « stigmatisé » ne sont pas des personnes mais des points de vue, ces points de vue étant socialement produits (7). La stigmatisation peut conduire à des difficultés en termes d’insertion sociale, à une perception de soi négative, voire à une remise en cause de l’identité sociale. Ainsi, l’alopécie induite par les traitements chimiothérapiques produit de la stigmatisation. Les patients associent cet événement à une perte de personnalité et à une modification des interactions sociales et développent des stratégies (utilisation de perruques ou de foulards, banalisation, provocation) pour y faire face (8). Il faut toutefois noter que les modifications corporelles induites par les traitements ne jouent pas seulement sur le registre de l’image du corps. La perte de cheveux constitue à la fois un trouble de cette image, mais aussi un signifiant de la présence de la maladie (8).
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L’identité de genre Comme nous l’avons souligné précédemment, l’image corporelle est une composante importante de l’identité. Or, les modifications corporelles peuvent engendrer un remaniement identitaire. Certaines atteintes, touchant à l’intimité des malades, génèrent des enjeux symboliques spécifiques. Ainsi, la question de la féminité ou de la masculinité, et plus largement celle des identités de genre, est parfois au cœur du vécu de la situation de maladie. Ainsi, la mastectomie ou l’ovariectomie sont des interventions qui portent atteinte directement à l’identité féminine (9,10). Dans un autre registre, le cancer remet en cause un certain nombre de schémas de genre masculin comme la force physique, le non-recours aux autres, la sexualité ou l’autonomie dans l’activité (11).
La sexualité Si pour le patient la question de la sexualité passe souvent au second plan devant la notion simple de survie et de guérison (10), il n’en demeure pas moins que le cancer et les traitements qui y sont associés peuvent perturber de manière importante la sexualité (possibilités physiques, désir, plaisir) des malades (12). De fait, si les mastectomies atteignent les femmes par la mutilation d’un attribut de féminité investi socialement et symboliquement, elles les touchent aussi par la disparition d’un organe qui a une fonction importante dans les stimulations participant à la satisfaction liée aux relations sexuelles (13). De plus, la modification du corps n’est pas sans répercussions sur la capacité que ressent le malade de se montrer à l’autre, et ce, plus particulièrement lorsque le corps doit être investi à un niveau érotique.
L’image corporelle : quelle(s) évaluation(s) ? Un certain nombre « d’outils » peuvent être utilisés pour l’étude de l’image corporelle. Pour la plupart, ils proposent aux individus d’effectuer une autoévaluation de leur corps, des sentiments et sensations associés. Si ces outils n’ont pas tous été développés pour étudier spécifiquement l’image corporelle des malades du cancer, il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent également être utilisés dans cette perspective. Ainsi, le questionnaire d’image corporelle (14) est un outil en langue française qui permet de mesurer la satisfaction corporelle des individus. Il contient dix-neuf propositions ; les réponses sont données sur une échelle de type Likert en cinq points. La sommation des réponses permet d’obtenir un score total de satisfaction corporelle. La body image scale (15,16) a été, pour sa part, développée en collaboration avec l’European Organization for Research and Treatment of Cancer (EORTC) en vue d’une utilisation lors d’essais cliniques. Elle comprend dix propositions qui concernent des sentiments associés à l’apparence et au corps (satisfaction, désirabilité, conscience). Pour chacune d’entre elles, le patient doit indiquer sur une échelle en quatre points le niveau d’importance de ces modifications. Cette
« Elle ne supporte plus son image » 101 échelle peut être utilisée en complément de mesures de la qualité de vie. Enfin, le measure of body aperception (17) est un autoquestionnaire qui évalue le degré de valeur personnelle que l’individu s’attribue. Il comprend deux échelles, une première qui concerne le niveau auquel les patients se sentent concernés par leur apparence physique, une seconde qui explore l’intérêt que les patients ont pour leur corps dans son intégrité. La passation de tels outils peut être l’occasion de mettre en travail l’image corporelle. Autrement dit, elle peut contribuer à initier un questionnement sur le corps, sa perception et ses modifications éventuelles. Dans ce cadre, on peut envisager d’utiliser les éléments constitutifs de ces différents outils (items, propositions) pour élaborer un guide d’entretien utilisable lors des rencontres avec les patients. De même, ces différents outils peuvent aussi être utilisés pour effectuer des évaluations pré- et post-traitements et ainsi apprécier les répercussions éventuelles de ces derniers sur l’image corporelle des patients. Si ces instruments de mesure constituent une piste de travail pour le praticien, ils ne peuvent se substituer à une écoute active des « symptômes » par le soignant. Celle-ci nécessite plusieurs prérequis. Notamment, il s’agit d’envisager l’expérience de la maladie cancéreuse comme une remise en cause de l’intégrité physique à un niveau biologique, mais aussi psychique et symbolique, sans restreindre cet impact aux seules modifications corporelles « réelles ». De même, il convient d’accepter que la question du « paraître » (au sens commun du terme) puisse constituer un élément important du vécu de la maladie. En contrepartie, la modification du corps n’est pas une condition suffisante pour engendrer de la souffrance. Autrement dit, bien plus que la « réalité » des modifications corporelles (gravité, visibilité), c’est la manière dont elles sont vécues qui leur confère un statut de problème.
Conclusion Les répercussions du cancer et de son traitement sur l’image corporelle sont maintenant bien documentées. Cette problématique spécifique doit être intégrée dans celle plus globale de la qualité de vie des patients et faire l’objet d’un réel investissement de la part des soignants. Le développement des centres de beauté dans les établissements de soins ou encore la réalisation d’ateliers esthétiques dans les services d’oncologie participent à cet effort.
Références 1. Anderson MS, Johnson J (1994) Restoration of body image and self-esteem for women after cancer treatment. Cancer Pract 2: 345-9 2. Lichtenthal WG, Cruess DG, Clark VL, et al. (2005) Investment in body image among patients diagnosed with or at risk for malignant melanoma. Body Image 2: 41-52 3. Bruchon-Schweitzer M. (1990) Une psychologie du corps. PUF, Paris 4. Slade PD (1994) What is body image? Behav Res Ther 32: 487-502 5. Price B (1990) Body image: nursing concepts and care. Prentice Hall, London
102 Les souffrances psychologiques des malades du cancer 6. Albrecht G, Walker V, Levy J (1982) Social distance from the stigmatised: a test of two theories. Soc Sci Med 16: 1319-27 7. Goffman E (1975) Stigmate. Les Éditions de Minuit, Paris 8. Rosman S (2004) Cancer and stigma: experience of patients with chemotherapy-induced alopecia. Patient Educ Couns 52: 333-9 9. Hallowell N (1998) You don’t want to lose your ovaries because you think I might become a man. Women’s perceptions of prophylactic surgery as a cancer risk management option. Psycho-Oncology 7: 263-75 10. Hannoun-Levi JM (2005) Traitement du cancer du sein et de l’utérus : impact physiologique et psychologique sur la fonction sexuelle. Cancer/Radiothérapie 9: 175-82 11. Stansbury JP, Mathewson-Chapman M, Grant KE (2003) Gender schema and prostate cancer: veterans’ cultural model of masculinity. Med Anthropol 22: 175-204 12. Incrocci L, Hop WC, Wijnmaalen A, et al. (2002) Treatment outcome, body image, and sexual functioning after orchiectomy and radiotherapy for stage I-II testicular seminoma. Int J Radiation Oncology Biol Phys 53: 1165-73 13. Razavi D, Delvaux N (2002) Psycho-oncologie. Masson, Paris 14. Bruchon-Schweitzer M(1987) Dimensionality of the body image: the BodyImage Questionnaire. Percept Motor Skills 65: 887-92 15. Hopwood P, Fletcher I, Lee A, Al Ghazal S (2001) A body image scale for use with cancer patients. Eur J Cancer 37: 189-97 16. White GA (2000) Body image dimensions and cancer: a heuristic cognitive behavioural model. Psycho-Oncology 9: 183-92 17. Carver CS, Pozo-Kaderman C, Price AA, et al. (1998). Concern about aspects of body image and adjustment to early state breast cancer. Psychosom Med 60: 168-74
« Elle veut tout arrêter… » F. Dalfovo Rolland
Madame A. a une cinquantaine d’années, elle est traitée pour un cancer du sein depuis 15 ans. Elle vient à l’hôpital de jour une fois par semaine, en conduisant elle-même, pour sa chimiothérapie. Elle demande de me rencontrer car elle se trouve en dépression depuis des années et, selon son discours, les antidépresseurs n’ont plus aucun effet. Elle ne s’est jamais sentie autant triste, mal comprise et isolée. Bien qu’entourée par des amis, ses parents et ses enfants, elle se sent seule. Elle explique que pour les siens, elle est devenue cette personne malade, fatiguée et elle le restera pour toujours, ils se sont habitués non seulement au fait qu’elle soit malade, mais aussi à l’idée qu’elle le restera « encore et encore ». Nous aurons quelques entretiens et d’autres contacts par téléphone, son état de lassitude ne lui permettant plus de se déplacer. Elle explique que malgré les changements de traitements, les chimiothérapies ne fonctionnent plus depuis un an, sa maladie progresse et son état physique est déplorable. Sa seule activité consiste à conduire sa voiture jusqu’à l’hôpital une fois par semaine. Elle le sait et se plaint d’une série de traitements qui attaquent son corps et détruisent la vitalité qui lui reste. En pleurs, elle répète : « j’aimerais tout arrêter, mais je n’ai pas le choix ».
Accueillir la plainte Lors de nos premières rencontres, madame A. se plaint souvent de sa fatigue, de n’être plus la même et de ne plus avoir une vie sociale normale. Elle raconte les symptômes de sa maladie et les effets secondaires de son traitement, qui, selon elle, ne fonctionne pas. Je l’écoute et j’accepte sa souffrance dans l’espace de mon bureau, dans l’espace de mon regard, dans l’espace de mon silence et de mon acquiescement, je ne lui propose pas de solution, je ne lui dis pas non plus qu’il en existe, mais j’accueille tout simplement ses paroles, sa souffrance. Souffrance sans nom, souffrance pas nommée.
104 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Elle se plaint du temps qui coule et établit son échéance : dans quelques semaines, elle a rendez-vous avec son médecin traitant… La série de cures de chimiothérapie s’achève et elle vient à l’hôpital, toujours en conduisant sa voiture spécialement pour nos rencontres.
Le sujet, celui qui conduit… À propos d’un rendez-vous décommandé, madame A. explique qu’elle a des « crises d’angoisse » lorsqu’elle se trouve dans un taxi ou une ambulance et que, pour cette raison, il faut qu’elle conduise elle-même sa voiture, malgré son état de fatigue. L’action de conduire sa voiture pourrait être interprétée comme un désir de préserver son indépendance et son autonomie par rapport à la maladie. Cet acte pourrait aussi être interprété comme un désir de liberté ou encore comme un moyen de se sentir encore en vie, d’être encore capable de… L’angoisse semble surgir lorsqu’elle ne conduit pas, lorsqu’elle n’a pas le contrôle de la situation, lorsqu’elle ne peut pas choisir l’itinéraire à prendre. Cette hypothèse me renvoie à ses mots : « je n’ai pas le choix ». Que veut dire ne pas avoir le choix ? Elle dit subir les traitements, elle dit subir les regards des autres. Subit-elle les décisions, les désirs des autres ?
Les autres Les autres, les amis, la famille, les médecins font éruption dans son discours lorsqu’elle évoque son « corps fatigué », son « corps qui n’est plus le même », sa souffrance presque en cachette. Les autres ce ne sont pas seulement ceux qui lui adressent le regard miroir, le regard de pitié, mais ce sont aussi ceux qui dans son psychisme font obstacle, ceux qui ne lui laissent pas la possibilité de choisir. « Elle restera… encore et encore », malgré elle-même et son propre désir, dans ce corps, dans cette voie, dans cette vie, dans cet hôpital, dans ce protocole. Elle fréquente toujours les réunions familiales, et « toujours méticuleusement maquillée ». Elle appelle ce maquillage le « masque qui ne cache rien ». Puisque « dans le regard des autres elle voit son image détruite ». Elle exprime l’envie de crier jusqu’à son épuisement. Elle se demande : « mais qui pourrait l’entendre ? » Elle dit avoir l’impression que tout a été dit, tout a été compris, malgré elle. Elle se dit perdue : « Je ne sais plus où j’en suis. Je me sens paumée. » Je lui fais part de ma pensée : cela me fait penser aux angoisses lorsqu’elle est dans un taxi. L’idée de se perdre sur la route, d’être à la merci de l’autre, de ne plus être maître de soi. Après un moment de silence elle dit qu’elle veut tout arrêter ! J’acquiesce. Elle sourit. Une petite larme coule et elle répète : « J’aimerais tout arrêter, mais je n’ai pas le choix. » « Ne pas avoir le choix », serait-ce être prise dans le désir de l’autre ? Prise dans
« Elle veut tout arrêter… » 105 le désir de l’autre médecin, de l’autre qui regarde, prise dans le désir de sa famille… Elle raconte que pour son entourage « habitué à son être malade », l’idée de ne pas continuer le traitement est inexistante et impensable. Elle continue en évoquant la date de son rendez-vous médical : dans une semaine. Elle dit que son médecin traitant croit pouvoir trouver la molécule qui pourrait la faire vivre un peu plus. Elle dit que cette idée l’effraie, elle se demande quel est le prix à payer pour ce temps de plus. Elle se demande si elle pourra vivre encore un an comme ça, dans cet état de détresse. Elle veut tout arrêter !
Le sujet, celui qui désire… Je lui demande si cela ne serait pas comme « descendre de la voiture ». Dans nos rencontres, la voiture deviendra son corps métaphorisé et le chauffeur le sujet qui désire. Mais il s’avère impossible de séparer le corps du sujet désirant, elle me dit : « Sans le chauffeur, la voiture n’ira nulle part. » Son discours s’articule autour d’un choix, celui de continuer ou d’arrêter son traitement. Descendre de la voiture ou conduire elle-même. Lors de la rencontre suivante, madame A. raconte avoir annoncé son désir à son médecin, elle veut tout arrêter. Le médecin l’écoute, tout en expliquant les résultats hypothétiques de chacune de ces deux possibilités. Elle demande à son médecin un temps de réflexion et son médecin lui concède ce temps. Elle s’isole quelques jours pour « mieux réfléchir », après quoi, elle discutera avec une amie… se disant des choses dont elles n’avaient jamais osé parler auparavant… Nos rencontres gagnent une nouvelle nuance, madame A. semble plus légère, libre, moins angoissée et plus créative ; elle rêve ! C’est comme si elle avait pu récupérer quelque chose de perdu. Une dizaine de jours passe et madame A. décide de continuer son traitement. Elle sourit, me dit qu’elle sait qu’elle a choisi un chemin dur et difficile, mais elle a choisi, c’est son choix.
L’autre, celui qui permet… L’autre qui permet à madame A. d’exister est son médecin. En lui faisant confiance, en acceptant son choix, un temps de réflexion. Son médecin a accepté son doute, son questionnement et, surtout, sa capacité de décision. Dans son discours : « J’aimerais tout arrêter, mais je n’ai pas le choix », la sentence la plus dure et angoissante pour elle était : « Je n’ai pas le choix ». Elle se sentait, comme souvent cela arrive à l’hôpital, dépossédée de son propre être, de son corps, de son psychisme. La médecine a ce pouvoir de déposséder les sujets de leur propre subjectivité. Mais un jour cette patiente a pu exprimer son désir à un médecin qui a su écouter et lui faire confiance… C’est cela qui a permis à madame A. de récupérer ses capacités, sa subjectivité, le pouvoir de conduire sa vie. En lui donnant ce temps de
106 Les souffrances psychologiques des malades du cancer réflexion, le médecin lui rend ce qui lui appartenait, mais qu’elle avait perdu, la maîtrise de sa vie. Ces dix jours lui ont suffi pour se sentir vivante. Parfois, la demande d’arrêter ou le refus de suivre un traitement peut cacher cet état de détresse, un sentiment d’infantilisation que la « médecine maternante » peut provoquer chez un patient. Toutefois, une demande d’arrêt de traitement ne peut être interprétée ainsi. Une demande peut aussi tout simplement ne représenter… qu’une demande.
Une vérité subjective Depuis trois ans, je travaille dans un service d’oncologie médicale et je suis au contact de patients atteints de cancer. Fait qui ne m’autorise pas à parler pour eux ni à établir leurs ultimes vérités, car chaque patient est un sujet unique et singulier. Cela dit, ce que je vous ai proposé est, d’une part, le récit d’un cas où le patient, dans un moment de son parcours thérapeutique, a posé souci à la médecine car il voulait arrêter son traitement, et, d’autre part, ma tentative de comprendre et saisir ce qui pourrait être en jeu dans cette situation. Que faire, comment agir, comment parler, enfin, comment convaincre son patient de suivre son traitement ? Je ne me suis pas attaché à répondre à ces questions, puisqu’elles demeurent sans réponse du fait de la singularité de chaque sujet. Cet article est une petite tentative de réflexion que je partage avec vous, lecteurs. Ce texte n’est qu’une lecture personnelle d’une expérience à deux, puisque la vérité de madame A. n’appartient qu’à elle-même.
« Elle n’accepte pas son traitement » I. Pellegrini
– « Tu devrais rencontrer madame A. C’est une patiente que l’on a du mal à cerner… Elle semble anxieuse, en difficulté avec ses traitements qu’elle a du mal à accepter. Comme si elle ne se rendait pas compte de la gravité de son état… » Le diagnostic a été posé chez madame A. il y a quelques mois déjà, elle en est à sa troisième cure de chimiothérapie. – « Mais en fait, soupire-t-elle à peine me suis-je présentée, je n’ai toujours pas fini d’encaisser. » Elle évoque deux chocs. En premier lieu celui de l’annonce de la maladie, découverte de façon fortuite, et sa totale incapacité à penser ce qui lui arrivait : « Aujourd’hui encore, trois mois après, par moments je n’y crois toujours pas, c’est irréel. Car comment croire à cette maladie abstraite, qui ne se signale par aucun autre signe que des chiffres sur des résultats d’analyses sanguines ? Et rendez-vous compte ! En quelques minutes, il m’a fallu décider d’accepter de remettre ma vie entre les mains de cette personne en face de moi que quelques minutes plus tôt je ne connaissais pas ! » Deuxième choc, celui de l’annonce des traitements, et le cortège d’informations afférentes : « On me parlait de chimio, d’aplasie, d’allogreffe, de cellules souches… j’étais submergée, moi qui ne savais même pas ce qu’était une cellule ! Ils ne se rendent pas compte que nous ne sommes pas dans le même système, et ne se mettent pas à notre portée ! En plus, on ne connaît pas l’issue ni le pronostic, on me parle de rémission. Mais eux-mêmes ne savent pas… Dans ces conditions, comment accepterais-je ces traitements lourds qu’ils préconisent ? » Et, peu à peu, la plainte angoissée cède le pas à des doléances chargées d’ambivalence, où se mêlent détresse, sentiment d’impuissance, mais aussi de révolte contre le vécu de dépendance et de soumission passive que réveillent à la fois la maladie à potentiel létal et les préconisations médicales. – « Ce n’est pas le manque de confiance, mais je ne comprends pas tout, et j’avoue que j’ai la trouille. Il faut accepter de se laisser faire, je ne vais pas me battre contre eux ! Mais il faut aussi que je sorte de leurs pattes au plus vite. Et pour cela il me faut aller au bout, pour partir au plus vite… ! Mais en même temps j’ai si peur d’arriver vers la fin… »
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Ce n’est parfois qu’au moment de la mise en route des traitements que pour le patient s’actualise une maladie qu’il ne percevait pas jusque-là Le surgissement – toujours brutal – de la maladie cancéreuse confronte le patient à une expérience somatique et psychique critique, qui l’oblige à une réorganisation de ses repères, de son monde interne, et de son rapport aux autres. Dans la période si délicate qui est celle de l’annonce du diagnostic et des traitements, le patient progresse dans la maladie dans une temporalité qui est souvent différente de celle des soignants, ceux-ci étant déjà dans le « faire » alors que le patient peine encore à intégrer psychiquement les effets de l’annonce. Et ce n’est parfois qu’au moment de la mise en route des traitements que pour le patient s’actualise une maladie qu’il ne percevait pas jusque-là. Le corps, sa réalité, sa finitude s’imposent alors à lui de façon impérieuse, l’obligeant à s’avouer ce que tout un chacun désavoue, que l’on est mortel. On comprend dès lors que ces moments de vertigineuse précarité peuvent s’accompagner pour le sujet de l’émergence de productions fantasmatiques angoissantes, et générer des réactions insolites ou incompréhensibles aux yeux de l’entourage. De telles attitudes, d’apparence irrationnelle, sont révélatrices d’un positionnement des patients vis-à-vis de la prise en charge médicale pour le moins ambigu, souvent empreint d’inquiétude et d’ambivalence. Si, objectivement, ces réactions s’ancrent dans la réalité biomédicale du présent, leur dimension subjective et inconsciente doit donc être reconnue. Répondre aux patients uniquement sur le terrain médical, tenter de contenir ou de résorber leur discours dans une logique raisonnable et raisonnante n’est bien souvent ni suffisant ni satisfaisant. Les médecins le savent bien d’ailleurs. Percevant que les attitudes ou les propos des patients concernent autre chose que la seule réalité somatique, ils font alors appel au « psy ». Le « symptôme » du patient que le psychologue aborde alors est tout autant le cancer qu’on vient de diagnostiquer que l’angoisse que celui-ci a fait naître ; la détresse qui s’exprime dans les larmes ou a contrario dans le mutisme, mais aussi l’anxiété face à la mise en route d’une chimiothérapie, l’appréhension de « l’aprèstraitement », ou encore les réticences, les doutes sur la pertinence des traitements proposés, voire leur rejet… Autant de manifestations de la subjectivité qui, au regard du cancer bien sûr, ne présentent pas le même caractère de gravité et, de ce fait, peuvent paraître secondaires, passer parfois pour de la versatilité ou de l’infantilisme, et susciter désarroi, impatience ou inquiétude du côté des soignants et de l’entourage. Dans un contexte où le bien du malade est la raison d’être des actes médicaux, quel statut reconnaître à de tels comportements qui risquent parfois de compromettre l’efficacité thérapeutique ?
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L’angoisse liée à l’incertitude sur l’avenir peut se reporter sur les traitements Pour aborder ces questions, il importe de reconnaître la complexité de ce qui se joue pour le patient dans le contexte de la maladie à pronostic potentiellement létal. Une fois passée la surprise du diagnostic, l’angoisse liée à l’incertitude sur l’avenir peut se reporter sur les traitements. Ceux-ci se révèlent porteurs à la fois de la réparation, et de la violence de la maladie. L’ambivalence dans le rapport aux traitements, c’est l’opposition vie-mort déplacée sur l’objet externe, le traitement (le protocole thérapeutique, la substance de la chimiothérapie, les médicaments…). C’est sur la prise en charge médicale que l’on déplacera les images négatives : tel acte médical deviendra néfaste, dangereux, toxique, tel autre sera jugé inutile, tel autre, enfin, deviendra objet à refuser parce qu’on ne peut plus le supporter. Aussi les traitements peuvent-ils avoir pour rôle ou effet, au-delà de leur fonction purement iatrique, de combler la détresse, ou, au contraire, de réactiver les angoisses archaïques, lorsqu’ils sont vécus comme destructeurs.
Faire confiance, est-ce éprouver un sentiment de confiance, ou est-ce un acte, celui de faire le choix d’accorder sa confiance ? Chercher à comprendre comment des patients se positionnent vis-à-vis des consignes médicales implique de prendre en compte également le rapport intersubjectif dans lequel celles-ci s’inscrivent, à savoir la relation médecin-malade. C’est une relation complexe toute en nuances, faite de sentiments mêlés dans lesquels entre en jeu tendances et attitudes opposées, motivations conscientes et désir inconscient. Le malade vivant une crise vitale intense se trouve passivé face à l’environnement médico-hospitalier, perçu comme disposant heureusement, ou dangereusement, d’un tout savoir sur lui et son devenir. Dans ce contexte, faire confiance, est-ce éprouver un sentiment de confiance, ou est-ce un acte, celui de faire le choix d’accorder sa confiance ? Et dans ce cas, sur quoi cet acte se fonde-t-il ? Le médecin, expert, sujet supposé savoir ce qu’il en est de la maladie, de la souffrance, et in fine de la mort, est investi par avance au niveau symbolique. À la fois représentant et porte-parole de l’institution de soins, et au-delà plus globalement de la médecine – ce qui met en jeu le crédit d’une compétence et d’un savoir –, il se trouve tout particulièrement prédisposé aux identifications et projections des patients. Projections qui, selon les cas, vont osciller entre confiance sans retenue, quasi magique, et méfiance. On peut ainsi demander au personnage du médecin d’être tout-puissant, mais lui reprocher son pouvoir ; lui demander d’être au fait des dernières recherches, mais lui reprocher son langage savant ; lui prêter un savoir oraculaire tout en ne désirant pas nécessairement connaître la prédiction dans sa globalité. On peut encore osciller entre recherche active d’informations par moments, et demande de passivité à d’autres.
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Les préconisations médicales ne manquent pas de réactiver les relations de soumission-dépendance de la petite enfance Les relations entre le patient et son médecin s’instaurent donc sur fond de savoir de l’un et ignorance de l’autre, confiance et défiance, mais aussi liberté et aliénation. L’existence même de la relation médecin-malade est fondée sur des soubassements affectifs qui trouvent leur origine dans l’histoire de chacun, et s’ancre dans les vicissitudes du rapport au grand autre qu’incarne le médecin. C’est cette alchimie particulière de la relation qui en fait la singularité, la valeur humaine, mais en rend aussi les avatars complexes. Car dans cette période où la maladie et les traitements qui s’y rattachent s’imposent au sujet comme évidence de l’impuissance, les préconisations médicales ne manquent pas de réactiver les relations de soumission-dépendance de la petite enfance, et les angoisses archaïques qui s’y rattachent. Angoisse d’abandon pour cette autre patiente, qui me racontait qu’à chaque retour à domicile entre deux cures, elle attend l’hospitalisation suivante en espérant secrètement qu’elle pourra être avancée d’une semaine : « Dès que j’arrive je suis à leur disposition pour qu’ils fassent ceci, cela… ». Comparant l’équipe soignante à une seconde famille aimante, elle me dit le sentiment de sécurité absolu qu’elle éprouve pendant ses périodes d’hospitalisation. Au fil de ses associations, elle en vient à évoquer le personnage de sa mère, décédée pendant sa petite enfance, et rapporte un souvenir. Elle se revoit, à l’âge de trois ans, dans les bras de sa mère, regardant du balcon le départ des soldats pour la guerre. Une évocation qui provoque ses larmes ; tout comme, d’ailleurs, elle fond en larmes chaque matin lorsque le médecin termine sa visite ; et tout comme, d’ailleurs, elle avait fondu en larmes à la fin de l’entretien précédent alors que je me préparais à quitter la chambre… Mais la relation objectale la plus ancienne peut aussi renvoyer à des fantasmes de domination et de soumission, et contenir une menace d’annihilation, de disparition. Et de même que le petit être se sent complètement soumis et peut rêver d’inverser le rapport de force pour ne pas disparaître, le patient peut réagir parfois violemment au grand autre-mère-environnement-hôpital qu’il peut ressentir comme intrusif, excessivement demandeur ou dominateur. Aussi, en fonction de la marge de liberté qu’a le sujet à l’endroit de l’autorité, de la sécurité et de l’amour (et de ses multiples facettes : affection, tendresse, estime, reconnaissance, sollicitude, compassion, identification, attentes, besoin, abnégation etc.) qu’incarne le médecin, le patient acceptera plus ou moins volontiers de se conformer aux indications médicales. Ainsi, comment ne pas entendre dans les doléances de madame A. la souffrance liée à son sentiment d’impuissance ? Sentiment d’impuissance dont l’expression la plus évidente, puisque consciemment verbalisée, se rapporte à son incapacité à comprendre les informations médicales. En filigrane de quoi perce un sentiment de révolte contre ce qu’elle vit comme un processus excessif de passivation. Ses réticences, ses plaintes, ses atermoiements relatifs aux traitements sonnent comme une protestation sortie des tréfonds du sujet contre le fantasme angoissant d’être engloutie, exploitée à l’infini.
« Elle n’accepte pas son traitement » 111
Protestations d’existence Pour le sujet confronté à la maladie cancéreuse et aux prescriptions médicales, les énigmes de la mort et du désir de l’autre se conjuguent. Selon les situations, il arrive que la négociation des angoisses soit alors déplacée sur l’objet externe, le traitement, générant hésitations, difficultés d’observance, refus, interruptions, plaintes somatiques ou existentielles qui ne prennent souvent sens que lorsqu’elles sont référées à la dimension de l’inconscient. Ces manifestations du sujet, qui viennent insister et parfois contrarier les efforts que la médecine déploie pour venir à bout de la maladie, constitueraient autant de formes de « protestations d’existence » dont parle Canguilhem (1). C’est-à-dire ce qui, de la subjectivité du malade, reste d’irréductible une fois que le médecin, armé de sa rationalité scientifique, a traité, même avec succès, la maladie. Des « protestations d’existence » qui, en tant que telles, méritent d’être entendues, et reçues comme indices d’un désir singulier qui chercherait à s’exprimer.
Référence 1. Canguilhem G (1983) Puissance et limites de la rationalité en médecine. In : Études d’histoire et de philosophie des sciences. J. Vrin, Paris
« Le malade est confus : est-ce qu’il souffre ? » D. Marie
« Mort, c’est tout ce que nous voyons éveillé ; songes, ce que nous voyons en dormant. » Héraclite. Les penseurs grecs avant Socrate. Paris : Flammarion.
« Vous entendez, depuis ce matin ça n’arrête pas, je ne sais pas ce qui se passe depuis ce matin à Marseille… vous savez s’ils se sont calmés ? » […] « Vous n’avez pas entendu ? » […] « Ah ! Vous avez entendu là… je ne sais pas ce qu’ils font, ils les ont déjà emmenés… » […] « Les enfants… mais je ne sais pas où ils les ont emmenés… » […] « Ils avaient changé un enfant de place… il était dans un cimetière et maintenant je ne sais pas dans quel cimetière il l’ont mis… et maintenant ils emmènent le deuxième… ». Ecco « Vous me feriez passer mes babouches » […] « Nous avions rendez-vous dimanche… mais vous n’êtes pas venu… il pleuvait… » […] « J’ai rendez-vous demain matin avec Georges Bush… si vous pouvez passer après… ». Khalil « Vous êtes avec le médecin qui est venu me voir il y a cinq minutes, vous formez un beau couple… » […] « Je suis venu avec ma voiture, il est garé en bas… il faudrait que je la nettoie… » […] « Oh ! vous avez vu, il y a un chien sur le toit… ». Abel « Aaaaaah… Christopher… Aaaaaah… Christopher… » […] « Le soir avant de m’endormir, j’ai l’impression qu’on m’observe… ». Samsara « Il faudrait aller le voir, il est confus… enfin de toute manière ça sert à rien… » […] « Tu voudrais pas lui apporter un papier, j’ai pas trop le temps… et j’aime pas trop aller le voir ça me dérange… » […] « Elle arrête pas de crier, ça devient gênant à force… ouf… j’espère qu’elle va pas trop rester dans le service… ». Des soignants.
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Pour tenter de comprendre… « Il raconte n’importe quoi, il est incompréhensible, il se déperfuse toutes les cinq minutes, ça n’a pas de sens… » Ce type de discours souvent suivi de comportements considérés comme « déviants » exacerbe les tensions relationnelles au sein des équipes de soins. Tensions qui engendrent souvent une confusion en écho à celle recueillie en chambre. Pour tenter de comprendre les difficultés des patients lorsque les « bizarreries » font effraction au niveau de la réalité soignante, et parfois même au niveau de la réalité des malades, il convient de nous poser la question des plaintes des unités de soins. Ces patients « agités » ne correspondant pas au prototype des « bons patients pour une bonne prise en charge » invoquent, de fait, cette interrogation : qu’est-ce que la folie ? À l’hôpital, même si les actes semblent portés plus haut que les paroles, le discours peut être entendu, même si cela est réducteur, comme une tentative d’expression : les mots sont des faits et les phrases sont des actes… Écouter le sujet dans une perspective d’enquête afin de déterminer l’étiologie et la compréhension ne sont pas les seuls garants d’une optimisation de la prise en charge de ces personnes. Ainsi, il nous faut saisir, au plus près, le sens de ces discours et comportements. Entre dire et faire, entre penser et raisonner, il nous faut tenter d’éclaircir l’opacité de la confusion dans les institutions de soins somatiques.
Qu’est-ce que la folie ? Qu’est-ce qu’être fou ? Si l’on se réfère au sens commun, la question de la folie exprime un décalage avec la norme, qu’on l’entende comme maladie mentale ou en ce que l’expression populaire désigne par un « grain de folie ». Il est amusant de remarquer que ces représentations expriment des points de vue débattus en psychopathologie. Penser la maladie mentale, c’est implicitement appréhender la « folie » comme une structure, une structure qui ferait rupture avec la normalité. Mais ce « grain de folie », que nous avons tous prononcé une fois à l’encontre d’un autre ou de nous-même, prend le contre-pied d’une scission entre normal et pathologique. En effet, si pour une conception structuraliste, la « folie » reste « inguérissable », cela ne signifie pas, pour autant, que l’on ne puisse pas prendre en charge la souffrance qui en résulte. Pour les tenants d’une personnalité « globale et intégrative », il s’agit d’une continuité, chez chacun d’entre nous, entre ce que l’on peut nommer névrose et psychose. Ces deux façons d’appréhender les comportements dits « confus » se recueillent dans le discours soignant et dénotent des dynamiques différentes. Un « il est psychiatrique » ou un « il passe par un épisode confus » se distinguent par des approches foncièrement divergentes, entre aigu et chronique. Mais, l’étiopathogénie de tels « agissements » a sa place à tenir dans la compréhension et dans l’appréhension du malade. En effet, une toxicité morphinique ou médicamenteuse nécessite une réévaluation des posologies avant d’envisager une quelconque diagnose « psy ». Il en est de même pour les atteintes métastatiques localisées au niveau cérébral pour lesquelles les avis neurologiques et les scanners permettent de distinguer les troubles. Si la perspective
« Le malade est confus : est-ce qu’il souffre ? » 115 organiciste s’avère fondée, c’est-à-dire excluant l’éventualité de la « folie » comme le rappelle le DSM IV-R sous le terme de délirium, il n’en demeure pas moins que la perspective psychologique peut en être son complément au regard des facteurs anxiogènes, de la part d’irrationnel et de passionnel chargé de sens qui ne se confond pas avec la maladie. Autrement dit, l’irrationnel et le passionnel ne sont pas exclusifs de la folie. Ainsi, l’apport de la psychologie permet d’entendre une forme d’expression d’une souffrance qui peut se traduire sous les traits de la psychopathologie.
Une réalité trop difficile… Lors d’hospitalisations, il arrive que des patients aient des comportements « étranges » : ils se déperfusent, ils préparent leurs affaires pour quitter le service, dans la nuit, ils sont retrouvés allongés devant la porte reliés à la potence par la tubulure du site implantable, ils se promènent nus dans les couloirs, ils crient derrière la porte fermée de leur chambre… Ces conduites qui font souvent effraction au cœur des codes institutionnels et sociaux peuvent être le témoignage de la violence que ressentent les patients à l’approche d’une fin présumée ou lorsque le corps subit des attaques venant de l’intérieur jusqu’à se transformer, voire se morceler. Khalil exprimait, parfois avec violence, son souhait de quitter l’hôpital à chacune de nos rencontres, il évoquait ces temps qui n’avaient pas de sens, ces temps où il voyait les avancées tumorales et où il n’était pas dupe de ce qui l’attendait. Ecco, quant à elle, avait exprimé cette clairvoyance lors d’un épisode confus, lorsqu’elle évoquait l’ignorance médicale quant à son état. Ainsi, au milieu de paroles hachées et sans cohésion, des soubresauts de conscience viennent rappeler que la perte de contact avec la réalité n’est jamais complète… Bien que tourné vers soi, le patient témoigne d’un investissement, toujours présent, du monde extérieur. Les hurlements patronymiques d’une femme peuvent attester d’une émergence, sans concession, de l’intérieur à l’extérieur… Étaient-ils fous ? La logique était-elle présente ? Elle paraissait ne pas être dans ces moments extrêmes… extrême de violence et de peur ! Une violence que Khalil exprimait au rythme de ces évolutions corporelles ; une peur que cette femme évoquait à voix basse : « J’ai peur de mourir ». Y a-t-il une logique dans les prises en charges en oncologie médicale ? Entre exprimer, certes de manière confuse, ses craintes et ses angoisses, se faire soigner lorsque des tumeurs volumineuses se montrent à l’extérieur du corps, et continuer à boire et à fumer lorsqu’on est sous chimiothérapie ? Chaque acte et chaque discours peut être le révélateur d’état de détresse que le corps peut supporter mais que l’intérieur se doit d’expulser pour continuer son existence. La violence, qu’elle soit exprimée ou agie, vers soi ou vers les autres, n’est que le signe d’une haine dirigée contre la réalité. Une réalité que les patients tentent d’oublier, de rejeter, en projetant dans l’univers hospitalier les souffrances accumulées.
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Histoire de dire… Nous avons évoqué la passion avec laquelle les patients s’expriment en l’abordant seulement sous le joug de la souffrance. Mais être passionné, c’est aimer, c’est haïr, c’est vouloir connaître encore et encore : c’est s’investir, c’est se donner, c’est être « entier » malgré des liens qui vont se diviser à l’extérieur et dont le discours est le reflet de l’intérieur. En d’autres termes, c’est vouloir vivre ! L’atteinte somatique entraînant une atteinte affective contribue à ce que les liens qui nous unissent et qui nous ont construits soient alors envisagés comme devant prendre fin, c’est-àdire entraînant le sujet à prendre conscience de sa finitude. Dès lors, le sujet fait l’expérience désagréable de la perte du sens de la vie par le biais d’une perte de cohérence corporelle. Débute alors une quête de sens où certains thèmes que le sujet n’avait jusqu’alors jamais abordés s’expriment de façon « brute », signifiant l’état de perdition et l’errance dans lesquels il se trouve. Face à une réalité incompressible, ces épisodes ne constituent qu’une traduction d’un inélaborable, d’un non symbolisable. En effet, la mort reste cette inconnue et nous pouvons nous interroger sur notre capacité à intégrer quelque chose que nous ne connaissons pas. Tout comme l’élocution verbale de ces patients qui, de prime abord, nous est inconnue par la codification et le cryptage d’un insensé, d’un incompréhensible, elle constitue une expérience, comme celle que nous faisons chaque soir dans nos rêves. Les rêves que parfois nous évoquons entre amis et qui trouvent une oreille attentive pour les recueillir. Dès lors qu’une écoute est offerte, nous y trouvons un sens, une explication et ce qui a pu nous déranger pendant le sommeil devient plus claire au moment du réveil. D’aucuns disaient que les mots ne sont pas les choses qu’ils entendent représenter et d’autres expliquaient que le mot ne trouvait un sens que parce qu’il en appelle un autre. Et de fil en aiguille se tisse une trame au sein de laquelle le sujet en souffrance peut s’y inscrire et ainsi rappeler son histoire, une histoire passée mais pas encore terminée. Ces épisodes confusionnels peuvent correspondre à des expériences que nous pourrions qualifier de rêveries diurnes. Rêveries que Freud entendait comme l’accomplissement d’un désir et que d’autres, comme Meltzer, appréhendaient comme un processus de symbolisation de ce qui ne l’avait pas été. Ces moments de confusion constituent certes une « expérience délirante » qui ne trouve pas sa genèse dans une organisation psychique mais dans une recherche visant à transformer une réalité, à reconstruire une autre réalité plus supportable.
Le malade est confus, est-ce qu’il souffre ?… Poser cette question, c’est d’emblée poser une question éthique à propos de la souffrance et de la folie. « Il est fou, il est neu neu, il est dans son monde » réduit le sujet à un phénomène objectif et objectivant hors de toute subjectivité. C’est réduire le sujet au syndrome, ou aux symptômes confusionnels, et l’exclure du processus de prise en charge holistique insufflé, entre autres, par la culture des soins palliatifs. Ainsi appréhendé, il serait question d’annihiler l’histoire d’une personne et la
« Le malade est confus : est-ce qu’il souffre ? » 117 réduire à une organisation psychique alors que la confusion pose cette question du Sphinx pour celui qui la croise et celui qui la vit : qu’est-ce que l’homme ? Les institutions de soins ont le pouvoir de déterminer « qui est malade et qui est fou » et il faut garder nos précautions afin de ne pas abuser ou de ne pas usurper ce pouvoir au dépend d’un filtre interprétatif et subjectif. Le malade est confus, est-ce qu’il souffre ? Bien sûr, il souffre d’un trop de réalité qui chaque jour se nourrit de lui-même. Enfin, pour paraphraser Shakespeare, on pourrait dire que les patients dits confus, souffrent de tout comme s’ils ne souffraient de rien.
« Mon sein coule, je me sens mourir » Le toucher en oncologie médicale, une méthode d’évaluation globale en soins infirmiers J.-F. Futo
Rencontre avec Élise à la demande de la psychologue de l’unité de soins palliatifs Deuxième jour d’hospitalisation Élise est couchée, une odeur repoussante envahit l’espace. Sa poitrine, en partie dénudée, dévoile un pansement qui recouvre la moitié de son sein. Elle repose sur un lit d’alèses absorbantes. Je me présente tout en m’assurant de ne pas la déranger et lui explique ma démarche « bien-être », en lien avec le stress vécu. Élise acquiesce d’un air entendu et ajoute : « je vous attendais » (présentation faite la veille par la psychologue). D’emblée, elle se contorsionne d’horreur et de dégoût, tout en décrivant son sein blessé et l’odeur qu’il dégage, par un flot de paroles, comme si elle se parlait à elle-même : « … mon sein coule, je pue la mort… il veut me mettre sous morphine, je sais que ça veut dire que c’est la fin… ma tante est morte cinq jours après…, il n’y a plus rien à faire…, cette chose, c’est de la science-fiction… Elle est bien accrochée, je voudrais l’extirper, en faisant un geste significatif de la main ». Le regard est tourmenté, le visage blême, le souffle est court. Elle exprime sa difficulté à vivre tout cela, pleure en montrant ce sein malodorant, comme si quelque chose d’innommable lui était infligé… Je termine l’entretien d’un geste enveloppant, et remonte le drap sur son torse, tout en lui demandant si le contact ou le poids du tissu est douloureux, elle signifie que non et, pour la première fois, son visage se détend. Élise semble moins effrayée, elle accepte qu’on se revoie pour une séance de soin relaxant, nous nous quittons en nous serrant la main.
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Histoire de la maladie Élise, 61 ans, souffre d’un cancer du sein. La tumeur, extériorisée, exsude et envahit la moitié de son sein. Depuis quatre ans, elle vit au rythme des traitements et a subi deux interventions chirurgicales mutilantes. Lors de sa dernière consultation, Élise est informée qu’elle est en échec thérapeutique et que son pronostic est létal à cinq ans. Infirmière, elle vit avec son fils de 30 ans. Plusieurs mois passent, Élise est hospitalisée pour altération de la plaie et des douleurs. À son arrivée dans l’unité, l’odeur nauséabonde, provenant des écoulements surabondants de la plaie, enveloppe Élise, effrayée et très fatiguée.
Le temps de l’écoute Lors de la deuxième rencontre, l’odeur et les écoulements de son sein occupent toute la séance. Élise fait le lien avec la mort, d’un corps qui se liquéfie, et semble persuadée que ces signes montrent qu’elle va mourir, d’autant que des douleurs localisées à l’épaule et au bras s’intensifient et deviennent insupportables le soir. L’idée de l’introduction de la morphine lui rappelle sa tante décédée après une prescription de morphinique, et semble la renforcer dans l’idée d’une mort imminente. Un leitmotiv ponctue l’entretien : « il faut que je travaille, quand je travaille je ne suis pas malade ». Malgré toute cette souffrance, elle accepte un soin relaxant des pieds, aidée de l’haptonomie, « science de l’affectivité »1. En fin de séance, son visage est détendu, elle exprime un soulagement et l’oubli de la sensation douloureuse. Élise se remémorera la relation au corps avec son bébé, les massages qu’elle lui prodiguait. Elle décrira les liens d’amour à une mère qu’elle présente comme idéalisée. Elle évoquera aussi la relation à son propre corps depuis deux ans, période de récidive, où elle cessa de prendre soin d’elle, alors qu’elle était coquette et adepte des soins esthétiques, et s’étonnera de m’entendre dire que sa peau est douce, assurée de la sentir rugueuse.
Réflexion. Diagnostics infirmiers2 L’infirmière s’engage à appliquer les prescriptions médicales (rôle prescrit) et à poser des soins à son initiative (rôle propre3). La démarche d’évaluation des besoins au lit du patient est l’une des activités essentielles de la pratique clinique infirmière, révélateur de problématiques de santé et de vie.
1. Veldman Frans (2004) Haptonomie Amour et Raison, éditions PUF. 2. Juall Carpenito L (1995) Diagnostics Infirmiers, Applications cliniques, 5e édition. Masson, Paris. 3. Décret n° 2004-802 du 29 juillet 2004 du Code de la santé publique profession d’infirmier ou d’infirmière, concernant l’exercice de la profession et les actes professionnels.
« Mon sein coule, je me sens mourir »… 121 En effet, pour être au plus près de la vérité de l’être en souffrance, l’infirmière se pose comme « objet interrelationnel » (rôle interdépendant ou en collaboration). Elle observe, anime, crée du lien, fait la liaison entre l’équipe pluriprofessionnelle, en accord avec le bénéficiaire de soins. Enfin, en première ligne, elle doit faire face aux souffrances du patient dès son arrivée en unité de soins. Posons-nous sur les problématiques validées par Élise : – la peur de mourir liée à l’annonce de l’échec thérapeutique, et à une mort annoncée à moyen terme, aux représentations des morphiniques, à une perte d’autonomie prématurée ; – l’atteinte de l’intégrité des tissus, de l’image corporelle et de l’estime de soi, en lien avec la tumeur apparente, l’odeur, les écoulements, la vue de ce tableau clinique morbide, la rupture professionnelle et sociale. L’expression de sa souffrance passera par le dégoût, la honte, la colère, un sein à moitié nu, qu’elle donne à voir, une perception d’elle-même perturbée, amputée de son être en santé ; – les douleurs et la fatigue font aussi écho à l’évolution de la maladie, les incidences émotionnelles comme l’apathie proche de l’inertie, montrent les difficultés à s’adapter à un changement dans l’état de santé, face à une situation qu’elle juge sans issue ; – la perte d’espoir, affectée par un sentiment d’impuissance, résulte de l’accumulation de ces phénomènes qu’elle ne peut maîtriser. Il lui sera difficile de résoudre le quotidien, de trouver un nouveau sens à sa vie, exprimée par un sentiment de solitude, des difficultés à reconnaître les sources d’espoir.
Analyse clinique, centrée sur le corps altéré Ces diagnostics évoquent la brutalité d’une réalité incontournable qu’est la maladie cancéreuse, symbolisant pour cette dame une voie sans issue, une condamnation à mort, exprimée par une clinique de chairs en putréfaction, et un traitement antalgique évoquant une mort imminente. Son corps altéré est touché dans sa féminité et dans l’essence même de la cellule originelle. Élise se trouve sidérée dans le mouvement naturel de la vie comme travailler, prendre soin d’elle, et donne une autre lecture aux événements. Les atteintes du champ émotionnel et physiologique sont multiples et multifactorielles, tous ses sens sont en alerte4. Elle semble avoir une vue très précise de la situation, pourtant elle s’en remet à l’équipe tout en s’opposant. D’un personnel soignant à l’autre, elle demande les mêmes choses sur son état de santé, transforme les informations, le plus souvent vers le pire. Comme les pensées s’emballent, les mouvements respiratoires sont superficiels, les fréquences de l’inspiration et de l’expiration sont accélérées ou à peine perceptibles ; le teint blême, le front crispé, le regard reflète la peur, le chagrin, les yeux peuvent être larmoyants. La capacité à entendre ou à comprendre « ce nouveau langage » semble altérée.
4. Bruchon-Schweitzer ML, Dantzer R (1994) Introduction à la psychologie de la santé, édition PUF.
122 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Le corps à nu exprime par sa posture le niveau de mal-être et de souffrance dans lequel elle est comme figée. Ses épaules sont relevées comme si la tête était rentrée entre celles-ci ; la main droite est repliée, le poing fermé, les doigts de la main gauche sont tendus ; les pieds aussi montrent le niveau de tension de la personne, par les extrémités tendues vers la face interne du corps, ils se touchent et s’entrecroisent, les orteils et plus particulièrement les gros orteils sont plutôt en extension. Son humeur aussi, à fleur de peau, sera calme, vive, avisée, et soudainement révoltée, puis torturée par des perspectives funestes. Elle ne se laissera que rarement regagner par un élan d’espoir.
Préalables au soin par le toucher, aidé de l’haptonomie Depuis la nuit des temps, dans un idéal collectif, la femme prend soin de l’homme, elle porte l’enfant, le met au monde « point de départ de tous les soins mais aussi des rites de passage qui en sont issus »5. Elle le nourrit, l’aide à vivre les étapes de croissance. Bien plus encore, ce tout-petit vivra l’épreuve de la séparation du nid maternel pour un lieu étranger, et peut-être même étrange. D’où l’expérience de ces pratiques ancestrales et de ce corps à corps, de la mère à l’enfant, qui apaise le nouveau-né face à ce monde inconnu. Au-delà, elles visent à prolonger un sentiment de sécurité. Prendre soin de l’autre par « des techniques du corps, façons de faire chargées de savoirs…, mettent en scène les mains, …premiers outils de soins6. Au-delà, le soignant s’implique dans une démarche de soins spécifique, requérant des compétences en toucher et en relation d’aide, centrée sur la qualité de la vie. L’écoute de la souffrance de l’être hospitalisé demande de l’infirmier une position interne en ouverture, empreinte de délicatesse, de respect et de finesse, dans une dynamique d’analyse de la situation actualisée. Les informations confidentielles seront partagées en équipe dans une dimension éthique, après l’accord du patient afin d’agir avec lui, à son rythme. La connaissance de soi pour aborder la personne en souffrance est un travail essentiel à entreprendre.
Le toucher préconisé dans le cadre d’une relation d’aide7 Ainsi, comment oser toucher un corps atteint du cancer, qui n’a été touché par aucune main étrangère dans une dimension de soins tendresse ? Comment et pourquoi entrer en relation par le mode du toucher ? Comment voir ce que l’autre nous donne à voir ? Comment entendre même ce qui n’est pas énoncé, comment éprouver l’innommable et le restituer dans la vérité de l’autre ? Enfin, comment ressentir ce qu’il y a à ressentir d’une main posée à même la peau d’un être inconnu ? Tout cela évoque la réalité de la personne en soins et du
5. Collière MF (2001) Soigner ... Le premier art de la vie, 2e ed, Masson, Paris, p 181. 6. Ibid. p 186. 7. Chalifour J (2000) L’intervention thérapeutique, stratégie d’intervention, Gaëtan Morin, Montréal, Paris.
« Mon sein coule, je me sens mourir »… 123 donneur de soins, le rapport à l’autre, à l’intimité, à sa sexualité, à l’intégrité psychique et physique, enfin aux champs des croyances individuelles et collectives. Une première invitation à la rencontre dans un espace-temps arrêté avec le patient, dédiée à l’écoute attentive et attentionnée, où l’être est comme le musicien avec sa partition sur la scène de la vie, à un temps donné. Pour cela, nous mettrons en mouvement un autre media, le corps, la voix aussi, par un premier contact de la main.
Conclusion Les voiles de la pudeur sont levés et laissent un être dénudé dans l’attente, exposé à des regards évaluateurs et étrangers. Mettre en éveil les sens avec, pour objet de médiation, le corps, foyer de l’âme ou de l’esprit, ou est-ce l’esprit qui habite chaque cellule du patient et du soignant. Ils se poseront ensemble lors de l’évaluation de la douleur, de l’état de souffrance et des autres besoins fondamentaux à la vie (les besoins physiologiques, l’estime de soi, les besoins d’appartenance et d’amour, la spiritualité). Travailler la présence, dans les moments difficiles, peut être utile afin d’apaiser, de remettre en mouvement le corps et la pensée, mais aussi d’ajuster les conduites thérapeutiques où pour certains soignants, le but est de traiter une maladie et, pour la personne malade, de guérir, de vivre mieux ou de mourir dans la dignité. Évoluer dans un espace dédié à l’élaboration psychique tout en utilisant l’enveloppe corporelle8, comme faisant écho à ce qui est si difficile à exprimer, est aussi donner des soins9. Le toucher restructurant, enrichi de l’haptonomie, permet d’ajuster le regard du professionnel. Il nous renvoie à l’être souffrant, à son histoire, aux liens, et à un certain niveau de compréhension du corps. Il « … est rencontre avec l’autre dans l’entièreté de sa corporalité, l’être humain qu’il représente »10.
8. Watson J (1998) Traduction Bonnet J. « Le Caring. Philosophie et science des soins infirmiers ». Seli Arslan, Château-Gontier, p. 24. 9. Moraga M (2000) « Donner des soins restructurants à la personne âgée, revue soins gérontologie ». no 21 in Isis, Institut en soins infirmiers supérieurs, sept 2006. 10. Veldman Frans (2004) (janvier/février 2000) « Haptonomie Amour et Raison », PUF, Paris, p. 136.
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Bibliographie Callista R (1986) Introduction aux soins infirmiers : un modèle de l’adaptation. Lamarre, Paris Darmon P (1993) Les cellules folles, L’homme face au cancer de l’antiquité à nos jours, Plon, Paris Gros D (2005) Ne me touche pas. Cet autre nom du cancer. Oncologie. Springer, Paris, p. 593-6 Kubler-ross Elisabeth (1985) La mort, dernière étape de croissance. Éditions du Rocher, Paris, p. 50 Leboyer F (1976) Shantala, un art traditionnel, le massage des enfants. Seuil, Paris Rizzo Parse R (2203) « L’humain en devenir », collection savoir et santé, première Édition Université de Strasbourg (2000) Séminaire de formation douleurs. Le toucher dans l’acte de soins
« Les larmes sont mon exutoire » V. Duval
« Émée, 68 ans, dort beaucoup sauf quand sa fille est là. Elle pleure en silence, même en dormant. Elle ne parle pas ou peu. » Telle est la présentation faite par l’équipe. Elle accepte l’entretien psychologique. À l’âge de 20 ans, Émée est opérée d’une tumeur au côlon. Ensuite, des séances de chimiothérapie et de radiothérapie lui sont administrées. Aujourd’hui, elle vit de nouveau la maladie. L’opération d’une tumeur anale précède de huit jours l’intervention chirurgicale d’une fistule digestive suite à un grêle fragilisé par la radiothérapie antérieure. Sa plainte porte essentiellement sur cette deuxième opération dont elle dit « ne pas se remettre » : « je suis fatiguée, pourtant je dors tout le temps ». Un silence s’installe. Elle reprend : « Mon mari est décédé depuis un an. Nous étions ensemble lors de ma première maladie. » Elle exprime son absence à ses côtés, sa solitude. Puis, elle laisse un long silence, pensive, les yeux fermés, les larmes coulent, sa bouche se tord comme dans un essai de contrôle. Quand le calme semble revenir, je lui propose de me parler de ses larmes. « Les larmes sont mon exutoire » (Silence.) Elle dit alors son désir de ne pas dire ses pensées. « Je n’arrête pas de penser, elles défilent sans s’arrêter. Quand une cesse, c’est une autre qui vient. Je n’arrive même pas à stopper sur une. Seul le sommeil les stoppe. Alors je dors. » D’ordinaire, elle est tout le temps dans l’action, ne reste pas chez elle. « Ainsi, je ne pense pas. Mon seul plaisir est ma petite fille. » Sa grossesse est survenue comme un miracle alors qu’elle ne pouvait plus espérer d’enfant, suite à sa maladie. Elle énonce le souhait de mourir comme un désir de rejoindre cet homme.
126 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
La solitude vécue comme la discontinuité du sentiment d’existence Émée angoisse dans cette expérience de solitude. Plus personne ne veille sur elle, comme sur un bel objet d’amour, comme cet être aimé a pu le faire lors de ses longues années de maladie. Son regard sur son corps la rassurait, lui donnait un sentiment de continuité d’existence1 face à la crainte de l’anéantissement. Son corps, dont elle percevait des parties jusqu’alors silencieuses, prenait une allure morcelée par leurs éveils douloureux. Seul ce regard la contenait dans un tout par l’image intègre qu’il lui renvoyait d’elle-même. Il était là chaque fois qu’elle avait besoin de se rassurer sur son existence. L’expiration de cette présence aimante à son côté était comme un souffle de vie. Aujourd’hui, elle est seule. Elle craint l’annihilation de son existence par le constat de l’absence de son mari, objet de satisfaction de ses besoins. Cette perte de l’autre, elle la ressent douloureusement dans cette situation de répétition traumatique où se vit l’effroyable de la perte de l’illusion de l’omnipotence existentielle. Le cancer, silencieux tant d’années, se réveille là, un an après la mort de son mari. L’opération de l’intestin grêle avec une stomie provisoire réactive les souvenirs de l’intervention du côlon, les peurs, les angoisses, le besoin de sa présence à ses côtés pour pouvoir vivre cette solitude. Il était là, comme une mère attentive, lui offrant cette capacité à être seule par sa présence en continu, rassurante et contenante. Le manque s’installe, insupportable. Les souvenirs s’activent dans sa pensée, mais réactivent la réalité de l’absence. Seule la sensation des larmes glissant sur ses joues lui offre une preuve de son existence et un soulagement à son envie, « elles sont mon exutoire ».
Des pensées trop bruyantes Les pensées remplies de souvenirs se font trop bruyantes. Elles s’enchaînent comme une suite d’images, d’événements ne suffisant pas à satisfaire son besoin. Émée ne parvient pas à en saisir une pour prendre le temps de déconstruire et reconstruire le souvenir, de le vivre intérieurement. Elles vident Émée de ses capacités d’élaboration et l’épuisent psychiquement par la souffrance morale qu’elles lui infligent. Freud écrit : « L’investissement (de l’être perdu pour Émée) augmente sans cesse dans cette situation de répétition et agit pour ainsi dire sur le moi en le vidant. (…) La continuité du processus d’investissement et l’impossibilité de l’inhiber produisent (…) un état de désaide psychique. »2
1. Winnicott DW (1962) Intégration du moi au cours du développement de l’enfant. In : Processus de maturation chez l’enfant, développement affectif et environnement. Payot (réédition 1989), p. 9-18. 2. Freud S (1925) Inhibition, Symptôme et Angoisse. PUF (réédition 1995), Paris, p. 62-84.
« Les larmes sont mon exutoire » 127 Émée, liée aux drains et aux perfusions, est en situation de totale dépendance. Elle n’a plus personne pour la secourir, pour satisfaire son besoin de bienveillance et d’attention en permanence, sauf quand sa fille lui rend visite. Elle se retrouve abandonnée dans la plus profonde détresse. Elle craint l’anéantissement de son existence dans la solitude. Comme dans une fuite infernale, les pensées courent à grande vitesse pour fuir l’angoisse, ne pas s’arrêter sur elle, sur l’état de détresse, sur la peur de l’effroyable, jusqu’à l’épuisement physique, pour trouver enfin le sommeil.
L’absent Émée vivait dans l’action pour ne pas se retrouver seule chez elle avec ses souvenirs douloureux. Par la fuite dans l’agir, elle se garantissait une disparition sans épreuve de deuil. L’extérieur distrayait ses pensées, lui permettait d’oublier un temps l’absent. La maladie est venue désorganiser ce rythme trouvé pour soulager cette tension psychique à lutter contre l’émoi. L’opération sur le grêle réactive le manque de l’être cher et les pertes antérieures. Elle contient les souvenirs de l’autre perdu, du temps où il était là, près d’elle à ses 20 ans. L’amour et son désir de sa présence s’enkystent alors comme preuve d’immortalité dans l’expérience de souffrance du corps opéré, jusque dans ses viscères. Le corps « contient l’autre dont le sujet se sent abandonné. (…) Ainsi, le regret d’un être peut-être substitué aux viscères. », écrit Fédida3. L’état somatique donne lieu à une plainte continue pour ne pas vivre la perte à jamais, la perte de soi ou la perte de l’objet. « Je ne récupère pas. Je suis fatiguée. », dit-elle. « Elle parle peu ou pas », dit l’équipe. Émée ne peut pas mettre de mots pour soulager l’émoi. Comme elle ne souhaite pas partager ses pensées par crainte de souffrir encore plus. Alors, elle les conserve secrètement. La plainte physique (l’état de fatigue) prime, faisant ainsi disparaître le vrai de sa souffrance « sans épreuve de deuil4 ». La solitude, l’état de dépendance et le corps opéré imposent le manque de l’être absent, le vide laissé par sa perte. La maladie ne parvient pas à remplir un rôle de substitut comme dans l’hypocondrie. L’épreuve du vide renvoie à une angoisse trop archaïque, l’anéantissement, pour pouvoir être bénéfique. Cette situation est crainte par la patiente dans ce que le vide a de terrible. C’est par l’absence que l’enfant découvre le manque de l’objet et la non satisfaction pulsionnelle. C’est par le manque de satisfaction liée à la perte de l’objet que se crée le désir. Le manque est une condition nécessaire et préalable au désir. Ainsi, Émée désire l’être aimé et perdu. La prolongation de ce temps d’absence installe la situation d’angoisse et la crainte de l’anéantissement. Émée est dans une impasse insupportable. Par les larmes, elle obtient un temps de répit dans l’éprouvé existentiel de la sensation tactile. 3. Debray R, Dejours C, Fédida P (2002) L’hypocondrie de l’expérience du corps, in Psychopathologie de l’expérience du corps, Dunod, Paris, p. 107-64. 4. Debray R, Dejours C, Fédida P ibid., 2002, p. 110.
128 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Pour poursuivre, il lui faut trouver les mots pour soulager l’émoi, oser parler pour avancer. Être malade, c’est rompre avec l’illusion, c’est vivre l’absence. Son discours ne cherche pas l’origine du mal. Son souci c’est la répétition traumatique, la propulsion dans le manque. Elle essayait d’éviter l’affect de la perte en agissant. Maintenant, les souvenirs défilent en silence et s’appuient sur l’absent. Elle vit le manque.
Le sommeil la libère Émée parvient à quitter le soma pour libérer sa psyché du souvenir de la perte. Le sommeil la libère des pensées tapageuses, de la solitude. Il la soulage. « L’état psychique des dormeurs se caractérise par un retrait presque total du monde environnant et par la suspension de tout intérêt pour lui. »5 Entrer dans le sommeil, c’est accepter de vivre une séparation, l’illusion de la perte du réel extérieur. Ainsi : « Le sommeil est aussi l’épreuve de l’immortalité. »6 C’est lâcher prise avec le désir de maîtrise, avec l’illusion de l’omnipotence existentielle. Très souvent, le malade organique ne peut dormir, trouver le sommeil, la nuit. Il a peur de mourir dans le silence de la nuit et sans bruit, dans son sommeil, peur de ne pas sentir la mort venir l’emporter hors du monde de la réalité. Il a peur de cette absence de sensation qui surgirait sournoisement. Il a peur de ne pas être entendu et secouru à temps. Alors, il veille sur son état de santé, s’agite. Il ne veut pas perdre le contact de son corps, renoncer pour un temps au besoin quasi fondamental qui le pousse à exister et à sentir son existence. L’insomnie est alors gardienne du corps malade. Le jour, épuisé, il s’endort. La présence du jour, des proches et du personnel de santé plus nombreux le rassure. Il utilise des relations où règne la confiance et projette sur ces personnes l’idée d’une toute-puissance bienveillante sur son existence pour ainsi se laisser aller au repos. Émée dort beaucoup. Elle ne craint pas de quitter la réalité extérieure, son soma malade. Elle veut le silence de ses pensées et peut-être retrouver secrètement l’être aimé au fin fond des contrées inconscientes, comme s’il n’avait jamais disparu. Le sommeil devient-il le conservateur intrapsychique de cet être ? Par son état de fatigue, Émée énonce la non récupération de l’absent en crypté dans cette partie viscérale à jamais enlevée. Son sommeil réactive le manque, les larmes se déversent même à cet instant. Elle souffre de son désespoir, le pleure en dormant. Sa plainte concernant son état de fatigue cache le réel de sa souffrance, l’être aimé, refusant ainsi de se soumettre à un « ne plus l’avoir ». En parler serait aborder le manque, l’affect dépressif.
5. Debray R, Dejours C, Fédida P, ibid., 2002, p. 120. 6. Debray R, Dejours C, Fédida P, ibid., 2002, p. 120.
« Les larmes sont mon exutoire » 129
Vivre l’affect dépressif Le souvenir revient, il est inscrit dans sa chair, son corps opéré. La hantise est là. Elle ne peut échapper à la répétition traumatique. Émée a besoin de « son mari » pour exister. Elle cherche sa présence régulière à ses côtés, le reflet de sa propre image dans le regard bienveillant de son mari. Par lui, elle retrouvait l’espoir, devançant le retour de l’illusion de sa toute-puissance existentielle. Elle cherche « une relation vivante7 » avec lui, dans ses souvenirs. Elle a « besoin d’amour et de respect pour se sentir humaine ». Elle ne trouve pas et ne semble pas chercher la bienveillance maternelle du soignant pour ne pas se sentir abandonnée dans la plus profonde détresse. Elle fuit, part au plus vite dans le sommeil pour ne pas éprouver plus d’angoisse. Le soignant est dans une situation d’impuissance pour communiquer, offrir de la chaleur humaine, de la douceur. Il est à ses côtés « comme une présence en creux, innommable » explique D. Anzieu8. Il me faut attendre, de ce silence, de cet état de fatigue, des mots vrais. Par ma présence bienveillante et tranquille, Émée se rassure, s’apaise. Elle cherche, au fond d’elle, le récit de son histoire, de son existence. Alors elle commence par ce qui nous unit en ce lieu, l’histoire médicale, et la raison de sa souffrance. Elle identifie ce qu’elle éprouve dans son corps, les émotions sont là, difficiles à nommer, mais, pas à pas, l’investissement libidinal pour cet homme est évoqué. Dans le constat de l’après intervention chirurgicale, de ce corps mutilé et appareillé, de la souffrance infligée par le vécu de la douleur, « la parole pleine de la qualité psychique »9 laisse percevoir la souffrance morale qui accompagne l’état de souffrance physique. Elle est le résultat d’un sentiment d’aliénation de soi et d’ambivalence insurmontable où destructivité et idées destructrices accompagnent l’amour. Le corps perdu et l’être aimé manquant sont pleurés et parlés. Émée se laisse aller au ressenti de la perte. « La présence de signes dépressifs indique toujours que le Moi de l’individu n’est pas complètement brisé et que, s’il n’a pas les moyens de résoudre le conflit interne, peut-être a-t-il du moins ceux d’assurer la continuité. »10 Par la dépression, l’être humain cherche à s’approprier la joie de vivre « sans ». Il cherche à atténuer l’ampleur de l’affect pour que la catastrophe de la perte ne devienne qu’« une expérience qui « bouscule » l’harmonie du vivant11.
7. Berry N (1987) Le sentiment d’existence. In : Le sentiment d’identité. Éditions universitaires, Paris p. 147-8, Cite R. Fairbairn (1952). 8. Anzieu D (1983) Un soi disjoint, une voix liante : l’écriture narrative de Samuel Beckett. In : Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 28, Gallimard, Paris. 9. Lacan J (1996) Fonction et champ de la parole et du langage. In : Écrits I. Seuil, Paris, p. 111-208. 10. Winnicott DW (1963) La valeur de la dépression. In : Conversations ordinaires. Gallimard, coll. « Folio Essais » (réédition 2004), Paris, p. 101-14, p. 105. 11. Berry N (1987) Le sentiment d’existence. In : Le sentiment d’identité. Éditions universitaires, 1987, 147-8, p. 146.
130 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Puis vient le constat d’une expérience de souffrance qui la rend plus éveillée à l’existence lorsqu’elle en retrouve la tranquillité. Et une continuité d’existence où lors d’un entretien ultérieur, Émée exprime son ambivalence. Elle culpabilise de laisser les siens, d’avoir continué à vivre sans lui, de trouver du plaisir dans des échanges philosophiques et religieux avec un homme jeune qu’elle admire.
Bibliographie Anzieu D (1983) Un soi disjoint, une voix liante : l’écriture narrative de Samuel Beckett. In : Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 28, Gallimard, Paris Berry N (1987) Le sentiment d’existence. In : Le sentiment d’identité. Éditions universitaires, Paris, p. 147-8, p. 146 Fédida P, et al. (2002) L’hypocondrie de l’expérience du corps. In : Psychopathologie de l’expérience du corps. Dunod (réédition 2005), Paris, p. 107-64 Freud S (1925) Inhibition, symptôme et angoisse. PUF (réédition 1995), Paris, p. 62-84 Lacan J (1996) Fonction et champ de la parole et du langage, in Écrits I. Seuil, Paris, p. 111-208 Winnicott DW (1963) La valeur de la dépression. In : Conversations ordinaires. Gallimard (réédition 2004), coll. « Folio essais », p. 101-14 Winnicott DW (1962) Intégration du moi au cours du développement de l’enfant. In : Processus de maturation chez l’enfant, développement affectif et environnement. Payot (réédition 1989), Paris, p. 9-18
« Comment la culture surdétermine les souffrances des malades du cancer ? » S. Ibrahima
Madame Ha est originaire de Mangoni, village de l’archipel des Kamar (Comores). Âgée de 42 ans, elle vit à Marseille depuis une vingtaine d’années, est mère de cinq enfants tous nés à Marseille. Après la naissance de son dernier, elle s’est plainte d’une grosseur au sein gauche : une mammographie a permis de déceler un cancer du sein. Depuis, madame Ha cherche à donner un sens à ce qui lui arrive : pourquoi maintenant ? pourquoi moi ? pourquoi après cet enfant précisément ? Elle s’interroge également sur la « bonne » mise en œuvre de tous les rituels autour de la grossesse, de l’accouchement, de la naissance, de la dénomination de l’enfant : s’agit-il de « représailles » des esprits des morts ? ou des djinns de la famille manifestent-ils ainsi leur mécontentement ? ou une femme jalouse restée sans enfant lui a-t-elle jeté un sort ? ou a-t-elle été la victime expiatoire d’un sort jeté sur sa famille en général ?
Le monde culturel d’appartenance Avant d’aborder la question du monde culturel d’appartenance, rappelons quelques définitions anthropologiques de la culture, utiles dans l’approche transculturelle de la maladie. « Il n’existe pas d’homme sans culture, c’est cela qui fonde son humanité, sa singularité et son universalité de même que le langage et le fonctionnement psychique. » (Roheim, 1943) « La culture est cet ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société. » (Edward B. Tylor, 1871) « Par culture, nous entendons la totalité de ce qu’un individu reçoit de la société qui est la sienne, les croyances, coutumes, normes artistiques, habitudes de nourriture et formes d’artisanat qui viennent à lui non par sa propre activité créatrice mais par héritage du passé, transmis explicitement ou implicitement. » (Robert Lowie, 1937)
132 Les souffrances psychologiques des malades du cancer « La culture consiste en modèles explicites et implicites de comportement acquis et transmis par des symboles, et représentant l’accomplissement distinctif des groupes humains, y compris les artéfacts qui les incarnent. Le noyau-même de la culture est constitué par les idées traditionnelles (c’est-à-dire transmises par dérivation et sélection au cours de l’histoire) et surtout des valeurs qui s’attachent à ces idées. » (Kroeber et Kluckhohn, 1952). « Un système culturel est constitué d’une langue, d’un système de parenté, d’un corpus de techniques et de manières de faire (la parure, la cuisine, les arts, les techniques de soin, les techniques de maternage…) » (Marie-Rose Moro). « Une sorte de carte géographique permettant aux membres d’une société donnée de se mouvoir, de penser et de travailler, en évitant frayeur et perplexité. » (Tobie Nathan). « Une société n’a une culture, au sens plein du mot, qu’à partir du moment où elle est capable de se mobiliser autour de certains idéaux, de certains mythes, de certaines croyances. Avoir une culture, c’est savoir se situer par rapport à l’univers et par rapport aux autres hommes, par rapport au passé et à l’avenir, au plaisir et à la souffrance, à la vie et à la mort […]. Sa fonction est d’exprimer une vision globale de l’homme et du monde, de donner un sens à la vie. Et c’est pourquoi les hommes ont besoin de poètes. Sans eux, une société est sans âme. » (Pierre Thuillier, 1995). La culture est un mouvement en marche, un monde qui fabrique des êtres en interaction les uns avec les autres. C’est en même temps le moteur et le régulateur de ces interactions, à la fois fabriquant la singularité et permettant la socialisation. S’il n’y a pas de culture universelle, la culture est en revanche un phénomène universel. L’universel de la culture n’est autre que l’universalité psychique, l’universel qui permet à chacun de fabriquer et de vivre ses particularités et ses singularités. Si Hannah Arendt écrivait : « on est ce qu’on vit », Marie-Rose Moro ajoute qu’« on est aussi ce qu’on est capable de penser » et elle conclut en disant que précisément « nous sommes incapables de penser la différence ». Pourquoi échoue-t-on à ce point à penser la différence alors même que la notion de différence est constitutive de toute définition de la culture ? Sans doute parce que toute tentative de penser ou de définir (la culture, la différence) passe par l’abstraction de l’objet de la pensée ou de la définition (abstraction du langage). D’où le glissement qui peut s’opérer dans la définition de ces notions, dès lors qu’elles ont été posées comme des abstractions ; d’où également la définition toujours prépondérante de l’universalité de la culture, non pas comme une universalité riche des singularités qu’elle englobe et qu’elle met en interaction, mais comme une universalité abstraite sans l’autre. Alors que l’universalité culturelle est l’universalité du lien (et de la dialectique) entre le même et l’autre, c’est précisément l’autre qui est évacué dans l’acception dominante du terme « culture ». C’est pourquoi, plutôt que de parler abstraitement de la culture, il nous semble préférable de parler des mondes culturels d’appartenance. Et précisément, la question que nous devons nous poser en tant que soignants est celle de savoir comment les éléments anthropologiques d’appartenance culturelle peuvent être maniés par les intervenants au cours de chaque étape du traitement de la maladie : le chirurgien, le chimiothérapeute, le radiothérapeute, le
« Comment la culture surdétermine les souffrances des malades… » 133 psycho-oncologue. Et ce, afin d’aider et d’accompagner le mieux possible le patient, en l’occurrence madame Ha. Ce qui importe, et le cas de madame Ha nous permettra de mieux le comprendre, c’est que l’approche psycho-oncologiste ne doit pas simplement se faire à côté des autres soins (chirurgie, chimiothérapie…). Si la psycho-oncologie est à juste titre présente tout au long du parcours de soin, il paraît nécessaire qu’elle intègre une approche transculturelle des soins et qu’elle tienne compte du monde culturel d’appartenance du patient. Car si la souffrance est universelle, c’est dans un code culturel particulier qu’elle s’exprime.
Les itinéraires thérapeutiques Je voudrais d’emblée attirer l’attention sur le fait que, dans son application à la question thérapeutique, ce modèle de pensée et de représentation culturelle est loin d’être une croyance naïve ; qu’il s’agit là d’une véritable méthode qui engage le malade, sa famille et son groupe dans une démarche rationnelle de prise en charge et d’accompagnement thérapeutique.
L’annonce de la maladie Madame Ha ne parle pas le français, elle parle uniquement sa langue maternelle, c’est-à-dire la langue des Comores, des îles de la lune (Kamar signifiant « lune »). Dans un premier temps, elle s’est rendue à l’hôpital pour une mammographie accompagnée de sa fille aînée âgée de 16 ans, comme c’est le cas pour toutes les démarches administratives, commerciales ou médicales qu’elle entreprend. Son mari travaillant dans la restauration dans les Alpes-Maritimes, il ne rentre au domicile que deux fois par mois à raison de deux jours. Dans un second temps, madame Ha est reçue avec sa fille par le médecin généraliste de la famille qui connaît bien sa patiente. Après l’avoir saluée et accueillie, il l’ausculte et jette un coup d’œil sur la mammographie. Il lui annonce qu’il va l’orienter vers un hôpital pour voir un médecin chirurgien qui pourra, dit-il, lui « enlever cette masse, cette boule au sein ». Il incombe alors à la fille de madame Ha d’expliquer à sa mère ce qui lui arrive, tâche difficile pour une jeune fille de 16 ans. En sortant du cabinet du médecin, madame Ha interroge sa fille et lui demande s’il ne s’agit pas d’une maladie grave. Elle pose explicitement la question du cancer.
Le recours au thérapeute traditionnel De retour à son domicile, madame Ha est angoissée : elle ne comprend pas ce qui lui arrive et appelle sa voisine pour lui parler de son histoire et lui demander si elle pense qu’elle est atteinte d’un cancer. Non, lui répond cette dernière, « tu es une personne parfaite, tu es bien appréciée par les visibles et les invisibles » (les esprits des morts et les esprits locaux). À la recherche d’une explication (pourquoi moi ? pourquoi maintenant ?), et cette explication ne pouvant manifestement venir ni de son médecin de famille, ni de sa fille aînée (qui n’est que son interprète), ni de sa
134 Les souffrances psychologiques des malades du cancer voisine, madame Ha décide de consulter le thérapeute traditionnel de la famille – le mwalimu douniya – seul capable de donner l’éclaircissement qui pourra être partagé à la fois par elle (la patiente), la famille et le groupe.
Le diagnostic du mwalimu douniya et du foundi des djinns Le mot douniya désigne le monde : le monde visible et le monde invisible, selon les représentations des îles Kamar. Là-bas, comme sans doute partout ailleurs en Afrique, le monde est habité par des êtres humains, mais aussi par des djinns. Seul le savant guérisseur est capable de déceler les dysfonctionnements présents ou à venir et de prédire le futur. Ne devient pas mwalimu douniya qui veut : le pouvoir de guérir lui a été transmis soit par des rêves, soit par son environnement immédiat – des proches de la famille ou du groupe qui lui ont enseigné les techniques de l’interprétation des rêves. Le devin guérisseur gagne sa légitimité en trois temps : • en règle générale, il bénéficie du don d’un ancêtre devin guérisseur ; • son initiation passe par la maladie : soit il a lui-même été très malade, soit une maladie grave a affecté un proche de sa famille ou du groupe (maladie initiatique) ; • enfin, il suit lui-même une formation auprès d’un devin guérisseur. Les techniques du mwalimu douniya peuvent s’appuyer sur la biologie, l’Islam ou l’astrologie. Ces techniques lui sont propres, chacune est singulière. En effet, l’Islam par exemple n’admet pas la pratique de l’astrologie et sa prétention à prévoir l’avenir (qui n’appartient qu’à Dieu) ou à déterminer des destins individuels fixés par les étoiles (alors que seul Dieu est supposé tout-puissant pour décider du destin de ses créatures). Aux côtés du mwalimu douniya, il existe aussi un autre personnage appelé le foundi : le « maître des esprits » ou « maître des djinns » qui est composé de deux identités : • celle du djinn thérapeute qui s’exprime par sa bouche ; • celle de l’homme ou de la femme qui abrite divers djinns : ces djinns qui soignent sont qualifiés de « maîtres » et ils auraient des dons de guérisseur. Avant d’aller voir le chirurgien, madame Ha a vu le mwalimu douniya et le foundi des djinns.
Les partenaires possibles Certains djinns sont des partenaires possibles dont les psycho-oncologues doivent tenir compte. Il est recommandé d’engager avec eux un travail d’écoute afin de permettre au patient de naviguer entre les mondes : le monde d’origine (le monde d’appartenance du patient), le monde invisible, le monde visible, le monde médical et le monde que le patient a construit en situation d’exil. Il s’agit d’offrir une pensée (mé)tissée entre ces mondes. Dans les îles Kamar, parmi les esprits du monde invisible, il y a à la fois : • les djinns musulmans appelés rauhan ; • les djinns africains appelés somali ;
« Comment la culture surdétermine les souffrances des malades… » 135 • les djinns originaires des Kamar (qui sont les premiers occupants selon les mythes) ; • les djinns trumba originaires de Madagascar. Tous ces djinns peuvent être des partenaires possibles et des messagers entre le monde sain et le monde pathologique, alors que d’autres esprits sont méchants et redoutables : aucune négociation n’est par exemple possible avec l’esprit Sheitan (Satan, le démon, le diable) ou avec les Massera (esprit de la forêt). La maladie cancéreuse peut être assimilée à un être (mdru) qui brûle et mange le corps. Cet être qui habite le corps n’est pas identifiable. Dans nos démarches de soins, surtout en oncologie, n’oublions pas que pour certains malades, comme madame Ha, la maladie ou la mort ne sont pas nécessairement considérées comme des phénomènes naturels. Il existe en effet une classification traditionnelle et culturelle des étiologies organisée autour de deux axes principaux : • l’action d’un esprit : l’esprit des morts ; • l’action d’un homme : la sorcellerie.
Le dispositif d’accompagnement Les consultations de madame Ha auprès de son mwalimu douniya et de son foundi des djinns nous obligent à inventer un dispositif psycho-oncologiste complémentariste. Le complémentarisme n’est pas une théorie, mais une généralisation méthodologique. Il n’exclut aucune méthode, ni aucune théorie valable : il les coordonne (Devereux, 1972). Il faut instaurer un travail de traduction avec un médiateur ; celui-ci doit posséder la pratique d’au moins deux langues (le Français et la langue du patient, généralement sa langue maternelle). Son rôle ne se limite pas uniquement à celui d’un traducteur ou d’un interprète, mais consiste à faciliter l’articulation entre deux mondes culturels. Le médiateur doit aussi avoir une bonne connaissance des références culturelles du groupe dont il est issu. Ce dispositif permet notamment d’éviter d’avoir recours à un enfant ou à un membre de la famille. Le travail du médiateur n’est pas uniquement un travail de traduction littérale, mais aussi et surtout une traduction de concepts et de représentations. J’anime une consultation transculturelle à l’ASSEA 13 Marseille. L’objectif principal de cette consultation est de proposer à tous les professionnels intéressés un dispositif de consultation ouvert à des familles inscrites entre deux cultures, deux langues, deux systèmes de pensée (et ce, quelle que soit l’ancienneté de leur présence dans le pays d’accueil) et qui bénéficient déjà d’une prise en charge par un service ou une institution appartenant aux champs social, judiciaire, médico-social et sanitaire.
Conclusion Aujourd’hui, madame Ha poursuit son parcours de soins. Son cas et ceux d’autres patients ont contraint la psycho-oncologie à intégrer l’approche transculturelle.
136 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Dans le domaine clinique et thérapeutique, il est indispensable de mettre en place un travail d’analyse, d’interprétation et d’évaluation des interactions entre le psychisme des patients et leur culture (entre le dedans et le dehors). La maladie s’inscrit toujours dans l’histoire du patient et doit donc être abordée comme telle. Il ne faut jamais négliger sa connotation culturelle et sociale et ses effets sur l’entourage du patient. Si c’est précisément la reconnaissance de la souffrance psychique du patient qui permet une prise en charge thérapeutique, il ne faut pas oublier que cette reconnaissance passe toujours par l’altérité. Dans le domaine de la recherche, l’approche transculturelle de la psycho-oncologie ouvre de nouvelles perspectives à explorer : l’évaluation des troubles psychiques ou psychopathologiques spécifiques à l’oncologie, la description de l’expression par le patient (avec ses propres codes) du traumatisme lié à sa maladie, les problèmes éthiques liés aux décisions thérapeutiques, l’intégration de la dimension transculturelle aux actions de prévention et de dépistage. Enfin, dans le domaine de la formation et de l’enseignement, il devient urgent d’introduire la dimension transculturelle dans la formation de la psycho-oncologie. Les enseignements s’adressant aux équipes soignantes devraient consacrer une part importante à la dimension de l’accueil, du relationnel et surtout à la question de l’annonce du diagnostic et de l’explication relative à la démarche thérapeutique qu’il convient de suivre.
Bibliographie Devereux Georges (1970) Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gallimard Nathan Tobie (1994) L’influence qui guérit, Odile Jacob Moro Marie-Rose (1995) Psychothérapie des enfants de migrants, La pensée sauvage Salmi Hamid (2004) Ethnopsychiatrie culture et thérapies, Vuibert
« Je me suis fabriqué mon cancer… » P. Micaelli
Madame B. est une jeune femme d’une trentaine d’années, hospitalisée pour le traitement d’un lymphome non hodgkinien. Au début de notre unique entretien, elle demande : « Comment avoir le moral ? ». Selon elle, ses « mauvaises pensées » participent à l’évolution de son cancer. Aussi, elle ressent les mêmes symptômes physiques qu’une jeune fille de sa connaissance entrée en phase palliative de son traitement (douleur au ventre et gorge gonflée). Madame B. dit ses angoisses au sujet de la maladie et de la mort par l’intermédiaire de cette autre personne (« qu’est-ce qu’elle voudrait faire avant de mourir ? »). Elle dit aussi sa peur de « perdre [ses] enfants ». Elle veut faire tout ce qu’elle peut pour « [se] battre contre [son] cancer ». Elle se sent en partie responsable de celui-ci. En reprenant les dires de sa belle-sœur, madame B. pense avoir « dans [sa] tête un conflit non réglé ». Elle lie, en effet, l’apparition de son cancer à une « rentrée en CE2 difficile ». Institutrice, elle avait dans sa classe une enfant « agitée » l’énervant particulièrement : « Elle disait à sa mère que je la frappais. J’ai été obligée de faire des concessions, de lui permettre des choses que je ne permettais pas aux autres. Ça m’a beaucoup inquiétée… je me suis fait beaucoup de souci. Je ne savais plus comment faire… ».
« Faire » sa maladie Quand nous écoutons ce que les patients disent au sujet de leur maladie, nous pouvons entendre qu’ils pensent avoir « fait » ou « fabriqué » leur maladie. Il y a dans ces formules la trace de la création. Ces pensées seraient à la fois outils et œuvres d’artistes, d’hommes et de femmes, qui cherchent à « faire leur vie », à lui donner du sens et une direction. Le propos de cet article n’est pas de savoir si madame B. s’est « fabriqué » son cancer d’un point de vue médical, mais de savoir ce qu’elle en fait, du point de vue de sa subjectivité. Il ne s’agit ici ni de psychosomatique ni de psychogenèse du cancer, mais de considérer la souffrance psychique produite par la maladie
138 Les souffrances psychologiques des malades du cancer organique ; particulièrement, les discours des personnes malades qui viennent donner un sens à cette nouvelle expérience pour l’inscrire dans leur histoire. Il apparaît fréquemment que les personnes atteintes de maladies somatiques, chroniques ou graves, élaborent des théories dites « profanes » de leur maladie. La médecine, par des programmes éducatifs spécifiques, se donne parfois pour objectif de corriger ces « conceptions inexactes ». Toutefois, ces discours relèvent de processus psychiques permettant aux patients de s’approprier cet événement.
Historisation de la maladie Pour madame B., la gorge qui gonfle et le mal au ventre sont les signes de l’évolution de son cancer due à de « mauvaises pensées ». C’est à partir de l’évocation d’une autre histoire, celle d’une jeune fille dont elle est très proche (« nous habitons le même lotissement, nos maisons sont presque mitoyennes »), que madame B. tisse un récit qui puisse lier ses affects à des représentations. Ce récit lui permet ainsi de développer ses pensées tout en contenant son angoisse. Quand elle évoque sa mort, c’est en termes de perte, celle de ses enfants. Être à l’écoute de ce récit permet l’émergence d’une vérité subjective du malade sur sa maladie et les fantasmes qu’elle mobilise et organise. Il ne s’agit pas de connaissance médicale, voire organique ou biologique, mais d’un savoir inconscient convoqué à partir des mots employés pour dire sa souffrance. Le roman de la maladie se conçoit en tant que récit qui se dit en « langue vulgaire ». Le roman, selon son étymologie, est un récit en langue vulgaire par opposition à la langue savante de l’époque, le latin. Cette dernière ayant longtemps été privilégiée par les médecins. Par roman de la maladie (1), nous entendons une œuvre imaginaire nourrie de fantasmes inconscients et portée par l’association libre qui préside à sa construction. La mise en mots de la douleur et de la souffrance permet au sujet d’avoir accès à la réalité psychique de son symptôme, et de le rattacher à son sens imaginaire et symbolique. Ce roman de la maladie, que le patient élabore, est à même de donner un sens à ce qui l’affecte dans une parole adressée à un autre, en consultation. Le roman de la maladie reste dépendant des règles de l’association libre et de l’attention flottante, il convient donc de s’abandonner au discours du patient en acceptant de renoncer à la chose somatique dont il semble parler.
La maladie peut pousser au travail psychique De son côté Jean-Louis Pedinielli (2) propose le concept de « travail de la maladie », un concept né de la rencontre entre une écoute psychanalytique et des discours de patients atteints de maladie somatique chronique. Le travail de la maladie peut être défini comme un ensemble d’opérations psychiques réalisant une forme d’élaboration de l’événement a-sensé qu’est la maladie pour l’appareil psychique. Cet ensemble de procédures spécifiques assure la transformation de l’atteinte organique en atteinte narcissique et en douleur psychique, afin de permettre un réinvestissement libidinal.
« Je me suis fabriqué mon cancer… » 139 Si, dans la pratique psychanalytique, il s’agit d’entendre à un autre niveau, sur « une autre scène » ce qui est dit par le patient ; écouter le « travail de la maladie » serait d’abord écouter le sujet malade qui parle. Ce travail de la maladie se manifeste à travers différents phénomènes psychiques appelés « témoins » (3), dont les plus fréquents sont : la représentation du symptôme et de l’organe malade, les théories étiopathogéniques individuelles de la maladie, l’inscription de la maladie dans l’histoire, et l’investissement des objets de la maladie et du traitement. Dans le récit que nous donne à entendre madame B., deux causes apparaissent dans les théories étiologiques de son cancer : l’une psychologique, « dans [sa] tête un conflit non réglé », l’autre événementielle « une rentrée en CE2 difficile ». Ces représentations mettent en jeu ses investissements à des objets extérieurs et se déploient dans l’intersubjectivité. Cette conception étiologique de sa maladie est nourrie par des fantasmes inconscients mettant en scène la patiente, une enfant agitée et sa mère. Nous pourrions nous avancer plus avant en évoquant là quelque chose de la névrose, où le sujet serait chacun des protagonistes. Le conflit interne retrouve, à travers l’expérience de la maladie, l’occasion de se rejouer, de s’élaborer. Au cours de notre entretien avec madame B. celle-ci élaborait la perte de ses capacités à faire face à cette situation ne sachant plus quoi faire ou quoi dire pour conserver son état de santé et sa position vis-à-vis de ses proches. Elle élabore la perte des autres à travers l’évocation de celle de ses enfants. Le travail de la maladie trouve son aboutissement dans un réinvestissement libidinal vers des objets extérieurs. Il correspond à deux activités complémentaires : l’une porte sur la reconnaissance psychique du phénomène biologique, l’autre sur une élaboration de la perte ou, plus exactement, des différentes pertes. La première nécessite la capacité de la personne à accueillir et à supporter ce que la maladie implique. La seconde, la perte (des autres, de ses capacités, ou de soi), constitue une des dimensions majeures de la maladie. Il s’agit d’une perte qui porte finalement plus sur les attributs du sujet que sur les objets extérieurs. La difficulté du travail de la maladie réside dans cet impératif d’une séparation entre ce que l’on est, ce que l’on a été, ce que l’on aurait voulu être, d’avec ce que l’on veut. Le parcours de ce travail pourrait s’exprimer en une suite de positions, reprises de l’évolution de certains patients : « Qu’est-ce que j’ai ? », « Je ne suis pas malade ? », « Je suis malade », « J’ai une maladie », « Ma maladie m’empêche de… », « Je veux vivre et désirer malgré ma maladie… ». Dans cette évolution, dans cette lente élaboration, prend place ce que Jean-Louis Pedinielli appelle la transformation de l’atteinte narcissique en douleur psychique, métaphore destinée à rendre l’idée d’une liaison des affects de déplaisir et des représentations suscitées par la maladie. Selon cet auteur, le travail psychique consiste en une tentative d’investissement en nostalgie des objets perdus, ainsi que de ce que représentent les différents aspects de la santé perdue.
Quelle écoute de la part du personnel soignant ? Le fait d’être malade, l’expérience de douleur physique et/ou de souffrance psychique va impliquer aussi, chez le patient, la reconnaissance d’une transforma-
140 Les souffrances psychologiques des malades du cancer tion de soi. Ainsi, les théories naïves de la maladie correspondent à la recherche d’un (ou de plusieurs) sens où l’identification (quoi), la description (comment) et l’interprétation (pourquoi) sont étroitement imbriquées. Les personnes malades essayent d’intégrer cette maladie à leur histoire individuelle (au prix de remaniements, distorsions et reconstructions diverses), ce qui leur permet parfois de s’en servir comme d’un tremplin pour renaître et pour bâtir de nouveaux projets de vie. Le savoir médical ne peut en aucune façon abolir la vérité subjective et symbolique qu’il vient recouvrir sans pouvoir s’y substituer. Le malade continue à porter sa souffrance, en attente d’occasions de se dire, quelle que soit l’évolution de sa maladie. L’intervention des soignants peut consister en une offre d’écoute qui donnerait la possibilité au patient de parler autrement de sa maladie, de ses symptômes, de leur histoire propre, entre la maladie et sa problématique névrotique. Reconnaître, respecter, voire favoriser et protéger ce « travail », peuvent être les éléments fondamentaux de l’intervention des soignants, à côté des soins proprement médicaux. Être entendu dans ce discours peut leur permettre d’être auteurs du roman de leur vie. Ainsi, l’écoute de ce récit et la recherche des éléments du « travail de la maladie » constituent une des voies possibles de l’approche de la souffrance somatique, permettant au sujet d’apparaître comme tel sans pour autant méconnaître le malade.
Références 1. Del Volgo MJ, Gori R, Poinso Y (1994) Roman de la maladie et travail de formation du symptôme. Psychol Méd 26: 1434-8 2. Pedinielli JL (1987) Le travail de la maladie. Psychologie médicale, 19, 7, 104952 3. Pedinielli JL (1994) Hypothèse d’un « travail de la maladie » In Clinique Méditerranéennes, 41/42: 169-89
« Il ne veut plus se battre » M. Destandau
Monsieur T. est un patient de 52 ans qui présente un cancer colique en situation polymétastatique et un syndrome occlusif. Le scanner montre une stabilité des lésions depuis trois mois. Le traitement des douleurs abdominales et des tentatives pour rétablir un transit satisfaisant, afin qu’il puisse de nouveau s’alimenter, est prioritaire. Toutefois une nouvelle chimiothérapie lui est actuellement proposée, qu’il refuse. C’est un patient qui a été jusque-là actif dans le suivi de ses traitements, qui a toujours cherché à comprendre et à dialoguer avec son médecin. Il a fait face à plusieurs récidives et à l’aggravation progressive, en gardant jusque-là le désir de se battre encore. Il est entouré par sa femme et ses enfants adolescents, qui le soutiennent au quotidien. Il dit pourtant qu’« il n’en peut plus de ces hauts et bas » et qu’il ne veut plus se battre. Il refuse donc, contre l’avis de sa famille, le nouveau traitement qui lui est proposé.
L’identité menacée Le « coup de tonnerre dans un ciel serein » L’annonce initiale d’un cancer bouleverse le sentiment d’une identité pérenne, stable. C’est intimement mêlé à la fiabilité d’un corps qui change lentement, sans àcoup brusque, que s’éprouve d’ordinaire ce sentiment que nous avons de la continuité de notre identité. Il est lié en partie au fameux « silence des organes », cette liberté que nous laisse notre corps, quand il ne se rappelle pas à nous de manière douloureuse. Ce silence a quelque chose à voir avec l’état d’innocence, celle d’un corps qui ne se connaît pas vraiment vulnérable, qui ne s’est peut-être encore jamais éprouvé mortel.
142 Les souffrances psychologiques des malades du cancer L’annonce initiale, puis, comme dans l’exemple clinique cité, les annonces répétées de récidive et d’aggravation sont autant de coups de boutoirs contre ce continuum. Souvent bouleversé, le sentiment d’identité fait l’objet de bien des remaniements. Ces mouvements nécessités par les adaptations successives créent un sentiment d’insécurité profond et, dans ce contexte d’extrême gravité, une angoisse d’anéantissement, de mort. En outre, ce qu’exprime ce patient, c’est un vécu d’étrangeté à ce qui se passe en lui. Quelque chose se passe à son insu, qu’il ne contrôle pas, qu’il ne voit pas. D’où ses demandes fréquentes d’imagerie médicale, pour ressaisir ce qui, en lui, lui échappe, tenter d’en cerner les contours, l’évolution. Voir, non seulement pour savoir, mais pour faire sien ce qui se passe en lui.
Validité du combat Réorganiser l’identité Pour faire face à cette menace d’envahissement des cellules cancéreuses, vécu comme un chaos interne, et une fois que les temps de choc et de sidération ont été traversés, il s’agit de restaurer ce sentiment d’être soi, ressaisir sa subjectivité : se remettre en mouvement (psychique), se dé-sidérer de l’emprise du soma, afin de juguler l’angoisse de mort. Se mobiliser est alors un moyen de lutte contre l’angoisse, et d’unification aussi, qui apaise un peu les tensions et fait diminuer le vécu d’étrangeté à soi-même.
La dualité En situation de danger, la représentation des forces en présence s’opère sur un mode binaire : la vie, la mort, le bien, le mal. L’urgence est de réagir au plus vite, choisir son camp, en quelque sorte. L’ambivalence sera appréhendée plus tard. Fragilisé, le moi cherche des figures alliées au moins aussi puissantes que la violence pressentie dans le corps, ou vécue lors des crises douloureuses. Des figures sur lesquelles on va s’appuyer afin de compenser cette vulnérabilité découverte, et restaurer par l’extérieur ce qui semble bien avoir failli à l’intérieur (car c’est comme si les instances protectrices internes avaient failli) : à deux on se sent plus fort, le moi cherche des étayages. Ici, tout est métaphore guerrière : on se mobilise, l’arsenal thérapeutique fait figure d’armée, il y a les traitements de première, deuxième lignes, il s’agit d’attaquer le mal, de se battre, ne pas se laisser abattre, se défendre, de lutter. Les mots des soignants disent aussi l’alliance, dans ce temps de crise : « on va y arriver, je suis avec vous ». D’un côté comme de l’autre, pour les soignants et pour les patients, le temps premier de la réorganisation en appelle à des positions sans ambiguïté, soutenues par des représentations duelles, binaires. Il est alors souvent fait appel à la force morale du patient avec le fameux :
« Il ne veut plus se battre » 143 « le moral c’est 50 % du traitement », que l’on retrouve ensuite, plus tard, au décours de la maladie, comme un mot d’ordre parfois bien difficile à respecter.
La recherche de sens : reprendre la lésion dans l’ordre du symbolique Quand l’identité, ébranlée, cherche à se rétablir, vient aussi le temps des questions : « pourquoi moi ? quelle faute, quelle faille dans mes conditions de vie, mon comportement, mon histoire ? » Comme pour se ressaisir en saisissant le sens de ce qui arrive. Il s’agit alors de se réapproprier la maladie, de cerner des rapports de cause à effet, puisque se sentir exposé à l’arbitraire est intolérable. Selon la sensibilité du patient, il cherchera dans des registres différents. Celui des études épidémiologiques, qui peut le renvoyer à des causes extérieures, environnementales, à l’héritage familial ancré dans le soma (les terrains familiaux « à risque »), ou le registre des causalités psychiques (« je me suis fabriqué mon cancer »), comme dans l’exemple cité dans un autre chapitre. Dans cette recherche, il s’agit d’abord de redevenir le sujet de son histoire, de son corps, de ne pas être réduit à la lésion, et de s’en responsabiliser. Cette reprise de la lésion dans le réseau des causalités et du sens soulage ainsi le moi, qui se trouve soutenu, par le recours au symbolique, contre la sauvagerie, et l’arbitraire. Dans les recherches de causalités psychiques, il y a parfois aussi l’espoir de rétablir les conditions de la reprise, de la santé, guérir la maladie en guérissant des causes de la maladie (et plus on y serait pour quelque chose, plus on y pourrait donc quelque chose). Tout dépendra alors de la souplesse psychique du patient, de sa capacité à laisser « du jeu » afin que cette investigation du sens reste une ouverture créatrice et non une reprise de la maîtrise sur un mode opératoire. C’est ce qui pourrait le conduire alors à rompre l’alliance avec les médecins pour se tourner vers des méthodes qui, serrant la question du sens de si près, en font le facteur exclusif et tout puissant d’une guérison promise.
Complexité du combat. Le désir et la fatigue du désir Dire et confirmer son désir de se battre encore, c’est ce que ses proches demandent au patient dans l’exemple cité plus haut. Comme s’il lui fallait être désirant afin de rester « désirable » pour les médecins qui se battent avec lui. Être un bon patient qui garde un bon moral, un patient qui n’est pas « dépressif ». Comme s’il s’agissait d’être sans faille du côté du désir, puisqu’on a été faillible ailleurs. Or, « il ne veut plus se battre ». Que se passe-t-il ? Il a peut-être un temps de silence, une lassitude qui fait place « aux idées noires », ou au rien, au vide, un « désir de repos du désir ». Ce n’est pas toujours une position stable, inscrite dans une temporalité psychique qui le conduirait vers un travail de deuil, de désinvestissement de la vie et… de ses combats. Il semble même parfois que le balancement avec la reprise du désir s’inscrive dans une
144 Les souffrances psychologiques des malades du cancer rythmicité, parfois même si rapide qu’on a l’impression d’une quasi-simultanéité de ces positions psychiques : vouloir et ne plus vouloir. Ou bien il veut être soulagé de cette tension du combat. Il veut peut-être retrouver la liberté de son désir, ne plus être assigné à ce devoir de combattre. Il désire alors autre chose, ailleurs, autrement : rentrer chez lui, reprendre son travail, sa vie, aimer, vivre. Et ce, sans souci de cohérence : s’il ne veut plus des traitements, ni de la fatigue qui va avec, ni de la mobilisation permanente, il veut peut-être encore de tout le reste.
La position du médecin, du soignant. Étayage et capacité dépressive De figures protectrices, étayages et relais externes à ces fluctuations du désir, faisant preuve de stabilité et fiabilité dans la tenue du combat, les soignants ont à intégrer une autre modalité d’être : une certaine capacité dépressive, comme une respiration dans la tension du combat. Ils ont à accueillir les découragements, le désespoir du patient, sans le recouvrir systématiquement par une injonction au bon moral, et sans l’écarter non plus. Pouvoir entendre, recevoir des pensées dépressives sans en être submergés. Et tenir, tant qu’il y a lieu, les propositions thérapeutiques. Les relâcher quand le moment vient, sans lâcher le patient. Chercher comment continuer à être avec lui, sans l’abandonner quand il ne veut plus se battre. Jusque-là, ils l’ont aidé à tenir ensemble, dans une tension contraire, son désir de se battre et sa fatigue du combat. Là, il s’agit de se tenir ensemble, dans une relation de confiance qui puisse faire la place, aussi, à la désillusion, et sans entraîner d’abandon. Ce sont les traitements qui peuvent être abandonnés. Puisque ultimement, ce qui soutient chacun, c’est le désir de rencontre avec un autre qui puisse rester, selon le mot de Freud, dans l’obscurité avec lui, pour qu’il y fasse plus clair. C’est toute la complexité de la posture du soignant, qui a à intégrer, pratiquement dès le début du combat, et en filigrane des représentations duelles, le devenir possible de ce désir vivant, fluctuant, la coexistence de l’espoir et du désespoir. Pour lutter contre les déliaisons multiples, il essaiera de tenir en lui-même d’abord, et avec le patient tout autant, des forces et désirs contraires, en supportant la désillusion, et sans lâcher la relation.
« Il ne nous dit rien… » M. Laigle
Lear, septuagénaire, est admis en service d’oncologie. Il présente un cancer pancréatique polymétastasé. Ancien architecte, marié, trois filles. Précisons d’emblée que le praticien qui a balisé son parcours médical était l’un de ses plus anciens amis. Lear était un homme qui avait toujours eu pour habitude de dresser des barbelés tout autour du champ des possibles, de cadrer les événements, au plus près, en pensée comme en pratique. L’annonce de la maladie était pour lui d’abord une injonction faite à cette omnipuissance acquise. Un suivi régulier fut envisagé. Lors des entretiens ultérieurs, la proximité affective était de plus en plus marquée : « L’on peut se tutoyer ! », me dit-il ; à laquelle je tentais d’adjoindre de la nuance. Quelque chose lui filait entre les doigts, l’environnement semblait pour lui se déliter : « J’aimerais rencontrer le concepteur du lit sur lequel je suis allongé, je sens qu’il n’est pas très solide, mal réalisé, pas pratique pour les perfusions. » Les dessins de son petit-fils le représentant et dont il était si fier s’enlaidissaient pourtant à la mesure de sa propre dépendance aux soins. Des signes d’agitation étaient difficilement contenus. Parallèlement, des interrogations concernant une limite concrète à son existence commençaient à affleurer à la surface de l’envisageable : « C’est peut-être le dernier endroit que je fréquenterai… ». Entre deux entretiens, le service me contacta avec affolement : Lear devenait hermétique à toutes sollicitations verbales, en un repli massif, un « mutisme » me dit-on alors. Son épouse voulait « que l’on en finisse définitivement ! », son ami médecin faisait pour lui examens sur examens et lui administrait les protocoles des dernières chimiothérapies existantes. Je vins alors à son chevet. Il ne dit rien, prostré sous ses draps. Je restais de longues minutes, une main posée sur la sienne. Alors que je me levais, il me murmura : « Je sais où je vais, que personne ne s’inquiète » et poursuivit : « Je me rends compte que les médecins ne peuvent rien pour moi, alors je me suicide », avec un furtif mouvement de moulinet de la main près de sa tempe droite. Son repli dura encore quelques jours et je dus rendre compte du sens que ce comportement
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avait, auprès des acteurs de santé. Puis Lear parut peu à peu sortir de son enfermement : « Il me fallait un temps pour accuser le coup. Mon ami, mon épouse, m’ont fait prendre des chemins que je ne désirais pas, aucun choix : j’ai créé un citoyen irréel (!?) ». « Je sais que je finirai ici et ça ne me terrorise plus. J’étais comme Pierre Brasseur dans cette pièce de Jean Cocteau, pétrifié devant l’ascenseur qui le conduira à la mort. J’ai essayé de soudoyer le liftier, je n’en ai plus besoin… ».
Quelques éléments de psychopathologie1 Les signes annonciateurs Même s’il reste très sommaire et infléchi par un prisme divergent subjectif, l’exemple précité nous permet de relever quelques données sémiologiques. Le « repli » est toujours à considérer avec importance, il déploie ses coordonnées de manière transversale dans la psychopathologie : d’une attitude passagère en deçà de la dépression jusqu’aux prodromes psychotiques. En rupture avec une étiologie lésionnelle et/ou iatrogène, il y a donc un gradient que ces signes convoquent. Ils manifestent une fonction spécifique quant à la malléabilité du psychisme, dans sa tentative d’aménagement du débordement affectif et émotionnel. Lear fut, à cet égard, et paradoxalement au sujet même de cet article, très explicite dans sa façon d’en exprimer les tenants et les aboutissants : c’est dans la distance de cette fonction énoncée supra que l’on peut mâtiner la référence médicale, en ses termes, d’un corrélat phénoménologique, donnant toute leur valeur à certaines phases du processus psychique.
1. Un détour succinct par quelques points qui constituent souvent un appareillage notionnel pour les soignants et médecins sur lequel ils reposent leur pensée, pour mettre en sens certaines attitudes des patients. Dépression : trouble de l’humeur allant dans le sens de l’inhibition et de la perte des investissements, dans la relation à l’autre, dans les perspectives d’avenir. Insomnie de fin de nuit, ralentissement psychomoteur, prostration en sont quelques signes sommaires. Deux points à noter : les comportements d’agitation, d’euphorie, de logorrhée peuvent signer une dépression « qui ne se dit pas », une « lutte » contre elle, causes médicamenteuses mises à part (corticoïdes par exemple) ; la mélancolie ensuite, qui n’est pas un degré hypersévère de dépression, comme la nosographie contemporaine le laisse entendre, mais qui, en bien des points, s’en différencie, notamment dans le deuil, quant à la reconnaissance d’une perte extérieure à soi : la mélancolie constitue le plus haut potentiel de suicide de toute la psychopathologie ; mutisme : absence totale de verbalisation chez un sujet. Il peut être relatif à des troubles psychiatriques (psychoses par exemple), dégénératifs (aphasie dans les démences), séquellaires (traumas crâniens, AVC par exemple) ou bien constituer un refus volontaire de communication ; anosodiaphorie : indifférence relative, au regard des verbalisations du sujet, à l’égard des troubles qui l’affectent et ce, malgré leur reconnaissance ; trauma (à distinguer de notions proches, « traumatisme », « traumatique ») : concept qui aborde plus précisément l’effet péjoratif d’un événement sur la psyché en ses conséquences désorganisatrices, le plus souvent ineffables.
« Il ne nous dit rien… » 147 Considérons, dans la vignette, les signes d’agitation de Lear en début d’hospitalisation, avant-coureurs de la phase de repli proprement dite. L’agitation est souvent perçue par les soignants comme une forme contenue d’agressivité qui ne cherche qu’un exutoire en leur personne. L’on voit ici qu’elle est d’abord un signe, l’anxiété, préalable dans ce cas, à la phase dépressive en ses remaniements de la temporalité du psychisme : « C’est peut-être le dernier endroit que je fréquenterai… ». En outre, notons, dans les verbalisations précédant l’apparent « mutisme » de Lear, la faillite ressentie de l’environnement. Elle se donne à voir comme la part projetée des transformations du corps propre en un mouvement qui excède l’effort d’intégration de la personne. Des travaux modernes (Donald Meltzer)s’orientent sur la palette de nuances que prend l’environnement pour le sujet, en termes d’esthétique, comme outil qualitatif pour tenter de cerner la dépression. Nous incluons donc à part entière ce moment particulier dans le même processus global, que la fin de la vignette vient a posteriori mettre en exergue.
La « sidération » : changement de perspective Des rencontres comme celle de Lear nous interpellent sur des lieux communs, notamment ceux considérant des phases itératives de « sidération » psychique jalonnant le parcours de soins du patient. Le discours de Lear met en relief cette zone de travail du psychisme qui prend toute sa substance dans l’implicite de l’après-coup. Car c’est bien l’après-coup qui transfigure la temporalité du psychisme humain en limitation avec la perspective causale linéaire somatique du trauma. Partant, même si la mise en sens s’effectue dans la reprise ultérieure des contenus de pensée, l’on perçoit toute la nécessité d’accompagner, en une exigence de travail psychique, ce qui peut être un moment d’isolement délétère, mais que l’on évince bien des fois d’un revers de main, en y voyant que la donnée péjorative ponctuelle. C’est donc à dessein que des notions ont été seulement balbutiées dans le chapitre précédent. Tout comme un rêve ne s’interprète pas à l’aide d’un symbolisme extérieur, tout comme les « stades du mourir », dont s’empare la vulgarisation, ne formalisent pas des stations incontournables dans les dernières pérégrinations de l’être avant l’expire, disposer de concepts ne nous dispense pas de cerner ce qu’ils engagent de spécifique au regard du sujet, en une valeur parfois positive (cf. « tendance actualisante »), intimant quoi qu’il en soit une disponibilité pérenne. Résumons-nous. La vignette n’a qu’une intention indicative, elle n’est en aucun cas un théorème catégorique. Elle rassemble néanmoins des points importants dans notre velléité de compréhension du processus psychique. Le temps de l’expérience et celui de la mise en sens ne correspondent pas : la question de la limite de l’existence créée un écart dans lequel s’insinue volontiers le repli sur soi. Le contact auprès des sujets nous renseigne sur cet intermédiaire, qui semble atemporel, mais dont le relief se distingue rétrospectivement. Ce que l’on redoute, de manière extérieure, « lorsqu’il ne nous dit rien » est que le sujet tombe dans la géhenne de la dépression. Il est en effet nécessaire d’en démasquer les signes et de les prendre en considération. N’en oublions pas cependant la valeur qu’elle peut prendre aussi dans les transformations psychiques à l’approche du terme de la vie (et en deçà).
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La famille Une institution « politique » « J’ai créé un citoyen irréel ». Gardons-nous d’intellectualiser ces paroles de Lear. La catégorie du politique ne nous intéresse pas ici. La vignette est, par définition, courte et n’exprime pas la teneur des rapports entre le patient et son épouse. Néanmoins, disons que Lear était en butte à transmettre un certain discours à sa femme concernant la manière de perpétuer sa propre gestion de ses affaires, pour l’avenir. Refus tacite de l’épouse de camper ce simple rôle d’apparatchik, ce qui ouvrit une brèche dans leur relation de couple, jusqu’à des demandes explicites « d’en finir », seule réponse selon elle à la « dégradation » de l’état de son mari. Les demandes d’interventions initiées par les soignants ont souvent pour origine ce maelström violent, dans lequel chacun a tôt fait de traduire ce constat : « il ne nous dit rien » en : « je sais, moi, ce qu’il veut nous dire », anticipation du chaos que la mort du sujet va entraîner dans la dynamique familiale. L’écueil, pour le psychologue, est de se faire le chantre d’une subjectivité retrouvée pour le patient, dans ce qui peut être des conflits diffus, et de le transmettre ainsi, de manière brute, au reste de la famille : jeu de chaises musicales auquel le professionnel est amené parfois à participer avec, en bout d’hymne, le statut convoité de « porte-parole » du désir véritable du sujet. Concrètement, si les moyens humains ne font pas défaut, il est donc plutôt recommandé de séparer les approches entre patients et famille, avec des professionnels différents.
La honte du sujet et le « corps » familial : les théories psychosomatiques Les postulats psychosomatiques font débat. Leurs références méthodologiques et théoriques ne font pas l’unanimité. Cliniquement, l’on se rend compte que les patients avancent leurs propres hypothèses psychosomatiques quant à la survenue de la maladie et, plus tard, sur la façon d’y parer. Elles sont, la plupart du temps, relayées par la famille et l’Institution a tendance à les enclore dans le giron du « ils ne nous disent rien », ou presque, en en évinçant les énoncés. Les psychologues euxmêmes sont tentés de les balayer d’un revers de main en y voyant la dimension « proto-scientifique », discutable pour le moins. Cependant, ces théories apportées par les patients ne constituent pas un pis-aller. Le propos est ici de considérer la signification qu’elles prennent en entretien, leur récurrence étant manifeste. Nous l’avons esquissé avec Lear, la maladie est aussi une sommation adressée aux croyances tacites d’être immortel. Énoncer que le psychisme a fait acte dans le corps, à un moment donné de l’existence, jusqu’à être à l’origine de la maladie, c’est également avancer que la pensée pourra cadrer les événements de vie par la suite. Ainsi, loin d’en rester à des théories scientifiques indigentes, les patients nous proposent d’emblée une confrontation aux réaménagements d’une toute-puissance qui soustendent la psyché. La famille s’en fait le miroir et « couvre » de la sorte le processus psychique du sujet. Les affects de honte peuvent sourdre d’une brisure dans ce miroir-ci. Reconnaissons le lien présent entre soma et « corps » familial et leurs croyances corollaires qui « disent », malgré tout, beaucoup.
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L’institution L’interdit du toucher Dans le développement individuel, au cours des premières années de la vie, « l’interdit du toucher » vient faire rupture avec le primat de l’expérience tactile vers d’autres modes de contact aux autres. À la différence des psychologues, les soignants « transgressent », s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, au quotidien, cet interdit. Le propos n’est pas de nous ramener à un déterminisme naïf en rapport aux premières étapes de la croissance affective, mais bien de tenter de répondre à certains mouvements institutionnels. Concerté, révisé, réévalué, l’arrêt des traitements dits « curatifs » n’en reste pas moins, pour l’institution de soins également, un moment crucial. L’on en saisit toute l’ampleur au sein des débats passionnés sur le sujet de ce que l’on nomme « l’acharnement » thérapeutique, mais aussi, plus concrètement, dans les services pour les professionnels qui ont la charge de certains soins invasifs après échappement thérapeutique. Le relief pris par l’approche relationnelle vient parfois en réponse pour le soignant à une culpabilité liée au maintien des soins alors même que le pronostic vital est engagé à cours terme.
Le dispositif d’entretien C’est dans ce contexte que le psychologue à l’hôpital propose son dispositif d’entretien. Il est sans doute imputable aux psychologues d’avoir voulu fonctionner, par le passé, « hors du monde ». Si un travail a pu être poursuivi avec Lear, c’est aussi parce qu’il y a eu ce préalable indispensable qui est la permanence des soins au corps. Le colloque singulier patient-psychologue est donc traversé par le processus médical : l’entretien n’en reste pas uniquement l’ombre porté néanmoins. Le processus psychique ne se calque pas sur l’éclairage iatrique. Plus prosaïquement, il est primordial que le psychologue puisse avoir les conditions matérielles minima d’exercice, en propre ; ce n’est pas toujours le cas. La croissance psychique s’étaye sur l’intimité de cet espace-temps non saturée par la rhétorique institutionnelle où le sujet pourra s’autoriser à métaboliser ses affects les plus violents. Le dispositif se qualifie surtout en termes de disponibilité pour le sujet. Porter la blouse blanche peut impliquer une protocolarisation des modes de réponse du psychologue, dans la fonction qu’en imaginent les soignants. La question est celle de la place du psychologue dans une institution destinée avant tout au soin.
Peut-on parler de « soin psychique » ? La base médicale sur laquelle s’édifie le soin est le « primum non nocere » (« d’abord ne pas nuire »), dérivé d’Hippocrate. Or, le comburant du mouvement psychique qui alimente le moteur du travail psychologique est le conflit. Conflit entre ce que l’on désirerait et ce que la réalité impose, entre un idéal et ce que l’on a manqué à faire advenir etc. Nous l’avons esquissé plus haut concernant la dépression. De même, concernant la question de l’angoisse, la finalité n’est jamais, prétentieuse-
150 Les souffrances psychologiques des malades du cancer ment, de la diluer, de la garder par devers soi, jusqu’à la rendre translucide pour le patient. Cela reviendrait à « vampiriser » son processus psychique. L’on s’en sert comme d’une mise en tension jusqu’à ce que le sujet puisse être capable de la gérer, en une maturation psychique. Aussi, les soignants l’ont saisi rétrospectivement, le repli de Lear n’était pas à aborder sous le seul angle déficitaire, dont l’ordre était à rétablir au plus vite. C’est au lieu même de cette zone de turbulence que l’on aborde les remaniements du psychisme. C’est en outre là que les acteurs de santé, qui côtoient la technicité et les protocoles de soins, peuvent mettre en perspective leur qualité relationnelle qui est au fondement de leur profession.
La parole Une révélation ? Nous l’avons vu, donner accès au discours du sujet, dans une institution de soins, ne va pas de soi. Cela inscrit, dans l’anticipation de certains soignants, un potentiel délétère de diffraction du discours médical, ainsi qu’une confrontation à la mort fantasmée. Mais, sur un autre versant, la parole peut aussi faire l’objet d’une fétichisation, dans ces moments d’exacerbation affective. Le titre de l’article nous met sur la voie : « il ne nous dit rien ». L’on est enclin à considérer, dans les établissements de soins, l’acte de parole comme le lieu d’une révélation obligée. L’épouse d’un patient nous a un jour concédé, émue aux larmes : « Je sais que mon mari n’en a plus pour longtemps, alors je me suis mise à la lecture d’ouvrages sur le soin palliatif. Des patients qui se redécouvrent, révèlent aux proches des choses enfouies depuis des années… Je ne pourrais jamais lui offrir cela. » Nous ne nous hasarderons pas ici dans l’écho personnel de cette femme éplorée. L’injonction à dire peut tout à fait constituer une violence pour le sujet ainsi qu’un point de fuite insaisissable pour les proches. Il est tentant, en ce qui concerne l’approche psychologique, d’en faire un idéal de sagesse venant combler le vide laissé par l’échappement thérapeutique, en une fureur disqualifiant l’idée que le langage ne saurait rendre compte de la totalité de l’expérience.
L’incommunicable Faire du discours un pur élan d’abstraction peut constituer une défense pour le sujet, mais aussi pour l’Institution face à la menace produite par les angoisses importantes en fin de vie. Nous entr’apercevons avec Lear l’enjeu que constitue la prise de conscience que la pensée se montre, dans ce contexte, incapable de maintenir son rôle de martingale dès lors que les dés sont jetés. Mais ces processus s’étayent, la présence attentiste n’est pas la seule échappatoire au contact de la personne. Il reste nécessaire de maintenir une certaine stabilité de l’environnement, des soins, la pensée ne remplissant pas toujours sa fonction de synthèse des expériences et de sa publication aux autres. L’incommunicable, c’est aussi le non encore présent à soi. La régularité du dispositif d’entretien offre, en puissance, la possibilité de soutenir l’incommunicable et de faire advenir une mise en acte de ce présent-
« Il ne nous dit rien… » 151 non-encore-advenu. D’après le mot de Lacan : « ça pense avant même que le sujet entre dans la certitude ». L’envers de : « il ne nous dit rien » n’est pas : « tout est dit ». Dans ce cas, cela reviendrait à considérer que le discours adressé à l’autre ne produit aucune distance chez le sujet. L’on en reste finalement là à un fantasme d’auto-engendrement de la pensée, en évinçant ce qu’elle doit à autrui. Se dessinent alors peu à peu les contours d’un nécessaire tiers, point cardinal dans la géographie du discours, dans la formation même de la pensée.
Le libre penseur « Il ne nous dit rien… ». Ce seul constat renvoie le sujet à la dette due à son entourage quant à la production même de sa pensée, dette de laquelle il doit s’acquitter en livrant les détails de son monde interne, aux confins de la vie. Où situer alors cet espace de liberté que voulait revendiquer Lear ? L’hospitalité, nous disait Kant, confirme le droit au voyage. Alors même que l’on fustige souvent les institutions de soins comme des espaces froids soumis à la rationalité, les acteurs de santé travaillent au quotidien à baliser le moins possible l’itinéraire du sujet. Le sentiment pesant de Lear, au terme de sa vie, d’avoir à « soudoyer » qui que ce soit à cette fin, s’étiolait. Si l’on peut douter de l’avènement d’un « libre penseur » en l’Homme, le discours du sujet, à l’hôpital, nous donne la mesure de ce que penser nous intime de présence auprès de lui.
« Où ça souffre ? Dans la réalité psychique ou la réalité matérielle ? » L. Diebold
L’équipe médicale, inquiète, me demande d’intervenir auprès d’un patient malade. Elle ne peut plus soulager ce patient de 78 ans. L’hypothèse de douleur neuropathique est émise. Je me présente à Louis. Il est torse nu, avec un site dans l’épaule, des perfusions dans le bras, une potence sur le côté. Il dit : « Je souffre ». Il pleure. « C’est horrible ». Il continue à pleurer. Je vois les larmes couler sur ces joues amaigries. Il sort son mouchoir en tissu et s’essuie au fur et à mesure de ses pleurs… « (Moi) Vous me dites : c’est horrible. » Il me décrit sa douleur à la hanche et dans la colonne vertébrale. Il m’explique que les médecins n’arrivent « plus à réduire sa douleur ». Il évoque un « depuis six ans » et dit : « ça dure depuis deux mois ». Je relance : « (Moi) Vous me parliez de six ans… – (Lui) Oui, j’ai eu mal comme cela au début ; puis, ça a passé et ça a repris il y a deux mois. – (Moi) Vous me dites que la douleur a passé… – (Lui) Oui, il me restait un fond. C’était très douloureux au début et la douleur a disparu. » … Après un moment, il se met à me parler de son amie qui lui manque. Elle est partie au Portugal. « Elle m’avait promis qu’elle n’irait pas. Son mari a pris sa retraite et elle l’a suivi. » Je lui propose : « Elle vous promet et elle vous laisse… – Je lui avais pourtant proposé de se rejoindre au marché derrière un bouquet de fleurs… » Il semble s’animer en me racontant, en me parlant de l’amour qu’il a pour elle, entre fleurs et poèmes et de leurs rendez-vous. Il réintroduit sa femme dans son discours : « Je ne veux pas faire souffrir ma femme. » Je lui évoque la souffrance qu’il vivait au début de notre rencontre. Il me dit d’un air surpris : « C’est vrai, j’ai plus mal »… J’entends son amour et sa souffrance. Peu à peu, il m’évoque ses envies : « J’ai envie d’être caressé sur tout le corps. Ma femme ne me touche plus depuis quatre ans. Elle est exemplaire. Depuis six ans, elle est là tous les jours
154 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
à s’occuper de moi. Je ne veux pas la faire souffrir. J’ai rencontré un psychiatre, il m’a dit : “prenez une cassette porno” ; quel idiot ! Comme si c’était de cela dont j’avais besoin » Je relance sur cette envie d’être caressé. Il reprend : « Des mains me touchent tout doucement, en remontant. Ce n’est pas sexuel. Ce sont des caresses, comme une tendresse sur tout le corps… »
Préambule Dans le Psyché découvre Eros de Benedetto Luti (1720), Psyché approche une lumière pour éclairer son amant. En le dévoilant à la lumière, le secret tapi dans l’obscurité se révèle, secret d’Eros. Et Lacan (1) de préciser : « l’Eros, c’est… le désir ». Est-ce que le désir peut être dévoilé par la lumière de la connaissance médicale ? En relançant sur la parole, tel que le sujet l’énonce, je féconde Danaé, comme la pluie d’or de Zeus qui passe les portes d’airain, et la jouissance peut se dire, se déployer dans sa parole, et le sujet advenir. Peu à peu, la douleur physique insupportable du début de la rencontre a disparu : effet cathartique de la parole libératrice ! À considérer qu’elle était d’origine neuropathique – et c’est bien dans ce leurre que j’ai failli être entraîné –, j’aurais laissé le saisissement de la réalité physique me déborder. Mais la réalité physique n’est pas la réalité psychique. La réalité psychique, de mon point de vue, est déposée dans la parole du sujet. Alors, je me déprends du savoir médical et je peux occuper « la place de l’oreille de celui qui parle » (2).
Le désir à l’hôpital ? Dans cette pratique clinique du corps « torturé, marqué et exposé » (3) à l’hôpital, il convient de permettre au sujet de faire l’expérience au sens de Foucault (3), c’est-à-dire d’approcher le goût, la saveur d’un savoir (4), celui de sa parole. J’ai décrit ces premières rencontres, des entretiens préliminaires, qui constituent un espace d’écoute privilégié, où il est précieux de rencontrer le sujet décontaminé des savoirs préalables. Dans cette clinique du corps « torturé, marqué et exposé », le sujet malade est marqué par les sites, incrustés dans son épaule, dépossédé de son corps au profit d’une guérison hypothétique, qui le relie aux flacons de chimiothérapie qui le font vomir, et « exposé » comme objet aliéné au pouvoir médical. La punition consistait, dans les « sociétés à marquage » à « s’emparer du corps et y inscrire les marques du pouvoir », avant d’exposer... les marques de châtiment (3). Le sujet se sent doublement puni, dans la réalité physique, par la maladie et par les marques des traitements destinées à le guérir. Cela donne la tonalité de cette clinique particulière, où la culpabilité domine. Ce corps marqué et exposé constitue la réalité physique. Alors le désir réside, tapi, caché comme s’il était indécent à l’hôpital. Pourtant Eryximaque, dans Le Banquet, défendait que « la médecine est la science des érotiques du corps » (5). Je soutiens que la médecine tend à devenir une science « desérotisée » du corps, c’est-à-dire littéralement
« Où ça souffre ?… » 155 une « science dés-érotique », au profit d’un « scientisme » statistique. Reste-t-il une place pour le désir à l’hôpital, une place qui échappe à l’emprise hygiéniste ? Je considère, en accord avec Lacan (6), que l’« on ne se pose de questions que toujours là où on a déjà une réponse, ce qui à l’air de limiter beaucoup la portée des questions ».
La réalité psychique Je précise mon objet. La réalité psychique est différente de la réalité physique. En parallèle de Freud (7), je soutiens qu’« une fois les désirs inconscients ramenés à leur expression dernière et la plus vraie, on peut dire que la « réalité psychique » est une forme d’existence particulière, qu’il ne faut pas confondre avec la « réalité matérielle ». Pour distinguer la réalité physique de la réalité psychique, je propose un extrait de Mars où Zorn (8) décrit finement ces deux réalités, en historisant son cancer de la façon suivante : « Bien que ne sachant pas encore que j’avais le cancer, intuitivement je posais déjà le bon diagnostic car, selon moi, la tumeur c’étaient des ‘‘larmes rentrées’’. Ce qui voulait dire à peu près que toutes les larmes que je n’avais pas pleurées et n’avais pas voulu pleurer au cours de ma vie se seraient amassées dans mon cou et auraient formé cette tumeur parce que leur véritable destination, à savoir d’être pleurées, n’avait pas pu s’accomplir. D’un point de vue strictement médical, ce diagnostic à résonance poétique n’est évidemment pas exact : mais appliqué à l’ensemble de la personne, il dit la vérité : toute la souffrance accumulée, que j’avais ravalée pendant des années, tout à coup ne se laissait plus comprimer au-dedans de moi ; la pression excessive la fit exploser et cette explosion détruisit le corps. » La théorie que se constitue le sujet donne un sens à la réalité psychique bien éloignée de la réalité physique du cancer. La réalité psychique est un fait (9) qui appartient au champ de la psychanalyse. Le critère de réalité psychique « … présente une cohérence et une résistance comparables à celle de la réalité matérielle ». Alors, la question de la preuve s’impose et cette question de la preuve est supportée par la méthodologie, Ricœur (9) pense « le type de relation entre la théorie et la pratique ». De mon point de vue, le lien entre la pratique et la théorie est garanti par la méthode qui l’illustre.
Souffrance et jouissance Dans cette rencontre préalable avec Louis, quelque chose glisse de la douleur à la jouissance, au plaisir. « Les sensations de douleur… débordent sur le domaine de l’excitation sexuelle et provoquent un état de plaisir » (10). En quelque sorte, Louis oscille entre le délectable « c’est trop bon » qui concerne l’amour dédié à cette femme et la douleur physique « c’est horrible », qui parle aussi d’une séparation douloureuse. La douleur et les pleurs qui semblaient se convertir dans le corps, au niveau des hanches, du dos, et en larmes. Je fais une analogie avec cette proposition de Lacan (6) : « C’est chatouilleux, ça veut dire que ça jouit ou que ça souffre, c’est
156 Les souffrances psychologiques des malades du cancer du même ordre, ça a un corps. » Et oui, Louis jouit de ses maîtresses évoquées, il jouit dans sa parole ; il n’a pas besoin de le vivre, il a besoin de le parler, de le dire en mots. Il parle de sa « joui-sens ». C’est le sens qu’il donne à ses dires, adressé à un homme clinicien. « Comme c’est chaque fois le cas dans le domaine de la libido, l’homme s’est ici montré incapable de renoncer à la satisfaction dont il a joui une fois » (11). Louis m’évoque ses femmes, ses maîtresses au seuil de sa fin de vie et son désir d’homme, envie encore d’être caressé et ce manque depuis quatre ans. Qu’importe ! Il lui reste l’amour dans son dire, l’amour à dire. Notre rencontre lui permet de l’évoquer encore. Sa douleur physique, rebelle pour les médecins, disparaît. Il ne souffre plus, il semble jouir de pouvoir en parler.
Au-delà des maux… Conclusion J’approche d’une conclusion. La rencontre avec Louis illustre ce chemin de la souffrance à la jouissance, et laisse émerger deux réalités différentes, la réalité matérielle et la réalité psychique. En me détournant de la « douleur neuropathique » des représentations médicales, et en m’intéressant à la parole du sujet, l’excitation sexuelle que cette douleur masque redevient jouissance et souffrance, déposées dans cette même parole. Les savoirs, même cliniques, débouchent, de façon incontournable, sur le mythe de Psyché épiant Eros, dans l’obscurité. Il est précieux de considérer le désir, forme de la passion entre le savoir et l’ignorance. Je m’appuie sur « la douleur neuropathique » de Louis pour désigner que le savoir préalable nuit à la surprise nécessaire à la rencontre. Il reste la parole, mystérieuse, énigmatique et féconde, avec ces multiples reflets, qui se déverse dans cette clinique où le corps est « torturé, marqué et exposé ». Cette parole féconde, loin des protocoles, au plus près de la reconnaissance du signe, dans la subjectivité, me permet de rêver à cette clinique décrite par Foucault (12) : « La clinique est née dans ce libre jardin où, d’un commun consentement, médecin et malade viennent à se rencontrer, où l’observation se fait, dans le mutisme des théories, à la seule clarté du regard, où de maître à disciple, l’expérience se transmet en dessous même des mots ». C’est l’expérience, c’est-à-dire littéralement ce qui est éprouvé, qui se transmet par ressemblance de signe (13). Dès lors, le sujet désirant, même malade, ne disparaît plus dans l’inconnu et dans les tortures, dans les marques, dans les expositions de la vie à l’hôpital, et la douleur, comme un pré-texte, trouve à se lire, à s’écrire psychiquement.
Références 1. Lacan J (1964) Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le séminaire XI. Seuil, Paris 2. Aulagnier P (1984) L’apprenti-historien et le maître sorcier. Du discours délirant au discours identifiant. PUF, Paris 3. Foucault M (1972-1973) La société punitive. In : Résumé des cours 1970-1982.
« Où ça souffre ?… » 157 Julliard (réédition 1989), Paris p. 29-51 4. Diébold L (2005) Le non-savoir du clinicien et du sujet malade : petites folies à l’hôpital. In : Des psys à l’hôpital : quels inconscients ! Érès, Ramonville-SaintAgne. p. 89-100 5. Platon (entre – 385 et – 379). Le Banquet. L’Aire (réédition 1979), Lausanne 6. Lacan J (1972) La mort est du domaine de la foi : In Quarto 1981, n° 3 : 5-20 7. Freud S (1900) L’interprétation des rêves. PUF, Paris 8. Zorn F (1977) Gallimard (réédition 1979), Paris 9. Ricœur P (1986) La psychanalyse confrontée à l’épistémologie. Psychiatrie Française n° 4/99 : 228-42 10. Freud S (1915) Pulsions et destins des pulsions. In : Métapsychologie. Gallimard, Paris 11. Freud S (1914) Pour introduire le narcissisme. In : La vie sexuelle. PUF, Paris 12. Foucault M (1963) Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical. PUF (réédition1972), Paris 13. Foucault M (1966) Les mots et les choses. Gallimard, Paris
« Il est guéri, pourquoi est-il si mal ? » J. Guérin
Patient âgé de 50 ans, Lazare est en fin de traitement. Lors de son hospitalisation pour sa dernière cure de chimiothérapie, l’équipe médicale lui fait part des bons résultats concernant sa maladie. En effet, ce dernier est en voie de rémission. Malgré tout, Lazare nous évoque, lors de la visite, sa difficulté à reprendre le dessus, à envisager la suite, mais surtout à quitter l’hôpital. C’est ainsi que nous avons décidé d’une rencontre. Le jour de cette dernière cure, le patient se livra très librement. Il semblait souffrir, être perdu, mais surtout très angoissé. Et pourtant, il va mieux ! ? Nous nous fixons un rendez-vous hebdomadaire. Il m’énumère tous les points qu’il veut travailler. « J’ai des difficultés de communication avec mes enfants, mais plus particulièrement avec ma fille. Je suis dans une phase un peu stagnante dans mon couple, je me sens tendu et fatigué… et (enfin) j’ai peur de récidiver. Peut-être que si je fais un travail, cette maladie partira pour de bon. » Par cette demande si claire, il était le guide dans la démarche à suivre. Il y avait dans l’écoute de ce patient, l’idée que c’était un bon début pour changer, pour se transformer. Avec cette maladie, le corps se meurt et l’esprit devient héros. Mais la rémission… n’est-ce qu’une bonne nouvelle ? Tout ce qui s’est construit psychiquement pour lutter contre cette maladie n’a plus lieu, et tout s’effondre, encore et encore… tel le mythe de Sisyphe : « On est condamné à rouler sans cesse une grosse roche jusqu’au haut d’une montagne, d’où elle redescend aussitôt. » (1) C’est au travers d’une prise en charge de plusieurs mois que Lazare retrouva une certaine paix intérieure comme il aimait le dire.
Entre peur et incompréhension, entre fascination et impuissance, entre désir de stabilité et impermanence de la vie, l’oncologie médicale est un lieu où la confrontation avec cette grande inconnue qu’est la mort est souvent inévitable. Il semblerait que le cancer, ou la représentation sociale que l’on s’en fait (la mort), vient poser une question existentielle qui va entraîner un remaniement identitaire du sujet malade. De M’Uzan va même jusqu’à évoquer que la proximité de
160 Les souffrances psychologiques des malades du cancer l’échéance fatale provoque donc une sorte de clivage du moi, ayant pour conséquence le cheminement de deux lignes de pensée contradictoires, dont chacune s’exprime indépendamment de l’autre. Selon l’une, la mort, en vertu d’un véritable déni, n’existe tout simplement pas ; selon l’autre, tout aussi clairement affirmée, il n’y a plus qu’à se résigner ou même souhaiter en finir au plus vite. En somme, on se retrouve là en face d’une situation tout à fait comparable à celle de la psychose, à ceci près qu’elle ne découle pas d’un trouble mental ». (2) Ainsi, bon nombre de travaux ont montré l’importance de tact dans l’annonce de la pathologie cancéreuse afin de prévenir l’effondrement brutal du patient d’un point de vue psychologique. De ces recherches émerge l’importance d’un travail sur les liens. En effet, ce type de travail avec le psychologue permet une élaboration, un co-construction où le patient trouve de nouveau ses bases identitaires. Le patient qui régresse, face à l’imminence de sa mort, doit pouvoir trouver un container suffisamment sûr, afin qu’il puisse projeter les parts les plus archaïques de lui-même et qu’il puisse se transformer. Nous observons que lorsqu’un monde s’écroule et qu’il faut en (re)construire un nouveau, un temps de dépression s’instaure. Un nouveau sens, un nouveau chemin sont à trouver. Par cela, les états dépressifs, les difficultés d’adaptation sont courants dans la maladie cancéreuse et la manière de les repérer et de les penser (panser) n’en est pas moins complexe. On trouve dans l’écoute des patients cancéreux, voire dans l’ensemble des maladies létales, l’idée que c’est un bon début pour changer, pour se transformer, pour se spiritualiser. J’en prends pour exemple une phrase que m’a dite une patiente lors d’un entretien : « J’ai souvent dit qu’il fallait se poser des questions avant qu’il ne nous arrive quelque chose de grave… Je pense donc qu’il est temps de faire un travail. » L’âme se rêve esprit, se perd dans l’univers ouvert et clos de nos hôpitaux. J’en veux pour premier argument le nombre considérable de dépressions dites réactionnelles à l’annonce de la « guérison »… Comme si ce sursaut de vie venait ici annoncer la venue ou le retour du même… du mortel. Ce retour au corps est vécu par nos patients comme une perte d’esprit.
Rémission et syndrome de Lazare Lorsque la fin des traitements arrive, la coutume n’est pas de parler de guérison avec le malade, mais plutôt de rémission. La rémission peut se définir par la disparition temporaire des signes de la maladie. Pour la plupart des médecins, elle correspond à une période de cinq ans environ ; période durant laquelle les risques de récidive demeurent élevés. On imagine donc combien cette étape doit être perturbante sur le plan psychologique. Elle est ambivalente, le cancer semble avoir disparu, sans que personne n’en soit tout à fait certain. Comment se sentir guéri ? Quel est cet entre-deux particulièrement inconfortable ? Où se trouve cet ennemi invisible ? L’incertitude d’une éventuelle récidive fait l’effet d’une épée de Damoclès audessus de la tête du patient. « L’oubli d’une maladie mortelle est impossible et la
« Il est guéri, pourquoi est-il si mal ? » 161 crainte d’une rechute demeure une réalité constante. Le moindre malaise provoque l’inquiétude et peut repousser à une somatisation excessive » (3). C’est dans ce contexte que l’on peut observer, chez des sujets en rémission, un réel état de déstabilisation, de désorganisation psychique et de remaniement identitaire qu’un certain nombre d’auteurs ont défini sous le terme de « syndrome de Lazare » (4). Rappelons que Lazare fut le premier homme à avoir été ressuscité par Jésus. Il aurait alors présenté des troubles de l’adaptation et du comportement à son retour dans le monde des vivants. Cette notion de survivance est un point central du syndrome de Lazare, il arrive d’ailleurs que l’on parle aussi de syndrome du survivant. Pour Deschamps, plus de 50 % des patients seraient concernés par « une survivance plus ou moins dure, où l’oubli volontaire des épreuves se paie de séquelles persistantes physiques et psychologiques » (5). Il convient de rappeler que si ces symptômes sont une réalité pour une partie des patients, pour d’autres, la rémission est l’occasion de dévorer la vie à pleines dents, de faire des projets, de reprendre ses activités en ayant en tête le désir de tourner la page. Certes, sortir d’une telle épreuve ne laisse pas indemne, mais beaucoup vivront mieux qu’avant, s’accrochant à la vie, sublimant leurs cicatrices.
Il y a parfois certains bénéfices à être malade… Il est fréquent de voir des sujets accepter leur maladie, d’autant mieux qu’ils peuvent la justifier et l’intégrer au sein d’un roman familial que Huguet a appelé « mythe personnel » (6). Mais quel intérêt ces sujets ont-ils à rester malades ? Freud, en 1924, dans « le problème économique du masochisme » (7), fait une allusion toute particulière aux bénéfices d’une maladie somatique comme le cancer. « Il est instructif d’apprendre que contre toute théorie et toute attente, une névrose peut disparaître quand la personne est tombée dans la détresse d’un mariage malheureux, a perdu son travail ou a contracté une redoutable maladie organique. Une forme de souffrance a été relayée par une autre, et nous voyons qu’il ne s’agissait que de pouvoir maintenir une certaine quantité de souffrance » (7). Il utilise alors le terme de masochisme moral pour évoquer le sort de ces patients qui semblaient ne pas vouloir guérir. « Des forces se dressent contre la guérison et ne veulent pas renoncer à l’état de maladie » (7). Rappelons que dans le corps vient parfois se nicher la souffrance, ce qui apaise et soulage la psyché. La souffrance morale devient physique. L’individu s’acquitte de sa dette. C’est pourquoi, tout se passe comme si le patient n’avait pas intérêt à sortir de la maladie. La rémission prend alors une apparence ambiguë et inquiétante. La théorie psychanalytique sur la pulsion de mort vient compléter cette explication. Freud démontre la réaction thérapeutique négative par l’existence de cette pulsion de mort déliante au pouvoir mortifère. Elle est la conséquence d’un besoin inconscient d’être malade. Ainsi, le médecin, les soignants et les équipes doivent être vigilants pour ces patients qui inconsciemment trouvent dans leur cancer le moyen de légitimer leur
162 Les souffrances psychologiques des malades du cancer mal-être, de rembourser leur dette de vivre et de satisfaire l’exigence de leur destructivité.
Que peut-il être dans le monde des vivants, lui qui s’est fantasmé mort ? La rémission engendre des émotions contradictoires. Derrière la « bonne nouvelle », le patient entend un changement catastrophique (8). Une nouvelle idée que le patient doit intégrer pour construire, pour continuer le chemin de sa vie. Bion nous dit « que le changement catastrophique est un moment inévitable dans tout processus d’évolution, de maturation, et de croissance » (9). Cependant, tout changement implique une grande résistance car le sujet a peur de ce dernier et de l’inconnu vers lequel il peut le conduire. D’une certaine façon, la dépression réactionnelle à ce changement est une forme de résistance. Le sujet a peur de la turbulence psychologique. En effet, on pourrait penser que ce temps est favorable à la reconstruction identitaire, or, il n’en est rien. Nous observons un effondrement que nous pourrions assimiler à un « double deuil ». Il est justement lié à cette identité reconstruite, mais aussi au deuil des bénéfices secondaires de la maladie. En effet, il existe un fantasme relié au combat de la maladie, que je qualifierais de fantasmatique du héros. Il est vrai que d’une certaine manière les patients atteints d’un cancer deviennent des héros pour autrui. Ils sont admirés pour leur courage et leur combat. C’est à ce moment que la séparation corps/esprit prend tout son sens. Le héros devenu d’une certaine façon immortel par le combat « spirituel1 » doit retourner à son corps et donc à la mortalité… L’espace/temps proposé par le psychologue est donc bien particulier car il permet de prendre en compte, dans la prise en charge thérapeutique du patient cancéreux, le versant fantasmatique et dépressif associé à cette maladie et à cette étape particulière. Ainsi pouvons-nous insister sur l’importance d’un accompagnement, et comprendre dans quelle mesure cette pseudo-bonne nouvelle peut bouleverser un patient.
Après tant de temps, ils m’abandonnent… Enfin, un certain nombre d’auteurs comparent les manifestations du syndrome de Lazare à celle d’une « réaction de sevrage ». En reprenant l’idée de Kaes (10) que l’institution hospitalière est une mère contenante qui panse notre maladie, ainsi, tout comme dans un sevrage trop rapide dans l’enfance, un sevrage hospitalier trop rapide entraînerait un défaut d’adaptation ou de réadaptation, une grande fragilité. En accord avec Bergeret (11), je pense que « le sevrage est un traumatisme au sens courant et restrictif où il est vécu comme une conséquence de l’agression,
1. Combat par l’esprit.
« Il est guéri, pourquoi est-il si mal ? » 163 comme une punition – talionique2 – sur le mode de la frustration. […] Enfin, traumatisme ou pas, le sevrage laisse dans le psychisme humain la trace permanente de la relation primordiale à laquelle il vient de mettre fin. Que ce soit de façon pathologique ou non, l’image du sein maternel domine peu ou prou toute la vie du sujet ». De la même manière, nous pouvons considérer le sevrage hospitalier mal accompli ou trop bref comme un traumatisme car, d’une part, il réactive les angoisses archaïques de l’enfant et, d’autre part, on quitte les services de soins dans un moment où certes le physique va mieux, mais où le remaniement identitaire est difficile. La rémission signe la fin des soins et la disparition du cancer. Peu à peu, le patient va quitter le cadre rassurant et protecteur de l’hôpital. C’est ainsi que peut naître chez le sujet un fort sentiment d’abandon. Dès lors, nous comprenons l’importance du psychologue dans un moment où la plupart des soignants ne peuvent plus être là où les patients les attendent. Le médecin qui soigne le corps n’a pas d’autre choix que de renvoyer le patient chez lui si son objectif thérapeutique est atteint. Mais le psychologue a, lui, la possibilité et les outils afin d’accompagner le patient et le sevrer progressivement. Tout comme dans l’enfance, il existe des facteurs innés (tolérance à la frustration) et des facteurs de l’entourage (aptitude à la rêverie) pour que le sevrage soit optimal. Nous devons donc devenir cette « mère » suffisamment bonne, et utiliser notre aptitude à la rêverie pour que le patient réintrojecte la vivance émotionnelle transformée et adoucie, c’est-à-dire qu’il réintrojecte une fonction contenante, aspect non sensoriel de l’amour maternel.
En guise de conclusion Qu’elle trouve son origine dans le berceau d’une destructivité, dans les manifestations douloureuses d’une réaction de sevrage ou dans le réveil d’un traumatisme psychique, la survenue du syndrome de Lazare dépend surtout du patient et de son environnement. Dans le domaine de la maladie somatique, il importe de rendre ses attributs à une singularité et à une subjectivité souvent destituées. Aussi, il serait naïf de croire en une origine unique. Pencher pour une intrication ou plusieurs modèles d’explication semble donc plus raisonnable. Tous ces éléments conjugués nous montrent bien à quel point la période de rémission est un phénomène paradoxal. Émotion contradictoire, changement catastrophique, bonne nouvelle, remaniement identitaire… tant d’éléments qui nous interpellent. Ainsi, à nous soignants d’être capables d’accueillir, de garder, de transformer et de restituer ce que le patient nous donne à voir et à entendre… N’oublions pas d’innover et de continuer à chercher ce qui pourrait améliorer la prise en charge de nos patients, même si médicalement ils sont « sauvés »… Des qualités les plus évidentes sont, selon moi, indispensables. Je pense par exemple à faire preuve d’humanité, d’humilité, de bon sens, mais je pense surtout à savoir aimer… 2. Punition identique à l’offense.
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Références 1. Hamilton E (1978) La Mythologie. Marabout, Paris 2. De M’Uzan M. (1975) De l’art à la mort, Gallimard, Paris. 3. Pretty H (1988) La guérison du cancéreux selon le malade. Rapport introductif. Psychol Med (9): 1257 4. Tross S, Holland J (1989) Psychological sequelae in cancers survivors. In Psychological care oof the patients with cancer. Handbook of psychooncology, Oxfor University Press, Oxford 5. Deschamps D (1997) Psychanalyse et cancer. Au fil des mots… un autre regard. L’Harmattan, Paris 6. Huguet M (1995) Le cancer comme événement traumatique. De l’angoisse à la recherche de soi. Réflexions à propos d’un cas clinique. In : Pélicier Y, ed. Psychologie, cancers et société. L’esprit du temps, le Bouscat. p. 3745 7. Freud S (1924) Le problème économique du masochisme In : Névrose, psychose et perversion. PUF, Paris, 1973, p. 287-97 8. Bion WR (1967) Réflexion faite. PUF, Paris 9. Grinberg L, Sor D, De Bianchedi E (1996) Nouvelle introduction à la pensée de Bion. Césura, Lyon 10. Kaes R (1998) L’institution et les institutions. Études psychanalytiques. Dunod, Paris 11. Bergeret J (1972) Psychologie pathologique. Théorique et clinique. Masson (réédition 2000), Paris
« Il est déprimé, il dort tout le temps » Ou comment l’angoisse permet de faire quelque chose du rien, ou encore, comment le désir ne tient qu’à un rien L. Rasmussen-Amigues
Jérémy a 15 ans, il vient de subir une greffe de moelle, il est hospitalisé dans l’unité de transplantation médullaire. Jérémy est un ado « bien dans sa peau », il a résisté vaillamment, avec souvent beaucoup d’humour aux heurs et malheurs de sa maladie et du traitement ; la greffe a eu lieu il y a une semaine, elle s’est bien passée d’un strict point de vue médical. Il a reçu ce don de moelle en fantasmant beaucoup sur le donneur, les entretiens psy étaient riches et chaleureux. Mais depuis quelques jours, un changement de comportement affecte Jérémy. Au staff ce matin, l’équipe est inquiète, Jérémy est déprimé, il ne communique plus ou peu avec l’équipe ou sa famille et « dort tout le temps ». Cette histoire-là n’est pas singulière, elle est redondante à l’unité de greffe et, même si une étiologie médicale est avancée, concernant les effets de la radiothérapie cérébrale, elle ne peut manquer d’interroger le psychologue sur sa pratique et sur l’enjeu psychique de ce type de situation. Ce chapitre se propose de présenter quelques éléments d’un questionnement qui, s’il part de la psychanalyse, ne s’y limite pas. Le stress psychologique de la greffe de moelle est aussi grave que long : l’enfant reste isolé dans une pièce stérile, soumis à une chimiothérapie à fortes doses et, dans certains cas, à une irradiation de tout le corps à doses potentiellement mortelles. La menace d’infection, de rejet, crée la condition d’un état d’angoisse permanent. L’angoisse est sans doute majorée par l’incertitude d’une situation, mais l’angoisse de mort est d’autant plus inévitable que l’événement, inconnaissable et incommunicable se profile à l’horizon. Lorsque la continuité d’être se voit interrompue par des événements traumatiques, le sujet se trouve confronté à des angoisses d’annihilation, la temporalité psychique se trouvant bousculée. C’est cette hypothèse de travail qui constituera le fil rouge dans ce chapitre.
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Psychanalyse et temporalité Réfléchir à la temporalité nous reconduit aux expériences qui donnèrent naissance à la psychanalyse, discipline née de sa confrontation avec des moments de fracture temporelle, expérience d’effraction traumatique avec réaction de terreur et d’effroi. Chez Winnicott, temps et continuité d’être sont indissociables. La crainte ou la menace d’effondrement sont liées à des événements ayant eu lieu sans trouver de lieu d’inscription psychique et sans inscription corporelle. À l’unité de greffe, c’est comme s’il y avait plusieurs temporalités : celle des soignants, celle de l’enfant qui est aussi étroite que l’est sa chambre, celle des « visiteurs » qui passent de l’une à l’autre. Les soignants sont souvent considérés comme des éléments internes à l’unité et les enfants vont même jusqu’à penser qu’ils y dorment. Quant aux soignants, ils font l’expérience de l’incertitude temporelle qui marque la vie de leurs patients.
Psychologue en unité pédiatrique d’isolement Le psychologue en unité de greffe n’échappe pas aux effets de cette temporalité et se trouve, même au cœur de cette confrontation, assez désarmé. Pour ma part, l’unité de greffe, cette bulle hors du temps, me plonge dans une temporalité blanche, dans laquelle je me sens errer et où il me manque des limites pour organiser un espacetemps qui permettrait que passe le temps. Ce questionnement de ma part vient sans aucun doute, aussi, du fait de ma propension à vouloir me défendre d’une profonde torpeur dès lors que je mets un pied à l’unité de greffe. Il me semble, en effet, que l’on a affaire à une temporalité distordue, malléable, dans un lieu où le temps semble osciller entre différents fuseaux horaires, allant tantôt à une vitesse folle et tantôt à une extrême lenteur. On pourrait y voir dans un premier temps un simple reflet du flot aléatoire et quelque peu ralenti d’écoulement des pensées des personnes accueillies, mais l’amplitude de ce fait semble être d’une autre mesure, on pourrait ainsi dire que « le temps a une consistance et que cette consistance est psychique » (1).
Il n’y a pas de temps sans institution Le temps, la temporalité est une caractéristique importante dans cette « institutiongreffe ». En effet, cette unité est, dans le service, un lieu enclos, avec ses lois spécifiques, ses rites, ses équipes, ses rythmes. On ne rentre pas dans cette unité sans montrer « patte blanche », il y a une sacralisation du geste – greffe qui alourdit le climat du lieu. Enfant, famille, équipe, nous sommes empreints de la solennité du lieu, et nos relations en témoignent. Le patient hospitalisé en milieu stérile, isolé, loin des repères sécurisants de la vie quotidienne, est privé de l’une des conditions essentielles à l’écoulement du temps : l’existence d’événements distincts, de stimuli riches et variés ; en écho, les membres de l’équipe sont eux aussi aspirés dans un fonctionnement autre. Il paraît difficile de cerner les contours de cet espace : entre
« Il est déprimé, il dort tout le temps »… 167 facteur temps et espace-temps, entre le temps que l’on se donne, celui dont on dispose, entre le temps qui s’écoule si lentement, dans l’attente de la prise du greffon, celui qui s’arrête si brusquement via les douleurs, les soins, celui qui se précipite lorsqu’il y a urgence vitale… La famille, les équipes sont malmenées par cette bousculade des temps : « ce travail de différenciation des temps suscite une angoisse considérable dans tous les groupes, chacun est menacé par l’équivalence fantasmatique entre la différenciation temporelle et la dislocation du cadre » (2). Je me retrouve, par moments, en effet, comme emprisonnée, immobilisée dans cet espace-temps, je pense notamment à des moments où, assise auprès de Jérémy, mon regard était happé par la télévision même si, pas plus lui que moi, ne la regardions, comme si l’écran n’était qu’un vecteur défensif d’un impossible à affronter, comme si on ne pouvait faire autrement face à cet étrange sentiment de lourdeur, de vide épais, de silence. Un « temps mort », pour reprendre l’expression d’André Green (3), un temps où il n’y a plus de pause, de soupirs qui viendraient s’articuler dans le tissu d’une vie, plutôt, une longue continuité uniforme et illimitée, ce que Bion a appelé la mort psychique. Cette mortification de la psyché ayant l’avantage de parer aux angoisses impensables, aux tortures de l’agonie. Il s’agit d’une angoisse inimaginable, de désintégration « d’annihilation » (4). Par l’intrication et la déliaison des temporalités individuelles apparaissent des formations psychiques groupales, institutionnelles ; se forme ainsi l’institution idéale du moi : le temps subjectif des soignants coïncidant avec celui des malades et de l’institution elle-même, apparaît alors le sentiment d’être comme absorbé, asséché par l’institution. On se sent comme pris au piège comme « dans les foires, à se cogner à des jeux de miroir qui se répètent à l’infini, pris dans des effets de filières où nulle porte symbolique, nul rite de passage ne vient évoquer la naissance et la mort » (5). Ce temps questionne l’équipe qui tente de le maîtriser, de le rationaliser, de l’enfermer dans un cadre rigide et immuable, mais il continue de susciter les interrogations des patients « qui n’ont plus d’horaires, mangent et dorment à tout moment de la journée ». La fêlure qu’amène la maladie donne la possibilité de comprendre cette suspension corporelle comme étant consécutive à un brusque état de manque, une coupure dans le cours des choses et laissant peu à peu place à un désinvestissement temporel, à un temps qui s’évanouit : quand des séries différentes se trouvent coexister simultanément dans l’événement, elles engendrent un télescopage : le fantasme et le réel sans doute, mais aussi le dedans et le dehors, le passé et le présent… « On fait le vide lorsque les cloisons s’abattent et que les limites fondent. On est sidéré, sans réaction et sans affect. Ce n’est pas seulement un lieu qui se dés-habite, c’est aussi un temps qui s’évanouit. C’est ce temps mort qui pourra faire retour dans le déjà-vu, déjà entendu, déjà raconté. Cette hallucination négative du temps, sans mouvement sur place, crée l’espace nécessaire au temps du souvenir-écran » (6).
Un corps étranger dans la psyché Quelque chose semble s’être arrêté, figé dans l’histoire de vie de Jérémy : arrêt dans le développement affectif, intellectuel, dans l’évolution de la structuration œdipienne, dans la mise en place de processus d’individuation et de symbolisation.
168 Les souffrances psychologiques des malades du cancer Vivre ou mourir… ou demeurer dans un état suspendu qui n’est ni l’un ni l’autre. Il y a « rupture dans la continuité d’être » (7). L’impact de la maladie et de son traitement, la greffe ont ainsi un effet anesthésiant qui protège d’un monde hostile et persécutoire, c’est une défense globale, avec retrait narcissique. Pour l’enfant, la greffe de moelle est vécue comme une invasion de son corps, qu’elle soit bonne ou malfaisante. C’est un trauma lié à l’effraction d’éléments étrangers au sujet, d’événements perturbateurs qui s’enkystent dans le psychisme comme des « corps étrangers », ce trauma s’intériorise en se nouant avec les constructions fantasmatiques. Face à cette mort possible, l’imaginaire est intensément stimulé, on peut alors s’en défendre excessivement en s’interdisant toute activité d’imaginer, de penser. Et Jérémy dort… S. Sausse (8) parle d’une réaction « d’hibernation », d’entrée dans une temporalité assourdie et ralentie. Nous ne sommes pas loin de l’image d’un psychisme enceint à l’intérieur duquel viendrait se réfugier un enfant blessé et terrifié. En effet, la défense ultime, consiste dans un retrait global, effectué sur le mode magique, dans la tentative pour « ne pas être là » dont parle Ferenczi. L’enfant, face au trauma, sombre dans la volonté de ne pas être, tentative d’annulation qui le contraint à refluer dans une contrée archaïque située en deçà de toute temporalité.
Comment entrer en contact avec l’enfant blotti au creux de lui-même ? Comment, de l’extérieur, entrer en contact avec le noyau enkysté ? Il importe en premier lieu de ne pas être dupe ou d’éprouver ce que Ferenczi nomme un « sentiment d’incrédulité de toute l’affaire ». Le paradoxe de la situation traumatique tenant dans la dualité de la défense irréalisante d’une part et, d’autre part, de l’extrême vigilance, dualité qui peut conduire à des vécus traumatiques masqués sous une apparence de retrait. Comment entrer en contact avec l’enfant blotti au creux de lui-même ? Celui qui est rencontré dans un en deçà ou un au-delà du temps peut, en effet, se voir confier, dans le fantasme, un rôle de grand ordonnateur, il représente aussi bien le danger que le secours absolu. C’est le visage du soignant, qui pose le lien à l’autre comme prioritaire par rapport à l’état objectif du corps. Il y a, concernant le médecin, un transfert massif et radical, comme si la médecine ne pouvait supprimer un mal qu’à la condition d’être, en même temps, appréhendé dans le fantasme comme auteur de ce mal, pouvant, à volonté l’injecter ou le reprendre, la tâche du médecin n’étant pas seulement d’assurer la survie, mais de préserver le sens de la vie. Pour le psychologue, la parole qui tente de dire le trauma est souvent assourdie, banalisée, voire endormie, comme si exister en relief était trop dangereux. Cette stratégie d’absence va se trouver bousculée par les entretiens, où, loin de m’enfermer dans une neutralité silencieuse je vais « remplir » cette bulle de l’unité de tout ce qui fait passion pour Jérémy. Recevoir l’ensemble des souvenirs implique, en effet, la possibilité de se voir comme agent à l’intérieur de ce temps non situable, d’être le témoin rétroactif pour occuper cette place en deçà du trauma ; il faut que, comme nous le rappelle Freud, « d’après les indices échappés à l’oubli, le psychanalyste
« Il est déprimé, il dort tout le temps »… 169 devine ou construise ce qui a été oublié » (9), ainsi « l’analyste opère dans les meilleures conditions parce que ses efforts portent sur quelque chose qui est encore vivant ». Devant mon regard, le dos de Jérémy, le silence opaque alourdi par le souffle du flux, je rapporte à Jérémy l’entretien que je viens d’avoir avec son grandpère, je raconte… ce qu’il me reste comme souvenirs de cet entretien, ce sont les deux sabres que le grand-père offre à son petit-fils… plus tard, une fois « réveillé », Jérémy n’aura de cesse d’imaginer sa propre chambre, de la réagencer pour que ses sabres y occupent une place de premier plan, ainsi : « tous les chagrins sont supportables si l’on peut en faire une œuvre d’art » (10). Ces sabres apparaissent comme des « hiéroglyphes, des dessins-rêves suspendus, des images du corps en attente d’être réanimés par le regard, l’écoute et la présence de l’autre », dont parle Danielle Deschamps (11). Le lien transférentiel grand-père, petit-fils, thérapeute chemine par ces sabres… pour devenir, selon ce même auteur, une véritable « nourriture de pensée ». Comme je suis bercée, ballottée, par l’épaisseur du silence de la chambre stérile, comme Eguchi dans « les Belles Endormies » (12), mes pensées dérivent au fil de la vie… les sabres du grand-père, son dynamisme, sa passion du vivre font scansion. Winnicott, dans la « Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques », postule « le rôle essentiel de l’autre comme contenant psychique de ces détresses impensables », détresses partagées par le thérapeute. Pour Dolto, il s’agit de « festonner le vide par les mots de la présence, de la vérité », ainsi, je parle, je raconte les moments que nous partageons… ce ne sont pas des contes mais plutôt, me semble-t-il, des paroles pleines, vraies, adressées à Jérémy au-delà de ce corps gisant, dense de présence psychique lovée dans la chair. Le temps passe et le protège, je flotte à ses côtés, sa famille, l’équipe l’accompagnent, ce temps-là lui est nécessaire, c’est un temps fécond de rêveries qui lui permet, fil à fil, d’incorporer psychiquement son greffon. Ma présence de thérapeute vivante et désirante à ses côtés, réassure famille et équipes, personne n’est dupe qu’il n’y a pas là qu’un corps anatomo-physiologique, ma présence comme « passeur de mots », traducteur, permet cette sollicitude humaine et respectueuse. Dans ce chapitre, j’ai tenté de conduire une réflexion sur les rapports entre temporalité et isolement du patient en unité de greffe. Une étiologie médicale à ce symptôme ne peut à elle seule répondre à la question du temps psychique et de l’unité du sujet confronté à l’éclatement d’un « espace-temps » que seul le dialogue permet de réunifier. Par cette réflexion sur une situation insolite, dans le silence et le déchaînement biologique et psychique d’un patient ayant reçu une greffe de moelle, j’ai tenté de faire partager une pratique clinique singulière puisque le patient est bien là, mais qu’il ne nous en fait rien savoir, moment d’endiguement du fleuve de la vie, moment d’angoisse, nécessaire s’il est élaboré pour reprendre le cours de ce qui fait une vie. Pour le psychologue il s’agit, dans ce dialogue, d’offrir au patient la possibilité d’assouplir ses défenses pour ne pas l’abandonner au piège de cristal d’un retrait mortifère : « il n’y a de surmontement de l’angoisse que quand l’autre s’est nommé » (13).
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Références 1. Chouvier B (2006) La temporalité psychique. Psychanalyse, mémoire et pathologies du temps ». Dunod, Paris 2. Kaes R (1976) L’appareil psychique groupal. Dunod, Paris 3. Green A (2002) La pensée clinique. Odile Jacob, Paris 4. Winnicott DW (1970) Processus de maturation chez l’enfant. Payot, Paris 5. Gomez JF (2001) Déficiences mentales, le devenir adulte, la personne en quête de sens. Érès, Ramonville-Saint-Agne 6. Green A (1975) Le temps mort. In: Nouvelle Revue de Psychanalyse 11. Gallimard, Paris 7. Winnicott DW (1969) De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot, Paris 8. Sausse S (1996) Le miroir brisé : l’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste. Calmann-Levy, Paris 9. Freud S (1902) La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris 10. Winnicott DW (1975) La crainte de l’effondrement. In : Nouvelle Revue de Psychanalyse. Gallimard, Paris 11. Deschamps D (2004) L’engagement du thérapeute, une approche psychanalytique du trauma ». Érès, Ramonville-saint-Agne 12. Kawabata Y (1982) Les belles endormies. Albin Michel, Paris 13. Lacan J (1963) Le Séminaire. Livre X, L’Angoisse, Collections Champ Freudien, Paris
« Il dit que tout va bien mais la famille s’inquiète » S. Blois
Malgré la récidive d’un cancer apparu il y a six ans, monsieur H. (82 ans) est décrit comme un patient agréable et optimiste. Accompagné de sa fille lors de sa première séance de chimiothérapie, il affiche une relative sérénité quant à sa prise en charge : « Ça va. Si on doit y passer, on y passe. Puis il faut dire qu’on est bien soigné, donc je fais confiance. » Il évoque cependant la difficile acceptation de sa maladie durant les premiers mois et la manière dont il a su retrouver le moral grâce à ses nombreux loisirs. Monsieur H. ne souhaite pas parler de la maladie avec son entourage : « Je n’en ai pas parlé, surtout parce que pour moi, ce n’était pas grave, puis pour ne pas embêter les gens. Je ne veux pas qu’on en parle, je veux ignorer ce que j’ai. C’est simple, je ne m’estime pas malade. » Lorsque je parle à sa fille de cet optimisme et de la manière dont son père envisage la maladie, elle semble perplexe : « Ça, c’est tout lui, il fait comme si tout allait bien. Moi, je suis plus réaliste, peut-être parce que je suis dans le milieu médical. » Et, alors que les larmes commencent à couler, elle me fait part de ses difficultés à parler avec son père de cette maladie redoutée, de sa peine de le voir lentement se dégrader, de ses angoisses quant à sa mort envisagée. Puis, comme culpabilisant pour ce moment de faiblesse, elle essuie ses larmes et me dit : « C’est moi qui pleure alors que c’est lui qui souffre. » Elle se lève alors et, prête à rejouer le rôle assigné par son père, elle sourit et regagne la chambre.
Quand la maladie fait irruption dans la famille La confrontation au cancer représente une expérience douloureuse qui ne touche pas seulement l’individu malade. La maladie provoque des bouleversements non seulement sur les conditions d’existence, mais aussi à l’intérieur de l’individu. Elle le dépersonnalise, le dépouille de son image, de son rôle familial, professionnel et social. Être malade, c’est entrer dans la construction d’une « nouvelle » identité sociale imposée par de nouvelles règles de conformité liées au rythme des soins et des traitements, de leur compliance, etc. L’entourage va alors avoir le souci de
172 Les souffrances psychologiques des malades du cancer soutenir le patient, de l’aider sur le plan émotionnel et matériel. Devenir proche du malade, c’est vivre plus ou moins directement les difficultés et la souffrance liée à la maladie, même si cette dernière n’est pas vécue dans la chair. Le passage du statut d’entourage à celui d’aidant va avoir des répercussions à plusieurs niveaux et à différents moments de la maladie (premiers symptômes, examens, diagnostic, traitements et éventuellement, fin de vie). La survenue d’un cancer ne va pas être sans conséquences sur l’état psychologique des proches du malade qui peuvent alors ressentir peur, angoisse face au pronostic, tristesse, injustice, impuissance, désespoir et parfois, culpabilité. Des transformations d’ordres socio-dynamiques peuvent également apparaître : il s’agit principalement de modifications dans les relations avec les différents membres de la famille, de bouleversements dans la répartition des rôles, des repères de chacun et des projets individuels. Enfin, les membres de l’entourage peuvent rencontrer des difficultés fonctionnelles du fait de la réorganisation de la vie quotidienne et de l’adaptation aux contraintes de la maladie et des soins. L’épreuve de la maladie va donc être l’occasion de resserrer des liens ou au contraire, de précipiter des ruptures. Ainsi, vivre avec un malade du cancer c’est l’accompagner dans l’expérience douloureuse de la maladie et reconnaître la continuité du lien social par-delà le pire, dans ce que le Professeur Henri Pujol nomme l’« histoire d’une émotion partagée ». Cette reconnaissance de la souffrance des familles, au-delà de celle du patient, contribue à faire du proche un acteur fort, mais aussi une victime de la maladie. Cependant, cette reconnaissance institutionnelle et sociale dont bénéficie aujourd’hui l’entourage du malade ne masque en rien les difficultés rencontrées par les proches.
Les attentes du patient quant à l’entourage Bien que les attentes relatives au rôle des proches soient véhiculées socialement et culturellement, il est impossible de les définir de manière précise. En effet, qu’est-ce qu’être un proche de malade ? Quelle attitude adopter ? Comment trouver les mots pour soulager les maux ? La notion de proche est en elle-même très vaste. Elle peut désigner la famille, le conjoint, les amis, les collègues, les voisins, les soignants, etc. Les rôles de ces derniers ne sont pas figés et leur implication dans l’accompagnement du malade va dépendre des étapes de la maladie, des liens entretenus avec le patient, des capacités émotionnelles à s’engager dans la relation d’aide, du temps et des moyens de chacun, etc. Le dialogue avec le malade n’est pas toujours évident car ce dernier s’estime souvent seul dans la compréhension de son vécu. Cette difficulté à communiquer, à mettre ses attentes en mots, résulte parfois d’une impression d’absence ou de manque de disponibilité et d’écoute de l’autre. Car parler est une chose, mais encore faut-il trouver une oreille attentive et contenante qui résiste aux assauts de la maladie. Puis, comment faire part de ses difficultés et de ses angoisses quand on veut donner de soi une image positive ? Peut-on dévoiler sa souffrance à l’autre alors que l’on a besoin qu’il reste fort ? Ainsi, le silence associé à la maladie se légitime par la volonté de protéger l’entourage, ou du moins de l’épargner. Il
« Il dit que tout va bien mais la famille s’inquiète » 173 n’est d’ailleurs pas rare de voir les rôles assignés par la maladie s’inverser et de s’étonner devant les capacités « extraordinaires » dont font preuve les malades face au cancer, alors que les proches sont effondrés. Engagé dans ce devoir de combativité où le moral est supposé jouer un rôle prépondérant, le malade va mobiliser une énergie considérable afin de maintenir une apparence positive. Cette tentative de « normification » (1), c’est-à-dire cet effort « pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire, sans pour autant toujours dissimuler sa déficience », rend compte du travail que le malade (et souvent sa famille) effectue sur lui-même et à l’égard des autres pour vivre « le plus normalement possible » avec et malgré sa maladie (2). Si les proches sont reconnus par les malades comme des acteurs essentiels dans le « faire face à la maladie » , ces derniers attendent essentiellement de leur part de l’encouragement, une attitude positive et surtout de la distraction. Les attentes visà-vis des proches peuvent évidemment varier en fonction de l’état somatique et psychologique du patient. Lors des moments de plus grande souffrance, certains auront tendance à rechercher un soutien émotionnel de la part de leurs proches, alors que d’autres s’isoleront ou se retrancheront derrière un jeu de faux-semblants afin de ne pas alarmer l’entourage. Les marques de pitié ou de compassion dont font preuve certains proches sont souvent redoutées des patients car l’entourage agit comme un « miroir » : plus que tout autre, il renvoie au patient sa propre image. Face à une maladie parfois silencieuse, c’est peut-être avant tout dans le regard des autres (proches et soignants) que l’on devient malade.
Du rôle assigné à l’entourage à la capacité à s’engager dans la relation d’aide Ainsi, l’entourage est « convoqué » de manière ambiguë dans les attentes du patient, attentes qui exigent de lui un va-et-vient constant entre le statut de proche et celui d’aidant. La société véhicule elle aussi des attentes quant au rôle des proches. Tout d’abord, des attentes relevant des dimensions morales et normatives, prescriptives des comportements d’aide. (3) parle d’« altruisme normatif » pour traduire le devoir d’aide envers autrui, inculqué par les convictions religieuses ou l’éducation reçue. Ensuite, des attentes socio-économiques car le vieillissement de nos populations, la prévalence des pathologies exigeant des soins au long cours et les questions relatives à la maîtrise des dépenses de santé inscrivent la famille au cœur des enjeux de santé publique. Du point de vue de l’institution hospitalière, il semblerait que l’on redécouvre l’importance d’un acteur jusqu’alors écarté du processus de soin. Si la maladie représente une « rupture biographique » (4) pour les patients, dans le sens où elle entraîne des bouleversements dans la vie quotidienne, elle l’est tout autant pour l’entourage. Que la place d’aidant soit une place revendiquée ou assignée relevant d’une construction politico-normative, l’entourage va devoir s’adapter à de nouvelles contraintes auquel il n’était pas préparé. Souvent considérée comme une obligation morale, l’implication des proches n’est pas toujours
174 Les souffrances psychologiques des malades du cancer évidente. Outre les freins matériels et géographiques, la capacité psychologique à s’engager dans la relation d’aide va dépendre de nombreux facteurs tels que le degré de proximité avec le malade, la nature des liens affectifs, les valeurs personnelles, etc. Mais l’aide informelle renvoie également, comme le souligne l’anthropologue Catherine Le Grand-Sébille, à des réalités culturelles plurielles, des formes d’expressions différenciées selon les groupes et populations considérés. On parle aujourd’hui d’« aidant principal » pour désigner, parmi un ensemble de personnes susceptibles d’apporter des aides ponctuelles, celui ou celle qui aura un rôle essentiel. Il s’agit le plus souvent du conjoint (c’est d’autant plus vrai pour les hommes malades) ou d’une fille adulte. Signalons que l’aide « naturelle » reste encore très majoritairement à la charge des femmes, même si, depuis ces dernières années, il existe une mutation profonde en ce qui concerne la place des hommes dans les soins familiaux. Difficile d’endosser ce rôle qui s’impose quand il faut aussi assumer les responsabilités familiales, le travail et les préoccupations de la vie quotidienne qui suivent leur cours. Si l’annonce de la maladie renforce généralement les liens familiaux, il arrive dans certains cas que ces derniers ne résistent pas au long terme. Selon l’étude de Douglas et son équipe (1997), les couples déjà unis sont renforcés dans l’épreuve du cancer et se soutiennent mutuellement. Or, le conjoint n’est pas toujours en état d’être un soutien efficace, car il peut parfois être plus éprouvé que son épouse. Le niveau d’angoisse, qui apparaît dès l’annonce, va s’amplifier lors des traitements et des interventions : on constate généralement un effondrement de l’accompagnement psychosocial pour le conjoint de la patiente, deux mois après le diagnostic (5). Certains auteurs ont constaté un taux significativement supérieur de séparations et/ou de divorces parmi les patients atteints de cancer, principalement quand c’est la femme qui est malade. Pour d’autres auteurs, l’apparition d’un cancer révélerait en fait des conflits latents et précipiterait des ruptures lorsque l’équilibre relationnel antérieur était précaire (6).
La souffrance d’être aidant : les besoins de l’entourage Le fait est désormais admis : le proche est un acteur essentiel de l’accompagnement du malade. Le proche accompagne, encourage, réconforte, explique et va même jusqu’à assurer des actes de soin. La relation triangulaire médecin-malade-entourage, au-delà de ses aspects positifs, a de multiples incidences sur la qualité de vie de l’entourage. En effet, ce « travail invisible » que constitue l’aide systématisée au malade sur le long terme est générateur d’un stress majeur auquel l’individu doit s’ajuster en mobilisant ses ressources individuelles et/ou sociales. Dans certains cas, l’aidant familial peut ressentir son rôle de manière positive : l’engagement dans la relation d’aide apporte alors une gratification morale et est vécu comme un enrichissement personnel et une occasion de faire preuve de sa résistance à l’adversité (7). Mais lorsque les exigences de la situation excèdent les ressources disponibles, l’aide se transforme en « fardeau » (8). La souffrance de l’aidant se manifeste généralement par une fatigue physique continue, accompagnée d’épuisement moral, d’anxiété, voire de déprime, de démotivation, de découragement, etc. Une baisse de
« Il dit que tout va bien mais la famille s’inquiète » 175 l’estime de soi, un sentiment d’incompétence ou d’impuissance parfois marqué par la colère, l’irritabilité, la culpabilité, peuvent également apparaître, de même que des troubles psychosomatiques. Peu à peu, c’est la relation à l’autre qui est désinvestie, ainsi que l’environnement social plus large. Certaines caractéristiques des aidants peuvent être associées à l’intensité de cet épuisement. En effet, il semblerait que ce dernier soit plus important chez les jeunes aidants, chez ceux disposant d’un réseau social réduit et chez ceux dont les responsabilités liées aux soins ont considérablement réduit leurs activités (9). Lorsque l’aidant naturel craque et se retrouve en situation de burn-out, c’est aussi le malade qui en pâtit. Plusieurs études ont montré qu’il existe un lien entre la détresse éprouvée par l’entourage et celle ressentie par le malade. Ainsi, l’aide aux aidants doit faire partie intégrante de l’accompagnement des patients, car cette légitimité redonnée aux proches, par l’écoute et la reconnaissance de leur souffrance, est un élément crucial sur lequel la famille pourra s’appuyer pour soutenir le malade de façon efficace. Dans ce contexte, le psycho-oncologue prend toute sa place, tant dans l’aide respective au malade et à ses proches, que dans la médiation de la relation patient-entourage permettant ainsi aux proches, de comprendre la complexité des demandes du patient.
Références 1. Goffman E (1963) Stigma. Englewood Cliffs, NJ : Prentice-Hall 2. Strauss A, Corbin J, Fagerhaugh S et al. (1975) Chronic Illness and the Quality of Life. Saint-Louis, MO: C.V. Mosby Company 3. Moscovici S (2000) Social Representations: Exploration in Social Psychology. Cambridge: &nb sp;Polity Press 4. Bury M (1982) Chronic Illness as Disruption. Sociology of Health and Illness, 4, p 167-82 5. Northouse L, Templin T, Mood D, Oberst M (1998) Couple’s adjustment to breast cancer and benign breast disease: a longitudinal analysis. Psycho-oncology, 7 (1), p 37-48 6. Dorval M, Maunsell E, Taylor-Brown J, Kilpatrick M (1999) Marital stability after breast cancer. Journal of the National Cancer Institute, 91, p 54-9 7. Martire LM, Schulz R (2001) Informal caregiving to older adults : Health effects of providing and receiving care. In A Baum, T Revenson & J Singer (Eds), Handbook of health psychology. (p 477-93). Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum 8. Zarit SH (2002) Caregiver’s Burden. In S Andrieu & JP Aquino : Family and professional carers: findings lead to action. Paris: Serdi Edition 9. Goldstein N, Concato J, Fried T et al. (2002) Factors associated with caregiver burden among caregivers of patients with cancer in hospice setting. Journal of Clinical Epidemiology, 55 (6), p 628
« Il est bizarre… » Quand psychose et cancer s’emmêlent. Le cas Saturne : schizophrénie et cancer A. Bilheran
Saturne est hospitalisé à la suite d’une tentative de suicide et de mutilations au bras. Durant l’entretien, il se tient prostré sur lui-même, le regard dans le vague. Au début, il se fige dans le silence. Puis il saisit un bibelot sur le bureau et, avec des gestes très lents, le tourne et le retourne dans tous les sens. Il demande : « Qu’est-ce que je fais là ? » Nous lui expliquons qu’il vient de faire une tentative de suicide et que nous aimerions en discuter avec lui, car il est actuellement hospitalisé. Saturne dit alors : « C’est parce qu’ils ont dit qu’elles allaient me tuer. Je suis foutu. Elles ont gagné. » D’après le dossier médical, Saturne vient d’apprendre qu’il a une tumeur cancéreuse au côlon. Qui est-ce, « elles » ? Saturne ne répond pas, il semble parti ailleurs, le regard dans le vide, durant plusieurs secondes. Il revient à lui, et dit : « Qu’est-ce qu’on disait ? ». « Elles, ce sont les voix. » Des voix féminines, qui le menacent de mort, tout le temps. « Mais je veux pas qu’elles gagnent, c’est pour ça que je veux mourir, car je veux pas qu’elles me tuent avant », précise-t-il l’air indifférent. Que disent-elles ? « T’es qu’un lâche, tu vaux rien, on va te tuer, tu vas souffrir, pour toujours. » Saturne explique que ces voix le suivent partout. « Ce que j’ai à l’intérieur, dans le ventre, je suis sûr que ce sont elles qui me l’ont envoyé, par télépathie ». Saturne développe : « Elles m’envoient des mauvaises ondes, avec une télécommande. Je sais pas bien comment elles font ça, mais c’est avec une machine dans la tête, elles agissent sur le corps. » Saturne se met alors à rire, de façon très étrange. Pendant que nous posons des questions sur sa maladie, Saturne semble écouter ailleurs, il tend l’oreille. Puis il dit : « Je veux pas me faire soigner. Les médecins c’est pire que tout, ils vous mettent des sondes dans le ventre et ils vous tuent ensuite. C’est un procédé électrique. Eux, c’est des gourous, ils font partie d’une secte… En fait ce qu’ils veulent, c’est que je devienne une femme. Sinon ils me tuent. Mais je les laisserai pas faire, je veux pas devenir une femme. » A-t-il eu des douleurs physiques ? « Je sens rien, je sens pas mon corps. De toute façon,
178 Les souffrances psychologiques des malades du cancer
mon corps, il appartient aux voix. Elles font ce qu’elles veulent. C’est pour ça que je veux en finir, je veux décider tout seul c’est quand je pars. Je veux plus être dans la secte. On me vole mon corps la-i, la-i, la-i, une fois un, un, deux fois deux, quatre, trois fois trois, neuf, quatre fois quatre seize…»
Si la légende veut que les patients psychotiques ne soient pas atteints de tumeur cancéreuse, ils ne sont en réalité pas épargnés et ce, d’autant plus que la psychose perturbe le rapport au corps, et conduit souvent à le délaisser.
Hypothèses diagnostiques Le cas de Saturne n’est pas uniquement un cas de cancer. Il est évident que des processus psychiques complexes sont présents, laissant supposer un diagnostic de psychose, en particulier de schizophrénie. Ainsi l’on peut relever la présence d’hallucinations auditives (les voix féminines menaçantes) corroborant un délire de persécution (envoi de mauvaises ondes, les médecins gourous qui tuent…), polymorphe, non systématisé, avec des idées d’influence (télécommande, machine dans la tête, procédé électrique…). On constate aussi que Saturne a des gestes auto-agressifs (tentative de suicide et mutilations aux bras), des troubles du cours de la pensée (barrages), des troubles de l’affectivité (rires immotivés et délire non congruent à l’humeur), une froideur relationnelle, un émoussement affectif, une impénétrabilité, un détachement de la réalité, et des difficultés à communiquer avec repli sur soi et hermétisme. Il semble y avoir en outre une dissociation entre son corps et son psychisme, dans la mesure où il ne sent pas son corps, qu’il dit appartenir aux voix. Cette perte d’unité se retrouve dans une altération du langage (schizophasie), avec alternance de mutisme, de néologismes (« la-i, la-i, la-i »), et de stéréotypies (récitation de la table de multiplication), d’agrammatisme (mauvaise utilisation de la syntaxe, par exemple « décider tout seul c’est quand je pars »). On constate en outre une absence de congruence entre les affects et la situation.
Schizophrénie et cancer : quel mélange ? Plusieurs hypothèses peuvent être émises concernant le mélange entre cancer et psychose. La question majeure est celle de savoir ce que le cancer bouleverse dans l’économie psychique de la psychose. D’une manière générale, la psychose (et tout spécifiquement la schizophrénie) se caractérise par un sentiment d’étrangeté du corps et des vécus d’intrusion. Dans ce contexte, le cancer représente l’autre en soi, l’étranger. C’est en ce sens que, pour notre patient, il est envoyé par les voix, lesquelles font régulièrement intrusion dans son psychisme pour lui nuire. En somme, le vécu psychotique accroît de façon très sensible le clivage cancéreux entre ce qui est proprement sien et la tumeur étrangère, parasite interne, terrifiant, honteux, répugnant, qu’à la fois la personne est et n’est pas. De plus, le délire psychotique trouve à se développer sur le thème de la tumeur. En somme, cette
« Il est bizarre… » Quand psychose et cancer s’emmêlent… 179 tumeur, qui croît dans le corps, croît aussi dans le délire, et c’est une présence vécue comme monstrueuse qu’éprouve la personne psychotique. Il est fort probable donc que, la plupart du temps, l’annonce d’une tumeur aggrave la symptomatologie psychotique, sans parler du traitement lui-même, souvent lourd, et particulièrement difficile à supporter. Cancer et psychose se rejoignent dans la crise existentielle qui est portée à la confiance dans le corps. C’est pourquoi le vécu cancéreux du psychotique est tout à fait singulier, et s’apparente au vécu hypocondriaque pour qui le corps est devenu un objet traversé par la maladie, et non pas un corps qui appartient en propre à soi. L’une des hypothèses concernant les gestes auto-agressifs dans la psychose consiste à y voir des tentatives de réappropriation de son propre corps. C’est ainsi que Saturne tente de se suicider, au moment même où on lui annonce une désappropriation majeure de son propre corps, avec la tumeur comme ennemie intérieure. La menace de mort est tellement présente (par la recrudescence des voix, et par la conversion somatique de ces voix en tumeur) qu’il vaut mieux en finir vite, pour au moins être maître de son propre corps : « Mais je veux pas qu’elles gagnent, c’est pour ça que je veux mourir, car je veux pas qu’elles me tuent avant. » Ce sentiment d’étrangeté du corps propre risque d’être ultérieurement aggravé par l’objectivation du corps induite par le regard médical lorsqu’il conçoit davantage un corps malade qu’une subjectivité en souffrance liée à ce corps malade. En outre, si pour des raisons thérapeutiques, ce patient psychotique était conduit à devoir se séparer d’un bras, ou devoir porter des membres artificiels, ce serait très destructeur au niveau psychique. Car la schizophrénie se caractérise par une certaine incapacité à apparaître aux autres, devant le regard des autres. Qu’en serait-il si cette apparition était en outre celle d’un corps qui a été modifié malgré soi au cours des différentes opérations et chimiothérapies ?
Rapprochement psychose/processus cancéreux Plusieurs mécanismes psychiques sont identiques, dans la psychose et le cancer, d’où leur aggravation en cas de conjonction des deux pathologies. Ainsi, le mécanisme de déni, s’il est consubstantiel à la psychose, fait souvent apparition chez les personnes atteintes de cancer : il s’agit de refuser comme sienne une représentation, en raison de sa charge traumatique. Cette représentation peut être celle du « Je suis fou », ou bien du « Je suis gravement malade ». La représentation n’existe pas, elle ne se constitue même pas. De plus, le mode d’être relationnel est semblable : très souvent, chez les personnes psychotiques et les personnes cancéreuses existe une tendance à instaurer une relation fusionnelle, notamment avec le thérapeute. Dans cette situation, le primat n’est pas tant accordé à la parole qu’à la communication non verbale (regards, gestes…). En somme, cancer et psychose sont des situations limites de la vie humaine, qui brisent le cours de l’existence, et sont vécues comme des ruptures, dans un temps où tout horizon est barré, et où la condition humaine apparaît étonnamment fragile. C’est aussi pourquoi psychose et cancer montrent un attrait pour le retrait et le repli sur soi, l’apathie, dans un monde qui s’est rétréci et qui apparaît comme irréversible. Dans les deux cas, il y a une sorte de dissociation, de dédoublement entre le psychisme et le corps, puisque le sujet observe sa situation
180 Les souffrances psychologiques des malades du cancer comme à distance, et s’isole des autres êtres humains : le monde se rétrécit à un corps qui, en même temps, n’est plus le sien, envahi qu’il est par cette tumeur étrangère qui est en même temps créée par ce corps. Très souvent, l’annonce du cancer est suivie d’une forme de régression relationnelle : la personne se vit dans une indifférenciation entre soi et le monde, entre soi et son corps, entre soi et autrui. Cette indifférenciation se superpose à un rétrécissement spatial du monde vécu : de fait, l’espace habitable par excellence qu’est le corps est lui-même habité par un étranger. Cette indifférenciation et ce rétrécissement sont aussi à l’œuvre dans la psychose, ce qui entraîne une aggravation de l’état psychique du patient, lorsque psychose et cancer s’emmêlent. Bien entendu, il ne saurait y avoir que des points communs entre psychose cancéreuse et cancer sans psychose. Ainsi, l’une des différences majeures consiste en la perception de la douleur corporelle. De fait, dans la psychose, la personne est comme « anesthésiée » de ses sensations, et tout particulièrement dans la schizophrénie, ainsi que nous l’indique le cas de Saturne : « Je sens rien, je sens pas mon corps. De toute façon, mon corps, il appartient aux voix. » De plus, au niveau psychique, le patient psychotique rencontre des difficultés considérables pour tisser une histoire personnelle, raconter sa biographie, et devient incapable du moindre projet. Or, dans un cancer seul, l’histoire est au contraire sans cesse retravaillée : la personne se demande quel a été le sens de sa vie, si cette vie a été remplie comme elle devait l’être, si elle a été à la hauteur de ses espérances. La personne psychotique aura beaucoup de mal à penser l’ensemble de cette biographie comme étant signifiante et la sienne propre. Somme toute, ce qui diffère considérablement entre un cancer seul et une psychose cancéreuse réside dans le sens de la maladie pour le malade.
Thérapie Dès lors, il est évident que ce sens donné à la maladie oriente les perspectives de la thérapie. Dans le cas de Saturne, il y a non-compliance au traitement : « Je veux pas me faire soigner. Les médecins, c’est pire que tout, ils vous mettent des sondes dans le ventre et ils vous tuent ensuite. » Saturne semble craindre que les médecins, dans la mesure où ils sont intrusifs dans le corps, avec leurs traitements, aient des motivations identiques aux voix, qui le menacent de mort. Ainsi, il est impossible de soigner quelqu’un qui le refuse, et le travail thérapeutique d’urgence consiste à mener progressivement le patient vers l’acceptation du soin. La priorité doit être d’atténuer le délire de persécution, pour faire ensuite admettre la nécessité du soin. En somme, avant de traiter le cancer, il est impératif de prendre en compte le vécu psychotique de ce patient, et d’atténuer les angoisses qui y sont afférentes. Il convient également de travailler avec le patient sur la signification de cette tumeur, ainsi que sur la perception de son corps propre. Si toute intervention médicale ou chirurgicale est perçue comme une menace de mort, il est clair que son bénéfice psychique est minime. La question du consentement aux soins étant cruciale, elle est donc prioritaire, et tout ce qui l’entrave doit être traité prioritairement. On ne peut pas traiter de force un cancer.
« Il est bizarre… » Quand psychose et cancer s’emmêlent… 181 Les patients psychotiques, du fait de cette carence perceptive de leur propre corps, se négligent souvent, parfois jusqu’à l’incurie. Dès lors, le suivi psychique doit impérativement être corollaire du suivi médical et chirurgical de la tumeur. Le thérapeute doit impérativement se demander ce que le traitement risque de réveiller en termes d’idées de persécution chez le patient, et le conduire à formuler sa vision de ce corps étranger dans un corps qu’il vit déjà comme étranger. En somme, dans le cas de patients psychotiques et cancéreux, il convient de prendre en compte deux types de souffrance psychique : la souffrance liée aux angoisses psychotiques, et la souffrance liée à la pathologie cancéreuse spécifique. La difficulté est que toutes deux s’aggravent par leur présence mutuelle. Cela est sans compter les douleurs cancéreuses, survenant généralement à un stade avancé de la pathologie, et à partir desquelles le patient psychotique risque de délirer, si ces douleurs deviennent d’une intensité telle qu’il est impossible de les ignorer. Dans le délire psychotique, ces douleurs seront très probablement associées à une intentionnalité malveillante, comme l’illustre Saturne : « Ce que j’ai à l’intérieur, dans le ventre, je suis sûr que ce sont elles qui me l’ont envoyé, par télépathie. » Il peut également arriver que le thérapeute soit aussi vécu comme une intentionnalité malveillante, à l’image des médecins que Saturne qualifie de « gourous », ce qui rendra le travail thérapeutique particulièrement difficile en raison de la méfiance et de l’agressivité exprimées par le patient.