Pionniers de la radiothérapie Jean-Pierre Camilleri Professeur des Universités
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Pionniers de la radiothérapie Jean-Pierre Camilleri Professeur des Universités
Jean Coursaget Professeur émerite des Universités
17, avenue du Hoggar Parc d’activités de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France
« Sciences & Histoire » La collection Sciences & Histoire s’adresse à un public curieux de sciences. Sous la forme d’un récit ou d’une biographie, chaque volume propose un bilan des progrès d’un champ scientifique, durant une période donnée. Les sciences sont mises en perspective, à travers l’histoire des avancées théoriques et techniques et l’histoire des personnages qui en sont les initiateurs.
Déjà paru : Léon Foucault, par William Tobin, adaptation française de James Lequeux, 2002 La physique du XXe siècle, par Michel Paty, 2003 Jacques Hadamard, un mathématicien universel, par Vladimir Maz’ya et Tatiana Shaposhnikova, traduction de Gérard Tronel, 2005
Conception de la couverture : Éric Sault. Illustration de couverture : Marie Curie et Claudius Regaud dans leurs laboratoires à l’Institut du radium. c Association Curie et Joliot-Curie.
ISBN : 2-86883-811-1 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.
c 2005 EDP Sciences
Sommaire Remerciements Préface
v vii
I Les rayons de l’espoir
1
1 Le cancer à l’aube du XXe siècle
3
2 Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
13
3 Le temps des pionniers
29
4 De l’empirisme à la démarche raisonnée
41
5 Regards croisés
65
6 La création de l’Institut du radium
79
II L’alliance d’une science humaniste et d’une médecine scientifique
87
7 De l’Institut du radium à la Fondation Curie
89
8 Une « médecine scientifique » du cancer
107
9 La Fondation Curie : vitrine de la radiothérapie
125
10 Un rayonnement mondial
143
III Entre science, médecine et société
157
11 Une certaine idée de la science
159
12 Des principes directeurs au développement des pratiques
169
iv
Pionniers de la radiothérapie
13 La lutte contre le cancer comme facteur de transformation sociale
177
14 Recherche et soins : continuité ou discontinuité ?
193
Conclusion
201
POST-FACE
205
Glossaire
209
Repères chronologiques
213
Notes et références
217
Bibliographie générale
219
Index des noms propres
223
Index des noms communs
225
Liste des crédits photographiques
227
Remerciements Les auteurs tiennent à remercier Claude Huriet, Président de l’Institut Curie, sans le soutien duquel cet ouvrage n’aurait pas pu être écrit, Roger Monier, de l’Académie des sciences, qui a rédigé la préface, et Francis Regaud, petit-fils de Claudius Regaud, qui leur a ouvert les portes de la maison familiale de Couzon au Mont d’Or et donné accès à des archives encore inexploitées. Ils expriment tout particulièrement leur reconnaissance à la Fondation Singer-Polignac, présidée par Édouard Bonnefous, Chancelier honoraire de l’Institut, pour le concours qu’elle a apporté à la publication de cet ouvrage, et souhaitent aussi remercier son Vice-Président Yves Laporte, Administrateur honoraire du Collège de France, qui s’est particulièrement intéressé, au sein de cette histoire du développement de la radiothérapie, à la grande figure, un peu restée dans l’ombre, de Claudius Regaud. Leurs remerciements s’adressent aussi à Jean-Marc Cosset, chef du département de radiothérapie de l’Institut Curie, pour ses conseils et l’intéressante documentation qu’il leur a fournie. Ils n’oublient pas Claude Chardot, Hélène Langevin-Joliot, Alain Laugier, Michel Morange, Patrice Pinell, Henri Pujol, Pierre Radvanyi et Maurice Tubiana qui ont accepté de relire le manuscrit et ont apporté une aide précieuse par la pertinence de leurs remarques. Enfin, ils remercient Mme Pallardy, le Centre Antoine Béclère, le musée de l’Assistance publique-Hopitaux de Paris, et l’équipe du musée Curie, tout particulièrement Lenka Brochard, responsable de la photothèque, qui ont permis de disposer d’une riche iconographie.
Préface Écrire l’histoire de la naissance d’une nouvelle discipline scientifique, en l’occurrence la radiologie, et de son application à la radiothérapie de ces pathologies multiformes et terrifiantes que sont les cancers, rappeler l’environnement scientifique, social, culturel et politique, qui a, selon les circonstances, accéléré ou ralenti les progrès, préciser le rôle que des personnalités d’exception, Claudius Regaud et Marie Curie, avec leurs expériences personnelles, leur passion et leur aptitude à rassembler et diriger des équipes pluridisciplinaires, tout en réunissant les moyens nécessaires à leurs activités, telle est la tâche éminemment utile que les auteurs de ce livre se sont assignée et ont rempli avec talent. Tâche utile du fait des enseignements que nous pouvons en tirer au moment où nos communautés scientifiques et médicales, et l’ensemble de la société française, ont engagé une nouvelle réflexion sur l’organisation de la recherche fondamentale et les conditions du transfert de ses résultats vers l’innovation et les applications technologiques, au moment où se met en place, enfin, à l’initiative de la plus haute autorité de l’État, un Plan Cancer. Au milieu du XIXe siècle, les malades cancéreux sont toujours considérés comme malades chroniques incurables, relevant des hospices et de la charité d’organisations privées comme les Dames du Calvaire, association fondée en 1842. L’application de la chirurgie par Lister, chirurgien écossais, des règles d’asepsie issues des travaux de Pasteur devait permettre, à partir des années 1880, les premiers succès dans le traitement par des chirurgiens exerçant à Vienne où à New York de cancers de l’estomac, de l’utérus et du sein. Cependant l’exérèse des tumeurs ne pouvait prétendre guérir que des cancers diagnostiqués très précocement. Cette quasi impuissance devant les pathologies tumorales est certainement une des raisons pour lesquelles un temps très court s’est écoulé entre la découverte des rayons X par Röntgen en 1895, de la radioactivité et des radioéléments par Becquerel et Pierre et Marie Curie de 1896 à 1698, et les premières applications médicales. Alors que la nature exacte des rayons X ne sera définitivement établie que dans les années 1920, leur application en radiologie sera l’objet de publications et d’enseignement dès la fin du XIXe siècle, et une première tentative de traitement d’un cancer de l’estomac sera tentée à Lyon en 1896. Il est clair que cette précipitation dans l’usage des rayons, dont les effets nocifs sur la peau furent très vite connus, ne serait pas conciliable aujourd’hui avec l’application du principe de précaution. Il n’est pas besoin de rappeler d’ailleurs que nombreux ont été ceux qui furent plus tard victimes des conséquences de leur audace. S’agissant de l’application aux traitements des cancers, les auteurs de cet ouvrage ne manquent pas de nous rappeler que si les approches diagnostiques et thérapeutiques étaient encore très limitées à la fin du XIXe siècle, la connaissance des cancers et des mécanismes biologiques de la cancérogenèse l’était tout autant. Certes Sir Percival Pott avait dès la fin du XVIIIe siècle établi une relation entre le cancer des ramoneurs et l’exposition des jeunes « chimney sweeps » aux goudrons produits par la combustion de la houille, mais, au tournant du XIXe siècle, la participation initiale d’un agent infectieux, en conformité avec l’influence exercée par les découvertes de Pasteur, et une théorie attribuant à un désordre cellulaire l’origine des tumeurs étaient l’objet d’un débat qui ne connaîtra son terme que dans la deuxième moitié du XXe siècle, lorsque l’avènement de la biologie moléculaire permettra de concilier ces deux versions
viii
Pionniers de la radiothérapie
divergentes en démontrant que les agents infectieux, virus ou bactéries, s’ils participent bien à l’étiologie de certains cancers (lymphome de Burkitt africain associé à l’infection par le virus d’Epstein-Barr, cancers du foie consécutifs à des infections par des virus provoquant des hépatites, tumeurs gastriques précédées par une infection par la bactérie Hélicobacter pylori, pour mentionner quelques exemples) le font en provoquant directement ou indirectement des altérations dans le génome de la cellule cible. Cependant, depuis Virchow, la structure cellulaire des organismes vivants était connue et le développement des techniques d’observations au microscope optique avait permis la naissance de l’histologie, qui était précisément la spécialité pratiquée à la Faculté de Médecine de Lyon par Claudius Regaud. Quoique des observations des effets des rayons X sur des modèles animaux aient été effectuées, en particulier à Bordeaux par Bergonié et Tribondeau des 1903, c’est bien à Claudius Regaud que l’on doit d’avoir exploité avec méthode et rigueur le modèle expérimental constitué par le testicule de mammifère et sa stérilisation par les rayons X. Grâce à la finesse de ses observations sur les noyaux des spermatogonies à l’origine de spermatozoïdes, il proposa que c’est en agissant sur les chromosomes que les rayons X exercent leurs effets sur la cellule irradiée, près d’un demi-siècle avant que la nature chimique du support de l’hérédité, c’est-à-dire l’acide désoxyribonucléique ou ADN n’ait été établi par Avery, Mac Leod et Mac Carthy. Claudius Regaud suggéra en outre un parallèle entre la production continue des spermatozoïdes et la croissance des tumeurs, et souligna l’importance dans les deux cas des cellules souches, aptes à se multiplier indéfiniment, anticipant ainsi sur les premières démonstrations expérimentales à l’aube du XXIe siècle de l’existence dans certaines pathologies cancéreuses de cellules souches tumorales. Les conséquences de cette justification d’une notion pressentie par Regaud dès 1908 sur l’identification de la cellule cible du premier événement, génétique ou épigénétique, qui amorce le processus tumorigène et sur les implications thérapeutiques qu’elle suggère, sont actuellement l’objet de recherches actives, qui pourraient conduire à des stratégies thérapeutiques ciblées sur ces cellules souches tumorales. C’est aussi à Claudius Regaud que l’on doit les observations pertinentes sur la différence d’efficacité d’une même dose de radiation selon qu’elle s’est administrée avec un faible débit de dose sur un temps long ou un fort débit sur un temps court, observations dont il est tenu compte dans les applications contemporaines de la radiothérapie. La découverte de la radioactivité par Becquerel et l’isolement des premiers éléments radioactifs par les Curie mettra à la disposition de la recherche et de la thérapeutique une nouvelle source de rayonnements et le radium sera utilisé dès 1903 pour traiter des lésions cutanées. La radium élément a pu être isolé par Marie Curie au prix d’un travail exténuant poursuivi dans les conditions médiocres offertes par son laboratoire à l’École de Physique et Chimie de la ville de Paris. Il est clair que ni Claudius Regaud ni Marie Curie, quoiqu’elle fut la première femme nommée Professeur d’Université après le décès accidentel de Pierre Curie, n’étaient satisfaits des conditions matérielles et des soutiens qu’ils recevaient des instances universitaires pour mener leurs activités de recherche et de transfert. L’utilisation de rayons X et des radioéléments créaient des besoins d’équipements complexes nouveaux qui excédaient les moyens financiers disponibles à l’époque. En outre la collaboration étroite de différentes disciplines relevant de la physique, de la chimie, de la biologie et la médecine imposait la création et le rassemblement d’équipes destinées à œuvrer en vue d’un objectif commun. L’ouvrage de Jean-Pierre Camilleri et de Jean Coursaget décrit dans le détail comment la réponse à ces exigences a pu être trouvée, avant et après la première Guerre Mondiale, grâce à la volonté tenace de deux personnalités à la fois rationnelles et humanistes. Dans leur réussite sont intervenus les rapports de confiance que Claudius Regaud avait su établir avec Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur, et avec Justin Godart, adjoint au Maire de Lyon, rencontré en 1914 au hasard d’un affectation dans un hôpital militaire à Gérardmer. C’est grâce à Émile Roux que Claudius Regaud pourra quitter son poste de professeur agrégé à l’Université de Lyon pour se rapprocher de Marie
Préface
ix
Curie et fonder, suite à un accord conclu entre l’Institut Pasteur et l’Université de Paris, l’Institut du Radium puis la Fondation Curie. La formule fondation inspirée par l’exemple pasteurien se révélera propice à un développement à long terme, qui aboutira à l’Institut Curie que nous connaissons aujourd’hui. Si la première Guerre Mondiale eut des effets dévastateurs et conduisit l’Europe aux bouleversements que l’on sait, elle aura contraint les autorités de l’État à une prise de conscience nouvelle des problèmes de santé publique et permis à Claudius Regaud d’être nommé par Justin Godard, alors sous-secrétaire d’État au service de Santé Militaire, à la tête du Centre de formation permanente des praticiens et étudiants en médecine mobilisés. Claudius Regaud aura ainsi l’occasion de faire ses preuves de responsable d’équipes pluridisciplinaires et de confirmer sa vocation à participer à la direction de l’Institut du radium, mis en standby pour la durée de la guerre. Marie Curie, dans le même temps, libérée à sa demande de ses obligations universitaires, apportait sa contribution à l’effort de guerre de son pays d’adoption en créant un service ambulant de radiologie constitué de voitures radiologiques légères baptisées les « Petites Curies ». Les initiatives privées ne sont pas non plus absentes des premiers pas des recherches sur la radioactivité et de leurs applications comme en témoigne la création d’une industrie du radium qui permettra à la France d’assurer une grande partie de la production mondiale de radium jusqu’à la veille de la guerre. Le mécénat jouera une rôle de premier plan avec les interventions en particulier de la famille Rothschild. Le baron Henri de Rothschild sera l’un des fondateurs de la Fondation Curie et entrera au Conseil d’administration de la Ligue contre le Cancer. Fondée en 1918, la Ligue Franco-Anglo-Américaine, devenue quelques années plus tard Ligue Française contre le Cancer, prendra une part active au réaménagement de l’action sanitaire et sociale engagée pendant la guerre et à la création d’un maillage régional de centres dédiés au traitement du cancer. La mise en place de ces centres bénéficieront d’un fort soutien des pouvoirs publics grâce à l’action de Justin Godart, premier Président de la Ligue et redevenu ministre au temps du Cartel des Gauches. À ses côtés, Claudius Regaud y jouera un rôle essentiel et la Fondation Curie servira de modèle. En même temps, Marie Curie, dont les intérêts scientifiques se sont surtout orientés vers la chimie de la radioactivité, n’hésitera pas à utiliser, en particulier auprès du public américain, son immense renommée de titulaire de deux prix Nobel pour solliciter la générosité des donateurs. Dans un contexte où Science et Progrès bénéficiaient encore d’un préjugé favorable, on comprend que les héros de « Pionniers de la radiothérapie » aient pu triompher des réticences du milieu, élaborer des solutions adaptées à leurs objectifs et obtenir des pouvoirs publics et du secteur privé les prises de décision et les soutiens financiers indispensables. Au début du XXIe siècle, la connaissance des organismes vivants a connu une révolution comparable à celle qu’a connu la physique au début du XXe siècle. Dynamisée à partir de 1940 par l’avènement de la biologie moléculaire, puis plus récemment par la génomique descriptive et fonctionnelle, amorcée par les premières descriptions de la structure du génome humain, la science des organismes vivants à conduit à une compréhension de plus en plus fine des mécanismes de la cancérogenèse, étayée par les développements technologiques qui permettent d’analyser simultanément l’expression de milliers de gènes et de tenter d’établir ce qu’il est convenu d’appeler la « carte d’identité génétique » des cancers. Souhaitons qu’encore une fois, notre pays sache apporter sa contribution à la lutte contre ces pathologies tumorales qui ont, dans de nombreux cas, cessé d’être incurables comme en témoignent les statistiques récentes de morbidité et de mortalité. Une réforme des structures de recherche respectant un équilibre raisonnable entre recherche fondamentale et innovation, une politique dynamique de l’enseignement supérieur et une application rigoureuse du Plan Cancer devraient le permettre. Roger Mnier Membre de l’Académie des sciences Directeur scientifique honoraire de l’Institut Gustave Roussy
Première partie
Les rayons de l’espoir « On peut concevoir encore que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible [. . . ] Je suis de ceux qui pensent avec Nobel que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles. »
Pierre Curie, 1905, à Stockholm, devant l’Académie des sciences de Suède.
Chapitre 1
Le cancer à l’aube du XXe siècle Le cancer a toujours fait peur. Perçu depuis la Grèce Antique comme un mal terrifiant qui ronge de l’intérieur, le mot de cancer a investi notre langage, et partage avec la lèpre ce triste privilège1 . Dérivé du grec, il signifie crabe, stigmatisant un mal incurable qui chemine dans l’ombre et ne lâche prise qu’à la mort de sa proie. « Cette tumeur, écrivait Ambroise Paré (mort en 1590), a pris le nom de chancre, ou crabe, parce qu’elle lui ressemble beaucoup [. . . ] Cet animal, quand il est attaché de ses pieds contre quelque chose, adhère à elle si fort qu’à peine on le peut arracher, principalement de ses deux pieds de devant qui sont en manière de pincettes. »
C’est cette même image du crabe qui symbolisera le cancer dans les campagnes de communication vers le grand public de la première moitié du XXe siècle2 . En effet, devant le cancer, la médecine officielle restera longtemps désarmée. Jusqu’au XIXe siècle, le malade cancéreux, souvent abandonné à lui-même à un stade évolué de sa maladie, était renvoyé des hôpitaux vers des hospices encombrés. Longtemps oublié des structures médico-sociales publiques, parfois rejeté et condamné à l’errance comme un indigent provoquant horreur et dégoût, le cancéreux trouvait son seul recours auprès des institutions charitables. C’est au cours du XIXe siècle que le cancer change de registre d’interprétation. Jusque-là rattaché à un trouble de l’humeur, à un excès de « bile noire », source de tous les maux, le cancer devient une maladie à point de départ local. Progressivement, un nouveau savoir se construit. Le cancer devient le résultat de phénomènes biologiques. Maladie de la personne, il s’enracine dans la population et s’érige en problème social. Mais il faudra attendre la fin du siècle pour voir émerger, avec la chirurgie de l’époque post-pasteurienne et l’irruption des radiations dans le champ médical, un nouvel espoir de traitement et avec lui, une nouvelle représentation sociale du cancer. 1 2
P. Darmon, Les cellules folles, Plon, Paris, 1993.
N. Huchette, Le cancer dans l’espace public : une histoire de la propagande anticancéreuse en France, Mémoire de DEA, École des hautes études en sciences sociales - histoire et civilisations, Paris, 2002-2003 ; Revue sociologie santé, no 22, juin 2005 (sous presse).
Figure 1.1. Dessin de Jacques Nam réalisé en 1919 représentant une femme vêtue d’une tunique rappelant la statuaire antique, derrière laquelle on voit se profiler un crabe géant. Ce dessin a été repris dans les affiches de la Ligue accompagnant les grandes campagnes de « propagande » de l’entre-deux-guerres.
4
Pionniers de la radiothérapie
En même temps, l’institution hospitalière, enfin dégagée de ses fonctions asilaires et policières qui caractérisaient les établissements de l’Ancien Régime, connaît une évolution sans précédent. Avec l’avènement de la « médecine clinique », il devient un lieu de soin, un espace où s’invente la médecine et s’élabore la description et la classification méthodique des maladies.
De la mélancolie à la maladie locale Au début du XIXe siècle, la démarche anatomo-clinique réussit peu à peu à se faire entendre et à s’imposer sur une scène médicale encore encombrée de fantasmes. C’est la naissance d’une nouvelle approche privilégiant la description et l’ordonnancement des symptômes. Avec Michel Foucault, on peut saluer, dans cette période post-révolutionnaire, une véritable « naissance de la clinique »3 . On cherche des corrélations entre les signes cliniques observés et les altérations des organes révélées par la dissection anatomique. Les entités pathologiques se construisent sur des lésions, et de nouvelles techniques d’observation clinique, comme la percussion et l’auscultation, modifient en profondeur la pratique diagnostique. En même temps, les cancers sont mieux décrits. Avec l’École de Paris, les conceptions faisant la part belle aux modifications des tissus introduits par Xavier Bichat4 , remplacent la théorie humorale. Le cancer est devenu une maladie touchant la structure intime des organes, ayant son origine dans un dérèglement des tissus5 . La différence entre tumeurs bénignes et tumeurs malignes s’affine. On commence à distinguer les cancers des kystes du rein ou des fibromes de l’utérus. Si, au début, le cancer est le plus souvent localisé, on sait maintenant que son évolution se fait par essaimage dans d’autres régions de l’organisme, où il donne naissance à des « colonies ». Un chirurgien, Claude Anthelme Récamier apporte des descriptions minutieuses de ce que, désormais, on appellera le phénomène métastatique. Ainsi, reconnu à son début, le cancer devient théoriquement accessible à un traitement local, singulièrement à l’ablation chirurgicale. Toutefois, malgré les premières tentatives dues à des chirurgiens audacieux, la survie reste l’exception et la maladie reprend vite ses droits. Cette situation va perdurer jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Du tissu à la cellule C’est avec la description de la cellule, que la connaissance du cancer va rapidement progresser. Cinq fois plus petite que la plus petite particule 3
M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.
4
Marie-François-Xavier Bichat (1771-1802), fondateur de l’anatomie, remarqua que les organes résultaient de l’agencement de tissus élémentaires dont il s’attacha à montrer les caractères, les propriétés et les fonctions. Il mourut à 31 ans d’une fièvre typhoïde. 5 E. Ackerknecht, « Le cancer dans l’œuvre de l’École de Paris 1800-1850 », Clio médica, 20, 10, 125-133, 1986.
Le cancer à l’aube du XXe siècle
visible, la cellule est le domaine privilégié de l’observation au microscope. La loupe grossissante est connue depuis l’Antiquité. Au Moyen Âge, elle se perfectionne et devient microscope. Le premier microscope connu était fort simple (figure 1.2). Au XVIIe siècle, avec Leuwenhoek (1632-1723) que l’on considère habituellement comme le père de la micrographie, le microscope devient un instrument d’investigation du vivant6 . Puis il a progressé en puissance et en précision. Deux siècles plus tard, il permet d’observer des structures biologiques jusqu’à des dimensions voisines de celles des cellules bactériennes et de certains organites cellulaires comme les mitochondries. Il va s’imposer comme un outil de recherche capable de décomposer les apparences, de disséquer les organes et les tissus, de recenser les lésions, puis de les rapporter aux symptômes, scellant en cela l’union de la clinique et de l’anatomie. Les Allemands y excellent alors que l’école française, inspirée par Bichat, tend encore à l’ignorer. Pourtant, avec cet instrument, l’anatomie macroscopique deviendra une anatomie microscopique. C’est la percée définitive de l’histologie comme science des tissus et des cellules, dont le terme a été créé en 1821 par Heusinger en Allemagne. C’est aussi le développement de l’hématologie, de la microbiologie et de l’anatomie pathologique. Alors qu’en France, la notion même de cellule animale rencontre des réticences, c’est bien à des auteurs allemands, dans ce pays où les philosophes de la nature font école, que reviendra l’avantage d’avoir su comprendre l’existence de la cellule comme constituant élémentaire universel du monde vivant. Theodor Schwann, puis Rudolf Virchow, sont considérés comme les pères de la théorie cellulaire. De Schwann, élève d’un collège de jésuites à Cologne, on retiendra sa description en 1839 de la « formation cellulaire » comme « principe de développement commun à la base de tous les tissus organiques ». De Virchow (figure 1.6), à la fois cancérologue et député au Reichstag, l’histoire officielle retiendra principalement son aphorisme « toute cellule provient d’une autre cellule » (omnis cellula a cellula), qui fonde définitivement la théorie cellulaire (Die Cellular pathologie publié en 1858). En 1863, Virchow publie son traité sur les tumeurs. Il y inclut encore des lésions inflammatoires et voit dans le tissu conjonctif de soutien la source essentielle de la formation des tumeurs. Dans les années 1880, un professeur d’anatomie pathologique de l’université de Strasbourg, Waldeyer, complète avec Thiersch l’aphorisme de Virchow par la notion que « toute cellule naît d’une cellule de la même espèce », ouvrant ainsi la voie à une classification rationnelle des cancers, en fonction des tissus dans lesquels ils prennent naissance. À la suite des auteurs allemands, on assimile aux carcinomes les tumeurs 6 C’est chez un drapier d’Amsterdam que le jeune Antonius A. Leuwenhoek apprend à manier la loupe qui sert à juger de la qualité des tissus. Passionné par les choses de la vie, il acquiert une virtuosité inégalée dans la confection des lentilles. Membre de la Société Royale de Londres, il lèguera à cette compagnie des dizaines d’instruments, dont certains permettaient déjà à l’époque d’obtenir des grossissements de 50 à 200 fois. Avec lui, le microscope simple est devenu un instrument de recherche. Par ses observations, il a décrit les globules rouges du sang et contribué à l’identification des spermatozoïdes.
5
Figure 1.2. Premier microscope connu : petite boîte cylindrique comportant une lentille enchassée dans sa face supérieure et deux lames de verre, entre lesquelles on plaçait l’objet à examiner, le plus souvent une « puce » d’où le nom de Vitrum pulicarium qui lui a été donné (extrait de l’ouvrage Les microbes de P.G. Charpentier, publié par Vuibert et Nony, Paris, 1909).
Figure 1.3. Microscope de Leuwenhoek. Les premières lentilles étaient obtenues par une technique de soufflage de verre. Son adresse lui assurera une réputation universelle. Il perfectionna la mise au point de l’objet à étudier en le fixant sur la pointe d’une aiguille à laquelle deux vis pouvaient imprimer deux mouvements perpendiculaires l’un par rapport à l’autre (extrait de l’ouvrage Les microbes de P.G. Charpentier, op. cit.).
6
Figure 1.4. Schéma du premier microscope composé imaginé, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, dans une petite ville de Hollande, par le lunetier Jansen et sa famille. Il était fait de tuyaux en fer doublés intérieurement d’étain et emboîtés les uns dans les autres. A : tube du microscope, B : tube tourné vers l’objet et C : tube porte-oculaire (extrait de l’ouvrage Les microbes de P.G. Charpentier, op. cit.).
Pionniers de la radiothérapie
propres aux tissus glandulaires et aux revêtements épithéliaux, et aux sarcomes celles qui prennent naissance dans la charpente conjonctive des organes. Dès lors, le monde organique, végétal et animal, a pour base la cellule. Mentionnée pour la première fois en 1665 par Robert Hooke qui observait la structure du liège, la cellule est au monde organique ce que la molécule est au monde inorganique. Elle mesure 10 à 20 microns ou millièmes de millimètre. Elle constitue une entité structurellement et fonctionnellement distincte, soumise à des mécanismes de contrôle et de régulation extrêmement rigoureux. On ne sait pas encore à cette époque, que les 60 000 milliards de cellules qui composent notre corps sont les acteurs d’un système très élaboré d’information et de communication qui gouverne les principales fonctions. Mais on sait que la cellule possède un noyau, un cytoplasme et une membrane, et est capable de se diviser. On donne le terme de mitose à la division cellulaire. Lorsqu’une cellule se divise, son noyau se divise en premier. Ce fait va bientôt s’avérer d’une grande importance. Dans les années 1880, Walther Flemming contribue à la description des différents stades de la mitose. Il apparaît bientôt que le matériel granulaire qui le compose et se distingue par son aptitude à retenir certains colorants, la chromatine, ne disparaît pas, mais persiste sous forme de filaments qui prendront, en 1888 le nom de chromosomes, sous la plume de Waldeyer.
Théorie parasitaire contre désordre cellulaire
Figure 1.5. Microscope composé tel qu’il fut utilisé dans les laboratoires à la fin du XIXe siècle, soit près de trois siècles plus tard.
À fin du XIXe siècle, la théorie « parasitaire » est encore très présente parmi les hypothèses avancées pour expliquer la formation d’un cancer. L’intervention de « miasmes » extérieurs était déjà évoquée par Virchow. Cette théorie voit dans l’origine du processus tumoral l’introduction dans l’organisme d’un agent distinct. Au début de l’ère pasteurienne, on a cru trouver microbes et parasites pouvant assimiler le cancer à toute autre maladie « virulente ». E. Doyen publie en 1904 un ouvrage intitulé Etiologie et traitement du cancer dans lequel il développe une théorie, évoquée une quinzaine d’années auparavant, sur la responsabilité de micrococcus neoformans. Tous ces microbes seront vite oubliés. Certains se révèleront être de simples corps étrangers. L’observation au laboratoire de rats et souris montre qu’ils sont souvent atteints de cancers, dont on peut suivre la naissance et l’évolution. Il apparaît assez vite que les différentes formes de cancers dont sont atteints ces animaux, ne sont pas directement transmissibles d’animal à animal, et que le succès de l’inoculation expérimentale dépend avant tout d’un processus de greffe où le rôle de la cellule cancéreuse est seul apparent. Le recours à un agent extérieur ne se trouve pas pour autant exclu et de grands scientifiques comme le pasteurien Borrel en ont été d’ardents défenseurs. Un peu plus tard, en 1908, l’hypothèse rebondira avec les travaux de Ellerman et Bang, puis ceux, deux ans plus tard, de Peyton Rous.
Le cancer à l’aube du XXe siècle
Ces précurseurs obtiennent leucémies et sarcomes chez le poulet avec des extraits de tumeur filtrés de manière à retenir cellules et bactéries, c’est-à-dire ce que l’on a appelé des « filtrats acellulaires ». À cette époque, la notion de virus existe mais n’a pas de contenu précis. Avec Pasteur, on parle du virus de la rage. Le terme de virus concerne les maladies infectieuses dues à des agents non visibles au microscope. On sait aujourd’hui que ces proliférations tumorales malignes du poulet sont transmises par les virus de l’érythroblastose aviaire et du sarcome de Rous. Cette découverte eût peu d’échos et ne sera récompensée par le prix Nobel que soixante ans plus tard, en 1966, alors que Francis Peyton Rous avait atteint ses 87 ans. En même temps, l’embryologie est à l’ordre du jour et le tissu cancéreux ne semble pas sans analogie avec le tissu embryonnaire. Ils ont en commun une fantastique capacité multiplicatrice, et l’idée que des restes embryonnaires, jusque-là quiescents, pouvaient être à l’origine de cancers, a pu être évoquée. Selon Cohnheim, des « germes cellulaires » resteraient inclus dans des tissus normaux et retrouveraient leur pouvoir de prolifération. Cette thèse avait été avancée par Virchow, qui incriminait à son origine l’influence de l’irritation chronique qui lui était chère. Ménétrier reprendra cette notion et donnera un cadre précis aux états précancéreux. Pour lui, une irritation prolongée peut sélectionner des cellules dont la vie nouvelle créera le cancer. Oui, la cellule offre bien un nouveau cadre d’interprétation du phénomène cancéreux. Le concept du « développement discordant des cellules » va prendre de la consistance, notamment avec Bard à Lyon. Pour lui, la cellule cancéreuse, en se soustrayant à l’harmonie qui règle la croissance des tissus dans l’ensemble de l’organisme, prolifère de façon anarchique. On peut imaginer que quelques cellules, voire une seule cellule, puissent s’affranchir du lien qui les rattache à leurs voisines et proliférer sans frein ni but. Il n’y a pas incompatibilité entre les hypothèses qui s’inspirent de la théorie cellulaire et le rôle attribué par Virchow aux stimuli d’origine traumatique ou irritative. On connaît à l’époque l’existence de cancers de la peau chez les cultivateurs dont la face et les mains sont exposées au grand air, de tumeurs se développant au contact de vieilles fistules ou de cicatrices de brûlure. L’existence de substances cancérigènes est, à cette époque, soupçonnée. Le cancer des ramoneurs, c’est-à-dire ces altérations du scrotum dus au contact prolongé de la suie, est connu depuis le XVIIIe siècle en Angleterre. Ultérieurement, des faits semblables seront signalés dans une fabrique de paraffine chez les ouvriers manipulant du goudron, dans les filatures de coton par contact avec des huiles minérales, ou dans certaines industries des colorants. Dès les années 1880, des auteurs avaient établi la nature cancéreuse de la cachexie qui décimait les mineurs des mines d’uranium de Schneeberg, alors que les radiations ionisantes n’étaient pas encore connues7 . 7 On comprendra plus tard que le cancer pulmonaire de ces mineurs était dû à un gaz d’émanation, le radon.
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Figure 1.6. Rudolf Virchow (1821-1902), médecin et homme politique, considéré comme le fondateur de la pathologie cellulaire. Issu d’une famille modeste de Poméranie, éduqué dans une académie militaire, un instant écarté de l’université pour des raisons politiques, réintégré à Berlin, Virchow restera pour la postérité une grande figure de l’université allemande. Homme de culture et humaniste sincère, Virchow pensait que la médecine était appelée à préparer une ère de paix.
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Pionniers de la radiothérapie
Le cancer et la France charitable Si, dans cette France du XIXe siècle, l’identité médicale du cancer se transforme, sa représentation sociale est encore celle d’une maladie incurable et mortelle8 . Les malades cancéreux resteront longtemps à l’écart du processus de modernisation hospitalière engagé dès le début du siècle avec l’avènement de la médecine clinique. Leur prise en charge relève pour l’essentiel de la France charitable et la création de structures adaptées, dédiées aux malades atteints de cancer, ne deviendra réalité que plus tard, au cours du XXe siècle. Et pourtant, c’est en France, à Reims, dans les années 1740, que le premier hôpital pour « cancérés » a vu le jour. Due à la compassion du chanoine Jean Godinot, cette initiative affola les habitants qui, par crainte de la contagion, tentèrent de s’y opposer. L’expérience rémoise se transformera en asile pour incurables de tous types et tombera dans l’oubli. Entre temps, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, des services dédiés aux malades cancéreux s’ouvraient à Londres, au London Hospital, où le service de cancéreux prendra le nom de Royal Marsden Hospital. En France, avec l’instauration de la IIIe République, des dispensaires feront bien leur apparition mais il seront dédiés aux maladies infantiles, à la lutte contre la tuberculose ou l’alcoolisme, et non pas aux malades atteints de cancer. C’est dans ce contexte que l’œuvre des « Dames du Calvaire » naît à Lyon, dans les années 1840. Jeanne Garnier-Chabot, une jeune femme issue d’une famille de commerçants lyonnais, pourvue d’un tempérament passionné et mystique, s’engage « corps et âme » dans l’action charitable. Elle vient de perdre en l’espace de quelques mois ses deux enfants et son époux. Elle entend ainsi redonner un sens à sa vie. Elle fait la connaissance fortuite d’une « malheureuse atteinte d’un mal horrible qui couvrait de plaies son corps », lui apporte assistance, la soigne. Elle décide de consacrer son existence à soulager les souffrances physiques et morales de ces femmes atteintes de cancer et laissées à l’abandon. Son prosélytisme fera le reste. Elle ne tarde pas à convaincre d’autres veuves comme elle, et trouve appui auprès de l’archevêque de Lyon. En 1842, l’Association des « Dames du Calvaire » voit le jour. Les « Dames du Calvaire » L’Association des « Dames du Calvaire » est créée en 1842. Le veuvage en est la condition. Son rituel est en phase avec un certain modèle de comportement fait d’humilité et de dévouement, qui s’inscrit dans un système de référents propre au culte romantique et christique du sacrifice. À cet égard, l’œuvre du Calvaire offre des opportunités de mise en pratique qui représentent des alternatives à l’entrée au couvent. Certaines de ces jeunes veuves résident sur place et se consacrent jour et nuit aux malades. D’autres habitent à l’extérieur et peuvent continuer à avoir une vie sociale. Sur le même modèle, des « maisons filles » ouvriront leurs portes à Paris en 1874, puis à Marseille, Rouen, Bordeaux, et même à l’étranger dans des villes comme Bruxelles ou New York. 8
P. Pinell, Naissance d’un fléau, Éditions Métailié, Paris, 1992, pp. 21-42.
Le cancer à l’aube du XXe siècle
L’initiative va rencontrer un écho favorable parmi les femmes des milieux bourgeois. Plusieurs centaines de jeunes veuves rejoindront l’association. Ainsi, l’œuvre du Calvaire, en prenant en charge les cancéreux indigents, viendra combler une faille dans le dispositif médico-social de l’époque. Elle lui survivra et illustrera ce que l’on a désigné sous le terme évocateur de « charité héroïque »9 .
La chirurgie à l’ère post-pasteurienne Avec les conceptions « localistes » qui prennent le devant de la scène médicale au cours du XIXe siècle, le cancer devient potentiellement accessible à la chirurgie. Les notions de curabilité et d’opérabilité seront un temps associées avant d’être de nouveau bousculées par l’irruption des radiations dans le champ médical. La première tentative d’hystérectomie totale sur un cancer de l’utérus date de 1829. Un acte de virtuosité non reproductible. Avec l’invention des anesthésiques, les premières tentatives d’exérèse chirurgicale deviennent possibles. Il faudra toutefois attendre, avec l’ère pasteurienne, l’antisepsie, puis l’asepsie, pour assister au véritable tournant de la chirurgie. À la suite d’un jeune chirurgien écossais nommé Lister, féru des travaux de Pasteur, c’est l’ensemble de la communauté chirurgicale qui se convertit, malgré quelques réserves, à la propreté. Dans des hôpitaux encore encombrés des blessés de la guerre civile qui embrasa Paris en 1870, des chirurgiens font le voyage d’Edimbourg pour se former à l’asepsie. Le blanc, les gants, les masques, le stérile, font leur apparition et structurent le rituel d’une nouvelle école de chirurgie. La gynécologie, l’oto-rhino-laryngologie, l’urologie, la chirurgie de l’enfant sont érigées en spécialités chirurgicales, mais la chirurgie du cancer reste du domaine de la chirurgie générale. C’est de l’étranger que viennent les premiers succès d’une chirurgie d’exérèse systématique. En cette fin de XIXe siècle, les universités autrichiennes et allemandes dominent la vie académique. La recherche s’y développe, et les disciplines cliniques et fondamentales en bénéficient. Les américains vont s’y former. Billroth réussit à Vienne l’ablation d’un cancer de l’estomac en 1881. Halsted, qui a travaillé avec Billroth, revient à New York où il promet une chirurgie respectant les règles strictes d’une asepsie parfaite. Il réalise une mammectomie élargie en 1890, et Wertheim une hystérectomie élargie en 1900. Leurs noms resteront attachés à la chirurgie du cancer.
Un problème de santé publique Dès le début du XIXe siècle, on s’inquiète de l’augmentation de la mortalité par cancer. Vers 1840, ces inquiétudes sont confortées par les premières données statistiques. On ne sait pas trop ce qu’il faut mettre 9
Ibid., pp. 37-42.
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Pionniers de la radiothérapie
sur le compte de l’amélioration des techniques diagnostiques ou d’une meilleure prise de conscience de la maladie. Mais cette augmentation est volontiers associée à l’idée de civilisation. Dans une société dépourvue de moyens efficaces de traitement, la notion de prévention est à cette époque, au centre des préoccupations. L’attention se porte sur l’alimentation, en particulier, la consommation de viandes et d’alcool. Les végétariens et les ligues antialcooliques y puisent leurs arguments de propagande. On s’intéresse aussi aux méthodes de conservation des aliments et les cancers professionnels s’inscrivent parmi les risques reconnus. L’homme du XIXe siècle ne fume que la pipe, moins dangereuse que la cigarette pour le poumon, mais les cancers de la bouche ne peuvent pas être passés sous silence et, dès le milieu du siècle, le public est alerté sur les dangers du tabac. Dans un mémoire publié en 1861, un médecin de Montpellier interpelle les politiques : « Il existe une corrélation entre l’abus de tabac chez les fumeurs et le développement du cancer buccal ; ce fait devient digne d’éveiller la sollicitude des tuteurs directs de la santé publique. Nos gouvernants ne se sont pas préoccupés jusqu’à présent d’une pareille question. L’impôt sur le tabac n’a pas une origine philanthropique, et d’ailleurs il n’a pas réussi à mettre un frein à une habitude qui se généralise de plus en plus et qui, au train où vont les choses, semble devoir atteindre des proportions extrêmes10 . »
Au début, phénomène de mode, le tabagisme devient phénomène de société11 . On se préoccupe de la prévention. En même temps, la médecine expérimentale commence à s’imposer et la révolution pasteurienne va instaurer des va-et-vient entre la clinique et le laboratoire. Les cancers sont reliés à des phénomènes biologiques communs à des groupes d’individus. Ils ne sont plus seulement des maladies de la personne, mais plongent désormais leurs racines dans la population. L’approche statistique devient incontournable. Alors, la nécessité d’articuler, dans le domaine de la cancérologie, la démarche clinique avec l’épidémiologie et les travaux expérimentaux s’impose à certains esprits éclairés. Dès 1892, Verneuil12 propose de créer, avec quelques collègues engagés, une « Ligue contre le cancer » pour « associer les disciplines cliniques, épidémiologiques, biologiques et expérimentales » susceptibles d’aborder l’ensemble des problèmes posés par 10
Cité par Jean Schwartz, dans Réflexions sur l’histoire de la médecine, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000.
11 Le rôle du tabac ne sera sérieusement retenu qu’au milieu du XXe siècle. La consommation de cigarettes s’envole avec le début du XXe siècle, mais il faut attendre les années 1930 dans l’Allemagne nazie, et 1950 ailleurs, pour associer le fait de fumer à un risque accru de cancer du poumon. 12 P. Pinell, op. cit., pp. 78-79. Le professeur Verneuil est l’un des acteurs avec Broca du renouveau de « l’école microscopique de Paris ». Inspirateur du projet, il en confie la mise en place à Duplay, chirurgien, avec l’aide de collègues engagés, issus de disciplines différentes, comme Reclus et Metchnikoff de l’Institut Pasteur.
Le cancer à l’aube du XXe siècle
le cancer. Il est en avance d’un demi-siècle. Dans une organisation sanitaire marquée par le cloisonnement des disciplines et la primauté de la clinique chirurgicale, cette tentative avorte. Les esprits ne sont pas mûrs. Bientôt, les progrès spectaculaires de la chirurgie et l’irruption des rayonnements dans le champ médical vont permettre l’émergence de nouveaux espoirs de traitement. La priorité reviendra alors aux efforts déployés en faveur de ces nouveaux traitements et au diagnostic précoce, qui occupera la première place dans les esprits au détriment de la démarche de prévention qui avait préoccupé les hygiénistes du siècle précédent. Ce sera l’heure des grandes mobilisations internationales dans la lutte contre le cancer13 .
13 Il faudra attendre les années 1970 pour que l’ancienne idée de prévention reprenne des couleurs. On lui donnera alors le nom de « prévention primaire », qui concerne des populations saines, pour la distinguer de la prévention secondaire (le diagnostic précoce) et de prévention tertiaire (la prise en charge thérapeutique).
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Chapitre 2
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ? La physique et la médecine entretiennent depuis longtemps des relations privilégiées. Les progrès, théoriques ou expérimentaux, des connaissances en physique ont souvent suscité l’intérêt des médecins désireux de faire bénéficier les malades de nouveaux moyens d’exploration ou de traitement. Ainsi, par exemple, en électricité où les travaux de physiciens comme Alessandro Volta ou André-Marie Ampère1 ont conduit le neurologue Guillaume Duchenne de Boulogne à jeter les bases de « l’électricité médicale » ou Arsène d’Arsonval à promouvoir l’utilisation thérapeutique des courants de haute fréquence. Certains, à la fois médecins et physiciens, tels l’italien Luigi Galvani, ont même contribué à la fois à l’évolution des connaissances en physique et en physiologie. La découverte des rayonnements ionisants ne va pas faire exception. Au tournant du XIXe siècle, alors que les progrès de la chirurgie commencent seulement à se faire connaître sur la scène médicale, la découverte des rayons X, puis de la radioactivité, va ouvrir une ère nouvelle dans la compréhension et l’approche thérapeutique des cancers et changer profondément notre regard sur cette maladie.
Les découvertes Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des physiciens s’intéressent aux décharges électriques dans les gaz raréfiés. Tel est le cas de Wilhelm Hittorf ou de Philipp Lenard en Allemagne, et de sir William Crookes en Grande-Bretagne. Le gaz étudié est enfermé dans un tube conçu pour l’étude des effets de la décharge électrique. L’apparition des pompes à mercure permettent à l’époque d’obtenir un vide assez poussé et d’observer des phénomènes lumineux remarquables. C’est l’un de ces tubes, dits de Hittorf-Crookes, qui est utilisé en 1895 en Allemagne par Wilhelm Conrad Röntgen, dans son laboratoire à l’université de 1 Inventeur et précurseur, André-Marie Ampère (1775-1836) est considéré comme le véritable fondateur de l’électricité.
Figure 2.1. Sir William Crookes (1832-1919), chimiste, fut auteur de la théorie de la « matière radiante » qu’il identifia comme une « infinité de fines particules [. . . ] constituant des rayons très particuliers, les rayons cathodiques ». Il apparut très vite que ces particules étaient chargées négativement ; il s’agissait d’électrons. Le tube de Crookes utilisé pour la production des rayons X lui doit son nom.
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Figure 2.2. W.C. Röntgen fut, en 1901, le premier lauréat du prix Nobel de physique. À cette occasion, il fit une courte allocution et offrit le prix à l’Université de Würzburg. En 1900, il s’installa à Munich. La Première Guerre mondiale le touchera profondément dans toute sa personnalité d’internationaliste et de patriote allemand. Vivant à l’écart de l’université mais universellement respecté, Röntgen mourra le 10 février 1923.
Figure 2.3. Photographie de la main de Bertha Röntgen, que son mari adressa à F. Exner de Vienne ; elle constitue la première radiographie officiellement connue.
Pionniers de la radiothérapie
Würzburg. Comme tous ses collègues, il observe la belle fluorescence verte de la paroi provoquée par l’impact des rayons cathodiques. Début novembre 1895, Röntgen remarque au cours de ses expériences qu’un feuillet enduit de platino-cyanure de baryum et situé à distance du tube présente une luminescence quand la décharge électrique traverse le tube. Et la luminescence se manifeste même quand le tube est entièrement enveloppé de papier noir. Il développe des plaques photographiques qui se trouvent à proximité dans le tiroir d’une table : elles sont toutes voilées. Röntgen constate que ces rayons inconnus, qui excitent la fluorescence et impressionnent l’émulsion photographique, sont très pénétrants : ils traversent de gros livres, les moulures de la porte et permettent de visualiser les os d’une main interposée. Il les dénomme rayons X en raison de leur nature inconnue. Lorsque le journaliste H.J.W. Dam lui demande ce qu’il a pensé devant ces étonnantes propriétés, il répond avec modestie : « Je n’ai pas pensé, j’ai expérimenté.2 » Effectivement il ne connaît ni l’origine ni la nature de ce mystérieux rayonnement quand il remet le 28 décembre 1895 son manuscrit intitulé Ueber eine neue Art von Strahlen à la société de physique médicale de Würzburg3 , et envoie par la poste, ses résultats aux plus illustres scientifiques de l’époque, dont le mathématicien et physicien français Henri Poincaré. Cet envoi est accompagné d’une radiographie de la main de son épouse Bertha. Röntgen fera deux autres communications en 1896 et 1897, puis suivra le développement technologique de sa découverte avec un intérêt lointain pour se consacrer à d’autres types de recherches. Cette découverte va susciter un intérêt considérable dans le monde médical. Les travaux du professeur Röntgen sont à peine connus des milieux professionnels que, dès janvier 1896, à Paris comme à Berlin, Vienne, Prague, Londres, et en Amérique, des médecins se précipitent pour montrer leurs premières radiographies. En France, Toussaint Barthélémy réalise avec son ami Paul Oudin une radiographie des os de la main, en reproduisant, non sans mal, les conditions expérimentales de Röntgen. Le cliché est présenté, sous leurs noms, à la séance du 20 janvier 1896 de l’Académie des sciences à Paris par Henri Poincaré, en même temps que les documents qu’il vient de recevoir de Würzburg. Les réactions enthousiastes du public sont accompagnées d’articles dithyrambiques dans la presse quotidienne dans toute l’Europe et en Amérique. On organise aussi des démonstrations populaires d’images radioscopiques dans les cafés, les grands magasins et même les fêtes foraines. La fascination de l’image explique pour partie cet engouement des médias de l’époque et du public. On ne peut qu’être frappé par le fait que ce même jour, le 28 décembre 1895, alors que le professeur Röntgen présente sa découverte à Würzburg, on assiste à Paris 2 G.W.C. Kaye, X-rays: An introduction to the study of Röntgen rays, Longmans, Green and Co, London (Appendix I), p. 218, 1914. 3
W.C. Röntgen, « Ueber eine neue Art von Strahlen », Physikalisch-medizinischen gesellschaft zu Würzburg, No 9, 132, 1895.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
à la première projection publique des images animées du « cinématographe » des frères Lumière. Pour illustrer la découverte de Röntgen, les caricaturistes se plaisent à représenter l’être humain réduit à l’état de squelette. Le mythe de l’homme transparent devient réalité. C’est la science spectacle. Les rayons font rêver. Ils ne font pas encore peur. Cette exaltation excessive appelle néanmoins des réserves et l’on ne manque pas de manifester un certain scepticisme envers une technique médicale qui ne repose pas encore sur des bases scientifiques éprouvées et ne fait appel qu’à des techniques souvent rudimentaires. Une autre réaction, étonnante, est celle de puritains qui s’offusquent de voir dévoiler, aux yeux de tous, les os d’une personne. Indécence inacceptable, sorte de vivisection. Avant même que l’on comprenne le mécanisme de production, la nature, et les propriétés des rayons X, une nouvelle découverte majeure allait révéler l’existence d’autres rayonnements. À l’époque, certains physiciens voient un rapport direct entre la fluorescence provoquée dans l’ampoule de Crookes et l’émission de rayons X. Henri Poincaré pense que, si cette relation de cause à effet existe, il serait intéressant de savoir si des rayons X peuvent aussi être émis par des substances fluorescentes ou phosphorescente. Henri Becquerel, qui étudie ces propriétés dans son laboratoire du Muséum d’histoire naturelle, retient la suggestion de Poincaré. Il place un fragment de sulfate double d’uranium et de potassium sur une plaque photographique soigneusement enveloppée de papier noir opaque à la lumière et expose le tout au soleil. Mais, un jour de février 1896, l’absence de soleil empêche l’expérience et Becquerel place la plaque photographique dans un tiroir. Il la développe cependant le premier mars et constate, à sa grande surprise, qu’on y observe clairement la silhouette du fragment de minerai. Henri Becquerel tire aussitôt la conclusion suivante : ni le soleil, ni la fluorescence, ni la phosphorescence ne sont nécessaires pour impressionner la plaque photographique. L’agent mystérieux responsable traverse aussi de minces lames d’aluminium ou de cuivre tout comme la feuille de papier opaque. La découverte est annoncée à l’Académie des sciences dès le lundi suivant et fait peu après l’objet d’une publication4 . En quelques mois Becquerel démontre qu’il s’agit d’un rayonnement différent des rayons X dont la source est l’uranium. Il a eu la chance d’expérimenter sur un minerai à la fois fluorescent et radioactif. Pour apprécier le rayonnement émis, il mesure la charge électrique transportée par les ions formés sous l’action des rayons grâce à un électroscope à feuilles d’or, ancêtre des chambres d’ionisation. Niepce de Saint-Victor avait déjà observé en 1867 qu’un sel d’uranium enfermé dans un étui opaque à la lumière impressionnait la plaque photographique mais n’avait pas perçu l’importance du phénomène. Bientôt, Becquerel lui-même abandonnera 4 H. Becquerel, « Sur les radiations invisibles émises par les corps phosphorescents », CRAS Paris, 122, 501-503, 1896 ; « Émission de radiations nouvelles par l’uranium métallique », CRAS Paris, 122, 1086, 1896.
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Figure 2.4. Les rayons X ont inspiré les humoristes. Témoin ces deux amoureux dans un fiacre. On attribue à ces rayons invisibles des pouvoirs magiques, y compris celui de lire dans les pensées. Carte éditée avant 1904.
Figure 2.5. Henri Becquerel (1852-1908) est issu d’une lignée de grands scientifiques. Il est le troisième du nom à diriger le laboratoire de physique appliquée du Muséum d’histoire naturelle. Ses recherches portent sur les propriétés magnétiques des gaz, la rotation de la lumière polarisée induite par un champ magnétique et son absorption par les cristaux.
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Figure 2.6. Électroscope à feuilles d’or. Dans l’enceinte métallique, une tige (C) se termine par deux feuilles d’or minces qui s’écartent d’un certain angle quand l’électroscope est chargé (B et f). Becquerel observa que sous l’action des rayons uraniques, l’électroscope se décharge du fait de l’ionisation de l’air contenu dans l’enceinte, et les feuilles tendent à se rapprocher. La mesure de l’écartement des feuilles donne une idée de l’intensité des radiations émises.
Pionniers de la radiothérapie
l’étude des « rayonnements uraniques » pour reprendre ses recherches sur l’effet Zeeman. En revanche deux jeunes chercheurs, Pierre Curie (1859-1906) et son épouse Marie Sklodowska-Curie (1867-1934), vont s’intéresser à la découverte de Becquerel et à la genèse de ces rayonnements invisibles et pénétrants issus des atomes d’uranium. Pierre Curie s’intéresse aux cristaux. En découvrant le phénomène de piézo-électricité du quartz, qui consiste en l’apparition de charges électriques sur les faces d’une lame de quartz soumise à une traction ou une compression, il a appris à maîtriser la mesure de courants très faibles, grâce à un instrument qu’il a développé avec son frère Jacques. Maria Sklodowska est une jeune émigrée polonaise venue en 1891 à Paris pour poursuivre des études supérieures. Elle rencontre Pierre Curie en 1894. Fin 1897, après avoir passé avec succès les différentes étapes universitaires, elle choisit le phénomène récemment découvert par Becquerel, qu’elle qualifie de radioactivité, comme sujet de thèse. Elle étudie systématiquement, avec l’aide de Pierre, des minéraux mis à leur disposition par le Muséum d’histoire naturelle. Maria Sklodowska, devenue Mme Curie, fait en février 1898 une observation capitale : deux minéraux étudiés, un oxyde d’urane, la pechblende, et un phosphate de cuivre et d’uranyle, la chalcolite, sont beaucoup plus actifs que l’uranium qu’ils renferment5 . Il existe donc dans ces minéraux d’autres éléments chimiques fortement radioactifs. Pierre et Marie Curie, aidés de Gustave Bémont, chef de travaux à l’École de physique et chimie, vont essayer de séparer ces
Figure 2.7. Pierre Curie et Marie Sklodowska-Curie en 1898, dans leur laboratoire de l’École de physique et chimie industrielles de la ville de Paris, « le hangar de la découverte », alors au 42 rue Lhomond. 5
M. Curie, « Rayons émis par les composés du radium et du thorium », CRAS, 126, 1101-1103, 1898.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
éléments chimiques inconnus. Les opérations de séparation sont suivies par la mesure de la radioactivité des diverses fractions. Ce travail aboutit à une fraction 400 fois plus active que l’uranium. Malgré l’insuffisante purification, on peut alors identifier l’élément responsable. Ses propriétés analytiques sont très voisines de celles du bismuth. Marie Curie le dénomme polonium et annonce sa découverte avec Pierre Curie dans une note du 18 juillet 18986 . Ces recherches conduisent aussi à soupçonner l’existence d’un deuxième élément radioactif dont les propriétés chimiques sont très voisines de celles du baryum. Il faut avoir recours à de multiples cristallisations fractionnées pour obtenir enfin un produit 900 fois plus actif que l’uranium. Bien que la proportion de baryum y soit encore élevée Pierre et Marie Curie caractérisent ce deuxième élément radioactif auquel ils donnent le nom de radium7 . À la fin de 1899, Pierre et Marie découvrent un étrange phénomène : une feuille métallique placée quelque temps au voisinage d’une source radioactive devient elle-même radioactive. Ils pensent qu’il s’agit d’un phénomène de « radioactivité induite ». Indépendement, Ernest Rutherford, qui vient d’être nommé professeur à Montréal, observe un phénomène semblable avec des sels de thorium. Pragmatique, il montre que la source émet un gaz, une émanation « radioactive ». Cette émanation produit à son tour un « dépôt actif » que l’on retrouve sur la surface des corps proches de la source. Quand on frotte la surface de ces corps, la radioactivité disparaît. Deux ans plus tard, Rutherford et Soddy montrent que l’émanation provient du thorium X, un produit de désintégration du thorium. Le 10 décembre 1903, à Stockholm, en séance solennelle, l’Académie Royale de Sciences de Suède décerne le prix Nobel de physique à Henri Becquerel pour « la découverte de la radioactivité spontanée » et à Pierre et Marie Curie « en reconnaissance des mérites extraordinaires dont ils ont fait preuve par leurs recherches communes sur les phénomènes de radiations découverts par le Professeur Becquerel ». Les rayonnements du radium et du polonium vont s’avérer un excellent outil pour la recherche8 . Ils vont aussi offrir aux biologistes et aux médecins un passionnant domaine d’étude pour explorer les effets biologiques des rayonnements ionisants émis par les éléments radioactifs. Pierre Curie et Henri Becquerel évoquèrent d’ailleurs cette perspective dans une note conjointe publiée en 19019 . Voie complémentaire de celle 6 P. et M. Curie, « Sur une substance nouvelle radioactive contenue dans la pechblende (polonium) », CRAS, 127, 175-180, 1898. 7 P. Curie, M. Curie et G. Bémont, « Sur une nouvelle substance fortement radioactive contenue dans la pechblende », CRAS Paris, 127, 1215, 1898. 8 Des disciplines nouvelles naissent : la radiochimie, la physique nucléaire, la physique des particules, la physique des rayons cosmiques, la chimie nucléaire. 9 P. Curie et H. Becquerel, « Action physiologique des rayons du radium », CRAS Paris, 132, 1289-1291, 1901.
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Figure 2.8. En haut, schéma fonctionnel du dispositif utilisé par Pierre et Marie Curie, montrant un condensateur à plateaux parallèles (appelé ensuite chambre d’ionisation), un électromètre à quadrants et un quartz piézo-électrique. En bas, quartz piézo-électrique (brevet déposé par Pierre Curie).
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Pionniers de la radiothérapie
abordée dès 1896, aussitôt après la découverte des rayons X par Röntgen, lui aussi lauréat du prix Nobel, en 1901. Cependant, bien des difficultés devraient être surmontées avant de pouvoir utiliser les rayonnements ionisants dans de bonnes conditions, d’atteindre une maîtrise suffisante de leur production et des caractéristiques des faisceaux ainsi que de leur dosimétrie, mais aussi avant de savoir se protéger efficacement de leurs effets nocifs.
Le mystère des nouveaux rayonnements
Figure 2.9. Ernest Rutherford (1871-1937), physicien d’origine néo-zélandaise venu soutenir sa thèse chez J.J. Thompson à Cambridge, est nommé professeur à Montréal, où il est rejoint par un chimiste venu d’Oxford, Frederick Soddy. Tous deux montrent, en 1903, que la radioactivité est la transmutation d’un élément dans un élément présentant des propriétés différentes, que c’est en se désintégrant que la matière libère de l’énergie. Rutherford obtient le prix Nobel de physique en 1908. Il propose en 1912 un modèle d’atome planétaire, où l’essentiel de la matière est concentrée dans un noyau dont le diamètre est dix mille fois plus petit. Un an plus tard, N. Bohr confirme le modèle en se fondant sur les données de la mécanique quantique. Soddy recevra le prix Nobel de chimie en 1921 pour la découverte des radio-isotopes qui connaîtront de grands développements en biologie et en médecine.
Lors des premières tentatives d’applications médicales des rayons X, on sait, grâce aux travaux de Christian Huygens, d’Augustin Fresnel, de Thomas Young et de James Maxwell que la lumière est une onde périodique de nature électromagnétique. On sait aussi depuis les découvertes du Danois Hans-Christian Oersted, du Britannique Michael Faraday, du Français André-Marie Ampère et de l’Allemand Heinrich Hertz que des circuits électriques peuvent engendrer des ondes électromagnétiques, mais de longueur d’onde beaucoup plus grande que celles des rayonnements lumineux. On ignore néanmoins la nature des radiations émises par les tubes de Crookes ou par le radium. Ce sera seulement en 1912, que Max Von Laue découvrira que les rayons X peuvent être diffractés par les cristaux et qu’ils sont eux aussi, comme la lumière, des rayonnements électromagnétiques, mais de longueur d’onde beaucoup plus faible, de l’ordre de 10−10 à 10−12 mètre. Les mailles des cristaux constituent donc pour eux des réseaux naturels qui permettront aux physiciens, en particulier à W.H. et à W.L. Bragg, de réaliser d’excellentes images de diffraction confirmant la nature ondulatoire des rayons X. Il faudra attendre davantage encore pour apprendre que certaines propriétés des rayons X, comme l’effet Compton, découvert en 1923, impliquent une nature partiellement corpusculaire de ces rayonnements. À la fois ondes et particules, les rayons X ne seront véritablement compris que dans le cadre des quantas (Max Planck, Albert Einstein), de la mécanique ondulatoire dont Louis de Broglie jettera les bases en 1924 et de la mécanique quantique (Bohr, Heisenberg, Schrödinger). Même insuffisance des connaissances sur les rayonnements émis par les corps radioactifs. On s’aperçoit assez vite qu’ils sont composés de rayons gamma (γ), de rayons électromagnétiques voisins des rayons X, mais de longueur d’onde encore plus faible, et de rayons formés de particules matérielles (rayons α et β). Ces derniers se distinguent aisément des rayons γ par leur très grande différence de pénétration. Leur masse et leur énergie furent ensuite déterminées grâce à leurs déviations sous l’effet des champs électrique ou magnétique.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
Au temps des premières études biologiques ou médicales avec les rayons du radium, on se pose encore la question de l’origine de l’énergie libérée de façon durable par les radioéléments comme le radium. Certains chercheurs, dont Marie Curie, ont pu un temps considérer que les radioéléments de masse atomique élevée absorbaient de manière élective des rayons de haute énergie qui auraient sillonné constamment l’espace. Ainsi les radioéléments comme le radium ou le thorium s’approvisionneraient sans cesse en énergie. Mais en 1902, Ernest Rutherford et Frederick Soddy montrent que l’émission d’une particule alpha par un atome d’uranium s’accompagne de la transformation de ce dernier en un atome de thorium, 238 92 U
4 → 234 90 Th + 2 He,
et que cette transformation nucléaire libère l’énergie nécessaire à l’émission des rayonnements. La radioactivité est une transmutation spontanée et il existe des familles radioactives10 . Il faudra attendre 1911 pour que Rutherford déduise des expériences de diffusion des particules alpha que la quasi totalité de la masse et la totalité de la charge électrique positive d’un atome est concentrée dans un noyau de dimension beaucoup plus faible (10−14 m) que celle de l’atome, voisine de 10−10 m.
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Figure 2.10. Capsule contenant 2,7 g de bromure de radium, photographiée dans l’obscurité avec son étiquette grâce à la lumière spontanément émise. D’où vient cette luminosité ? Quelle est cette « lumière mystérieuse, nouvelle source de vie » ? comme l’écrit la presse de l’époque (L’illustration, Paris, 23 mars 1901).
Les générateurs de rayonnements ionisants Les médecins pionniers de l’utilisation des rayons X produisaient ces rayons avec un générateur voisin de celui qui avait servi à Röntgen pour leur découverte. La haute tension était produite par la bobine d’induction perfectionnée par un constructeur d’appareils scientifiques d’origine allemande, Heinrich Ruhmkorff au milieu du XIXe siècle. La bobine d’induction est un transformateur à circuit magnétique ouvert. Elle est alimentée par des batteries de piles ou des accumulateurs, qui doivent être régulièrement rechargés. L’ampoule à gaz raréfié de Crookes va connaître rapidement des améliorations. En 1896, E.P. Thompson construit le premier tube « focus » en intercalant une anticathode11 . Le rendement en sera amélioré 10 Pour plus d’information sur l’histoire de la radioactivité, se reporter aux revues générales éditées à l’occasion du centenaire de sa découverte : Histoire naturelle de la radioactivité, dirigé par H.J. Schunbel, Paris, Muséum d’histoire naturelle, 1996 ; Noyaux atomiques et radioactivité, dossier hors série de Pour la Science, Paris, octobre 1996 ; Les rayons de la vie, M. Bordry et S. Boudia, Institut Curie, 1998 ; Cent ans après, la radioactivité, le rayonnement d’une découverte, édité par R. Bimbot, A. Bonnin, R. Deloche, et C. Lapeyre, EDP Sciences, 1999 ; ou encore X-rays, the first hundred years, édité par A. Michette et S. Pfauntsch, Chichester, New york, Brisbane, Toronto, Singapore, John Wiley and sons, 1996 ; lire aussi les articles et ouvrages de L. Badash, « The discovery of radioactivity », Physics Today, 49, 2, 21-26, 1996 ; ou Radioactivity in America. Growth and decay of a science, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1979. 11
E.P. Thompson, Rœntgen rays and phenomena of anode and cathode : principles, applications and theories, Von Nostrand New York, 1896.
Figure 2.11. Les trois types de rayonnements α, β et γ se séparent sous l’action d’un champ magnétique. Dès 1899, à Cambridge, Rutherford distingue deux types de rayonnements, le rayonnement α facilement absorbé par un empilement de feuilles d’aluminium, et le rayonnement β plus pénétrant. L’un et l’autre sont facilement déviés sous l’action d’un champ magnétique, les rayons β étant constitués d’électrons de grande énergie, et les rayons α de particules massives de charge positive. En 1900, c’est dans le laboratoire de chimie de l’École normale supérieure de Paris que Paul Villard montra l’existence de rayons très pénétrants qui ne sont pas déviés par l’action d’un champ magnétique, les rayons γ, de même nature que les rayons X, mais de plus petite longueur d’onde, donc de plus grande énergie.
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Pionniers de la radiothérapie
Figure 2.12. À gauche, machine électrostatique du constructeur Drault utilisé pour la radioscopie par Béclère en 1897. À droite, bobine d’induction de type Ruhmkorff, du catalogue Radiguet-Massiot.
Figure 2.13. Ampoules à gaz raréfié de Hittorf et Crookes. Le tube est d’abord une ampoule de verre dont deux fils de platine, reliés respectivement au pôle positif et au pôle négatif, constituent les électrodes.
La paroi du verre est le foyer. Rapidement, on comprend qu’il faut donner une forme concave à la cathode pour concentrer le faisceau, et interposer une anti-cathode métallique.
Ampoule avec anti-cathode métallique inclinée.
par l’emploi du platine mais la stabilité et la reproductibilité du faisceau restera un souci majeur. Le fonctionnement des ampoules entraîne une baisse de pression du gaz et l’ampoule devient trop « dure », c’est-àdire que le faisceau de rayons X s’enrichit en rayons d’énergie élevée. Pour pallier cette dérive et rétablir la pression du gaz dans l’ampoule, cette dernière fut équipée d’un osmo-régulateur de Villard et Chabaud, comportant un tube formé d’une mince lame de platine. Cette dernière, chauffée au rouge vif dans la flamme d’un chalumeau, devient alors perméable à l’hydrogène gazeux de la flamme, qu’elle laisse pénétrer dans l’ampoule. Quand on cesse de chauffer, le tube redevient imperméable et l’hydrogène qui a pénétré ne peut plus ressortir. On peut voir, sur des documents de l’époque, des radiothérapeutes maniant le chalumeau enflammé près du corps du malade. C’est avec l’extension du réseau urbain de distribution de courant alternatif que le transformateur à circuit magnétique fermé verra le jour, ouvrant une nouvelle phase de développement technologique. Toutefois, l’alimentation électrique des grandes villes mettra du temps avant de connaître une harmonisation satisfaisante. À Paris, au tournant du siècle, certains quartiers sont dotés de courant continu et d’autres de courant alternatif. Les installations progressivement mises en place doivent s’adapter quartier par quartier, hôpital par hôpital. En plus des problèmes de distribution, il faudra attendre les « redresseurs à contact tournant » mis au point par les américains pour disposer d’une haute tension redressée de grande puissance, et en 1913 l’arrivée sur le marché du tube de Coolidge pour ranger définitivement au magasin des accessoires, les tubes à gaz devenus obsolètes12 . Quant à l’utilisation médicale du radium, le premier problème fut de préparer du radium pur à partir du minerai de pechblende. Tâche particulièrement pénible en raison des énormes masses de minerai à manipuler et délicate du fait des multiples séparations chimiques ou cristallisations successives. Lors des premières extractions opérées par Marie Curie, on obtient environ 6 mg de radium (impur) à partir de deux tonnes de pechblende. 12
W.D. Coolidge, « Powerful Röntgen-ray tube with a pure electron discharge », Physical Review, 2, 409, 1913.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
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Figure 2.14. Appareillage de l’hôpital Broca comprenant une machine statique de Gaiffé à plateaux, un pied à articulations multiples, et une ampoule à osmo-régulateur de Villard. L’infirmière se sert d’un chalumeau à gaz pour « durcir » ou « ramollir » son tube. (extrait du Traité de radiologie de J. Belot 1905). Ci-dessous détail de l’osmo-régulateur.
Grâce au travail épuisant de Marie Curie, aidée par le pré-traitement de résidus dans l’usine de la Société Centrale de produits chimiques, et bénéficiant du précieux concours d’André Debierne et de Frédéric Haudepin, le rendement s’améliorera pour atteindre vers 1904 environ 260 mg par tonne de minerai. À cette époque un traitement du cancer du col utérin exigeait 100 mg de radium par malade et représentait donc le traitement d’une demitonne de pechblende. Il fallut aussi mettre peu à peu au point divers dispositifs pour l’application au malade et on aura recours soit à la simple fixation d’un sel de radium sur un support de métal ou de tissu soit à des tubes ou des capsules. Les tubes sont en verre, platine, or ou argent, les capsules parfois en bois d’ébène. Ce ne sera qu’en 1910 que Marie Curie, poursuivant ses efforts de séparation et de purification en collaboration avec André Debierne, réussira à préparer du radium métal et pourra enfin décrire ses propriétés. Les médecins disposeront aussi d’une autre source, le radon, radioélément gazeux, premier maillon de la chaîne de désintégration du radium, découvert en 1900 par E. Darnes. Ce gaz, accompagné de ses descendants, émet les mêmes rayonnements utilisables que le radium, mais présente l’avantage d’une demi-vie beaucoup plus brève que le radium : 3,8 jours contre 1620 années. La possibilité de le liquéfier et de le transférer offrira de multiples possibilités aux utilisateurs, surtout ceux qui sauront faire preuve d’imagination. Enfermé dans de petits récipients de verre ou de métal, le radon pouvait être substitué au radium à partir d’environ 1908. On avait déjà mis à profit la nature gazeuse du radon pour l’administrer en inhalationau moyen d’un réservoir appelé « émanatorium » ou « inhalatorium ». On avait aussi réalisé des récipients de verre remplis d’eau
Figure 2.15. Fontaine ou cafetière à radium.
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Figure 2.16. Bain radioactif au cours d’une cure balnéaire. On y restait 15 à 20 minutes, immobile et complètement immergé jusqu’au menton. L’eau de la fontaine à radium était vidée dans la baignoire à l’aide d’un tube en caoutchouc.
Pionniers de la radiothérapie
chargée à taux constant de radon grâce à un « activateur » immergé imprégné de radium ; ce sont les « cafetières ou fontaines à radium ». Cette « eau de radium » ou « eau activée » était recommandée pour le traitement de multiples pathologies soit en injection, soit en boisson, soit même en bain. La radioactivité des eaux thermales retient l’attention un peu partout dans le monde. Les études se succèdent et de nombreux scientifiques s’y intéressent. En France, Pierre Curie publie avec Albert Laborde en 1904 une étude très remarquée. Ainsi, dans les années vingt, une soixantaine de sources thermales radioactives seront très officiellement répertoriées. La radioactivité des eaux minérales représentera une véritable aubaine pour les stations thermales. En Belgique, à Spa, on cherchera à charger artificiellement les eaux trop faiblement radioactives. À l’Université de Louvain, le professeur Mund s’inspirera du dispositif utilisé à l’Institut du radium de Paris pour extraire l’émanation, et met au point un appareil à « radioactiver » l’eau de la Reine. L’appareil, dont le débit journalier atteindra les mille litres, permettra de poursuivre la cure à domicile. Cette pratique va se perpétuer jusqu’aux années 1950. Parallèlement, dans l’entre-deux-guerres, des officines plus ou moins spécialisées s’ouvraient et mettaient à disposition poudres, onguents, solutions ou même compresses radifères13. On voit combien les médecins ont dû faire preuve de compétence et de discernement pour dégager d’un pareil contexte les applications cliniques pertinentes des rayonnements ionisants.
La qualité des rayonnements
Figure 2.17. Appareil à « radioactiver » l’eau de la source de la Reine en Belgique. Cet appareil a été construit par le professeur Walter Mund de l’Université de Louvain. Il a fait le succès des eaux thermales de Spa et était encore présent sur les dépliants publicitaires de la station après la Seconde Guerre mondiale.
La composition spectrale du faisceau de rayons X ou γ utilisé revêt une importance majeure puisque l’énergie de chaque radiation détermine sa capacité de pénétration et son action sur les constituants des milieux traversés. Pour les sources radioactives, le caractère monochromatique de chaque émission γ permet de connaître la répartition énergétique dans le faisceau, dès que la filiation radioactive des éléments concernés est connue et que l’on peut déterminer l’énergie de la radiation émise par chaque membre de la famille. Pour les rayons X en revanche, on a affaire à un rayonnement polychromatique très hétérogène. En ce début de siècle, les médecins utilisateurs sont limités à une connaissance globale qualitative de la « dureté » du rayonnement. Ils peuvent soit mesurer la différence de potentiel appliquée aux bornes du tube générateur, soit déterminer la valeur de l’absorption du faisceau dans des matériaux traversés. Divers « pénétromètres » furent proposés à cet effet, en particulier le radiochromomètre 13
Dans l’entre-deux-guerres, boire ou prendre un bain d’eau radioactive étaient de pratique courante. On peut encore retrouver des « fontaines à radium » dans les caves ou les greniers de personnes âgées. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que les cures d’eau radioactive ont connu leur déclin. L’image de la radioactivité avait changé de registre.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
de L. Benoist en 190214 : il permet de comparer la luminosité d’un écran fluorescent après la traversée par le rayonnement d’un mince disque d’argent et de douze degrés périphériques, d’épaisseur variable, en aluminium. Cependant, jusqu’en 1914, le seul tube utilisé pour la production des rayons X sera l’ampoule à gaz, voisine du tube de Crookes, où l’évolution constante de la pression peut modifier à la fois le débit en rayons et la qualité de ces rayons. La situation ne s’améliorera qu’avec l’arrivée en 1913 du tube de Coolidge à très faible pression de gaz et à cathode incandescente. En fait, la seule manière rigoureuse de connaître la qualité du rayonnement est de déterminer sa composition spectrale, mais pour cela, il faut procéder à une dispersion spectrographique des radiations ionisantes et mesurer l’intensité de chaque radiation du spectre. Cette procédure était malheureusement complexe, hors de portée des radiologistes de l’époque. Les médecins s’efforceront, néanmoins, de modifier la composition spectrale du rayonnement délivré par le générateur pour l’adapter à leurs besoins. À cet égard, il apparaîtra souhaitable pour une action en profondeur, d’atténuer les rayons « mous », dont la longueur d’onde est relativement élevée, afin d’accroître la proportion des rayons « durs », de longueur d’onde faible, donc d’énergie élevée et de grand pouvoir de pénétration. Dans ce but, ils auront recours à la filtration en interposant divers filtres métalliques sur le trajet du faisceau. Ainsi, H. Dominici sélectionne les rayons γ les plus pénétrants du radium par un filtre de platine d’environ 1 mm d’épaisseur. Pour des rayonnements dont l’énergie ne dépasse pas 100 KeV (kilo électron-volts), on utilise surtout des filtres d’aluminium. Pour des rayonnements de plus haute énergie, on a recours à des filtres de cuivre ou de zinc, mais ces derniers engendrent des rayonnements secondaires « mous » qu’il convient parfois d’atténuer par un deuxième filtre, généralement en aluminium. Tous ces procédés gardent un caractère éminemment empirique.
La mesure de l’énergie reçue La connaissance de l’énergie transportée par le faisceau est une donnée essentielle que les premiers utilisateurs ne pouvaient pas déterminer avec précision. À l’époque, très vite une méthode s’impose : elle est basée sur l’effet Villard, c’est-à-dire le changement de couleur du platino-cyanure de baryum sous l’effet des rayons X ou γ. Toutefois, les chromato-radiomètres utilisés, comme ceux de Sabouraud-Noiré, Bordier ou Holzknecht15 , restent imprécis et exposés à divers risques d’erreur. La comparaison des 14 L. Benoist, « Définition expérimentale de divers types de rayons X par le radiochromomètre », CRAS Paris, 134, 225, 1902. 15
G. Holzknecht, « Das chromoradiometer », Congrès international d’électrologie et de radiologie médicale, 2, 377, 1902.
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Figure 2.18. Radiochromomètre de Benoist formé d’un disque d’aluminium divisé en douze secteurs dont les épaisseurs vont en croissant de 1 à 12 millimètres. Le centre évidé est occupé par un disque d’argent (extrait du Traité de radiothérapie de J. Belot, Paris 1905).
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Figure 2.19. Chromoradiomètre d’Holzknecht comportant une série de réactifs contenus dans des godets et une échelle graduée qui sert d’étalon. Ce dispositif était basé sur le virage d’un mélange de sulfate de sodium et de chlorure de potassium ; la dose ainsi mesurée s’exprimait en « unités Holzknecht ou unités H ». À l’époque, la composition des pastilles proposées était tenue secrète (extrait du Traité de radiothérapie de J. Belot, Paris 1905).
Pionniers de la radiothérapie
couleurs et de l’échelle de référence des teintes, par exemple, a un caractère subjectif. D’autre part, elle est fonction de l’éclairage, dont la variation est susceptible de faire varier le résultat d’un facteur quatre16 . Enfin, les conversions nécessaires entre les diverses échelles sont délicates à effectuer : teintes B de Sabouraud-Noiré, teintes I à IV de Bordier, ou unités H du chromoradiomètre réalisé en 1902 par Holzknecht, encore utilisé en 1910 pour la radiothérapie. En fait, cette méthode, utile pour des mesures comparatives, est sans valeur absolue pour la mesure de l’énergie du faisceau des rayonnements ionisants, et on proposera de faire appel à d’autres propriétés : fluorescence (Guilleminot 1907), noircissement du film photographique (Kienböck 1905), réactions chimiques (Freund 1904, Schwartz 1907), modification de propriétés électriques (par exemple modification de la résistance d’une couche de sélénium (Fursteznau 1915)). Situation bien confuse pour les radiologistes et les radiothérapeutes. C’est finalement la méthode fondée sur l’ionisation qui s’imposera mais pas avant un bon quart de siècle17 , bien que son introduction ait suivi de près la découverte de Röntgen et qu’elle avait été recommandée pour sa précision, dès 1908, par le physicien Villard. Les hautes performances des appareils actuels permettent d’apprécier le mérite des premiers expérimentateurs.
Unité de dose Pour exprimer la « quantité » de rayonnement, c’est-à-dire l’énergie totale déposée dans la cible, il faut disposer d’une unité. Certaines méthodes indirectes comportent leur propre unité, notamment celles qui s’adressaient à la source du rayonnement : ainsi, pour les rayons X, on choisit de mesurer la valeur de l’intensité du courant électrique traversant le tube. L’ampèremètre, proposé en 1904, mesure en ampères le débit du rayonnement d’une quantité donnée. De même, avec les appareils chargés en radium (ou éventuellement en mésothérium), il suffit de connaître la teneur du tube en milligrammes de substance radioactive. Par exemple, D. Turner18 propose en 1909 le « milligramme-heure », produit de la masse de radium par le temps d’exposition comme unité de mesure. Après l’adoption de l’étalon de radium par la communauté internationale, Marie Curie propose de réserver le nom de curie (Ci) à la quantité 16
H. Bordier, « The radiometric methods », The Archives of the Röntgen rays, 11, 6, 1906.
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La chambre d’ionisation servira, lors du congrès international de radiologie de Stockholm en 1928, à définir le Röntgen, prédécesseur du rad (Rd), qui correspond à l’absorption d’une énergie égale à un joule par kilogramme. 18
D. Turner, « Remarks on the effects and use of radium », The Lancet, 2, 1876, 1909.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
d’émanation en équilibre avec un gramme de radium19 . Et quand le radon gazeux est utilisé comme succédané du radium, Debierne et Regaud (1914) suggèrent l’emploi comme unité le « millicurie-détruit » (m.c.d.)20. Cette unité exprime le nombre d’atomes de radon disparus par désintégration radioactive durant l’exposition. Ce nombre est, bien entendu, proportionnel à la « quantité » de rayonnement émis. Il s’obtient aisément en consultant la courbe ou la table de décroissance radioactive du radon (T = 3,85 jours), après avoir mesuré l’activité du tube (où l’équilibre radioactif était atteint entre le radon et ses descendants de courte période), et noté le temps du début et de la fin de l’irradiation. Les mesures directes sont celles qui s’effectuent au niveau de l’échantillon ou du tissu irradié. On a longtemps considéré que la peau était très sensible à l’action des rayonnements. Il semblera alors judicieux de choisir comme unité de « dose », la dose qui provoque un érythème cutané. La capacité d’action du rayonnement s’exprime alors en H.E.D. (Hauteinheit erythema dose), en S.E.D. (Skin erythema dose) de Seitz et Wintz21 ou encore en T.E.D. (Threshold erythema dose), de Quimby22 . Ce mode d’évaluation, courant à l’époque des pionniers, n’est pourtant guère satisfaisant puisqu’il fait dépendre la mesure d’une grandeur physique (l’énergie reçue) d’un effet biologique, fonction de la sensibilité individuelle. C’est pourquoi on lui préfèrera l’indication fournie par la plaque photographique, l’écran fluorescent ou surtout les chromoradiomètres. Pourtant il s’agit de mesures relatives, tributaires d’un étalonnage souvent imprécis. Peu à peu, c’est le phénomène d’ionisation dans les gaz qui a tendance à s’imposer pour définir une unité de dose, mais l’évolution vers un consensus a été très lente. Certes on a recours, dès la découverte des rayons X, à l’action ionisante de ces rayons, mais on assiste, durant plusieurs décennies, à une véritable avalanche de propositions d’unités, plus ou moins éphémères : « l’unité X » de Villard23 (1908), « l’unité e » de 19
À l’équilibre avec ses descendants, réalisé au bout de quelques heures, un gramme de radium perd de façon constante un nombre d’atomes équivalents à 7,5 millicuries par heure. La dose de rayonnement émise est donc proportionnelle au temps et peut s’exprimer en millicuries-heure, en raison de la très longue demi-vie de cet élément (1 620 années). Ce n’est que 40 ans plus tard que le curie sera rapporté au nombre de désintégrations par seconde dans un gramme de radium (3,7 × 1010 ). Ensuite, une autre unité sera définie, le becquerel (Bq). Un Bq représente une désintégration par seconde. 20 A. Debierne et C. Regaud, « Sur l’emploi de l’émanation du radium condensée en tubes clos à la place des composés radifères et sur le dosage (en millicuries d’émanation détruite) de l’énergie dépensée pendant les applications radioactives locales », CRAS Paris, 161, 422, 1915. 21 L. Seitz et H. Wintz, Unsere Methode des Röntgen Tiefentherapie, Urban und Scharzenberg, Berlin und Wien, 1920. 22 E.H. Quimby, « The skin erythema dose with a combination of two types of radiations », American Journal of Rœntgenology and Radiumtherapy, 17, 612, 1927. 23 P. Villard, « The radiosclerometer », Archives d’électricité médicale, Bordeaux, 14, 692, 1908.
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Pionniers de la radiothérapie
Figure 2.20. Radiodermite des deux mains : la peau est épaissie et les ongles altérés. Des ulcérations peuvent apparaître, puis des radio-cancers conduisant à l’amputation.
Kronig et Friedrich24 (1918), « l’unité R » ou unité allemande de Behnken (1927) et l’autre « unité R » ou french R-unit de Solomon (1925). Ces unités entraînent une grande confusion, car de très inégale valeur : par exemple l’unité de Behnken = 2,25 unité R de Solomon25 . Une autre suggestion est présentée par Mallet (1922) sous le nom « d’unité D », ainsi appelée en l’honneur d’Henri Dominici. On peut s’étonner que d’aussi grands progrès de nos connaissances en radiobiologie ou radiothérapie aient pu être réalisés sur des bases radiométriques aussi peu satisfaisantes. En fait, il fallut attendre 1928 pour que le 2e congrès international de Radiologie de Stockholm accepte une unité internationale de dose pour les rayons X, et 1937 pour que le 5e congrès international, tenu à Chicago, définisse et recommande officiellement l’unité internationale grâce aux efforts d’hommes comme Failla, Fricke, Glasser, Solomon ou Taylor. Cette unité fut appelée le röntgen (d’abord r puis R) en hommage au découvreur des rayons X. Depuis lors, on a rapporté la notion de quantité de rayonnement reçu à quantité d’énergie cédée par le rayonnement à l’unité de masse (ou de volume) du tissu irradié. L’unité de dose absolue devint alors l’erg par gramme puis le joule par kilogramme. Bien que Christen ait suggéré cette unité dès 1912(10) , c’est seulement en 1953 qu’elle fut adoptée officiellement sous le nom de rad (Rd), ancêtre des unités d’aujourd’hui, le gray (Gy) et le sievert (Sv). La signification et la valeur des différentes unités citées ci-dessus sont résumées dans le tableau page 28.
Le danger des rayonnements ionisants On découvre assez vite que les rayons X et les corps radioactifs peuvent provoquer des lésions locales sur les parties du corps exposées. Chute des poils et radiodermite sont observées. Très vite après la découverte des rayons X et l’enthousiasme des premiers pionniers, Oudin, Barthelemy et Darier, signalent l’apparition d’accidents cutanés et viscéraux consécutifs à l’utilisation des rayons X. Le premier radio-cancer sera publié en 1903. En 1901, Henri Becquerel présente une brûlure après qu’un petit tube scellé contenant un sel de radium ait séjourné pendant six heures dans la poche de son gilet. C’est Pierre Curie qui lui avait confié le tube pour une conférence à Londres. Suivant l’exemple des Allemands Walkhoff et Giesel qui entretenaient une correspondance régulière avec Pierre Curie, Pierre décide de reproduire sur lui-même l’expérience en laissant agir sur son bras pendant dix heures un sel de radium au travers d’une feuille mince de gutta-percha. Dans les jours suivants, la peau, de plus Figure 2.21. Scaphandre de protection proposé sur des catalogues en 1915.
24 B. Kronig und W. Friedrich, Physikalische und biologishe Grundlagen der Strahlentherapie, Urban und Schwarzenberg, Berlin, 1918. 25
I. Solomon, « Uber die Wahl einer Quantimetrischen Einheit », Strahlentherapie, 20, 642, 1925.
Des rayonnements ionisants, nouvelle approche therapeutique ?
en plus rouge, devient le siège d’une plaie qui, malgré les pansements, mettra plusieurs mois à guérir. Il publie avec Becquerel ses observations dans une note à l’Académie des sciences sur « L’action physiologique du radium »26 . Parfois les lésions conduisent à des amputations. Nombre d’utilisateurs n’en continuent pas moins à travailler sans protection ou avec des protections rudimentaires, singulièrement Pierre et Marie Curie qui se refusent à reconnaître la dangerosité des rayonnements qu’ils manipulent. Et pourtant, on signale, dans divers pays, chez l’homme et chez l’animal, des effets plus généraux, comme la stérilité ou la chute du nombre des globules blancs sanguins. Sarcomes et leucémies seront observés quelques années plus tard27 . Le besoin se fait alors sentir de normes précisant les doses à ne pas dépasser pour les personnes professionnellement exposées. Très tôt la Röntgen society de Londres s’en émeut et, aux États-Unis, un comité de protection est proposé dès 1903. Bientôt, des combinaisons en plomb ressemblant à de véritables scaphandres seront proposées dans les catalogues. Néanmoins, un accord général sur les doses limites et les mesures de protection se fera attendre et ce sera trop tard pour de nombreuses personnes engagées très tôt dans le domaine des radiations. Plusieurs médecins pionniers perdront ainsi la vie pour s’être trop longtemps exposés. Tel est le cas d’Albers-Schönberg de Hambourg ou de Jean Bergonié de Bordeaux. Ce dernier mourra en 1924 d’une métastase cancéreuse intra-thoracique après avoir subi deux ans plus tôt une désarticulation de l’épaule pour tenter de le prémunir contre l’extension de lésions cancéreuses de la main droite. Tous les deux ont apporté d’éminentes contributions en découvrant l’action stérilisante des radiations et en dévoilant le mécanisme cellulaire. Ce ne sera seulement qu’en 1925, aux États-Unis, que Mutscheller28 introduira un facteur de sécurité : il proposera que l’exposition annuelle ne dépasse pas 1/10 de l’unité H.E.D. Cette limite sera jugée acceptable par R. Sievert en Suède, puis par Barclay et Cox en Grande Bretagne en 1927. Néanmoins on reprochera à cette unité de ne pas être une grandeur physique et c’est seulement en 1934, que le « National Committee on Protection against radiation » (NCRP), présidé par Lauriston Taylor, proposera 60 Röntgens comme limite annuelle (soit environ un dixième de l’unité H.E.D.) et 0,1 Röntgen pour la limite journalière. Récemment, en application du principe de précaution et de l’extrapolation d’études de radiobiologie cellulaire, les doses limites ont été considérablement diminuées à des valeurs proches de l’irradiation naturelle : 20 mSv 26
P. Curie et H. Becquerel, « Action physiologique du radium », CRAS Paris, 132, 12891291, 1901.
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P. Émile-Weil et A. Lacassagne, Bulletin de l’Académie de médecine, 93, 237, 1925.
A. Mutscheller, « Physical Standards of protection against rœntgen ray dangers », American Journal of Rœntgenology, 13, 65, 1925.
27
Encadré 2.1. Un monument pour des martyrs des rayons X La société Röntgen allemande fera ériger à Hambourg en 1936, un monument à la mémoire des martyrs des rayons X et du radium. Initialement ce mémorial comprenait 169 noms de 15 pays différents. Ce nombre fut porté à 360 en 1959. Parmi ces noms figure celui de Marie Curie morte en 1934.
Figure 2.22. Monument érigé à Hambourg par les soins du professeur Hans Meyer de Brême, inauguré en 1936 à la mémoire des victimes de la radiologie de tous les pays.
28
Pionniers de la radiothérapie
(millisieverts) par an pour les travailleurs directement exposés, et 1 mSv par an pour le public. Ces valeurs sont à comparer à celles – moyennes – de l’irradiation naturelle (1,5 à 6 mSv par an) et de l’irradiation médicale (1 mSv par an) (voir tableau ci-dessous).
Qualité des rayonnements X et γ Grandeur
Signification
Unité
Valeur
« Activité » des sources radioactives
Nombre d’atomes désintégrés par unité de temps.
Curie (Ci) Becquerel (Bq)
3,7 1010 sec−1 1 sec−1
« Exposition »
Quantité de rayons X ou gamma que l’association corpusculaire associée par 0,001293 g d’air produit, dans l’air, des ions porteurs de 1 u.e.s. de charges de chaque signe.
Röntgen (r puis R)
Une exposition de 1 röntgen conduit au niveau de la peau à une dose absorbée voisine de 100 rads = 1 gray
Dose érythème
Quantité de rayonnements qui, délivrée en une seule exposition et à débit élevé, produit dans la majorité des cas, un érythème cutané dans les jours qui suivent.
HED (Hauteinheit dosen)
1 HED = 600 r
Dose absorbée D
Énergie cédée par unité de masse du milieu irradié.
Rad (rd) Gray (Gy)
1 erg gm−1 1 joule Kg−1 1 Gy = 100 Rd
Dose équivalente (pour un tissu t)
Ht = Wr Dt Le facteur de pondération Wr tient compte de l’efficacité particulière du rayonnement.
Rem Sievert (Sv)
Dt en rads Dt en grays
Dose efficace
E = Σ Wt Ht Le facteur de pondération Wt tient compte de la radiosensibilité particulière des différents tissus.
Sievert (Sv)
Ht en sieverts
DATR Dose maximale admissible
Limite supérieure de la dose tolérable pour l’homme.
DMA
NCRP 1934 ICRP 1990
PUBLIC
60 rem 20 mSv
1 mSv
NCRP : National Committee on Protection against Radiations. ICRP (ou CIPR) : Commission Internationale de Protection contre les Radiations. DATR : Données concernant les travailleurs professionnellement exposés aux radiations (Directement Affectés par le Travail sous Radiations).
Chapitre 3
Le temps des pionniers D’abord objet de curiosité, ces rayons invisibles suscitent rapidement beaucoup d’espérance de la part des médecins. Mais, s’ils donnent à voir des images de l’intérieur du corps humain, on s’aperçoit vite qu’ils peuvent aussi être responsables d’effets indésirables. Le peu que l’on connaisse de leurs propriétés physiques ne permet pas de préjuger de la nature d’éventuels effets biologiques. Dans les milieux autorisés, beaucoup expriment leur incrédulité. La science prête au mystère et, en ce tournant de siècle, la démarcation entre croyance et savoir est encore mouvante. Source d’espoir, ces nouveaux agents physiques peuvent devenir objet de crainte. Toutefois, à l’écoute d’une presse enthousiaste, le public est impatient, et les médecins n’attendront pas de comprendre pour les utiliser. C’est le temps des pionniers.
Béclère Au début de l’année 1896, l’heure est plutôt à la raillerie dans le monde médical et les rayons X resteront, quelque temps encore, plus un gadget amusant qu’un outil d’investigation médicale. Alors même que l’élite médicale parisienne marque ses distances, un pédiatre féru d’immunologie se rend à l’invitation de Oudin et Barthélémy pour assister à une démonstration de radioscopie. Il se nomme Antoine Béclère1 . Il est émerveillé par ce qu’il voit sur l’écran et comprend tout de suite la portée considérable de la découverte des rayons de Röntgen dans le champ médical. Leur absorption sélective dans les tissus permet d’obtenir des images des organes internes. « Cette voie m’apparut comme le chemin de la Terre promise », dira-t-il plus tard. Il a quarante ans et est médecin des Hôpitaux. L’immunologiste va se muer en apôtre inlassable de l’utilisation des radiations en médecine. Les difficultés ne viendront pas à bout de sa détermination. Il met en place en 1897, à ses frais, dans un débarras de son service de l’hôpital Tenon où il vient d’être nommé, le premier laboratoire hospitalier de radioscopie, et initie un cycle de conférences. L’installation rudimentaire comporte comme générateur une machine statique de Wimshurst mue à la main. Parfois on faisait 1 Pour plus d’information se reporter à Antoinette Béclère, Antoine Béclère, J.B. Baillère Éditeur, Paris, 1973.
Figure 3.1. Antoine Béclère (1856-1939) est considéré comme le père de la radiologie française.
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Figure 3.2. Schéma du spintermètre introduit par Béclère en 1900. Il consistait en une longue tige métallique graduée terminée par une boule métallique à l’une des extrémités et portant, à l’autre extrémité, un manche isolant en ébonite. Cette tige coulissait sur un pied isolant de façon à se rapprocher ou s’éloigner à volonté d’une boule fixée sur un second pied distant de 25 cm environ. Placé en dérivation sur le courant d’alimentation de l’ampoule, le spintermètre permettait de mesurer la longueur de l’étincelle qui éclatait entre les deux boules dont l’écartement indiquait la tension atteinte (10 cm : 56 100 V ; 15 cm : 61 800 V). De rares installations atteignaient 20 à 30 cm d’étincelle (Traité de J. Belot, 1905).
Pionniers de la radiothérapie
appel aux services d’un cycliste entraîné2 . Nommé en 1899 à l’hôpital Saint-Antoine, et mieux équipé, il poursuit son action à la tête de cette nouvelle discipline. Même si ceux qui expriment leurs doutes, quant à la possibilité d’obtenir des images suffisamment contrastées d’autres organes que les os, sont encore nombreux, la voie est ouverte à l’exploration de l’intérieur du corps humain3 . Cependant, les conditions techniques sont encore extrêmement précaires. La lenteur des manipulations nécessaires, les temps de pose trop longs et les postures invraisemblables imposées aux patients, alimentent le scepticisme de la communauté médicale. Comme bon nombre d’hôpitaux en ce tournant de siècle, l’hôpital SaintAntoine ne dispose pas encore d’alimentation électrique. Les accumulateurs sont rechargés en ville et transportés par fiacre. Les lourdes radiographies sur verre sont développées dans des conditions artisanales. Les « Conférences du dimanche », organisées par Béclère dans une ancienne chapelle désaffectée en mauvais état, ont marqué l’histoire de l’enseignement de la radiologie. C’est dans ces conditions matérielles précaires que Béclère, minutieux dans ses analyses et d’esprit inventif, va décrypter les mécanismes de l’adaptation rétinienne à l’obscurité et contribuer à de nombreuses innovations technologiques. En 1900, il invente le spintermètre4 . Pour apprécier le pouvoir pénétrant des rayons, on cherche à connaître la tension du courant électrique en plaçant sur le circuit deux électrodes pointues ou à boule, que l’on peut rapprocher plus ou moins jusqu’à l’obtention d’une étincelle. De la longueur de celle-ci, on déduit la différence de potentiel dans le tube, dont dépend la dureté du rayonnement.
Les défricheurs dans le monde En France, Charles Bouchard se distingue de la réserve ambiante et installe dès 1898, dans sa clinique médicale de l’hôpital de la Charité, un laboratoire de radioscopie et de radiographie qu’il confie à un médecin. Des laboratoires de radiographie voient le jour dans diverses villes de province, souvent sous la responsabilité des professeurs de physique des facultés de médecine, dans des services déjà en place d’électrothérapie. C’est le cas à Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Rennes. En Allemagne, dans le pays de Röntgen, la découverte suscite beaucoup d’intérêt chez les scientifiques et les médecins. La contribution d’Albers-Schönberg de Hambourg dans l’émergence d’une véritable sémiologie radiologique, l’amélioration des outils et l’étude des effets 2
A.P. Lachapelle, « Hommage au professeur Bergonié (1857-1925) », Journal de radiologie, 39, 389-397, 1958. 3
Se reporter à l’ouvrage de G. Pallardy, M.J. Pallardy, A. Wackenheim, Histoire illustrée de la radiologie française, Paris, Roger Dacosta, 1989. 4
A. Béclère, « La mesure indirecte du pouvoir de pénétration des rayons de Röntgen à l’aide du spintermètre », Bulletin de l’association française d’électrothérapie, 7, 44-47, 1900.
Le temps des pionniers
biologiques des radiations, marquera l’émergence de cette nouvelle discipline. Il créera le service de radiologie de l’hôpital St-George de Hambourg. On peut y associer les noms de Levy-Dorn, Gocht, Köhler et Walter. À Vienne, la communication du physiologiste Sigmund Exner sert de détonateur. Léopold Freund, Eduard Schiff, Guido Holzknecht, Robert Kienböck, Gottwald Schwartz, illustreront l’école autrichienne. On doit à Kienböck une contribution essentielle à la démonstration de l’action biologique des rayons X. En Grande-Bretagne, le physicien Sylvanus Thompson présente son procédé de « radiographie stéréoscopique » et Russel Reynolds, considéré comme le chef de file de la radiologie britannique, s’investit dans l’amélioration des tubes à rayons X. En Amérique du Nord, Edison réagit très vite à l’annonce de la découverte de Röntgen et s’enthousiasme pour la radioscopie. Il en est de même à Prague, Bruxelles, Stockholm, Cracovie, Gênes, Amsterdam, Coïmbra, Moscou, Leningrad, Zurich, Montréal, Chicago, Philadelphie ou Los Angeles. Nombreux sont les médecins et les physiciens qui se passionneront pour ces nouveaux agents physiques. Un certain nombre d’entre eux figureront sur la stèle érigée à Hambourg en 1936 « à la mémoire des radiologues de toutes les nations victimes des radiations ». Les échanges se font sous forme de conférences, démonstrations et publications, au sein des anciennes Sociétés de physique et de médecine. Bientôt naissent des Sociétés spécialisées de radiologie, notamment en 1905 en Allemagne, à Berlin, avec la création de la « Deutsche Röntgen Gesellschaft ». En 1912, Albers-Schönberg propose d’ériger la radiothérapie en spécialité à part et la Société allemande de radiothérapie est fondée en 1914. Toutefois, une telle disposition tardera à entrer dans la pratique et, dans la plupart des pays, la radiologie restera longtemps une et indivisible entre le radiodiagnostic et la radiothérapie.
Photographes ou médecins ? En ce début de siècle, il n’est pas évident pour tout le monde que la radiologie relève d’une pratique médicale. Sur un fond de difficultés matérielles, le débat de la compétence prend, à Paris, une ampleur que seuls les réflexes identitaires, les intérêts catégoriels, les rivalités professionnelles peuvent expliquer. Il n’est pas, non plus, interdit de penser que l’idée de laisser la radiographie entre les mains des non médecins n’était pas pour déplaire à certains « mandarins » de l’élite médicale parisienne. Antoine Béclère mènera une campagne acharnée pour que « chaque hôpital possède une installation de radiographie et de radioscopie » et que ce laboratoire soit dirigé par un médecin. Le problème est d’importance. En l’absence de réglementation, des cabinets privés tendent
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Pionniers de la radiothérapie
à s’implanter un peu partout. Tout le monde entend interpréter les radiographies. Ingénieurs, photographes, paramédicaux, s’y emploient. Tout juste, les plus sérieux recommandent que les malades soient accompagnés de leur « docteur ». La polémique gagne le Conseil municipal, l’Académie, les sociétés savantes, les syndicats, le monde de la presse. En 1900, le Conseil municipal de Paris ouvre dans les hôpitaux de Paris quatre laboratoires centraux de radiographie dont seul celui de Saint-Antoine est, à la demande de Béclère, confié à un médecin. Certains chefs de service installent, à leurs frais, leurs laboratoires en s’adjoignant souvent des collaborateurs médecins. Dès 1908, l’Assistance publique de Paris ouvre le premier concours de recrutement de médecins-chefs titulaires des laboratoires d’électroradiologie. La même année, en décembre, la Société de radiologie médicale de Paris voit le jour, sous la présidence de Béclère. L’Académie des sciences propose de distinguer les activités thérapeutiques des activités diagnostiques afin de réserver les premières aux médecins. En 1911, on en appelle à l’arbitrage du ministre de l’Intérieur, qui est à l’époque Georges Clémenceau, lui-même médecin. De commission en commission, de rapport en rapport, il faudra attendre 1929 un vote de la Chambre des Députés pour que l’utilisation des rayons X dans un but de diagnostic ou thérapeutique par des non médecins figure au rang des pratiques illégales de la médecine.
Les premiers traitements De l’observation d’effets indésirables à l’application thérapeutique, le pas est vite franchi. Si ces rayons agissent sur l’organisme humain, ils peuvent aussi soigner des maladies. À peine six mois après la découverte de Röntgen, en juillet 1896, un médecin lyonnais, Victor Despeignes (1866-1937), obtient une amélioration éphémère en irradiant un malade porteur d’une tumeur de l’estomac, peut-être un lymphome. Toutefois, cette tentative de traitement d’une tumeur profonde restera longtemps anecdotique, et ce sont les dermatologues qui vont littéralement s’emparer de ces nouveaux agents physiques comme de nouveaux caustiques. Certains d’entre eux vont les utiliser à des fins dépilatoires pour des raisons esthétiques. Mais c’est en présentant à Vienne, dès la fin de 1896, l’observation spectaculaire de la guérison apparemment définitive d’une hypertrichose congénitale chez une fillette de cinq ans, que Léopold Freund (1868-1943) inscrira son nom dans l’histoire de la radiothérapie. La lésion est caractérisée par un développement anormal du système pileux couvrant presque toute la région dorsale. La guérison est obtenue au prix d’une ulcération qui sera longue à cicatriser. La presse s’en fait l’écho. Beaucoup de médecins bricoleurs, croyant au remède miracle, lui emboîtent le pas et se montent des « appareils radiogènes ». Au moment de sa publication, Freund a 28 ans et exerce dans le service de dermatologie du Professeur Schiff. Fort de sa toute jeune expérience,
Le temps des pionniers
il sera le premier à tenter de rationaliser la démarche, en définissant les facteurs qualitatifs et quantitatif de l’irradiation, et en proposant de fractionner la dose5 . En 1898, des médecins de Hambourg rapportent de bons résultats avec peu de cicatrice résiduelle dans le lupus, une affection dermatologique mutilante de nature tuberculeuse qui sévissait à l’époque6 . Au tournant du siècle, des médecins suédois présentent simultanément deux cas de cancers cutanés traités avec succès. En Allemagne, quelques améliorations sont obtenues dans des cas de cancers du sein inopérables. Mais c’est surtout aux États-Unis que le traitement des cancers par les rayons de Röntgen va prendre son essor. Clark publie la cicatrisation d’un cancer ulcéré du sein et, en 1902, Coley passe en revue pour l’Association américaine de chirurgie des résultats encourageants concernant à la fois les cancers cutanés et des tumeurs profondes. L’année suivante, Skinner présente un mémoire dans The Medical Standard. Pendant ce temps, alors que de plus en plus de médecins s’approprient ces techniques en Europe et en Amérique, Antoine Béclère est encore bien isolé dans le pays qui a connu la première tentative. En 1901, il inaugure le premier enseignement de radiothérapie dans son service de Saint-Antoine et s’inscrit ainsi, parmi les pionniers de cette nouvelle discipline thérapeutique. Dès 1902, il se rend à Vienne et s’initie au maniement du chromoradiomètre d’Holzknecht (voir chapitre 2, figure 2.19). Il devient dès lors possible de comparer des expositions entre elles, et de les confronter avec les observations cliniques. Avec ces méthodes, même grossières, la radiothérapie peut entrer dans le domaine de la mesure. Béclère ébauche des distinctions entre absorption et pénétration, et précise les principes de base permettant d’approcher les effets désirés sans dépasser la dose thérapeutique. Il traite des cancers de la peau, mais s’attaque aussi à des cancers du sein et du col utérin ainsi qu’aux sarcomes. Ultérieurement il découvre la remarquable sensibilité des séminomes et propose la radiothérapie comme traitement de choix des lymphomes. Il introduit la radiothérapie dans le traitement des tumeurs hypophysaires et imagine de multiplier les portes d’entrée, méthode dite des feux croisés, reprise quelque temps après par Wickham et Degrais avec les sels de radium (voir plus loin chapitre 4, figure 4.11). Les résultats obtenus avec les rayons X sont encore fragmentaires. La quantité de rayonnement absorbé par les tissus traversés varie comme l’inverse du carré de la distance. Pour obtenir une irradiation de tissus cancéreux situés en profondeur, on s’expose à irradier de façon violente les tissus situés en surface. Aussi, pour atteindre la lésion dans sa totalité tout en respectant les téguments, l’Allemand Perthes propose en 1903, 5 Pour plus d’information se référer à l’article de H.D. Kogelnik, « The history and evolution of radiotherapy and radiation oncology in Austria », International Journal of Radiation Oncology Biology Physics, 35, 219-226, 1996. 6 Pour plus d’information sur les pionniers de la radiothérapie en Allemagne, se référerer à l’article de H.P. Heilmann, « Radiation oncology: historical development in Germany », International Journal of Radiation Oncology Biology Physics, 35, 207-217, 1996.
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Figure 3.3. Installation avec bobine d’induction dans un cabinet de radiologiste en 1900, catalogue Siemens et Halske.
Figure 3.4. Schéma extrait de « La Nature » de 1896, symbolisant les multiples reproductions de l’expérience de Röntgen. A : bobine d’induction de Rhumkorff, B : ampoule de Crookes, C : plaque photographique.
Pionniers de la radiothérapie
d’éloigner le tube de Crookes de la lésion à traiter afin d’obtenir une meilleure répartition du rayonnement. Dans ces conditions, la quantité de rayons reçue en profondeur se rapproche de celle reçue en surface, et il paraît possible d’agir « en profondeur » en limitant les réactions inflammatoires au niveau de la peau. Mais il existe un inconvénient majeur : avec les dispositifs rudimentaires de l’époque, les temps d’exposition s’allongent et on perd en efficacité au niveau de la lésion à traiter. Les protocoles utilisés affichent la plus grande confusion. La durée des séances, leur fréquence, le temps de repos entre les séances, varient d’un investigateur à l’autre. La faible puissance des appareillages utilisés, de même que l’hétérogénéité des faisceaux, justifient que la plupart des pionniers se consacrent au traitement de lésions superficielles. Malgré ces premiers résultats, dont certains peuvent paraître « miraculeux » quand on a à l’esprit la pauvreté des connaissances de l’époque, la communauté médicale restera longtemps réservée, du moins en France. Joseph Bélot (1876-1953), un élève de Béclère, publie son traité de radiothérapie en 19057. Conscient du caractère empirique des premières tentatives, il écrit : « On applique les rayons X en aveugle. ». En même temps, paraissent à l’étranger les traités de L. Freund à Vienne, de C. Beck aux États-Unis. La voie du traitement des cancers est ouverte, mais la préoccupation de ces pionniers est plus de réunir des observations destinées à montrer l’efficacité d’un nouvel agent thérapeutique, que d’en comprendre les modalités d’action. Apparue sous la plume des auteurs de langue allemande, la Stralhentherapie n’a pas encore convaincu et figure encore au magasin des « thérapeutiques accessoires ». Les chirurgiens dans leur ensemble, à part quelques exceptions appartenant à la jeune génération de la période post-pasteurienne, ne s’intéressent que peu aux traitements par les radiations. L’Association française pour l’étude du cancer (AFEC), qui rassemble l’élite clinique, n’y accorde qu’une place modeste. Avant la Première Guerre mondiale, la radiothérapie se confine encore, comme le dira plus tard Ledoux-Lebard « au traitement curatif des tumeurs cutanées, puis, surtout, au traitement palliatif d’innombrables néoplasmes incurables dont elle était l’ultime ressource morale8 ». Bergonié, professeur à Bordeaux, ne cache pas son amertume : « À quel médecin électricien n’est-il pas arrivé, aujourd’hui, de se voir adresser, avec les compliments d’usage, semi-moqueurs, semi-sincères, l’un des cas de cachexie avancée dont les chirurgiens n’ont pas ou n’ont plus voulu9 . » 7
J. Belot, Traité de radiothérapie, G. Steinheil, Paris 1905 (traduit en anglais l’année suivante). 8
Figure 3.5. Les réglages se faisaient au début en interposant la main entre la bonnette et le tube.
R. Ledoux-Lebard, « Causerie sur la radiothérapie profonde », Assemblée générale de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer, du 4 avril 1922, cité par P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., pp. 101-102.
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J. Bergonié, « Le radium au point de vue médical », Archives d’électricité médicale, 2, 123, 1904.
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Le temps des pionniers
Le cabinet du radiologiste au début du XXe siècle À la fin du XIXe siècle, on utilisait les mêmes installations pour le diagnostic et le traitement (figure 3.3). Il fallait pour cela un générateur de haute tension, une ampoule de Crookes, une plaque photographique ou un écran tenu à la main par l’opérateur (figure 3.4). Pour régler le tube, l’opérateur exposait sa main et recherchait la netteté de l’image sur l’écran (figure 3.5). Devant les résultats médiocres des premiers montages improvisés, les constructeurs commencèrent à améliorer les performances des installations électriques et la forme des tubes. Le vent était à l’entreprise, à l’imagination et à la conquête industrielle. L’évolution des deux premières années fut considérable, réduisant le temps de pose d’un facteur 10. Les premières installations homogènes verront le jour au tournant du siècle. Pour apprécier la haute tension, le radiologiste n’a à sa disposition que le spintermètre, qui mesure la longueur maximale de l’étincelle aux bornes du tube (voir figure 3.2)10. Les performances sont faibles. C’est montre en main que le radiologiste mesure les temps de pose. Bientôt, des trolleys, suspendus au plafond, amèneront la haute tension et seront reliés au tube par des fils souples retenus par des enrouleurs à ressort. Les tubes à gaz raréfié peinent à assurer un vide stable. L’énergie du rayonnement ne dépasse guère 100 000 volts (100 kilovolts). Avec des utilisations répétées, le tube « durcit » exigeant des tensions de plus en plus élevées. Le cabinet du radiologiste comporte en général un râtelier contenant toute une série de tubes et des « soupapes » redresseuses destinées à être intercalées dans le circuit haute tension. On lui adjoint bientôt, une sorte d’appendice en platine qu’il faut chauffer à l’aide d’un chalumeau pour régler la perméabilité à l’hydrogène et ainsi, rétablir du mieux que l’on peut la pression du gaz (voir chapitre 2, figure 2.14). Après avoir constaté les premiers effets nocifs, on loge le tube à rayons X dans une cupule opaque ne laissant qu’une faible ouverture, et on double l’écran d’un verre au plomb. Enfin, ampoule et écrans sont suspendus sur un portique vertical. L’écran donne une lueur très faible et demande une obscurité totale. Le cabinet est peint en noir. Pour effectuer l’examen en pleine lumière, en conservant l’adaptation, on utilise des artifices comme la « lorgnette humaine » de l’ingénieur Séguy ou la « bonnette de Dessane » (figures 3.7 et 3.8). Ces dispositifs ont permis le développement de la radioscopie. La mémoire collective a gardé du médecin radiologiste de cette époque, l’image du praticien en blouse et en chapeau haute-forme, comme le veut la tradition. Il doit connaître la physique, être bricoleur et faire preuve d’une grande dextérité. On l’imagine fort occupé à maintenir la haute tension du courant en chauffant par intermittence, à l’aide d’un chalumeau à gaz, le tube de platine qui dépasse de l’ampoule, tout en consultant les appareils de mesure fixés au mur et en mesurant 10
Pour mesurer la tension, on utilisera bientôt un voltmètre.
Figure 3.6. Ampoule de Crookes couramment utilisée avant la Première Guerre mondiale.
Figure 3.7. Lorgnette « humaine » de Seguy (1897) pour la radioscopie.
Figure 3.8. « Bonnette-éclipse de Dessane » en position de fonctionnement.
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Pionniers de la radiothérapie
Figure 3.9. « Le traitement du cancer par les rayons X », autoportrait par Georges Chicotot (1908). Radiothérapeute et peintre, Chicotot se représente en chapeau haute forme, tenant de sa main droite un chalumeau pour chauffer le tube, et de sa main gauche une montre pour surveiller la durée du traitement. Au fond, on aperçoit un meuble du professeur d’Arsonval dans lequel le courant de la ville est transformé avant d’arriver au tube de Crookes, lui-même placé dans une cupule protectrice en verre (cet œuvre est conservée au musée de l’Assistance publique – Hopitaux de Paris – AP-HP).
le temps d’exposition sur sa montre. Il y a tout pour impressionner le patient : l’obscurité, la petite lueur jaune-verte émise par l’ampoule, les grésillements, les grondements des moteurs et l’odeur d’ozone des étincelles. Cette représentation se retrouve sur les gravures de l’époque et l’autoportrait du docteur Chicotot, peintre et radiologiste, réalisé en 1908, est conservé au musée de l’Assistance Publique, à Paris. Pourtant, l’évolution rapide des matériels, ouvrira la voie à de meilleures performances. La demande de tubes « radiogènes », d’appareillages spécifiques pour produire la haute tension et d’accessoires (écrans, plaques sensibles, dispositif de positionnement, etc.) va stimuler une industrie en plein développement. Certains constructeurs français figurent en bonne place dans cette course à la technologie, et proposent des innovations significatives. Beaucoup d’entre eux fournissent des appareils à haute tension. La mise en service de transformateurs
Le temps des pionniers
industriels représente un réel progrès, nécessitant l’utilisation de soupapes redresseuses pour transformer le courant alternatif en courant continu. En revanche, les ballons en verre utilisés pour réaliser les tubes proviennent souvent d’Allemagne où la production de verre soufflé bénéficie d’une longue tradition. En France, Victor Chabaud fait figure de pionnier de l’industrie des tubes à rayons X. Sa collaboration avec le physicien Paul Villard le conduit à proposer des tubes avec « osmorégulateur ». Le second constructeur français de tubes est Hector Pilon, qui en 1914, acheta le brevet du tube thermo-ionique inventé l’année précédente aux États-Unis par William Coolidge. Le développement technologique issu de la collaboration entre médecins et industriels va porter ses fruits et aider considérablement à structurer la discipline. Il faudra toutefois, attendre 1908 pour qu’apparaisse une nouvelle race de générateurs liée à la récente distribution du courant alternatif dans les villes, et la fin de la Première Guerre mondiale pour que le tube de Coolidge remplace définitivement les tubes à gaz. Les tensions disponibles dépasseront dorénavant les 200 kilovolts. Malgré cela, les rayons X, qui peuvent être produits en grande quantité, resteront limités dans leur efficacité par leur pénétration insuffisante. Des installations clés en main sont proposées pour le prix d’une voiture.
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Figure 3.10. Générateur proposé en 1904 sous le vocable de « meuble d’Arsonval-Gaiffe » alimentant un tube à rayons X (flèche). Le meuble comporte un transformateur à circuit magnétique fermé, un moteur synchronisé sur le courant alternatif entraînant un interrupteur à turbine de mercure. Sur le meuble, une plaque de marbre supporte deux soupapes de Villard et les appareils de mesure du courant haute-tension (traité de J. Belot, 1905). Figure 3.11. Publicité pour une installation « clés en main » au sortir de la Première Guerre mondiale. On voit que le prix est de l’ordre de celui d’une voiture légère (voir ci-dessous).
Figure 3.12. Publicité pour une voiture légère recommandée pour les docteurs.
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Pionniers de la radiothérapie
Les premiers pas de la radiumthérapie Médiatisé par une presse avide de sensationnel, le radium prend bientôt place dans l’imaginaire collectif comme une source inépuisable d’énergie. En quelques années, la radioactivité est devenue un mythe, une sorte de remède miracle capable d’enrayer les fléaux de l’humanité. C’est en 1903, que le radium est introduit dans les traitements. La manière dont cette nouvelle pratique thérapeutique s’est mise en place aux confins des mondes de la physique, de la médecine et d’une industrie émergente, est bien analysée dans la thèse de B. Vincent11 . L’observation de lésions cutanées chez ceux qui manipulent les sels de radium donne un nouvel éclairage aux effets biologiques des radiations. Dès 1900, des auteurs allemands avaient observé que les sels de radium jaunissaient les feuilles de végétaux supérieurs et s’étaient préoccupé des effets observés sur l’œil et la peau. À la suite de la brûlure accidentelle de Becquerel et l’expérience de Pierre Curie sur son propre bras, il devient de plus en plus évident que les substances radioactives provoquent des lésions de la peau. Ceux qui manipulent ces substances, dans les laboratoires ou les « usines à radium », voient les extrémités de leurs doigts devenir rouges, dures et douloureuses, les ongles striés et cassants. Certains médecins dermatologues ne manquent pas de les rapprocher des brûlures provoquées par les rayons X. Issu par son père d’un milieu médical, Pierre Curie est vite convaincu de l’intérêt de ces observations. Il fournit des échantillons de sels de radium à des biologistes de l’Institut Pasteur et à des médecins de l’hôpital Saint-Louis. À l’Institut Pasteur, les biologistes en étudient les effets bactéricides, et J. Danysz12 teste ses effets sur de petits mammifères. Il constate que le radium paralyse les chenilles et bloque la multiplication de la bactérie du charbon. Parallèlement, un spécialiste de la biologie du développement de la Faculté des sciences constate que le radium ralentit la croissance des tissus et des organes. Les effets biologiques des rayons X et du radium se rejoignent. Le docteur Henri Danlos, médecin de l’hôpital Saint-Louis, s’est investi dans la recherche de traitements nouveaux en dermatologie. Son intérêt se porte notamment sur une maladie assez répandue à l’époque, le lupus tuberculeux. Il entreprend les premières applications dès 1901 et met en place une procédure méthodique d’essais. Pour lui, le radium n’est rien d’autre qu’un nouveau caustique dont il faut rechercher, tout en le contrôlant, l’effet nécrosant. Il obtient une cicatrisation des lésions mais souligne la fréquence des récidives. Le débat sera vif au sein de la communauté dermatologique, notamment en ce qui concerne les effets indésirables. Fort de sa pratique 11
B. Vincent, Naissance et développement de la pratique thérapeutique du radium en France, 136-198, Thèse Paris 7-Diderot, 1999. 12
Jean Danysz (1860-1928), immigré polonais, chef de service à l’Institut Pasteur, était un expérimentateur habile. Il attacha son nom à l’étude des toxines et à la compréhension des mécanismes de l’anaphylaxie. Thérapeute, il posera le principe de l’action des antigènes non spécifiques.
Le temps des pionniers
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en radiothérapie, Béclère pose le problème du dosage du rayonnement et en compare les effets à ceux des rayons X. Le radium parait utile dans certaines dermatoses rebelles et est préconisé dans les cas où l’utilisation des rayons est délicate. Danlos tente dès 1902 le traitement de cancers cutanés. À Saint-Petersbourg, Goldberg et London traitent deux cancers baso-cellulaires de la face. Abbe de New-York obtient des succès dans deux cas de cancers du col de l’utérus traités, l’un avec 60 mg de bromure de radium pur, l’autre avec 25 mg pendant 24 heures. En même temps, d’autres équipes commencent à s’intéresser au traitement des tumeurs profondes par radiumthérapie interstitielle13 . Mais, du moins en Europe, on peut dire qu’en ce début de siècle, c’est essentiellement dans le traitement d’affections dermatologiques bénignes, lupus, papillomes ou verrues, que l’utilisation du radium ou de son émanation semble bénéficier d’un réel succès14 . En France, il faudra attendre les travaux de Wickham, Degrais et Dominici pour que la radiumthérapie, appelée bientôt curiethérapie, prenne son essor, en particulier dans le traitement des cancers.
Avantages et inconvénients du radium Avec le radium, le rayonnement a l’avantage de la pénétrabilité. Au début, le radium est utilisé sous sa forme pulvérulente conditionnée dans des dispositifs ou des excipients. Bientôt, l’enveloppe en celluloïd ou en caoutchouc est remplacée par un contenant métallique plus hermétique. Puis l’utilisation de l’émanation du radium (ou radon) va rapidement connaître un important essor, probablement pour des raisons économiques : une quantité de sels de radium produit du radon en continu et peut donc servir à remplir des ampoules pour de nouveaux usages. La méthode a quant à elle, l’avantage de la simplicité et évite le transfert d’appareils radifères dans des conditions insuffisamment sécurisées. On conserve les sels de radium dans des cuvettes hermétiquement closes dont on extrait le gaz. Expérimentée en France dès 1906 par Bouchard et Balthazard, l’utilisation de l’émanation se développera plus rapidement en Allemagne, en Autriche, puis dans les pays anglo-saxons, où elle tendra à se substituer à la substance mère. Ainsi, les applications empiriques des pionniers ont permis à la technique de se préciser. Toutefois, les pratiques resteront très différentes d’un opérateur à l’autre. Cependant, le radium est rare et difficile à se procurer. Pour en étudier les propriétés, les Curie ont rapidement besoin de quantités considérables de minerai. Dès 1899, ils mettent en place un traitement 13 14
Notamment Pusey et Caldwell aux États-Unis ou Strebel à Munich.
Pour plus de précision sur les développements technologiques de cette période, on peut se reporter à la revue de R.F. Mould, « The early years of radiotherapy with emphasis on X ray and radium apparatus », The British Journal of Radiology, 68, 567-582, 1995 ; et à l’article de Tubiana, Dutreix et Pierquin, paru à l’occasion du centenaire de la découverte des rayons X, « One century of radiotherapy in France », International Journal of Radiation Oncology Biology Physics, 35, 227-242, 1996.
Figure 3.13. Dispositif utilisé en thérapeutique dans les années 1900. Appareil à sels de radium collés. 1 : disque portant les sels de radium, 2 : boîtier de plomb, 3 : écran de papier, 4 : enveloppe de caoutchouc (extrait de la Nouvelle Encyclopédie médicale de P.L. Rehm, Quillet éditeurs, Paris 1922).
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Pionniers de la radiothérapie
Figure 3.14. Émile Armet de Lisle (1853-1928), né à Nogent-sur-Marne, est fils d’industriel. Après des études de chimie, il succède à son père à la tête de l’usine de quinine qu’il avait fondée. Vivement intéressé par la découverte des Curie, il songe aussitôt à établir une fabrication industrielle du radium pour les besoins de la médecine. Comme le dira plus tard Marie Curie, il ne perdra jamais de vue « le but de son œuvre », qui n’était pas uniquement de fonder une industrie nouvelle, mais aussi de « la faire servir pour le bien public ». Il prêtera le précieux radium à de nombreux médecins et financera la création du laboratoire biologique du radium qui ouvrira ses portes rue d’Artois, en 1906.
Figure 3.15. Dispositif proposé par Armet de Lisle, comprenant une première boite (K) contenant la substance radioactive et d’une seconde boite (B et D) formant écran protecteur pendant le transport ou la manipulation.
semi-industriel des résidus de pechblende qu’ils reçoivent de Bohême, au sein de la Société centrale de produits chimiques, qui diffuse les instruments mis au point par Pierre Curie. Ce dernier, lors du Congrès international de physique organisé en 1900 à l’occasion de l’exposition universelle, profite de la présence de délégués gouvernementaux pour souligner dans sa conclusion la difficulté de se procurer les tonnes de minerai nécessaires et les « nouvelles dépenses » qui en résultent. C’est un industriel du médicament ayant acquis son savoir-faire dans l’extraction de la quinine à grande échelle qui va initier l’industrialisation de la production de radium et d’appareils radifères. Il se nomme Émile Armet de Lisle. Il bénéficie de la collaboration des Curie. La première usine ouvre ses portes en 1904 à Nogent-sur-marne. Armet de Lisle commercialise des appareils pour le transport et l’utilisation des substances radioactives. Les sels de radium sont incorporés à un vernis. Ces nouveaux dispositifs permettront à Louis Wickham15 , à l’issue de deux années d’essais, de préciser le champ d’application et d’initier une démarche de rationalisation. En même temps, l’industriel met en place une stratégie de diffusion, utilise les officines de son réseau de distribution, finance des prospections minières et crée en 1904, sous la responsabilité de Jacques Danne, un journal baptisé Le Radium qui s’avère être un remarquable outil de collecte et de promotion16 . Après la Première Guerre mondiale, Le radium fusionnera avec le Journal de physique théorique et appliquée pour devenir le Journal de physique et le radium, organe officiel de la Société française de physique. 15
Louis Wickham est un ancien de Saint-Louis devenu médecin de l’hôpital Saint-Lazare qui fait figure, avec les travaux de Oudin et Barthélémy, de véritable laboratoire de recherche clinique en marge des hôpitaux de l’Assistance Publique. 16
Pour plus d’information, se reporter à la thèse de Bénédicte Vincent, Naissance et développement de la pratique thérapeutique du radium en France, 136-198, op. cit.
Chapitre 4
De l’empirisme à la démarche raisonnée C’est au tout début de l’année 1906 qu’un homme de laboratoire, peu connu de l’élite parisienne, professeur d’histologie de la toute jeune Faculté de médecine de Lyon, comprend tout le parti qu’il peut tirer des rayons X comme outil d’investigation. Il se nomme Claudius Regaud. Il commence son internat en 1891 dans le service de Joseph Renaut qui, clinicien et professeur d’anatomie générale et d’histologie, est crédité dans le milieu hospitalo-universitaire lyonnais d’une excellente réputation1 . Ce choix va orienter sa carrière. Formé à la méthode anatomo-clinique, conscient des limites de l’observation microscopique, Regaud se démarquera très vite d’une analyse purement descriptive et statique des tissus et des cellules, pour s’orienter vers une approche dynamique plus préoccupée de l’étude des fonctions. Il écrira un peu plus tard, dans un courrier adressé à Emile Roux, directeur de l’Institut Pasteur : « Il est à prévoir que l’histologie va prendre une importance de plus en plus grande, car elle apparaît comme la base essentielle de la biologie. Surtout morphologique et descriptive jusqu’à présent, la science des cellules et des tissus est en train de devenir physiologique, chimique, expérimentale2. »
Figure 4.1. Claudius Regaud l’histologiste à sa table de travail. 1 Élève de Ranvier, Joseph Renaut (mort en 1917), lettré au savoir humaniste, était une forte personnalité du monde médical de l’époque. 2
Lettre de Regaud à Émile Roux, citée par J. Regaud, Claudius Regaud (1870-1940), p. 60, Maloine, Paris 1982.
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Une approche fonctionnelle de la science des cellules et des tissus Les premiers travaux de Regaud, histologiste, témoignent de la minutie et de la rigueur qui caractérise toute son œuvre. Son travail est d’une « qualité à défier le temps » écrira plus tard Policard. Son élève Antoine Lacassagne se souviendra des séances de travail du jeune étudiant avec son chef de travaux pratiques : « J’éprouvais un réel plaisir à ces séances où, dans une atmosphère fleurant le baume du Canada et l’alcool, s’objectivaient les mécanismes de divers agencements cellulaires, sous forme d’images agréablement colorées »3 . De l’agencement des formes, il déduit des informations sur la fonction. Il étudie successivement l’organisation et l’origine des vaisseaux lymphatiques dans la glande mammaire, le testicule et les cancers. De son travail sur la glande testiculaire, il fera sa thèse en 1897 4 (figure 4.2). Son travail sur la vascularisation lymphatique des cancers sera récompensé par le prix Portal de l’Académie de médecine5 (figure 4.3). De 1901 à 1913, il s’intéresse à la structure et à la physiologie de l’ovaire, plus particulièrement aux corrélations qui existent entre follicules, corps jaunes et glande interstitielle. Ses travaux sur les glandes salivaires, le muscle strié et la peau sont riches d’informations et toujours empreints du souci de comprendre la fonction. Il étudie avec A. Policard l’histo-physiologie comparée de l’épithélium tubulaire rénal dans différentes espèces, apportant des informations nouvelles, en particulier sur le segment à « bordure en brosse » et les phénomènes secrétoires dont il est le siège (figure 4.4). Un excellent travail d’histologie comparée, réalisé en collaboration avec Favre sur les terminaisons nerveuses sensitives des muscles striés squelettiques dans différentes espèces, inaugure la publication de la revue générale d’histologie qu’il a décidé de créer avec son maître Renaut en 1904 (figure 4.5). Ses publications sont illustrées de dessins d’une grande qualité et d’une grande valeur pédagogique6 . Habile expérimentateur, l’histologiste attachera son nom à des innovations techniques qui ont marqué la discipline. Il renouvelle la technique de coloration vitale par le bleu de méthylène proposée quelques années plus tôt par Ehrlich, en Allemagne, pour visualiser les cellules nerveuses. Il consulte les « soyeux » lyonnais sur les procédés utilisés en teinturerie, et met au point le mordançage des tissus vivants, permettant la coloration élective de certains constituants cellulaires, comme la 3
A. Lacassagne, « L’œuvre de Regaud cancérologiste », LCC, 69-70, 95-112, 1941.
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C. Regaud, « Les vaisseaux lymphatiques du testicule et les faux endothéliums de la surface des tubes séminifères », Thèse, Faculté de médecine de Lyon, série 2, no 112, 1897. 5
C. Regaud et F. Barjon, « Anatomie pathologique des systèmes lymphatiques (réseaux, canaux, ganglions) dans la sphère des néoplasmes malins », Annales de l’Université de Lyon, Paris, Masson, 1897. 6 En cette fin de XIXe siècle, pour mieux s’approprier les objets observés au microscope, on les dessine sur des images projetées à la chambre claire sur la table de travail, grâce à des combinaisons variables d’objectifs et d’oculaires.
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Figure 4.2. Testicule de bélier. Le réseau de vaisseaux lymphatiques (étoiles), visualisés par l’imprégnation argentique qui en dessine le revêtement endothélial, est formé de boyaux de calibre irrégulier, passant dans tous les sens et dans tous les plans autour des tubes séminifères (bannières). Planche dessinée par C. Regaud en zincogravure.
Figure 4.3. Imprégnation argentique des vaisseaux dans un cancer du sein. En haut on observe en (flèches) la présence d’un bourgeon cancéreux dans une cavité vasculaire. En bas, structures glandulaires cancéreuses et vaisseaux lymphatiques sont intriqués, les structures glandulaires se reconnaissant au dessin polygonal des contours cellulaires (étoiles). Dessin de C. Regaud.
Figure 4.4. Différents segments du tube urinaire du glomérule (flèche) à l’uretère (étoile). Rein de serpent. Dessin de C. Regaud.
Figure 4.5. Terminaison nerveuse sensitive du muscle, colorée à l’or. Fuseaux neuro-musculaires (flèches). Dessin de C. Regaud.
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Figure 4.6. Coupe de tube séminifère à différentes étapes de spermatogenèse. Visualisation des mitochondries en grains isolés ou en chaînettes par la coloration dite de « Regaud ». Dessins de C. Regaud.
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chromatine nucléaire ou la coloration des corps mitochondriaux. Cette dernière restera dans les annales et sera enseignée à des générations de médecins sous le nom de coloration de Regaud (figure 4.6). De ces corps qui se présentent dans les différents tissus sous forme de grains isolés ou en chaînettes, ou encore de filaments, il fera des structures à part, ressemblant aux microbes sans en être7 . 7
On sait maintenant que les mitochondries sont des procaryotes, analogues aux bactéries, qui possèdent leur propre ADN et leurs systèmes de synthèse protéique.
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D’une curiosité toujours en éveil, il s’intéresse à l’instrumentation et contribue à améliorer les performances du microscope optique, au développement de la microphotographie qui remplacera le dessin dans lequel il excellait, à la réalisation d’une étuve à paraffine à température constante et réglable, qu’il convertira dans la foulée en couveuse électrique pour enfants prématurés. Mais sa principale contribution restera son travail sur la glande génitale mâle. Il y a trouvé à la fois un matériel d’étude idéal et un modèle pour faire le lien entre la structure et la fonction. Le testicule est constitué de millions de tubes, pelotonnés sur eux-mêmes et bordés par des cellules qui, de la périphérie vers le centre se transforment en plusieurs étapes en spermatozoïdes. C’est la spermatogenèse. On en comprend à peine, à l’époque, les principales étapes. Regaud entreprend alors une longue série de recherches qui commencent avec l’écriture du chapitre « glandes génitales » du traité d’histologie pratique, publié par son maître Renaut. Sa monographie sur la structure et l’histo-physiologie du testicule de mammifère, publiée dès 1901, sous forme de mémoire original dans les Archives d’anatomie microscopique fait vite figure de référence en la matière8 . La même année, il est nommé pour neuf ans professeur agrégé des Facultés de médecine (Section des sciences anatomiques et physiologiques). Sa première monographie sera complétée en 1910 9 par des descriptions très détaillées de la morphologie nucléaire et des divisions cellulaires dans les générations cellulaires successives de la lignée spermatique ou germinale (figure 4.7). Dans ce modèle de développement tissulaire on retrouve, dans des combinaisons complexes, les images produites par les métamorphoses des générations successives, de la spermatogonie à la forme achevée du gamète mâle. Les variations dans le temps et l’espace des images observées sont corrélées entre elles. Regaud écrit : « La spermatogenèse s’effectue suivant un plan fondamentalement commun [. . . ] Le mouvement spermatogenétique (c’est-à-dire la succession des différentes populations cellulaires des lignées germinales successives, dans l’espace et dans le temps) commande l’arrangement des générations et des formes cellulaires. »
Une démarche raisonnée En 1903, un radiologue de Hambourg, du nom d’Heinrich Ernst AlbersSchönberg (1865-1921), obtient en irradiant cobayes et lapins la stérilisation des animaux alors qu’ils continuent à s’accoupler. L’absence de modifications visibles à l’œil nu suggère une action directe des rayons 8 C. Regaud, « Étude sur la structure des tubes séminifères et sur la spermatogenèse chez les mammifères », 1ère et 2e partie, Archives d’Anatomie microscopique 4, 101-155, 231-380, 1901. 9 C. Regaud, « Étude sur la structure des tubes séminifères et sur la spermatogenèse chez les mammifères », suite, Archives d’anatomie microscopique, 11, 291-431, 1910.
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Figure 4.7. À gauche, schéma montrant les différentes étapes généalogiques de la spermatogenèse depuis la spermatogonie, ou cellule souche (étoile), mère de toutes les autres, au spematozoïde mature pourvu d’une tête et d’une queue (flèches). À droite, coupe de tube séminifère de rat montrant toutes les étapes de la spermatogenèse normale de la cellule souche (étoile) au spermatozoïde dont on distingue la tête fortement contrastée (flèches). Dessins de C. Regaud.
sur la production des cellules responsables de la reproduction sexuée chez les êtres vivants, c’est-à-dire des gamètes. Quelques mois plus tard, les premières confirmations histologiques sont présentées. Mais les conditions de l’irradiation restent imprécises et les observations incomplètes. Au même moment, Jean Alban Bergonié (1857-1925), professeur de physique médicale de l’Université de Bordeaux10, s’intéresse 10
Exceptionnel organisateur, J.A. Bergonié crée en 1893 les Archives d’électricité médicale, anime la section d’électricité médicale et de radiologie de l’Association française pour l’avancement des sciences.
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aux effets des radiations sur la glande germinale. Il va montrer avec Louis Tribondeau (1872-1918), histologiste et médecin de la Marine11 , que la stérilisation est bien due à l’action directe des rayons X sur les cellules de la lignée germinale. Le testicule du rat blanc est choisi parce que, comme l’a montré Regaud, la production de gamètes y est continue. Les conditions expérimentales sont précises. Leurs observations sont publiées sous forme de communications à la Société de biologie en décembre 1904 et janvier 1905 12 . Ainsi, comme l’a mis en évidence Patrice Pinell13 , le signal est donné d’un « classement rationnel des faits », et c’est avec enthousiasme que Regaud prend connaissance des observations des équipes allemande et bordelaise. Son collègue radiologiste Nogier témoigne : « Il vint me demander si j’étais prêt à l’aider dans les travaux qu’il entrevoyait. Et comme j’acceptai d’enthousiasme, je vis briller dans ses yeux un éclair de joie. » Expérimentateur à la fois intuitif et rigoureux dans ses analyses, c’est avec passion qu’il se consacrera à l’étude des effets biologiques des radiations ionisantes. L’introduction d’un appareil à rayons X lui apporte l’outil d’investigation fonctionnelle qui lui manquait. Il en fera un véritable bistouri cellulaire permettant de dissocier les cellules les unes des autres en fonction de leur sensibilité aux radiations. Certaines cellules peuvent être détruites à l’exclusion de certaines autres, facilitant ainsi l’étude approfondie des cellules restées intactes. Avec les rayons X, un nouvel univers s’est ouvert à l’histologiste. Pendant des années, il va s’employer avec méthode, clairvoyance et détermination, à utiliser ces rayons invisibles pour sonder les activités cellulaires. C’est de façon raisonnée que Regaud orientera ses recherches vers une « radio-histologie expérimentale ». Averti des premières données expérimentales, il a l’intuition de l’existence d’un parallélisme entre la production continue de spermatozoïdes chez les mammifères, et la croissance non contrôlée des cancers. « Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une souche cellulaire fertile qui se maintient indéfiniment immuable » précisera-t-il. Sans exclure l’intervention d’un agent extérieur, Regaud adhère au concept du « développement discordant des cellules », hérité de la théorie cellulaire des auteurs allemands, pour expliquer le processus cancéreux14 . 11
Voir G. Meyniel, « L. Tribondeau, collaborateur de J. Bergonié », Journal de radiologie et d’électrologie, 39, 403-405, 1958. 12 J.A. Bergonié et L. Tribondeau, C.R. Soc. Biol., 57, 585-586, 1904 ; 58, 282-284, 678-680, 1905. 13
P. Pinell, Naissance d’un fléau, Histoire de la lutte contre le cancer (1890-1940), pp. 66-69, Paris, Métailié, 1992.
14 Regaud insiste sur le comportement autonome des cellules cancéreuses, douées de la possibilité de se développer indéfiniment au sein de l’organisme atteint. Il souligne aussi la capacité des cellules cancéreuses à provoquer un « mouvement réactionnel », qui prend naissance dans les espaces conjonctifs et les éléments du système vasculaire et lymphatique. Parmi les phénomènes observés figurent l’hyperplasie du tissu conjonctif, la formation de nouveaux vaisseaux sanguins, que l’on appelle l’angiogenèse, et la régression des voies lymphatiques.
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Certains ont pu comparer la spermatogenèse testiculaire avec un véritable « néoplasme physiologique »15 . Dès juillet 1906, soit dix huit mois après les publications des auteurs bordelais, il présente avec son élève J. Blanc à la Société de biologie ses premiers résultats sur le testicule de rat. Une irradiation unique, modérée, et l’analyse minutieuse des testicules à des intervalles régulièrement espacés, permettent de mieux analyser la sensibilité comparée des différentes générations cellulaires au sein d’une même lignée (figure 4.8). Les auteurs bordelais assimilaient les effets observés avec les rayons X à ceux de l’oblitération des voies spermatiques, au cours de laquelle les cellules dégénèrent dans l’ordre inverse de leur ancienneté dans la lignée. Or, ce sont les cellules les plus indifférenciées, les cellules souches de toutes les autres, qui sont les plus sensibles aux rayons X. On les appelle les spermatogonies. Regaud et Blanc écrivent : « C’est de l’extrême sensibilité des spermatogonies aux rayons X que découle la stérilisation immédiate et définitive de l’épithélium séminal. Or, les spermatogonies [. . . ] sont les éléments les plus indifférenciés ou embryonnaires de l’épithélium séminal [. . . ] Il est à peine besoin de faire ressortir l’intérêt de notre constatation, au point de vue de l’action des rayons X sur les tissus, tant normaux que pathologiques, et particulièrement sur les cancers16 . » En ce début du XXe siècle, on sait que les cancers se développent à partir de cellules « transformées » qui sont à l’origine du tissu tumoral.
Figure 4.8. À gauche, coupe de tube séminifère après 31 jours d’irradiation par les rayons X. Il persiste de rares cellules de soutien (étoile) et des têtes de spermatozoïdes rétractés. À droite, aspect après 5 mois d’irradiation. Les cellules de la lignée spermatique ont totalement disparu, ne laissant en place que des cellules de soutien (étoile). Dessins de C. Regaud.
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G. Meyniel, « L. Tribondeau, collaborateur de J. Bergonié », op. cit.
C. Regaud et J. Blanc, « Actions des rayons X sur les diverses générations de la lignée spermatique : extrême sensibilité des spermatogonies à ces rayons », C.R. Soc. Biol., 61, 163-165, 1906.
De l’empirisme à la démarche raisonnée
Visionnaire, Regaud associe stérilisation de la lignée germinale et traitement du cancer. Intuition géniale ? Hasard ou combinaison heureuse de l’intuition et de la raison ? Comme le disait Pasteur, le hasard ne sourit qu’aux esprits préparés. En même temps, Heinecke montre que les rayons X provoquent chez l’animal une chute des globules blancs dans le sang. Ainsi, dans un court laps de temps, la lignée germinale et les cellules de la moelle osseuse sont d’ores et déjà identifiées comme des cibles privilégiées. Toujours soucieux d’approfondir les phénomènes observés, Regaud rapproche ces constatations expérimentales du caractère tardif des « radiodermites » en évoquant la destruction spécifique des cellules génératrices de l’épiderme. En novembre de la même année, il complète ses observations en décrivant ce qu’il appelle l’effet tératogène des rayons X, c’est-à-dire la production de formes cellulaires anormales, de « monstruosités » transmissibles aux cellules filles, dont l’origine doit être cherchée dans les anomalies de la division cellulaire au cours des stades précoces de la spermatogenèse17 . Bergonié et Tribondeau, instruits des résultats qui viennent d’être publiés, en particulier par Regaud, font la synthèse des faits observés. Cette compilation leur permet de formuler dans une communication présentée à l’Académie des sciences par d’Arsonval le 10 décembre 1906, sous forme de « loi », le principe de la relation entre la fragilité des cellules aux rayons X et leur activité multiplicatrice18 . Plus les cellules ont une croissance rapide, plus elles sont sensibles aux radiations. Ce principe quelque peu réducteur, dont on s’apercevra qu’il recouvre des réalités plus complexes, sera enseigné à des générations de radiothérapeutes. Tribondeau et Regaud ont en commun leur formation d’histologiste et la même grille de lecture. Si Tribondeau a donné le signal, il revient à Regaud d’avoir approfondi la démarche pour identifier la cellule souche comme cible privilégiée des radiations, montrer l’apparition d’anomalies transmissibles dans une lignée cellulaire, et voir dans les « modifications physico-chimiques de la chromatine » le fondement de l’action biologique des radiations, alors que la notion de gène n’a pas encore de support objectif. La voie est ouverte à une démarche raisonnée, basée sur l’expérimentation. En août 1906, Regaud déclare : « Jusqu’à présent on a procédé vraiment à tâtons, parce qu’on ne sait à peu près rien du mode d’action des rayons de Röntgen, non seulement sur les diverses lésions des tissus, mais encore sur les tissus normaux. Des tentatives, les unes sans résultats utiles, d’autres 17
C. Regaud et J. Blanc, « Action tératogène des rayons X sur les cellules séminales », C.R. Soc. Biol., 61, 390-392, 1906.
18 J. Bergonié et L. Tribondeau, « Interprétation de quelques résultats de la radiothérapie et essai de fixation d’une technique rationnelle », C.R.A.S. Paris, 143, 983-985, 1906.
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heureuses, quelques-unes funestes, des résultats globaux souvent imprévus et toujours inexplicables, bref un pur empirisme »19 .
La maîtrise des paramètres physiques Pour atteindre ses objectifs, Regaud comprend qu’il est nécessaire de maîtriser les paramètres physiques de l’irradiation, et de saisir le mieux possible les mécanismes de l’interaction des rayonnements et des constituants cellulaires. Rigoureux dans sa démarche expérimentale, il s’implique personnellement dans la réalisation des sources, des appareils de mesure ou des dispositifs de dosimétrie. Il attache la plus grande importance à la stabilité et à la fiabilité des sources de rayonnements. Animé par un souci constant d’améliorer les dispositifs rudimentaires de l’époque, il propose une adaptation de l’osmo-régulateur de Villard (voir chapitre 2), dont le but est de rendre inutile le recours à une flamme extérieure, permettant ainsi de ranger au magasin des accessoires le chalumeau dont s’armaient les radiologistes. Le régulateur est dès lors commandé à distance par simple commutation du courant à haute tension. Il s’intéresse aussi au transformateur utilisé à l’époque pour produire le courant à haute tension et dénommé sous le terme de « transformateur Ropiquet ». Il imagine un moyen d’éviter l’échauffement, et l’usure prématurée du transformateur due à l’altération de la qualité des isolants. Soucieux des insuffisances et des risques d’erreur inhérents aux méthodes de mesure disponibles, il est le premier à signaler que la comparaison des couleurs de la pastille et de l’échelle de teintes doit être effectuée sous un éclairage constant, naturel ou artificiel. Sans cette précaution, la dose estimée peut varier d’un facteur considérable. Avec les rayons X, Regaud s’aperçoit vite que la notion de quantité, c’est-à-dire l’énergie totale transportée par le faisceau, est insuffisante pour prédire la réponse biologique à l’irradiation. Il faut disposer aussi d’informations sur la « qualité » du rayonnement, car le rayonnement émis est composé de constituants dont l’action biologique est différente. La filtration des rayons X par une épaisseur de quelques mm d’aluminium permet d’obtenir des rayons plus pénétrants. C’est ainsi que Regaud et Nogier, de perfectionnement en perfectionnement, obtiennent les premiers l’irradiation homogène d’un testicule de rat dès 1909 20 , puis, deux ans plus tard, la stérilisation d’un testicule de bélier 19
C. Regaud et J. Blanc, « Mode d’action des rayons de Röntgen sur l’épithélium séminal et sur les tissus en général », communication à la Section de médecine de l’Association française pour l’avancement des sciences, Lyon, 3 août 1906. Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud. 20
C. Regaud et T. Nogier, « Stérilisation complète et définitive des testicules du rat, sans aucune lésion de la peau, par une application unique de rayons X filtrés », C.R.A.S. Paris, 149, 1398-1401, 1909.
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de 120 grammes sans lésions notables des téguments21 . À l’époque, ces résultats représentent une véritable gageure. Regaud précisera clairement que : « dans la gamme continue qui conduit des rayons X de plus grande longueur d’onde aux rayons X de plus courte longueur d’onde, l’effet sélectif va en croissant, à mesure qu’augmente le pouvoir pénétrant »22 . Par exemple, testés sur la peau humaine, les rayons X « mous » de grande longueur d’onde, provoquent des lésions diffuses conduisant à une radionécrose aiguë. Avec des rayons X filtrés par 4 millimètres d’aluminium, Regaud observe une lésion limitée à l’épiderme qu’il dénomme la radioépidermite exsudative, dont il décrit avec précision les aspects histo-pathologiques23 . Ces « rayons X durs » ont un coefficient d’absorption faible. Ils pénètrent donc plus profondément dans les tissus. Ce moindre affaiblissement, joint à une spécificité bien supérieure, a été mis à profit par Regaud pour le traitement des tumeurs profondes. Les rayonnements convenablement filtrés permettent à la fois une irradiation plus homogène, et une destruction plus élective des cellules les plus vulnérables. Cette électivité est bien une propriété des rayonnements et est distincte des propriétés des tissus. Elle permet, pour reprendre ses propres termes, « aux différences de radiosensibilité, qui existent dans un complexe de cellules, de manifester leur finesse24 . » Une action complémentaire consiste à éloigner la source de la peau pour obtenir une meilleure répartition de la dose absorbée en superficie et en profondeur (voir chapitre 3). Regaud l’a mis en œuvre pour les rayons X. Avec les rayons gamma du radium, il faudra attendre le milieu des années vingt et la disponibilité de quantités plus importantes de radium ; ce sera l’ère de la télécuriethérapie. Enfin, le mode temporel de la délivrance de la dose aux tissus irradiés a fait l’objet d’une particulière attention de la part de Regaud. C’est par une röntgénisation fractionnée (trois irradiations à 15 jours d’intervalle) qu’il a pu obtenir avec Nogier, une stérilisation totale et définitive, sans lésion cutanée autre que l’inévitable épilation, chez le chat, le chien et le bélier. Ce fut une première qui fonda les bases du fractionnement en radiothérapie. En reprenant avec les rayons du radium ses propres travaux sur le testicule de bélier, il confirme que, là encore, l’allongement du temps d’application favorise l’efficacité de l’irradiation, sans avoir à augmenter la dose. Il précise : 21 C. Regaud et T. Nogier, « Stérilisation röntgénienne totale et définitive, sans radiodermite, des testicules du bélier adulte : conditions de sa réalisation », C.R. Soc. Biol., 70, 202-203, 1911. 22 C. Regaud, « Quelques fondements radio-physiologiques de la radiothérapie des néoplasmes malins », Paris Médical, 15, 113-125, 1925. 23
C. Regaud et T. Nogier, « Les effets produits sur la peau par les hautes doses de rayons X, sélectionnés par filtration à travers 3 et 4 millimètres d’aluminium. Application à la röntgenthérapie », Archives d’électricité médicale, 22, 97-128, 1913.
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C. Regaud, Notice sur les travaux scientifiques publiés de 1893 à 1935, Paris, PUF, 1936.
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« La dose (ou quantité de rayonnement) est égale au produit de l’intensité et du temps. On peut donc, sans changer la dose, augmenter le temps d’irradiation, à condition de diminuer dans une proportion convenable l’intensité [. . . ] Or, on peut affirmer que des doses égales mais produites par des intensités et des temps très différents ne sont pas équivalentes25 . »
C’est ainsi, en jouant sur ces divers facteurs physiques, que Regaud réussit à disséquer les effets radio-biologiques cellulaires et à donner une base physique à la radiothérapie. Dans cette longue marche pour comprendre et utiliser à des fins médicales l’action des rayonnements sur les tissus, Claudius Regaud a su réaliser, malgré le caractère rudimentaire des méthodes utilisées à cette époque, une interpénétration particulièrement efficace des connaissances de la physique des radiations et de la physiopathologie des cellules vivantes.
Vers une pratique rationnelle de la radiumthérapie Parallèlement, à Paris, la pratique de la radiumthérapie évolue. Après les premiers essais des dermatologues de l’hôpital Saint-Louis, et de Wickham à l’hôpital Saint-Lazare, il importe de s’approprier la notion de mesure, encore très imprécise, et de tenter de définir une pratique scientifique26 . Il reviendra à des laboratoires financés par des fonds privés, où l’intérêt commercial s’allie à une logique d’investigation scientifique et technologique, de relever le défi. Le premier d’entre eux, le laboratoire biologique du radium, ouvre ses portes rue d’Artois en 1906. Il bénéficie de la collaboration de Louis Wickham et Paul Degrais, qui font partie du réseau de l’hôpital Saint-Louis, du biologiste Henri Dominici et du physicien Jacques Danne. Élève des Curie, Danne a renoncé à une carrière universitaire et a démissionné, à la demande de Marie Curie, de l’Institut du radium où il exerçait comme préparateur. Henri Dominici (1867-1919), né en Angleterre de parents corses, médecin et détenteur d’un certain bagage scientifique, est à la fois hématologiste et pathologiste ; il a travaillé au Collège de France et à l’hôpital Saint-Louis. Bientôt, Beaudoin ingénieur chimiste et Jaboin, docteur en pharmacie, se joignent à l’équipe. Venant d’horizons différents, les uns et les autres vont lier leurs destins professionnels au sein d’une structure totalement dédiée au développement des applications médicales du radium. 25
C. Regaud, « Fondements rationnels, indications techniques et résultats généraux de la radiothérapie des cancers ». Rapport à la Société internationale de chirurgie, Ve congrès, p. 44, Paris, 1920. 26
Pour plus d’information sur le développement de la radiumthérapie dans cette période jusqu’à la Première Guerre mondiale, se référer à la thèse de Bénédicte Vincent, Naissance et développement de la pratique thérapeutique du radium en France, 1902–1914, op. cit.
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Figure 4.9. Tubes métalliques de Dominici avec et sans gaine, constitués d’une paroi continue d’or ou d’argent de 5/10 de mm, dans lesquels se trouvent logés les tubes de verre contenant le radium. Sur la coupe visible au milieu, on distingue l’ampoule de verre contenant le radium (1), l’étui métallique (2), l’enveloppe en caoutchouc (3) et la gaine de tarlatane (4). Cette dernière est ficelée de soie (extrait de la thèse de Bénédicte Vincent, Naissance et développement de la pratique thérapeutique du radium en France, 1901-1914, Université paris VII, 1999).
Dosage et filtration sont au centre de leur programme de recherche. L’examen de coupes de cancers utérins irradiés par le radium amène Dominici à la méthode du rayonnement « ultra-pénétrant ». La filtration par des lames de plomb de 0,5 à plusieurs millimètres d’épaisseur ne laisse passer pratiquement que les rayons gamma les plus pénétrants, qui agissent en profondeur, et arrête la totalité des rayons alpha principalement responsables des dégâts observés dans les tissus normaux27 . L’appareil conçu portera le nom de tube de Dominici et aura un grand succès (figure 4.9). À la fin de l’année 1908, Wickham présente un appareil dit « radio-utérin », ayant le forme d’un champignon ou d’un clou à large tête qui peut être utilisé tout monté (figure 4.10). Des résultats encourageants dans d’autres tumeurs profondes, comme les sarcomes, sont montrés à la communauté médicale28 . La technique se précise. 27 H. Dominici, « De l’utilisation du rayonnement gamma du radium en thérapeutique », Congrès Français de Médecine, Paris, 429-431, 1907. 28
H. Dominici et H. Cheron, « Le traitement des cancers profonds par le radium », Archives d’électricité médicale, 19, 21-33, 1911.
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Fractionnement et étalement, méthode du feu croisé qui reprend un principe proposé par Béclère pour les rayons X et consiste à encadrer la lésion par plusieurs dispositifs pour augmenter la dose en zone utile, figurent parmi les principales innovations (figure 4.11). Faisant état des travaux de Dominici sur la filtration des rayons du radium, Regaud insiste sur l’absence de « différence d’action entre les rayons gamma du radium et les rayons X convenablement filtrés »29 . Pour lui, les effets des rayons X et du radium se rejoignent. Wickham et Degrais publient en 1909 le premier traité de « radiumthérapie ». Degrais propose, en 1913, le terme de curiethérapie pour désigner l’ensemble des applications thérapeutiques du radium et décrit avec Pasteau, à la même date, la curiethérapie de la prostate30 .
Une science émergente : la radiobiologie
Figure 4.10. Premiers applicateurs gynécologiques pour radiumthérapie, utilisés par Wickham et Degrais.
L’utilisation des rayons comme agents thérapeutiques prend un sens. La découverte des rayons X, puis des rayons gamma du radium, va offrir aux biologistes un clavier très étendu d’ondes capables de pénétrer dans les tissus, d’y être absorbées, et de produire des effets biologiques encore mal connus mais porteurs d’informations nouvelles. L’étude approfondie de ces effets, et de leurs variations avec les facteurs énergétiques ou temporels, va conduire les expérimentateurs à s’interroger sur la nature des sites cellulaires capables d’interagir. Issue de l’irruption inattendue des radiations ionisantes dans le champ de la connaissance, la radiobiologie entre bien dans le concept des phénomènes émergents, de ces points de rupture, de ces décrochements imprévus, qui viennent ponctuer régulièrement l’histoire des sciences, notamment des sciences du vivant31 . Regaud occupe une place privilégiée parmi les pionniers. Ses recherches expérimentales sur les mécanismes primaires générateurs des effets observés seront décisives. Il fera le lien entre les rayons de Röntgen et ceux du radium. L’originalité des résultats qu’il a présentés dans les années 1906-1908 réside essentiellement dans quatre notions : la cellule souche comme cible, l’induction de modifications cellulaires transmissibles, l’électivité d’action sur les différents types de cellules et de tissus, 29
C. Regaud, « Influence de la durée d’irradiation sur les effets déterminés dans le testicule par le radium », C.R. Soc. Biol., 86, 787-790, 1922.
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Figure 4.11. Technique des « feux croisés » développée en 1909 par L. Wickham et P. Degrais pour renforcer la dose reçue dans le volume à traiter tout en préservant au mieux les tissus sains.
En 1912, deux autres industries privées du radium naissent en France. L’une d’entre elles est financée par le docteur Henri de Rothschild, riche mécène déjà à la tête d’une polyclinique réalisée à ses frais. Dominici en prendra la responsabilité. L’autre, située à Gif-sur-Yvette, est le laboratoire d’essai des substances radioactives. Il est financé par Danne lui-même, et est plus spécifiquement dédié au développement de nouveaux outils thérapeutiques. 31
On trouvera dans l’ouvrage récent de Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin une excellente analyse de ces phénomènes et des nombreuses approches dont ils font aujourd’hui l’objet, Philosophie des sciences II, pp. 939-1048, Éd. Gallimard, Paris, 2002.
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et le rôle du « facteur temps » comme facteur discriminant de l’action des radiations ionisantes sur les cellules et les tissus. Ces quatre notions fondent le rationnel de la radiothérapie comme traitement des cancers32 .
Une cible : la cellule souche L’identification de la cellule souche comme cible reste un des acquis essentiels. Regaud avance une interprétation des faits observés : la radiosensibilité est une propriété du noyau cellulaire, mais il existe une grande différence entre les générations d’une même lignée, et ce sont les premières divisions des cellules souches qui représentent la cible privilégiée. Cette observation va s’avérer capitale. L’atteinte de ces cellules les plus indifférenciées de la lignée germinale explique à la fois la période d’intégrité apparente qui précède l’apparition de lésions observables qui caractérise le temps de latence, et le caractère définitif de la stérilisation ainsi obtenue. Après l’irradiation, les générations postérieures aux cellules souches de la lignée germinale continuent leur évolution. Albers-Schönberg avait cru que les rayons tuaient les spermatozoïdes. C’était une erreur. Les lapins irradiés par Regaud conservent un temps des spermatozoïdes mobiles et en apparence normaux, mais ils sont inféconds : sur 32 coïts obtenus de deux lapins irradiés, Regaud et Dubreuil n’obtiennent aucune fécondation : « Il est vrai que nos lapins irradiés ont dû être soumis, au point de vue génital, à un véritable entraînement » précise, non sans humour, Regaud, « Pour obtenir de deux d’entre eux 32 coïts, il a fallu leur présenter des femelles plusieurs centaines de fois sans succès : le mâle est toujours disposé, mais la femelle l’est rarement33 . »
En revanche, quand la réserve de cellules germinales est épuisée, l’émission de spermatozoïdes cesse « tel un réservoir d’eau dont on a fermé le robinet d’arrivée en laissant ouvert le robinet de sortie ». Pendant ce temps, le renouvellement cellulaire cesse complètement dans la couche génératrice de l’épithélium séminal, qui se dépeuple de plus en plus. Certes, il y a souvent concordance entre la position reculée d’une cellule dans la lignée et son activité multiplicatrice. Mais toutes les cellules souches présentent-elles la même sensibilité aux radiations ? Très peu de temps après leurs premières expériences, Regaud et Dubreuil montrent, chez le lapin, que les spermatogonies d’animaux impubères sont moins sensibles que les spermatogonies de l’animal adulte. 32
C. Regaud et A. Lacassagne, « Effets histophysiologiques des rayons de Röntgen et de Becquerel-Curie sur les tissus adultes normaux des animaux supérieurs », Radiophysiologie et radiothérapie. Archives de l’Institut du radium de l’Université de Paris et de la Fondation Curie, 1, fasc. 1, 1-128, 1927.
33 C. Regaud et G. Dubreuil, « Influence de la röntgénisation des testicules sur la structure de l’épithélium séminal et des épididymes, sur la fécondité et sur la puissance virile du lapin », Annales d’électrobiologie et de radiologie, fasc. 7, 1908.
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Pourquoi ? Il s’agit d’une première entorse à la loi érigée en « loi universelle » par Bergonié et Tribondeau. Pour Regaud, cette observation suggère qu’au-delà de l’activité multiplicatrice, ou de la position reculée dans la lignée cellulaire, l’état de la chromatine peut représenter le facteur commun en cause. Dès 1906, il identifie clairement la chromatine comme la cible la plus sensible aux radiations. Il évoque l’aspect dispersé en fine poussière de la chromatine dans les spermatogonies souches de l’animal adulte comme facteur de vulnérabilité, et l’oppose à son extrême condensation dans les spermatozoïdes plus résistants. Mais Regaud va plus loin et aborde en termes physico-chimiques cette diversité d’apparence. C’est sans doute « dans des modalités physico-chimiques d’ordre moléculaire de la chromatine, modalités échappant actuellement à nos moyens d’investigation »34 qu’il faut rechercher les lois de la vulnérabilité des cellules aux rayons X, précise Regaud en 1908. Et il ajoute, optimiste, dans un rapport à l’Association française pour l’avancement des sciences : « Les recherches futures ne tarderont peut-être pas à nous renseigner35 . » Il voit dans les résultats apparemment discordants observés chez l’animal impubère une première confirmation de son hypothèse.
Des lésions cellulaires transmissibles L’observation de lésions cellulaires invisibles, transmises aux cellules filles, génératrices d’anomalies nucléaires, va venir conforter l’hypothèse de Regaud. En effet, en 1906, Regaud et Blanc observent qu’après irradiation, certaines cellules continuent à évoluer normalement, et celles qui naîtront de leurs divisions ou des divisions de leurs cellules filles montrent de nombreuses malformations. L’analyse des différentes étapes de la spermatogenèse montre que ces formes cellulaires anormales, pourvues de masses nucléaires multiples, parfois volumineuses, inégales dans leurs formes ou leur répartition, trouvent leur origine dans la répartition inégale de la chromatine au cours de la division cellulaire des spermatocytes, dont témoigne la présence en grand nombre de mitoses anormales, notamment de mitoses multipolaires (figure 4.12). L’action tératogène des radiations est ainsi clairement établie par Regaud. Elle mérite d’être rapprochée des premiers cas de cancers cutanés radio-induits constatés, dès cette époque, chez des 34
C. Regaud et G. Dubreuil, « Action des rayons de Röntgen sur le testicule des animaux impubères », Lyon Médical, 111, 47-420, 1908. 35
C. Regaud, « Lésions déterminées par les rayons de Röntgen et de Becquerel-Curie dans les glandes germinales et les cellules sexuelles, chez les animaux et chez l’homme », Association française pour l’avancement des sciences, rapport au Congrès de ClermontFerrand, fasc. 1, 59-88, 1908.
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radiothérapeutes36 , ainsi que des travaux ultérieurs de Muller sur la mouche du vinaigre ou drosophile37 . Si les radiolésions latentes des cellules sont à l’origine d’anomalies transmissibles aux cellules filles, elles peuvent aussi entraîner la mort de celles-ci. Ces observations sont pleinement confirmées par l’étude des effets des radiations sur l’embryon du poulet, où l’on observe successivement la suppression des mitoses, la suspension de toute division cellulaire, puis la dégénérescence des cellules frappées à distance d’une période de division avec apparition d’éléments monstrueux. Encadré 4.1. La chromatine cible des radiations ionisantes C’est un des mérites de Regaud d’avoir ainsi établi l’existence de lésions invisibles, héréditaires, de formes cellulaires anormales, et d’avoir formé l’hypothèse d’un lien entre la chromatine du noyau et la radiosensibilité. Intuition remarquable. À cette époque, la chromatine est soupçonnée d’être le support de l’hérédité. On connaît les chromosomes et on suppose qu’il y a un lien entre chromosomes et hérédité, mais la notion de gène n’a pas encore de traduction objective. Il faudra attendre, dans les années 1910, les travaux de Morgan et de son équipe sur la drosophile pour que soit ébauchée la notion de gène et que s’édifie réellement la théorie chromosomique de l’hérédité. Et ce n’est seulement que plusieurs décennies plus tard que seront découverts le rôle et la structure de l’ADN, ou acide désoxyribonucléique, comme constituant fondamental de la chromatine et cible privilégiée des radiations ionisantes38 . 36 Le premier radio-cancer cutané a été identifié par Frieben en 1903, mais l’apparition de mutations du fait de l’irradiation ne sera démontrée qu’en 1927. 37
C’est en étudiant l’effet des rayonnements sur les chromosomes de grande taille de la mouche drosophile, que Muller démontre, au cours des années vingt, leur génotoxicité, confirmant ainsi les effets tératogènes observés par Regaud vingt ans plus tôt sur la lignée germinale du rat.
38 Avec les années 1950, la découverte de la structure de la molécule d’ADN engagera réellement la grande saga de la biologie moléculaire qui va révolutionner la connaissance du vivant.
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Figure 4.12. Anomalies cellulaires observées dans des cellules germinales. De gauche à droite, mitose tripolaire, matériel nucléaire éclaté en boules chromatiques dispersées dont certaines semblent s’organiser en « plaque équatoriale », cellule à noyaux multiples. Dessins de C. Regaud.
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L’électivité Si l’intensité de l’activité multiplicatrice et le moment de la division cellulaire sont des facteurs de sensibilité aux radiations, les différents types cellulaires ne sont pas égaux entre eux. Ainsi, au-delà de l’activité reproductrice, c’est dans cette capacité des radiations ionisantes de léser certaines espèces cellulaires et d’en épargner d’autres que se sont trouvées confortées les espérances thérapeutiques de la radiothérapie. Regaud précise qu’entre les cellules les plus sensibles, singulièrement les cellules sexuelles et sanguines, et les éléments les moins sensibles, tels que les fibres musculaires et les cellules nerveuses, il existe une « gamme très étendue » de radiosensibilités. Avec le radium, Dominici avait montré la plus grande sensibilité des cellules tumorales quand elles se rapprochent de l’état embryonnaire, rejoignant ainsi les observations de Tribondeau et de Regaud avec les rayons X. Pour Regaud, le radium offre l’avantage de la maniabilité et celui de se prêter à une application continue de faible intensité. Connaissant les travaux de Dominici, Regaud ne manquera pas de rapprocher les effets observés avec le radium de ceux décrits avec les rayons X. Ces écarts de sensibilité s’observent, non seulement entre les différents types de cellules chez un même animal, mais aussi entre les différentes espèces, et même entre les individus d’une même espèce. Les spermatogonies de lapins sont moins sensibles que celles du rat. Enfin, « il y a des écarts individuels que nous ne sommes pas encore en état d’expliquer, même lorsque l’emploi d’un filtre identique permet de présumer que la qualité du rayonnement n’a pas changé » précisera Regaud, lors des études effectuées chez le lapin avec R. Ferroux après la guerre de 1914-18 39 . Ainsi, émerge la notion de radiosensibilité individuelle.
Allongement du temps d’application et fractionnement Après les premiers travaux expérimentaux conduits par Regaud à Lyon, il est de plus en plus évident que le fractionnement et l’allongement modérés de la durée totale de l’irradiation (portée à 4 – 16 jours) permet d’obtenir une stérilisation totale et définitive sans inconvénient pour les téguments et la muqueuse ano-rectale. Sur la base d’observations rigoureusement contrôlées effectuées avec Ferroux chez le lapin adulte, Regaud confirmera qu’avec une administration massive de la dose de rayons, la stérilisation de l’animal n’est obtenue qu’au prix de lésions 39
C. Regaud et R. Ferroux, « Influence du facteur temps sur la stérilisation des lignées cellulaires normales et néoplasiques par la radiothérapie », Rapport au 2e congrès international de radiologie, Stockholm, 23-27 juillet 1928. Publié dans Acta Radiologica, 3, 107-123, 1929.
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cutanées graves pouvant entraîner la mort de l’animal40 . C’est de ses études expérimentales, qu’il peut affirmer qu’une dose plus faible administrée dans un temps plus long est plus efficace (contre un processus de multiplication cellulaire du type de la spermatogenèse), et moins nuisible (à l’égard des tissus vasculaires et conjonctifs), qu’une dose plus forte appliquée en un temps très court. Il en résulte que « l’on peut, par un certain aménagement du facteur temps, détruire aisément toutes les spermatogonies sans produire aucune lésion sérieuse sur la peau ». Il précisera : « Il ressort avec évidence de nos expériences avec les rayons X que le fractionnement ou l’étalement de la dose ont pour conséquence d’agrandir l’intervalle entre les radiosensibilités des tissus41 . » Mais Regaud estime que les variations des effets biologiques, corrélatives aux variations de l’intensité et de la durée, ont un mécanisme certainement complexe. Son explication est la suivante : les cellules mères de la lignée germinale, les spermatogonies, étant les plus sensibles, le tissu séminal présente une alternance de périodes de radiosensibilité et de radiorésistance suivant le temps et la localisation. Si, l’irradiation est prolongée, toutes les spermatogonies passeront tour à tour sous le rayonnement pendant leur stade de radiosensibilité maximale. Regaud voit ainsi, dans la fonction discontinue et cyclique de l’épithélium séminal ou encore, comme il le décrit, le rythme alternant de la reproduction cellulaire42 , l’explication de l’efficacité d’une irradiation prolongée. Par contre, le dénombrement des mitoses observées sur une coupe tissulaire, ou index caryocinétique, ne lui paraît pas avoir de réelle valeur de prédictibilité. Pour lui, c’est le mouvement dans le temps du cycle cellulaire qui fait la différence entre l’effet caustique non discriminant des fortes doses, prônées par les auteurs allemands, et la destruction sélective par une irradiation prolongée.
Hypoxie et radiosensibilité Chez le lapin, Regaud observe que « la suspension temporaire de la circulation dans un tissu radiosensible protège ce tissu, dans une certaine mesure, contre l’effet du rayonnement43 ». Il ne s’agit pas d’un retard 40 Ces études ont été conduites par Regaud et Ferroux (1925-1929), puis par Regaud, Ferroux et Samsonow (1931-1936). Cf. C. Regaud et R. Ferroux, « Influence du facteur temps . . . », op. cit., 1929. 41 C. Regaud et R. Ferroux, « Sur la diversité des réactions des tissus traités par les rayons X, en rapport avec le facteur temps, et sur la relativité de la dosimétrie biologique dans la röntgenthérapie des tumeurs malignes », Radiophysiol. et Radiothérapie, 2, 293-318, 1930. 42 C. Regaud, « Le rythme alternant de la multiplication cellulaire et la radiosensibilité du testicule », C.R. Soc. Biol., 86, 822-824, 1922 ; « La radiosensibilité des néoplasmes malins, dans ses relations avec les fluctuations de la multiplication cellulaire », C.R. Soc. Biol., 86, 993-995, 1922 ; « Distribution chronologique rationnelle d’un traitement de cancer épithélial par les radiations », C.R. Soc. Biol., Paris, 86, 1085-1088, 1922. 43 R. Ferroux et C. Regaud, « Influence de l’ischémie temporaire sur la radiosensibilité de la peau et de l’épithélium séminal », C.R. Soc. Biol., 97, 663-665, 1927.
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dans l’apparition des lésions mais d’une diminution réelle de la radiosensibilité cellulaire. Ces résultats viennent confirmer les observations préliminaires de Jolly, Ferroux et Lacassagne. La présence de cellules hypoxiques, c’est-à-dire privées d’oxygène, même en faible proportion, réduit la possibilité de stérilisation. Quarante ans plus tard, on montrera qu’il existe dans les tumeurs humaines des échanges permanents entre les différents compartiments cellulaires, singulièrement entre les cellules privées d’oxygène et la région correctement oxygénée. Le processus qui fait passer une partie des cellules privées d’oxygène dans le compartiment des cellules oxygénées sera décrit sous le terme de « réoxygénation ». De ce fait, le rôle des cellules hypoxiques se trouve considérablement réduit après une irradiation fractionnée.
Action des rayons sur d’autres organes Regaud, qui connaît très bien l’histologie comparée, ne manque pas de souligner l’intérêt d’étendre ses observations à d’autres tissus de rats, chiens, chats et lapins. Entre 1911 et 1913, avec ses élèves, il passe au crible des rayons l’ovaire, le thymus, les muqueuses digestives. Antoine Lacassagne, ancien interne des Hôpitaux de Lyon et titulaire d’une licence en sciences, publie ses premiers travaux avec Regaud, en 1911, sur l’ovaire de la lapine et présente une thèse de doctorat en 1913. Il écrit dans son introduction : « L’action de ces rayons s’exerce en effet avec une électivité si délicate à l’égard de certaines cellules – respectant l’une d’elles alors que sa voisine est détruite, ralentissant seulement le travail de certaines autres, annihilant définitivement ou temporairement au point de vue fonctionnel certains groupes d’éléments – qu’ils opèrent une véritable dissection microscopique44 . » La complexité structurale de l’ovaire qui comporte en son sein des tissus très différents se prête bien à l’action des rayons comme outil de dissection cellulaire. Ce travail sur l’ovaire, inspiré par Regaud, contient déjà en germe tous les aspects des recherches qu’il sera amené à aborder plus tard dans les domaines de la radiobiologie, de la cancérologie et de l’endocrinologie45 . Les effets des rayons X sur le thymus, étudiés avec R. Crémieu, consistent en une régression rapide de l’organe avec disparition des lymphocytes et transformation du tissu épithélial. Une irradiation modérée fait suivre cette phase d’involution d’une phase de régénération à partir des éléments restés intacts à la périphérie des lobules. Ces observations, en permettant une véritable dissection des différentes composantes cellulaires, contribuent à la compréhension histo-physiologique de la glande et encouragent l’utilisation des rayons X dans le traitement de l’hypertrophie thymique chez l’enfant, notamment en cas d’accidents 44
A. Lacassagne, « Étude histologique et physiologique des effets produits sur l’ovaire par les rayons X », Thèse, Université de Lyon, 1913.
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C. Regaud et A. Lacassagne, C.R. Soc. Biol., 74, 601-604, 783-786, 869-871, 1308-1311, 1913.
De l’empirisme à la démarche raisonnée
immédiatement menaçants. L’application répétée de doses d’intensité moyenne de rayons filtrés permet d’obtenir la stérilisation de la glande et un résultat clinique satisfaisant. Ici, le traitement des malades s’appuie sur l’étude des effets des radiations sur la glande normale46 . La radiosensibilité des muqueuses digestives, étudiée avec Nogier et Lacassagne, est très grande chez le chien et bien moindre chez le lapin. Pour Regaud, des lésions graves des muqueuses digestives suivies de perforation peuvent entraîner la mort d’un chien pour des doses utilisées en une seule séance pour traiter une lésion cutanée. Ces faits ont une grande importance en radiothérapie de la région abdominale. Après la Première Guerre mondiale, Regaud poursuivra ses travaux expérimentaux avec Lacassagne sur l’embryon de poulet47 avec Ferroux sur les effets tissulaires du fractionnement48 . L’ouvrage publié par Antoine Lacassagne et George Gricouroff en 1941 sur les aspects histopathologiques des effets des radiations ionisantes représente une synthèse des travaux inspirés par Regaud à la Fondation Curie au cours des années 1920-1930. Il restera longtemps une référence dans le domaine49 .
De la stérilisation du testicule au traitement des cancers Dans l’ignorance où l’on se trouve, en ce début du XXe siècle, des causes des cancers, l’effet des radiations sur les tissus normaux et pathologiques devient un objet d’étude en soi. Les travaux expérimentaux initiés par Albers-Schönberg en Allemagne vont avoir un grand retentissement dans le monde médical et les faits cliniques ne tarderont pas à apporter leur appoint. C’est aux États-Unis qu’au tout début de 1905, Tilden Brown et A. Osgood publient dans l’American Journal of medical sciences des cas de stérilité chez des médecins exposés aux rayons X. Indemnes de tout contexte pathologique, certains d’entre eux présentent une azoospermie. Malgré 46 On ne sait pas encore que ces enfants irradiés pour des affections bénignes développeront 30 ou 40 ans plus tard, des nodules thyroïdiens et, pour certains d’entre eux, des cancers de la thyroïde. Les premiers cas seront signalés à la fin des années quarante. Les traitements par les rayons utilisés dans la teigne du cuir chevelu, l’hypertrophie amygdalienne ou des adénopathies cervicales, ont connu les mêmes déboires. Située dans le champ d’irradiation, la thyroïde se révèlera l’un des organes les plus sensibles à l’action cancérigène des radiations. 47 C. Regaud, A. Lacassagne et J. Jovin, « Lésions microscopiques déterminées par les rayons X dans l’embryon de poulet », C.R. Soc. Biol., 93, 1587-1589, 1925. 48 C. Regaud, R. Ferroux, « Sur la diversité des réactions des tissus traités par les rayons X, en rapport avec le facteur temps, et sur la relativité de la dosimétrie biologique dans la röntgenthérapie des tumeurs malignes », Zeitschrift für Krebsforschung, 1930, Bd 32, H, 1-2, pp. 10-26. Radiophysiologie et Radiothérapie, 2, 293-318, 1931. 49 A. Lacassagne et G. Gricouroff, Action des radiations sur les tissus, Paris, Masson et Cie, 1941.
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Pionniers de la radiothérapie
l’absence de démonstration totalement convaincante, ces observations sont de nature à légitimer les craintes d’une action stérilisante chez l’homme et, lors du congrès de Berlin, l’accent est mis sur « l’effroyable danger social que pouvait devenir un agent malthusien aussi secret, aussi insaisissable dans son application. » Une motion est votée réservant l’emploi des rayons X chez l’homme aux seuls médecins. En France, l’Académie de médecine s’en fait l’écho, mais l’heure n’est pas encore à une véritable prise de conscience. J. Belot écrit dans son traité paru en 1905 : « Les rayons de Röntgen constituent un agent thérapeutique puissant, encore imparfaitement connu, difficile à manier, et qui réclame de la part de ceux qui s’en servent beaucoup de doigté et de prudence. Il faut toujours proportionner les risques à la difficulté du but que l’on se propose d’atteindre50 . » Pour Regaud, les premiers principes du traitement des cancers par les rayons X se déduisent des données expérimentales qu’il a obtenues sur les tissus normaux. C’est en partant de l’intuition qu’il y avait parallélisme entre spermatogenèse et croissance incontrôlée des tumeurs que Regaud a pu établir les bases biologiques de la « radiothérapie élective ». Les rayons s’attaquent biologiquement aux cellules cancéreuses, comme ils s’attaquent plus généralement aux tissus qui se renouvellent très vite. Leur pouvoir destructeur se mesure dorénavant à leur capacité d’atteindre certains tissus et d’en épargner d’autres. Ils doivent être capables de détruire les tissus cancéreux tout en épargnant les tissus normaux. « Après que je fus devenu familier avec l’épithélium séminal, je fis souvent un rapprochement entre la spermatogenèse et le processus histologique des cancers. Je crois toujours que ce rapprochement est juste, » écrira-t-il plus tard, et il ajoutera : « Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une souche cellulaire fertile qui se maintient indéfiniment immuable ; ces souches donnent des lignées cellulaires latérales, qui évoluent en se différenciant. Le mécanisme de la guérison d’un cancer devait donc être le même que celui de la stérilisation d’un testicule51 . » Si l’on peut stériliser un testicule, pourquoi ne pourrait-on pas stériliser une tumeur cancéreuse ? Sans doute, mais les cellules qui assurent le renouvellement d’un tissu cancéreux sont-elles aussi sensibles aux radiations que les cellules souches de la lignée germinale ? Rien n’est moins sûr. Il semble même que « les spermatogonies, qui tiennent dans leur infime masse totale tout l’avenir de la spermatogenèse, soient beaucoup plus sensibles que les cellules souches des cancers épithéliaux52 . » La radiosensibilité des tumeurs se mesure en fait par la dose de rayons nécessaire pour obtenir la stérilisation définitive des cellules responsables de son renouvellement. Quant il y a repeuplement d’un tissu irradié par des cellules tumorales, il ne peut se faire qu’à partir de cellules 50
J. Belot, op. cit., p. 289.
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Notice sur les travaux scientifiques (1893-1923) publiés par Cl. Regaud, Paris, Baillière et fils, 1923.
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Ibid.
De l’empirisme à la démarche raisonnée
souches épargnées et témoigne ainsi d’une stérilisation incomplète. La radiosensibilité est bien une propriété intrinsèque des tissus tumoraux, mais elle dépend aussi de la nature du tissu tumoral et de son degré d’hétérogénéité. Très tôt, Regaud a voulu attirer l’attention sur le fait que toutes les cellules d’un même tissu tumoral ne se comportent pas uniformément vis-à-vis des rayons. Les techniques d’irradiation connaîtront bien d’autres évolutions technologiques, mais le temps était venu pour Regaud d’appliquer les techniques d’irradiation, qu’il avait mises au point expérimentalement, à des malades porteurs de tumeurs malignes considérées comme incurables. Il dispose pour cela de rayons filtrés plus pénétrants et plus électifs. Il espère pouvoir traiter des lésions profondes et donner un avenir à une méthode de traitement qui s’était jusque là cantonnée aux lésions cutanées de peu d’épaisseur et restait le domaine privilégié des dermatologues. Malgré les obstacles mis en relief par l’expérience des pionniers, malgré les difficultés qu’il rencontrera lui-même lors de son passage à l’acte, Regaud ne se départira jamais de son enthousiasme initial. Sa ténacité triomphera des difficultés. Il a confiance dans une démarche appuyée sur la raison et l’esprit critique. C’est dans l’amélioration des techniques, et singulièrement l’emploi de filtres de plus en plus épais, qu’il trouvera le moyen de disposer de rayons plus pénétrants et plus électifs permettant d’espérer traiter avec succès d’autres tumeurs que les cancers superficiels de la peau.
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Chapitre 5
Regards croisés
À l’aube du XXe siècle, la mobilisation contre le cancer est d’actualité. Nous sommes dans l’ère post-pasteurienne. Le début de maîtrise des grandes maladies infectieuses fait apparaître déjà le cancer comme un « fléau de l’humanité ». Sur ce fond de débat de société autour du cancer brutalement érigé en fléau social, deux destins vont se croiser, celui d’une grande dame de la science, Marie Curie, et celui d’un médecin, homme de laboratoire peu connu de l’élite parisienne, Claudius Regaud. Rien ne rapproche l’éminente physicienne polonaise et l’histologiste lyonnais. Marie Sklodowska Curie cumule les « premières ». Première femme en France à recevoir le titre de Docteur en sciences, première femme prix Nobel, première femme à enseigner à la Sorbonne, « femme d’orgueil, de passion et de labeur » comme l’écrit Françoise Giroud. Tantôt encensée et vénérée, tantôt blâmée voire calomniée, Marie Curie entrera très tôt, dans la légende1 . Sa découverte avec Pierre Curie de la nature atomique de la radioactivité l’a inscrit parmi les figures incontournables de l’histoire des sciences. Sa jeunesse polonaise, la « baraque en planches » qui lui servait de laboratoire, son caractère intraitable, le fait qu’elle soit une femme, vont contribuer à en faire une icône. Claudius Regaud est encore loin, à cette époque, de l’agitation parisienne. Approfondissant la voie tracée par des auteurs bordelais, il a identifié la cellule souche comme l’élément le plus sensible aux rayonnements ionisants, la chromatine comme cible potentielle, et décrit l’action tératogène des radiations. En se fondant sur l’expérimentation animale, il posera les bases biologiques de la radiothérapie comme traitement scientifique du cancer. Il montrera de façon définitive que les tissus vivants ne réagissent pas tous de la même façon à l’irradiation, et qu’en jouant sur la dose par séance et l’intervalle de temps entre les séances,
1
Elle a fait l’objet de nombreuses biographies, parfois romancées. Citons : Madame Curie, par Ève Curie, Gallimard, 1938, réédité en folio, 1981 ; Marie Curie derrière la légende, par Robert W. Reid, Le Seuil, 1979 ; Une femme honorable, par Françoise Giroud, Fayard, 1981 ; Marie Curie et sa fille Irène, deux femmes, trois Nobel, par Rosalynd Pflaum, Pierre Belfond, Paris, 1992 ; Curie-Joliot-Curie, itinéraires d’exception, par Pierre Radvanyi, Pour la science, 2001.
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Pionniers de la radiothérapie
on peut « stériliser » la tumeur tout en épargnant les tissus environnant. Son souvenir restera très présent dans la mémoire de ses élèves les plus proches2 . En ce début de siècle, Marie Curie et Claudius Regaud ne se connaissent pas encore. Ils sont sur des orbites totalement différentes et rien ne peut laisser prévoir qu’ils joindront un jour leurs efforts. Les évènements vont en décider autrement. Revenons sur leurs itinéraires. Leur intérêt pour les radiations ionisantes n’est pas leur seul point de convergence. On en retrouve quelque écho dans l’éducation qu’ils ont reçue, leurs exceptionnelles qualités morales et intellectuelles, leur foi dans la science et une conscience nationale très marquée. Mais ils partagent aussi certains traits de caractère. Indépendants, prompts à la révolte, tous deux ont fait preuve, tout au long de leur parcours, d’une énergie et d’une volonté hors du commun. Enfin, expérimentateurs rigoureux, ils ont toujours su montrer un souci extrême de précision et d’exactitude dans leurs observations, et la volonté d’aller au bout de leurs hypothèses.
La jeunesse Maria Sklodowska naît à Varsovie, le 7 novembre 1867, dans une famille cultivée où le savoir tient lieu de patrimoine. Son père est professeur de mathématiques et de physique dans une école publique, et sa mère directrice d’un pensionnat de jeunes filles. Il est libre penseur et elle très croyante. D’éducation stricte et issus d’une petite noblesse terrienne appauvrie, ils veillent tous deux avec le plus grand soin aux études de leurs enfants, un fils et quatre filles, dont Maria est la cadette. Maria est une enfant timide et réservée. Claudius François Regaud naît à Lyon, le 30 janvier 1870. Son père est issu d’une famille de savoyards, et sa mère d’une famille de carriers à Couzon au Mont d’Or. Comme beaucoup d’enfants de cette bourgeoisie urbaine, Claudius est confié, à peine âgé de quelques jours, à une nourrice dont on dit qu’elle est une excellente montagnarde. Il passe ses premières années au Chatelard, dans les Bauges, sous la surveillance de ses grands-parents paternels. C’est là que ses yeux se sont ouverts sur un paysage de cimes et de vallées. Maria a à peine dix ans quand sa sœur Sofia meurt du typhus, bientôt suivie par sa mère, atteinte de tuberculose. Ces deuils la marqueront profondément. Ayant grandi dans le climat religieux de Varsovie, 2
Citons Albert Policard, Antoine Lacassagne ou Juan Del Regato qui fut l’un des pionniers de la radiothérapie outre-Atlantique. Parmi les notices biographiques, nous retiendrons celles de A. Lacassagne, « Cl. Regaud (1870-1940) », Annales de l’Institut Pasteur, 66, 181-185, 1941, de J. Del Regato, « Claudius Regaud », International Journal of Radiation Oncology Biology Physics, 1, 993-1001, 1976. Le lecteur intéressé se reportera à l’ouvrage de son fils Jean Regaud, excellente chronique de sa vie et de son oeuvre : Claudius Regaud (1870-1940), Maloine, Paris, 1982. Enfin, nous noterons que la Société européenne de radiothérapie et d’oncologie (ESTRO) lui dédie régulièrement une « Regaud lecture ».
Regards croisés
auprès d’un mère mystique qu’elle aimait beaucoup, Maria deviendra agnostique. De la dévotion de son enfance, il ne lui restera que le vague désir de croire à quelque chose qui la dépasse. Chez les Regaud, la famille s’agrandit avec la naissance de Francisque en 1871, puis de Romain et de Louis Guillaume. Ce dernier meurt à l’âge de cinq ans d’une péritonite appendiculaire. Ce sera le premier contact du jeune Claudius avec la mort. Revenu du Chatelard, il rejoint comme pensionnaire le lycée de Lyon. Son père s’absente beaucoup. Sa mère a laissé le souvenir d’une femme énergique et autoritaire. La famille se retrouve, pour les vacances d’été, dans la maison familiale du charmant petit village de Couzon au Mont d’Or, située au nord de Lyon sur les bords de la Saône. Claudius y restera très attaché. Enfant précoce, Maria est une élève brillante. En 1883, elle passe son baccalauréat et reçoit la médaille d’or de sa classe. Après une année de repos chez des parents de province, où elle découvre son goût pour la campagne, elle reprend le chemin de Varsovie, qu’elle avait un temps oubliée pour les courses en traîneaux, les culbutes dans la neige et les joies de l’insouciance de son âge. Dès 1882, Claudius rejoint le collège des Chartreux, dont il gardera un excellent souvenir. Il est estimé de ses camarades et de ses professeurs. Il s’ouvre à la vie sociale en participant activement aux conférences de St-Vincent-de-Paul. Il développe aussi ses goûts pour la musique, joue du piano, du saxophone, et participe aux soirées musicales. Il noue des relations étroites avec un de ses professeurs, l’abbé Remy Fouilliand, qui l’initie à la fois à la physique et aux joies enivrantes des grandes randonnées en montagne. Avec lui, il découvre le massif de la Grande Chartreuse. L’abbé Fouilliand le fait entrer à la section lyonnaise du Club alpin français que fréquentait déjà son père.
La science : une vocation Marie Curie, qui est encore Maria Sklodowska, comme Claudius Regaud, ont grandi sur le terreau des idées positivistes, qui étaient censées à l’époque être porteuses d’un idéal de progrès social. Dans ce mouvement qui traversait l’Europe dès le milieu du XIXe siècle, la science émergeait comme une force nouvelle. Elle devait apporter le bonheur au monde. Dans la Pologne humiliée, terre dépecée à quatre reprises depuis un siècle, ces idées prennent un aspect provocateur. Varsovie est à cette époque sous occupation russe. Les filles sont exclues de l’enseignement supérieur. Maria adolescente rêve à de nouveaux horizons, emplis de science et de liberté. L’émancipation des femmes est au centre de ce nouveau système de valeurs. Elle fait la connaissance de jeunes gens qui partagent ces idées et se retrouvent dans ce que l’on a appelé « l’Université volante », une organisation clandestine en marge de l’enseignement officiel, surtout destinée aux femmes. Devenue institutrice privée dans des familles aisées, Maria va un temps s’éloigner de Varsovie. Elle y
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Pionniers de la radiothérapie
Figure 5.1. Maria Sklodowska lors de son arrivée à Paris en 1892. On la voit ici sur le balcon des Dluski, nom de famille de sa sœur Bronia, rue d’Allemagne à Paris (aujourd’hui avenue Jean Jaurès).
reviendra à la fin des années 1880. Elle apprend alors que sa sœur Bronia, de trois ans son aînée, souhaite partir pour Paris faire des études de médecine. Pendant ces années, à Lyon, au collège des Chartreux, l’atmosphère n’est pas à la révolution. Mais le jeune Claudius n’est plus l’enfant doux et obéissant qu’il était. Il s’affirme, juge le monde qui l’entoure, et confirme son goût pour les sciences exactes. Orienté en 1887 par son père vers des études de droit, cet élève doué, intelligent, et apprécié de ses professeurs, ne passe pas le cap de l’examen de fin d’année. Acte manqué ? Il aurait répondu à un membre du jury, manifestement fort embarrassé d’avoir à annoncer cet échec à la famille présente : « J’ai fait cette première année de droit parce que mon père le voulait ». Inscrit en même temps à la Faculté des sciences, il recueille d’excellentes notes : « dispositions remarquables pour les sciences expérimentales », commente le doyen de cette faculté3 . Maria a un plan. Les Sklodowska ont des difficultés financières. Informée des souhaits de sa sœur aînée, Maria décide de l’aider financièrement. L’Université de Paris est, à cette époque, une des plus importantes dans le monde et bénéficie d’un rayonnement incontestable. De plus, Paris est, pour de nombreux européens, synonyme de ville de culture et lointain symbole de liberté. Quand sa sœur sera docteur, Maria prendra à son tour le train pour Paris. Plusieurs années s’écoulent. Pendant tout ce temps, Maria travaille le soir. Elle se passionne surtout pour la physique et les mathématiques. Une fois revenue à Varsovie, elle fréquente un petit laboratoire qui, derrière la façade officielle du musée de l’industrie et de l’agriculture, permet d’enseigner les sciences à de jeunes polonais. C’est là, dans ce modeste laboratoire équipé pour des expériences simples que Maria, le dimanche et le soir, s’initie au maniement des éprouvettes, des balances de précision et des électromètres. Elle apprend à reproduire des manipulations élémentaires de physique et chimie, et nourrit sa vocation pour les sciences expérimentales. En 1888, Claudius s’inscrit à la faculté de médecine : « C’est la médecine que je veux faire et c’est bien ainsi. » Première rupture, premier acte d’indépendance. Après s’être dégagé de ses obligations militaires, Claudius est nommé interne des hôpitaux de Lyon en 1891. Il a 21 ans. Il débute son internat dans le service de Joseph Renaut. L’histologie devient son domaine. Ce choix va orienter sa carrière vers l’enseignement et la recherche scientifique.
Une volonté d’airain Dans des contextes socio-politiques très différents, nos deux personnages savent faire leurs choix. Souci d’indépendance, force de caractère, volonté affirmée et persévérance, marqueront leurs parcours. Figure 5.2. Claudius Regaud étudiant à Lyon.
3
Cité par J. Regaud, op. cit., p. 17.
Regards croisés
En 1891, Maria Sklodowska va avoir 24 ans. Voilà huit ans qu’elle a passé son baccalauréat, six ans qu’elle travaille comme institutrice. Elle est décidée et peut compter sur l’aide de sa sœur aînée qui, à Paris, vient d’épouser un compatriote, le docteur Dluski. En cette fin d’année 1891, Maria prend le train pour Paris. Installée chez sa sœur, elle s’inscrit à la Sorbonne, après avoir obtenu l’équivalence du baccalauréat. Dès lors, Maria devient Marie. Bientôt, elle s’installe dans une mansarde située au sixième étage d’un immeuble du Quartier latin. Elle travaille sans relâche et partage la vie spartiate de nombreux étudiants étrangers. Les maigres ressources, qui lui viennent de Pologne, lui permettent tout juste de se nourrir et d’acheter, l’hiver, le charbon pour se chauffer. Quand viennent les vacances d’été, la jeune polonaise regagne son pays natal. Elle a soif d’apprendre et passe de nombreuses heures à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Reçue brillamment à la licence en physique, elle se voit attribuer une bourse destinée aux étudiants polonais. Un an plus tard, en 1894, elle passe sa licence en mathématiques. Bientôt, elle est accueillie dans le laboratoire d’un de ses professeurs, Gabriel Lippmann, et commence une étude des propriétés magnétiques des aciers trempés. En 1892, Claudius perd son père. Soucieux d’approfondir ses connaissances en biologie, il monte à Paris en 1893 pour suivre le cours de microbiologie de l’Institut Pasteur. Il se fait remarquer d’Émile Roux, qui en assure la direction. À la fin du cours, il a le privilège d’être désigné pour représenter les élèves et rendre visite à Monsieur Pasteur, dont Roux est le plus proche collaborateur. Pasteur meurt en 1895. Regaud restera en contact avec Émile Roux tout au long de sa période lyonnaise. Les deux hommes étaient faits pour se comprendre. De retour à Lyon, il prépare pendant son internat, un certificat supérieur de physiologie et perfectionne sa connaissance de la langue allemande. La vie d’étudiante a fait perdre à Marie ses rondeurs d’adolescente. Une silhouette affinée, vêtue sans recherche, lui donne une apparence délicate. Au printemps 1894, Marie fait la connaissance de Pierre Curie, qui étudie le magnétisme à l’École de physique et chimie. Ils vont sympathiser et Marie deviendra madame Curie en juillet 1895. Pour leur voyage de noces, ils achètent deux bicyclettes et prennent plaisir à parcourir les chemins de l’Ile-de-France. Tous deux aiment la campagne avec passion, et les longues marches silencieuses. Ils garderont le goût de ces escapades. Chez Marie, la paysanne de jadis ne mourra jamais. En 1897, Marie donne naissance à une fille prénommée Irène. Les Curie s’installe alors dans une petite maison avec jardin, située sur le boulevard Kellermann, près du parc Montsouris, où le père de Pierre, le docteur Curie, vient les rejoindre. Les Perrin occupent la maison voisine. Ils auront une seconde fille, Ève, en 1904. Regaud a une passion : la montagne. Initié dès son enfance aux joies des grandes randonnées, Regaud affronte bientôt la haute montagne, à la recherche de cette « délicieuse béatitude, ce bonheur intense et profond, cette extase que seuls les alpinistes connaissent ». Après la Chartreuse, il gravit les sommets de la Maurienne, s’enfonce dans la vallée de l’Arc
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Figure 5.3. Pierre et Marie Curie en 1895 dans le jardin des Curie à Sceaux. Ils partagent le goût de la nature, des promenades à bicyclette dans les bois et la griserie du plein air.
Figure 5.4. Claudius Regaud alpiniste (flèche) au sommet du Mont Blanc, avec ses compagnons (Document dû à l’obligeance de Mr. Francis Regaud).
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Figure 5.5. Pic Regaud, 3,249 mètres sur une carte postale de l’époque : « À droite se dresse fièrement le Pic sans nom sur la carte [. . . ] Depuis longtemps, nous guettons ce pic et la tentation de le vaincre devient irrésistible [. . . ] Rien ne trahit là-haut la main de l’homme. Les blocs de granit et de serpentine sont restés là où les ont laissés les dernières convulsions de la montagne naissante », C. Regaud, Annuaire du club alpin français, 1896 (document dû à l’obligeance de Mr. Francis Regaud).
jusqu’au village de Bonneval. Entre 1890 et 1897, en alpiniste chevronné, il court de sommet en sommet et compte à son actif des ascensions réputées difficiles. Ce « pic élancé, gigantesque bloc de serpentine, striés de couloirs glacés, encore vierge de pas humain », comme il l’écrit luimême dans l’annuaire du club alpin français, vaincu par Regaud et ses compagnons le 17 juillet 1895 et officiellement dénommé par la suite pic Regaud, en témoigne pour la postérité, du haut de ses 3,249 m. En 1898, Regaud épouse la sœur d’un camarade des Chartreux, Marie Crozet. Ils auront quatre enfants : Marie-Antoinette en 1898, Félix en 1900, Jean en 1903, et Marguerite en 1905. La vie familiale est simple, bien réglée, un peu austère, sans histoires.
L’attrait des sentiers inexplorés
Figure 5.6. Pierre et Marie Curie dans leur « hangar », à l’École municipale de physique et chimie industrielles de la ville de Paris.
Marie Curie et Claudius Regaud portent en eux la curiosité et l’audace des explorateurs. Chacun dans son domaine, ils se laisseront guidés par le goût de l’aventure, l’attrait de l’inconnu, l’amour de la beauté. Sitôt rétablie après la naissance de sa fille, Marie Curie choisit délibérément comme sujet de thèse les curieux rayonnements qui viennent d’être découverts par Becquerel. Ce dernier croyait avoir épuisé le sujet. Convaincu de l’intérêt d’aller plus avant dans l’exploration de ce monde étrange, Pierre Curie joint ses efforts à ceux de sa femme et se met en quête d’un laboratoire pour ces nouvelles expériences. Pierre est imaginatif. Marie est énergique et tenace. Leur collaboration sera exemplaire. En entreprenant l’étude systématique de minerais à l’état natif, Marie pense très vite à la possibilité d’éléments radioactifs encore inconnus. C’est cette intuition qui, conjuguée avec la volonté opiniâtre de Marie,
Regards croisés
permettra aux Curie de franchir une deuxième étape dans l’étude de la radioactivité, avec la découverte du polonium et du radium. Puis vient la phase de la séparation du radium en quantité pondérable. Mais la tâche est ardue. Marie écrit : « C’était un travail exténuant que de transporter les récipients, de transvaser les liquides et de remuer pendant des heures, au moyen d’une tige de fer, la matière en ébullition dans une bassine en fonte ». Piler des kilos de minerai, porter à ébullition, dissoudre, filtrer, précipiter, cristalliser. Labeur répétitif. Le travail progresse au rythme laborieux de l’enrichissement progressif en matière radioactive. L’appui d’un membre de l’Académie des sciences de Vienne permet aux Curie de contourner l’embargo imposé par les autorités austro-hongroises sur l’exploitation des mines de St Joachimsthal en Bohême4 et de bénéficier de la mise à disposition d’une partie des résidus de l’activité industrielle. En 1900, après le Congrès international de physique organisé lors de l’exposition universelle, Pierre se consacre avec Debierne à l’étude des propriétés du radium, alors que Marie poursuit avec acharnement les traitements chimiques en vue de la préparation de sels purs. Puis ce sera la controverse à propos de la « radioactivité induite », et la découverte en 1903 par Rutherford et Soddy de la transmutation et des familles radioactives. Le vieux rêve de l’alchimie, la transmutation, c’est-à-dire la transformation des éléments les uns dans les autres, devient réalité. Pierre admettra son erreur. Opiniâtre, Marie mettra plus longtemps à surmonter ses réticences. L’historiographie officielle retiendra l’image d’un couple réservé, à l’écart des honneurs, travaillant avec peu de moyens dans un « hangar délabré », véritable laboratoire de fortune. Souffrant des insuffisances de leurs ressources et de la précarité de leur situation, Pierre et Marie Curie demandent à cor et à cris des moyens de travail. En refusant la Légion d’honneur, Pierre écrit : « Je n’éprouve pas du tout le besoin d’être décoré, mais j’ai le plus grand besoin d’avoir un laboratoire. » Le 25 juin 1903, Marie Curie, soutient sa thèse de doctorat à la Sorbonne. Première femme à présenter sa thèse en sciences physiques à l’Université de Paris, elle termine ainsi son mémoire : « Nos recherches sur les substances radioactives nouvelles ont donné lieu à un mouvement scientifique, et ont été le point de départ de nombreux travaux relatifs à la recherche de substances radioactives nouvelles et à l’étude du rayonnement des substances radioactives connues ».
La même année, le prix Nobel apporte enfin aux Curie la reconnaissance officielle et l’argent qui leur manquaient. La presse s’intéresse à leur travail et à leur personnalité. Le radium, paré de vertus mystérieuses, fascine. La modestie du couple attise la curiosité. Le président de la République se déplace. Pierre est nommé professeur titulaire à la Sorbonne, et un crédit d’installation permet au couple de déménager et de transférer leurs appareils dans un petit bâtiment de la rue Cuvier. 4
Aujourd’hui Jáchymore en République Tchèque.
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À Lyon, Claudius Regaud se sent lui aussi, à sa manière, attiré hors des sentiers battus. L’alpiniste s’exalte en triomphant des difficultés. « Il rêve surtout d’être le premier à fouler un sol vierge et de pouvoir se dire : nul pas humain avant moi n’a gravi ce pic, écrira son fils5 . » Au laboratoire, le chercheur est un habile expérimentateur. Guidé par une intuition mêlée de lucidité, c’est avec une très grande rigueur qu’il aborde ses protocoles expérimentaux, comme il prépare ses courses en montagne. Son goût pour la recherche scientifique le conduira très tôt sur les chemins encore peu explorés de l’histologie fonctionnelle. Peu de domaines de l’histologie comparée lui ont échappés, et c’est armé d’une solide connaissance de cette science des cellules et des tissus qu’il abordera, avec enthousiasme, le domaine tout nouveau des effets biologiques des radiations ionisantes. Nommé à l’agrégation, il s’impose par ses qualités pédagogiques et sait créer, autour de lui, une intense activité scientifique attirant de nombreux élèves. Il a le goût de l’enseignement. Convaincant par le verbe et par l’écrit, il sait trouver les mots justes pour faire comprendre des notions abstraites et attirer de nombreux élèves. Devenu le collaborateur indispensable, il s’affirme rapidement comme animateur scientifique et administrateur du laboratoire de la faculté de Lyon dans lequel il travaille. En 1904, il fonde avec son maître Renaut la Revue Générale d’Histologie, destinée à offrir aux professionnels un nouvel outil documentaire leur permettant de suivre une actualité scientifique considérée, à l’époque, comme en pleine évolution. Assumant au quotidien sa tâche de médecin, d’enseignant et de chercheur, avec l’engagement personnel qui lui est coutumier, Regaud ne tardera pas à souligner les insuffisances du système et la pauvreté des moyens mis à sa disposition.
1906, année charnière Alors que Regaud, Bergonié et Tribondeau, en l’espace de quelques mois, posent les fondements d’une science émergente, la radiobiologie, le drame va bouleverser l’itinéraire de Marie Curie. Le jeudi 19 avril 1906, Pierre Curie se dirige vers l’Académie des sciences, quai Conti. Il traverse la rue Dauphine, au débouché des quais et du Pont-Neuf. La circulation est dense, et la chaussée est mouillée. Distrait, il s’élance, parapluie à la main et il ne voit pas un chariot tiré par deux chevaux qui s’engage dans la rue Dauphine. Surpris, il s’accroche à l’un des chevaux, glisse et tombe sous la roue arrière gauche. La mort est immédiate. « À quoi rêvait-il encore ? » dira son père en apprenant la nouvelle. Marie Curie reste terrassée. « Une chape de solitude et de secret s’est posée, pour toujours sur ses épaules », écrira sa fille Ève. Pendant la nuit, fiacres et voitures se succèdent devant la maison. Les messages affluent, provenant parfois des plus hautes personnalités de l’État. Dans sa détresse, Marie, peu habituée à livrer ses sentiments, commence un 5
J. Regaud, op. cit., p. 30.
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journal intime, dans lequel elle s’adresse au disparu. La douleur a réussi à fissurer cette carapace de fierté qu’elle s’était édifiée pour se protéger. Peu de temps après le drame, elle reprend avec énergie ses activités de laboratoire et se plonge dans un nouvel effort de séparation et de purification du radium. À la rentrée universitaire, elle reprend, par décision unanime du conseil de Faculté, le cours de Pierre à la Sorbonne, au point précis où il l’avait laissé. Elle deviendra ainsi, la première femme à enseigner à la Sorbonne. Le 5 novembre, la foule est au rendezvous pour assister à son premier cours et saluer cette victoire sur les traditions établies. Tout le monde se presse pour entendre Marie qui apparaît vêtue de noir, s’exprimant d’une voie faible, à peine audible aux derniers rangs de l’amphithéâtre. Et il n’y avait pas que des étudiants sur les gradins, mais aussi des journalistes et de simples spectateurs. En cette même année 1906, la situation sociale du cancer va changer. Peut-être peut-on y voir à la fois la conséquence de l’irruption dans le champ de la cancérologie de nouveaux espoirs de traitement, et une réelle prise de conscience de l’incidence de la maladie dans un monde où l’on a appris à mieux maîtriser les grands fléaux des siècles passés. Les politiques se mobilisent pour la première fois pour lutter contre la maladie. La guerre au cancer est déclarée. Alors que l’entente cordiale avec la Grande Bretagne cache mal les rivalités inter-impérialistes et le conflit qui se prépare, la mobilisation est internationale et se fait sur l’initiative des Allemands. Des délégués de treize pays se retrouvent à Berlin, à l’occasion de la première conférence internationale pour l’étude du cancer réunie à Heidelberg et Francfort. Ils décident alors, de coordonner leurs efforts à la recherche des meilleurs moyens de lutter contre la maladie. Le terme de « fléau de l’humanité » figure dans les discours officiels. Dans le monde entier, le cancer est promu au rang de cause majeure de mortalité après les maladies cardio-vasculaires. Dès 1900, une société savante a vu le jour en Allemagne, rapidement suivie par la création de l’Imperial cancer research fund (ICRF) en GrandeBretagne, puis d’initiatives semblables aux États-Unis, aux Pays-Bas et au Japon. C’est en 1906 que naît l’Association française pour l’étude du cancer (AFEC), sous l’égide de personnalités de premier plan du monde scientifique, de la politique et de la finance. L’initiative en revient à Charles Bouchard, Pierre Delbet et au baron Henri de Rothschild, médecin et philanthrope. D’abord constituée des représentants de l’élite médico-chirurgicale, l’association s’adjoindra des fondamentalistes, venant notamment du Collège de France ou de l’Institut Pasteur, et des électroradiologistes spécialistes des radiations. À cette époque, la mobilisation concerne le monde médical, mais peu le grand public.
Heurs et déconvenues Durant les années qui suivent la mort de Pierre, Marie Curie quitte le boulevard Kellermann pour s’installer à Sceaux. Les enfants grandissent. Une gouvernante polonaise s’en occupe mais leur principal
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compagnon est le docteur Curie, leur grand-père. En 1907, Marie Curie et ses amis organisent pour leurs enfants une sorte de coopérative d’enseignement. Marie y enseigne la physique et illustre ses cours de nombreuses expériences. L’expérience durera deux ans6 . Outre l’enseignement à la Sorbonne, Marie a repris la direction du laboratoire, assistée du fidèle André Debierne. Elle travaille sans relâche à isoler le radium métal. Assistants, préparateurs, et chercheurs bénévoles se côtoient. Souvent perçue à l’extérieur comme une personnalité froide, elle entretient avec les membres de son équipe des liens directs et amicaux. Elle reçoit de nombreux visiteurs. Sans qu’elle le souhaite, les circonstances projetteront sa mince silhouette à la santé fragile au devant de la scène scientifique et médiatique. La coopération internationale est intense et Marie effectue de plus en plus de voyages à l’étranger. Elle collectionne les distinctions. En 1907, un riche industriel américain, Andrew Carnegie, met à sa disposition le financement d’une série de bourses annuelles. Marie se consacre avec ses élèves à la chimie des radioéléments et détermine de plus en plus précisément la masse atomique du radium. Alors que dans certains milieux on doute encore du fait que le radium soit un élément chimique comme les autres, Marie Curie réussit avec Debierne, au cours de l’année 1910, la purification du radium métal et concentre ses efforts sur la réalisation d’un étalon international. Peu après, elle réussit à préparer des échantillons de polonium pur extrêmement actif. Les deux éléments sont classés sans ambiguïté dans la classification périodique. La même année, Marie publie son traité de radioactivité en deux volumes. S’inspirant de l’attitude de Pierre Curie huit ans plus tôt, elle refuse la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Toutefois, sa notoriété internationale ne met pas Marie Curie à l’abri des tourmentes de la scène médiatique. Elle manque son entrée à l’Académie des sciences parce qu’elle est une femme. La presse nationaliste fait campagne sur le thème de « l’étrangère ». Marie Curie en sera profondément meurtrie. Durant l’été de l’année 1911, une campagne de presse odieuse va se saisir d’extraits de lettres de Marie Curie et de Paul Langevin pour lequel elle nourrissait une profonde affection. Le petit Journal, l’Action française, puis l’Œuvre, connu comme le champion de la presse à scandale, xénophobe et antisémite, déversent leur flot de propos orduriers pour stigmatiser « l’étrangère », la « voleuse de maris », le « Chopin de la polonaise ». Procès, duels sont de la partie. Une nouvelle affaire Dreyfus ? Epuisée, Marie Curie loue un appartement à Paris, quai de Béthune. Le 8 novembre 1911, Marie reçoit un télégramme de Stockholm lui annonçant que le prix Nobel de chimie lui est attribué. Ce sera la première scientifique à recevoir deux prix Nobel. Après un hommage particulier à Rutherford, Marie Curie termine ainsi sa conférence Nobel : 6
Ce cours a été publié récemment, à partir des notes recueillies en 1907, par l’une des élèves, Isabelle Chavannes, sous le titre Leçons de Marie Curie, EDP Sciences, Paris, 2003.
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« Il y a une chimie toute particulière, pour laquelle l’outil d’emploi courant est l’électromètre et non pas la balance, et que l’on nommerait volontiers la chimie de l’impondérable. » Cette réflexion reste toujours d’actualité.
En 1913, encore souffrante, Marie Curie se rend à Varsovie pour l’inauguration du pavillon de radioactivité. L’accueil de son pays natal lui permet d’oublier la cruelle campagne de calomnie dont elle a été l’objet. Pendant l’été, sa santé s’améliore. Elle se retrouve en famille avec ses filles, Albert Einstein et son fils, sur les sentiers de randonnées en montagne. Einstein et Marie Curie se lient d’amitié. Claudius Regaud est biologiste et médecin. Si, dans l’ignorance où l’on est des causes du cancer, les effets biologiques des radiations peuvent être considérés comme un objet d’étude en soi, c’est l’espoir de l’avènement d’une « médecine scientifique du cancer » qui s’impose à lui comme objectif. En 1911, il a 41 ans et est devenu un spécialiste reconnu de l’action des rayons X sur les tissus. Encore professeur agrégé dans le laboratoire d’histologie de la Faculté de médecine de Lyon, il décide d’appliquer sur des malades les principes qui découlent de ses observations expérimentales. Tout en s’éloignant de ses recherches fondamentales, il a conscience de s’inscrire dans la continuité de son travail de laboratoire. Le chercheur devient thérapeute. L’observation expérimentale enracine l’action thérapeutique dans une démarche scientifique cohérente. L’observation clinique met à l’épreuve les faits établis expérimentalement et enrichit la connaissance des mécanismes biologiques. Pour Regaud, les objectifs médicaux structurent la démarche expérimentale : « En même temps que je comprenais mieux le mécanisme des effets produits par les rayons X, mon désir devenait de plus en plus vif de vérifier, par l’observation anatomo-clinique et l’analyse histologique, les résultats qu’on commençait d’obtenir avec cet agent dans le traitement des néoplasmes », précisera-t-il plus tard7 .
Il demande alors à des collègues chirurgiens de la Faculté de Lyon de lui adresser des malades considérés comme inopérables. Il s’agit de cancers étendus de la face, de cancers du sein, de sarcomes au-delà de toute possibilité de traitement chirurgical. Regaud voit lui-même les malades, fait et défait les pansements, tient à jour avec minutie ses observations quotidiennes. Pour chaque cas, il précise dans un tableau la surface d’application, l’épaisseur en millimètres du filtre utilisé, la distance focale et la dose administrée. Parfois, la tumeur tend à s’affaisser, les douleurs s’atténuent, la plaie s’améliore. Mais l’espoir est vite déçu, et la tumeur reprend sa progression infernale. Loin de renoncer, Regaud analyse de façon approfondie ces échecs. Il reste persuadé qu’ils ne résultent pas d’impossibilités biologiques incontournables, et que c’est 7
C. Regaud, Notice sur les travaux scientifiques publiés de 1893 à 1935, Paris, PUF, 1936.
Figure 5.7. Cancer du pavillon de l’oreille avant et après traitement par les rayons X en 1911.
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leur analyse minutieuse qui permettra à la radiothérapie de passer à sa phase de maturité. Conformément aux données expérimentales, les effets du traitement n’apparaissent qu’après une période de latence, dont la durée dépend des caractéristiques intrinsèques du tissu irradié. Si, après un certain temps, le processus tumoral reprend ses droits, c’est que des cellules souches persistent dans des régions apparemment « cicatrisées » et sont responsables d’une repopulation des tissus par des cellules tumorales. Pour plus d’efficacité, il sera probablement nécessaire d’augmenter la dose délivrée, ce que les machines de l’époque ne permettent pas. Si l’on observe des radionécroses, c’est-à-dire des effets indésirables dans les tissus normaux traversés par le rayonnement, et si la récidive part de la partie profonde de la tumeur, c’est que l’électivité et le pouvoir pénétrant du rayonnement sont insuffisants. Pour accroître l’électivité de l’action biologique, il faudrait disposer de rayons plus pénétrants. Enfin, fort de ses observations expérimentales, Regaud est bien convaincu que le fractionnement et l’allongement des temps de traitement ont un effet discriminant, en favorisant « l’efficacité utile » des rayons sur les cellules cibles, tout en diminuant « leur effet nuisible » sur les tissus normaux traversés que l’on veut épargner. Les cellules normales se réparant plus vite que les cellules cancéreuses, on peut espérer augmenter ainsi la dose absorbée par les tissus cancéreux. Pour Regaud, la vie intervient, avec sa capacité de restauration ou d’aggravation des lésions déterminées par une agression quelconque. Il précisera plus tard : « Si, non content d’allonger le temps d’irradiation proprement dit, on décompose la dose en fractions, et si on étend le temps total de traitement, en faisant alterner des périodes d’irradiation et des périodes de non-irradiation, il est à présumer qu’on accentuera beaucoup la cause de variation du résultat final : parce qu’on laisse la vie exercer sa puissance pendant plus longtemps et dans des conditions différentes de celles que réalise une irradiation continue »8 . Toutefois, dès ses premières tentatives thérapeutiques, Regaud va s’apercevoir que les tumeurs traitées par des doses insuffisantes, espacées et répétées, deviennent résistantes. Il semble qu’une première tentative, suivie d’une seconde, et d’autres encore, nuisent au contrôle de la tumeur jusqu’à ce que s’installe un état de radio-résistance. Regaud parle d’auto-immunisation et, en même temps que la tumeur devient de plus en plus réfractaire, les tissus normaux qui la pénètrent et l’entourent deviennent au contraire de moins en moins tolérants, ce double processus conduisant à l’incurabilité des cancers9 . Un des aspects les plus novateurs des travaux de Regaud est bien cette prise en compte du facteur temporel dans l’appréciation des 8
C. Regaud et R. Ferroux, « Influence du facteur temps sur la stérilisation des lignées cellulaires normales et néoplasiques par la radiothérapie », op. cit., 1929. 9
C. Regaud et T. Nogier, « Décroissance de la radiosensibilité des tumeurs malignes traitées par des doses successives et convenablement espacées de rayons X », CRAS Paris, 118, 1711, 1914.
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résultats de l’irradiation. Ses constatations vont donner une impulsion nouvelle à la radiothérapie des cancers dans le monde entier et reste encore à l’heure actuelle, la base d’une pratique clinique codifiée. Mais que pense Marie Curie, à cette époque, des applications médicales de ses découvertes ? Humaniste convaincue, comme on l’était à l’époque, du rôle social de la science, elle pense que ses découvertes serviront à l’humanité. Pierre Curie avait pris l’initiative des contacts avec le monde médical. Marie Curie a conscience de l’intérêt médical de ces nouveaux rayonnements. Mais elle est d’abord une scientifique et voit aussi dans les développements biomédicaux un marché, un moyen de trouver de nouvelles ressources et de faire pression sur les pouvoirs publics. Elle est préoccupée par le développement des activités industrielles dont dépend directement la poursuite de ses recherches et suit avec beaucoup d’attention le développement de l’industrie du radium en France. Avec la fin des travaux de l’Institut du radium début 1914, Marie Curie prendra une conscience plus aiguë du développement rapide des applications thérapeutiques dans le monde. Elle prendra l’initiative de solliciter officiellement le doyen de la faculté des sciences pour obtenir les moyens nécessaires à ces développements. On peut penser que le développement thérapeutique, connu en France et dans le monde, par le radium et son émanation, n’a pas été sans effet sur cette démarche. Sur la place parisienne, deux laboratoires privés étudiant et utilisant la radium à des fins thérapeutiques se sont ouverts en 1911 et, à l’étranger, des structures de soins spécialisées ont vu le jour. Il s’agit de ne pas se laisser distancer. C’est à partir de 1911 que Marie Curie développera une activité de certification des substances radioactives en créant un service de mesure, le premier de ce type au monde10 . En 1908, l’AFEC débutera ses travaux et éditera un bulletin qui va rassembler l’essentiel de la littérature sur le cancer publiée avant la Première Guerre mondiale. En même temps, la mobilisation se poursuit avec la création, sur une initiative franco-allemande, de l’Union internationale des peuples contre le cancer, et la tenue d’une nouvelle réunion internationale en 1910, à Paris cette fois, sous la présidence de Gaston Doumergue, alors ministre de l’Instruction publique et futur Président de la République. Il dit dans son discours d’ouverture : « Dans beaucoup de pays, la lutte a été commencée depuis plusieurs années [. . . ] Ici, par des créations de laboratoires [. . . ], là par d’importantes organisations [. . . ], ailleurs par d’admirables instituts comme celui de Londres ». En effet, depuis quelques années, le cancer fait l’objet d’enquêtes épidémiologiques en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, notamment aux États-Unis avec le soutien des compagnies d’assurance. Dès lors, le retard pris par la France sera souvent évoqué comme le témoin de son déclin. À ce stade, la mobilisation concerne principalement l’élite médicale. Elle n’a pas encore de traduction au plan de l’organisation sanitaire, et la radiothérapie reste encore cantonnée au rang des traitements 10
Pour plus d’informations sur cette activité, se référer à S. Boudia, Marie Curie et son laboratoire, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2001.
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accessoires. Une autre réunion se tiendra à Bruxelles en 1913. Puis ce sera la Grande Guerre. Il faudra attendre l’entre-deux-guerres, une nouvelle sensibilisation aux problèmes de santé publique et l’émergence d’une radiothérapie codifiée comme traitement rationnel du cancer, pour que la situation se modifie sur le terrain, à la fois pour le malade et aux yeux de l’opinion publique.
Chapitre 6
La création de l’Institut du radium En ce début de XXe siècle, malgré « l’effet prix Nobel », les pouvoirs publics tardent à créer les laboratoires nécessaires aux recherches qu’imposait une découverte française, qui avait secoué le monde de la physique et paraissait pleine de promesses dans le champ de la biologie et de la médecine. L’idée de rassembler, sur un même site, recherche fondamentale sur la radioactivité et études des applications sur le vivant, née de la volonté conjointe de l’Université de Paris et de l’Institut Pasteur, se concrétise à la fin de l’année 1909.
Une volonté commune de l’Université et de l’Institut Pasteur Un homme va jouer un rôle décisif. Disciple passionné et fidèle collaborateur de Louis Pasteur, Émile Roux a largement contribué au rayonnement de la microbiologie en France et dans le monde. Devenu en 1904, directeur de l’Institut Pasteur, l’homme qui a découvert avec Yersin la toxine diphtérique et ouvert ainsi la voie de la sérothérapie qui sauvera de nombreux enfants, va se muer en directeur soucieux de la pertinence des décisions susceptibles d’engager l’avenir de l’Institut dont il a la charge. Il est intéressé par les développements récents des applications du radium. Il en témoigne dès 1903, dans une interview accordée au journal La Presse du 30 décembre, à l’occasion du prix Nobel accordé à Becquerel et aux Curie, interview reprise par Le Radium dans son premier numéro de janvier 1904 : « M. Danysz, curieux de connaître, d’une façon complète, les effets du radium sur les tissus organiques, s’empara de jeunes souris, dont les os et les tissus sont tendres, et il constata qu’en appliquant sur leur derme le tube contenant la matière précieuse, ces êtres ne tardaient pas à être paralysés, pour succomber dans un délai plus ou moins long1 ». Il tient les rênes d’une prestigieuse maison, fondation de droit privé, affranchie des pesanteurs du système public universitaire, et riche d’un héritage de transfert de technologie et d’application des sciences biologiques naissantes à la médecine. 1
E. Roux, « Le radium et les souris », Cité par Le radium, 1, 16, janvier 1904.
Figure 6.1. Né à Confolens en Charente, Émile Roux (1853-1933) rejoignit Pasteur en 1878 en lui apportant les compétences d’un médecin habile expérimentateur. Leurs noms seront associés dans les publications retentissantes de l’époque sur les maladies infectieuses, l’atténuation des virus et la découverte des vaccins. La contribution de Roux à l’identification des « toxines » trouva une illustration éclatante dans la série de travaux qu’il conduisit avec Yersin sur la toxine diphtérique découverte en 1889, permettant de sauver de nombreux enfants grâce à la sérothérapie. Des travaux analogues seront conduits avec succès sur le tétanos, le choléra et certaines maladies vétérinaires. Devenu chef de service à la création de l’Institut Pasteur en 1888, Roux organisa l’enseignement de la microbiologie, s’imposa comme enseignant et contribua au rayonnement de cette discipline en France et dans le monde.
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En 1907, Roux dispose d’un important legs provenant d’un homme d’affaires fortuné, Monsieur Osiris2 , avec lequel il a noué d’étroites relations, et dont il connaît l’intérêt pour la recherche et les applications médicales dans le domaine du cancer3 . La réalisation des actifs va mettre un certain temps. En décembre 1909, Roux confirme au Conseil d’administration son intérêt pour l’opération : « Le radium a déjà rendu des services pour le traitement des tumeurs cancéreuses superficielles et l’étude du cancer rentre dans les vues de M. Osiris4 ». L’Institut Pasteur ne comporte pas de physiciens dans ses murs. Le projet est alors de construire un laboratoire pour Marie Curie sur le terrain de l’Institut Pasteur. Le conseil d’administration de l’Université de Paris s’en fait l’écho : « L’an dernier, l’Institut Pasteur songeait à construire, avec une partie du legs Osiris, sur ses terrains, un laboratoire spécial du radium et à y attirer Madame Curie5 . » L’Université de Paris est soucieuse de ne pas laisser partir la première femme ayant reçu un prix Nobel et nommée professeur à la Faculté de sciences. Le Vice-Recteur Louis Viard propose alors une association pour construire à frais communs avec l’Institut Pasteur, sur le site de la montagne Sainte-Geneviève, un laboratoire consacré au radium. « M. le Vice-Recteur a pensé qu’il convenait de renverser les termes du projet et d’amener l’Institut Pasteur à venir à l’Université et à coopérer avec elle », précise le conseil de l’Université dans sa séance du 27 décembre citée plus haut. Ainsi, l’Université a probablement sauvé la face, mais le directeur de l’Institut Pasteur reste le principal financeur et les termes de la convention respectent pleinement ses prérogatives. Cette démarche est conforme à la culture de l’Institut Pasteur qui repose sur des compétences très diverses fonctionnant en réseau et intégrant un lien fort avec des partenaires industriels. Le réseau scientifique, métrologique et industriel au sein duquel le laboratoire Curie évolue l’intéresse. Ainsi se trouve portée sur les fonds baptismaux une structure semipublique, rendue possible grâce au mécénat, qui permettra à la France de relever le défi de la concurrence internationale dans le champ des recherches et des applications à la biologie et à la médecine du radium. Émile Loubet, ancien président de la République et membre du conseil 2 Daniel Iffla-Osiris né à Bordeaux en 1825, disposait d’une fortune colossale à une époque qui ignorait l’inflation et l’impôt sur le revenu. Après avoir attribué deux prix à l’occasion des Expositions Universelles de 1889 et 1900, il fera don d’un capital de trois millions de francs à l’Institut de France pour la création d’un prix triennal, le prix Osiris, destiné à récompenser une œuvre remarquable dans les sciences, les lettres ou les arts. Émile Roux en sera le premier bénéficiaire et fera don de son montant à l’Institut Pasteur. C’est à cette occasion qu’Osiris s’est rapproché du prestigieux Institut pour en faire son légataire universel. 3
Compte rendu du Conseil d’administration de l’Institut Pasteur du 20 mars 1907, Archives de l’Institut Pasteur. 4
Compte rendu du Conseil d’administration de l’Institut Pasteur du 15 décembre 1909, Archives de l’Institut Pasteur. 5
Compte rendu du Conseil d’administration de l’Université de Paris du 27 décembre 1909, Archives de l’Institut Curie-Institut du Radium.
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de l’Institut Pasteur, salue dans cette opération une œuvre d’intérêt national. Après quelques échanges de courriers, les décisions sont prises courant décembre 1909, et la convention est signée à la fin du mois.
Un choix de carrière Parallèlement, Émile Roux, est resté en contact avec Regaud. En avril 1909, c’est Regaud qui, à son initiative, le rencontre à l’occasion d’un déplacement officiel à Paris. De retour à Lyon, il lui écrit une longue lettre, où il développe ses idées sur le rôle de l’histophysiologie dans la recherche biologique et pose clairement sa candidature à l’Institut Pasteur : « Si vous jugez que le moment est venu de créer ce service nouveau et, s’il vous paraît bon de procéder, pour le choix de chef de ce service, à un concours de titres et à un appel en dehors de l’Institut Pasteur, je suis candidat6 . » Il y joint ses principales publications. Il se sent mal à l’aise, comme il le dit lui-même, dans son costume de « petit clerc de notaire » et souhaite manifestement bouger. Il prend conscience de la précarité de sa situation universitaire, de l’insuffisance des moyens que la Faculté ne pourra jamais lui accorder, et de l’incapacité où il se trouve de mener à bien ses projets de recherche. C’est pour lui une démarche raisonnée qui s’inscrit dans une volonté de poursuivre ses travaux en radiophysiologie. C’est seulement six mois plus tard, en octobre, que Regaud reçoit une lettre de Roux qui lui confirme l’intérêt qu’il porte à son projet et lui renouvelle sa confiance. Le directeur de l’Institut Pasteur parle bien de la création d’un laboratoire d’histologie normale et expérimentale et ne fait pas allusion au laboratoire Curie. Il a pourtant déjà formé le projet de faire venir Marie Curie. En revanche, il évoque la nécessité de construire de nouveaux bâtiments et le financement de l’opération par le legs Osiris dont il signale que les formalités de liquidation ne sont pas encore terminées. « Le moment n’est pas encore venu. . . Ce qui est différé n’est pas abandonné, écrit-il7 . » Trois mois à peine séparent cette lettre de la conclusion d’un accord avec l’Université. Le 15 décembre, Roux propose au Conseil d’administration de l’Institut Pasteur la nomination de Regaud comme directeur du laboratoire de radiophysiologie de l’Institut du radium et le versement de son traitement à « l’Université de Paris qui fera la retenue ordinaire et assurera la pension de retraite de M. Regaud »8 . Pendant près de deux ans, s’engage pour Regaud une longue période d’attente. En novembre 1910, il est convoqué par Roux à Paris, à l’Institut Pasteur, avec Mme Curie et l’architecte de l’Université, Henri-Paul Nénot, pour examiner les plans du futur laboratoire dédié aux recherches radio-physiologiques. Dans une lettre 6
Lettre de Regaud à Roux, datée du 3 juillet 1909, citée par Jean Regaud, op. cit., p. 60.
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Lettre de Roux à Regaud, 8 octobre 1909, citée par Jean Regaud, op. cit., pp. 61-62.
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Compte rendu du Conseil d’administration de l’Institut Pasteur du 15 décembre 1909. op. cit.
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Figure 6.2. Chantier de construction de l’Institut du radium 1911-1913 (architecte Henri-Paul Nénot).
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adressée à Marie Curie, Roux écrit le 14 avril 1911 : « Je consens pour ma part à tout ce qu’acceptera M. Regaud et je ne demande qu’à vous donner satisfaction9 . » Regaud trouve le temps long. Il s’impatiente. Ces contacts ne sont pas connus de son entourage : « Cet austère lyonnais, dont les vertus patriarcales étaient connues de tous, s’était mis à faire des fugues de plus en plus importantes à Paris », raconte Lacassagne10 .
La réalisation L’Université met à la disposition de ce projet une partie des terrains récemment acquis près du Panthéon entre la rue d’Ulm et la rue SaintJacques. Sous une même dénomination, « Institut du radium », deux sections seront mises en place. L’une sera consacrée aux études physicochimiques des radioéléments et placée sous la responsabilité de la faculté 9 10
Lettre de Roux à Marie Curie. Archives de l’Institut Curie - Institut du radium.
A. Lacassagne, Allocution prononcée lors de la célébration du cinquantenaire, La Fondation Curie, cinquante ans d’activité (1921-1971), p. 11, Paris, 1971.
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des sciences. L’autre sera dédiée aux applications biologiques et médicales, et sera administrée par l’Institut Pasteur. Le directeur de l’Institut Pasteur en désignera le responsable. Dans cette section, baptisée pavillon Pasteur, les travaux en biologie et en médecine déjà initiés à l’Institut Pasteur pourront se développer grâce à l’approvisionnement en substances radioactives. Entre les deux pavillons sera édifié un petit bâtiment pour la préparation des sources radioactives. La proximité de physiciens compétents pour assurer les mesures nécessaires des corps employés dans les applications expérimentales et en thérapeutique humaine est essentielle. Si les décisions administratives ont été prises très rapidement fin 1909, les travaux de construction ne commenceront qu’en 1911 et ne s’achèveront qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Dès que le chantier démarre, Marie Curie est très présente, n’hésite pas à grimper sur les échafaudages et participe chaque semaine, sur le terrain, aux réunions avec l’architecte Nénot. Par ses voyages à l’étranger, elle contribue au rayonnement du nouvel Institut au sein la communauté scientifique internationale. Au printemps de 1913, alors que le bâtiment est encore en travaux, elle plante elle-même le petit jardin qui sépare encore aujourd’hui les pavillons Curie et Pasteur. Le service de mesure qu’elle a organisé rue Cuvier sera transféré dans le nouvel Institut. Pendant les derniers mois, elle veille aux aménagements intérieurs d’un ensemble de murs en briques qui concrétise son rêve d’un laboratoire consacré à la recherche sur la radioactivité et dédié à Pierre Curie. La rue qui longe le pavillon Curie est dénommée « rue Pierre Curie » par le conseil municipal. Elle deviendra ultérieurement « rue Pierre et Marie Curie ». C’est le 10 octobre 1912 que Roux notifie à Regaud sa nomination comme professeur à l’Institut Pasteur et directeur du laboratoire Pasteur
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Figure 6.3. Institut du radium à la fin de sa construction montrant à gauche le pavillon Curie, à droite le pavillon Pasteur et entre les deux le petit bâtiment dédié aux sources ; en arrière-plan l’église des Maronites du Liban. Document d’époque publié après la Première Guerre mondiale à l’occasion du 25e anniversaire de la découverte du radium.
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Figure 6.4. À gauche, le pavillon Curie abritant le laboratoire de physique et de chimie, placé sous la responsabilité de la Faculté des sciences. À droite, le pavillon Pasteur comportant des laboratoires dédiés aux recherches en radiobiologie et aux applications médicales, sous la responsabilité de l’Institut Pasteur.
Figure 6.5. Marie Curie en 1912, pendant les travaux de l’Institut du radium. Un regard clair et profond éclairait sa silhouette mince et fragile, habillée de noir.
Figure 6.6. Claudius Regaud dans son laboratoire du pavillon Pasteur de l’Institut du radium.
dédié aux recherches radio-physiologiques de l’Institut du radium. Regaud est officiellement nommé par arrêté ministériel daté du 11 juin 1913. La jonction se trouve ainsi faite entre le projet d’un laboratoire de référence dans le domaine de la radioactivité dont rêvait Marie Curie, et celui d’un laboratoire de radiophysiologie expérimentale formé par Claudius Regaud. Rencontre de deux trajectoires, alliance historique de deux destins exceptionnels, conjonction du hasard et de la volonté, la création de l’Institut du radium doit beaucoup à Émile Roux. Ainsi, les années 1909-1913 représentent un tournant décisif dans la carrière de Regaud. Ses premières tentatives pour traiter des malades dans son laboratoire de la faculté de Lyon l’ont conforté dans ses espoirs. Il abandonnera délibérément le monde rassurant dans lequel il jouit d’une réelle notoriété, ses amis, ses montagnes, son village, pour prendre le risque de l’aventure parisienne et d’un milieu qu’il connaît mal. Entre temps, le 18 avril 1911, sa mère meurt brusquement dans son appartement de Lyon, ce qui va l’éloigner encore un peu plus de sa ville natale. Ce choix de carrière représente pour Regaud, après la révélation des rayons X, une deuxième rupture. Il écrit à Roux en lui renouvelant ses remerciements : « Je souhaite une chose capitale : c’est de ne plus me heurter à la rigidité immuable qui stérilise les institutions de l’État où les initiatives sont étouffées par l’inextensibilité des crédits, des locaux, du personnel, des programmes, des règlements. À vrai dire, ce n’est pas seulement un souhait que je forme, mais une satisfaction que j’exprime par anticipation, puisque c’est la conviction de trouver, chez vous, une allure plus libre et des moyens d’action plus puissants et plus variés, qui me font abandonner ma carrière universitaire11 . » En septembre 1913, Regaud s’installe avec sa famille à Paris, dans un appartement d’angle donnant d’une part square Delambre, et d’autre part boulevard Edgar Quinet, face à l’entrée du cimetière Montparnasse. Le jardin du Luxembourg est proche. À bicyclette, le chemin pour se rendre rue Pierre Curie se fait en quelques minutes. Regaud s’y rend souvent à pied, en longeant le jardin du Luxembourg. Dès sa prise de fonction, Regaud se préoccupe des aménagements de son laboratoire. Ses publications en cours concernent les rayons X. 11
Lettre de Regaud à Roux, citée par Jean Regaud, op. cit., p. 72.
La création de l’Institut du radium
Les travaux sur ce qu’il dénomme sous le terme d’auto-immunisation des tumeurs, en cas de fractionnement trop étalé dans le temps, ont été engagés et poursuivis à Lyon avec Nogier. Mais Regaud est pressé de montrer qu’il s’investit dans l’utilisation du radium et de son émanation, le gaz radon. L’utilisation de l’émanation a la faveur. Dans le laboratoire de Marie Curie, à l’Institut du radium, l’émanation, extraite par le vide, est purifiée puis condensée dans des récipients en verre refroidi par immersion dans l’air liquide. À peine investi dans ses nouvelles fonctions, Regaud ne tarde pas à définir, avec sa rigueur coutumière, un protocole précis pour extraire, purifier, condenser le gaz émanation, puis sceller le tube en le refermant. Sitôt installé à l’Institut du radium, Regaud va s’associer à Debierne, proche collaborateur de Marie Curie. Debierne et Regaud proposent alors d’utiliser la notation en « millicuries-détruits » pour indiquer la quantité de rayonnement émise12 . Chaque tube de radon est accompagné par une feuille comportant le tableau de la destruction horaire de l’émanation. Pour utiliser 12 A. Debierne et C. Regaud, « Sur l’emploi de l’émanation du radium condensée en tubes clos à la place des composés radifères et sur le dosage (en millicuries détruits) de l’énergie dépensée pendant les applications radioactives locales », C.R.A.S. Paris, 161, 422-424, 1915.
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Figure 6.7. Feuille accompagnant chaque tube de radon, indiquant à toute heure de sa période d’utilisation la teneur du tube en radon exprimée en millicuries. Les parties encadrées correspondent aux temps de chaque application.
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cette notation, il suffit de mesurer une fois l’activité du tube ayant atteint l’équilibre radioactif. Connaissant le temps du début et de la fin de l’exposition, on obtient aisément la quantité de rayonnement par utilisation d’une table de décroissance de l’émanation, ou par calcul des valeurs liminaires de l’exponentielle. La « quantité d’émanation détruite » est finalement l’expression la plus logique et la plus commode de l’énergie émise. Alors que les médecins tardent à utiliser le « curie » et continuent à parler en gramme-minute ou milligramme-seconde, Regaud tente d’homogénéiser les pratiques en radiumthérapie, devenue curiethérapie. Le thérapeute se révèle sous l’habit du chercheur. Ses premiers résultats expérimentaux portent sur le thymus et concernent les effets des applications locales d’émanation du radium. Il montre à cette occasion la similitude des effets biologiques des rayons gamma du radium et des rayons X qu’il a déjà utilisés dans ce modèle. Le congrès international de radiologie qui se tiendra à Lyon en juillet 1914 lui donnera l’occasion de présenter ses premiers résultats dans ce domaine. Regaud est bientôt rejoint par son fidèle élève Antoine Lacassagne, fraîchement diplômé et moniteur de travaux pratiques depuis 1910 à Lyon. Issu d’une famille médicale13 connue, Lacassagne n’hésite pas à abandonner des assurances sérieuses d’une carrière pour accepter une situation de boursier de l’Institut Pasteur.
13
Son père, Alexandre Lacassagne était professeur de médecine légale de la Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Lyon, dont il était un des fondateurs.
Deuxième partie
L’alliance d’une science humaniste et d’une médecine scientifique « Notre société, où règne un désir âpre de luxe et de richesse, ne comprend pas la valeur de la science. Elle ne réalise pas que celle-ci fait partie de son patrimoine moral le plus précieux, elle ne se rend pas non plus compte que la science est à la base de tous les progrès qui allègent la vie humaine et en diminue la souffrance. » Marie Curie, 1923.
« L’association étroite des sciences physiques, de la radiophysiologie et de la radiothérapie est une nécessité étroite pour les progrès de celle-ci. » Claudius Regaud, 1930.
Chapitre 7
De l’Institut du radium à la Fondation Curie Dès leur installation dans les nouveaux locaux de l’Institut du radium, Marie Curie et Claudius Regaud prennent conscience de l’importance de la dimension thérapeutique de leur projet. Au début de l’année 1914, ils sollicitent ensemble le doyen de la Faculté des sciences : « Monsieur Regaud et moi-même désirons entretenir le conseil de questions diverses, et plus particulièrement de la situation qui résulte du développement considérable récent des applications médicales du radium et de la nécessité de s’occuper sans retard avec énergie des mesures qui donneraient l’espoir d’assurer à l’Institut du radium les moyens de travail dont il aura besoin1 », écrit Marie Curie.
Puis, c’est la rupture de la guerre. Le 28 juin 1914, un prince de Habsbourg, l’archiduc François-Ferdinand, en voyage officiel à Sarajevo, est assassiné par un étudiant serbe nationaliste dans la capitale de la Bosnie, alors sous administration autrichienne. Courant juillet, alors que la crise paraît s’éloigner et que chacun prépare activement les vacances d’été, la poudrière des Balkans s’enflamme à la surprise de tous. Le destin est en marche. On craint l’insécurité, et on aboutit à la fièvre de la guerre. Début août, après l’ultimatum de l’Allemagne, la foule envahit les rues. Le 3 août, la mobilisation générale est décrétée. Des millions d’hommes vont affluer vers les gares. C’est la Grande Guerre, première guerre mondiale, une guerre que tout le monde imagine courte et qui décimera en France 10 % de la population active. Au sortir de la guerre, Marie Curie, la « femme au radium », comme l’ont appelée les journalistes, et Claudius Regaud, spécialiste reconnu de l’action biologique des rayons X, se retrouveront, toujours animés d’une confiance inébranlable dans un progrès médical appuyé sur une démarche scientifique cohérente. Ils partagent le même humanisme. C’est cet humanisme qui aura conduit l’un et l’autre à s’engager dans un conflit mondial qui les a brutalement arrachés à ce qui leur était le plus cher et représentait, à l’un comme à l’autre, la réalisation d’un rêve. 1 Lettre de Marie Curie et de Claudius Regaud au doyen de la Faculté des sciences, 27 février 1914, Archives du Rectorat de Paris.
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Figure 7.1. Regaud (encadré), un bistouri à la main, dans une salle de pansement de l’hôpital d’évacuation de Gérardmer.
Mais pendant toute cette période, l’expérience de la guerre, loin de les éloigner de leurs projets, a contribué à les conforter dans leur dessein tout en en transformant les enjeux.
La « Grande Guerre »
Figure 7.2. En haut, Le Président de la république Raymond Poincaré remet la Croix de la Légion d’Honneur à Claudius Regaud le 10 février 1915, en présence d’Alexandre Millerand, ministre de la Guerre. En bas, visite des hôpitaux de Gérardmer après la décoration.
C’est à Couzon que la déclaration de guerre surprend la famille Regaud. Le 6 août 1914, Claudius Regaud, mobilisé, part pour l’Est comme médecin major de 2e classe. Fin août, après un long voyage émaillé de diverses péripéties, de voies coupées, de déraillements, d’ordres et de contre-ordres, il rejoint Gérardmer où il prend les fonctions de médecin chef de l’hôpital d’évacuation. En septembre, le gouvernement vient de se replier à Bordeaux. Marie Curie est officiellement chargée de s’y rendre pour mettre en sûreté le radium considéré comme « un trésor national ». Elle voyage dans un train bondé d’hommes et de femmes fuyant la capitale, avec son précieux et encombrant colis comportant quelque vingt kilos de plomb protecteur, et le remet au professeur Bergonié, avec mission pour lui de le garder pour le gouvernement. Entre temps, la Pologne est envahie et Marie tarde à recevoir des nouvelles de sa famille. À Gérardmer, Regaud accomplit une tâche considérable qui est remarquée par la hiérarchie militaire. Cela lui vaut la visite impromptue du maréchal Joffre fin novembre. En février 1915, il reçoit la Croix de la Légion d’Honneur des mains du Président de la République Raymond Poincaré. À Gérardmer, il rencontre Henri Coutard qui y assure la responsabilité des services de radiologie. Coutard sera un des piliers de l’équipe pluridisciplinaire que Regaud mettra en place après la guerre.
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Figure 7.3. Marie Curie au volant d’une des voitures radiologiques légères, dites « petites Curies », constituées d’une flotte de camionnettes provenant pour la plupart de la générosité de particuliers et équipées d’un groupe électrogène dont la dynamo est entraînée par le moteur du véhicule.
Connaissant le dénuement du service de santé des armées et le peu d’expérience des praticiens dans la pratique d’une discipline naissante, la radiologie, Marie Curie demande d’être relevée de ses obligations universitaires pour participer activement à l’effort de guerre de son pays d’adoption. Elle sait que les rayons X peuvent faciliter le repérage des projectiles et la reconnaissance des lésions osseuses. La guerre va lui donner l’occasion de déployer son énergie organisatrice. Bientôt à la tête du service radiologique de la Croix Rouge, elle réquisitionne les matériels disponibles. Avec l’afflux des blessés, la nécessité d’une prise en charge au plus près du théâtre des opérations s’impose. Le prestige considérable dont elle bénéficie auprès des autorités et sa détermination lui permettent de vaincre les résistances et d’équiper, dès la fin de l’automne 1915, une première voiture radiologique. Sa popularité est grande. Sa fille Irène la rejoint. Bientôt, plus de vingt voitures sont mises en service. On les appelle les « petites Curie », voitures légères équipées d’une dynamo entraînée par le moteur du véhicule, un appareil à rayons X, des écrans rudimentaires, des rideaux et le matériel photographique nécessaire. Dans ces véhicules sommairement équipés, la pratique radiologique est intense et se fait sans réelle protection, hormis quelques écrans de métal et des gants en tissu destinés à protéger les mains des manipulateurs. Marie et Irène vivent sur le terrain, affrontant les conditions matérielles les plus difficiles et parfois l’hostilité des médecins militaires. Malgré cela, elles gagneront leur pari et des installations fixes seront mises en place dans les hôpitaux du front. En même temps, Marie Curie crée une école de formation pour initier les jeunes infirmières à la manipulation des appareils de radiologie. Son ouvrage intitulé La radiologie et la guerre, paru en 1921, restera sa seule publication sur les rayons X2 . Marie Curie y puisera de nouvelles raisons de conforter sa passion pour la science : « Ayant voulu, comme tant d’autres, me mettre au service de la défense nationale dans les années que nous venons de traverser, 2
M. Curie, La Radiologie et la Guerre, Félix Alcan, Paris, 1921.
Figure 7.4. Arrière de la voiture ouverte montrant l’alternateur bi-polaire entraîné par le moteur de la voiture lorsque son système de propulsion est débrayé.
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je me suis sentie aussitôt orientée du côté de la radiologie [. . . ] Que pouvons-nous conclure de cette fortune inespérée échue en partage aux nouvelles radiations que la Science nous a révélées à la fin du XIXe siècle ? Il semble qu’elles doivent rendre plus vive notre confiance dans la recherche désintéressée, augmenter notre culte et notre admiration pour elle. »
En 1915, le radium qui avait été mis à l’abri à Bordeaux, est ramené à Paris. Des tubes d’émanation de radon sont préparés sur place, à l’Institut du radium, pour le traitement de certains blessés de guerre. Puis la guerre a pris le visage d’une « guerre des tranchées » qui a surpris les autorités. Le service de santé est dépassé par le nombre des blessés et la barbarie des combats. À partir de 1915, l’enlisement dans une guerre de position accentue l’angoisse et la détresse de ces « hommes taupes » qui, pour la plupart, ne savent ni pourquoi ils sont là ni pour combien de temps. L’usage des gaz de combat, inauguré par les Allemands dès avril 1915, apparaît comme l’annonce d’une « guerre industrielle » à laquelle la France n’est pas préparée. Conscient de la nécessité d’une profonde modernisation du service de santé, le sous-secrétaire d’État Justin Godart nomme à son cabinet Claudius Regaud, lyonnais comme lui. Hygiéniste convaincu, Godart s’entoure d’un groupe d’experts. Mobilisé comme simple brancardier, Godart a fait la connaissance de Regaud à Gérardmer, où il a pu apprécier ses qualités d’organisateur. Il lui confie la rédaction de nouvelles instructions réglementant l’organisation des équipes chirurgicales auprès des armées. Les réformes entreprises sous la houlette de Regaud bouleversent la tradition militaire en donnant des responsabilités à des cadres réservistes appartenant à l’élite médicale. Des chirurgiens comme Faure, Forgue, Lejars, Tuffier, sont nommés consultants du sous-secrétariat d’État. Des milliers de lits nouveaux sont aménagés. Leur encadrement nécessite une réforme en profondeur du statut des infirmiers de la Croix Rouge. On crée des centres de soins pour tuberculeux et pour cancéreux, des services chirurgicaux spécialisés, des laboratoires de bactériologie et des services médico-légaux. Les liens avec les institutions civiles se renforcent. Regaud se donne tout entier à ce travail d’organisation. Il écrit dans une lettre : « Je suis toujours au cabinet de M. Godard, m’efforçant de perfectionner notre machine et d’améliorer son rendement, ce n’est pas facile, hélas. . . ». Rien ne l’avait préparé à cette brutale immersion dans le milieu du pouvoir où les intrigues, les ambitions et les rivalités ne se conjuguent pas toujours bien avec l’intérêt général. C’est une dure école pour Regaud. Et pourtant il va y trouver l’occasion unique de concevoir et de réaliser un centre pilote doté de moyens au service d’une triple mission de soins, de formation et de recherche, dont il va prendre la direction. En effet, pour mieux assurer la continuité des soins et de l’observation des blessés, il met en place une organisation à deux échelons, comportant l’hôpital d’évacuation et le centre hospitalier d’étape prenant en charge la formation. Cette continuité s’est avérée
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Figure 7.5. Site du Centre médical d’instruction aux armées de Bouleuse dans la plaine de Reims, où se trouvait un petit terrain d’aviation constitué de baraques démontables et transportables, monté en 1917 et rasé par l’offensive allemande de mai 1918.
Figure 7.6. Service d’hospitalisation des blessés à Bouleuse.
utile, non seulement aux blessés eux-mêmes, mais aussi aux progrès des techniques médicales et chirurgicales. Sur la proposition de Regaud, Justin Godart décide en 1916 la création d’un Centre médical d’instruction aux armées. Ce centre avancé est installé près des lieux de combat, d’abord à Prouilly, puis en juin 1917, à Bouleuse, près de Reims, dans la vallée de l’Ardre. Installé en pleine campagne, il est dénommé « Groupement de Services Chirurgicaux et Scientifiques » et répond aux modalités définies par Regaud en accord avec le ministre. L’installation est faite de baraques démontables et transportables. Les services cliniques accueillent rapidement les blessés de plus en plus nombreux, venus du front proche. Les fractures, les plaies des parties molles, les lésions thoraciques ou abdominales sont prises en charge spécifiquement avec les moyens appropriés.
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Figure 7.7. Salle d’opération dans le Centre de Bouleuse. Le chirurgien, guidé par le radiologiste muni d’une bonnette de Dessane (flèche), effectue avec une « aiguille de visée » un repérage du corps étranger à extraire avant de poursuivre son intervention.
Figure 7.8. Laboratoire de physique du Centre de Bouleuse.
Des services médicaux et des laboratoires de radiologie, de bactériologie, d’hématologie et de pathologie, jouxtent les services chirurgicaux. Les laboratoires sont liés à l’Institut Pasteur, notamment en ce qui concerne leur approvisionnement en matériel et en réactifs. L’environnement de la guerre favorise le décloisonnement des disciplines. Médecins, civils, militaires, chirurgiens, radiologues et biologistes, s’activent côte à côte dans une démarche de collaboration difficilement envisageable en temps de paix. L’individualisme est hors jeu. Le travail en équipe s’impose. Les distances sociales s’estompent. Véritable « faculté sur le front », comme on l’appela à l’époque, Bouleuse fut d’abord une école de formation permanente pour les
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praticiens et les étudiants mobilisés. « De ce que l’on pouvait se figurer avant cette guerre, concernant l’organisation et le fonctionnement du Service de Santé en campagne, il ne subsiste que peu de choses : des faits imprévus ont submergé les idées, les formules et les règlements préétablis. D’autre part, une médecine et une chirurgie de guerre se sont développées – si l’on peut appeler ainsi l’ensemble considérable des applications des sciences médicales à la pathologie du soldat » écrira Regaud en préface des « Leçons de chirurgie de guerre » publiées à l’issue de la guerre3 . Conçu au départ comme une simple association de services chirurgicaux et de laboratoires, il apparut nécessaire, après quelques semaines de fonctionnement, d’en individualiser l’organisation autour d’un « directeur scientifique », flanqué d’un officier d’administration gestionnaire. Son règlement intérieur préfigure celui des futurs centres anticancéreux. Dans ce centre de Bouleuse, l’enseignement comporte des leçons et des stages pratiques pour les médecins sans spécialité des corps et formations sanitaires de l’avant, des séries analogues pour les radiologistes et des stages d’un mois pour les équipes chirurgicales. Les chirurgiens en stage fréquentent les laboratoires. Sa situation en pleine campagne et la libre disposition d’une bibliothèque favorisent l’assiduité. Le caractère improvisé des installations, la proximité du front, parfois le bruit de la bataille rappellent la guerre et la gravité de l’heure. Les progrès les plus récents de la chirurgie d’urgence et des plaies de guerre, la radiolocalisation des projectiles, le diagnostic et le traitement des fractures, les traitements du « choc », la prise en charge des infections et les intoxications par les gaz de combat, voire même la prophylaxie, y sont enseignés. Vu l’ampleur des traumatismes psychologiques, la psychiatrie participe à cet effort de rénovation. Il faut accélérer le transfert de connaissances pour améliorer l’efficacité des services de santé. Il faut raccourcir le chemin entre la médecine qui s’invente et la médecine qui se fait. La multitude des blessés fournit le matériel d’enseignement médical pratique. Regaud réunit autour de lui une équipe de collaborateurs, choisis en raison de leur compétence. Certains d’entre eux, comme le chirurgien Roux-Berger, le rejoindront après la guerre. Sollicité par Regaud, René Leriche entreprend des recherches sur la réparation des fractures osseuses et le rôle de la vascularisation dans l’ostéogenèse. Il écrira dans ses souvenirs : « Claudius Regaud était un apôtre ascétique avec un merveilleux esprit d’organisation ». Thomas Nogier a en charge le radiodiagnostic et Pierre Masson met les sciences du laboratoire au service de la chirurgie. En mai 1918, le centre reçoit une vingtaine de médecins de l’armée américaine pour un stage de dix jours dans les services et les laboratoires du « Groupement ». Un colonel américain du nom de Ashford les accompagne. Il en ressort impressionné. Rapidement, les Américains disposeront d’une école de perfectionnement conçue sur 3 C. Regaud, « L’enseignement de perfectionnement, pour les médecins, aux armées », préface de Leçons de chirurgie de guerre, Service de santé militaire, Centre d’études et d’enseignement médico-chirurgical de Bouleuse, Masson et Cie, Paris, 1918.
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Figure 7.9. En haut de gauche à droite et de haut en bas, Claudius Regaud et les chirurgiens Louis Roux-Berger et René Leriche ; en bas le radiologiste Thomas Nogier et le pathologiste Pierre Masson.
le modèle du centre de Bouleuse. On est frappé par le contraste qui existe entre le caractère éphémère d’une réalisation qui sera rasée lors de l’offensive allemande de mai 1918, et la densité d’un projet qui porte en germe une conception à bien des égards nouvelle à cette époque. Pluridisciplinarité, travail en équipe, fusion entre médecine clinique et médecine de laboratoire, en sont les maîtres mots. Au sortir de la guerre, Regaud fera part de sa déception devant les réticences provenant tant des militaires que de la Faculté. L’expérience dérangeait et un veto lui fut opposé à toute reconstruction. En conclusion du texte cité plus haut, Regaud écrit : « L’enseignement de perfectionnement médical donné par le Groupement de Services Chirurgicaux et Scientifiques n’a guère pu dépasser le degré d’un essai. Des difficultés, des circonstances adverses ont entravé son développement. Il est néanmoins acquis que l’accroissement si désirable du savoir professionnel [. . . ] peut et sans doute doit résulter d’une organisation collective et méthodique4 . »
Le 11 novembre, en forêt de Compiègne, l’Allemagne signe l’armistice, qui prévoit notamment le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Le coup de canon ébranle le ciel, les cloches des églises se font entendre et des affiches apparaissent sur les façades des immeubles des grands journaux. Partout se forment d’immenses cortèges et les maisons se couvrent de drapeaux. La foule est en liesse. À la fin de la guerre, sur dix hommes âgés de 20 à 45 ans, deux ont été tués, trois sont infirmes et un devra être assisté. 4
C. Regaud, « L’enseignement de perfectionnement, pour les médecins aux armées », op. cit.
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Le retour à l’Institut du radium Marie Curie peut reprendre l’aménagement de son laboratoire, qui avait été déserté par la mobilisation. Elle y est aidée par sa fille Irène, qui a été si proche d’elle pendant la guerre. Les collaborateurs commencent à revenir. Avec eux, Marie Curie reprend des expériences interrompues pendant la guerre et en commence de nouvelles. Pendant une courte période, Marie Curie poursuit ses cours de radiologie destinés à des femmes volontaires. Elle inaugure officiellement le pavillon Curie, qui deviendra « l’école de la radioactivité », et rend permanent le service produisant le radon pour les applications médicales. Le rêve de Pierre Curie se réalise enfin. L’Institut du radium de Paris prend sa place, aux côtés de l’Institut de Vienne dirigé par Stefan Meyer et le Cavendish Laboratory de Rutherford, comme l’un des principaux centres européens consacrés à l’étude de la radioactivité. Marie Curie partage son temps entre l’enseignement, ses travaux de recherche et l’accueil de nombreux élèves qui lui viennent du monde entier. La majorité des chercheurs en radioactivité seront formés dans ce laboratoire placé au centre d’un réseau scientifique et industriel. Pour Marie Curie, il ne fait plus de doute que les applications thérapeutiques des corps radioactifs prendront une grande ampleur. Pendant la guerre, c’est en 1916 qu’elle a retrouvé le médecin-major Regaud, alors affecté au ministère de la Guerre. On peut penser que c’est là que germa entre eux l’idée d’associer plus tard leurs deux départements de physique et de biologie aux progrès de l’utilisation des radiations dans le traitement des cancers. Tous deux vont s’attacher avec détermination à poursuivre l’œuvre d’exception accomplie pendant la guerre. Marie Curie met à la disposition de Regaud une partie du radium qu’elle a produit avant la guerre. Mais le radium reste un produit rare et cher, et les ressources manquent. Les laboratoires créés avant la guerre par les industriels du radium ont disparu. Pour faire face à cette pénurie qui pénalise les services thérapeutiques, un comité intergouvernemental des corps radioactifs est créé en 1918. Marie Curie en fait partie et, au sein de ce comité, l’expert médical est Henri Dominici. C’est lui qui engage les pouvoirs publics à mettre en place un centre de référence en radiumthérapie, regroupant les compétences nécessaires en physique, biologie et clinique. Il écrit dans son rapport : « En France, un tel établissement répondrait d’autant mieux à ses fins qu’il pourrait se grouper avec deux grands laboratoires que sont : le laboratoire de physique de madame Curie [. . . ] et le laboratoire du professeur agrégé Claudius Regaud [. . . ] destiné à l’étude de l’action du radium en biologie5 . » Qui sera le thérapeute ? Wickham est mort en 1913. Dominici, considéré comme un expert en radiumthérapie, pourrait être l’homme de la situation. Sa mort prématurée à 52 ans en mai 1919 jouera probablement un rôle dans la décision de Regaud de s’impliquer davantage dans une activité thérapeutique. 5
Cité par B. Vincent dans sa thèse, op. cit., p. 381.
Figure 7.10. Marie Curie et sa fille Irène dans leur laboratoire de l’Institut du radium en 1921.
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Dès novembre 1918, Marie Curie et Claudius Regaud proposent au Conseil d’administration de l’Institut du radium des projets pour leurs laboratoires et, quatre mois plus tard, un projet global de développement pour l’Institut6 . En même temps, au sortir de la guerre, le cancer est devenu l’objet d’une nouvelle prise de conscience. Il est de plus en plus perçu comme un danger social contre lequel il faut organiser la lutte. Au printemps 1918, alors que l’offensive allemande fait rage et que le ciel s’embrase à quelques dizaines de kilomètres de Paris, la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer est portée sur les fonds baptismaux sous l’œil bienveillant de personnalités de la finance, de la politique et du « tout-Paris ». Justin Godart a démissionné du gouvernement. Principal artisan de cette prise de conscience, il devient le premier président de ce nouveau-né du monde associatif, qui jouera un rôle considérable dans la mobilisation des pouvoirs publics. Des personnalités comme le chirurgien Hartmann et Claudius Regaud se retrouvent à ses côtés. Quand Regaud, démobilisé à la fin de l’année 1918, retrouve les locaux du pavillon Pasteur encore inachevés, son projet a changé. Il ne s’agit plus seulement d’un laboratoire de recherche en radiobiologie, mais d’un pôle d’activité dédié, à la fois, à la recherche en radiophysiologie et aux applications thérapeutiques. Si, au début, son passage à la thérapeutique apparaît comme le prolongement logique de son activité de chercheur, l’expérience de la guerre représente le véritable tournant de sa carrière. La guerre l’a changé. Il y a acquis assurance et autorité. Cet homme de l’ombre ne connaissait guère le milieu médical parisien. L’opportunité et le hasard l’ont propulsé au devant de la scène et des responsabilités. Après son choix de faire médecine et son empressement, dès 1906, à s’approprier les radiations ionisantes comme outil d’investigation du vivant, sa mutation en thérapeute à l’occasion de la rupture de la guerre représente, de nouveau, un choix délibéré et une nouvelle étape dans sa carrière. Il pense pouvoir bénéficier de la prospérité que devrait apporter la reconstruction du pays dans cette période de l’après-guerre. Tous ses efforts tendront à la réalisation de ce qui est désormais devenu son but essentiel : contribuer à faire émerger un traitement rationnel du cancer, basé sur des faits scientifiquement établis. Il décide de se consacrer aux applications médicales et au développement d’un centre de traitement des tumeurs malignes par les radiations. En quelques mois, il met sur pied une organisation fonctionnelle. Au début de 1919, Regaud assume seul les applications de radium chez les malades atteints de cancers, particulièrement de cancers de l’utérus. Démobilisé, Lacassagne revient aussitôt à son poste comme principal collaborateur de Regaud. Il raconte : « Le docteur Regaud partait le matin à bicyclette, transportant les tubes radioactifs, qu’il allait placer lui-même sur les malades. » Bien que non clinicien, Regaud est autorisé par la direction de l’Assistance publique de Paris à traiter des 6 M. Curie et C. Regaud, Rapport et propositions concernant l’extension des services de l’Institut du radium, BN, naf, 18436.
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malades. Malgré la réticence de nombreux médecins, des malades dont l’état dépasse les possibilités de la chirurgie lui sont confiés dans différents services des hôpitaux de l’Assistance publique comme La Pitié, Necker, Saint-Louis, Broca, Tenon et le Val de Grâce. Lacassagne l’accompagne dans cette tâche qu’il qualifie lui-même de « besogne de colporteur de radon », faisant allusion, non sans humour, à ces « hommes vitrine » qui, au XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, parcouraient les campagnes françaises. Dès le début de leur activité de « colporteurs nomades » au cours des premiers mois de 1919, Regaud et Lacassagne sont débordés par le nombre de malades. Probablement victimes des premiers succès obtenus avec les applications de radon, et ceci malgré la réticence de certains chirurgiens vis-à-vis d’un nouvel agent thérapeutique, ils doivent trouver d’urgence une solution, même temporaire. De plus, la dispersion et l’éloignement des lieux d’intervention dans les différents hôpitaux de l’Assistance publique apparaissent vite incompatibles avec les exigences d’un suivi rigoureux et d’une évaluation des résultats obtenus. Regaud obtient d’Émile Roux, auprès duquel il a toujours trouvé un soutien très actif, et du directeur de l’hôpital Pasteur, la mise à disposition d’un secteur de 18 lits d’hospitalisation et l’accès aux locaux de consultation deux après-midi par semaine. Ce « dispensaire-hôpital », qu’il doit à l’Institut Pasteur et à l’amitié qui le lie à son directeur, est l’occasion pour Regaud de constituer sa première équipe. Le travail y est immédiatement fructueux. Les matériels et les procédures de la curiethérapie sont profondément renouvelés. Ces petits tubes de gaz radon qui firent le bonheur des pionniers de la curiethérapie seront progressivement abandonnés au profit du radium-élément, dont l’utilisation sera rendue possible par le conditionnement du corps radioactif en tubes et aiguilles adaptés aux exigences de la thérapeutique. Aiguilles à radiumpuncture, pâte modelable pour servir de support dans les applications en surface, applicateurs pour le traitement des tumeurs gynécologiques, multiplication des foyers et des portes d’entrée et allongement de la durée de traitement s’imposeront bientôt à la communauté médicale. Un poste de röntgenthérapie y est installé. Les principes que l’expérimentation a permis d’établir sont appliqués avec succès. Mais les moyens vont rapidement se révéler insuffisants et une organisation nouvelle est nécessaire. Ce sera la Fondation Curie.
La Fondation Curie Marie Curie et Claudius Regaud ont toujours entretenu des relations excellentes. De part et d’autre du jardin de la rue Pierre Curie, le laboratoire de Marie Curie et le pavillon Pasteur, où Regaud et ses collaborateurs mènent leurs recherches, se font face. Les « gens d’en face », comme les appelait parfois Marie Curie, mènent avec acharnement leur guerre au cancer. Ève Curie écrira un peu plus tard : « Mme Curie ne prend aucune
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Figure 7.11. Paul Appell (1855-1930), mathématicien, fut nommé professeur à l’âge de trente ans. Doyen de la Faculté des sciences de 1904 à 1920, puis Recteur de l’Académie de Paris de 1920 à 1925, il a toujours apporté son soutien à la mise en œuvre et au développement de l’Institut du radium. La Fondation Curie lui doit l’attribution des terrains sur lesquels ont été construits les premiers bâtiments destinés à abriter les services thérapeutiques du dispensaire.
Pionniers de la radiothérapie
part aux travaux de biologie et de médecine, mais elle suit avec passion leurs progrès. Elle s’entend admirablement avec le professeur Regaud, collègue d’élite, haute conscience, homme d’un désintéressement absolu. Comme Marie, il a toujours repoussé les bénéfices matériels7 . » Ce sera pour poursuivre le développement des applications thérapeutiques, mais aussi pour aider une recherche fondamentale en mal de financements publics, que Marie Curie et Claudius Regaud conjugueront leurs efforts. Sur l’initiative du conseil de l’Institut du radium, est constitué un comité de patronage placé sous la présidence d’honneur de Raymond Poincaré, dans le but de favoriser « le développement, en France, de l’étude et des applications de la radioactivité ». Dans leur rapport justificatif, Marie Curie et Claudius Regaud insistent sur la nécessité de créer un centre de radiumthérapie et une usine modèle de radioéléments, en relation avec l’Institut du radium. Leurs efforts aboutiront, avec l’accord des autorités de tutelle et le soutien actif du directeur de l’Institut Pasteur, à la création en 1920 de la Fondation Pierre Curie, dénommée ainsi en hommage à Pierre décédé en 1906. Ce que l’on appellera ensuite la Fondation Curie deviendra un véritable outil stratégique et financier pour le développement de l’Institut du radium, à la fois « filiale et organisme nourricier » pour reprendre les termes utilisés par Regaud lui-même8 . Au sein de ce nouvel outil qu’est l’Institut du radium, Marie Curie et Claudius Regaud scellent « l’alliance d’une science humaniste et d’une médecine scientifique ». Le Recteur, Paul Appell en sera le premier président. Marie Curie est d’abord une scientifique fortement engagée dans ses recherches fondamentales. Les applications médicales sont pour elle un marché potentiel, mais elle a conscience des enjeux. En 1925, elle publiera une note à l’Académie de médecine sur « La préparation de radioéléments jusqu’à présent, peu ou point utilisés en médecine »9 . Pour Regaud, l’objectif est différent. Convaincu du fait que ses observations expérimentales doivent déboucher sur une « médecine scientifique du cancer », il considère les aspects biologiques et médicaux comme un objet d’étude en soi. Mais il est aussi conscient de la nécessité d’une recherche fondamentale forte et de l’insuffisance des moyens mis à leur disposition par les pouvoirs publics. Il n’hésite pas à intervenir, fin 1920, auprès du député Edouard Herriot dont il partage l’attachement lyonnais : « Madame Curie, dont la chaire et le laboratoire dépendent de la Faculté des sciences, avait obtenu une augmentation du budget de son laboratoire [. . . ] Ce projet s’est effondré dans le nivellement général de l’état des finances publiques [. . . ] Est-il au pouvoir du rapporteur du budget de l’Instruction publique de faire, à cette occasion, quelque chose 7
Ève Curie, « Marie Curie », Gallimard, Paris, 1938.
8
Figure 7.12. Statuts de la Fondation Curie reconnue d’utilité publique en date du 27 mai 1921.
C. Regaud, « Les sections radiophysiologique et médicale de l’Institut du radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », Radiophysiologie et radiothérapie, Archives de l’Institut du radium de l’Université de Paris et de la Fondation Curie, vol. 2, fasc. 2, p. 162, 1930. 9
M. Curie, Bulletin de l’Académie de médecine, 93, 417, 1925.
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pour Mme Curie ? » demande-t-il et il termine sa lettre ainsi : « Avec ma reconnaissance pour les services que vous avez déjà rendus à l’Institut du radium, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire (laissez le sentiment de lyonnais déraciné la satisfaction de vous appeler ainsi) l’expression de mes meilleurs sentiments10 . » Malgré le soutien indéfectible de Roux, le directeur de l’Institut Pasteur, une excellente collaboration avec Marie Curie et le dévouement de son équipe, la tâche est rude pour Regaud. Il dépense beaucoup de temps dans des démarches administratives sans cesse recommencées. Il est tout entier absorbé par la réalisation de ce qu’il considérera comme son « œuvre » essentielle : la création de la Fondation Curie et la construction d’un dispensaire. Après la décision acquise en conseil d’administration, la Fondation voit rapidement le jour et est reconnue d’utilité publique le 27 mai 1921. Ainsi, se trouvent regroupées sous une direction unique les deux sections du département d’applications biologiques et médicales, c’est-à-dire d’une part, les laboratoires de recherche en radiophysiologie du pavillon Pasteur, et d’autre part un ensemble regroupant consultations, locaux de traitement, laboratoires et archives. Institution privée reconnue d’utilité publique, habilitée à recevoir dons et legs, la Fondation Curie formalise, dans le champ de la cancérologie, le recours au mécénat. Le docteur Henri de Rothschild (figure 7.13), qui a fourni la dotation initiale, se pose en mécène attitré et complète la générosité des femmes américaines pour permettre
Figure 7.13. Le baron Henri de Rothschild (1872-1947) était docteur en médecine. Grand voyageur, homme de talent et de curiosités multiples, tant dans le domaine médical que dans celui des arts et des lettres, il laissa une œuvre théâtrale abondante, parfois inspirée de son domaine de prédilection (Le caducée, 1921), ainsi que des mémoires. Épris de modernité, il s’intéressa aux progrès de l’automobile et fit construire le théâtre Pigalle (1929), chef d’œuvre de l’architecte Charles Siclis qui réalisa aussi le grand chai de Mouton Rothschild. (Document dû à l’obligeance de la Baronne Philippine de Rothschild.) 10
Lettre de Claudius Regaud adressée le 9 novembre 1920 à Edouard Herriot, députémaire de Lyon, Archives de l’Institut Curie-Fonds Claudius Regaud.
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de doter la Fondation de deux grammes de radium11 . La Ligue contre le cancer et l’Institut du radium de Montréal s’associent à cet élan de générosité. Émile Roux fait accorder une subvention par la commission des fonds du Pari Mutuel. Un don conséquent de David Weill au nom des frères Lazard, ses associés, contribuera à créer des bourses pour des stagiaires étrangers.
L’Amérique Dans les années d’austérité de l’après-guerre, la « lutte contre le cancer » figure parmi les rares causes encore capables de trouver des soutiens financiers. Marie Curie doit une bonne partie de la réputation dont elle jouit auprès du grand public au fait qu’elle ait découvert le radium et, avec cette substance magique, un nouveau traitement du cancer. C’est pour cette raison qu’elle reçoit de nombreuses lettres d’inconnus désireux de la remercier pour sa découverte. Même si ses projets de recherche ne sont pas directement liés à l’application du radium en médecine, elle ne peut pas faire abstraction de cette dimension sociale, si elle veut réaliser l’école de la radioactivité dont elle rêve. Elle prend conscience que sa notoriété peut servir ses objectifs. Aussi, sortant de son isolement volontaire et malgré une santé fragile, Marie Curie se déplace souvent à l’étranger pour des conférences ou des visites de laboratoires. Elle est reçue partout et devient une figure internationale. En mai 1920, Marie Curie accepte de recevoir une journaliste américaine, Mrs William Brown Meloney, qui dirige à New York un grand magazine féminin. Les deux femmes sympathisent. Marie Curie lui expose ses besoins en radium et la journaliste, Missy comme l’appelle ses amis, lui propose d’organiser une campagne à travers les États-Unis pour collecter, auprès des femmes américaines, la somme nécessaire à l’achat d’un gramme de radium. À l’occasion du départ, un gala est organisé en l’honneur de Marie Curie à l’Opéra, sur l’initiative du rédacteur en chef de la revue « Je sais tout ». Cette manifestation est placée sous la présidence d’honneur d’Aristide Briand et rassemble de nombreuses personnalités du monde de la culture et de la politique. Après un poème de Maurice Rostand lu par Sarah Bernhardt, la fête se termine par un spectacle organisé par Sacha Guitry. Léon Bérard, Jean Perrin, Claudius Regaud y prennent la parole. Quelques jours plus tard, Marie Curie, accompagnée de ses deux filles, embarque sur l’Olympic 11
Le baron Henri de Rothschild (1872-1947), médecin, mécène du monde médical et industriel du radium, entra dans la carrière médicale par les maladies infantiles auxquelles il consacra une partie de sa carrière. Responsable d’une polyclinique très populaire dans les années 1900, il s’intéressa au traitement du cancer et aux applications médicales du radium dès 1908 et devint l’un des membres fondateurs de l’Association française pour l’étude du cancer. En 1910, il créa un laboratoire privé de recherche et de développement et un service de radiumthérapie dont il confia la direction à H. Dominici. Après la guerre, il favorisa la création de la Fondation Curie en apportant la dotation initiale.
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Figure 7.14. En 1921, Marie Curie et Missy, la journaliste américaine.
Figure 7.15. Marie Curie à son arrivée à New York, accompagnée de ses deux filles et de Marie Meloney, la journaliste américaine.
pour un voyage triomphal aux États-Unis, dont le succès dépassera les espérances et contribuera à créer un mythe autour d’elle12 . La somme collectée procurera à Marie Curie un gramme de ce précieux radium, qui lui sera solennellement remis par le président W. Harding à la Maison Blanche, dans une lourde enceinte de plomb enchâssée dans un coffret en bois, conservé aujourd’hui au musée Curie de Paris. Pour mesurer l’importance, à l’époque, de ce don pour Marie Curie et l’Institut du radium, rappelons qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, le prix d’un gramme de radium pur atteint 750.000 francs. À titre de comparaison, cette somme correspond à l’époque au prix d’une maison de très bon standing située en plein Paris. 12
Pour plus d’information se référer à l’ouvrage de R. Pflaum, Marie Curie et sa fille Irène, biographie traduite de l’américain, Belfond, Paris, 1992
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Le 25e anniversaire de la découverte du radium et l’inauguration des nouveaux locaux du dispensaire
En ce 26 décembre 1923, vingt-cinq années se sont écoulées, jour pour jour, depuis l’annonce de la découverte du radium à l’Académie des sciences de Paris. Le grand amphithéâtre de la Sorbonne déborde par toutes ses issues d’une foule innombrable. Spontanément, les étudiants parisiens sont venus manifester pour rendre hommage à Mme Curie, la première femme à enseigner à la Sorbonne. La célébration se déroule sous la présidence d’Alexandre Millerand, Président de la République, en présence de plusieurs ministres et de nombreux représentants du monde académique et des autorités civiles. Lorentz, de l’Université de Leyde, Jean Perrin, au nom de l’Académie des sciences, des médecins comme Antoine Béclère et Léon Bérard, prennent la parole pour rappeler les acquisitions déjà très importantes de ce quart de siècle dans le domaine de la radioactivité et de ses applications. Le parlement et les Académies se sont associés à cet événement. Les discours sont réunis dans une brochure, Le radium ; célébration du 25e anniversaire de sa découverte (1898-1923) publiée par les Presses Universitaires de France, Paris, 1925.
Figure 7.16. Page de couverture de Le radium publié par les Presses Universitaires de France à l’occasion du 25e anniversaire de la découverte du radium, Paris, 1924.
Ce même jour, à 10 heures du matin, les nouveaux locaux du dispensaire de la Fondation Curie étaient inaugurés sous la présidence de Paul Strauss, ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale. L’aménagement de ces locaux, implantés sur un terrain mis à disposition par l’Université au 26 de la rue d’Ulm, avait commencé en 1921. Ouvert aux malades début novembre 1922, ce dispensaire marque une étape essentielle dans la démarche de Regaud. Il a fallu beaucoup d’efforts et de ténacité pour rassembler, dans ces deux pavillons de structure légère, une polyclinique de consultation, des services thérapeutiques et des laboratoires de recherche. Les malades de toutes conditions sociales y sont accueillis. Participant au premier Conseil d’Administration, Béclère fait don à la Fondation Curie d’un appareil moderne de röntgenthérapie, y transfère son enseignement et sa bibliothèque. En avril de la même année, une convention est passée avec la clinique médico-chirurgicale de la rue Antoine Chantin pour la mise à la disposition des malades de la Fondation Curie, d’une vingtaine de lits destinés à des patients pouvant payer les frais de leur traitement. Les recettes seront directement encaissées par la Fondation. Des voitures assureront la liaison du dispensaire avec les services d’hospitalisation. Ainsi, l’hospitalisation et les activités chirurgicales restent dispersées sur deux sites à distance, l’hôpital Pasteur et la clinique Antoine Chantin.
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Figure 7.17. Dispensaire de la Fondation Curie construit en 1921-1922. Au premier plan, on voit le pavillon de radiumthérapie (pavillon Henri de Rothschild). Derrière, le pavillon de röntgenthérapie (pavillon Röntgen).
Leur remplacement par un hôpital unique situé à proximité s’impose comme une nécessité, mais il faudra attendre 1936 pour voir se réaliser un tel projet. Regaud écrira plus tard : « Cet ensemble, destiné à se modifier et à s’accroître, sera souvent désigné sous le nom d’Institut Curie, qu’il a seul le droit de porter et par lequel on prend l’habitude de le désigner brièvement13 . »
13 C. Regaud, « Les sections radiophysiologique et médicale de l’Institut du radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op. cit., p. 162.
Chapitre 8
Une « médecine scientifique » du cancer Alors que les retombées de l’époque pasteurienne dans la pratique chirurgicale commencent seulement à se faire sentir, une autre révolution thérapeutique vient bouleverser le paysage de la cancérologie. Les rayons X et les rayons γ du radium ont investi le champ biomédical de façon spectaculaire. La pénétration des rayons dans le corps et leur pouvoir destructeur sont porteurs d’espoirs, d’abord pour le traitement de lésions développées en surface et de faible épaisseur, puis pour celui de lésions plus profondes. « Voici qu’une lueur d’espérance en la guérison par des moyens médicaux est apparue [. . . ]. Les rayons X et le radium se sont montrés des agents plus efficaces qu’aucun autre jusqu’alors essayé1 . »
Outil de recherche, la science des radiations fait progresser la compréhension du processus cancéreux comme désordre fondamental de l’organisation cellulaire et tissulaire. En 1923, Regaud écrit : « Le mécanisme de la guérison des cancers par les radiations n’apporte aucun appui à la théorie parasitaire ». Sans rejeter définitivement l’idée de l’intervention possible d’un agent extérieur, il prend partie pour la théorie cellulaire : « Les faits et déductions [. . . ] pèsent d’un grand poids en faveur de l’hypothèse d’après laquelle tout néoplasme malin descendrait d’une cellule unique [. . . ] Un cancer serait l’aboutissement d’un processus dont la phase essentielle consisterait en l’altération brusque du matériel héréditaire propre à une cellule, jusque là normale2 ». Visionnaire, il précise : « La cancérisation d’un tissu se manifeste par un dérèglement de l’harmonie du développement cellulaire »3 . Pour lui, cancer et développement cellulaire sont liés. Outil thérapeutique, les radiations ionisantes ouvrent la voie à la radiothérapie comme traitement rationnel du cancer. Après les tâtonnements des premières années, la démarche repose désormais sur une 1
C. Regaud, « Ce que toute personne instruite doit savoir sur le cancer », Ligue francoanglo-américaine contre le cancer, conférence donnée à Paris, le 23 février 1920. 2
C. Regaud, Notice sur les travaux scientifiques (1893-1923) publiés par Cl. Regaud, J.B. Baillière et fils, 1923.
3
C. Regaud, « Les progrès et les tendances de la curiethérapie du cancer », Bruxelles Médical, 3, 838-847, 1923.
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hypothèse. En développant l’idée qu’il existe un parallélisme entre le renouvellement continu des gamètes mâles et la croissance non contrôlée des tumeurs malignes, Regaud a donné une base rationnelle à ce nouveau moyen thérapeutique : « Nos cellules sont loin d’être également sensibles à ces rayonnements mortels. Il en est de tellement sensibles, parmi d’autres réfractaires, qu’on peut ainsi tuer les premières en laissant intactes les secondes. Tel est le secret, la base scientifique définitive de toute la thérapeutique4 », précise-t-il en 1921. La radiothérapie se présente désormais comme le « prototype de la médecine scientifique ». Face au cancer, l’acte mutilant n’est plus le seul recours. La cellule cancéreuse et son pouvoir de prolifération infinie représente une cible en soi. S’attaquant au support de l’hérédité, les radiations ionisantes sont capables de stériliser, au sens propre du terme, les cancers. Pour la première fois, un agent thérapeutique a une cible biologique. Ainsi, la radiothérapie s’inscrit bien dans le droit fil de cette révolution scientifique de la fin du XIXe siècle dont elle constitue, avec le sérum antidiphtérique, l’un des fleurons les plus emblématiques dans le domaine de la thérapeutique. Toutefois, ce ne sera qu’après une longue période de tâtonnements empiriques que les « rayons » vont trouver, dans le domaine du cancer, leur domaine d’application privilégié.
La situation au tournant de la Grande Guerre Quelle est la situation en France au sortir des années de conflit ? Dès son retour à l’Institut du radium, Regaud déplore le retard pris par la France dans le domaine des applications médicales des radiations et la carence des pouvoirs publics. En effet, née en France avec quelques pionniers, notamment en ce qui concerne les applications thérapeutiques des corps radioactifs, la radiothérapie a pris un réel essor en Autriche, en Allemagne puis en Angleterre et aux États-Unis. Dès 1908, un Institut du radium s’est construit à Vienne, dans ce pays où les Curie s’approvisionnent en minerai. À Heidelberg, un institut rattaché à l’Université a été édifié en 1909. En Grande-Bretagne, où le traitement du cancer du Prince Edouard VII a pu jouer un rôle facilitateur, la création d’un Institut du radium s’est inspirée des travaux menés en France. Placée sous les auspices du roi d’Angleterre, cette institution possède en 1913 trois grammes de radium. Aux États-Unis, un Institut du radium est créé dès 1909, intégrant des physiciens et des spécialistes de la radiumthérapie5 . Pendant la Première Guerre mondiale, les Américains vont se lancer dans la production de radium grâce aux gisements de carnotite du Colorado et de l’Utah et tenter une opération de « dumping » sur les prix. 4
C. Regaud, « Le radium et la médecine ». Allocution prononcée en l’honneur de Marie Curie en 1921, op. cit. 5
L. Badash, Radioactivity in America, The John Hopkins University Press, Baltimore and London, 1979.
Une « médecine scientifique » du cancer
Les chirurgiens gynécologues allemands collaborent étroitement avec les radiothérapeutes et, à Munich, dans la clinique internationalement reconnue du professeur Doderlein, le traitement par curiethérapie des cancers utérins est proposé comme alternative à la chirurgie dès avant la Première Guerre mondiale. Mais, dans cette après-guerre, encore empreinte de rhétorique guerrière, toute référence à l’exemple allemand fait figure de provocation. Dans ce mouvement international, la France a tout de même une chance. Sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, là où le radium fut découvert, le souci d’intégrer recherche fondamentale et applications médicales s’inscrit au premier plan des préoccupations. La création de l’Institut du radium de Paris se différencie des expériences étrangères en ce qu’elle réalise, sans doute mieux que toute autre, cette étroite alliance de la recherche fondamentale et de la promotion d’une médecine scientifique du cancer.
L’essor de la curiethérapie à l’Institut du radium de Paris Au début, rayons X et rayons gamma du radium ont connu un développement séparé. Puis, assez vite on s’est aperçu, en ce qui concerne les effets biologiques et la pratique médicale, que les deux domaines se rejoignent. Il ne s’agit pas de deux disciplines séparées, mais bien d’une seule discipline. En ce qui concerne les mécanismes d’action, l’action des corps radioactifs sur les tissus permet de mieux comprendre l’action des rayons X. Les recherches, le développement de l’outillage et les applications thérapeutiques doivent être menés parallèlement. Il existe une fécondation réciproque de pratiques différentes. La röntgenthérapie et l’utilisation des corps radioactifs, désormais désignée sous le terme de curiethérapie, se retrouvent dans les bases radiobiologiques et dosimétriques qui s’édifient progressivement avec les travaux expérimentaux. Regaud compare les foyers de radium à « des ampoules à rayons X, minuscules, plus maniables et susceptibles de donner un rayonnement plus pénétrant ». Si la röntgenthérapie s’applique encore à des maladies très diverses, la curiethérapie s’adresse essentiellement aux cancers. Les années 1919-1922 vont marquer une période charnière pour les développements du traitement par les corps radioactifs. La collaboration, au quotidien, des physiciens et des médecins va placer l’Institut du radium, puis la Fondation Curie, au premier plan et permettre à la France de rattraper son retard. Dans l’immédiat après-guerre, on utilise largement le radon, c’està-dire l’émanation du radium. Les tubes de radon sont préparés dans le laboratoire Curie suivant une procédure mise au point par Debierne. Les tubes sont introduits dans un étui de plomb numéroté. Ils sont mesurés par méthode électroscopique et replacés dans des boites à paroi de plomb pour le transport. L’utilisation du gaz radon a fourni des
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Figure 8.1. Chambre pour la préparation du radon comportant un coffre-fort en béton (étoile) montrant un mur en briques de plomb amovibles (a) et une cuve en verre (b). Au fond, divers appareils pour le pompage et la purification du gaz radon.
Figure 8.2. Mesure des tubes de radon avec un électroscope d’Holweck.
informations précieuses tant en expérimentation qu’en application clinique, mais elle reste délicate en pratique. Il sera utilisé encore quelques années sur des malades ambulatoires. Mais l’équipe de l’Institut du radium ne tarde pas à promouvoir la pratique d’une curiethérapie utilisant directement le radium-élément. Les avantages consistent en une meilleure protection des personnels, l’absence de toute perte de radioactivité, et la constance du rayonnement. Ce dernier avantage simplifie
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Figure 8.3. Mesure des tubes de radium par l’électromètre à quartz piézo-électrique de Pierre Curie.
le calcul des doses et supprime l’obligation de recharger les appareils en cas d’applications prolongées, continues ou fractionnées. Mais le conditionnement des sels de radium pose encore problème. La plus grande partie du radium dont les médecins de la Fondation Curie se servent est à l’état de poudre insoluble de sulfate de radium. L’étanchéité des contenants est vérifiée deux fois par an, la mesure s’effectuant avec un électromètre dans une salle spéciale de l’Institut du radium à l’abri de toute contamination (figure 8.3). Ces manipulations se font dans un laboratoire central, à l’aide de pinces et d’instruments de diverses formes et sur des tables spéciales conçues pour assurer la sécurité des personnels conformément aux connaissances de l’époque (figure 8.4). Ce laboratoire central est chargé de la conservation et de la distribution des tubes dans les deux succursales aménagées dans les lieux où sont hospitalisés les malades, en attendant la construction d’un hôpital unique proche de l’Institut du radium. Les tubes sont conservés dans des coffre-forts blindés de plomb et leur transport se fait par automobiles. Les appareils disponibles au sortir de la Première Guerre mondiale sont essentiellement représentés par les tubes métalliques dits de Dominici, qui ont constitué un grand progrès par rapport à ceux qui existaient antérieurement, et les « plaques » dont on connaît le peu de maniabilité. Regaud et Ferroux vont s’attacher à rationaliser la démarche de fabrication, notamment à l’attention des industriels. Un important effort de normalisation des appareils radifères associés
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Pionniers de la radiothérapie
Figure 8.4. À gauche, différentes pinces et objets nécessaires pour la manipulation de foyers radioactifs, tubes de radon ou aiguilles et tubes de platine. À droite, table pour la manipulation de foyers radioactifs, constitué d’un plateau et de montants latéraux contenant des lames de plomb de 2 cm d’épaisseur.
Figure 8.5. Exemple de colpostat à ressort proposé par Regaud et son équipe à l’Institut du radium dès 1920. Dispositif utérin constitué par une sonde en caoutchouc contenant trois tubes de radium (1), associée à trois foyers maintenus en place dans la cavité vaginale (2). Pour maintenir les foyers vaginaux, Regaud imagine un système de colpostat à ressort, sorte d’écarteur élastique portant les foyers radioactifs, eux-mêmes placés dans des étuis porte-tube en liège. Ce dispositif fera école.
aux instruments chirurgicaux va se faire6 . Parmi les innovations techniques dues à Regaud et son équipe, on peut retenir l’utilisation de tubes multiples pour une irradiation convenablement répartie, un dispositif original appelé « colpostat » pour les applications de radium dans le traitement du cancer du col utérin7 (figure 8.5), ou l’introduction temporaire d’aiguilles creuses en platine, chargées de substance active, dans l’intimité des tissus cancéreux8 . Regaud et son équipe vont s’attacher à définir les conditions techniques auxquelles doivent satisfaire les divers dispositifs dans lesquels on emprisonne le radium. Une patiente expérimentation clinique, conduite sur des malades atteintes de cancer du col de l’utérus, par J. Pierquin et G. Richard en charge du tout nouveau service de radiumthérapie installé à l’hôpital Pasteur, permettra de fixer la dose optimale au cours de l’année 19229. Ainsi, les travaux en physique et en radiobiologie portent leurs fruits, et les procédés d’application se diversifient en fonction de la localisation de la lésion à traiter. Certains d’entre eux restent encore d’actualité. 6
C. Regaud et R. Ferroux, « Constitution rationnelle de tubes de radium-élément adaptés aux exigences nouvelles de la radiumthérapie », Journal de Radiologie et d’Électrologie, no 5, pp. 193-204, 1920. 7
C. Regaud, J. Roux-Berger, A. Lacassagne, H. Cesbron, H. Coutard et G. Richard, « Sur la technique de curiethérapie dans le cancer du col de l’utérus », Bulletin de l’AFEC, t. 9, 224-257, 1920. 8
C. Regaud, R. Ferroux et A. Muguet, « Tubes et aiguilles chargés de radium pour le traitement de certains cancers », Bulletin de l’AFEC, t. 10, 168-175, 1921. 9
B. Pierquin, En luttant contre le cancer, Payot et Rivages, Paris, p. 15, 1995.
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La radiumpuncture Parfois, il est utile de se servir de conduits naturels pour y placer les tubes sans effraction. C’est la curiethérapie intra-cavitaire. Le cancer du col de l’utérus en est la principale indication. La position focale la plus importante est le canal utérin parce qu’il est à peu près central par rapport à la lésion à traiter. En l’absence de conduits naturels, c’est par piqûre de la surface cutanée ou muqueuse que l’on introduit le corps actif dans la tumeur. C’est la radiumpuncture. Les premières aiguilles creuses, fabriquées par Stevenson en 1914 avec la collaboration de l’Institut du radium de Dublin, étaient chargées d’un petit tube d’émanation de radium. Reprenant cette technique, Regaud va rapidement privilégier l’utilisation d’aiguilles chargées de sel de radium. On introduit le minuscule tube de verre qui contient l’agent actif dans des tubes-aiguilles en platine iridié. Le nombre de foyers à introduire dépend du volume à traiter et de la radiosensibilité de la tumeur. Le platine iridié, déjà utilisé dans l’artisanat de luxe et la fabrication de matériaux miniaturisés, est retenu pour réaliser ces conditionnements hermétiques de haute résistance.
Ces évolutions techniques vont bientôt remiser les fameux tubes de Dominici au magasin des accessoires. Les dispositifs proposés visent à mieux répondre, en fonction du type de cancer, à deux exigences fondamentales : d’une part l’égalité d’irradiation dans le volume tumoral à traiter, d’autre part l’adaptation de la dose, qui dépend à la fois de l’intensité et du temps d’irradiation10 . Regaud ne manque pas de souligner les difficultés de la maîtrise de ces nouveaux agents thérapeutiques. Pour lui, un apprentissage rigoureux reste la clé de la qualité. Il prône l’institution d’un diplôme spécial pour les médecins radiologistes, à une période où on est encore loin de la reconnaissance de la radiothérapie comme discipline à part entière, et met en garde contre « la facilité apparente et trompeuse » de la radiothérapie. Il dénonce vigoureusement, à la fois les « puissantes entreprises commerciales » qui offrent en location, sans contrôle, l’instrumentation nécessaire, et les médecins qui pensent qu’il suffit de placer dans l’utérus un ou plusieurs de ces tubes de radium « en apparence si inoffensifs », pour guérir un cancer de cet organe11 . Il précise, lors de l’inauguration du dispensaire de la Fondation Curie : « Les traitements curatifs des cancers par les radiations ne sont pas plus faciles que leur cure chirurgicale. Ils sont souvent plus difficiles ; ils exigent autant de soins ; ils prennent davantage de temps12 ». Cet avertissement ne prendra que 10 La notation des doses peut se faire soit en milligrammes–heures, soit en millicuries détruits–heures, selon la méthode décrite auparavant par Debierne et Regaud. Ce qui compte, c’est l’ordre de grandeur des puissances à mettre en jeu. 11 C. Regaud, « Quelques aspects des problèmes et des œuvres dans la lutte contre le cancer », Assemblée générale de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer, séance du 19 avril 1921. 12
C. Regaud, Allocution prononcée à l’occasion de l’inauguration du dispensaire de la Fondation Curie, le 26 décembre 1923.
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plus de pertinence avec le développement des technologies. Il reviendra à plusieurs reprises sur cet aspect.
La curiethérapie prend de la distance Figure 8.6. Distribution par les Laboratoires Bruneau et Cie de la « pâte Colombia » mise au point à l’Institut Curie par un stagiaire originaire de Bogota, Esguerra Gomez, pour la réalisation des supports moulés.
Figure 8.7. Salle pour la préparation des moulages en cire destinés à supporter les foyers radioactifs. Derrière l’opérateur, on aperçoit le bain-marie à température constante utilisé pour le ramollissement des lames de cire destinées à la fabrication des moulages.
Pour l’équipe de la Fondation Curie, l’enjeu est de laisser toute sa place à la recherche dans une technique en pleine évolution. Cette période du début des années vingt sera particulièrement créative. Parmi les innovations qui peuvent laisser présager de futures transformations en profondeur de la discipline, il faut surtout citer la confection de supports moulés pour la radiumthérapie de surface, puis la réalisation, avec l’aide de Ferroux, d’un appareil de télécuriethérapie. En effet, pour mieux adapter la surface radiante à la forme de la lésion à traiter, il est apparu nécessaire d’introduire une courte distance entre l’élément radiant et la lésion. Regaud et son équipe ont l’idée d’utiliser des supports en pâte plastique composés de matières dont la caractéristique est d’être malléables à chaud et de redevenir rigides à la température du corps. Les premières matières utilisées sont faites d’un mélange de cire d’abeille, de paraffine et de poudre de bois. Ce mélange, mis au point par un stagiaire originaire de Bogota, Esguerra Gomez, prendra le nom de « pâte Colombia ». Cette méthode des supports moulés fera l’objet de nombreux perfectionnements qui trouveront leurs applications dans le monde entier. Pour les irradiations juxta-cutanées, les tubes sont placés en nombre plus ou moins grand et de façon à ce que l’espace de rayonnement émis soit le plus homogène possible (figures 8.7 et 8.8). Pour introduire une distance de quelques centimètres, la pièce en cire est creuse, formée de deux plaques parallèles rendues solidaires entre elles. Les charges de radium utilisées nécessitent de protéger les régions voisines par des feuilles de plomb. Ces dispositifs d’irradiation
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Figure 8.8. Aspect du support moulé sur la région à traiter permettant l’application du radium à courte distance, tel qu’il était utilisé en 1922 à l’Institut Curie. Les tubes radioactifs sont fixés à la face extérieure du support qui les maintient à une distance de la surface à traiter, mesurée par l’épaisseur de l’appareil moulé.
par surface radiante se sont avérés très utiles dans le traitement des cancers de la face et de la sphère ORL. Ils ont été utilisés dans les cancers du sein. Avec ces grands appareils de surface, la dose pouvait atteindre quelques centaines de millicuries détruits. La disponibilité de quantités de plus en plus importantes de radiumélément permet de franchir une nouvelle étape avec le développement de ce que l’on a appelé la télécuriethérapie, ou curiethérapie à distance. Il s’agit de placer la source de rayonnement à une distance plus grande du volume à irradier. Ces techniques de curiethérapie à « distance » nécessitent des charges de plusieurs centaines de milligrammes à plusieurs grammes de radium, et toute une nouvelle série d’études sur les appareillages utilisés, la distribution de la dose, les règles de protection des malades et des personnels et les conséquences économiques. À titre de comparaison, le radium nécessaire pour les tubes ou les aiguilles est de l’ordre du milligramme. Des procédés sont développés aux États-Unis, notamment à NewYork au Memorial Hospital et à Baltimore, comportant des charges variables de radium maintenues à distance de la peau par des supports en bois ou en matière légère. Des essais sont tentés en Angleterre, au
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Figure 8.9. Premier dispositif de télécuriethérapie, adapté d’un porte-tube à rayons X, utilisé au tout début à la Fondation Curie en 1924.
Pionniers de la radiothérapie
Middlesex Hospital, et à Stockholm. En France, Mallet et Coliez préconisent un dispositif qui comporte des idées intéressantes. À l’Institut du radium de Paris et à la Fondation Curie, les travaux de recherche menés en 1924-1925 vont permettre un véritable bond technologique, encore sans précédent, dans le traitement des cancers par les agents radioactifs. Regaud et ses collaborateurs vont tester cette méthode, avec un certain succès et une bonne tolérance, sur des cancers du col de l’utérus, souvent inopérables, en association avec la curiethérapie utéro-vaginale13 . Le premier dispositif utilisé est adapté d’un porte-tube à rayons X et comporte une charge de radium limitée par la capacité du dispositif à supporter la protection en plomb nécessaire (figure 8.9). Dès décembre 1925, un nouvel appareil est mis en service à la Fondation. Il comporte une charge de 4 grammes de radium placée dans une cupule de plomb de 6 cm d’épaisseur solidaire d’un support articulé placé sur un chariot mobile transversalement et longitudinalement (figure 8.10). Les premiers résultats sont obtenus sur des cancers cervico-utérins traités en 12 à 15 jours à raison de une à deux séances quotidiennes. Cette « bombe au radium », emblème d’une certaine conception de la médecine scientifique, développe une puissance encore inégalée utilisée à une distance de 10 à 15 cm de la peau. L’appareillage est lourd du fait de la protection en plomb. La charge en radium se fait en groupant des tubes de 50 milligrammes. La protection des opérateurs contre les rayons gamma du radium est plus délicate que pour les rayons X, « parce qu’on n’éteint pas ces rayons et qu’on ne les éclipse qu’imparfaitement »
Figure 8.10. Appareil pour la télécuriethérapie (bombe au radium) contenant plusieurs grammes de radium, mis en service à la Fondation Curie en décembre 1925. À gauche, irradiation d’un cancer du col de l’utérus. Flèche : cupule en plomb de 6 cm d’épaisseur contenant le radium, montée sur un parallélogramme articulé fixé par une tige métallique à un chariot à deux plateaux mobiles suspendus sur un rail. À droite, détail de la cupule et de son montage sur le cadre articulé permettant de l’incliner. 13
R. Ferroux, O. Monod, C. Regaud, « Traitement des cancers du col de l’utérus par des foyers extérieurs de radium. Technique et premiers résultats », Gynécologie et obstétrique, 12, 1-3, 1925.
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Figure 8.11. « Bombe au radium » dite de René Ferroux mise en service en 1934 à la Fondation Curie.
précise Regaud. Il est toutefois nécessaire que le radiothérapeute mette lui-même en place les patientes à chaque séance et règle personnellement « jusque dans les détails, la balistique du rayonnement ». La difficulté de la protection en télécuriethérapie peut amener à réduire le temps de mise en bonne position des malades. En 1934, deux nouveaux appareils de télécuriethérapie sont mis en service, l’un chargé avec deux grammes, l’autre quatre grammes de radium (figure 8.11). Il répondent au modèle dit de « Ferroux » mis au point à l’Institut du radium et commercialisé par Massiot et Cie (figure 8.12). L’un de ces appareils a été chargé avec huit grammes pendant quelques semaines, mais l’insuffisance de la protection a fait juger que le maintien de cette charge était dangereux pour les malades et les personnels. La survenue de cas d’aplasie sanguine provoque un débat au sein même de l’équipe. Ces appareils fonctionnent parfois 24 heures durant, et la mise en place des malades sous les appareils est faite, de jour comme de nuit, par un médecin assisté d’une infirmière. Del Regato participe à
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Figure 8.12. Présentation par le constructeur Massiot et Cie de l’appareil de curiethérapie (modèle de R. Ferroux) mis au point à l’Institut Curie.
cette aventure. Une chute de ses globules blancs l’amène à interrompre son activité et à partir se reposer sur la Costa Brava14 . Le projet sera repris dans de meilleures conditions de protection. Malgré son coût, malgré les difficultés d’une bonne protection des opérateurs, la technique s’impose, aux côtés de la röntgenthérapie, comme une voie d’avenir, notamment pour le traitement des cancers épais et des tumeurs profondes. Désormais, la radiothérapie externe utilise soit les rayons X (ce que l’on appelait à l’époque la röntgenthérapie), soit les corps radioactifs. 14
J. Del Regato, « Claudius Regaud (1870-1940) », op. cit.
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Une pratique basée sur des fondements rationnels Dès 1920, Regaud, fort de sa pratique expérimentale et clinique, pose les bases d’une pratique rationnelle de la radiothérapie des cancers15 . Il y reviendra régulièrement dans les années suivantes en y apportant les précisions issues de sa propre expérience et de celle de son équipe 16,17 . Depuis Bergonié, Tribondeau et Regaud, on sait que la reproduction cellulaire est un moment de plus grande sensibilité et que la cellule souche représente une cible élective. Ainsi, les cellules cancéreuses, caractérisées par une reproduction incontrôlée, sont détruites quand on utilise les radiations à des doses suffisantes. À doses moindres, elles sont frappées dans leur descendance. La radiothérapie repose sur ce que l’on appelle l’écart thérapeutique des sensibilités, c’est-à-dire le fait que les cellules ne sont pas toutes également sensibles aux radiations. On sait aussi que l’utilisation de rayons filtrés plus pénétrants et plus électifs permettent d’accroître cet écart de sensibilités. Il en est de même avec le fractionnement et l’étalement des doses dans le temps. En effet, si les rayons ont leur cible, la cellule souche, mère de toute les cellules, ils ont aussi trouvé leur rythme d’administration, ni trop court ni trop long. Les travaux expérimentaux conduits par Regaud ont bien montré qu’à un moment donné, dans un tissu en renouvellement, les différentes générations cellulaires coexistent et passent par des phases successives de radiosensibilité et de radiorésistance. Ce fait explique l’avantage d’un allongement du temps de traitement par rapport à l’administration de doses massives en une seule irradiation, qui nécessite des doses rarement compatibles avec la préservation des tissus normaux entourant la tumeur. On sait aussi que l’administration de petites doses sur des temps très longs perd en efficacité sur le contrôle tumoral. Regaud sait bien que l’intensité du rayonnement absorbé en un point donné varie en raison inverse du carré de la distance qui le sépare du foyer de rayonnement. C’est ce que l’on appelle « la loi des distances » qui contribue aussi, à l’inégalité de répartition des doses dans les tissus. « L’efficacité et l’innocuité de la radiothérapie exigent que toutes les parties d’une tumeur reçoivent des quantités égales et suffisantes de rayonnement », précise-t-il. « Comment échapper à cette loi géométrique ? qui place la radiothérapie entre deux écueils : la brûlure et l’inefficacité. » 15 C. Regaud, « Fondements rationnels, indications techniques et résultats généraux de la radiothérapie des cancers », Rapport présenté au Ve Congrès de la Société Internationale de Chirurgie, Paris, juillet 1920. Journal de Radiologie et d’Électrologie, 4, 433-455, 1920. 16 C. Regaud, « Quelques préceptes généraux déduits de l’état actuel de la thérapeutique anti-cancéreuse », conclusion d’un rapport présenté à la Commission du cancer au ministère de l’Hygiène, le 19 janvier 1923. 17
C. Regaud, « Les progrès et tendances de la curiethérapie du cancer », Bruxelles Médical, 3, 838-847, 1923.
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Essentiellement par la « disposition judicieuse et la multiplication des foyers, ceux-ci étant placés extérieurement ou intérieurement par rapport aux parties à irradier », répond Regaud18 . En irradiation externe, on peut éloigner le tube dans la mesure où la puissance des appareils le permet sans perdre en rendement. En curiethérapie, il faut placer les foyers au contact ou à l’intérieur de la lésion à traiter et les multiplier. À ce titre, la radiumpuncture apportera un progrès considérable. De nombreux perfectionnements lui seront apportés par la suite. Si certains cancers, du fait de leur particulière accessibilité à l’acte chirurgical ou de leur radiorésistance relative, continuent à relever prioritairement de la chirurgie, les cancers du col de l’utérus semblent pouvoir bénéficier directement des progrès thérapeutiques apportés par la curiethérapie : « Les meilleurs cas de cancer cervico-utérin, ceux dans lesquels il n’y a pas de signes palpables d’extension en dehors de l’utérus, devraient être traités d’abord par le radium, puis, quelques semaines plus tard, par l’exérèse chirurgicale19 . » Pour Regaud, la radiothérapie post-opératoire est d’intérêt médiocre. Pour lui, à l’inverse de la position de nombreux chirurgiens qui continuent à voir dans l’irradiation un traitement accessoire, l’application des principes directeurs qu’il a édifiés est en faveur de « l’interversion chronologique des deux facteurs de guérison20 ». La radiothérapie préopératoire atténue le risque de dissémination post-opératoire. Correctement faite, elle ne nuit pas à la cicatrisation de la plaie opératoire. Surtout, lorsqu’elle précède l’acte d’exérèse, elle bénéficie de conditions qui accroissent son efficacité. Dans les cancers inopérables, la radiothérapie est souvent sollicitée. « Elle intervient quelquefois avec des chances sérieuses de guérison ; plus fréquemment elle est la seule perspective d’améliorer le malade », précise Regaud21 . La régression de la tumeur peut être spectaculaire, mais elle est souvent incomplète. Souvent la douleur est fortement atténuée, voire supprimée. Regaud insiste sur ce rôle antalgique de la radiothérapie. Toutefois, la radiothérapie peut être néfaste en cas de mauvais état général, de formes aiguës de cancer, de cancers infectés. Pour la protection des tissus sains, et notamment des téguments, Regaud édictera très tôt des règles concernant la dose et sa distribution dans le champ d’irradiation, ceci quel que soit le rayonnement utilisé. Il écrit : « Dans tous les cas, ménager la peau, les muqueuses et les tissus sains, doit être, à tous égards, le premier souci du radiothérapeute et sa règle de conduite impérieuse »22 . Un siècle plus tard, les dernières directives européennes ne disent pas autre chose. Donner, dans chaque cas, la dose maxima compatible avec l’intégrité ou la réparation rapide des 18
C. Regaud, « Fondements rationnels, indications techniques et résultats généraux de la radiothérapie des cancers », op. cit., pp. 34-35. 19
C. Regaud, Rapport présenté au Ve Congrès de la Société Internationale de Chirurgie, op. cit., p. 17.
20
Ibid., p. 30.
21
Ibid., p. 21.
22
Ibid., pp. 40-42.
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tissus normaux, en se plaçant dans les meilleures conditions de protection réalisables pour ceux-ci, est érigé en principe incontournable. Les techniques vont changer mais les préoccupations resteront les mêmes. Dans cette organisation, Regaud entend donner toute leur place aux physiciens : « Point n’est besoin de justifier longuement le rôle capital du physicien non seulement dans les recherches scientifiques, mais encore dans la préparation et l’exécution des traitements par les radiations. En röntgenthérapie, il mesure le débit des tubes à rayons X, il détermine les doses reçues dans la profondeur des tissus, il vérifie les appareils, etc. En curiethérapie, il s’occupe aussi de la répartition du rayonnement dans les tissus ; il mesure de temps en temps les tubes de radium pour contrôler leur intégrité ; il prépare l’émanation du radium (radon) et répartit cet élément diversement, selon les méthodes adoptées par les thérapeutes23 . »
Développement et déclin de l’industrie du radium Avant la Première Guerre mondiale, la France était le plus important producteur de sels de radium. La production était assurée par des laboratoires privés qui se fournissaient principalement en minerai dans les mines de Bohême. Le lien avec le laboratoire Curie, qui en assurait la qualité, était essentiel. Pendant la guerre, les besoins ne concerneront pas uniquement la santé, mais aussi la production de peintures lumineuses pour cadrans, largement utilisées par les armées. Au sortir de la guerre, malgré la découverte de gisements d’autunite au nord du Portugal, plus pauvres en uranium que la pechblende de Bohème, et de nouveaux gisements en Grande-Bretagne, les industriels du radium ont les plus grandes difficultés à s’approvisionner en minerai. Dans un premier temps, grâce aux gisements de carnotite, découverts dans le Colorado et l’Utah, et au travers de la Radium Company of Colorado, les Américains vont s’imposer. C’est alors que l’on découvre au Katanga des gisements très riches d’oxyde d’uranium, dont l’exploitation commence en 1921. En 1923, « l’Union minière du Haut Katanga », société belge, devient le plus important producteur mondial. À l’occasion d’une invitation à participer à la Commission belge universitaire du radium, Marie Curie et Claudius Regaud obtiennent des Belges un prêt sans intérêt d’un gramme de radium. Pour l’Union minière, qui entre en fanfare sur un marché nouveau, l’exploitation adroite des relations privilégiées avec Marie Curie constitue un atout non négligeable. En mettant à la disposition de la Fondation Curie un deuxième gramme, puis quatre grammes de radium, successivement en 1924 et 1926, les 23 C. Regaud, « Quelle est la valeur et quels doivent être l’organisation et l’équipement des institutions pour le traitement du cancer par le radium et les rayons X », Radiophysiologie et radiothérapie, 1, fasc. 2, 135-161, 1928.
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Figure 8.13. Visite de l’usine d’Oolen, qui produit en Belgique le radium pour l’Union minière du Haut Katanga, par Marie Curie en 1923, accompagnée de Claudius Regaud.
responsables belges lui apportent une aide infiniment précieuse. Un nouveau prêt de six grammes lui sera accordé en 1932. Ce lien privilégié avec la société belge permettra à la Fondation Curie d’être leader dans le développement de la télécuriethérapie24 . À partir de 1932, les Belges ne sont plus seuls. Les Canadiens sont présents et se révèlent des concurrents redoutables. Les prospecteurs découvrent au nord du pays, dans la région du lac du Grand-Ours, de très importantes réserves qui deviennent le nouvel Eldorado pour les amoureux de l’aventure. Les Canadiens vont remplacer l’Union minière belge comme fournisseur principal de Marie Curie au cours de ses dernières années25 . En 1939, Lacassagne a pris la suite de Regaud. Avec les immenses richesses minières découvertes au Canada, il affiche sa confiance : « On peut alors considérer que, dans peu de temps, on disposera, pour la thérapeutique, de sources de rayons γ contenant plusieurs dizaines de grammes de radium [. . . ]. On serait conduit à admettre que la curiethérapie – ici la curiethérapie à distance – pourrait s’octroyer toute la place en radiothérapie des cancers26 . » Bien entendu il faut, comme il le dit lui-même, peser l’argument de radioprotection, en particulier des personnels : « Les épaisses parois en plomb, l’éloignement temporaire de la source, ne vaudront jamais ni en simplicité, ni en économie, l’ouverture et la fermeture, à volonté, du commutateur des rayons X ». En effet, la prise de conscience des dangers va progressivement se développer. Au début des années vingt, Regaud et Lacassagne transportaient le radon dans le porte-bagage de leurs vélos et le radium 24
Marie Sklodowska-Curie et la Belgique, Université libre de Bruxelles, 1990.
25
Quand en 1939 Frédéric Joliot envisagera la possibilité de construire un premier engin atomique, c’est cependant aux Belges qu’il s’adressera de nouveau pour obtenir le matériau nécessaire. 26
A. Lacassagne, « Le radium dans la thérapeutique du cancer », Radiophysiologie et radiothérapie, 3, fasc. 4, 519-529, 1939.
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belge était encore livré à bicyclette dans une banale boîte à pansement. Si les premiers succès de la curiethérapie ont suscité dans le public engouement et publicité tapageuse pour les substances radioactives27 , on connaît aussi les premiers décès, notamment dans les « usines à radium ». Aux États-Unis, en 1927, la mort d’un sportif, champion de golf, qui prenait chaque jour, plusieurs flacons d’une potion magique au radium, fait scandale. En France, un charlatan commercialise une crème de beauté au radium sous le nom d’emprunt d’Alfred Curie dans ses encarts publicitaires. Et comment ne pas évoquer ici, l’histoire dramatique de ces femmes du New Jersey qui léchaient la pointe du pinceau leur servant à peindre des chiffres lumineux sur des cadrans de montre avec de la peinture contenant du radium ? Plusieurs en moururent. Dans les Instituts du radium, on cherche à se protéger. À Paris, les premières mesures de radioprotection sont mises en œuvre dès 1921. On travaille sous hotte, à l’abri de châteaux ou de murs de plomb. Les numérations sanguines systématiques se généralisent. Plusieurs études mettent en évidence des modifications de la formule sanguine et des protocoles de suivi systématiques sont mis en place28 . En 1925, Regaud accepte d’animer une commission qui comprend d’Arsonval, Béclère, Broca et Marie Curie. Il participe activement à ces travaux, qui conduiront pour la première fois à l’établissement d’une limite de dose d’exposition pour les travailleurs professionnellement exposés aux rayonnements29 . Enfin, en même temps que se construit une prise de conscience des dangers, l’utilisation des corps radioactifs dans le traitement de lésions bénignes s’estompe. Mais ce sera l’arrivée des radioéléments artificiels à durée de vie plus courte qui sonnera le glas de l’industrie du radium dans les années quarante.
27 Le mot radium est utilisé comme appel publicitaire. La crème de la société Tho-Radia est proposée en pharmacie. De même, médicaments, onguents, compresses, sont mis sur le marché et vantés pour leurs propriétés radifères. Pour plus d’informations, se reporter à M. Bordry et P. Radvanyi, « Les années folles du radium », Les cahiers de Science et Vie, pp. 68-74, décembre 1994. 28
J. Lavedan, « Le sang des radiologistes professionnels », Radiophysiologie et Radiothérapie, 1, 477-534, 1929.
29 C. Regaud, « Sur le contrôle et la réglementation des établissements industriels qui s’occupent de la préparation des corps radioactifs », Bulletin de l’Académie de médecine de Paris Med., Paris, tome 93, pp. 161-166, 1925 ; Archives d’électricité médicale, no 509, pp. 37-43, 1925.
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Figure 8.14. Publicité pour les produits de beauté Tho-Radia, proposé en pharmacie dans les années vingt. Contenant 0,25 microgramme de bromure de radium, cette crème de beauté était parée de toutes les vertus, et notamment d’effacer les rides.
Chapitre 9
La Fondation Curie : vitrine de la radiothérapie Institution « phare » des applications médicales de la découverte des radiations ionisantes, la Fondation Curie deviendra dans les années vingt la vitrine d’une discipline en voie de structuration, la radiothérapie. Claudius Regaud en sera l’artisan infatigable. Avec Antoine Lacassagne, Henri Coutard, Octave Monod, Jean Pierquin, puis François Baclesse, il restera, pour la postérité, celui qui a su structurer la radiothérapie et en définir des modalités d’application qui restent encore largement à la base des pratiques actuelles. Au cours de cette période particulièrement fertile des années vingt et trente, l’ensemble des travaux publiés par l’équipe de la Fondation Curie seront réunis dans Radiophysiologie et Radiothérapie, véritables Archives de l’Institut du radium de l’Université de Paris et de la Fondation Curie, en trois volumes et douze fascicules, entre 1927 et 1939.
L’équipe du pavillon Pasteur Dès 1919, la mise à disposition par l’hôpital Pasteur d’un secteur d’hospitalisation de 18 lits permet à Regaud de former son équipe. Attardonsnous quelques instants sur quelques unes des personnalités les plus marquantes. Beaucoup d’entre elles ont noué des relations personnelles avec Regaud, avant ou pendant la guerre. Leur vécu commun les a rapproché.
Figure 9.1. Équipe du pavillon Pasteur en 1920. De gauche à droite au premier rang : René Ferroux, Jean-Louis Roux-Berger, Claudius Regaud (encadré), Octave Monod, Henri Coutard, Antoine Lacassagne et Jean Pierquin.
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Figure 9.2. Antoine Lacassagne (1884-1971) biologiste et médecin, ancien interne des hôpitaux de Lyon et licencié en sciences, prend la suite de Claudius Regaud comme directeur du laboratoire Pasteur en 1937. Professeur au Collège de France (1941), membre de l’Académie des sciences (1949), il restera l’auteur de nombreux travaux en radiobiologie et dans les domaines de la cancérologie hormonale et de la cancérogenèse chimique.
Pionniers de la radiothérapie
On dit de Regaud qu’il a un abord froid, un peu sévère. Cet homme de haute stature, au teint mat, aux traits impassibles, en impose. Il ne se livre pas facilement. Son regard est pénétrant, son parler précis et net. Mais c’est un homme bon, droit, sans compromission, et fidèle dans ses amitiés. « Lyonnais pur sang, il avait les qualités qu’on retrouve assez fréquemment dans cette région : le sérieux, la persévérance, la probité. Dans sa carrière, pas un titre, pas un grade acquis par sollicitation, combinaison ou influence », écrira plus tard Lacassagne. Démobilisé en 1919, Lacassagne retrouve son poste à l’Institut du radium aux côtés de son maître Regaud. Simple dans l’abord de ses semblables, Lacassagne est doué d’une grande aisance. Resté volontairement célibataire, il a su se donner un cadre de vie strict, raisonné, efficace, tout entier dévoué au service d’une science rationaliste et déterministe. Il succédera à son maître quand celui-ci abandonnera ses fonctions à la fin des années trente. Tous deux seront rejoints par Henri Coutard, qui a connu Regaud à Gérardmer où il dirigeait le service de radiologie. Cet homme d’allure austère, profondément individualiste, est fasciné par l’inconnu, curieux et fin observateur. Remarquable clinicien, il jouera un rôle essentiel dans la vie de la Fondation Curie et le rayonnement de l’école « Curie » aux États-Unis. Bientôt, cette équipe, dont la mission sera de définir sur des bases biologiques expérimentales solides la radiothérapie des cancers, se complète avec des hommes de confiance. Octave Monod était aux côtés de Regaud au secrétariat d’État à la santé pendant la guerre. En 1920, Regaud en fera un curiethérapeute. René Ferroux, jeune physicien d’origine grenobloise, qui avait été incorporé comme aide technique du laboratoire de radiologie de Bouleuse, assurera la liaison avec les physiciens du pavillon Curie. Il jouera un grand rôle dans la réalisation de nouveaux appareils destinés à la curiethérapie. Jean-Louis Roux-Berger, jeune et brillant chirurgien des hôpitaux, dirigeait à Bouleuse un service clinique. Il rejoint l’équipe et prend en charge les actes chirurgicaux
Figure 9.3. Henri Coutard (1876-1950), médecin, s’intéresse en 1908 aux applications médicales des radiations, et rejoint Jacques Danne et Henri Dominici dans le tout nouveau « Laboratoire d’essais de substances radioactives » installé à Gif. Il prendra la responsabilité du service de röntgenthérapie, dès qu’un appareil à rayons X sera installé dans le sous-sol du pavillon Pasteur. Sollicité en 1937, il rejoint Max Cutler et le Chicago Tumor Institute où il prend la direction de l’équipe de radiothérapie. En 1939, Coutard poursuit ses travaux de recherche clinique au Penrose Cancer Hospital de Colorado Springs. Il meurt en France en 1950, d’une hémorragie cérébrale, dans sa ville natale du Mans où il était venu rejoindre la famille de sa sœur.
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nécessaires dans son service de l’hôpital de la Charité. Mary Thurneyssen, infirmière de la Croix-Rouge, que Regaud avait connue à Bouleuse, deviendra infirmière-chef bénévole. Son dévouement auprès de l’équipe médicale, tant en consultation que lors des applications de radium, sera exemplaire. Justin Jolly, hématologiste, prend la responsabilité du laboratoire d’histopathologie. Nommé professeur au Collège de France, il sera remplacé à l’Institut du radium par Georges Gricourof, que Marie Curie avait présenté à Regaud alors qu’il était encore étudiant. Antoine Béclère, le père de la radiologie, qui a retrouvé son service de Saint-Antoine après la démobilisation, se rapproche de Regaud qu’il connaît de nom. Il était affecté pendant la guerre à l’hôpital militaire du Val de Grâce où il dirigeait le service de radiologie. Tout rassemble les deux hommes. Ils partagent le même esprit scientifique, la même passion pour l’enseignement et la recherche, les mêmes valeurs morales. Une amitié sincère les réunira autour d’un objectif commun : la lutte contre le cancer. Béclère est bientôt rejoint par trois de ses élèves, Georges Richard, puis Juliette Baud, qui avait suivi l’enseignement de Marie Curie à l’Institut du radium, et enfin Jean Pierquin. L’équipe est en place. Ainsi va s’ouvrir pour la toute nouvelle Fondation Curie une période particulièrement féconde, due au « savoir-faire » de toute cette équipe et au « savoir-dire » de leur directeur, comme le soulignera plus tard Bernard Pierquin, fils de Jean Pierquin1 . À cette équipe, il fallait un chef. Regaud sût leur proposer un idéal, cet idéal du « grand savant, que vous devez être tous et qu’aucun de nous n’atteint » comme il le dira à l’occasion d’un dîner qu’il organisera pour l’ensemble de ses collaborateurs en décembre 1924 2 . Au sein de cette équipe, chaque acteur est complémentaire et apprend à s’intégrer dans une démarche commune. L’état d’esprit est au respect des uns et des autres, et à la rigueur. Cliniciens, radiothérapeutes, chirurgiens, physiciens, pathologistes, voient décupler leurs qualités personnelles dans une étroite collaboration à des tâches diverses. Avec Regaud, la pluridisciplinarité est une règle de vie.
L’enseignement L’enseignement fait partie des objectifs fondamentaux de la Fondation. Deux fois par semaine, Marie Curie fait son cours à la Faculté des sciences. Elle en publiera l’essentiel en deux volumes intitulés Radioactivité. Marie Curie plaide pour une meilleure organisation du travail scientifique dans le monde. Elle profite de son action au sein de la Commission de coopération intellectuelle de la Société des Nations pour défendre une organisation rationnelle de la bibliographie, l’unification de la terminologie scientifique, et le développement du travail dirigé dans les universités. Dans son aventure parisienne, Regaud a quitté avec regrets l’Université, mais reste profondément un enseignant 1
B. Pierquin, En luttant contre le cancer, Payot, p. 15, Paris, 1995.
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Cité par J. Regaud, op. cit., p. 127.
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aux grandes qualités pédagogiques. Béclère lui apporte un appui solide en le rejoignant en 1922. Il occupe la salle de conférence du dispensaire pour y donner ses leçons préparatoires à la radiologie médicale. Marie Curie et Claudius Regaud sont associés à l’organisation d’un enseignement intégré de radiologie, délivré en collaboration avec la Faculté de Médecine et placé sous la direction d’André Strohl, professeur de physique médicale. En 1927, Regaud participe activement, avec ses collaborateurs, à la publication d’un Index Analyticus Cancerologiae dont il a souhaité la création au plan international un an plutôt. Lacassagne en sera le secrétaire. La création de bourses attirera de nombreux étrangers, mais la Fondation manque de moyens pour accueillir décemment ses stagiaires. Parmi les étrangers qui fréquentèrent la Fondation Curie dans cette époque de l’entre-deux-guerres, on peut citer les Anglais Brian Windeyer et Ralph Paterson, les Américains William Harris et Maurice Lentz, qui furent de brillants avocats de la radiothérapie clinique aux États-Unis, Ion Jovin de Bucarest, Alfonso Esguerra-Gomez de Bogota, et le cubain Juan A. Del Regato (mort en 1999) qui fut l’assistant de Coutard. Del Regato rejoindra les États-Unis où il deviendra successivement chef du département de radiologie et professeur à l’université South Florida College of Medecine3 . Pendant la période estivale, de nombreux visiteurs font le déplacement de Paris pour visiter la Fondation et, de retour dans leur pays, y développer les techniques acquises à Paris.
Les résultats sont au rendez-vous Dès 1920, s’appuyant sur les travaux antérieurs et l’expérience encore récente de l’Institut du radium, Regaud et son équipe écrivent dans le bulletin de l’Association française pour l’étude du cancer (AFEC) : « Il résulte des publications parues depuis une dizaine d’années sur le traitement des cancers du col de l’utérus par les corps radioactifs que ce traitement a procuré, dans un certain nombre de cas, une guérison qui ne le cède en rien aux guérisons chirurgicales [. . . ]. Nous nous efforçons de préciser le déterminisme de cette thérapeutique, en rassemblant des observations personnelles aussi complètement étudiées que possible [. . . ] ». Tous les aspects techniques concernant le nombre, la position et la constitution des foyers, la filtration, l’appareillage, y sont exposés avec minutie. Pour les médecins de l’Institut du radium et de la toute jeune Fondation Curie, il semble bien que le traitement local par les corps radioactifs, c’est-à-dire la curiethérapie, employée seule, est capable de guérir les cas qui ne sont pas trop avancés. De plus, en cas d’inopérabilité, elle s’impose comme unique traitement : « De son efficacité, nous 3
Longtemps directeur du Penrose Cancer Hospital, il sera l’auteur avec Ackerman du traité Cancer, diagnosis, prognosis and treatment qui fera autorité auprès de plusieurs générations de cancérologues.
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ne doutons plus [. . . ] Les guérisons locales qu’on obtient constamment font escompter des guérisons totales4 . » Certes, la technique a encore besoin de prouver son innocuité et, en attendant, la « combinaison de la curiethérapie et de l’exérèse – dans l’ordre où nous énonçons ces deux méthodes – nous paraît une ligne de conduite provisoire très sage [. . . ] Le but de l’exérèse doit être seulement de supprimer un organe devenu inutile et resté suspect de prédisposition cancéreuse [. . . ] L’hystérectomie devrait donc redevenir étroite et ne plus viser, comme fait l’opération de Wertheim, à la suppression aussi étendue que possible du tissu conjonctif paramétrial5. » Cet article, paru dans le bulletin de l’AFEC, fera grand bruit et lancera une controverse dans le monde médical. En 1925, fort de ses observations, Regaud écrit, sans s’encombrer d’inutiles précautions de style : « La curabilité des cancers du col de l’utérus par les radiations est chose démontrée6 . » Les prouesses de la radiothérapie dans les années 20 Parmi les 362 malades atteintes de cancer du col utérin, traitées à la Fondation Curie par les radiations entre les années 1919 et 1925, 98 sont indemnes de tout signe de cancer avec un recul de 4 à 6 ans pour 25 d’entre elles. Tous stades confondus, pour les malades traitées exclusivement par les méthodes radiothérapiques, le pourcentage des « guérisons » à 5 ans est passé de 9,7 à 40 % de 1919 à 1929. On sait pourtant qu’à cette époque, malgré les campagnes d’information mises en place, les malades consultent leur médecin très tardivement, souvent à un stade avancé, et qu’un nombre encore important de patientes meurent après des durées de survie variables. Mais, avec les nouveaux traitements, « presque toutes ont eu une amélioration et une prolongation d’existence incontestables. » Pour les malades traitées entre 1925 et 1929, le taux de guérison atteint 75 % dans les cancers dits de « degré I », considérés comme opérables, ou 48 % si l’on inclut les cas à la limite de l’opérabilité7. Les résultats s’améliorent d’année en année du fait d’une meilleure sélection des malades et des progrès des techniques, notamment avec la curiethérapie à distance, qui est opérationnelle à la Fondation Curie au milieu des années vingt. 4 C. Regaud, J. Roux-Berger, A. Lacassagne, M. Cesbron, H. Coutard et G. Richard, « Sur la technique de curiethérapie dans le cancer du col de l’utérus », Bulletin de l’AFEC, 9, 224-257, 1920. 5
Ibid., pp. 256-257.
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C. Regaud, A. Lacassagne, J. Roux-Berger, H. Coutard, O. Monod, J. Pierquin et G. Richard, « Traitement des cancers du col de l’utérus par les radiations. Statistique de l’Institut du radium de Paris pour les années 1919-1923. État actuel des indications thérapeutiques », Gynécologie et obstétrique, 12, 4, pp. 347-349, 1925. Journal de radiologie et d’électrologie, 9, 561-563, 1925. 7
C. Regaud et ses collaborateurs, Lyon Chirurgical, 28, 767-768, 1931 ; Bulletin de l’Académie de Médecine, 107, 1-15, 1932 ; Radiophysiol. et Radiothérapie, 3, 155-170, 1934 ; Le cancer, 2, 93114, 1935.
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Entre 1924 et 1934, le nombre de nouveaux malades vus chaque année en consultation à la Fondation Curie passe de 1 900 à 3 000, et le nombre de nouveaux malades traités passe de 416 à 726. En dehors des cancers du col de l’utérus, qui font figure de modèle pour le développement des techniques de curiethérapie, les médecins de la Fondation s’attaquent à d’autres localisations tumorales. En 1928, Regaud décrit ainsi la situation pour les membres du conseil d’administration de la Fondation : « L’Institut du radium et la Fondation Curie ont dans toutes les parties du monde une grande réputation ; celle-ci ne dépend que des travaux scientifiques que nous publions. ». Ce sont les résultats publiés qui font foi. La survie à 5 ans est dès lors retenue comme critère de guérison apparente. Les cancers de la peau, de la bouche et du larynx, présentent dans l’ensemble une bonne sensibilité aux rayons. La radiothérapie, associée à la chirurgie, a transformé dès cette époque les possibilités de traitement de la phase loco-régionale de ces tumeurs. Les résultats affichent des taux de guérison de 80 à 90 % dans les cancers de la peau et des lèvres, quand ils sont traités au stade où ils sont encore opérables.
Figure 9.4. Traitement par curiethérapie d’un cancer de la paupière inférieure. A : avant traitement. B : port d’un appareil moulé en cire qui sert de support à dix tubes de radium. C : après traitement.
Installé dans le sous-sol du pavillon Pasteur de l’Institut du radium, Coutard s’intéresse particulièrement au traitement des cancers pharyngo-laryngés. Il améliore les techniques de röntgenthérapie, montre le premier la radio-curabilité des tumeurs du larynx, tire bénéfice des progrès techniques, notamment de l’arrivée sur le marché du tube de Coolidge, et devient rapidement un expert incontesté dans le domaine des tumeurs des voies aéro-digestives supérieures. Il obtient des réductions tumorales encore jamais observées. En 1921, il obtient la régression, sans récidive après six mois, d’un cancer de la région amygdalienne, et présente, un an plus tard, avec Hautant et Regaud une série de 12 cancers du larynx, dont 7 sont sans récidive deux ans après irradiation. Coutard précise sa méthode et publie des résultats qui sont remarqués dans les cancers de la région pharyngée et de l’amygdale, au cours de réunions internationales à Stockholm en 1928, à Berlin en 1929, puis aux États-Unis, à Atlantic City, devant l’American Rœntgen Ray
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Society en 19318. Sur ces résultats, sa réputation est rapidement assurée en France et dans le monde. On parle de la méthode « Coutard ». Des collègues étrangers font le déplacement jusqu’à Paris. Avec les cancers de nature glandulaire se développant dans les muqueuses digestives, le sein, la prostate, les glandes endocrines, de même que dans les sarcomes qui se développent à partir des éléments du tissu conjonctif, les résultats sont inégaux et dépendent du degré de différenciation de la tumeur. En ce qui concerne le sein, les résultats ne sont pas ceux que l’on pouvait attendre dans une tumeur relativement superficielle et aisément accessible à l’action des radiations. « Pourquoi tant de déceptions ? Parce que les procédés de radiothérapie successivement essayés n’ont, en fait de bons résultats, guère procuré que des résultats palliatifs », écrit Regaud9 . Il faudra attendre François Baclesse qui sera le premier à proposer un traitement exclusivement radiothérapique de certains cancers du sein, préconisant des traitements plus étalés dans le temps afin d’éviter toute réaction violente de la peau et des muqueuses. En ce qui concerne le cancer de l’estomac, les résultats sont surtout palliatifs. Les lymphomes et les tumeurs testiculaires marquées par une régression parfois spectaculaire de la tumeur primaire mais la reprise évolutive demeure fréquente et parfois rapide. Harassé par ses tâches administratives et ses déplacements fréquents à l’étranger, Regaud pense parfois à faire une pause pour revenir à son rêve de chercheur. Les circonstances ne lui en donneront pas l’occasion. Mais, en retour, ses activités thérapeutiques représentent pour lui une source permanente de questionnement et, à ce titre, le ramènent constamment aux hypothèses physiopathologiques formulées au début de sa carrière scientifique. Désormais, on admet que les rayons exercent une action directe sur les cellules dont elles désintègrent la structure, et que la quantité des rayonnement nécessaire (la dose absorbée) varie avec chaque espèce de cellules. Ainsi, le comportement des cancers visà-vis de la radiothérapie est loin d’être uniforme. Comment expliquer de pareilles différences ? Une meilleure connaissance de leurs structures et des mécanismes qui les ont fait naître fournirait-t-elle de nouvelles orientations pour leur traitement ? Le radiobiologiste rejoint le pathologiste, et le thérapeute ajustera sa stratégie sur trois notions essentielles : la variété histologique, le siège et l’étendue des lésions. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les médecins et les physiciens du monde entier marquent le pas. On sait que la probabilité de stériliser une tumeur croit avec la dose délivrée, mais la dose tumorale est limitée par la nécessité de préserver les tissus sains. On bute sur des questions dosimétriques et physiques. La télécuriethérapie 8 H. Coutard, « Roentgentherapy of epithelioma of the tonsillar region, hypopharynx and larynx from 1920 to 1926 », American Journal of Roentgenology, 28, 313-323, 1932, publié en français dans Radiophysiologie et Radiothérapie, 2, fasc. 4, 541-575, 1932. 9 C. Regaud, « Fondements rationnels et indications de la radiothérapie (radium, rayons X) dans le traitement des cancers du sein », Radiophysiologie et radiothérapie, 2, fasc. 3, 421-442, 1931.
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Figure 9.5. Poste de röntgenthérapie en fonction en 1929 comportant un tube à rayons X logé dans une cupule en verre plombé de type IRA. Protection par des pièces de caoutchouc plombé soutenues par des arceaux en bois. Fondation Curie.
utilisant des charges de plusieurs grammes de radium pose des problèmes de radioprotection difficilement surmontables, compte tenu de la prise de conscience des dangers. Parallèlement, la puissance des appareils à rayons X s’est accrue dans de très larges proportions. On met du plomb dans les parois et on protège mieux les manipulatrices (figures 9.5 et 9.6). La mise en service à la Fondation Curie, en 1939, d’un appareil de röntgenthérapie de 600 kV permet d’obtenir des résultats supérieurs à ceux de la röntgenthérapie de 200 kV, mais on se heurte au problème du gigantisme des machines. Avec les années 50-60 une nouvelle étape sera franchie avec l’élaboration par l’École de Manchester de techniques plus rigoureuses de dosimétrie et le développement de la « haute énergie » des télécobalts et des accélérateurs linéaires. Regaud ne connaîtra pas les développements de l’ère moderne de la radiothérapie, mais sa contribution au cours de cette première moitié du XXe siècle en a fondé les bases essentielles.
Le « facteur temps » ou la recherche d’une durée optimale de traitement Les thérapeutes se sont préoccupés du facteur temps depuis que la radiothérapie existe mais, à l’époque où Regaud conduit patiemment les
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Figure 9.6. Galerie isolée de la salle de traitement. De cette galerie, les manipulatrices commandent les appareils. Par la porte restée ouverte pour la démonstration, on voit le malade couché sous l’appareil (ici, cuve à huile de Gaiffe, Gallot et Pilon contenant le tube à rayons X).
travaux expérimentaux qui vont lui permettre de poser les bases biologiques du fractionnement, l’École allemande préconise plutôt des traitements courts avec de fortes doses en quelques séances. Certes, la guérison de cancers cutanés de faible épaisseur par des doses uniques administrées sur un court laps de temps est un fait connu. Profitant de l’augmentation de la puissance des appareils disponibles, les auteurs allemands ont étendu cette pratique à toutes sortes de tumeurs, quelle que soit leur profondeur. La méthode préconisée par Seitz et Wintz pour le traitement des cancers de l’utérus en est un exemple. En Angleterre une démarche analogue a été adoptée. En France, la tendance est inverse. Despeigne, ce médecin lyonnais qui, dès 1895, a tenté l’irradiation d’un malade porteur d’une tumeur gastrique, avait déjà fait le choix d’une administration quotidienne bifractionnée pendant 8 jours. Intuition ou attitude médicale reproduisant un schéma classique d’administration médicamenteuse ? Certains vont étaler le traitement sur des périodes de plusieurs mois. Ainsi, la seule expérience clinique conduit à des attitudes contradictoires. Regaud fonde sa démarche d’abord sur ses observations expérimentales, développées avant la guerre, à Lyon, sur diverses espèces animales, et poursuivies dans les années vingt chez le lapin adulte avec Ferroux. Il est clair que l’étalement et le fractionnement permettent, dans une certaine mesure, d’accroître l’écart des radiosensibilités entre les tissus : « Le fractionnement de la dose et l’augmentation de la durée totale du traitement (entre 4 et 16 jours) diminuent considérablement l’effet des rayons sur la peau et la muqueuse ano-rectale, mais ne diminuent pas leur effet sur l’épithélium séminal. Il devient alors possible d’administrer au testicule une dose qui suffit à déterminer sa stérilisation
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totale et définitive, sans inconvénient pour les téguments et la muqueuse ano-rectale10 . » Il était donc tout indiqué d’étendre aux cancers les conclusions de ces études expérimentales, en ce qui concerne « l’aménagement des facteurs dose, intensité et temps ». C’est sur la base de ses résultats expérimentaux que, comme il le dit lui-même : « La technique biologique de la radiothérapie des cancers a été orientée à l’Institut du radium de Paris, dans le sens d’un certain allongement du temps de traitement11 . » Mais, dès l’expérience de ses premières tentatives thérapeutiques chez l’homme, Regaud attire l’attention sur le fait qu’un étalement trop important dans le temps entraîne inévitablement la diminution du contrôle local de la tumeur. Il existe une limite à l’intervalle de temps entre deux irradiations. Un étalement trop important semble avoir deux effets inverses qui tendent à réduire la marge d’efficacité du traitement : il accroît la sensibilité des tissus normaux et diminue celle des tissus tumoraux. L’intervalle de temps entre deux irradiations doit donc être assez long pour assurer une restauration du tissu normal mais assez court pour éviter la radiorésistance liée à la prolifération tumorale. Très tôt, données expérimentales et observations cliniques vont se compléter. « En définitive, dans la plupart des espèces de cancers épithéliaux, qu’on les traite soit par les corps radioactifs, soit par les rayons X, on obtient la guérison locale plus constamment, à dose moindre, et avec un minimum de phénomènes réactionnels, si la durée de traitement est comprise, selon les circonstances, entre 6 et quinze jours12 . »
En curiethérapie, on pratique le traitement continu, prolongé pendant 7 à 10 jours, pour les traitements par radiumpuncture ou par application locale. Avec l’irradiation à distance, l’irradiation est discontinue, le point essentiel étant l’augmentation de la durée totale de traitement. En röntgenthérapie, on combine l’allongement de la durée totale de traitement avec l’augmentation de la durée effective d’irradiation. Dans tous les cas, un rayonnement très pénétrant et très filtré est nécessaire. Instruit d’une solide expérience clinique dans le traitement des tumeurs de la sphère ORL, Coutard est soucieux d’augmenter la marge de sécurité entre la régression tumorale et la préservation des tissus sains. Il propose un étalement dans le temps de plusieurs semaines, prenant ainsi quelque liberté avec le « dogme » établi expérimentalement par Regaud. Si le fondamentaliste et le clinicien se rejoignent sur le fond, c’est-à-dire sur la nécessité de proscrire l’administration de doses massives d’emblée et sur l’inefficacité d’un étalement trop prolongé dans 10
C. Regaud et R. Ferroux, « Influence du facteur temps sur la stérilisation des lignées cellulaires normales et néoplasiques par la radiothérapie », Acta radiologica, op. cit., pp. 112116. 11 12
Ibid., p. 119.
C. Regaud, « Distribution chronologique rationnelle d’un traitement de cancer épithélial par les radiations », Soc. Biol., 18, 1085-1088, 1922.
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le temps, le débat restera un certain temps ouvert sur la durée de l’étalement. À la fin des années vingt, Coutard reprend l’ensemble des cas de tumeurs ORL traitées à la Fondation Curie par röntgenthérapie et propose une durée moyenne de traitement de 15 à 21 jours pour les petites tumeurs du larynx, et de 25 à 40 jours pour les tumeurs profondes, souvent plus volumineuses, de l’hypopharynx ou de la région amygdalienne. Regaud admettra lui-même que les modalités à adopter dépendent de nombreux facteurs, dont le type de tumeur et la localisation. Par exemple, dans les cancers du col de l’utérus, l’expérience de la Fondation Curie conduira à adopter des séances quotidiennes de une à trois heures sur des périodes d’une durée totale de 3 à 4 semaines. Ainsi, l’observation clinique va conduire à des attitudes différentes suivant le type de tumeurs et la localisation. L’effet discriminant de « l’irradiation fractionnée » sur une durée de quelques semaines, est probablement un des acquis fondamentaux de la Fondation Curie dans les années vingt. C’est grâce à la confrontation permanente des données de l’observation clinique à celles issues de l’expérimentation animale que s’est construit un consensus autour de la notion d’étalementfractionnement, d’une trentaine de séances sur cinq ou six semaines, qui tendra à s’imposer largement au-delà des limites de la Fondation au cours des décennies suivantes. Regaud et ses collaborateurs ont largement contribué à codifier les pratiques radiothérapiques, et à montrer la voie entre ce que l’on peut considérer comme deux impasses thérapeutiques : d’une part l’administration répétée et trop espacée dans le temps de doses insuffisantes, d’autre part l’administration de doses massives dans un temps très court.
Les statistiques À cette époque, les cliniciens français sont réticents à l’usage des statistiques. On ne dispose pas de données de mortalité fiables. Par extrapolation, certains avancent un chiffre très approximatif de 40 000 cas annuels de décès par cancer en France13 . Un rapport, présenté en 1920 au Conseil municipal de Paris, souligne l’augmentation constante de la mortalité dans la population parisienne au cours des années 1910, faisant passer celle-ci à plus de 3 600 décès par an14 . Sans prendre trop de risque de se tromper, Regaud pense que ce chiffre est au moins de deux fois inférieur à la réalité et qu’il faut multiplier par deux ou trois pour obtenir le nombre de malades atteints de cancer. À la suite d’une réunion qui s’est tenue à Lake Mohonk dans l’État de New-York, aux États-Unis, en septembre 1926, Regaud fait 13 On estime actuellement à 200 000 le nombre annuel de nouveaux cas en France et à plus de 800 000 le nombre des malades traités ou suivis pour un cancer. 14
Conseil municipal de Paris du 26 mars 1920, Proposition tendant à développer la lutte contre le cancer, par l’organisation de la radiothérapie, déposée par M. André Le Troquer.
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la synthèse des notions acquises à l’époque15 . Pour lui, la valeur des statistiques est rendue peu fiable du fait du flou des étiquettes nosologiques et plus d’un tiers des décès sont considérés comme d’origine inconnue. Les pays où l’organisation de la statistique de mortalité est la meilleure sont précisément ceux où le taux de mortalité par le cancer est le plus élevé (Danemark, Hollande, Suisse). Les statistiques fondées sur l’autopsie restent la meilleure source d’information. L’accroissement du taux de mortalité n’est pour la plus grande partie qu’apparent, et signifie seulement que la connaissance que l’on peut avoir de la mortalité par cancer tend à se rapprocher du taux réel de la maladie. Les deux phénomènes principaux qui faussent l’interprétation sont « l’augmentation de la durée moyenne de vie, grâce à la réduction de mortalité par maladies évitables [. . . ] et le perfectionnement incessant, mais très variable selon les pays, des moyens de diagnostic et du soin des malades »16 . Et pourtant la tradition hygiéniste de l’époque prépastorienne a toujours cherché à collecter des faits, sérier des cas, effectuer des tris et évaluer des proportions, établir des corrélations avec les conditions d’existence. Cette sorte d’écologie médicale a sans aucun doute contribué à faire reculer certains fléaux avant que l’on ne connaisse la cause des maladies.
Figure 9.7. Tableau synoptique des résultats à 5 ans du traitement par radiothérapie seule du cancer du col de l’utérus, à la Fondation Curie, sur deux périodes 1919-24 et 1925-29. Les “ guérisons apparentes ” passent à 75,6 % pour les cas de degré I habituellement considérés comme « opérables ».
Mais, loin de cette médecine de masse, la pénétration des statistiques dans l’évaluation des résultats thérapeutiques s’est heurtée à l’individualisme, à une formation clinique privilégiant les histoires de cas, à une tradition culturelle humaniste se refusant à toute standardisation des attitudes17 . Tout juste cherche-t-on, dans cette première moitié du XXe siècle, à agréger des observations disparates sur des durées d’observation très courtes. Longtemps, l’activité restera cantonnée 15
C. Regaud, « Revue critique de quelques travaux sur le cancer : statistiques, pathogénie, étiologie, prophylaxie », Paris Médical, 18, 237-254, 1928.
16 17
Ibid., pp. 242-243.
En 1961, D. Schwartz écrivait dans un article destiné aux médecins : « Il n’est pas vrai que le respect sacré du colloque singulier entre le malade et son médecin ait pour conséquence obligatoire la statistique sur un cas », dans La Gazette médicale, 68, 1919-1926, 1961.
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à ces formes descriptives d’agrégation statistique. Il faudra attendre la deuxième moitié du siècle et l’apport essentiel des pays anglo-saxons pour voir émerger la réflexion sur les échantillonnages, les pratiques de modélisation et l’utilisation des tests de signification. Dans les années vingt, Regaud a le mérite d’introduire le seuil des 5 ans pour parler de guérison « apparente », de prendre en compte dans ses statistiques les malades perdus de vue, et d’engager un classement rationnel des faits, en ébauchant le premier la distinction entre ce qu’il appelait les « degrés » caractérisés par le volume et l’extension de la tumeur. Le critère d’opérabilité n’est plus le seul facteur de sélection des patients. L’opposition curable/incurable se transforme en notion probabiliste de chances de guérison. Ainsi, pour le cancer du col utérin, il définit des stades d’extension, qu’il appelle des degrés (degrés I, II et III)18 , répondant à des taux de survie différents19 .
La controverse avec l’élite médicale Si l’utilisation des radiations dans le traitement des cancers n’a pas vocation à remplacer la chirurgie d’exérèse, elle en modifie la pratique. Regaud écrit, en tête du rapport qu’il présente en 1920 devant un parterre international de chirurgiens : « Dans la lutte contre le cancer, le progrès tend visiblement à l’abandon, non point de l’acte opératoire, mais de la méthode d’exérèse [. . . ] il n’y a plus une thérapeutique du cancer, la chirurgie, il y en a plusieurs ; elles ne doivent à aucun moment s’ignorer, mais toujours collaborer et sans aucun parti-pris20 . » C’est à propos des cancers du col de l’utérus que Regaud et ses collaborateurs vont forger, au cours des années vingt, leurs arguments en faveur de la curiethérapie comme traitement de première intention. Leur démarche s’appuie d’abord sur une approche rationnelle. Ils écrivent : « Le chirurgien qui ampute le territoire manifestement envahi et une partie au moins du territoire ensemencé ne peut avoir, quelle que soit son opération, la certitude que la limite d’ensemencement est dépassée. La radiothérapie prétend faire et fait peut-être mieux : s’il est vrai que, dans une sphère d’un certain diamètre, elle détruit électivement toutes les cellules cancéreuses parmi les saines. La distance à laquelle elle porte efficacement est souvent plus grande que celle de l’exérèse chirurgicale [. . . ] Autour du foyer de rayonnement 18
Le « degré I » étant caractérisé par l’absence d’extension palpable en dehors de l’utérus.
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Ce n’est que dans les années soixante que se généraliseront les règles permettant d’évaluer le stade et que s’élaborera un langage commun défini par l’Union Internationale Contre le Cancer, prenant en compte la taille de la tumeur (T), la présence ou non de ganglions atteints (N de l’anglais node), ou de métastases (M). 20
C. Regaud, Rapport présenté au Ve Congrès de la Société Internationale de Chirurgie, Paris, op. cit., pp. 1-2, 1920.
Figure 9.8. Résultats à cinq ans du traitement du cancer du col de l’utérus par radiothérapie seule en fonction de la date de traitement à la Fondation Curie. Ces taux montrent une amélioration régulière des résultats, singulièrement à partir de 1925 du fait de la mise en service de la télécuriethérapie à distance. Les cas n’entrant pas dans les catégories de malades « guéries » ou décédées correspondent aux malades perdues de vue ou disparues pour des raisons autres que leur cancer (extrait d’une publication de Regaud de 1935).
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[. . . ] il se produit une zone de stérilisation [. . . ] Tout porte à croire que dans cette zone on peut obtenir une guérison locale, c’est-à-dire l’arrêt définitif du processus cancéreux21 . »
Figure 9.9. Graphique représentant pour la même période 1919-1929 les malades considérées comme non guéries à cinq ans, décédées pendant la première année, la seconde année ou la troisième année et au-delà, après un traitement par radiothérapie seule (extrait d’une publication de C. Regaud de 1935).
Membre actif de la section thérapeutique à la Commission du cancer, Regaud impose ses vues sur la nécessité d’une coopération organique entre les spécialités et l’équivalence des disciplines. Il fait du travail en équipe une priorité. Devant les militants de la Ligue contre le cancer, il commente : « Comme l’était la chirurgie de guerre, le traitement du cancer est affaire d’équipes thérapeutiques [. . . ] La complexité des agents à mettre en œuvre en pareil cas, condamne l’individualisme cher à nos habitudes22 . » Ses souvenirs de la guerre et l’expérience du centre de Bouleuse restent très proches. Au pays de la « tradition clinique » et dans un système marqué par l’hégémonie incontestée des chirurgiens, les prises de position de Regaud ne manquent pas d’audace. Une vive controverse va l’opposer au chirurgien gynécologue J.L. Faure. Pour ce chef du service de l’hôpital Broca, par ailleurs brillant orateur à l’Académie de médecine, les cas soumis au traitement combiné associant radiumthérapie et chirurgie récidiveraient plus rapidement que ceux traités par la seule chirurgie. Dans un article intitulé « Les idées directrices de la lutte contre le cancer » paru en 1923, Regaud précise sa position : « La chirurgie curative du cancer ampute tout le territoire suspecté de contenir des cellules cancéreuses, c’est-à-dire non seulement la tumeur [. . . ] mais une large zone de tissus en apparence sains, où l’expérience nous enseigne qu’il existe un ensemencement latent [. . . ] Le radium et les rayons X agissent tout différemment. Bistouris cellulaires – comme on les a parfois surnommés – ils détruisent les cellules cancéreuses parmi les saines laissées intactes [. . . ] L’ère chirurgicale de la thérapeutique anticancéreuse est bien loin d’être close, mais l’ère radiothérapique se développe victorieusement [. . . ] La méthode de l’exérèse, c’est-à-dire l’amputation des territoires cancéreux cède le pas devant les rayons X, et surtout devant le radium, lorsqu’il s’agit de traiter les cancers de la peau, de la bouche et de la langue, les cancers du col de l’utérus, du pharynx et du larynx23 . »
Rapidement la polémique prend de l’ampleur et investit la place publique. Devant une assemblée générale de la Ligue, J.L. Faure déclare « Les idées et les pratiques nouvelles [. . . ] détournent de la chirurgie bien des malades qui rencontreraient auprès d’elle une guérison plus certaine, alors qu’ils ne trouvent le plus souvent dans le traitement par les radiations qu’une atténuation passagère et quelque fois, hélas !, 21
C. Regaud, J. Roux-Berger, A. Lacassagne, M. Cesbron, H. Coutard et G. Richard, Bulletin de l’AFEC, op. cit., p. 226. 22 C. Regaud, cité par A. Lacassagne, « L’œuvre de Regaud, cancérologiste », op. cit., pp. 106-107. 23
C. Regaud, « Les idées directrices de la lutte contre le cancer », LCC, op. cit., pp. 87-100.
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une aggravation de leurs maux24 . » Nous sommes en 1923. D’autres chirurgiens comme Delbet mettent leur notoriété dans la balance. Ils évoquent le fait que les radiations pourraient, dans certains cas, accélérer l’évolution de la maladie. Delbet, qui préside l’Association française pour l’étude du cancer, regrette cependant le ton polémique de cette discussion : « Certaines discussions ont pris un caractère si fort éloigné de la sérénité scientifique que quelques-uns de nos collègues ont déserté nos séances. » Regaud, l’histologiste provincial converti en thérapeute, agace l’élite chirurgicale parisienne. Plusieurs années plus tard, Faure confirme sa position : « Depuis 1920, époque à laquelle je me suis rendu compte de ces faits, je n’ai plus jamais appliqué de radium. » Rappelons seulement que, depuis 1913, la curiethérapie est enseignée à Vienne comme traitement de choix du cancer du col utérin. Au-delà des querelles partisanes reposant principalement sur des réflexes identitaires, le chirurgien ne peut plus être considéré comme le seul ordonnateur du traitement. La primauté de la chirurgie est remise en question et l’évolution tend vers l’abandon de l’hystérectomie élargie dans beaucoup de cancers du col de l’utérus. Les germes de ce qui deviendra plus tard ce que l’on appellera « le traitement conservateur » sont en place. Les critiques de Regaud provoquent aussi les réactions des pionniers de la radiumthérapie, en particulier P. Degrais qui s’étonne : « À le lire (Regaud), il semblerait que les radiumthérapeutes de la première heure [. . . ] ont été dépourvus de sens médical aussi bien que de conscience25 . » On lui reproche aussi d’accorder plus de valeur à ce qui vient de l’étranger et de négliger les travaux faits en France. Au début des années trente, le ton devient plus serein dans l’enceinte de l’Académie de médecine. Regaud s’exprime avec la mesure qui lui est habituelle, sans jamais céder sur le fond quand il pense avoir raison : « Personne ne s’est étonné d’entendre le professeur J.L. Faure magnifier la chirurgie à propos de l’opération de Wertheim, qu’il fut un des premiers à pratiquer et dont il a tant contribué à améliorer les résultats [. . . ] C’est avec plaisir que nous l’avons entendu ici même proclamer la supériorité de la radiothérapie, non seulement dans les cas inopérables [. . . ] mais encore dans les cas opérables dont les lésions sont souvent trop étendues pour qu’une exérèse totale du territoire atteint soit possible. Ainsi, pour lui comme pour beaucoup de chirurgiens qui l’ont devancé dans ce mouvement de retraite, le domaine de l’hystérectomie s’est de plus en plus rétréci26 . » Il salue au passage l’éloquence et le pouvoir de conviction du chirurgien, mais conteste la distinction qu’il fait en cas « bons, moyens, médiocres ou mauvais ». Ces catégories ne correspondent pas aux critères proposés par la Commission internationale de Genève à laquelle Regaud fait référence, et compliquent singulièrement 24
Cité par P. Pinell, « Naissance d’un fléau », op. cit., p. 190.
25
Ibid., p. 194.
26 C. Regaud, « Comparaison des valeurs curatives de l’hystérectomie et des méthodes radiothérapiques, dans le traitement des épithéliomas cervico-utérins de premier degré », Bulletin de l’Académie de médecine, 107, 17, 611-625, 1932.
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les comparaisons. Ainsi il ne démentira pas la réputation qu’il s’était déjà forgée à Lyon, et dont Policard témoignera quelques années plus tard : « Ce qu’il avait constaté et vérifié par des examens et des essais multiples, il le maintenait contre toutes les critiques injustifiées. Il fut amené à soutenir des polémiques fort vives quelques fois [. . . ] Plusieurs fois certains savants, de Paris ou d’ailleurs, pensèrent avoir vite raison de cet histologiste provincial qui se permettait de les contredire. Ils apprirent, à leurs dépens, qu’il fallait compter avec le jeune histologiste lyonnais27 ». Si Regaud ne nie pas les remarquables résultats d’une chirurgie bien réglée, limitée à des cas peu étendus bien sélectionnés, la supériorité des traitements radiothérapiques lui paraît acquise, confirmant ce qu’il disait quelques années plus tôt : « De grands progrès ont été réalisés, dans la cure du cancer, grâce au perfectionnement de la chirurgie et de la thérapeutique par les radiations. Il faut bien se garder d’opposer l’une à l’autre ces deux méthodes. Elles se complètent mutuellement ; elles ont besoin l’une de l’autre pour triompher de l’ennemi commun, le cancer [. . . ]. Le chirurgien, comme le radiologiste, dans la lutte contre le cancer, ne bâtissent pas pour l’éternité ; ils font du provisoire. Le traitement définitif du cancer, de même que sa prophylaxie, ne procèdera que de la découverte de la cause de cette maladie [. . . ]. Ce traitement trouvera vraisemblablement sa base dans la chimie de l’avenir28 . »
Faisant appel à la postérité, il conclut en 1932 : « Ici, le bistouri, là les rayons, bientôt peut-être un agent biologique ou chimique : nos rites sont destinés à passer tour à tour. Détachonsnous d’eux avant qu’ils ne tombent, et continuons à servir le dieu qui est la guérison et la vie. »
Le thérapeute et l’homme de science Ses allers et retours permanents entre science et médecine amènent Regaud à préciser, à la fin de sa vie, ses idées sur les phénomènes de cancérisation dans un texte rédigé à la fin des années trente29 . Regaud préféra déposer son texte « sous pli cacheté » à l’Académie des sciences30. Il précise : « J’ai eu la tentation de publier ce mémoire [. . . ] Je ne le ferai pas, parce que le tissu de mes hypothèses n’est peut-être qu’une œuvre d’imagination [. . . ] parce que, ayant entrepris ce travail trop tard, 27
A. Policard, « Claudius Regaud », op. cit.
28
C. Regaud, « Ce que toute personne instruite devrait savoir sur le cancer », conférence donnée à l’Association mutuelle des infirmières de la Croix-Rouge, op. cit. 29
C. Regaud, « Réflexions et hypothèses au sujet de la pathogénie des cancers ». Notes manuscrites de l’auteur, Archives de l’Institut Curie, Fonds Claudius Regaud. 30
Dépôt enregistré sous le numéro 10 770 par l’Académie des sciences lors de sa séance du 21 août 1933.
La Fondation Curie : vitrine de la radiothérapie
je n’ai pas été et je ne serai plus désormais en mesure de lui donner le fond et la forme qui sont nécessaires dans une publication scientifique [. . . ] Intermédiaire entre la publication et le silence, la forme de cet écrit (il évoque ici le dépôt sous pli cacheté à l’Académie des sciences) m’a paru correspondre à la signification de ce qu’il contient. » Comment ne pas y voir une nouvelle illustration de cette qualité majeure qui a conduit sa vie d’homme et de scientifique : la rigueur. Ce texte fut tout de même publié à titre posthume par les soins de son fils Jean Regaud en 1941 31 . Le thérapeute a appris que le cancer est guérissable, à son début, par des moyens purement locaux. « À leur début, les cancers sont des maladies locales. Leurs facteurs pathogéniques généraux n’ont que la signification de causes prédisposantes » écrit-il dans ce pli cacheté. Ses observations le confortent dans l’idée que le tissu cancéreux descend d’une cellule unique et serait l’aboutissement « d’un processus dont la phase essentielle consisterait en l’altération du matériel héréditaire propre à une cellule jusqu’alors normale [. . . ]. L’étude minutieuse des tissus cancéreux porte à les considérer comme des mutations, résultant d’une altération accidentelle du mécanisme de la multiplication et de l’hérédité cellulaire. » Relevant, dans un certain nombre de cas, l’existence d’anomalies précancéreuses Regaud comprend que la cancérisation n’est pas la conséquence d’un événement unique : « La cancérisation est-elle un accident cellulaire à deux degrés ou mieux, résulte-t-elle de deux accidents cellulaires de même sorte et successifs, le second accident complétant le premier ? J’ai le sentiment que ces hypothèses sont prématurées. . . » La conception du cancer comme un processus multiétapes en cascade est en germe dans ces quelques lignes. Héritier de Virchow, Regaud a pris position pour la théorie cellulaire.
31
C. Regaud, « Réflexions et hypothèses au sujet de la pathogénie des cancers ». Paris Médical, 9-10, 125-151, 10 mars 1941.
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Chapitre 10
Un rayonnement mondial Dès la fin de la Première Guerre mondiale, alors que l’Institut du radium reprend ses activités, les fils se renouent avec l’étranger. Marie Curie est devenue une figure internationale. Nombreuses sont les œuvres caritatives qui lui demandent l’appui de son nom. Son voyage triomphal aux États-Unis lui a fait prendre conscience de son rôle social. Elle sait maintenant que sa notoriété peut servir les objectifs que Regaud et ellemême se sont fixés : le développement des applications médicales des radiations ionisantes au service d’un traitement scientifique des cancers. Avec la création de la Fondation Curie et de bourses pour l’accueil de stagiaires étrangers, l’Institut du radium devient le lieu où les spécialistes du monde entier viennent se former. Chercheurs et médecins s’y rencontrent. Ils en retiendront l’esprit d’équipe et l’atmosphère pluridisciplinaire.
La coopération internationale Marie Curie est devenue la « patronne » d’un laboratoire actif qui compte maintenant une quarantaine de chercheurs. Parmi eux, Fernand Holweck s’illustrera dans de nombreuses innovations, comme les premiers essais de transmission télévisée depuis la Tour Eiffel. Mais c’est essentiellement à l’étude des propriétés chimiques des radioéléments que Marie Curie et ses collaborateurs vont consacrer leurs efforts. Sous son impulsion, des chercheurs venus de vingt cinq pays seront accueillis dans son laboratoire au cours des années vingt. Soucieuse de disposer de quantités suffisantes de radium et d’en maîtriser la préparation des sources, elle gardera un contact étroit avec l’Union minière du Haut Katanga et les autorités belges. En 1928, disparaît Armet de Lisle, celui qui a créé la première usine pour la préparation du radium en France1 . En même temps, malgré l’exacerbation des nationalismes, les relations entre scientifiques de tous les pays, vainqueurs ou vaincus, reprennent. Marie Curie est reçue partout avec beaucoup de chaleur et doit désormais réserver dans sa vie une place à ce qu’elle appelait ses « voyages de dévouement ». L’Italie, la Hollande, l’Angleterre, le Brésil, et bien sûr la Pologne, figurent parmi ses destinations. À Bruxelles, elle est régulièrement invitée à participer aux Conseils de physique initiés en 1911 1 « Armet de Lisle honora l’industrie par l’exemple qu’il sut donner d’une véritable compréhension des bienfaits qui découlent de la collaboration amicale entre l’industrie et la science », écrira Marie Curie.
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Figure 10.1. Premier Conseil de physique Solvay. Bruxelles 1911. Au premier rang, de gauche à droite, Nernst, Brillouin, Solvay, Lorentz, Warburg, Perrin, Wien, Marie Curie et Poincaré. Debout, de gauche à droite, Goldschmidt, Planck, Rubens, Sommerfeld, Lindemann, De Broglie, Knudsen, Hasenohrl, Hostelet, Herzen, Jeans, Rutherford, Kamerlingh Onnes, Einstein et Langevin.
par Ernest Solvay, un grand industriel passionné de sciences, qui a su réunir les physiciens les plus éminents de ce premier quart de siècle. En même temps, la science de la radioactivité progresse dans le monde et, connaissant mieux la structure de l’atome, on commence à comprendre les phénomènes qui gouvernent l’émission des rayonnements α, β et γ. Depuis Einstein, on sait que l’énergie d’un rayonnement spontané correspond à une différence de masse. En 1919, Rutherford observe la première réaction nucléaire. Des progrès sont faits à Cambridge et à Berlin. Avec Bohr, Heisenberg, Schrödinger et d’autres, la nouvelle mécanique quantique s’impose. Théorie et expérimentation se rejoignent. Au 7e Conseil de physique Solvay d’octobre 1933, consacré au noyau atomique, Marie Curie est accompagnée de sa fille Irène et de son gendre Frédéric Joliot. Humaniste, Marie Curie n’est pas une militante. Elle se méfie des manifestations enthousiastes et fraternelles auxquelles se livrent certains de ses collègues. Toutefois, elle sera séduite par la Société des nations et acceptera en mai 1922 de rejoindre la Commission internationale de la coopération intellectuelle (CICI). Elle s’y occupera beaucoup d’organisation de la recherche et d’enseignement. Elle tentera d’obtenir des facilités de voyage pour les jeunes chercheurs. Connue pour son désintéressement et son refus de tout profit matériel, elle se fera l’apôtre de la « propriété scientifique » et plaidera pour un droit d’auteur rétribuant les chercheurs en cas d’applications industrielles. Paradoxe ? Non, pragmatisme. Lors de ses déplacements à Genève, elle aura l’occasion de rencontrer Albert Einstein avec lequel elle a noué des liens d’amitié. Elle n’oublie pas sa terre natale. Sous son inspiration, un Comité d’organisation se crée à Varsovie pour la construction d’un Institut du radium à caractère scientifique et médical. Le gouvernement polonais met à disposition le terrain, mais les financements sont difficiles à trouver. C’est alors que Marie Curie, soucieuse de voir aboutir ce projet,
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retrouve le soutien de Missy, la journaliste américaine, qui est devenue rédactrice du New York Herald Tribune. Elle fera un deuxième séjour aux États-Unis en 1929 qui, malgré une conjoncture économique beaucoup moins favorable que la première fois, permettra de collecter les fonds nécessaires pour doter le tout nouvel Institut polonais d’un gramme de radium. Mais Marie Curie cache de plus en plus difficilement sa fatigue. Apaisée après la période de la guerre, elle a la satisfaction de voir grandir ses deux filles, Irène la sportive, l’infatigable, qui s’engage sans hésitation sur la trace de ses parents, et Ève, l’artiste, l’imprévisible. Elle les retrouve, pendant les vacances d’été, en Bretagne, dans ce hameau paisible de l’Arcouëst, situé près de Paimpol, où elle aime tant se reposer et y retrouver un petit groupe d’intellectuels. Malgré sa résistance physique, Marie souffre de ses doigts brûlés, commence à présenter des anomalies sanguines et est obligée, à plusieurs reprises de se faire opérer de la cataracte. En 1921, Irène Curie a rejoint L’Institut du radium. Rigueur et méthode inspirent son travail de laboratoire. Plusieurs de ses premières expériences sont consacrées à l’étude des rayons α du polonium dont elle fera son sujet de thèse. En 1925, un nouveau préparateur s’est joint à l’équipe : il se nomme Frédéric Joliot. Il est d’un naturel enthousiaste et séduisant. Paul Langevin est son exemple. Son caractère est très différent de celui d’Irène dont l’abord est plutôt froid. Elle est réservée ; il est d’un contact facile. Il se marient en 1926 et auront deux enfants Hélène et Pierre. Voyageur infatigable, Claudius Regaud est sollicité pour des conférences dans de nombreux pays. Ses qualités d’enseignant sont appréciées. D’un aspect extérieur plutôt sévère, il impressionne son auditoire par la clarté de son expression. Il est convaincant et se sert à merveille de son talent de conférencier pour défendre ses idées. Il bénéficie dans les différents pays traversés des témoignages de reconnaissance et d’amitié de ceux qui ont été ses stagiaires et font appel à lui, une fois revenus dans leurs pays, pour appuyer de son autorité leurs propres projets. L’année 1924 est marquée par une série de conférences au Canada, où il est reçu avec beaucoup d’égards, notamment par Gendreau qui est venu à deux reprises en France et a créé l’Institut du radium de Montréal comme filiale de l’Institut du radium de Paris. Il se rend ensuite aux États-Unis, à Buffalo, à Rochester où il visite la Mayo Clinic, puis Chicago, NewYork, Philadelphie, Washington. Partout il est reçu avec les honneurs. Ses conférences, en particulier sur les aspects biologiques de l’action des radiations, sont remarquées et publiées2 . Il y parle aussi d’organisation et défend avec verve ses idées sur le nécessaire regroupement des compétences et des équipements3 . À Chicago, où il est l’invité d’honneur de
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Figure 10.2. Marie Curie à l’Institut du radium. On observe sur sa main exposée les stigmates de l’action des rayons.
Figure 10.3. Frédéric et Irène Joliot-Curie dans leur laboratoire à l’Institut du radium.
2
C. Regaud, « Some biological aspects of the radiation therapy of cancer », American Journal of Röntgenology and radium therapy, 12, 97-101, 1924. 3 C. Regaud, « What is the value and what should be the organization and equipment of institutions for the treatment of cancer by radium and X-rays », Surgical Gynecology and Obstetrics, 44, 116-136, 1927.
Figure 10.4. Claudius Regaud dans son bureau du pavillon Pasteur.
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l’American Radium Society, en présence d’un auditoire choisi, Regaud se fait l’avocat de l’utilisation des effets sélectifs des irradiations. James Ewing, un pathologiste qui a marqué de son empreinte le monde de la cancérologie outre-Atlantique, se déclare enthousiasmé : « I find myself quite enthused and electrified by the very scientific and fundamental discussion which Doctor Regaud has given us4 . » Comme Marie Curie, Regaud est impressionné par le Nouveau Monde qu’il découvre. À son retour en France, il écrit dans le rapport qu’il transmet au ministère de l’Instruction publique : « Des ressources matérielles énormément plus grandes que celles dont nous pouvons disposer, un esprit d’organisation et de réalisation remarquable : voilà les deux faits américains que chacun connaît sans avoir traversé l’Atlantique5 . » Il prend conscience du retard de la « vieille » Europe dans cette course aux moyens matériels sans lesquels il n’y a pas de recherche scientifique performante, mais il sait aussi que les moyens ne sont pas tout et que l’effort de modernisation doit porter également sur l’organisation. Ce discours garde toute son actualité. Réalisant désormais que la science ne peut pas être totalement séparée du politique, Marie Curie et Claudius Regaud s’engageront, dans les années vingt et trente, dans une action permanente auprès des pouvoirs publics pour obtenir, malgré la situation économique difficile de l’après-guerre, de meilleures conditions matérielles pour la recherche scientifique. En 1925-26, Regaud donne une série de cours en Belgique, est envoyé en mission à Beyrouth et retourne aux États-Unis à l’invitation de l’American Society pour l’étude du cancer qui tient sa réunion à New York, en septembre 1926. Dans une note concernant son séjour à New York, il souligne le rôle éminent du Memorial Hospital, les potentialités, notamment sur le plan de la recherche de la Columbia University et de l’Institut Rockefeller. Fort de ce qu’il a vu dans le monde, Regaud se permet de souligner que la pauvreté et la dispersion des installations n’empêchent pas la Fondation Curie de bénéficier encore d’une « supériorité technique », qu’il attribue à « l’esprit rigoureusement scientifique » et à la supériorité des résultats statistiques. « Peut-être sommes-nous mieux connus et mieux jugés à l’étranger que dans notre propre pays. » Puis il se rend à Amsterdam et en Roumanie en mission officielle. Souvent, de conférencier invité il se transforme en ambassadeur de la science et de la médecine française. En 1928, Regaud fait une conférence à Londres et s’apprête à faire son premier voyage en Amérique du Sud. C’est sa fille Marguerite qui l’accompagne dans ce voyage qui durera quatre mois. Il se rend au Pérou où il est envoyé en mission pour une série de conférences, et en Colombie où il sera accueilli par son ancien élève Esguerra. Passionné 4
J. Ewing, « Influence of radiation therapy on the study of cancer », Canad. Pract., 49, 95-104, 1924. 5
Rapport au ministre de l’Instruction publique par le Dr. C. Regaud, 24 septembre 1924, Archives de l’Institut Curie-Fonds Claudius Regaud.
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par sa découverte des peuples sud-américains, de leurs cultures, de leurs richesses, Regaud se positionne en ambassadeur de l’influence française dans ces pays. Il négocie pour le gouvernement des accords de collaboration, regrette le faible rôle économique de la France dans ces pays et note l’influence croissante des Américains. À son retour, Regaud se rend à Berlin, puis à Londres, où il s’exprime successivement en allemand et en anglais sur les méthodes de traitement développées à l’Institut du radium de Paris. Marie Curie et Claudius Regaud s’investissent sans compter sur la scène internationale. Pour eux, la science dépasse les frontières. Mais le rapprochement des communautés intellectuelles se heurte aux nationalismes de tous bords. La recherche scientifique est devenue un enjeu de la compétition6 .
La maturité En 1922, Marie Curie est élue de façon éclatante à l’Académie de médecine sans s’y être présentée. Regaud y entre en 1924 et est nommé président de la Sous-commission pour la radiothérapie du cancer de la Société des Nations. En 1926, Jean Perrin reçoit le prix Nobel de physique et s’installe dans l’Institut de chimie-physique qui jouxte l’Institut du radium. Regaud, à l’occasion d’un dîner officiel, salue cet événement dans ces termes : « La chimie-physique contient, en partie, la physiologie de l’avenir. C’est dans les propriétés inhérentes, à l’état moléculaire, de la matière vivante qu’est le domaine des découvertes futures en physiologie et en médecine7 . » Marie Curie soutiendra les efforts de Jean Perrin pour la promotion de la recherche en France. Entre 1921 et 1931, il n’existe à l’Institut du radium, rue d’Ulm, que le dispensaire pour les consultations et les traitements externes. Les hospitalisations se font encore soit à l’hôpital Pasteur, rue de Vaugirard, soit dans la clinique médico-chirurgicale de la rue Antoine Chantin. C’est au cours de l’année 1929 que les projets d’extension, indispensables à la survie de la Fondation, prennent consistance. Ce sera d’abord, suite à un don généreux, un nouveau pavillon de 5 étages de laboratoires qui entrera en fonction dans le deuxième semestre 1931. Parallèlement, l’acquisition, par l’intermédiaire de l’Université, de deux immeubles situés rue d’Ulm permet d’envisager de construire un vaste bâtiment destiné à regrouper tous les services de la polyclinique dont, cette fois, 6 Avant la Première Guerre mondiale, la devise de l’Association pour l’avancement des sciences, était : « Par la science, pour la patrie ». Les oppositions nationales, notamment franco-allemande, minaient déjà l’Association internationale des académies (AIA). Pendant la guerre, les scientifiques ont mis leur savoir au service de leur pays respectifs, et le manifeste signé en 1914 par de nombreux intellectuels allemands jettera pour longtemps l’opprobre sur la science allemande. Après la guerre, l’AIA est remplacée par le Conseil international de la recherche, mais la coopération internationale officielle restera longtemps marquée par des rancœurs et des sentiments nationalistes. 7
Ibid., p. 130.
Figure 10.5. Pavillon de recherche construit en 1932 grâce au don anonyme d’un généreux mécène. À l’époque dénommé pavillon Regaud, il deviendra plus tard le pavillon Trouillet-Rossignol.
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l’État sera le financeur. En effet, l’acquisition d’un lot d’immeubles situés rue Lhomond rend désormais possible la construction d’une section de l’hôpital. La cession a été signée par Edouard Herriot, ministre de l’Instruction publique en août 1928. En 1927, la Fondation Curie se trouve consolidée par la décision de Sébastien Charlety, récemment nommé Recteur, de lui concéder définitivement le terrain sur lequel ont été construits les locaux en 1922. Les visites institutionnelles sont l’occasion pour le directeur de la Fondation Curie de rappeler aux pouvoirs publics leurs responsabilités dans les projets de développement et les budgets nécessaires à leur réalisation. Il en est ainsi lors de la visite du Président Doumergue en 1928.
Figure 10.6. Visite en 1928 de Gaston Doumergue (à droite), Président de la République, à la Fondation Curie. Marie Curie est entre Jean Perrin et Claudius Regaud.
Quand Justin Jolly quitte l’hôpital Pasteur pour prendre son poste de professeur au Collège de France, il est remplacé par Berger, élève de Pierre Masson. Berger, Luc et Richard, décrivent, sous la conduite de Regaud, une tumeur qu’ils appellent l’esthésio-neurocytome, une tumeur rare du nerf olfactif. Reverchon et Coutard présentent à la Société d’ORL une observation originale dont l’aspect histo-pathologique conduit Regaud à proposer le terme, qui fera date, de « lymphoépithéliome » : « Il s’agit d’une tumeur dans laquelle il y a une association étroite et constante entre l’élément épithélial et l’élément lymphoïde8 » précise-t-il. La tumeur disparaît en douze jours sans réaction notable. Il s’agit d’un groupe de tumeurs très particulières des voies aériennes supérieures successivement considérées comme des lymphomes, puis 8
Rapport présenté par les Drs Reverchon et Coutard à la Société française d’ORL « Lympho-épithéliome de l’hypopharynx traité par röntgenthérapie », Paris, 9-12 mai 1921.
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comme des carcinomes indifférenciés. Leur localisation au nasopharynx et leur étiologie virale en feront des vedettes de la pathologie tumorale. Regaud entreprend avec Gricouroff la description des stades initiaux des cancers du col de l’utérus, décrit la transformation mucipare de l’épithélium et établit une classification histogénétique de ces tumeurs9 . Les travaux poursuivis, après la Première Guerre mondiale, par Regaud et ses collaborateurs sur les effets des rayons dans différents modèles expérimentaux ont inauguré, en 1927, Radiophysiologie et Radiothérapie, organe officiel de l’Institut du radium et de la Fondation Curie. On y trouve une synthèse des études effectuées depuis le début et une analyse complète de la littérature de l’époque. Les travaux effectués en particulier avec Lacassagne figurent parmi les plus féconds et ont contribué à fonder la radiobiologie moderne. On leur doit un travail patient et systématique de description des processus de destruction cellulaire, de définition pathologique précise des effets des radiations ionisantes sur les différents tissus (peau, testicule, ovaire, sang et organes hématopoïétiques, muqueuses digestives, etc.), d’analyse des facteurs de radiosensibilité et des effets propres aux radiations alpha, bêta et gamma des corps radioactifs. En étudiant en 1924 la distribution du polonium dans les tissus de souris et de lapins, Lacassagne met au point avec Jeanne Lattes « l’auto-histo-radiographie », qui permet d’identifier, à l’échelon microscopique, la présence de corps radioactifs injectés par voie générale10 (figure 10.7). Le corps radioactif se localise essentiellement dans les tubes contournés du rein, le foie, le poumon, les tissus hématopoïétiques et la surrénale. L’action du rayonnement sur ces cellules a amené à découvrir les lois de leur développement. Cette méthode se développera avec l’utilisation du tritium dont le rayonnement β est très peu pénétrant11 . Regaud poursuit aussi ses travaux expérimentaux avec Lacassagne sur l’embryon de poulet12 et avec Ferroux sur les effets tissulaires du fractionnement13 . L’ouvrage publié par Lacassagne et Gricouroff en 1941 sur les aspects histopathologiques des effets des radiations ionisantes 9 C. Regaud et G. Gricouroff, « Sur la classification histogénétique des épithéliomas cervico-utérins, et particulièrement sur les épithéliomas pseudoépidermiques, originaire de l’épithélium canalaire mucipare », Bulletin de l’AFEC, 26, 285-296, 1933. La présence dans ces lésions de cellules « hybrides » évoque, pour Regaud, un processus de « conjugaison cellulaire » à l’origine de la cancérisation. Un tel phénomène ne sera pas confirmé. 10 A. Lacassagne et J. Lattes, « Méthode auto-histo-radiographique pour la détection dans les organes du polonium injecté », CRAS Paris, 178, 488, 1924. 11 En particulier, l’incorporation de thymidine tritiée permettra l’étude du métabolisme de l’ADN. 12 C. Regaud, A. Lacassagne et J. Jovin, « Lésions microscopiques déterminées par les rayons X dans l’embryon de poulet », C.R. Soc. Biol., 93, 1587-1589, 1925. 13 C. Regaud, R. Ferroux, « Sur la diversité des réactions des tissus traités par les rayons X, en rapport avec le facteur temps, et sur la relativité de la dosimétrie biologique dans la röntgenthérapie des tumeurs malignes », Zeitschrift für Krebsforschung, 1930, Bd 32, H, 1-2, pp. 10-26. Radiophysiologie et Radiothérapie, 2, 293-318, 1931.
Figure 10.7. Première auto-histo-radiographie obtenue par A. Lacassagne et J. Lattès en 1924 par injection de polonium. Coupe transversale d’un appendice de lapin dont les follicules lymphoïdes sont marqués par le corps radioactif. La coupe est mise en contact avec une émulsion photographique, la radioactivité faisant apparaître, dans cette émulsion, des dépôts d’argent.
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représente une synthèse des travaux inspirés par Regaud à la Fondation Curie au cours des années 1920-1930. Il restera longtemps une référence dans le domaine14 .
Les années trente À la fin des années vingt, des chercheurs du laboratoire Curie se sont investis dans de nouvelles recherches en physique nucléaire. En 1929, Salomon Rosenblum découvre la structure fine des particules α. En 1932, Frédéric et Irène Joliot-Curie manquent de peu la découverte du neutron, qui reviendra au physicien anglais Chadwick, mais ils découvrent en 1934 la radioactivité artificielle et présentent leurs résultats au Congrès international de physique qui se tient à Londres en septembre 1934. Marie Curie a pu être le témoin de ces recherches. C’est sans doute la dernière grande satisfaction de sa vie. « Je n’oublierai jamais l’expression de joie intense qui s’est emparée d’elle lorsque Irène et moi lui avons montré dans un petit tube de verre le premier radioélément artificiel. Je la vois encore passant entre ses doigts, déjà brûlés par le radium, ce petit tube de radioélément, d’activité encore bien faible. Pour vérifier ce que nous lui annoncions, elle l’approcha d’un compteur Geiger Müller et elle put entendre les nombreux top du numérateur de rayons », racontera plus tard Frédéric Joliot. Dans le laboratoire Pasteur, Antoine Lacassagne montre en 1932 que l’injection de l’hormone femelle est capable de provoquer des cancers mammaires chez des souris mâles d’une lignée pure15 . Cette découverte inaugure un nouveau chapitre de la cancérologie expérimentale et ouvre la voie à l’hormonothérapie des cancers du sein et de la prostate. Lacassagne a occupé une place de premier plan dans ce domaine des relations hormones – cancers, dont l’avenir montrera toute l’importance. La collaboration étroite de Lacassagne avec le physicien Holweck et les microbiologistes de l’Institut Pasteur, a donné naissance, grâce au traitement mathématique des courbes de lésions, à la théorie dite quantique de l’action des radiations16 , que l’on appellera plus tard la « théorie de la cible ». Il décrit le premier, la mort différée des cellules irradiées et confirme la réduction de la radiosensibilité de l’organisme en asphyxie. Au début des années trente, le gouvernement s’engage dans une grande politique de réforme. La France n’a pas encore conscience de ce qui se prépare après la grande crise boursière de 1929, qui a secoué les États-Unis. L’heure est encore à l’optimisme. On se croit à l’abri de la crise. Sous la pression d’hommes politiques de tous bords, la lutte contre le cancer bénéficie d’une manne financière importante et, parmi 14
A. Lacassagne et G. Gricouroff, Action des radiations sur les tissus, Paris, Masson et Cie , 1941.
15 16
A. Lacassagne, CRAS, 195, 630-632, 1932.
A. Lacassagne, « Les problèmes des quanta en radiobiologie », Journal of Radiology and Electrology, 18, 553-570, 1934.
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les priorités, figure l’installation d’un nouvel hôpital pour la Fondation Curie. En parlant de la construction de l’hôpital, Regaud dira en 1934 : « Des ministres bienveillants et perspicaces, au cours de leur bref passage au ministère de la Santé publique, ont eu confiance dans notre travail ; ils ont attribué à l’Institut du radium (sous l’administration de la Fondation Curie) une part importante des crédits votés par le Parlement pour améliorer l’outillage national17 . » Mais les difficultés ne tarderont pas à apparaître, et ce ne sera qu’en 1936 qu’ouvrira à proximité des locaux de la Fondation, grâce à des fonds publics, une structure d’hospitalisation répondant enfin aux vœux de son directeur. En 1930, alors qu’il prépare un deuxième voyage en Amérique du sud, Regaud reçoit en juillet des mains du Président de la République, la cravate de commandeur de la Légion d’honneur. La même année, c’est accompagné de sa fille aînée, Marie-Henriette, qu’il se rend, missionné par le gouvernement français, en Uruguay, puis en Argentine et au Brésil. À son retour à Paris, en décembre 1930, il saisit l’occasion d’un dîner des collaborateurs de la Fondation pour préciser : « le jugement de l’étranger nous est extrêmement favorable [. . . ] On s’y étonne, ajoute-t-il, seulement du contraste existant entre notre installation matérielle médiocre et notre production dont on dit qu’elle dirige, dans le monde, le mouvement en matière de radiophysiologie et de radiothérapie du cancer [. . . ] C’est l’organisation spirituelle faite de l’esprit de collaboration, le travail d’équipe, l’esprit de vérité – la vérité, nous ne la déguisons ni ne l’altérons – l’esprit de recherche – de la recherche patiente et exacte – qui donne toute sa valeur à nos publications18 . » Regaud est ensuite envoyé à Beyrouth, en Egypte où il reçoit un accueil chaleureux. En 1932, il accompagne Marie Curie en Pologne, à l’occasion de l’inauguration de l’Institut du radium de Varsovie. Ce sera le dernier déplacement de Marie Curie dans son pays natal. Viceprésident de l’Association française pour l’étude du cancer en 1934, Regaud en devient président en 1936. La même année, il est élu membre associé de l’Académie de chirurgie. Les querelles d’école des années vingt se sont atténuées.
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Figure 10.8. Octobre 1930. Deuxième voyage en Amérique du Sud. À Buenos Aires, Claudius Regaud est accompagné de sa fille aînée Marie-Henriette.
Figure 10.9. Marie Curie et Claudius Regaud en Pologne pour l’inauguration de l’Institut du radium de Varsovie, 1932. 17
Ibid.
18
Cité par J. Regaud, op. cit., pp. 154-159.
152
Figure 10.10. Émile Roux à la fin de sa vie.
Pionniers de la radiothérapie
Le 3 novembre 1933, Émile Roux disparaît. Quelques semaines auparavant, il a effectué une dernière visite aux nouveaux laboratoires qu’il avait appuyés de toute son autorité et dont les aménagements intérieurs s’achevaient. Il a pu se rendre compte de l’état d’avancement de la construction de l’hôpital tant attendu. Il n’en aura vu que les fondations. À la fin de la visite du chantier il dit : « Non seulement ce que vous faites est bien, mais c’est beau ». La France lui fait des obsèques nationales le 9 novembre. Regaud est très affecté par la mort de celui qu’il a toujours considéré comme son maître et qui a joué un rôle décisif dans la conception et la réalisation de l’Institut du radium. « Il nous aimait, parce qu’il voyait se développer dans notre œuvre l’esprit qui anime la maison de Pasteur » dira Regaud19 . Au mois de mai 1934, Regaud effectue une dernière mission. Il part pour l’URSS, avec une délégation de scientifiques présidée par Jean Perrin. De retour à Paris, il constate que dans ce pays « la déification de la science [. . . ] fait l’objet de la sollicitude du pouvoir, et est proposée à l’admiration publique » et il ajoute : « . . . il faut suivre, aussi minutieusement que possible, cette gigantesque expérience sociale [. . . ] car elle comporte pour tout le peuple des souffrances très grandes, des états de transition très pénibles, donc beaucoup de mal20 . » Les travaux tant attendus d’édification de l’hôpital se poursuivent, probablement trop lentement à son goût. Si le pavillon des laboratoires lui donne entière satisfaction, le chantier de l’hôpital n’avançait qu’à la mesure des disponibilités financières. Marie Curie meurt le 4 juillet 1934 dans un état d’aplasie fébrile à Sancellemoz, au Plateau d’Assy en Haute-Savoie, où elle était venue se reposer. « Madame Pierre Curie est décédée à Sancellemoz le 4 juillet 1934. La maladie est une anémie pernicieuse aplastique à marche rapide fébrile. La moelle osseuse n’a pas réagi, probablement parce qu’elle était altérée par une longue accumulation de rayonnements21 . »
André Debierne, puis Irène prendront sa suite. Regaud témoignera : « Dernière survivante des savants auxquels nous devons les découvertes de la radioactivité et des premiers radioéléments, Mme Curie personnifiait au milieu de nous les idées de génie, fécondées par un labeur persévérant et heureux d’où naquit la science dont nous poursuivons le développement et les applications22 . »
En septembre 1935, Frédéric et Irène Joliot-Curie reçoivent le prix Nobel de chimie pour « leur synthèse de nouveaux éléments radioactifs ». Ils montrent la possibilité de produire des isotopes radioactifs de 19
Cité par J. Regaud, op. cit., p. 164.
20
Cité par Jean Regaud, op. cit., pp. 165-174.
21
Communiqué du Dr Tobé, directeur de Sancellemoz.
22
C. Regaud, « Marie Sklodowska-Curie 1867-1934 », Notice nécrologique éditée par les soins de la Fondation Curie, Paris, 1934.
Un rayonnement mondial
tous les éléments chimiques. La découverte de la radioactivité artificielle permet ainsi un développement extraordinaire de l’utilisation des radioéléments comme indicateurs biologiques, à la suite des recherches de pionniers tels que G. de Hevesy, initiant une véritable révolution dans le domaine de la biologie. On peut dire qu’Irène et Frédéric Joliot-Curie ont clairement entrevu les applications diagnostiques et thérapeutiques des radioéléments23 . Dès 1938, Frédéric Joliot adjoint à son laboratoire de synthèse atomique un laboratoire de biologie. En mai 1936, c’est la victoire du Front Populaire et les bouleversements sociaux qui marqueront cette époque. Léon Blum confie trois secrétariats d’État à trois femmes, dont celui de la Recherche à Irène Joliot-Curie. Toutefois, craignant un renforcement du vote conservateur, il ne donnera pas le droit de vote aux femmes. Ne voulant pas s’éloigner de ses activités de recherche, Irène démissionnera trois mois plus tard. Jean Perrin lui succédera à ce poste et, à l’occasion de l’exposition universelle de 1937, fondera le Palais de la Découverte pour promouvoir auprès du grand public « la science en train de se faire ». Plus tard, il participera à la création de la Caisse nationale des sciences, ancêtre du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). En juillet 1937, les locaux de l’hôpital de la Fondation Curie peuvent enfin être officiellement visités par les membres du Conseil d’administration. Dès janvier, Regaud a reçu le nouveau ministre chargé de la santé. L’atmosphère est tendue. Regaud insiste, devant le ministre, sur les difficultés financières que connaît la Fondation. Il lui fait remarquer que les locaux destinés à recevoir les appareils de radiothérapie tardent à être équipés, faute de crédits. La même année, Regaud annonce son retrait de la direction de la Fondation, dont il avait fait une institution de pointe de la cancérologie française et un centre de référence reconnu au plan international. Antoine Lacassagne est délégué dans les fonctions de directeur, René Ferroux devenant directeur adjoint, plus particulièrement chargé des services administratifs et techniques. Début 1938, Gustave Roussy remplace Sébastien Charlety comme recteur de l’Académie de Paris à la présidence du Conseil d’administration de la Fondation Curie. Lacassagne est confirmé dans ses fonctions de directeur, et Regaud élu membre fondateur par le Conseil d’administration. Lacassagne deviendra membre de l’Institut et professeur au Collège de France24 . Assez rapidement, l’état de santé de Regaud décline. Il refuse des invitations à l’étranger. Il continue à se rendre assez souvent à son laboratoire et à suivre de très près les démarches destinées à redresser la 23 Dès 1936, on traite des leucémies par le phosphore 32. L’iode 131 est employé en 1942 dans le traitement des cancers de la thyroïde. Il faudra attendre la fin de la guerre pour voir se réaliser la pile Zoé et ses premières fournitures de radioéléments. En 1946, Frédéric sera le premier Haut-Commissaire à l’Énergie Atomique. 24 En 1957, il succédera à Justin Godart à la tête de la Ligue nationale contre le cancer et recevra en 1962, des mains du ministre de la Santé de l’époque, une haute distinction des Nations unies pour l’ensemble de son œuvre dans le domaine du cancer.
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Figure 10.11. Irène Joliot-Curie, sous-secrétaire d’État à la recherche scientifique, en 1936.
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Pionniers de la radiothérapie
situation financière de la Fondation Curie, et notamment le règlement définitif en Conseil d’État d’un legs important en sa faveur. Il saisit l’occasion de la visite du directeur général de l’Assistance publique pour préciser dans un courrier de février 1938 ses inquiétudes pour l’avenir :
Figure 10.12. De gauche à droite, Frédéric Joliot, Hans Halban et Lew Kawarski, l’équipe du Collège de France qui, en 1939, se consacre à la mise au point d’une réaction en chaîne. La fission d’un noyau d’uranium, par exemple provoquée par un neutron, s’accompagne de l’émission de plusieurs neutrons, qui à leur tour peuvent déclencher de nouvelles fissions et ainsi de suite. Les conclusions tirées en octobre feront l’objet du dépôt d’un pli cacheté à l’Académie des sciences. La guerre éclate le 1er septembre. Les trois hommes sont mobilisés dans leur laboratoire.
Figure 10.13. Hommage de l’énergie atomique américaine aux savants français.
« Il faut considérer la radiothérapie comme durablement installée dans la lutte contre le cancer, et on devrait organiser, en conséquence, cette branche de la médecine. Or elle ne l’est pas, en réalité [. . . ] Cette méthode est très coûteuse [. . . ] non seulement en raison du prix élevé des appareils et du radium, mais encore à cause de la prolongation nécessaire d’un traitement quotidien minutieusement surveillé, sur une durée de plusieurs semaines. Elle exige un personnel nombreux et divers, astreint à une pleine journée de travail [. . . ] nous craignons que notre œuvre succombe sous le poids des charges résultant en grande partie, directement ou non, du déséquilibre économique actuel25 . »
En février 1939, Regaud apprend la mort d’Antoine Béclère, pour lequel il avait une très grande amitié. En juillet, il rejoint sa maison de Couzon. Il ne la quittera plus. Les évènements politiques l’angoissent. Le 1er septembre 1939, c’est la mobilisation générale. Au printemps 1940, les Allemands attaquent sur tout le front. Le 14 juin, la Wehrmacht défile sur les Champs-Elysées. La foule déferle sur les routes. C’est dans cette ambiance de panique que Félix, fils aîné de Claudius Regaud, est tué par une sentinelle anglaise dans la région d’Argentan à l’âge de 40 ans. Cette mort tragique aggrave encore l’état de santé de Regaud. « Les malheurs de la France faisaient pleurer Claudius Regaud chaque jour », écrira son fils Jean, et il poursuit : « Stoïque et sensible à la fois, il supportait sans se plaindre le déclin de ses forces et l’incurable mal dont il était accablé26 . » Et pourtant, il ne savait pas que le monde allait se trouver entraîné dans l’aventure atomique, et que l’enchaînement des découvertes risquait de le conduire vers une guerre nucléaire. Pour Regaud, la science de la radioactivité n’avait toujours été qu’un immense bienfait pour l’humanité. Certes, en 1939, les physiciens français regroupés autour des Joliot-Curie se sont lancés sans attendre sur la voie de la réaction en chaîne et l’exploitation de l’énorme énergie libérée possiblement utilisable. Mais les applications militaires leurs paraissaient encore hypothétiques. Toutefois, à Londres et aux États-Unis, l’accent est mis par des physiciens, le plus souvent émigrés d’Europe centrale, sur des informations alarmantes en provenance d’Allemagne, faisant craindre la maîtrise par les nazis de la fission nucléaire et leur capacité à disposer de la « bombe » avant la fin du conflit. Ces nouvelles viennent surtout de Berlin. En août 1939, Einstein, rattrapé par l’Histoire, signe sa fameuse 25 C. Regaud, correspondance année 1938, Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud. 26
Cité par Jean Regaud, op. cit., p. 192.
Un rayonnement mondial
lettre au président Roosevelt, et les Américains mettent en place le projet Manhattan en décembre 1941. On connaît la suite d’une histoire qui nous conduira à Hiroshima. C’est profondément affaibli par la maladie, privé d’une partie de son autonomie, durement touché dans l’idée qu’il se faisait de son pays, affecté au plus profond de lui-même par la mort absurde de son fils, que Claudius Regaud meurt dans la nuit du 28 décembre 1940, dans la maison familiale de Couzon au Mont d’Or où il aimait tant retrouver les siens pendant les périodes de vacances. À ce moment, l’actualité politique et militaire occupe le devant de la scène. Dans une France occupée, le souci principal est de faire vivre ce que Regaud lui-même considérait comme son œuvre principale, la Fondation Curie, et de trouver les ressources pour assurer son fonctionnement au quotidien. Dès juin 1940, le précieux radium du laboratoire Curie et de la Fondation est mis en sécurité dans un coffre plombé entreposé dans le sous-sol du Crédit Lyonnais à Blois. Une autre période s’ouvre pour la Fondation Curie, dont il a su faire, dans cette période de l’entre-deux-guerres une institution de référence pour le monde entier.
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Troisième partie
Entre science, médecine et société « Il y a une vingtaine d’années, la science de la radioactivité a pris naissance en France, grâce aux travaux de savants français [. . . ] Ces découvertes ont ouvert à la physique et à la chimie un domaine immense. Jamais aucun changement dans les conceptions fondamentales de ces deux sciences n’a été plus prompt et saisissant que celui apporté en un quart de siècle par la connaissance de la radioactivité [. . . ] En présence des résultats déjà obtenus en radiumthérapie, particulièrement dans le traitement du cancer, c’est un devoir urgent que de doter la France, pays où le radium a été découvert, de tous les moyens scientifiques et pratiques qui lui sont nécessaires pour reprendre, dans le domaine des applications des radiations, la place très honorable qui lui convient. »
Mme M. Curie et Dr Cl. Regaud, dans un appel rédigé en 1920 à l’occasion de la création d’un Comité de patronage pour le développement, en France, de l’étude et des applications de la radioactivité, présidé par Raymond Poincaré, ancien Président de la République.
Chapitre 11
Une certaine idée de la science Au début du XXe siècle, toute l’Europe vit à l’heure du prodigieux essor scientifique et technologique rendu possible par les découvertes du siècle précédent. L’automobile sort de sa préhistoire. La toute nouvelle TSF transporte à distance paroles et pensées. Le téléphone, l’électricité, l’eau courante et les premières salles de bain investissent les maisons bourgeoises. Le disque, le cinématographe, la photographie ouvrent de nouveaux espaces de loisirs. La « Belle époque » a foi dans le progrès. Des savants bousculent les certitudes acquises de la physique classique1 et, pendant que le Modern Style remplace les lignes sobres du passé par des assemblages de volutes enchevêtrées, une exubérance libératrice déstabilise le monde de la peinture2 . Figure 11.1. Façade principale du Petit Palais lors de l’Exposition universelle et internationale de 1900 (extrait du catalogue officiel illustré de l’Exposition rétrospective de l’Art français). La ville est déjà un immense chantier avec les travaux du métropolitain et la préparation des Jeux Olympiques. La tendance est au gigantisme. L’exposition couvre tout un quartier de Paris, les Champs Élysées, les Invalides, le Champ de Mars, le Trocadéro, les quais. Plus de 36 portes y accèdent. L’Art nouveau et la Science y sont à l’honneur. Henri Becquerel et les Curie présentent leurs découvertes au premier Congrès international de physique, qui se tient à Paris, à cette occasion. 1 Albert Einstein (1879-1955) avec la relativité restreinte et Niels Bohr (1885-1952) avec la mécanique quantique. 2 Le salon d’automne de 1905 marque la naissance du « fauvisme » et, en 1907, Picasso peint les Demoiselles d’Avignon qui signent la naissance du cubisme.
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Pionniers de la radiothérapie
Entre raison et croyance
Figure 11.2. Les tables tournent. Séance de spiritisme avec Eusapia Paladino en 1898.
En ce tournant de siècle, c’est plutôt une « idéologie du progrès » qui est distillée dans les milieux populaires par les médias. En dehors des salons où il est de bon ton de discourir sur la « faillite de la science », la nouveauté garde tout son pouvoir de séduction auprès du grand public. L’exposition universelle de 1900 est placée sous le symbole de la « fée électricité ». La découverte de nombreux rayonnements entretient l’idée que la nature peut agir à distance. Certains y voient des « émanations » que les sens ne perçoivent pas. Plus de deux cents articles scientifiques paraissent, entre 1903 et 1906, sur les imaginaires rayons « N » du physicien nancéen René Blondlot. Les instruments utilisés pour détecter ces mystérieux rayons peuvent être aussi mis à contribution pour tester les phénomènes spirites. La science ne fait pas peur et le principe de précaution ne hante pas encore les esprits. Le risque n’est pas dans le refus de la nouveauté mais dans les limites flous entre rationalité et délire. En effet, cette ambiance de science triomphante coexiste avec une culture du merveilleux, qui risque à tout moment de prendre le pas sur la raison critique. À cette époque, la ligne de démarcation entre raison et croyance parait imprécise. Les hommes de sciences ne sont pas épargnés et la communauté scientifique n’est pas à l’abri des pouvoirs de la suggestion. En 1894, Pierre Curie écrit à Marie à propos du magnétisme : « Je dois vous avouer que ces phénomènes m’intriguent beaucoup ». En 1905, il rejoint un groupe d’étude sur les phénomènes psychiques. Et, quelques mois avant sa mort, il évoque les « membres fluidiques » d’Eusapia Palladino, cette paysanne analphabète de l’Italie du sud qui a bluffé des aréopages de scientifiques à Naples, Cambridge et Paris. Rationalité contre fantasmagories ? Fraude ou expertise ? Pour conforter leur position, les spirites utilisent les théories et les outils de la science. On expérimente. On photographie des fantômes. Cet intérêt pour le spiritisme n’est pas l’apanage de la France, et il faudra attendre les années trente pour que l’occulte soit banni du champ scientifique et renvoyé vers les « para-sciences »3 .
À la recherche d’une démarche rationnelle en médecine
Figure 11.3. On « photographie » des fantômes (extrait de La vie posthume de C. Lancelin, Henri Durville éditeur, Paris, 1922).
C’est dans ce climat de culture du merveilleux que les médecins vont se trouver confrontés à l’irruption des radiations ionisantes dans le champ de leur activité. Forts de leur culture clinique, leur premier souci est de tester empiriquement l’efficacité de ces rayons comme nouveaux agents thérapeutiques. Ce sont les dermatologues qui s’en emparent comme d’un nouveau caustique, sans réellement se préoccuper des modalités 3
Pour plus d’informations sur ce sujet le lecteur peut se reporter à l’ouvrage rédigé sous la responsabilité de B. Bensaude-Vincent et C. Blondel, « Les savants face à l’occulte – 1870-1940 » dans la série Science et Société, Éditions La Découverte, Paris, 2002.
Une certaine idée de la science
d’action. Dépositaires d’une discipline jeune, essentiellement descriptive, ils sont à la recherche d’un moyen thérapeutique qui les affranchisse de la tutelle des chirurgiens. Parallèlement, les électroradiologistes s’investissent dans le perfectionnement des appareillages et des techniques. Les chirurgiens, quant à eux, projetés au devant de la scène par les progrès de l’antisepsie et de l’asepsie, restent plutôt réticents, et gardent leurs distances vis-à-vis de techniques qui risquent à terme de mettre en cause, à la fois leur propre pratique, et leur situation hégémonique dans le monde médical. Dans cette France des années 1900, à la veille de la Première Guerre mondiale, les conditions d’une association raisonnée du bistouri et des rayons ne sont pas encore réunies. De leur coté, les chercheurs s’intéressent aux rayons X et au radium mis à leur disposition pour tester leurs effets potentiellement bactéricides ou leur action sur les organismes inférieurs et de petits mammifères. Leurs travaux restent souvent méconnus des cliniciens ou évoqués par certains comme justificatifs. Pour de nombreux praticiens, la démarche expérimentale ne s’impose pas en amont de la clinique. Quand certains d’entre eux font appel à l’animal, c’est pour vérifier la toxicité des agents utilisés plus que pour tenter d’en comprendre les modalités d’action. Dans ce contexte socio-psychologique où chacun réagit en fonction de sa culture et de ses réflexes identitaires, il reviendra à des médecins de laboratoire issus de l’histologie et de l’anatomie pathologique de faire prévaloir la méthode expérimentale et le classement rationnel des faits. Regaud fait partie, avec Tribondeau et Dominici, de ces compagnons du microscope. Les deux derniers disparaissent prématurément à la fin de la Première Guerre mondiale. Regaud, puis son élève Lacassagne, maintiendront le cap d’un rationalisme critique et de la primauté de l’expérimentation. L’effet tératogène Mis sur la voie d’une action élective des rayons X sur la glande génitale mâle par les travaux d’Albers-Schönberg, puis ceux de Bergonié et Tribondeau, Regaud se trouve confronté aux effets dissociés des rayonnements sur les tissus. Il identifie clairement l’action des rayons X sur les cellules souches, responsables du renouvellement des tissus. Il suggère la chromatine comme cible potentielle, et développe l’idée d’un parallélisme entre la spermatogenèse continue des mammifères et la croissance non contrôlée des cancers. Fort de ses observations sur le comportement des différentes générations cellulaires de la lignée séminale, il établit l’effet tératogène des rayonnements.
On est frappé par la pertinence des hypothèses formulées à cette époque à partir de protocoles expérimentaux souvent sommaires, qui conduisirent à identifier la chromatine, support de l’hérédité, comme cible de l’action élective des radiations ionisantes. Et pourtant, en ce début du XXe siècle, la pratique du laboratoire de recherche est loin de disposer de la palette méthodologique de la biologie moderne. Le microscope reste le
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Pionniers de la radiothérapie
principal outil d’investigation biologique donnant à voir le désordre cellulaire. C’est muni de cet instrument, dont il a su avec talent améliorer les performances dans la visualisation des organites intracellulaires comme les mitochondries, mais aussi d’un solide talent de dessinateur et d’une grande rigueur dans ses analyses, que Regaud a posé les bases rationnelles d’une science émergente : la radiobiologie. Respectueux des faits, rigoureux dans ses observations, il a su se soumettre en permanence à l’épreuve de l’expérience. Avec lui, la démarche scientifique commence avec l’application consciente d’une méthode critique. Et, s’il sait bien qu’en science, et singulièrement en ce qui concerne les sciences de la vie, l’avenir ne s’écrit pas sans ratures, Regaud garde une unité de pensée. Du mouvement spermatogenétique, qui commande l’arrangement dans le temps et l’espace des formes cellulaires, à l’étalement-fractionnement de l’irradiation dans le traitement des cancers, on retrouve la même préoccupation du rôle du temps. De la glande testiculaire au cancer, il a su trouver le fil directeur du temps dans l’explication de phénomènes biologiques complexes et la définition d’une pratique codifiée de la radiothérapie.
Une science « pure et désintéressée »
Figure 11.4. Marie Curie et Albert Einstein en promenade au bord du lac, Genève en 1925. Leur amitié symbolise cette notion de science pure et désintéressée.
Pour Marie Curie comme pour Claudius Regaud, il y a antériorité des « sciences pures ». Marie Curie écrit, dans l’immédiat après-guerre : « Toute collectivité civilisée a le devoir impérieux de veiller sur le domaine de la science pure où s’élaborent les idées et les découvertes4 » Pour Regaud, l’innovation médicale se construit à partir des connaissances fondamentales acquises au laboratoire : « L’histoire de la Radiothérapie montre que ses principes directeurs et ses progrès les plus importants ont toujours eu leurs sources dans les travaux de physique et de biologie purs. » Au cours de l’hommage rendu à Marie Curie en 1921, avant son voyage triomphal aux États-Unis, le physicien Jean Perrin voit dans le chercheur « le prospecteur, qui crée la science pure [. . . ] Il procède comme l’explorateur, comme l’artiste aussi, auquel il est directement apparenté. Le goût de l’aventure, l’attrait du mystère, l’amour de la beauté, sont ses seuls guides. Et sa recherche cesserait d’être si elle n’était pas désintéressée. » La primauté des sciences fondamentales et une conception désintéressée de la recherche scientifique s’imposent à Marie Curie et à Claudius Regaud comme des évidences incontournables. À l’époque, cette thématique du désintéressement est souvent mise en avant. Cela ne signifie pas que la science doive se désintéresser de tout souci d’application ni qu’il faille renoncer à toute rétribution financière du chercheur. Si elle a renoncé pour elle-même à tout profit matériel personnel pouvant résulter de la découverte du radium, Marie Curie défendra avec énergie, au 4
M. Curie, La radiologie et la guerre, Librairie Felix Alcan, Paris 1920, p. 142.
Une certaine idée de la science
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sein de la commission pour la coopération intellectuelle de la Société des Nations, la notion de « propriété scientifique », et proposera de protéger les chercheurs en instituant une sorte de droit d’auteur. Mais c’est en premier lieu vers les pouvoirs publics qu’il faut se tourner pour obtenir les moyens nécessaires à une recherche fondamentale indépendante. Conscients, toutefois, des difficultés économiques du moment, Marie Curie et Claudius Regaud se retrouveront pour faire appel à la générosité privée. Marie Curie écrit, dans son hommage à Pierre Curie : « Ni les pouvoirs publics, ni la générosité privée n’accordent actuellement à la science et aux savants l’appui et les subsides indispensables pour un travail pleinement efficace5 . » Dans une lettre adressée en 1921 à Alexis Carrel, qui a rejoint deux ans plus tôt le prestigieux Rockefeller Institute, Regaud reprend ce thème à l’occasion du voyage de Marie Curie aux États-Unis : « Malheureusement, nous n’avons rien à attendre des pouvoirs publics qu’une sympathie pratiquement inefficace [. . . ] La réparation des ruines et les retards de toutes sortes accumulés par la guerre ne souffrent pas la concurrence d’une œuvre comme la nôtre, malgré qu’elle vise l’organisation d’une thérapeutique rationnelle du cancer [. . . ] La générosité des riches Français nous sera peut-être d’un grand recours. Pour la faciliter, nous avons constitué une Fondation [. . . ] Des Américains nous ont affirmé qu’on trouverait aux États-Unis des concours. Qu’en pensez-vous, et que convient-il de faire à ce sujet ? Voilà ce que Mme Curie vous demandera6 . »
Figure 11.5. Carton manuscrit sollicitant les dons, signé par Paul Appell, Émile Roux, Marie Curie, et Claudius Regaud en 1921, à l’occasion de la création de la Fondation Curie.
Partisans d’une science fondamentale reposant prioritairement sur des financements publics et la générosité privée, les directeurs de l’Institut du radium de Paris ont conscience de l’importance d’un partenariat avec l’industrie. Ils écrivent ensemble en 1920 : « Malgré des circonstances difficiles, le laboratoire Curie a rendu de grands services à l’Industrie française des radioéléments et à la radiumthérapie. L’industrie lui doit, en effet, ses méthodes et la 5 6
M. Curie, Pierre Curie, première édition en 1923, réédité par Odile Jacob en 1996.
C. Regaud, correspondance année 1921, Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud.
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formation de ses ingénieurs, ainsi qu’un service officiel de mesure [. . . ] Pour obtenir un progrès continu dans la préparation et l’utilisation des radioéléments, il est nécessaire de créer un laboratoire où l’on puisse facilement traiter quelques centaines de kilogrammes de matières [. . . ] Si l’Institut du radium disposait d’un laboratoire industriel, il pourrait entreprendre toute recherche utile, sans être arrêté par le manque de moyens. Il rendrait, par là-même, des services inestimables à la radiumthérapie, en établissant des moyens de traitements nouveaux ; il aiderait à perfectionner ses méthodes ; il développerait, en définitive, toutes les applications des radioéléments7 . » Figure 11.6. Visite de Marie Curie dans une usine de radium à Pittsburg.
Marie Curie entretient des relations méfiantes avec le monde de l’industrie, mais elle sait que ses recherches ne peuvent se passer d’un partenariat solide avec elle. Regaud reprend ce thème dans un hommage qu’il rend à la Belgique, pays ami, qui leur a concédé un prêt sans intérêt de plusieurs grammes de radium : « Grâce à l’appui réciproque que la science, la médecine et l’industrie continuent à se donner, les résultats obtenus dans le traitement des cancers progressent d’année en année8 . » C’est ainsi qu’avec le radium, on voit émerger en France, en ce début du XXe siècle, les premiers éléments d’un complexe biomédical et industriel, qui deviendra bientôt lieu de tensions entre milieux culturels différents. Mais, pour garder la main sur la préparation des sources, Marie Curie souhaite adjoindre à l’Institut du radium lui-même, un laboratoire industriel ; ce qu’elle obtiendra de l’université en 1928 par la création d’un laboratoire de radiochimie sur le site d’Arcueil. Ces relations complexes entre l’Institut du radium, la Fondation Curie et le monde industriel sont bien analysées dans les thèses de S. Boudia et de B. Vincent9 .
On apprend par l’essai et l’erreur Pierre et Marie Curie sont des expérimentateurs infatigables. Pendant que Pierre tente de préciser les propriétés du radium, Marie poursuit jusqu’à l’épuisement, les traitements qui permettront d’obtenir des sels de radium pur en quantité pondérable. Elle doit montrer à la communauté scientifique internationale que le radium est un élément comme les autres. Après la disparition de Pierre, Marie se consacrera à la chimie des radioéléments, aux méthodes de traitement et de séparation, et à la préparation des sources. Pour Regaud, l’emploi logique des rayons X en thérapeutique consiste à expérimenter d’abord l’action de ces rayons sur les organes et Figure 11.7. Marie Curie aux États-Unis en 1921 accompagnée des dirigeants de la Compagnie standard de chimie où a été produit le fameux gramme de radium qui lui a été offert grâce à la sympathie des femmes américaines.
7
Marie Curie et Claudius Regaud, Pour le développement de l’Institut du radium de Paris et pour l’avenir de la radiumthérapie en France, Imprimerie centrale de l’ouest, La Roche-surYon, 1920. 8
9
Archives de l’Institut du radium-Fondation Curie.
S. Boudia, Marie Curie et son laboratoire, Thèse Université Paris VII Denis Diderot, Paris, 1997 - Éditions des Archives Contemporaines, Paris, 2001 ; B. Vincent, Naissance et développement de la pratique thérapeutique du radium en France, 1902–1914, Thèse Université Paris VII Denis Diderot, Paris, 1999.
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les tissus normaux, et surtout à « pousser l’analyse des faits jusqu’aux dernières limites permises par nos connaissances en anatomie et physiologie cellulaires10 . » Il définit lui-même son approche comme une étude des formes et des structures « fécondée par l’expérimentation », qui se donne pour objet « d’élucider les problèmes relatifs à la vie par l’observation des changements provoqués intentionnellement et dans des conditions exactement déterminées ». L’expérimentation chez les mammifères lui paraît incontournable et, sans l’expérimentation sur les tissus des animaux supérieurs, la clinique thérapeutique serait condamnée à un « tâtonnement prolongé ». Son approche s’inscrit dans la droite ligne de l’héritage de Claude Bernard, le père de la médecine expérimentale. Sa méthode passe d’abord par la recherche d’erreurs et leur correction par le biais de la critique consciente. Il dénonce les généralisations abusives faites à partir de faits particuliers. Reprenant le principe fondateur de la relation entre la radiosensibilité des cellules et leur activité multiplicatrice, proposée par Bergonié et Tribondeau, il écrit : « Loi véritable, comme tant de personnes le croient ? non, mais formule heureuse d’une première approximation. Elle englobe un grand nombre de faits ; elle laisse en dehors certains autres. La connaissance plus parfaite du comportement de la matière vivante vis-à-vis des radiations a permis des approximations nouvelles, et d’autres se succèderont jusqu’au jour où nos successeurs pourront énoncer la loi véritable11 . » Pour être scientifique, une hypothèse doit pouvoir être testée et être mise en défaut par l’expérience. Cette attitude, basée sur la primauté de l’expérimentation, la mise à l’épreuve des faits, et une méfiance quasi-viscérale vis-à-vis des généralisations hâtives annonce le rationalisme critique de Karl Popper12 qui, quelques années plus tard, définira sa conception comme un jeu inlassable de conjectures et de mises à l’épreuve, visant à falsifier plus qu’à vérifier. Sa préoccupation est de définir une « ligne de démarcation » entre la science véritable et les pseudo-sciences mythiques, idéologiques ou métaphysiques. Pour lui, des théories non réfutables comme la psychanalyse ou le marxisme sont 10 C. Regaud et J. Blanc, « Mode d’action des rayons de Röntgen sur l’épithélium séminal et sur les tissus en général », Présentation à l’association française pour l’avancement des sciences (Section de médecine), Lyon, 3 août 1906, C.R. 1ère partie, Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud. 11
C. Regaud, « Notice nécrologique de M. Bergonié », Bulletin de l’Académie de médecine, 93, no 3, 20 janvier 1925.
12 Né à Vienne, philosophe et épistémologue, Karl Popper (1902-1994) élabore ses conceptions dans le cadre des sciences physiques. La première version de Logik der Forschung (La logique de la découverte) paraît en 1935, avant d’être traduite en anglais en 1959, puis modifiée et complétée jusqu’en 1968. Ce n’est qu’en 1973 que paraît la version française préfacée par Jacques Monod. Lié personnellement à plusieurs membres du fameux « Cercle de Vienne », le temple du néo-positivisme, il s’en écarte délibérément. Émigré en Nouvelle Zélande en 1937, il s’établit en Angleterre, où il sera professeur de logique et de méthodologie des sciences à la London School of Economics and Political Science et à l’université de 1946 à 1969. Pleinement adopté par la communauté anglo-saxonne, sur laquelle il exercera une profonde influence, il restera longtemps ignoré des milieux intellectuels français.
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Figure 11.8. Claude Bernard (1813-1878), savant et philosophe, fils d’un vigneron bourguignon de situation très modeste, se tourna vers la littérature avant de s’engager dans des études médicales qui le conduiront à l’internat des hôpitaux puis au Collège de France comme suppléant de Magendie connu comme un empiriste convaincu. Il lui succéda en 1855 comme professeur. On crée pour lui une chaire de physiologie générale à la Sorbonne et il est élu à l’Académie des sciences. Il publie en 1865 sa célèbre Introduction à la médecine expérimentale qui devait être la préface méthodologique de l’ouvrage dogmatique intitulé Principes de médecine expérimentale laissé inachevé et dont les fragments retrouvés seront publiés à titre posthume en 1947 sous le titre choisi par Claude Bernard. « Je me compare à un chiffonnier, avec mon crochet à la main et ma hotte sur le dos, je parcours le domaine de la science et je ramasse ce que je trouve » Cl. Bernard.
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Pionniers de la radiothérapie
plus proches de la métaphysique que de la science. La science est une quête de la vérité et non pas une quête de la certitude. Il écrit dans son ouvrage fondateur La logique de la découverte scientifique : « La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre d’une base naturelle ou « donnée » et, lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint le terrain ferme. Nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement13 . » C’est ce que Regaud exprime dans un courrier adressé à un responsable politique en 1913 : « En science, les semailles et la moisson sont très souvent mélangées ; je veux dire que les idées viennent incessamment, par le travail, par l’insuccès autant peut-être que par la réussite, qu’un échec est aussitôt suivi, quand il n’a pas été déjà précédé, d’une trouée lumineuse dans une direction latérale14 . » On progresse par essai et par erreur, c’est-à-dire par la réfutation, par l’expérience. On ne peut se départir du caractère éternellement fragmentaire, éphémère et incomplet de la pensée scientifique. Sans doute doit-on faire place aussi à l’imagination ? Pour Popper, les scientifiques formulent des hypothèses audacieuses qu’ils soumettent à des tests sévères. Dans un ouvrage publié récemment, qui rassemble les textes de ses dernières conférences, il écrit : « Les sciences de la nature partent toujours de problèmes ; elles partent du fait que quelque chose suscite notre étonnement15 . » On peut dire qu’en ce tournant de siècle, la brutale irruption des rayons X puis des rayons gamma du radium dans les sciences de la vie est bien matière à étonnement. Il y a place pour l’intuition, l’inattendu, la mise à profit de la contingence. « Je ne crois pas que, dans notre monde, l’esprit d’aventure risque de disparaître » écrira Marie Curie peu avant sa mort. Il faut libérer l’imaginaire pour forger des hypothèses audacieuses. Mais la confrontation des hypothèses avec la réalité constitue la part expérimentale du savoir. S’engageant sur des intuitions, on construit sur la raison.
Un nécessaire compromis entre parcellisation des tâches et coordination Regaud écrit en 1913 dans le courrier cité plus haut : « Les conditions du travail et de la production, dans les sciences expérimentales, se sont 13
K. Popper, Logique de la découverte scientifique, p. 111, Éditions Payot, Paris, 1973.
14
Lettre adressée en 1913 au sénateur Audiffret, fondateur de la Caisse des recherches scientifiques qui vient de lui refuser la reconduction de ses crédits. Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud.
15 K. Popper, Toute vie est résolution de problèmes ; questions autour de la connaissance de la nature dans Acte Sud, « Le génie du philosophe », 1997, p. 13.
Une certaine idée de la science
singulièrement modifiées depuis quelques années. Elles ont évolué dans le même sens que les conditions du travail et de la production industrielle : c’est-à-dire dans le sens de la spécialisation des aptitudes individuelles, en même temps que de l’union des compétences et des efforts en vue de buts collectifs [. . . ] Comme à l’industrie, il faut à la science des usines16 . » Ces propos résonnent avec une particulière actualité à l’époque de la big science et de la technomédecine triomphantes. Avec le développement de l’informatique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les moyens d’analyse ont changé d’échelle. Mais il ne faut pas confondre moyens et objectifs et il faut se garder de l’illusion de vouloir dégager une vérité de la compilation de faits disparates. Le développement de la puissance des moyens d’analyse ne doit pas faire oublier la force des idées. Or la parcellisation des tâches, le cloisonnement excessif des disciplines imposé par une technicité croissante, nuisent à la cohérence d’ensemble de la démarche. À l’Institut du radium, on privilégiait, au-delà de la pluridisciplinarité, ce que l’on peut appeler l’interdisciplinarité, c’est-à-dire la fertilisation réciproque, le partage des savoirs et des pratiques, la « compénétration des compétences » pour reprendre une formule de Regaud. En ce qui concerne les sciences de la nature, la connaissance se développe souvent aux frontières des disciplines : « ...les hommes, loin de s’isoler et de ne communiquer entre eux que par l’échange de papiers, doivent se fréquenter les uns les autres, se communiquer leurs idées et leurs résultats, confronter leurs points de vue, s’éclairer réciproquement par la démonstration et la discussion17 . » Mais pour réaliser cet objectif, il faut trouver le bon compromis entre la division des tâches, imposée par le développement des techniques, et la nécessaire coordination du travail au sein de l’équipe. Au sein de son équipe, Regaud se propose plus comme un garant de « l’esprit » de l’institution. L’appartenance au groupe suppose engagement existentiel, adhésion aux valeurs et participation à la vie de l’équipe : « Accrochezvous les uns aux autres, précise-t-il dans un discours à l’ensemble du personnel de la Fondation Curie18 . » Interdisciplinarité, engagement personnel, respect de l’esprit maison seront souvent mis en avant par ses successeurs. Reprenons ici le commentaire de P. Pinell : « Bref, s’il est question de sciences, de compétences, d’esprit d’invention, il y est aussi question d’amour ; comme partout certes, à ceci près que là, l’amour joue un rôle fonctionnel dans l’institution19 . »
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Lettre adressée en 1913 au sénateur Audiffret, op. cit.
17
C. Regaud, « Les sections radiophysiologiques et médicale de l’Institut du Radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op. cit., p. 182. 18
Cité par J. Regaud, op. cit., p. 126.
19
P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 154.
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Chapitre 12
Des principes directeurs au développement des pratiques Dans un texte publié d’abord en anglais en 1929, puis repris dans Radiophysiologie et Radiothérapie, devenu l’organe officiel de l’Institut du radium et de la Fondation Curie, Regaud écrit : « Ces trente dernières années ont vu le traitement des maladies par les rayons de Röntgen et par les corps radioactifs naître et se développer très rapidement. Tandis que ces agents devenaient plus répandus, et leur emploi plus efficace, les dangers et les difficultés de leurs applications sont allés en grandissant, à mesure qu’augmentait la puissance des sources de rayonnement et que se révélait la nécessité de les faire agir avec une plus grande précision. Il est résulté de cela, d’abord la spécialisation de plus en plus prononcée des médecins qui s’adonnent aux méthodes radiothérapiques, ensuite la création d’établissements particulièrement équipés1 . »
C’est en effet progressivement, au rythme de publications dont les premières datent de l’immédiat après-guerre, que l’équipe de la Fondation Curie s’est construit un corpus de principes, qui traduisent les idées directrices et les exceptionnels talents d’organisateur que Regaud a su se forger durant la guerre. L’Institut du radium et la Fondation Curie ont été modelés selon ces principes qui ne sont, comme le dit Regaud, que « transposés du domaine industriel dans le domaine de la recherche scientifique2 . » En rappelant la primauté des sciences fondamentales, en prônant la pluridisciplinarité, le travail en équipe et l’exercice à plein temps, en insistant sur la formation professionnelle et l’exigence de qualité, Regaud et son équipe donnent corps à l’idéal qui les anime, et inscrivent la lutte contre le cancer dans l’ère de la modernité. 1 C. Regaud, « Les sections radiophysiologiques et médicale de l’Institut du Radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op. cit. 2
Ibid., p. 184.
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Pionniers de la radiothérapie
La primauté des sciences fondamentales Regaud pense que c’est dans les travaux de physique et de biologie que s’est construite la radiothérapie en tant que discipline. Il dit encore : « L’association étroite des sciences physiques, de la radiophysiologie et de la radiothérapie est une nécessité pour les progrès de celle-ci [. . . ] La justesse de ce principe est tellement évidente qu’il est inutile de le développer3 . » Il en fait l’idée maîtresse des fondateurs de la Fondation Curie. Mais « évidente » pour qui ? Qu’en pense le monde médical de l’époque, encore empêtré de réflexes identitaires et, dans l’ensemble, méfiant vis-à-vis d’une médecine de laboratoire souvent marquée de culture germanique. Pour Regaud, la connaissance du comportement des cellules et des tissus sous l’influence des radiations doit rester le « fil conducteur » indispensable pour structurer la radiothérapie comme discipline thérapeutique. « Plusieurs mois de judicieuse expérimentation sont susceptibles de faire avancer un problème de radiothérapie davantage que plusieurs années consacrées au seul traitement des malades » précise-til, et le chercheur devenu thérapeute ajoute : « Nous tendons à supprimer le rôle du hasard dans le traitement du malade. Aucun changement ne doit être apporté aux méthodes et aux procédés de traitement, s’il n’a été au préalable mûri dans les laboratoires de physique et de radiophysiologie4 . » Devant des publics très divers, Regaud ne manque aucune occasion de mettre en avant la nécessité de « pousser plus vigoureusement la recherche scientifique, dans toutes ses branches », et il ajoute, en conclusion d’une conférence au Musée social : « Ce n’est vraisemblablement pas des médecins aux prises avec les malades, mais des savants scrutant à loisir les forces de la nature, que nous devons attendre le progrès5 . »
Pluridisciplinarité et équivalence des disciplines Pour Regaud, la pluridisciplinarité fonde la pratique clinique. Il accorde à l’anatomo-pathologiste et au radiothérapeute un statut d’équivalence au regard du chirurgien. Il n’existe qu’un moyen de s’assurer de la nature d’un cancer : la biopsie « faite avec compétence » précise Regaud. « On doit considérer, en général, comme une faute professionnelle le fait d’entreprendre le 3
Ibid., p. 171.
4
Ibid., p. 172.
5
C. Regaud, « Quels moyens avons-nous d’éviter la mort par cancer ? », Bibliothèque du Musée social, 1928.
Des principes directeurs au développement des pratiques
traitement d’une tumeur par une méthode quelconque sans un diagnostic histologique préalable ». Or les statistiques chirurgicales de l’époque ne comportent pas toujours de contrôle histologique. Ensuite, chaque malade doit pouvoir bénéficier d’un choix de traitement concerté. Avant la mise en route du premier traitement, l’examen des patients en commun par les chirurgiens et les radiothérapeutes est essentiel. « Tout cas de cancer devrait être examiné par les médecins qui auront éventuellement à s’en occuper ; et le plan des actes successifs devrait être délibéré et arrêté d’un commun accord6. » C’est déjà la notion de programme personnalisé de soins, qui a été récemment remis au goût du jour. Dans une conférence donnée en 1926 à la Conférence internationale de Lake Mohonk aux États-Unis, Regaud précise : « Les praticiens spécialisés dans le maniement des rayons X et du radium ont pris place, avec le médecin de famille et le chirurgien, dans le conseil devant lequel (théoriquement du moins, car en pratique il est loin, malheureusement, d’en être toujours ainsi) chacun de ces malades devrait être examiné7 . » L’emploi successif des méthodes thérapeutiques doit être prévu d’emblée dans un projet thérapeutique. Le débat est toujours d’actualité plusieurs décennies plus tard ! Une telle démarche, qui impose la notion d’équivalence entre les disciplines, est aux antipodes de l’idée que l’on se fait, à l’époque, de la « hiérarchie médicale ». Pour les médecins de la Fondation Curie, il ne saurait y avoir « d’inégalités hiérarchiques » entre les chirurgiens, les radiothérapeutes et les fondamentalistes. En application de ces principes fondateurs, la pluridisciplinarité va s’imposer dans la communauté cancérologique, et les radiothérapeutes apprendront à s’intégrer dans des protocoles thérapeutiques de plus en plus complexes. C’est la collaboration étroite entre chirurgiens et radiothérapeutes qui permettra à la Fondation Curie de proposer, dès les années cinquante, des « traitements conservateurs », en particulier pour certaines patientes atteintes de cancer du sein. François Baclesse en sera un apôtre infatigable. Ce concept, qui était déjà en germe dans la pratique de la Fondation Curie dès les années vingt, ne s’imposera en France et dans le monde que beaucoup plus tard.
Travail en équipe et exercice à plein temps Certes, la division du travail implique un certain degré d’indépendance dans les fonctions, les personnes et les locaux. La sophistication des 6 C. Regaud, « Fondements rationnels et indications de la radiothérapie (radium, rayons X) dans le traitement des cancers », Radiophysiologie et radiothérapie, II, pp. 129150, 1930. 7 C. Regaud, « What is the value and what should be the organization and equipment of institutions for the treatment of cancer by radium and X-rays », Surgery, Gynecology and Obstetrics, 44, 116-136, 1927 ; traduit en français dans Radiophysiologie et Radiothérapie, vol. 1, 135-161, 1928.
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Figure 12.1. François Baclesse (1896-1967), né Battenbourg, au Luxembourg, rejoignit la Fondation Curie en 1925. Titulaire de diplômes luxembourgeois, il est contraint de passer les examens français pour obtenir le droit d’exercer. Naturalisé français, il prendra la succession de Coutard comme chef de service au départ de ce dernier pour les États-Unis. Il perfectionna la technique de Coutard dans le traitement des cancers du pharynx et du larynx, et eut le mérite de s’attaquer, avec l’appui de Roux-Berger, au cancer du sein considéré jusque là comme radio-résistant et quasi exclusivement chirurgical. Il montrera ses premiers résultats à Chicago en 1948, lors d’une réunion de l’American Radium Society.
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Figure 12.2. Plan des bâtiments dépendants de l’Institut du radium, entre la rue Pierre Curie et la rue d’Ulm, comportant le laboratoire de physique générale et de radioactivité de Marie Curie (1), le petit bâtiment pour les manipulations des sources (2), le pavillon Pasteur de radiophysiologie (3), et les locaux de consultation et de laboratoires de la Fondation (4, 5, 6, et 7).
Pionniers de la radiothérapie
techniques accentuera encore ce phénomène. Regaud ne s’y trompe pas : « Le temps est depuis longtemps passé où le travail de laboratoire pouvait encore être fructueux, quoique réduit aux quelques heures qu’un clinicien puisse lui consacrer, en les dérobant à l’observation des malades : les problèmes sont devenus trop ardus et les techniques trop spéciales pour un tel partage ». Pour lui, la place d’un biologiste est dans son laboratoire de recherche ou de traitement, et celle d’un clinicien d’abord dans les salles de consultation et les chambres de malades. Mais, comme il le dit, ce serait « un progrès à rebours » s’il n’y avait en contrepartie une étroite collaboration entre cliniciens et hommes de laboratoires : « En aucune partie de la médecine, le travail d’équipe n’est plus indispensable et ne peut être plus fructueux que dans l’étude et le traitement du cancer [. . . ] il est désirable que souvent, le plus souvent possible, ils aillent les uns chez les autres8 . » Regaud met l’accent sur une nécessaire coordination. Pour lui, il faut une « autorité directrice capable de faire régner, par la persuasion et par l’exemple, l’observance d’une certaine discipline9 . » Exigeant, inscrivant son efficacité au-delà de l’investissement de chacun, Regaud appelle ses collaborateurs à se dépasser dans un collectif institutionnel, conçu comme un corps vivant dont il serait le garant. « Les buts que nous poursuivons sont trop difficiles pour que l’un quelconque d’entre nous puisse les atteindre seul [. . . ] Je suis là pour établir les liaisons10 . » La coordination suppose des collaborateurs capables d’établir et de maintenir, entre eux, une relation étroite. Conformément à cet idéal, et contrairement aux pratiques hospitalières de l’époque, la règle de l’exercice à plein temps prévaut pour les cliniciens comme pour les biologistes. « Quels rendements en qualité et en quantité pourrions-nous donc espérer d’une organisation où le médecin ne donnerait pas à son service la totalité de sa journée » précisera-t-il lors de l’inauguration des nouveaux locaux de la Fondation. Ou encore : « Ne nous considérons jamais comme des fonctionnaires accomplissant scrupuleusement la tâche assignée, mais fermant leur guichet dès que la besogne ne se présente plus11 . »
Investissement collectif et pratique libérale Se situant délibérément au-delà de son rôle de directeur de la Fondation Curie, Regaud souligne la difficulté de mettre en concordance une vision collective de l’organisation du travail et « le système individualiste qui préside à la médecine de clientèle privée, dans tous les pays : parce 8
C. Regaud, « Les sections radiophysiologiques et médicale de l’Institut du radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op.cit., p. 26. 9
Ibid., p. 27.
10
C. Regaud, Allocution prononcée devant ses collaborateurs en 1924, Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud. 11
Ibid.
Des principes directeurs au développement des pratiques
que l’intercommunication médicale ne peut s’y établir que très imparfaitement, au prix de pertes de temps et d’argent non négligeables [. . . ] les habitudes, les préjugés, la défense des intérêts et des prestiges particuliers tendent au maintien du système individualiste ». Cette prise de position n’est pas sans mérite de la part d’un homme issu d’un milieu conservateur où l’orthodoxie libérale défend farouchement ses positions avec l’appui des syndicats médicaux. Y a-t-il compatibilité entre un exercice libéral reposant sur le colloque singulier médecin-malade, et la pratique d’une cancérologie reposant sur le travail en équipe et le respect de référentiels collectifs12 ? Regaud n’hésite pas à en tirer les conséquences, quitte à risquer de tomber dans la caricature : « C’est pourquoi les cancéreux riches, soignés d’après le système individualiste, sont traités beaucoup moins parfaitement que les pauvres gens obligés de recourir aux soins d’une institution conçue d’après le système du travail en équipe13 . » Ainsi, paradoxalement, la logique d’opposition entre « médecine de riches » et « médecine de pauvres » se trouve-t-elle quelque peu bousculée du fait de l’intervention volontariste de l’État voulue par Regaud. L’énergie dépensée par les tenants de la médecine libérale pour imposer aux nouveaux centres anticancéreux une limitation de leur clientèle aux « indigents », voire aux « petits payants », paraît surréaliste. « On crée des centres, on les dote d’un outillage des plus perfectionné, on les confie aux maîtres les plus compétents et, au lieu d’une large utilisation, ces cliniques modèles ne sont pas organisées pour recevoir des malades réclamant un certain confort » s’inquiète le secrétaire général de la Ligue contre le cancer. La Fondation Curie fait exception en admettant des malades de toutes catégories sociales. Pour Regaud, la Fondation « ne s’est pas reconnue le droit de refuser le bénéfice des nouveaux traitements à des malades, ni parce qu’ils sont pauvres, ni parce qu’ils sont riches ». Elle accueille indistinctement les patients quelle que soit leur condition sociale et leur assure à tous les mêmes soins techniques. À une époque où les « classes moyennes » s’imposent dans le paysage social, la nécessité d’assouplir le mode d’organisation des centres anticancéreux et des hôpitaux publics prend consistance. La question prend une particulière acuité au moment où s’engage, dès la fin des années vingt, le débat parlementaire sur les assurances sociales. À l’occasion du dépôt à l’Assemblée en 1936 d’un projet de loi interdisant l’accès à l’hôpital de tout malade ne relevant pas de la catégorie des indigents (projet Brandon), le directeur de l’Assistance publique de Paris s’insurge. Le consensus garantissant les intérêts de l’élite des médecins hospitaliers exerçant dans le privé commence à se fissurer. La discussion du projet Brandon est repoussée et ne survivra pas aux nouvelles élections qui amèneront à la Chambre une majorité de gauche d’où sortira le gouvernement de Front populaire. 12 13
Ce problème de déontologie médicale ne cessera de se poser tout au long du XXe siècle.
C. Regaud, « Les sections radiophysiologiques et médicale de l’Institut du radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op. cit., p. 184.
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Exigence de qualité et professionnalisme Regaud s’est souvent irrité de l’absence de sérieux de certains médecins. « La radiothérapie devient trop souvent l’occasion d’un regrettable bafouillage, et fournit encore plus facilement l’occasion à certains confrères de se faire une profitable publicité, regrette-t-il dans un courrier adressé au président de la Société de thérapeutique en 1920 14 . » Au nom de la section thérapeutique de la Commission du cancer, Regaud insiste sur la nécessité de pourvoir les centres de traitement du cancer de professionnels compétents et propose un certain nombre de recommandations15 . Dans ce rapport, il met en garde les opérateurs contre le danger d’une manipulation sans précautions spéciales, l’utilisation intempestive de caustiques, et proscrit avec fermeté les traitements dits d’épreuve « parce qu’ils renseignent mal et font perdre un temps précieux ». Il précise que la chirurgie du cancer obéit à des règles et que « nul n’a le droit moralement d’opérer un cancer s’il n’est pas en état de satisfaire à ces exigences par ses connaissances et son habileté », que la guérison d’un cancer par les radiations, quand elle est possible, est « chose difficile ». La simplicité et la maniabilité du matériel ne doivent pas faire oublier que la « curiethérapie elle-même est difficile, d’abord en raison des connaissances physiques, biologiques et pathologiques quelle exige, ensuite à cause de l’évolution non terminée de ses règles fondamentales et de ses techniques ». L’application des radiations au traitement des cancers implique une exigence de qualité, c’est-à-dire, comme l’écrit Regaud, « l’obligation d’une organisation et d’un équipement parfait16. » À maintes occasions, Regaud insiste sur l’importance des premiers actes thérapeutiques. La radiothérapie n’a sa pleine efficacité que la première fois qu’on l’utilise. Ceci est aussi vrai pour la chirurgie d’exérèse. Un premier échec peut avoir à l’égard du malade le caractère d’une « condamnation à l’incurabilité définitive [. . . ] Les chirurgiens et les radiothérapeutes qui s’attaquent aux cancers curables assument une responsabilité particulièrement lourde ; car l’enjeu de la partie unique qu’ils engagent est souvent la vie même de leur malade » souligne Regaud17 . En termes de résultats, diagnostic précoce et qualité des soins ont partie liée. La chirurgie et la radiothérapie sont à la fois « en concurrence et en coopération ». Les moyens choisis ne doivent pas dépendre de la spécialité du premier médecin consulté. Il commente : « Dans la pratique médicale privée d’une grande ville, il arrive que le motif qui décide de 14
Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud.
15
C. Regaud, « Quelques préceptes généraux déduits de l’état actuel de la thérapeutique anticancéreuse », Rapport présenté au nom de la Section de thérapeutique de la Commission du cancer dans sa séance du 19 janvier 1923. 16
C. Regaud, « Les sections radiophysiologiques et médicale de l’Institut du radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op. cit., p. 174. 17
Ibid., pp. 175-176.
Des principes directeurs au développement des pratiques
la méthode par laquelle un malade sera traité, est tout simplement la spécialité du médecin auquel le malade s’adresse en premier lieu [. . . ] Il n’est pas exagéré de dire que, dans beaucoup de pays, il reste énormément à faire en matière d’organisation médicale pour assurer aux malades les bénéfices – non seulement de la compétence dans l’exécution des traitements – mais aussi de l’impartialité de leur choix18 . » Un siècle plus tard, ces propos restent d’actualité. L’organisation est un facteur incontournable de la qualité des soins. En revanche, même si elles occupent une place centrale dans l’institution-type que Regaud imagine, les techniques radiothérapiques sont, comme la chirurgie, un moyen et non pas une fin en soi. Une telle institution ne doit pas être un lieu où on se bornerait à appliquer le radium ou les rayons X aux malades adressés d’établissements extérieurs. On doit y trouver l’ensemble des moyens d’investigation et de traitement. Il revient, à plusieurs reprises, sur la nécessité d’associer les techniques radiothérapeutiques à toute « méthode ayant fait ses preuves [. . . ] avec un égal souci de perfection et d’impartialité ». Ce souci d’impartialité amènera certains à privilégier la constitution de grandes polycliniques pluridisciplinaires, regroupant l’ensemble des moyens diagnostiques les plus sophistiqués, comme à la Mayo Clinic aux États-Unis. Regaud met aussi en avant l’importance de la formation : « La radiothérapie des affections cancéreuses ne peut être bien faite que par des médecins, chirurgiens ou radiologistes ayant fait [. . . ] un apprentissage spécial ». Il dénonce l’amateurisme : « La possession de quelques aiguilles, d’un ou deux tubes de radium, ne légitime pas que l’on entreprenne le traitement des cancers. Il n’y a pas de radium omnibus », et il fustige ceux qui, ignorant toute « la somme de science et d’expérience qui se résolvent en des gestes d’apparence facile », n’hésite pas à les annexer à leur propre pratique. En somme, on ne s’improvise pas radiothérapeute. Pour le promoteur d’une médecine scientifique, le danger des pratiques abusives est réel. La sacro-sainte liberté d’exercice de la médecine, ardemment défendue par les syndicats médicaux, a-t-elle ses limites ? L’enseignement de la spécialité doit séparer le radiodiagnostic et la radiothérapie : « La spécialisation dans les appareillages est déjà réalisée presque complètement ; la spécialisation d’après la compétence est déjà commencée, et tout porte à croire qu’elle s’accentuera rapidement. Les buts, les difficultés, les directions du progrès, les affinités avec les autres parties de la médecine sont, en effet, de plus en plus différents19 . » Enfin, l’enseignement doit nécessairement comporter des parties consacrées à la physique des radiations et à leurs effets biologiques, un rappel des connaissances essentielles que le spécialiste devrait posséder en pathologie et en clinique. Il insiste sur l’importance des bases fondamentales pour les futurs spécialistes pour « . . . leur 18
Ibid., p. 179
19
Ibid., pp. 184-187.
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faciliter la compréhension et l’acquisition des techniques nouvelles ». L’enseignement est, pour Regaud, une mission fondamentale de l’institution-type dont il dessine les contours. La Fondation Curie sera largement mise à contribution pour assurer cet enseignement et accueillir des stagiaires. Toujours incluse dans le cursus de formation des radiologues, la part réservée aux techniques thérapeutiques prendra, au cours des années vingt, une place de plus en plus importante20 .
20
Il faudra attendre 1968 pour que le Certificat d’Études Spéciales (CES) de radiothérapie soit créé, et la fin des années 1980 pour voir émerger, dans le cadre de l’internat qualifiant, la spécialité d’oncologie avec ses deux options, médicale et radiothérapique.
Chapitre 13
La lutte contre le cancer comme facteur de transformation sociale Regaud le réformiste, propulsé par les circonstances de la guerre dans le champ public, réussit à donner corps à l’idéal qui l’anime dans une collectivité institutionnelle que l’histoire retiendra comme un centre de référence de la cancérologie mondiale de l’entre-deux-guerres. On ne peut que suivre Lacassagne quand il dit, dans une allocution prononcée en séance solennelle à l’UNESCO, à l’occasion du cinquantenaire de la Fondation Curie : « Rétrospectivement, on est confondu par la rapidité avec laquelle Regaud volait de victoire en victoire ». Promoteur d’une médecine scientifique du cancer, acteur influent de la Ligue francoanglo-américaine contre le cancer, puis de la Commission du cancer, Regaud s’investit dans une politique active de « propagande » et d’éducation du public. En 1923, Jean Bergonié1 obtient de son ami personnel et politique Paul Strauss, ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale, la création de centres anti-cancéreux sur le modèle de la Fondation Curie. L’ordonnance de 1945 leur donnera une assise juridique. Les principes directeurs retenus s’inspirent largement de ceux édictés par Regaud dès son retour à la vie civile. Forgés au contact des dures réalités de la guerre à l’occasion de l’expérience éphémère du centre d’instruction de Bouleuse, ces principes vont bousculer les idées acquises de l’époque et remettre en cause l’organisation hiérarchique des disciplines et l’hégémonie de la clinique chirurgicale. Modèle aidant à la compréhension des mécanismes du vivant, le cancer va jouer ainsi, dans l’entre-deux-guerres, un rôle important comme facteur de modernisation du champ sanitaire. Les déterminants sociohistoriques de la lutte contre le cancer en France pendant cette période sont analysés dans l’ouvrage de Patrice Pinell : « L’institutionnalisation de la cancérologie et les premiers développements de la politique de lutte contre le cancer sont étroitement liés à des remaniements des représentations sociales [. . . ] c’est l’ensemble du système de représentation
1 J. Bergonié, « Comment doivent être organisés les centres régionaux de lutte contre le cancer », rapport devant la Commission du cancer, Paris Médical, 48, 146-149, 1923.
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qui évolue et, avec lui, les visions du monde qui changent. L’apparition de la notion même de péril cancéreux s’inscrit dans ce processus2 . »
Un nouveau regard sur la santé publique Quand on évoque la Grande Guerre, on pense aux nombreuses vies sacrifiées. Mais, à travers ses péripéties tragiques et le séisme socioculturel qu’elle a provoqué, cette guerre, plus peut-être que les conflits du XIXe siècle, a contribué à faire émerger du champ social bouleversé un nouveau regard sur les problèmes de santé publique3 . Nous sommes dans l’ère post-pasteurienne. La vaccination de masse contre la variole est efficace et des mesures de prophylaxie sont capables d’enrayer un début d’épidémie de typhoïde. Les grandes épidémies qui décimaient les armées semblent sous contrôle. En revanche, les procédures d’incorporation révèlent une situation catastrophique en ce qui concerne la diffusion de la tuberculose et des maladies vénériennes. Les hygiénistes commencent enfin à être pris au sérieux et des structures sanitaires commencent à se mettre en place. L’idée d’organiser l’action prophylactique à partir d’une intervention contrôlée par l’État fait son chemin. On légifère avec l’adoption des lois Bourgeois et Honorat (1916 et 1919). Préventoriums, sanatoriums et dispensaires sont créés sur le territoire. La Fondation Rockefeller, créée aux États-Unis en 1913 implante en France un Comité de lutte contre la tuberculose et aide à la mise en place de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer. Fondée par un riche industriel américain, la Fondation Rockefeller accompagne, sur le plan de la philanthropie, l’intervention des États-Unis en Europe au cours de la Première Guerre mondiale. C’est dans ce contexte que, dans l’immédiat après-guerre, le « péril cancéreux » fait surface et prend consistance comme « fléau social » dans toute sa dimension collective. Sensibilité nouvelle de l’opinion publique, libération des énergies dans la France bouleversée, impulsion d’une logique militante dans les organisations charitables, prise de conscience historique des pouvoirs publics, volonté de réorganisation du tissu sanitaire, la période de la fin de la guerre et de l’après-guerre réactive le mouvement lancé dans les années 1900 et marque un tournant décisif. Dès la fin de 1917, Henri Hartmann identifie, dans son service de chirurgie générale de l’Hotel-Dieu, quelques lits dédiés au traitement des malades atteints de cancers. Un centre pour soldats cancéreux est installé à Lyon dans le service de Léon Bérard, qui bénéficie de l’aide d’Auguste Lumière, industriel et savant autodidacte, inventeur avec son frère du cinématographe. Un troisième service se constitue à Montpellier sous la responsabilité d’un chirurgien. Le cancer s’impose à l’attention du service de santé des armées. Le secrétariat d’État sollicite les sociétés savantes et met en débat les modalités de « la lutte contre le cancer ». 2
P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., pp. 291-323.
3
Ibid., pp. 116-121
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En février 1918, Justin Godart démissionne de son poste de secrétaire d’État. Véritable artisan de cette prise de conscience et devenu plus disponible, l’hygiéniste accepte de créer avec des personnalités de premier plan comme le chirurgien Henri Hartmann et le biologiste Claudius Regaud une association de lutte contre le cancer. L’union de l’hygiéniste, du chirurgien et du biologiste, a une valeur symbolique. Il s’agit d’un véritable projet politique et social, conçu pour sceller dans la pérennité l’alliance des différents partenaires, au moment où la réorganisation de la « France charitable » devient une nécessité et un véritable enjeu de santé publique. Le siège social est à Paris dans le 8e arrondissement au 2 avenue Marceau, au domicile des Le Bret. Robert Le Bret en est le premier secrétaire général. Il mettra au service de cette cause, qui lui tient à cœur, tous ses talents d’avocat. Les épouses d’Hartmann et de Le Bret mettent en place un embryon de service social. L’ambition internationale de l’association fera long feu (elle deviendra la Ligue française contre le cancer en 1927), mais la démultiplication de son potentiel de relation publique lui permettra de s’imposer sur le terrain de la politique sanitaire. La Ligue contre le cancer va profondément marquer de son influence la politique de l’État. L’antériorité n’est pas contestable. Le mouvement associatif a su placer le cancer au rang des « fléaux nationaux » avant la mobilisation des pouvoirs publics.
La lutte contre le cancer et l’organisation sanitaire Au sortir de la guerre, à la lumière de ce nouveau regard porté sur la maladie, l’organisation sanitaire nécessite d’être revue. Il faut d’abord consolider les services pour cancéreux créés pendant la guerre sur l’initiative du secrétaire d’État Justin Godart, devenu depuis président de la Ligue. Le service de Hartmann à l’Hôtel-Dieu de Paris en bénéficie en premier. La Ligue lui fait son premier don pour l’achat de quelques dizaines de milligrammes de radium. Dans la foulée, d’autres pôles sont créés dans des services de chirurgie, à La Salpétrière et Tenon. La direction de l’Assistance publique étend, avec l’appui du Conseil municipal de Paris4 , ce type de structures aux services de chirurgie de Necker, Saint-Antoine et Lariboisière. Ces services fonctionnent comme des annexes des services de chirurgie, et les indications de radiothérapie sont subordonnées aux décisions chirurgicales. En dehors de l’Institut du radium de Paris, et des hospices civils de Strasbourg qui ont été équipés par l’administration allemande, l’ensemble de ces structures ne dispose que d’équipements rudimentaires. Plus que tout autre, c’est le concept de médecine lourde, issu du développement de ces nouveaux moyens thérapeutiques, à la fois plus 4 Le Conseil municipal de Paris vote un crédit de 2,5 millions de francs pour l’achat de radium.
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Figure 13.1. Justin Godart (1871-1956), nommé sous-secrétaire d’État du service de santé militaire, était député du parti radical, avocat, professeur d’économie politique et adjoint au maire de Lyon en 1904, aux cotés d’Édouard Herriot. Régulièrement réélu à la Chambre des députés depuis 1906, il venait de fonder le groupe « Démocratie sociale ».
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efficaces et plus coûteux, qui nécessite une profonde révision de l’organisation des structures de soins. Il apparaît nécessaire de concentrer les efforts, c’est-à-dire de regrouper équipements et compétences. Au centre de cette démarche figure le besoin de structures adaptées et dédiées à la prise en charge du cancer comme mission unique. En 1920, avant même que l’institution qu’il a largement contribué à mettre au monde ne reçoive une investiture officielle, Regaud conclut en ces termes un rapport destiné au Ve congrès de la Société internationale de chirurgie : « Il convient d’organiser, là où cela n’existe pas encore, des centres de recherche et d’enseignement ayant comme objet principal le cancer5 . » Dans ces structures encore en devenir, l’approche pluridisciplinaire et la collaboration entre chirurgiens, radiothérapeutes, physiciens, biologistes, sont au cœur de l’organisation. À cet égard, l’Institut du radium et la Fondation Curie font figure de modèles. Nous avons vu comment l’alliance d’une science humaniste et d’une médecine scientifique s’était scellée dans la rencontre très efficace de Marie Curie et de Claudius Regaud. « Il ne saurait y avoir désormais d’organisation sérieuse de la thérapeutique du cancer, sans concentration des ressources et coordination des compétences » proclame avec force Regaud en 1921, devant les militants de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer qu’il a contribué à créer6 .
Avec ses collaborateurs, Regaud y travaille sans relâche. Son énergie, son habileté et le tissu relationnel qu’il a pu tisser pendant la guerre, lui ont permis, en moins de quatre années, de faire de la section radiophysiologique de l’Institut du radium, et du département thérapeutique de la Fondation Curie, un pôle de référence reconnu internationalement. La réactivité d’une organisation issue d’une savante alchimie entre la culture de l’Institut Pasteur, le formalisme de l’Université et la confiance de grands mécènes, y ont incontestablement contribué. Mais l’unité de pensée de Regaud, sa capacité de convaincre, et de mobiliser les énergies autour d’une finalité claire, ont fait le reste. Le collectif institutionnel qu’il a su mettre en place, un management rassemblé autour d’un « chef », des circuits de décision dégagés des lourdeurs bureaucratiques de l’Université, en feront l’instrument adapté à la réalisation de son idéal. La voie est ouverte à la création des centres anticancéreux. Le 26 mars 1920, André Le Troquer dépose au Conseil municipal de Paris une proposition pour le « développement de la lutte contre le cancer par l’organisation de la radiothérapie ». Il souligne le retard de la France, où 5
C. Regaud, « Fondements rationnels, indications techniques et résultats généraux de la radiothérapie des cancers », rapport à la Société internationale de chirurgie, Ve congrès, Paris, pp. 283-330, juillet 1920. 6
C. Regaud, « Quelques aspects des problèmes et des œuvres dans la lutte contre le cancer », Assemblée générale de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer, 19 avril 1921.
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« comme avant la guerre, la radiumthérapie n’est guère que la pratique privée d’un petit nombre de médecins spécialistes, pour la plupart à Paris »7 . Il rend hommage à Regaud et à ses collaborateurs, qui traitent avec le radon des malades cancéreux dans les hôpitaux de Paris. « Aucun hôpital ne possède de radium [. . . ] Le docteur Roux voulut bien, en juillet 1919, affecter à la radiumthérapie du cancer une partie de l’hôpital Pasteur. Ainsi fut constitué le premier service d’hospitalisation pour les indigents ayant besoin de la radiumthérapie » souligne-t-il. Il propose à la Ville de Paris que les fonds nécessaires à l’achat de « deux grammes de radium soient mis à la disposition de l’Assistance publique. Ce radium serait mis en dépôt à l’Institut du radium qui devrait fournir à titre gratuit, les émanations nécessaires [. . . ] On pourrait envisager la création de services spéciaux dans les différents hôpitaux [. . . ] et, plutôt que de créer des services entièrement distincts [. . . ], spécialiser dans certains services existants de médecine et de chirurgie, des sections comprenant un certain nombre de lits affectés à la radiumthérapie » précise-t-il dans ce rapport. En 1921, Gustave Roussy prend la responsabilité d’un petit service de « cancéreux » dans l’hospice Paul Brousse. D’origine suisse et doté de biens de fortune qui le mettent à l’abri du besoin, il est venu en France pour parfaire sa formation en neurologie. La création d’un centre anticancéreux est pour lui une opportunité stratégique. Après la guerre, il bénéficie maintenant d’une solide réputation d’anatomo-pathologiste qui le mènera à la chaire de la Faculté de Paris en 1925. Tout en continuant ses travaux expérimentaux en neurologie, Roussy trouve l’appui du Conseil général et constitue autour de lui une équipe qui lui permet de développer à la fois des travaux expérimentaux et cliniques. Compagnon du microscope comme Regaud, biologiste autant que médecin, humaniste, Roussy modèle son service pour en faire un terrain de recherche clinique. Il fait partie de ceux qui pensent que la médecine doit s’intégrer dans les sciences biologiques. C’est l’occasion pour les hôpitaux publics d’afficher la création d’un centre de traitement spécialisé selon le modèle de l’Institut du radium préconisé par Regaud. L’arrivée de Simone Laborde, issue de l’équipe de la Fondation Curie, permet à ce nouveau service de se lancer dans la curiethérapie des cancers utérins. Quatre ans après la création de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer, les pouvoirs publics entrent en scène avec la Commission du cancer. Instituée en 1922 auprès du ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale, elle officialise cette coopération organique entre les différents spécialistes comme principe fondateur des centres anticancéreux. Le ministre Paul Strauss demande à son ami J.A. Bergonié d’élaborer des propositions qui s’inspireront largement des principes d’organisation de la Fondation Curie. Exceptionnel organisateur, Bergonié préconise, à contrario de ce qu’envisage l’Assistance publique de Paris, la mise en place sur le territoire national d’un 7
Conseil municipal de Paris 1920, op. cit.
Figure 13.2. Gustave Roussy (1874-1948).
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réseau de centres spécialisés dans le traitement et la prise en charge des malades cancéreux. Les responsables de la Ligue s’en félicitent. Faciliter le diagnostic précoce et doter ces structures d’un équipement adéquat en sont les lignes directrices essentielles. Pluridisciplinarité et concentration des ressources s’imposent comme principes fondateurs. Leur conception introduit une équivalence entre cliniciens et fondamentalistes. On retrouve ici, l’idée maîtresse des fondateurs de la Fondation Curie. Le programme proposé par Bergonié se réfère à la notion « d’organisation sociale »8 . Il met en avant le besoin d’une couverture nationale et le rôle de l’État. La même année, ce grand serviteur de l’État subit une désarticulation de l’épaule, recours palliatif ultime imposé par l’effroyable progression d’un cancer développé sur des lésions de radiodermite mutilantes. Il mourra en 1925 après une longue agonie. Le service anticancéreux de Paul Brousse, qui partage avec la Fondation Curie une situation un peu particulière par rapport à l’élite médicale de l’époque, est officiellement reconnu en 1922 et identifié comme « Centre anticancéreux » en 1926 par décret du Conseil général de la Seine. À l’image de la Fondation Curie et de ses homologues provinciaux, ce centre acquiert une double responsabilité médicale et administrative. La distance s’accentue avec les services de l’Assistance publique de Paris. Il faudra attendre la fin des années vingt et la mobilisation des pouvoirs publics pour que l’Institut du cancer, conçu pour faire contrepoint à la Fondation Curie, voie le jour. Avec ses locaux hospitaliers et ses bâtiments de laboratoire, il sera inauguré le 18 mars 1930. Pendant ce temps, les services de cancérologie de l’Assistance publique de Paris, éclatés en six unités séparées, vont manquer ce premier tournant de la médecine lourde.
Figure 13.3. Entrée de l’Institut du cancer à Villejuif 1934.
Les centres spécialisés dans le traitement des cancers sont les points nodaux de l’organisation mise en place. Ils doivent s’implanter de préférence dans une ville siège d’une faculté de médecine. Par voie de circulaire, le ministre mobilise l’appareil préfectoral selon les recommandations de la commission9 . Les centres prendront en charge les malades nécessiteux du département et de départements voisins. Entre 1923 et 1924 une dizaine de centres sont créés sur le territoire français, en plus des structures franciliennes10 . Parallèlement, la Ligue va créer ses comités départementaux, d’abord à Lyon, berceau de l’œuvre du Calvaire et ville natale de Justin Godart et de Regaud, puis dans la région dijonnaise et dans les Alpes-Maritimes. À partir de 1923, elle décide de publier un bulletin périodique, La lutte contre le cancer (LCC).
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J. Bergonié, « Comment doivent être organisés les centres régionaux de lutte contre le cancer », rapport devant la Commission du cancer, Paris médical, 1923, 48, pp. 146-149. 9 « Circulaire aux préfets du 15-11-1922 » cité par P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., pp. 179-180. 10
En dehors des structures parisiennes il s’agit de Bordeaux, Lyon, Montpellier, Strasbourg, Lille, Rennes, Nantes, Reims, Caen et Toulouse.
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Dans un rapport de la section de thérapeutique de la Commission du cancer remis au ministère en 1923, Regaud se prononce nettement pour une politique volontariste de l’État : « La complexité, le caractère spécial, le prix élevé et la difficulté d’application des moyens de traitement du cancer, la forme collective ou coopérative que revêt de plus en plus cette thérapeutique sont des motifs puissants en faveur de l’organisation, en France, de centres de lutte et de thérapeutique anticancéreuse. Ces centres doivent être avant tout, parfaitement pourvus en moyens matériels et en personnel. En créer d’emblée un grand nombre est, pour le moment, d’une importance secondaire, et cela serait vraisemblablement nuisible, parce qu’on ne pourrait pas donner à tous les moyens suffisants11 . »
Dans un article paru la même année, intitulé « Les idées directrices de la lutte contre le cancer », il prend fermement position contre un prosélytisme improductif. « Cela va bien ! » dit-il, et il ajoute : « On dépasserait le but si l’on émiettait les organisations et les efforts. La thérapeutique du cancer est difficile, ses modalités nouvelles exigent des hommes de laboratoire et médecins parfaitement compétents, des moyens matériels très coûteux et d’un rendement quantitatif faible12 . » Ces paroles résonnent d’une actualité toujours présente. Robert Le Bret, secrétaire général de la Ligue, va dans le même sens en déclarant devant une assemblée de militants : « La lutte contre le cancer est à la fois sociale et politique. Elle est aussi chose coûteuse [. . . ] car il faut de grands moyens financiers pour créer des outillages modernes de plus en plus dispendieux, entretenir des laboratoires avec les animaux indispensables, payer un personnel13 . » C’est la nature des moyens qui change d’échelle et impose une nouvelle organisation. Dans l’entre-deux-guerres, le gramme de radium se négocie entre 1 et 1,5 million de francs, et la curiethérapie à distance (télécuriethérapie) nécessite plusieurs grammes de ce radium. Les appareils de radiothérapie mis sur le marché par la maison Gaiffe, qui débitent 4 à 5 fois plus que l’appareil utilisé par Regaud avant la guerre, nécessitent, par unité, un investissement de 100 000 francs. Et il faut compter aussi avec les locaux, même si la consigne est de trouver dans les locaux existants, notamment à la faculté, les espaces nécessaires aux salles de préparation et à l’installation des machines. Avec la radiothérapie, le cancer annonce en quelque sorte l’arrivée dans le champ médical de la médecine de haute technologie, nécessitant des équipements lourds : la « big medicine » des anglo-saxons. La création 11 C. Regaud, « Quelques préceptes généraux déduits de l’état actuel de la thérapeutique anticancéreuse », Rapport présenté au nom de la Section de thérapeutique de la Commission du cancer, dans sa séance du 19 janvier 1923. 12 13
C. Regaud, « Les idées directrices de la lutte contre le cancer », LCC, 2, pp. 99-100, 1923.
R. Le Bret, Assemblée générale du 4 avril 1922, cité par P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 165.
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des centres anticancéreux consacre la radiothérapie comme discipline à égalité avec la chirurgie. Dorénavant, la santé publique se pense aussi en termes économiques et la notion de productivité n’est pas absente des préoccupations. Avant les grandes réformes qui suivront la Seconde Guerre mondiale, l’État devient acteur essentiel dans le champ sanitaire.
Combien de centres et pour quels malades ? À l’occasion du retour aux affaires du radical Justin Godart comme ministre chargé de la santé en juin 1924, dans le gouvernement issu du Cartel des Gauches, Regaud se voit confiée la délicate mission de la mise en œuvre des centres de traitement du cancer voulus pour les pouvoirs publics. Ses amitiés lyonnaises lui permettent de revenir aux affaires avec la nouvelle majorité de gauche. À peine deux années après son premier rapport, il impose le numerus clausus. Ses réticences se sont transformées en un verdict sans appel. La médecine scientifique qu’il défend doit trouver un appui institutionnel. Au-delà des structures existantes, seuls les centres de Nancy et d’Angers sont créés sur le territoire national. Regaud n’en démord pas malgré de nombreuses pressions politiques venant des régions non pourvues. « L’avis défavorable que j’exprime ne vise que les centres qu’on voudrait fonder par autorité, avec l’assistance financière et, par conséquent, sous la responsabilité de l’État14 . » Il s’oppose à la fois aux chirurgiens, qui ne manquent aucune occasion de se manifester et notamment de faire jouer leurs relais politiques, et à ces « néo-radiologues » hâtivement formés après la guerre et peu rompus à l’utilisation thérapeutique des radiations. Regaud n’agit pas par corporatisme, mais il estime indispensable, à la fois de limiter le nombre des installations et d’en confier les responsabilités à des spécialistes compétents dans le maniement des nouveaux agents thérapeutiques. Avec la télécuriethérapie, qui est opérationnelle dès 1925-1926 à la Fondation Curie, le regroupement des ressources et des compétences apparaît encore plus nécessaire. Ce sont les évolutions technologiques qui donneront raison à la clairvoyance de Regaud. Ainsi, un sérieux coup d’arrêt est donné à la reconnaissance par l’État de nouveaux centres anticancéreux : « A-t-on eu tort de créer les centres anticancéreux ? s’interroge Regaud, je crois seulement qu’on en a créé un trop grand nombre et qu’on les a multipliés trop vite15 . »
Ceci n’empêchera pas la multiplication de services pour malades cancéreux. Conscient à la fois des problèmes démographiques et des 14
C. Regaud, « Doit-on augmenter le nombre des centres de thérapeutique anticancéreuse ? », Rapport fait à la Commission du cancer, au ministère du Travail et de l’Hygiène dans sa séance du 4 avril 1925, reproduit dans LCC, 10, pp. 137-144, 1925. 15
Ibid., p. 143.
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problèmes économiques, Regaud renonce à conférer un monopole aux structures ayant obtenu le label de l’État. Il établit une ligne de démarcation entre les centres labellisés, qui feront ultérieurement l’objet de l’ordonnance de 1945 créant juridiquement les centres anticancéreux, et des services placés sous la responsabilité des autorités locales. En fait, sur le terrain, ces derniers entreront en concurrence avec les centres reconnus par l’État. Regaud n’est pas sans penser aux déséquilibres qui vont inévitablement s’instituer entre les structures bien équipées, capables d’offrir aux malades les traitements les plus modernes, et les structures à vocation locale où les malades ne bénéficieront peut-être pas des mêmes possibilités. Cette disparité éclatera au grand jour à la fin de l’entre-deux-guerres, et apparaîtra en grande partie dépendante des diversités provinciales16 . C’est tout l’enjeu du rôle indispensable de l’État et de l’inévitable déconcentration des initiatives au plus près des réalités locales. Au nom de la Commission du cancer de la Société des Nations, qui s’est saisie du problème des cancers cervico-utérins, Regaud insiste sur l’urgence qu’il y a de développer les consultations de dépistage, sur la nécessaire professionnalisation des compétences, seule garante d’un traitement correct en ce qui concerne la radiothérapie, et sur l’importance de standardiser les techniques utilisées et de proposer des règles en matière de présentation statistique des résultats qui seraient respectées par les différentes équipes participant à l’étude. Dans un premier temps trois institutions ont été choisies pour standardiser les techniques : le « Radiumhemmet » de Stockholm, l’université de Munich et l’Institut du radium de Paris17 . Dans un courrier adressé à Maurice Lentz à New York, Regaud insiste sur la nécessité de réunir au niveau international, « non pas des renseignements fournis par des réponses, confidentielles ou non, mais privées, à un questionnaire, mais des statistiques de résultats et des renseignements techniques détaillés, recueillis dans des publications et ayant par conséquent un caractère public »18 . Dans le même courrier, il insiste sur le fait que : « les résultats obtenus dans le traitement des cancers du col de l’utérus, par les petites institutions et par des médecins qui ne traitent qu’un petit nombre de cas, sont mauvais ». C’est pour lui, la conséquence du manque de pratique, de la méconnaissance des bonnes techniques et de « l’insuffisance des moyens de toutes sortes ». À la fin des années vingt, la France va s’engager dans un vaste programme social avec la mise en route des assurances sociales en 1928, les premières mesures de gratuité dans l’enseignement secondaire et la modernisation de ce que l’on appelle à l’époque « l’outillage national », 16 Pour une analyse plus complète de ces aspects on peut se référer à l’ouvrage de P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., pp. 201-230. 17 C. Regaud, Rapport soumis par la sous-commission chargée de l’étude de la radiothérapie des cancers à la Société des Nations, No C.H. 788, Hygiène III. 5, Genève, 1929. 18
Lettre de C. Regaud adressée à Lentz en mars 1937. Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud.
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modernisation dont va bénéficier le parc hospitalier, et en particulier l’installation du nouvel hôpital de la Fondation Curie et l’achèvement des travaux de l’Institut du cancer de Villejuif. Mais quels sont les malades qui seront accueillis dans ces centres mis en place par l’État avec des investissements importants ? Dans son rapport de 1922, Bergonié conçoit les futurs centres anticancéreux comme des « usines à guérir »19 . Il faut soigner les malades quand ils sont guérissables, c’est-à-dire les saisir dans la plénitude de leurs moyens. « C’est un père de famille, un ouvrier habile, un agriculteur encore solide, une femme quelque temps avant la ménopause. . . » écrit-t-il. Mais, à cette époque, beaucoup de malades sont encore diagnostiqués à un stade avancé de la maladie et se rangent dans la catégorie des incurables. Que fait-on alors de ces incurables, ceux qui n’ont plus de « valeur sociale » pour reprendre l’expression provocatrice utilisée par Bergonié ? Les préoccupations de l’époque sont, en premier lieu, de reconstruire un tissu social décimé par la guerre20 . Le thème de la « dépopulation » est au centre des préoccupations des classes dirigeantes.
Et les incurables ? Dans cette période de l’entre-deux-guerres, les malades cancéreux incurables continuent, pour l’Assistance publique de Paris, à relever de « dépôts ». Le vocable est évocateur. Lorsqu’il suggère que les indigents cancéreux incurables n’ont aucune « valeur sociale », Jean Alban Bergonié ne fait qu’exprimer crûment un point de vue largement partagé par l’élite médicale de son temps. « L’utilisation de catégories empruntées à l’économie pour classer et orienter les individus malades laisse apparaître un discours médical débarrassé de toute référence humaniste » écrit P. Pinell21 . Il ne manque pourtant pas certains esprits pour trouver à ces malades incurables une « utilité sociale », mais comme objets d’expérience, malgré la position de droit rappelée par l’Académie de médecine22 . Pourtant, avec les nouveaux moyens thérapeutiques, certains cancers considérés jusque là comme incurables peuvent régresser, voire guérir. La notion même de médecine scientifique contribue à « déconstruire, en pratique, la notion d’incurabilité23 ». En fonction des 19
J. Bergonié, « Comment doivent être organisés les centres régionaux de lutte contre le cancer », op. cit. 20
Avec les morts et les grands invalides, la population active de la France a perdu deux millions d’hommes. 21
P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 231.
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L’Académie de médecine a eu l’occasion de se prononcer sur ce point en considérant qu’une expérimentation, même utile aux avancées de la science, ne doit pas être pratiquée dès qu’elle peut s’avérer nuisible au malade ; primum non nocere reste le principe de droit. On sait toutefois, que cette position de droit s’est parfois accommodée d’une certaine dose d’utilitarisme, ceci jusqu’à une époque récente, et même en France où la loi de « protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales », dite loi Huriet, date de 1988. 23
P. Pinell, op. cit.
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innovations à venir, les limites de l’incurabilité ne peuvent plus être fixées à priori. À la Fondation Curie, ce critère n’est plus un facteur de sélection des patients. L’opposition curable/incurable se transforme en notion probabiliste de chances de guérison. C’est l’échec des traitements à visée curative qui définit, pour chaque malade, la phase ultime de l’évolution qui relève des soins palliatifs. Les limites ne sont plus fixées à priori, en fonction du critère d’opérabilité, mais sont susceptibles d’évoluer avec les progrès du savoir. Visionnaire, Regaud écrit dès 1920 : « Le progrès de demain, peut-être, dépossèdera la radiothérapie au profit des thérapeutiques chimiques ou biologiques. En cette matière, sans cesse changeante, la compénétration des disciplines est de plus en plus nécessaire24 . »
Mais, pour les malades qui échappent à toute action à visée curative, la position de Regaud ne diffère pas fondamentalement de celle de l’ensemble de la communauté médicale. Les médecins de la Fondation Curie pensent aussi que les malades incurables sortent de leur domaine d’intervention. Dans une conférence donnée aux infirmières de la Croix-Rouge, Regaud rend hommage au dévouement admirable des bénévoles : « Là où les âmes chrétiennes s’attachent à mériter pour ellesmêmes les récompenses divines, au prix de besognes répugnantes ; leurs mains pieuses et délicates pansent les ulcères ; leur charité embaume les souffrances des cancéreux dans la résignation25 . » Un peu plus tard, il précise : « À la plupart des humains, il faut les consolations de la religion, pour les aider à supporter une très longue agonie »26 . Pour lui, alors même que la maîtrise de nouveaux agents thérapeutiques commence à déplacer les limites de l’incurabilité au-delà de l’opérabilité, les institutions caritatives restent les mieux adaptées pour traiter le problème des incurables. Là où les spécialistes ne se sentent plus concernés, les militants de la Ligue contre le cancer identifient un problème social et se font les hérauts d’une médecine globale, assurant la totalité de la prise en charge. Ils refusent de dissocier médecine et charité27 . Ce sont les dames visiteuses de la « section assistance » de la Ligue qui se saisissent de cette question et en font un thème de préoccupation majeure. Ce bénévolat infirmier s’inscrit dans la suite logique de ce grand élan de solidarité qui avait mobilisé des milliers de femmes pendant la guerre. Une vingtaine en 1918, ces dames visiteuses sont plus de cent au début des années trente. Elles partagent leur temps entre les visites de malades à l’hôpital et leur suivi à domicile. À l’hôpital elles se comportent en véritables 24 C. Regaud, « Fondements rationnels, indications thérapeutiques et résultats généraux », op. cit. 25
C. Regaud, « Ce que toute personne instruite doit savoir sur le cancer », LCC, Paris, 1920.
26 C. Regaud, « Comment on peut concevoir actuellement l’organisation de la lutte contre le cancer », LCC Paris, 24, 225-242, 1929. 27
Ce projet d’une médecine « holistique » est toujours d’actualité.
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assistantes médicales, assistant aux consultations, mettant à jour le dossier médical. Lors du suivi à domicile, elles consignent des informations sur l’évolution de la maladie et l’environnement social des malades. Plusieurs dizaines de milliers de dossiers seront ainsi réunis au siège de l’association. L’activité de ces bénévoles les met directement en contact avec l’âpre réalité d’une misère vécue au quotidien. Le secrétaire général de la Ligue, Robert Le Bret, s’indigne et évoque la question dans ces termes lors de l’assemblée générale de 1922 : « Par quelle incroyable injustice sont-ils devenus de véritables parias ? [. . . ] Le cancéreux, qu’il soit inopérable ou qu’il soit guérissable, est un être qui souffre ; il a droit à des soins28 . » Les chantres de la Ligue, prônant une prise en charge globale, sont en opposition avec les responsables des « usines à guérir » qui répondent principalement à une logique curative. Même si la radiothérapie a reculé les limites de la curabilité, les médecins font valoir que l’accompagnement des mourants ne relève pas de leur compétence mais de celle d’institutions charitables. Le Bret récuse ce mode de fonctionnement : « C’est d’abord la notion d’incurable qu’il faudrait supprimer [. . . ] Pour le cancéreux, le médecin peut toujours quelque chose ». Il assigne à l’hôpital une mission de « prise en charge globale ». Il faut développer des structures de prise en charge qui permettent d’échapper à ces dépôts « où jamais ne peut luire l’espoir d’une guérison ». Mais, malgré quelques expériences privées et les maisons du Calvaire réservées aux femmes, les structures adaptées n’existent pas, et le discours des responsables de la Ligue ne trouve que bien peu d’écho, tant auprès des médecins que des pouvoirs publics. Entre le début et la fin de cet entre-deux-guerres, l’indignation éthique restera pratiquement sans effet29 . La question ne peut être résolue que si les hôpitaux publics acceptent de recevoir ces malades, quel que soit le stade de leur mal. Un couplage hôpital-asile peut représenter une solution et s’inspirer de l’exemple de l’hôpital Saint-Michel, clinique chirurgicale de statut privé, qui s’est annexé, depuis 1899, un « asile » pour recevoir les malades cancéreux incurables des deux sexes30 .
Médecine scientifique et éducation du public À la fin du XIXe siècle, la science a pénétré l’espace public. « La science est à la portée de tous » est devenu un slogan. Cette époque est parfois 28
Cité par P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 239.
29
Et pourtant, les Français ont bien été précurseurs en la matière, avec l’initiative rémoise de « l’hôpital pour cancérés » du chanoine Godinot, qui représente au XVIIIe siècle le véritable ancêtre des centres anticancéreux. Cette expérience, tombée dans l’oubli, n’est exhumée en ce début de XXe siècle que pour tenter de sauvegarder l’orgueil national.
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On parlerait maintenant d’hospitalisation de moyen séjour et de soins palliatifs. Ce sujet reste, à l’aube du troisième millénaire, d’une grande actualité sociétale et économique, avec l’allongement de la survie, le développement des traitements de la douleur et les progrès considérables effectués dans la prise en charge des soins palliatifs.
La lutte contre le cancer comme facteur de transformation sociale
présentée comme l’âge d’or de ce que l’on a appelé la vulgarisation scientifique. Le développement, en ce tournant de siècle, de la presse à grand tirage en témoigne. Mais, alors que l’on présente souvent les « savants » de l’époque comme des artistes en quête perpétuelle des secrets de la nature, l’évolution de la science au cours du XXe siècle va conduire les chercheurs à s’enfermer dans toujours plus d’abstraction. La rupture entre le savoir scientifique et l’opinion va s’installer. Dans la période de l’entre-deux-guerres, c’est la notion de médecine scientifique qui a modifié le rapport au public. Avec l’institutionnalisation et la promotion de la lutte contre le cancer après la Première Guerre mondiale, le problème va se déplacer. En même temps que les « usines à guérir » se mettent en place, apparaissent les problèmes d’éducation du public et la nécessaire organisation de campagnes de sensibilisation. C’est la mise en place de centres équipés de moyens modernes de traitement qui fait émerger, à la fois l’impérieuse nécessité et toute la difficulté d’une information du public tournée vers le diagnostic précoce. Ce thème est au centre du discours public et devient le pivot de la lutte contre le cancer. Le moment est favorable. Avec l’arrivée de nouveaux moyens thérapeutiques, l’espoir devient possible et le mot cancer est de moins en moins tabou. « On peut dire qu’un cancer accessible, diagnostiqué tout près de son début, est une maladie dont la médecine tient avec certitude la guérison », se permet d’écrire Regaud à l’adresse des médecins généralistes31 . « Le cancer est une maladie curable quand il est diagnostiqué de bonne heure et traité comme il convient », insistet-il lors d’une conférence destinée aux infirmières de la Croix-Rouge et éditée par la Ligue32 . Dépister tôt les cancers suppose, d’une part une « propagande inlassable auprès du public » et d’autre part « des moyens d’enseignement et de renseignement à l’usage des médecins ». Ainsi, dans cette période de l’entre-deux-guerres, public et médecins généralistes vont être la cible de ce que Pinell appelle « un travail incessant de manipulation symbolique visant à obtenir d’eux qu’ils se convertissent aux idées défendues par les promoteurs de la lutte contre le cancer et modifient en conséquence leur pratique dans un sens adéquat33 . » Le rôle du médecin généraliste paraît incontournable. Une campagne d’information est organisée dans la presse spécialisée, et une plaquette est éditée par la Ligue pour le persuader que « le cancer peur être guéri s’il est traité à son début. » Mais la formation des médecins ne suffit pas. Les malades viennent consulter trop tardivement. « Interrogeons dix ou vingt femmes qui se succèdent à chaque consultation sur la table d’examen gynécologique 31
C. Regaud, « Le rôle du médecin sans spécialité dans le diagnostic du cancer », LCC, Paris, 10, 112, 1925. 32
C. Regaud, « Ce que toute personne instruite devrait savoir sur la cancer », Ligue francoanglo-américaine contre le cancer, op. cit., p. 23.
33
P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 254.
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[. . . ] : plus de la moitié de ces femmes s’est montrée pour la première fois alors qu’aucune opération chirurgicale n’était déjà plus possible ; plus du tiers alors qu’aucun traitement radiumthérapique capable d’amener une rémission durable ne pouvait être entrepris ! Pourquoi ? » s’étonne Regaud devant l’assemblée générale de la Ligue34 . Est-ce la responsabilité des médecins généralistes ? Leur négligence ou l’insuffisance de leur formation ? Peut-être, mais, pour les nouveaux propagandistes de la lutte contre le cancer, c’est la négligence des malades qui apparaît comme la cause première car elle commande le moment où le médecin est consulté. Cette démarche est nouvelle par rapport à la conception des « hygiénistes » de l’époque. Les médecins généralistes ne restent pas sans réagir, notamment par la voie de leurs syndicats. Ils dénoncent tout ce que « la conférence-programme du Pr Regaud contient d’outrage immérité, de menaces pour le Corps médical, et quels dangers elle réserve aux malades eux-mêmes, condamnés à n’avoir plus confiance en personne jusqu’au jour où tous les cancers guériront dans des Instituts spéciaux35 . » Regaud répond : « Vous savez que le traitement du cancer ne me nourrit pas et que je le considère comme un problème scientifique ; vous ne serez pas surpris que j’accueille la protestation, dont l’idée a germé collectivement dans l’esprit de nos confrères, avec une sérénité parfaite36 . » Et Regaud insiste sur la nécessité de mettre en place une campagne active d’information. « Il faut instruire tout le monde » précise-t-il. L’action pédagogique entreprise doit être associée à la dénonciation vigoureuse des « charlatans », de ces colporteurs de faux espoirs. « Il est indispensable d’engager une guerre vigoureuse contre toutes les formes de charlatanisme qui font grand mal aux cancéreux ». Les charlatans de tous ordres exploitent les cancéreux en leur faisant miroiter de faux espoirs et en leur extorquant des « sommes parfois considérables », souligne-t-il. Chargé par la Commission du cancer d’un rapport sur l’éducation du public, Regaud sait bien que la tâche est rude : « Les moyens employés jusqu’ici, et dans quelle mesure ! sont fort honnêtes mais insuffisants. Je fais allusion aux affiches que la pluie détruit ou que d’autres affiches recouvrent, aux tracts que l’on met au panier. . . » dit-il dans l’allocution prononcée devant l’assemblée générale de la Ligue contre le cancer citée plus haut. Il insiste sur l’importance de mobiliser la presse et fustige au passage la presse généraliste, dont les feuilles contiennent de nombreuses allusions au cancer, non pas pour éduquer le public sur la nécessité d’un diagnostic précoce, mais pour faire la promotion des « charlatans ». Faisant allusion aux campagnes qui ont déjà été initiées avec un certain succès dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, l’Angleterre ou les États-Unis, il appelle à une mobilisation 34
Figure 13.4. Dans les années 1930, des potions au radium censées guérir toutes les maladies sont commercialisées aux États-Unis.
C. Regaud, Assemblée générale de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer, 19 avril 1921.
35
Lettre d’un médecin au Président de son syndicat, Archives de L’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud, correspondance année 1922. 36
Ibid.
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générale des sociétés savantes, des associations, de l’Académie, et autres « collectivités » considérées comme « conseillers naturels » de l’État, audelà de tout soupçon d’intérêt personnel. L’exemple des États-Unis mérite une place particulière. Le recours délibéré à la propagande a été introduit en France par la Fondation Rockefeller dans la lutte contre la tuberculose. La transposition de moyens de communication et de publicité en usage outre-Atlantique est rapide. L’American society for the control of cancer a été créée pour développer l’instruction du public et des médecins. La ligue s’est bâtie en s’inspirant de ses méthodes. C’est bien le public qu’il faut toucher, ce public « agent premier et essentiel de sa propre sauvegarde » comme le dit le secrétaire général de la Ligue37 et non pas seulement cette élite mondaine qui fait « l’opinion publique ». Robert Le Bret s’y emploie avec tout son talent d’avocat. Son but est d’atteindre, comme il le dit, « tous les milieux », et il ajoute : « toute œuvre est stérile si elle n’est pas comprise et soutenue par l’opinion publique38 . » Il ne s’agit plus seulement de chercher des relais pour faire pression sur les pouvoirs publics et gagner à sa cause les philanthropes. C’est à partir de 1926 que la campagne prend de l’ampleur. Dès 1925, Justin Godart a créé un Office National d’Hygiène Sociale (ONHS) pour assurer la liaison entre les pouvoirs publics et les œuvres privées. La Fondation Rockfeller y apporte son soutien financier. En 1926, la Ligue est associée dans une affiche-texte largement diffusée pour la première fois dans toutes les communes de France. La « propagande » s’intensifie, emprunte de plus en plus à la rhétorique guerrière et l’imagerie occupe une place de plus en plus importante. Le « crabe » s’inscrit parmi les « figures malfaisantes » qui menacent la société. En 1930, la Ligue organise avec le concours des pouvoirs publics la première semaine contre le cancer. « Le cancer, tuez-le dès le début. . . ». Cette affiche est déclinée sous forme de tracts, buvards et cartes postales39 . Articles de presse et causeries radiophoniques se succèdent. Certains dénoncent un risque de « cancrophobie ». Cette manifestation sera organisée chaque année jusqu’en 1937, puis elle deviendra internationale. L’Office national d’hygiène est supprimé en 1935, victime de la conjoncture politique et des difficultés économiques. Quelle est l’efficacité d’une telle campagne sur la population et notamment les couches populaires ? On peut s’interroger. La mortalité par cancer continue de s’accroître dans cette période de l’entre-deuxguerres. Effet d’optique, peut-être ? On peut en douter et évoquer, 37
P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 256.
38
Ibid., p. 258.
39
La manière dont les différentes compagnes d’affichage s’approprie les thèmes qui accompagnent l’évolution des représentations sociales du cancer au cours du XXe siècle, est bien analysée par Nathalie Huchette dans son mémoire de DEA : Le cancer dans l’espace public : une histoire de la propagande anticancéreuse en France, École des hautes études en sciences sociales – histoire et civilisations, Paris, 2002-2003 ; « Le cancer : menace de mort et/ou maladie ? Analyse historienne d’une représentation sociale du cancer en France d’après la propagande anticancéreuse (1900-1950) », Revue sociologie santé, no 22, juin 2005 (sous presse).
Figure 13.5. Tract et affiche destinées à accompagner une campagne associant la Ligue française contre le cancer et la Commission de propagande de l’Office national d’hygiène sociale de 1926. L’affiche est tirée à 100 000 exemplaires, et est largement diffusée dans l’ensemble des communes de France.
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Figure 13.6. Affiche de 1930 réalisée par la maison d’édition La Frégate pour la semaine du cancer organisée par la Ligue nationale et le ministère de la Santé. Le crabe symbolise le cancer et se retrouve dans les affiches qui ont servi de support aux grandes campagnes de propagande de l’entre-deux-guerres.
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comme le fait P. Pinell, les ratés de cette pédagogie de la crainte salutaire40 . Les chiffres disponibles sont discutables mais les témoignages convergent. Beaucoup de malades consultent encore alors qu’ils sont déjà au-delà de toute ressource thérapeutique, et la prise en charge des incurables reste très prégnante dans les préoccupations du secrétaire général de la Ligue. Son action militante se prolonge et se pérennise vers les diverses associations féminines, qui se retrouvent au sein du Comité central des Dames, vers les comités locaux de la Croix-Rouge et les écoles d’infirmières, qui intègrent la question du cancer dans leur programme de formation. Au cours des années trente, l’action de propagande va devenir plus pédagogique et changer de discours, notamment vis-à-vis des jeunes. Les grands médias prêtent leur concours. Les pouvoirs publics diffusent dans les écoles de la république des textes éducatifs ciblant à la fois les jeunes enfants et les plus grands. Une campagne d’ampleur nationale est lancée avec l’émission en 1938 d’un timbre « anticancéreux ». Le thème du diagnostic précoce se retrouve dans les affiches destinées à accompagner les campagnes de propagande. On va demander à chacun d’acquérir la capacité de repérer des manifestations considérées habituellement comme anodines et d’en faire des signes d’alerte d’un danger potentiel. C’est une nouvelle perception de son corps. Le « malade potentiel » devient acteur et principal garant de son capital santé. Dans cette nouvelle démarche, le sein, du fait de sa représentation symbolique forte, occupe déjà une place particulière, et les chirurgiens se proposent d’enseigner aux femmes « l’autopalpation du sein ». Comment faire en sorte que « la femme frivole et la femme pudique se métamorphosent en homo medicus, ce sujet idéal de la médecine capable de percevoir son corps comme un objet clinique41 . » Une véritable évolution des mentalités est ainsi engagée. Elle semble née avec la sensibilisation au problème du cancer, mais prendra toute son importance avec la place grandissante des maladies chroniques au cours du XXe siècle, et surtout de sa deuxième moitié.
40
Cité par P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., pp. 253-289.
41
Ibid., pp. 273-274.
Chapitre 14
Recherche et soins : continuité ou discontinuité ? « Les travailleurs des laboratoires de recherche creusent de larges et profondes tranchées. Des médecins s’y installent tôt ou tard, et trop souvent comme en des lieux anonymes qu’ils auraient conquis. Ils les aménagent, ils finissent souvent par s’y sentir tout à fait chez eux. C’est pourquoi ils s’étonnent parfois, et même s’offusquent, d’être obligés de les quitter lorsque les physiciens et les biologistes ont creusé sans tapage de nouvelles galeries susceptibles de fournir un meilleur accès vers l’ennemi. Les travailleurs des laboratoires de recherche n’ont pas, pour rehausser le prestige de leur œuvre, la lutte immédiate en faveur de l’Homme souffrant et menacé de mort. Mais ils ont en compensation la paix dans le travail, et des espoirs lointains1 . » Ainsi s’exprimait Regaud en 1923 avec une remarquable lucidité, et il ajoutait : « J’ai goûté au métier des uns et des autres ».
Ces quelques lignes n’ont rien perdu de leur actualité. On pourrait penser que l’écart qui semble s’être sournoisement installé entre les laboratoires de recherche et la médecine soignante date du développement rapide des sciences du vivant, qui a marqué les décennies de la seconde moitié du XXe siècle. En réalité, il n’en est rien. Ses racines sont plus profondes et sont probablement à chercher du côté des différences de culture et de métier. Chercheurs et soignants évoluent dans des mondes différents. Et si, au fil du temps, les comportements changent à tel point que les rapports sociaux peuvent s’en trouver parfois profondément modifiés, les cultures perdurent, enracinées dans l’inconscient collectif, et toujours prêtes à resurgir. Regaud avait pleinement conscience de ces différences qui éloignent ceux qui inventent la médecine de demain de ceux qui la mettent en pratique au quotidien. Mais il savait aussi qu’il y avait urgence, dans le pays de Claude Bernard et de Louis Pasteur, à jeter des passerelles entre ces deux mondes. Tout au long de son parcours, il sera animé par un idéal qu’il formulera un peu plus tard dans ces termes : 1
Notice sur les travaux scientifiques (1893-1923) publiés par Cl. Regaud, Paris, J.B. Baillière et fils, Paris, 1923, p. 22.
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« La Fondation Curie ambitionne de réaliser, dans le domaine des applications thérapeutiques des rayonnements, plus étroitement et plus complètement que cela n’avait été fait auparavant, la coopération – je dirais volontiers : la fusion – de la recherche scientifique avec la médecine pratique2 . »
Rêve ou réalité ? Fusion ou alliance de communautés qui obéissent à des finalités différentes ? Et comment réussir cet idéal ?
L’enjeu des « disciplines accessoires »
Figure 14.1. L’expérimentation sur des animaux de laboratoires est une priorité à l’Institut du radium.
Après la révolution clinique de la période post-révolutionnaire, dont l’École de Paris a été l’épicentre, l’hôpital a monopolisé la formation des médecins et imposé sa hiérarchie. Les sciences fondamentales se sont trouvées reléguées au rang des disciplines accessoires. Le titre d’« ancien interne des hôpitaux » est, depuis lors, la clé d’entrée dans l’élite professionnelle, et les titres universitaires se sont ajustés sur les titres hospitaliers3 . Sous l’influence croissante des physiologistes, issus de l’école de Claude Bernard, et de la révolution pasteurienne qui a investi l’ensemble du champ médical, la médecine de laboratoire a pris progressivement son essor vers la fin du XIXe siècle, mais les réformes amorcées en ce tournant de siècle n’ont pas remis en cause l’hégémonie de la clinique chirurgicale. La logique d’organisation des disciplines et le mode de reproduction des élites persisteront indemnes. En son temps, Regaud a bien perçu l’inadaptation du monde médical à l’évolution des savoirs. Il plaidera pour une transformation du système. En 1909, il manifeste son souhait de quitter sa position de professeur agrégé à la Faculté de médecine de Lyon pour se porter candidat auprès d’Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur. Il témoigne de son malaise : « Les ressources mises à notre disposition pour nos travaux de recherche sont lamentablement, ridiculement insuffisantes. [. . . ] Aussi, restant dans une faculté de médecine, je continuerai à souffrir de la médiocrité des moyens de travail. [. . . ] Je paie très cher les moyens de travail qui me sont fournis ; très cher, c’est-à-dire que je perds beaucoup de temps à une besogne pédagogique lourde et ingrate4 . » Il prend aussi conscience de la précarité de sa situation. Nommé agrégé pour neuf ans, il est officiellement en fonction encore pour une année, même si, comme il le dit, il a la certitude que la faculté de Lyon fera son possible pour lui « conserver sa situation après l’échéance ». 2
Notice sur les travaux scientifiques publiés de 1893-1935 par Cl. Regaud, Paris, 1936.
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Le Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’École normale supérieure et l’institut Pasteur jouissent à la marge de l’université d’un incontestable prestige et attirent les jeunes scientifiques. On peut noter que la plupart de ceux qui ont attaché leurs noms à des découvertes au XIXe siècle n’ont exercé aucune charge d’enseignement dans les facultés de médecine. C’est le cas en particulier de Claude Bernard, professeur au collège de France, et de Louis Pasteur, chimiste, agronome et physiologiste. 4
Lettre adressée à Émile Roux, cité par Jean Regaud, op. cit., pp. 60-61.
Recherche et soins : continuité ou discontinuité ?
Entre 1909 et 1913, il est chargé de la rédaction du Bulletin de l’Association des membres du corps enseignant des Facultés de médecine, dont il assure le secrétariat général et au sein de laquelle il prendra une part importante. Il devient président de la Société de agrégés de la Faculté de médecine de Lyon. En juin 1912, au banquet qui réunit les enseignants de sa faculté, Regaud déclare dans son discours d’accueil aux nouveaux nommés : « Plusieurs décennies viennent de s’écouler, pendant lesquelles la médecine n’a cessé d’être en gestation et de mettre au monde des découvertes. Contrastant avec l’activité de nos sciences, l’organisation de nos facultés est restée immuable. [. . . ] Vous souffrez de l’absurdité de votre statut [. . . ], vous trouvez excessif qu’on nous fasse passer, sans aucune transition, de l’état de simple agrégé où l’on est presque rien, à celui de professeur où l’on est presque tout5 . » Au cours de cette même allocution, il exprime son souhait de voir se réformer une institution universitaire dont il déplore l’immobilisme et la tendance à l’endormissement « au rythme de vieilles habitudes », de même que le conservatisme de ses « maîtres ». « C’est un fameux service qu’ils ont rendu aux facultés de médecine, par leurs violences, les quelques agités qui s’efforcent de mener la foule mécontente des praticiens ! Ah ! les bonnes et salutaires secousses ! Et que la crainte d’en recevoir de plus rudes préserve notre administration et nous d’une nouvelle torpeur ! » Il interpelle ainsi les plus jeunes et les appelle à la réforme : « Ne jamais se contenter d’un statu quo mauvais ou médiocre, toujours mieux faire et avec le seul souci de l’intérêt général et du bien public. » Comme secrétaire de l’Association des enseignants, il prend une posture offensive pour la réforme du statut des agrégés. Outre la pérennisation de la fonction, il souhaite une réelle valorisation des moyens de travail. Il propose l’instauration d’un stage après le concours et précise : « Ne confondons pas les intérêts de l’enseignement avec ceux des candidats, ni avec les commodités des chefs d’écoles6 . » Il s’accommoderait d’une « légère diminution des places offertes » pour peu que l’inégalité de position sociale entre fondamentalistes et cliniciens soit corrigée, et que les collègues, qui se consacrent entièrement à leur tâche universitaire, puissent bénéficier « d’un traitement qui soit suffisant pour leur assurer une vie digne et indépendante ». Les fondamentalistes sont des fonctionnaires mal rémunérés, longtemps maintenus dans une situation précaire, alors que les « grands patrons » cliniciens vivent confortablement de leur pratique privée tout en exerçant à temps très partiel dans leur service hospitalier. Dans la lettre citée plus haut, il renchérit : « . . . il règne dans nos facultés une inégalité de traitement qui réalise la plus redoutable – parce que la 5 Discours au banquet des professeurs et agrégés de la Faculté de médecine de Lyon, 8 juin 1912, Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud. 6
Cl. Regaud, « À propos de la réforme du statut des agrégés », Bull. de l’Association des membres du corps enseignant des facultés de médecine, no 11 du 30 juin 1912. Archives de l’Institut Curie – Fonds Claudius Regaud.
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moins apparente – des injustices : les mêmes émoluments sont donnés au praticien qui consacre accessoirement à l’enseignement une partie, plus ou moins petite, de son temps, et à l’homme qui ne sort pas de son laboratoire ». Nommé en février 1912 membre de la Commission supérieure de l’enseignement médical, il est le rapporteur de la sous-commission à l’agrégation. Le projet maintient le concours et institue un système d’attestations obligatoires « d’études complémentaires de sciences biologiques et pathologiques » avec validation de stages de laboratoires7 . Confronté à des critiques, il craint de devoir reculer devant ce qu’il appelle « la chimère de l’égalisation professionnelle » ; et il ajoute : « n’y aurait-il pas lieu de désespérer du perfectionnement de l’enseignement supérieur dans nos facultés de médecine ? [. . . ] Ne vaudrait-il pas mieux alors transporter hors de nos facultés de médecine les enseignements de sciences biologiques médicales, et les mettre ainsi hors d’atteinte des coups que voudraient leur porter des intérêts professionnels mal compris ». Avant la Première Guerre mondiale, cet idéal réformateur d’une articulation étroite de la clinique et des sciences fondamentales n’est partagé que par une petite fraction du corps universitaire. Après l’expérience éphémère du centre de Bouleuse, qui a un peu servi de « navire-école », Regaud inscrit cet idéal dans le collectif institutionnel qu’il met en place dans l’entre-deux-guerres avec la Fondation Curie, et en fait une des idées directrices de la création, en marge du système universitaire, des centres anti-cancéreux. Avec la radiothérapie, l’avènement de la haute technologie donne une actualité particulière à cette volonté de réforme. « L’association des connaissances nécessaires au traitement complet du cancer est peu commune. Elle ne peut résulter que d’un enseignement méthodique, procédant lui-même des recherches de laboratoire et de l’expérience clinique, précise-t-il ». Pour lui, les centres de recherche et d’enseignement « ayant comme objet principal le cancer » restent au centre du dispositif. L’expérience de la cancérologie paraît bien avoir précédé la grande réforme des centres hospitalo-universitaires qui ne prendra corps qu’après les bouleversements de la Deuxième Guerre mondiale8 .
Entre savoir et pouvoir Si la médecine est un savoir, elle est aussi une pratique, c’est-à-dire une façon d’agir. Elle est par nature interventionniste. Elle s’inscrit ainsi, 7
Rapport présenté à la Commission supérieure de l’enseignement médical (2e session 1912) au nom de la sous-commission de l’agrégation par Cl. Regaud, ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, Direction de l’enseignement supérieur.
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L’ordonnance de 1958 a créé en France les Centres hospitalo-universitaires et mis en place un corps d’enseignant – chercheurs ayant une triple mission de soins, d’enseignement et de recherche.
Recherche et soins : continuité ou discontinuité ?
dans le champ du pouvoir. Dans le domaine de la santé, le discours sur la connaissance n’est pas séparable de celui sur les techniques, c’est-àdire de celui de l’efficacité et de l’appropriation. Si l’historiographie de la médecine moderne nous apprend que l’innovation médicale est d’abord l’aboutissement d’une démarche scientifique cohérente, la rapidité avec laquelle le transfert se fait du laboratoire au lit du malade ne dépend pas seulement des progrès de la recherche. L’innovation toute fraîche ne s’impose pas en force. Nul ne peut s’extraire des déterminations de la société, de la multiplicité des situations et des événements. Revenons à Regaud. C’est avec l’épreuve de la guerre, que « ce provincial modeste dont la venue à Paris est passée inaperçue »9 se trouve soudainement projeté, comme collaborateur direct d’un homme d’État, dans un monde de médecins et de chirurgiens dont certains appartiennent à l’élite. Il apprend à les connaître. Il parle d’égal à égal avec eux. La situation de guerre tend à effacer les différences. À cette école, il comprend les enjeux du passage à l’acte. Le chercheur devient acteur dans le champ du pouvoir. Il achève de se muer en thérapeute et en organisateur social. Il a déjà, avant la guerre, traité des malades. Il connaît la résistance au changement d’un monde médical naturellement conservateur. Après la guerre, quand chacun aura retrouvé son milieu social naturel, il devra batailler avec cette élite qu’il a côtoyée pendant la guerre pour imposer la curiethérapie comme traitement de première intention du cancer du col de l’utérus. Pour lui, la médecine scientifique du cancer nécessite une transformation profonde des mentalités. Renonçant, non sans regrets, à ses recherches fondamentales, il s’investit totalement dans ce qu’il considère dorénavant comme son œuvre essentielle : faire de la symbiose de l’Institut du radium et de la Fondation Curie un modèle pour la réorganisation du champ sanitaire. Une articulation étroite entre recherche fondamentale et recherche clinique lui servira de base à l’élaboration de la nouvelle « clinique anticancéreuse » qu’il entend mettre en œuvre. En s’investissant dans le champ public, il ne rompt pas avec ses engagements. Il change seulement de registre.
Entre chercheur et soignant : le malentendu C’est probablement au cours du XIXe siècle que la fracture entre les hommes de laboratoire et les soignants s’est progressivement installée en France. On peut évoquer à son origine, la primauté d’une clinique souveraine à la française dans la hiérarchisation des disciplines, la relégation des sciences fondamentales au rang de disciplines accessoires dans la formation des médecins, ou la méfiance du monde médical visà-vis d’une médecine de laboratoire. Le XXe siècle n’a fait que creuser 9
A. Lacassagne, « L’œuvre de Regaud cancérologiste », op. cit., p. 106.
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Figure 14.2. Un coin du laboratoire Léonard Rosenthal dédié à l’étude expérimentale du cancer et au rôle des facteurs héréditaires dans la genèse des cancers de la souris (laboratoire créé en 1927 et confié à Mme le docteur Dobrovolskaïa-Zavadskaïa.
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l’écart entre le monde de la recherche et celui du soin, entre les progrès acquis au laboratoire et les attentes des malades, notamment dans le domaine du cancer. On dit volontiers que les mentalités en place tendent à freiner le changement, et il est de bon ton d’évoquer le conservatisme du monde médical. Encore faut-il savoir de quoi est fait ce conservatisme. La résistance au changement a probablement contribué à couper court à des aventures meurtrières, à une époque où les théories émises n’étaient pas corroborées avec toute la rigueur nécessaire. Au milieu du XIXe siècle, la résistance des praticiens à l’anesthésie naissante a tempéré l’ardeur de certains chirurgiens avant l’invention de l’asepsie. À l’époque de Pasteur, les réticences des hygiénistes ont contribué à récuser les excès du « panspermisme », et à faire émerger la microbiologie et l’immunologie modernes. Au début du XXe siècle, le peu d’intérêt porté en France à la génétique a peut-être épargné à ce pays certaines dérives eugéniques que d’autres ont connues10 . « L’hypothèse qui range toujours le mental du coté sombre de la résistance au progrès mérite en l’occurrence quelques retouches11 . » En réalité, chercheurs et soignants évoluent dans des environnements de contraintes très différentes. Ils n’ont pas la même notion du temps. Il n’y a rien de commun entre la gestion d’un service hospitalier et celle d’une animalerie. Les enjeux ne sont pas les mêmes, et il serait vain de ne pas en convenir. Ils peuvent même paraître contradictoires par certains côtés. Pour le soignant, la personne soignée ne peut être qu’une fin en soi, perçue dans la singularité subjective de sa souffrance physique et morale. En aucune façon elle ne peut devenir un moyen. Le chercheur s’inscrit, lui, dans une logique de découverte, de recherche permanente de connaissances nouvelles. L’audace fait partie de son univers familier. Animé par le désir de connaître, le chercheur tend à voir dans le malade un moyen. Regaud lui-même, profondément médecin et humaniste, ne s’y trompe pas quand il pense aux besoins de la recherche ; il écrit : « Bref, l’hôpital est pour nous, avant tout, un moyen » et il ajoute « . . . travaillant à résoudre scientifiquement des problèmes de thérapeutique et contraints de sérier les questions, nous choisissons nos malades dans le but de nous procurer les cas qui correspondent à nos préoccupations du moment12 . » En célébrant l’émergence, dans la France du début du XIXe siècle, de cette clinique porteuse d’un savoir de l’existence, Michel Foucault 10
La génétique est née en 1900 avec les mémoires de trois botanistes qui ont redécouvert certaines lois de Mendel sur l’hérédité. Après avoir étudié celles-ci sur les plantes et les animaux, on s’est vite aperçu qu’elles s’appliquaient aussi à l’homme, ce qui a ouvert la voie à un des grands débats du siècle, celui de l’« eugénisme », dont l’objectif a été repris par des politiques avec la promulgation de lois eugéniques aux États-Unis ainsi qu’au Danemark et en Suède. 11
Figure 14.3. Salle pour l’examen des malades dans le dispensaire de la Fondation Curie.
J. Léonard, « Histoire des sciences médicales et histoire des mentalités », dans Médecins, malades et société dans la France du XIXe siècle, Sciences en situation, Paris, 1992, pp. 244-246.
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C. Regaud, « Les sections radiophysiologiques et médicales de l’Institut du radium de l’Université de Paris : principes directeurs, organisation, fonctionnement », op. cit.
Recherche et soins : continuité ou discontinuité ?
souligne la fragilité du soigné : « Regarder pour savoir, montrer pour enseigner, n’est-ce pas violence muette, d’autant plus abusive quelle se fait sur un corps en souffrance qui demande à être apaisé, non manifesté ?13 . » Comment concilier l’exigence d’objectivité avec l’évidence que la souffrance se manifeste dans la subjectivité ? La culture médicale, forgée dans le concret du rapport au malade et à sa souffrance, ne peut que conduire le praticien à une certaine défiance vis-à-vis du dogmatisme des sciences apprises et de l’approche rationnelle de l’homme de laboratoire14 . Alors, comment peut s’opérer cet idéal de « fusion de la recherche scientifique avec la médecine pratique » que Regaud appelle de ses vœux ? Si les logiques du soignant et du chercheur peuvent apparaître différentes, elles sont aussi complémentaires puisqu’elles sont toutes deux tournées vers une même finalité, le mieux soigner. « Le développement harmonieux de la recherche suppose un continuum d’activités qui s’étend de la recherche fondamentale jusqu’aux programmes technologiques en passant par la recherche finalisée et appliquée. Ces différentes formes de recherche présentent des caractères spécifiques, écrit Pierre Joliot15 . » Le couplage entre laboratoire et activité thérapeutique, qui a permis à Regaud de fonder les bases d’un traitement rationnel du cancer, reste lié à une trajectoire singulière, la sienne, celle d’un passeur entre science et médecine. Modèle ou épiphénomène ? Le XXe siècle en a fourni d’autres exemples. En France, l’ordonnance de 1958, en assignant à l’élite hospitalo-universitaire une triple mission de soins, de recherche et d’enseignement, a permis l’introduction des sciences fondamentales et des groupes de recherche dans les enceintes hospitalières. De réforme en réforme, la formation des médecins, et notamment de l’élite hospitalo-universitaire, a intégré une meilleure initiation aux sciences de base. Même si elle n’a pas connu que des succès, la réforme était nécessaire. Mais n’a-t-elle pas aussi, du fait d’un respectable souci d’homogénéité des statuts, favorisé l’émergence de chimères, hybrides d’une science trop sommaire et d’une médecine déshumanisée, trop éloignée de la réalité souffrante ? La médecine soignante y a-t-elle gagné ? Certains peuvent en douter. Peut-être pourrait-on chercher une plus grande efficacité en favorisant les passerelles entre chercheurs et cliniciens, singulièrement le passage de l’activité de laboratoire à l’activité soignante. Il y a peut-être, dans la vie d’un médecin-chercheur, un temps pour chacune de ces activités. Regaud, successivement homme 13
M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, 1963, p. 84.
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Ce thème de la médecine d’observation, conçue comme une médecine humaniste de l’individu dans la tradition hippocratique, opposée à une médecine de la maladie, scientifique et déshumanisante, reste encore populaire à notre époque. Contrainte ou incompréhension ? 15
P. Joliot, La recherche passionnément, Éditions Odile Jacob, Paris, 2001.
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de laboratoire, puis thérapeute et organisateur, en a donné l’exemple. Une organisation séquentielle est sans doute préférable à la confusion des genres. Complémentaires dans leurs logiques, soignants et chercheurs partagent la même exigence de rigueur. Leur savoir repose sur la même base empirique. Le soignant a pour ambition de retenir du savoir scientifique ce qui est utile à la démarche de soin, de se démarquer des hypothèses non validées, et de rendre possible ce qui est souhaitable. Pour le chercheur, l’hypothèse est soumise à l’épreuve des faits et exposée à des tests capables de la réfuter. La pratique médicale ne constitue-t-elle pas en définitive, le véritable banc d’essai des hypothèses et des théories élaborées dans les laboratoires ? Mais, pour le soignant, la tâche est difficile. Captif d’une logique de justification vis-à-vis du malade qui lui fait confiance, il est toujours en quête de certitude ; il craint plus que tout l’incertitude ; il hésite à renoncer à des théories dont la « vérité » semble acquise, voire garantie par l’autorité médicale, alors qu’elles n’ont pas encore été soumises à l’épreuve des faits. Certaines d’entre elles ne pourront pourtant jamais l’être, notamment pour des raisons éthiques et, comme le dit Alain Froment dans un ouvrage de réflexion critique sur le développement biomédical contemporain, « l’impossibilité pratique de les réfuter [. . . ] en accroît la prégnance publique puisqu’elle rend l’hypothèse indestructible16 . » Pour se soustraire, à la fois à la tentation du dogmatisme, et à l’arbitraire de ses convictions, le soignant doit donner une forme objective à son action. Seule une démarche critique consciente peut lui permettre de se tenir à l’écart de toute valorisation abusive de la connaissance scientifique et de l’exploitation, au profit d’intérêts particuliers, notamment industriels, d’un vide de connaissance. En somme, il ne faut pas que la volonté de fusion des mondes de la recherche et de la pratique clinique tourne à la confusion, voire à un consensus d’apparence qui ne serait, comme c’est trop souvent le cas, qu’une coalition hétéroclite d’opinions autour d’une ambiguïté. Mais, pour sortir de la séparation, voire de la concurrence, il importe que chacun, dans un respect mutuel, soit capable d’intégrer la logique de l’autre. Ce n’est que dans le respect des uns et des autres que peut naître la médiation. Chercheurs et soignants ont partie liée. Leurs logiques sont complémentaires et la raison critique les réunit. La nouvelle partition du grand livre des sciences de la vie sera une œuvre collective ou ne sera pas. Marie Curie et Regaud intègrent complètement cette dimension essentielle du travail en équipe autour d’une mission commune. Leur esprit scientifique, et le culte qu’ils vouent à la raison, ne peuvent se déployer que dans l’universel. Pour eux, le « savant » est un « savant collectif ».
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A. Froment, Médecine scientifique, médecine soignante, Éditions des archives contemporaines, Paris, 2001, p. 36.
Conclusion Analyser le passé, c’est aussi porter un autre regard sur le présent et peut-être, nous aider à imaginer l’avenir. Les découvertes de la fin du XIXe siècle, touchant aux atomes, à leur structure, à leur énergie libérée sous forme de rayonnements, ébranlèrent profondément les connaissances acquises au cours des siècles précédents. Dès lors, le monde de la science va connaître un véritable séisme qui brisera les frontières de la chimie et de la physique, et donnera un élan sans précédent à la biologie et à la médecine. Il y a peu de moments dans l’histoire de l’humanité où, dans une si courte période de temps, toute une cascade de découvertes scientifiques, basées sur des résultats expérimentaux pour la plupart inattendus, a été capable d’un tel bouleversement. Les noms de Röntgen, Becquerel, Perrin, Pierre et Marie Curie, Rutherford, évoquent ces nouveaux acquis expérimentaux, alors que ceux de Lorentz, Planck, Langevin et Einstein, sont associés aux développements théoriques. Marie Curie fut celle qui montra que le phénomène énigmatique découvert par Becquerel, qu’elle qualifia de radioactivité, renvoyait à l’uranium comme élément, ouvrant la voie à l’aventure qui conduisit de l’élément à l’atome. Quelques années plus tard, à Montréal, Rutherford et Soddy montraient que la radioactivité traduisait l’instabilité des noyaux de certains types d’atome. Ordre et stabilité étaient remis en cause, et l’histoire de la radioactivité donnait réalité au vieux rêve des alchimistes, la transmutation, la transformation des éléments les uns dans les autres. En donnant accès à la structure microscopique de la matière et aux forces qui s’y manifestent, ces découvertes auront des conséquences qui se feront sentir jusqu’à nos jours dans tous les domaines, de la physique aux sciences du vivant. Ainsi, très tôt, elles vont susciter l’intérêt d’un monde médical toujours prêt à s’enthousiasmer pour des applications diagnostiques et thérapeutiques. Si ces rayonnements sont capables de brûler la peau et de faire tomber les cheveux, ils doivent pouvoir guérir certaines maladies de la peau. Avec des installations bricolées, les pionniers vont se lancer dans une véritable aventure, au cours de laquelle il apparaîtra plus urgent de montrer l’efficacité potentielle de ces nouveaux rayons que d’en comprendre le mode d’action. De plus, l’extraordinaire audience qu’ont connue les découvertes de ce tournant de siècle encourage la « science spectacle ». L’heure est à l’empirisme et aux tâtonnements. Il faut dire qu’à cette époque, on ne sait encore rien de la nature de ces rayons et on est bien loin d’en maîtriser les effets. On doit beaucoup à ces défricheurs qui, à Vienne, Hambourg, Londres, Paris ou Chicago, n’ont pas attendu de comprendre pour agir. Nombre d’entre eux figureront sur la stèle du mémorial de Hambourg qui sera érigé plus tard, à la mémoire des victimes de la radiologie. C’est pour retracer cette histoire que nous avons écrit ce livre. Nous y retrouvons les bouleversements sociaux et culturels de cette première moitié du XXe siècle, l’irruption brutale de nouvelles connaissances et leur traduction laborieuse en progrès pour les malades, la rupture de la guerre qui va projeter les protagonistes au-devant de la scène, et l’alliance prodigieusement efficace entre une démarche humaniste de la science et une approche scientifique de la médecine. Il appartient à Marie Curie, humaniste et profondément convaincue du rôle social de la science, d’avoir mis à la disposition des biologistes et des médecins le précieux, rare et coûteux radium dont elle s’était constitué un véritable trésor de guerre. Il revient à Claudius
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Regaud, biologiste et médecin, d’avoir compris tout le parti que l’on pouvait en tirer en bio-médecine. Leur alliance s’est concrétisée dans la création de l’Institut du radium puis de la Fondation Curie, qui marqueront l’histoire de la cancérologie de la première moitié du XXe siècle. Dans cette aventure, ce sont des hommes de laboratoire, biologistes et médecins, qui jetteront les premières bases biologiques d’une utilisation rationnelle de ces rayonnements en médecine. Parmi eux, Regaud, occupe une place particulière. L’histologie est son domaine et le microscope son outil d’investigation. Les radiations ionisantes deviennent, entre ses mains, un véritable bistouri cellulaire au service de la compréhension des phénomènes du vivant. Connaissant mieux que quiconque l’histophysiologie de la glande génitale mâle, il a l’intuition de faire un parallélisme entre la production continue des spermatozoïdes chez les mammifères et la croissance non contrôlée des tumeurs malignes. Très vite il associe stérilisation de la lignée germinale par les rayonnements et traitement rationnel du cancer. Trop souvent resté dans l’ombre de Marie Curie, il a été oublié des historiographes. Pourtant, passeur de savoir entre science, médecine et société, il a été un interprète remarquablement efficace des découvertes de son temps. Homme de laboratoire et médecin, il fut successivement un pionnier d’une science émergente, la radiobiologie cellulaire, le thérapeute qui a jeté les bases de la radiothérapie comme traitement rationnel du cancer, et le promoteur d’un modèle d’organisation de la cancérologie qui a servi de matrice pour la création des centres anticancéreux et influencé l’organisation sanitaire dans la France de l’entre-deux guerres. Promoteur infatigable d’une médecine scientifique, pour reprendre un vocable qui lui tenait à cœur, « Regaud, puis ultérieurement Lacassagne, marqueront de leur empreinte les développements de la cancérologie française » écrit Patrice Pinell dans l’ouvrage qui, en retraçant l’histoire de la lutte contre le cancer entre 1890 et 1940, met en valeur la trajectoire de l’homme face aux enjeux de son époque17 . Son modèle, intégrant le biologique et le médical, était en phase avec l’héritage pasteurien, mais ne trouvera sa pleine expression que dans les nouveaux paradigmes des sciences du vivant qui émergeront au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. De ce parcours, nous retiendrons d’abord le rôle privilégié d’une démarche cohérente. Arrêtons-nous quelques instants sur cette notion. Intuition, audace dans les hypothèses, primauté de l’expérimentation et de la mise à l’épreuve des faits, exigence de rigueur et de clarté, partage des savoirs et des techniques, fondent la démarche de Claudius Regaud. Comme Marie Curie, Regaud avait horreur de l’à peu près, et c’est probablement ce souci extrême de précision et d’exactitude qui fera la solidité de ce qu’il a laissé. Le classement rationnel de ses observations l’a amené à identifier la cellule souche comme l’angle d’attaque électif des radiations et un trouble du développement cellulaire comme principe de compréhension du phénomène cancéreux. Parallèlement le cancer a investi le débat de société. Les progrès de la chirurgie post-pasteurienne en a fait une maladie potentiellement curable quand il est reconnu tôt, et l’irruption des rayonnements ionisants dans l’arsenal thérapeutique va tendre à repousser les limites de cette curabilité. Symbole de cet espoir, l’Institut du radium de Paris est né de la volonté conjointe de l’Institut Pasteur et de l’Université de Paris. Construit en marge du monde académique, il représente la jonction de deux projets, celui d’un laboratoire de référence international dans le domaine de la radioactivité, et celui d’un espace de recherche sur les effets biologiques et les applications médicales des radiations. La prise de conscience collective d’un besoin social en matière de santé publique a pris corps à l’occasion des bouleversements sociaux de la Première Guerre mondiale. Le cancer, érigé en « fléau des temps modernes », est devenu un vecteur de modernisation du champ médical18 . C’est de cette alchimie complexe, entre l’émergence de nouvelles connaissances, le croisement d’itinéraires différents comme ceux de Marie Curie et de Regaud, et la prise de conscience d’un besoin social, que s’est construite une innovation capitale dans le traitement du cancer, la radiothérapie. Autorité de la 17
P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., p. 107.
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P. Pinell, Naissance d’un fléau, op. cit., pp. 291-323.
Conclusion
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science, idéologie du progrès, réflexes identitaires et recherche de nouveaux repères à l’issue d’un conflit qui a secoué la société, en sont les principaux ingrédients. Avec la notion de médecine scientifique, la représentation sociale du cancer a changé, et les frontières de l’incurabilité se sont déplacées. Plus que dans d’autres domaines médicaux, le besoin d’équipements lourds et coûteux, la nécessité de regrouper des compétences issues d’horizons différents, vont amener à repenser l’organisation sanitaire. La pluridisciplinarité, l’exercice à plein temps des médecins et des chercheurs, deviennent des principes incontournables. L’implication du malade potentiel comme partenaire dans la démarche de diagnostic précoce et de prévention suppose un autre rapport du « public » à la maladie. De ces mouvements qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, parcourent une Europe bouleversée, il résultera une transformation profonde des mentalités qui ne trouvera son plein effet que dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec le développement des maladies chroniques liées à l’âge. À l’aube du troisième millénaire, le domaine des sciences du vivant vit une véritable révolution. Bien entendu, les thérapeutiques du cancer sont mieux comprises, plus rationnelles, mieux intégrées dans le cadre de stratégies pluridisciplinaires. Le concept d’une démarche basée sur des niveaux de preuves s’est imposé à la communauté cancérologique. Une meilleure culture biologique des cliniciens, une sensibilisation des chercheurs à la problématique médicale, un renforcement des lieux d’échanges et le respect mutuel des uns et des autres, permettent, dans une certaine mesure, de dépasser les conservatismes naturels. Mais, au-delà des changements apparents de comportements, les différences de cultures et les hiérarchies sociales perdurent, enracinées dans l’inconscient collectif, et la fracture entre chercheurs et cliniciens n’a pas disparu. L’émergence d’un nouveau domaine de savoir a toujours tendance à s’accompagner de réflexes identitaires, de mécanisme d’exclusion, d’identification ou de territorialité. La complexité croissante des techniques mises en œuvre encourage les cloisonnements, chacun ayant tendance à s’enfermer toujours davantage dans son domaine de compétence. La défense des « prés carrés » continue d’hypothéquer la réforme, pourtant nécessaire, des institutions de recherche et de notre système de santé. Les principes formulés par Regaud il y a près d’un siècle pour mieux assumer ce continuum entre la recherche et les soins, cette « fusion de la recherche scientifique et de la médecine pratique » qu’il appelait de ses vœux, méritent bien ici d’être rappelés. Ils sont toujours d’actualité : Reconnaître la primauté de la recherche fondamentale. Il n’y a pas d’avancée significative en médecine sans une recherche fondamentale forte. C’est dans les sciences de base que la médecine trouve sa principale source de progrès. Savoir concilier la nécessaire parcellisation des tâches et le partage des savoirs. La connaissance se développe de plus en plus à la frontière des disciplines. Interdisciplinarité, « compénétration » des disciplines comme le disait Regaud, travail en équipe et prise en compte de la dimension collective de l’investigation scientifique, sont désormais devenus incontournables. Il faut décloisonner, ce qui ne veut pas dire gommer les différences, mais au contraire, savoir intégrer la logique de l’autre. Car il y aura toujours un autre. La médiation passe par le respect des uns et des autres, et le partage d’objectifs communs. Maîtriser les développements techniques. On parle actuellement de « big science » ou de « technomédecine ». Regaud disait déjà : « Il faut à la science des usines ». La science ne se résume pas à une démarche de connaissance mais comporte une dimension sociale, celle d’agir sur le monde pour le maîtriser. La science est devenue « technoscience ». L’explosion des sciences du vivant nécessite, plus que jamais, le développement conjoint d’outils d’investigation biologique et d’analyse bio-informatique et statistique, d’une puissance inégalée. Toutefois, la puissance des moyens ne doit pas devenir un leurre et se confondre avec la finalité. Le danger n’est pas dans le « tout scientifique » mais dans le « tout technique ». Il faut, bien sûr, se garder de tout dogmatisme et de toute prétention normative, laisser toute leur place aux faits fortuits, aux initiatives inattendues. L’heureuse surprise est toujours possible. Mais il y a peu de chances de voir émerger la signification cachée de faits disjoints dont on ne saisit pas le sens élémentaire. Comme du temps de Regaud où l’irruption des agents physiques dans le champ de la thérapeutique a bouleversé la paysage médical,
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la force d’une idée, la valeur d’un concept, la cohérence d’un raisonnement, paraissent encore les meilleurs garants d’une recherche de transfert réussie. Enfin, il faut non seulement savoir faire mais aussi faire savoir. La nécessaire éducation du public préoccupait déjà Regaud et, avec lui, les hérauts d’une nouvelle démarche en santé publique, rassemblés au sein de la Ligue, d’abord franco-anglo-américaine puis française, contre le cancer : « Il faut instruire tout le monde » disait Regaud. C’est le meilleur rempart contre tous les « fabricants de faux espoirs » et les promoteurs d’une technoscience plus préoccupée de profits que du bien-être des populations. En ce début de XXIe siècle, les médecins se trouvent devant une nouvelle page blanche à écrire. Le décryptage du génome, les découvertes dans le domaine de la signalisation cellulaire, et une connaissance de plus en plus précise de la plasticité du vivant, devraient ouvrir la voie à une approche biomédicale rationnelle davantage ciblée et des cancers mieux compris dans leur diversité. Mais le défi à relever reste d’une grande ampleur. Bien qu’un nombre important de gènes impliqués dans la transformation cancéreuse aient été identifiés, le modèle théorique intégré reste pour l’instant difficilement accessible. Il faut à la science beaucoup d’humilité. Tout est conjoncture et approximation de la vérité, et le transfert des acquis de la recherche vers l’application médicale s’avère de plus en plus long et difficile. Dans ces conditions, vouloir déterminer les voies les plus prometteuses de la recherche reste une gageure. Définir les caractéristiques individuelles de chaque tumeur et de son environnement, comme nous y invitent actuellement les explorateurs du vivant, devrait permettre d’améliorer la réponse aux traitements et d’identifier de nouvelles cibles. Mais au-delà de cette diversité, certaines connaissances récemment acquises laisseraient penser que la caractérisation et l’identification d’une signature moléculaire des « cellules souches » pourraient permettre de retrouver un dénominateur commun à certaines tumeurs. Par leur pouvoir de copier et de reproduire les cellules cancéreuses, ces cellules sont responsables, comme a su le montrer Regaud avec son microscope grossissant quelques centaines de fois, de la croissance indéfinie des cancers. À ce titre, elles restent un objet de recherche et une cible potentielle pour de futurs traitements.
POST-FACE
Face au cancer : l’Union d’un centre de recherche et d’un hôpital Professeur C. Huriet Président de l’Institut Curie
Oserais-je le dire ? Lorsque que j’ai accédé à la présidence de l’Institut Curie début 2002, je connaissais à peine le nom de Claudius Regaud. Les professeurs Camilleri et Coursaget me l’ont pardonné depuis et je leur en sais gré ! Je les remercie davantage encore d’avoir accompli, en rédigeant cet ouvrage en hommage au professeur Regaud, une œuvre de justice afin de lui donner, aux côtés de Marie Curie, la place qui lui revient dans l’histoire de la Fondation Curie et de la science française. Avant de quitter les fonctions de directeur de la section médicale de l’Institut Curie qu’il avait exercées durant treize années, Jean-Pierre Camilleri, lointain successeur de Regaud, a souhaité le faire mieux connaître d’autant que quelques mois plus tard, en 2003, la commémoration du centenaire de l’attribution du prix Nobel à Marie Curie risquait de le maintenir durablement dans l’ombre de la première femme « nobélisée ». Quant à Jean Coursaget qui a présidé l’Institut de 1981 à 1985, c’est au titre de représentant de la famille Regaud qu’il siège au conseil d’administration de l’Institut Curie et ce, en vertu des dispositions statutaires qui accordent un siège permanent aux représentants des personnes physiques ou morales ayant créé en 1920 la Fondation Pierre Curie dénommée ensuite Fondation Curie. Ainsi, « héritiers » l’un et l’autre de Claudius Regaud, désireux de remplir « leur devoir de mémoire » comme on dit maintenant, ils se sont mis au travail découvrant avec passion et exploitant avec minutie les archives de l’Institut du radium et de la fondation Curie, le fonds Claudius Regaud, le fonds Curie conservé à la Bibliothèque Nationale et de nombreuses archives, entre autres, celles de l’Institut Pasteur, dont Émile Roux qui le dirigeait à l’époque a joué un rôle décisif dans la rencontre entre Marie Curie et Claudius Regaud et dans la création de l’Institut du radium puis de la Fondation. Outre le fait qu’il constitue une œuvre princeps, l’ouvrage des professeurs Camilleri et Coursaget inspire aux lecteurs, par la richesse des informations qu’il contient, par la pertinence et la profondeur de leurs commentaires, au moins trois grands sujets de réflexion qui portent sur « l’histoire d’un couple improbable », sur la fécondité d’une œuvre, en bien des domaines, prophétique, et sur le devoir impérieux de ceux qui en sont les continuateurs de la faire prospérer. Rien ne pouvait laisser prévoir que les chemins respectifs de Marie Curie et de Claudius Regaud, si éloignés l’un de l’autre à leur origine, se rencontreraient. À juste titre cependant, les auteurs font ressortir quelques points communs : ainsi, un abord froid et un peu sévère, « l’éducation qu’ils ont reçue, leurs exceptionnelles qualités morales et intellectuelles, leur
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foi dans la science et une conscience nationale très marquée ». Ils citent en outre des traits communs de caractères : curiosité et indépendance d’esprit, prémonition, énergie, volonté hors du commun, souci de précision.... Si l’on peut parler à leur sujet de « rencontre providentielle, nul doute que l’homme providentiel fut bien Émile Roux. C’est lui en effet qui a présidé à « l’alliance historique de deux destins exceptionnels » dont le premier signe visible a été la création de l’Institut du radium et de ses deux sections : études physicochimiques des radio-éléments d’une part, applications biologiques et médicales d’autre part. Comme le traduisent bien les auteurs, il s’agissait plus profondément « de l’alliance d’une science humaniste et d’une médecine scientifique ». Les effets et les résultats d’une telle alliance allaient être d’une ampleur considérable et ils se font encore sentir aujourd’hui. Au-delà des découvertes et de leurs conséquences, c’est une conception qu’on peut considérer comme révolutionnaire de la recherche et de ses applications que Marie Curie et Claudius Regaud ont fait apparaître : passage de l’empirisme à la démarche raisonnée consistant à définir sur des bases biologiques expérimentales solides la radiothérapie des cancers, évolution d’une histologie descriptive à une science physiologique, chimique, expérimentale, importance de l’analyse des échecs, rôle social de la science, pluridisciplinarité, interdisciplinarité, travail en équipe, fusion entre médecine clinique et médecine de laboratoire, sans oublier la nécessité d’une action déterminée auprès des pouvoirs publics pour obtenir de meilleures conditions matérielles pour la recherche scientifique, etc. Dans le cadre de l’Institut du radium et de la Fondation Curie, Claudius Regaud souligne l’importance d’un choix de traitement concerté pour chaque malade après examen en commun par les chirurgiens et les radiothérapeutes voire même le médecin de famille. La collaboration entre Marie Curie et Claudius Regaud est très étroite. En témoigne ce qu’écrit Ève, la fille aînée de Marie : « Madame Curie ne prend aucune part aux travaux de biologie et de médecine, mais elle suit avec passion leur progrès. Elle s’entend admirablement avec le professeur Regaud, collègue d’élite, haute conscience, homme d’un désintéressement absolu ». Dans le même esprit, dès décembre 1918 au sortir de la guerre, Marie Curie et Claudius Regaud proposent au conseil d’administration de l’Institut du radium un projet global de développement pour l’Institut, avec création d’un pôle d’activité dédié à la recherche en radiophysiologie et aux applications thérapeutiques. Toutes ces réalisations innovantes valurent à leurs auteurs une notoriété et une reconnaissance mondiales. Marie Curie devient « la cheville ouvrière » d’une coopération internationale à travers l’accueil de boursiers et de stagiaires étrangers et des tournées de conférences auxquelles les qualités d’enseignant de Claudius Regaud assurent le succès. « Peut-être sommes-nous mieux connus et mieux jugés à l’étranger que dans notre propre pays » conclut-il ! L’œuvre immense qu’ont réalisée Marie Curie et Claudius Regaud est fondée sur des valeurs humanistes, sur une capacité exceptionnelle d’imaginer l’avenir, sur la conviction que les mentalités, les comportements et les structures devaient nécessairement évoluer sous peine d’enfreindre ou de retarder les effets bénéfiques attendus des découvertes et du progrès des connaissances pour l’humanité. Tout cela constitue l’héritage que « la Fondation Curie », dans la 85e année de son existence, doit faire fructifier. Ce que nous appelons « le modèle Curie » est illustré par la structure de la Fondation qui réunit, conformément à ses statuts, sur un même site un centre de recherche et un hôpital assurant un « continuum recherche – soins innovants » afin que les malades atteints de cancer bénéficient dans les meilleures conditions possibles de sécurité, de qualité et de délai, des progrès dans la compréhension des mécanismes du cancer et des nouveaux espoirs thérapeutiques. La multidisciplinarité, la transdisciplinarité, le dialogue permanent entre chercheurs et soignants, le « programme personnalisé de soins » font partie de cet héritage. Les projets et les réalisations en cours s’y intègrent eux aussi. Deux exemples en témoignent. La création d’un pôle de génétique et de biologie du développement confirme la prémonition de Claudius Regaud qui écrivait en 1923 : « La cancérisation d’un tissu se manifeste par le dérèglement de l’harmonie du
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développement cellulaire » ; il évoque « des mutations, résultant d’une altération accidentelle du mécanisme de la multiplication et de l’hérédité cellulaire ». Le transfert de la recherche et le développement pré-clinique auxquels nous consacrons depuis peu des moyens importants, le développement du « temps protégé » qui permet à des médecins et des soignants de « travailler avec » les chercheurs et le rayonnement international de l’Institut auraient pleinement satisfait ses fondateurs. Ainsi, tout ce que Jean-Pierre Camilleri et Jean Coursaget nous ont appris de la passionnante histoire de la Fondation Curie constitue pour nous un enrichissement et renforce notre détermination à poursuivre les actions engagées, voici près d’un siècle, par Marie Curie et Claudius Regaud.
Glossaire ADN (acide désoxyribonucléique) : L’ADN est une structure complexe, formée d’une séquence linéaire de bases azotées appelées nucléosides, située en majeure partie dans le noyau, et contenant l’information génétique pour la fabrication des molécules nécessaires au fonctionnement cellulaire. Deux brins portant la même information mais orientés en sens inverse sont associés dans une structure en double hélice découverte par Watson et Crick en 1950. Anatomie pathologique : L’anatomie pathologique se propose d’étudier de façon scientifique les lésions, c’est-à-dire les variations de structure et de fonction des organes et des tissus, qui caractérisent les maladies ainsi que leurs causes. Elle se situe au carrefour des méthodes d’investigation microscopiques, biochimiques, immunologiques et génétiques. Angiogenèse : L’angiogenèse est la formation de nouveaux vaisseaux à partir de vaisseaux préexistants. Ce phénomène, qui se développe au contact des cancers, est actuellement mieux connu du fait de l’identification de gènes codant pour des facteurs de croissance impliqués dans le processus. Il fera l’objet de nombreux travaux et représente maintenant une cible potentielle pour de nouvelles actions thérapeutiques. Aplasie : C’est l’appauvrissement de la moelle osseuse qui conduit à la diminution, voire le tarissement, des globules sanguins qu’elle cesse de fabriquer. Azoospermie : Absence de spermatozoïdes dans le sperme. Biopsie : La biopsie est un prélèvement de tissus vivants, le mot désignant à la fois l’acte et son produit. On peut obtenir des échantillons de tissus humains de diverses régions de l’organisme par des techniques rapides et, dans l’ensemble, inoffensives (prélèvements au bistouri de tissus superficiels, ponction des organes pleins, prélèvements à la pince au cours d’endoscopie du tube digestif ou des cavités). Carcinome : Cancer développé à partir d’un tissu épithélial. On distingue les carcinomes épidermoïdes développés à partir de la peau, ceux des voies aéro-digestives supérieures ou du col de l’utérus, et les adénocarcinomes développés à partir des glandes du tube digestif, du sein, de la prostate ou de l’endomètre. Chromatine : La chromatine est visible au microscope au sein du noyau de la cellule, sous forme de structures plus ou moins condensées qui se colorent fortement avec les colorants basiques d’aniline. Elle est composée d’ADN et de protéines, les unes alcalines de faible poids moléculaire, les autres acides et de haut poids moléculaire. On connaît maintenant l’importance de la topologie du matériel génétique et des protéines associées présentes dans la chromatine. Nous savons aussi que la cellule est pourvue de systèmes de réparation très puissants et que des enzymes de reconnaissance scrutent constamment notre matériel génétique pour en vérifier l’intégrité. Ces systèmes de réparation ont été identifiés et de nombreux gènes sont à ce jour clonés. C’est la persistance de lésions irréparables qui déclenche l’élimination de la cellule ou la mutation.
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Chromosome : L’ADN s’individualise en chromosomes au cours de la division cellulaire. Le génome humain est constitué de 23 paires de chromosomes, support de l’information génétique. Colpostat : Le colpostat est un dispositif proposé dès 1920 par Regaud et son équipe et comportant des cylindres en liège bloqués par un ressort dans les culs de sacs latéraux du vagin, associé à une sonde intrautérine en caoutchouc, destinée à amener des tubes de radium convenablement enveloppés au contact de la lésion. La technique sera utilisée dans le monde entier, où elle entrera en concurrence avec les dispositifs proposés par les écoles de Munich, Stockholm ou Manchester. Développement : Le développement est caractérisé par la capacité de division et de reproduction des cellules. Dose : En radiothérapie, la dose exprime la quantité d’énergie absorbée par les tissus vivants soumis à une irradiation. La dosimétrie représente l’ensemble des opérations qui permettent de connaître sa répartition dans le corps, les différents tissus et la lésion à traiter. On distingue aujourd’hui la dose absorbée, qui s’exprime en grays (Gy) (le gray correspondant à une absorption d’énergie d’1 joule par kilogramme de tissu), et la dose équivalente qui représente une pondération de la dose absorbée pour tenir compte de la nature du rayonnement. Exprimée en sieverts, elle est le produit de la dose absorbée (en grays) par un coefficient de qualité du rayonnement qui varie de 1 pour les rayons gamma à 20 pour les rayons alpha. S’il s’agit d’une irradiation globale de l’organisme, il faut additionner les doses équivalentes propres à chaque tissu ou organe (voir le tableau du chapitre 2). Émanation : Lors de sa désintégration radioactive, le radium donne naissance à un corps gazeux, le radon ou émanation du radium. Cette « émanation » est elle-même radioactive et présente une période de 3,85 jours. Avec ses descendants, elle émet les mêmes rayonnements γ que le radium et, comme lui, elle a été utilisée en radiothérapie. Famille radioactive : Suite d’éléments radioactifs ayant tous le même ancêtre. Ainsi le radium engendre une série de descendants pour aboutir finalement à un atome stable, le plomb 206. On dit que, dans une telle chaîne, l’équilibre radioactif est réalisé quand, pour tout élément de la chaîne, le nombre d’atomes formés par désintégration de l’élément qui le précède est égal au nombre d’atomes désintégrés dans le même temps. À l’équilibre, le nombre d’atomes de chaque élément de la chaîne demeure donc constant. Le temps nécessaire à l’établissement de l’équilibre radioactif est propre à une chaîne de désintégration donnée. Filtration : Les filtres utilisés à l’époque par Regaud sont des lames métalliques interposées sur le trajet du rayonnement. Ils arrêtent plus efficacement les rayons « mous », de faible longueur d’onde et de plus faible énergie. Le rayonnement filtré est donc enrichi en rayonnements « durs », de faible longueur d’onde. Il est plus pénétrant et plus électif dans ses effets biologiques. Gamètes : Les gamètes sont les cellules de la reproduction sexuée des êtres vivants. L’union du spermatozoïde et de l’ovule donne naissance à la cellule originelle qui sera le point de départ du nouvel individu. Destinées à fusionner au cours de la fécondation pour produire un embryon, elles ne possèdent que la moitié des chromosomes d’une cellule somatique. Histologie : Étymologiquement « sciences des tissus », l’histologie répond à un concept morphologique, fonctionnel et pathologique créé par Bichat grâce à l’étude anatomique minutieuse des organes dont il avait identifié les constituants essentiels. L’histologie a connu une première révolution avec les perfectionnements du microscope optique et la théorie cellulaire développée par les auteurs allemands. D’abord descriptive, elle est devenue fonctionnelle puis a bénéficié au cours du XXe siècle des apports du microscope électronique, de l’immunologie, de la biologie moléculaire et de la génétique.
Glossaire
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Hypoxie : L’hypoxie est la diminution de la quantité d’oxygène utilisable par les cellules de l’organisme. Hystérectomie : Ablation chirurgicale de l’utérus. Ionisation : Apparition d’une charge électrique sur un atome ou un groupe d’atomes due, soit à la perte, soit à la fixation d’un ou plusieurs électrons. La chambre d’ionisation sert à évaluer l’intensité d’un rayonnement qui la traverse par la mesure de l’ionisation provoquée par le rayonnement. Lymphome : Tumeur des tissus lymphoïdes, principalement des ganglions lymphatiques. Les lymphomes malins regroupes deux sortes de cancers, la maladie de Hodgkin, décrite en 1832, et les lymphomes non hodgkiniens. Mammectomie : Terme courant pour désigner l’ablation chirurgicale du sein ; on lui préfère le terme de mastectomie. Mélanome : Le mélanome malin, encore appelé naevocarcinome ou mélanosarcome, est une tumeur de la peau de coloration noire, qui se développe à partir des cellules responsables de la pigmentation cutanée. Mutation : Modification du matériel génétique d’une cellule, donc du message qu’il contient. Elle peut entraîner la perte totale d’une information. Si une mutation concerne une cellule germinale, elle sera transmise à sa descendance. La mutation est alors héréditaire. Phosphorescence : La phosphorescence ou luminescence est la propriété qu’ont certains corps d’absorber de l’énergie, sous forme par exemple de lumière solaire, et de la restituer sous forme de rayonnement. Radioactivité : La radioactivité, propriété de l’atome, est la transmutation spontanée d’un élément chimique en un autre, avec émission de rayonnement et/ou de particules. Quand une source radioactive présente une radioactivité de N becquerels, cela signifie que N atomes s’y désintègrent chaque seconde. Les rayonnements émis par les radioéléments sont de nature variable. Les rayons α, tels ceux émis par le polonium, sont très absorbables. On montrera qu’il s’agit de particules massives de charge positive, puis que ce sont des atomes d’hélium. Les rayons β, en revanche, représentent une composante plus pénétrante facilement déviée par un champ magnétique ; leur analogie avec les rayons cathodiques imposera la conclusion que ce sont des électrons de grande énergie. Mais les corps radioactifs, et singulièrement le radium, émettent aussi des rayons très pénétrants que l’on a appelé les rayons γ, de même nature que les rayons X et de plus faible longueur d’onde. Ce sont eux que l’on sélectionne et utilise en radiothérapie. Radiodermite : C’est l’ensemble des réactions provoquées par une irradiation sur la peau et ses annexes. Les radiodermites aiguës, secondaires à des doses élevées, surviennent souvent quelques jours après l’irradiation. L’épidermite (ou épithélite) exsudative, bien décrite par Regaud, et la radionécrose, en sont les expressions habituelles. Les radiodermites chroniques peuvent être la conséquence d’une irradiation chronique à faible débit et se traduisent par une atrophie et une perte d’élasticité de la peau, des troubles de la pigmentation, des dilatations vasculaires et des retards de cicatrisation de la moindre plaie. On peut observer des radionécroses tardives. Enfin le risque de radio-cancer est accru. Radiothérapie : La radiothérapie (transcutanée et curiethérapie), seule ou associée aux autres thérapeutiques, est à l’aube du troisième millénaire encore utilisée dans plus de la moitié des cas de cancers, et représente avec la chirurgie le traitement le plus efficace des tumeurs solides localisées. Radon : Gaz d’émanation du radium. Voir émanation. Rayonnements électromagnétiques : La lumière visible, les rayons X ou les rayons γ émis par des atomes radioactifs sont des ondes électromagnétiques. Ce sont des variations du champ électrique et du champ magnétique, de caractère périodique, qui se propagent à la vitesse de la lumière. Un rayonnement électromagnétique se caractérise par sa période ou sa fréquence. La mécanique quantique, notamment les travaux
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de M. Planck, puis les travaux de L. de Broglie qui a posé les bases de la mécanique ondulatoire, ont montré que diverses propriétés des rayonnements électromagnétiques conduisaient à considérer ces rayonnements comme des quanta, particules matérielles d’énergie élémentaire E = hν, où h est la constante de Planck (h = 6,63.10−34 joule seconde−1 ). Présents dans tout l’environnement, les rayonnement électromagnétiques sont un mode de transfert de l’énergie dans l’espace englobant un vaste domaine, des ondes radio aux rayons X et γ en passant par la lumière visible. Sarcome : Les sarcomes sont des cancers développés à partir des cellules conjonctives (os et tissus mous). Séminome : Le séminome est une tumeur primitive des glandes testiculaires. Spermatogonie : La spermatogonie est la cellule souche de la lignée germinale, c’est-à-dire une cellule indifférenciée, qui se divise activement, et dont la fonction est d’assurer le renouvellement d’une population cellulaire. Thymus : Le thymus est à la fois un organe lymphoïde et un organe endocrine, qui est situé dans la partie supéro-antérieure du médiastin et subit, normalement après la puberté, une involution progressive avec infiltration graisseuse. Il est le site où les lymphocytes issus de la moelle osseuse se différencient en cellules T matures, responsables de l’immunité cellulaire. Son hyperplasie chez le jeune enfant peut être responsable de manifestations compressives pouvant mettre en jeu le pronostic vital. Tumeur : Les tumeurs, encore appelée néoplasies, naissent d’une prolifération cellulaire aboutissant à une néoformation tissulaire qui a tendance à persister, à s’accroître et témoigne d’une certaine autonomie biologique. On distingue les tumeurs bénignes qui reproduisent la structure du tissu où elle ont pris naissance et se développent localement, et les tumeurs malignes, ou cancers, qui envahissent les organes dans lesquels elles se développent, récidivent et essaiment à distance. Les premières peuvent être graves par leur retentissement local ou la sécrétion anormale d’une hormone. Les secondes sont spontanément mortelles. Voies aéro-digestives supérieures : C’est l’ensemble des cavités qui constituant la partie haute des voies respiratoires et digestives (bouche, fosses nasales, cavum, pharynx et larynx).
Repères chronologiques 1867 : Naissance le 7 novembre, à Varsovie, de Maria Sklodowska. 1870 : Naissance le 30 janvier, à Lyon, de Claudius François Regaud. 1891 : Nomination de Regaud à l’internat des hôpitaux de Lyon. Marie Sklodowska arrive à Paris pour étudier à la Sorbonne. 1895 : Wilhelm Conrad Röntgen découvre les rayons X en décembre, à l’université de Würzburg. En juillet, mariage de Pierre et Marie Curie. Regaud réussit avec ses compagnons l’ascension d’un sommet qui prendra officiellement nom de « pic Regaud ». Mort à Paris de Louis Pasteur. 1896 : Découverte des « rayons uraniques » par Henri Becquerel dans son laboratoire du Muséum d’histoire naturelle à Paris. 1897 : Naissance d’Irène Curie. Regaud présente sa thèse à Lyon sur « Les vaisseaux lymphatiques du testicule et les faux endothéliums de la surface de tubes séminifères ». Il y développe l’hypothèse du « développement discordant des cellules ». 1898 : En juillet, découverte du polonium et, en décembre, découverte du radium par Marie et Pierre Curie. En février, mariage de Claudius Regaud et de Marie Crozet. 1900 : Premier Congrès international de physique, dans le cadre de l’exposition universelle qui s’ouvre à Paris sous l’emblème de la « fée électricité ». Pierre et Marie Curie présentent un rapport sur Les nouvelles substances radioactives et les rayons qu’elles émettent. Max Planck décrit la théorie des quanta. 1901 : Communication de Pierre Curie et Henri Becquerel à l’Académie des sciences de Paris sur « l’action physiologique du radium ». Regaud est nommé Professeur Agrégé des Facultés de Médecine (Section des Sciences Anatomiques et Physiologiques) et publie son premier mémoire original sur « la structure et l’histophysiologie du testicule de mammifère ». Röntgen reçoit le premier prix Nobel de physique. 1902 : Formulation de la théorie des désintégrations par Rutherford et Soddy à Montréal. Mort en Allemagne de Rudolf Virchow, père fondateur de la pathologie cellulaire. 1903 : En juin, Marie Curie soutient sa thèse. En décembre, Pierre et Marie Curie, ainsi qu’Henri Becquerel, reçoivent le prix Nobel de physique pour la découverte de la radioactivité naturelle. À Hambourg, un radiologiste allemand, Albers-Schönberg, obtient avec les rayons X la stérilisation du testicule de lapin. 1904 : Pierre Curie devient professeur à la Sorbonne et Émile Roux est nommé directeur de l’Institut Pasteur. 1905 : À Bordeaux, Bergonié et Tribondeau publient leurs observations expérimentales princeps sur la radiosensibilité du tissu séminal. Albert Einstein expose les bases de la relativité restreinte. 1906 : Regaud installe un appareil à rayons X dans son laboratoire et montre l’extrême sensibilité aux rayons X des spermatogonies souches, décrit les effets tératogènes et propose la chromatine comme cible privilégiée des radiations. Mort accidentelle de Pierre Curie à Paris le 19 avril.
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1908 : Marie Curie, qui a repris l’enseignement de son mari à la Sorbonne, est officiellement nommée professeur à la Faculté des sciences. La même année, l’Association française pour l’étude du cancer (AFEC) ouvre sa première séance publique. 1909 : Création par l’Institut Pasteur et l’Université de Paris de l’Institut du radium, constitué d’un laboratoire de physique et de chimie consacré aux études de la radioactivité et dirigé par Marie Curie, et d’un laboratoire de radiophysiologie en charge des « études biologiques et médicales du radium », dirigé par Claudius Regaud. 1910 : Marie Curie publie son Traité de radioactivité. 1911 : Marie Curie reçoit le prix Nobel de chimie. Elle a isolé le radium métal. Rutherford formule une hypothèse concernant la constitution des atomes, qui aboutit à la découverte du noyau atomique. Regaud entreprend à Lyon, dans son laboratoire, ses premiers traitements par les rayons X sur des malades cancéreux. 1913 : Regaud est nommé par Émile Roux professeur à l’Institut Pasteur et directeur du laboratoire de biologie de l’Institut du radium. Il est rejoint par son élève et fidèle ami Antoine Lacassagne. Niels Bohr élabore le modèle de l’atome et décrit la mécanique quantique. 1914 : L’Institut du radium est achevé. Regaud et Debierne proposent la notation en « millicuries-détruits ». En août, mobilisation générale. C’est la Première Guerre mondiale. Regaud est mobilisé comme médecin major de 2e classe et nommé médecin-chef à l’hôpital de Gérardmer où il se fait remarquer pour ses qualités d’organisateur. Marie Curie obtient du ministère de la Guerre la mission d’organiser le service radiologique des armées et constitue une flotte de voitures radiologiques, les « petites Curie ». J. Bergonié, A. Béclère et d’autres pionniers de la radiologie, y prennent une part active. 1915 : Regaud rejoint le cabinet de J. Godart, jeune député lyonnais et sous-secrétaire d’État, participe à la réforme du service de santé, et crée à Bouleuse, près de Reims, un Centre médical d’instruction aux armées de conception originale, regroupant services chirurgicaux et laboratoires, préfigurant l’interdisciplinarité dont il se fera l’apôtre. Il y rassemble des personnalités de grande qualité dont certaines le rejoindront ultérieurement à la Fondation Curie. 1918 : Armistice. Retour de Regaud au laboratoire Pasteur, et création, sous l’impulsion de Justin Godart, ancien secrétaire d’État, d’Henri Hartmann, chirurgien, et de lui-même, de la Ligue Contre le Cancer (LCC), qui prend pour un temps le nom de Ligue franco-anglo-américaine et jouera un rôle très important dans l’organisation de la lutte contre le cancer de l’entre-deux-guerres. Le secrétariat général en est confié à Robert Le Bret, avocat. 1919 : De retour à l’Institut du radium, Regaud assure seul le traitement de malades cancéreux par les applications de radium dans différents hôpitaux de l’Assistance publique. Bientôt aidé de Lacassagne, il constitue son équipe. Au cours du deuxième semestre, ouverture à l’hôpital Pasteur d’un secteur d’hospitalisation et de locaux de consultation. Ernest Rutherford observe la première transmutation artificielle. 1920 : Sous l’impulsion de Marie Curie et Claudius Regaud, l’Université de Paris et l’Institut du radium créent la Fondation Curie dans le but de se doter des moyens nécessaires au développement des applications thérapeutiques. Le recours au mécénat est institutionnalisé ; Henri de Rothschild et André Lazard figurent parmi les membres fondateurs. Ouverture dans l’hospice Paul Brousse d’un petit service anticancéreux, dont Gustave Roussy, professeur d’anatomie pathologique, prend la responsabilité. Parallèlement, plusieurs sites dédiés à la prise en charge des malades cancéreux émergent dans des hôpitaux de l’Assistance publique de Paris ; ces entités sont en règle générale annexées à des services de chirurgie. 1921 : Premier voyage de Marie Curie aux États-Unis. Large écho dans les médias. La Fondation Curie est reconnue d’utilité publique le 27 mai et habilitée à recevoir dons et legs. 1922 : Ouverture du premier dispensaire de la Fondation Curie. Mise en place de la Commission du cancer auprès de Paul Strauss, ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale, et remise du
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rapport J. Bergonié, qui recommande la création d’un réseau de centres régionaux spécialisés dans la lutte contre le cancer, sur le modèle de la Fondation Curie. La lutte contre le cancer est élevée au rang de cause nationale. Regaud établit le lien entre « le rythme alternant de la multiplication cellulaire et la radiosensibilité du testicule », posant ainsi les bases biologiques de l’étalement-fractionnement. 1923 : Célébration du 25e anniversaire de la découverte de la radioactivité et inauguration des nouveaux locaux du dispensaire de la Fondation Curie. 1924 : Louis de Broglie découvre la mécanique ondulatoire. Première auto-histo-radiographie, réalisée à l’Institut du radium par A. Lacassagne et J. Lattès, après injection de polonium chez le lapin. 1925 : Mort de Bergonié. Mise en service de la première « bombe au radium » à la Fondation Curie en 1925. 1930 : Construction du premier cyclotron à Berkeley. James Ewing, aux États-Unis, suggère l’utilisation du gaz moutarde dans le traitement des cancers. 1932 : Inauguration de l’Institut du radium de Varsovie en présence de Marie Curie et de Claudius Regaud. Création, grâce au financement d’un généreux donateur, du pavillon Regaud, dénommé ultérieurement Trouillet-Rossignol, essentiellement consacré à la recherche et aux activités de laboratoire. Chadwick découvre le neutron. 1933 : Mort d’Émile Roux. 1934 : Heisenberg démontre que les noyaux atomiques sont constitués de protons et de neutrons. Découverte de la radioactivité artificielle par Frédéric et Irène Joliot-Curie à l’Institut du radium de Paris. Mort de Marie Curie à Sancellomoz le 4 juillet. 1935 : Frédéric et Irène Joliot-Curie obtiennent le prix Nobel de chimie pour leur découverte. 1936 : Achèvement de la première section hospitalière de la Fondation Curie, qui sera inaugurée le 7 juillet 1937 en présence du ministre chargé de la Santé et du Recteur de l’Université de Paris. Irène Joliot-Curie est nommée sous-secrétaire d’État à la recherche dans le gouvernement de Léon Blum. Elle y restera trois mois. 1937 : Le rœntgen (r puis R) est adopté comme unité quantitative internationale de mesure du rayonnement X au Ve Congrès de radiologie de Chicago. 1938 : Otto Hahn et Fritz Strassmann mettent en évidence la fission de l’uranium. 1939 : Frédéric Joliot, Hans Halban, Lew Kowarski et Francis Perrin, montrent la possibilité de la réaction en chaîne, ouvrant la voie à l’ère de l’énergie nucléaire. Mort d’Antoine Béclère. 1940 : En septembre, mobilisation générale. Le 3 septembre, la Grande-Bretagne et la France se déclarent en état de guerre avec le Reich. Ce sera la Deuxième Guerre mondiale. Mort de Claudius Regaud à Couzon au Mont d’Or le 28 décembre.
Notes et références Les sources archivistiques utilisées appartiennent aux Archives de l’Institut du radium et de la Fondation Curie (Unité Mixte de Service IN2P3-Institut Curie), au Fonds Claudius Regaud, de même que divers documents conservés à l’Institut Curie (textes des conférences de C. Regaud, A. Lacassagne, R. Ferroux, 1925, correspondance officielle, C.R. des Conseils d’administration de l’Institut du radium et de la fondation Curie). Ce travail s’est aussi appuyé sur le Fonds Curie conservé à la Bibliothèque nationale, les Archives du Rectorat de Paris, les Archives de l’Institut Pasteur, et les Archives de l’Assistance Publique de Paris. Des abréviations ont été utilisées pour les Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences de Paris (CRAS Paris), les Comptes rendus des séances hebdomadaires de la Société de biologie (C.R. Soc. Biol.), le Bulletin de l’Association française pour l’étude du cancer (AFEC), et La Lutte contre le cancer (LCC) (Bulletin de la Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer (jusqu’en 1927), puis de la Ligue nationale française contre le cancer).
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Bibliographie générale
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Index des noms propres A
F
O
Paul Appell, 100
Michel Foucault, 4 Léopold Freund, 32
Osiris, 80
B François Baclesse, 131 Antoine Béclère, 29, 127, 154 Henri Becquerel, 15 Joseph Bélot, 34 Léon Bérard, 178 Jean Alban Bergonié, 27, 46, 177, 181 Claude Bernard, 165 Xavier Bichat, 4 Bouleuse, 94, 177 C Sébastien Charlety, 148 William Coolidge, 23, 37 Henri Coutard, 126, 130 William Crookes, 13 Irène Curie, 145 Marie Curie, 65, 97, 99, 180 Marie Sklodowska-Curie, 16 Pierre Curie, 16, 17 D Henri Danlos, 38 André Debierne, 21 Victor Despeignes, 32 Henri Dominici, 52 Gaston Doumergue, 148
G Jeanne Garnier-Chabot, 8 Justin Godart, 92, 179, 184, 191 Jean Godinot, 8 H Henri Hartmann, 178 Wilhelm Hittorf, 13 Guido Holzknecht, 23 J Frédéric Joliot, 145 L Simone Laborde, 181 Antoine Lacassagne, 60, 86, 126, 153 Robert Le Bret, 183 Philipp Lenard, 13 Leuwenhoek, 5 Armet de Lisle, 143 Lister, 9
P Jean Perrin, 147 Henri Poincaré, 14, 15 Raymond Poincaré, 90, 100 Karl Popper, 165 R Claudius Regaud, 41, 65, 98, 99, 177, 180 Wilhelm Conrad Röntgen, 13 Henri de Rothschild, 73, 101 Gustave Roussy, 181 Émile Roux, 79, 152 Ernest Rutherford, 17, 19 S Ernst Albers-Schönberg, 27, 45 Theodor Schwann, 5 Frederick Soddy, 19 Ernest Solvay, 144 T Toussaint, 14 Louis Tribondeau, 47
M
V
Ménétrier, 7
Rudolf Virchow, 5–7
Index des noms communs A
F
action tératogène, 56 Amérique, 102 anatomie pathologique, 5 auto-histo-radiographie, 149 auto-immunisation, 76, 85
facteur temps, 132 feux croisés, 33 Fondation Curie, 99 Fondation Rockfeller, 191 fractionnement, 58
B
H
bénévolat, 187 biopsie, 170
histologie, 5 hypoxie, 59
C
I
cancer, 3 cellule, 4, 6 cellule souche, 48, 55 centres anticancéreux, 180 chalcolite, 16 charlatans, 190 chirurgie, 9, 174 chromatine, 6, 49, 56, 57 colpostat, 112 curiethérapie, 54, 86, 109, 128, 174
incurabilité, 186 incurables, 186 industrie du radium, 121 information, 190 Institut du cancer, 182 Institut du radium, 77 Institut Pasteur, 79 ionisation, 24
D
Ligue, 187 Ligue contre le cancer, 179 Ligue franco-anglo-américaine contre le cancer, 98, 181 lympho-épithéliome, 148
désintégration, 21 diagnostic précoce, 189
L
E M éducation, 188 effet Compton, 18 effet tératogène, 49 électivité, 58 électroscope, 15 émanation, 17, 39, 85 étalement-fractionnement, 135
mécanique ondulatoire, 18 mécanique quantique, 18 médecine lourde, 179 métastatique, 4 microscope, 5 millicurie-détruit, 25, 85
mitose, 6 mutations, 141 N neutron, 150 O Office National d’Hygiène Sociale, 191 P pâte Colombia, 114 pechblende, 16, 20 petites Curie, 91 pic Regaud, 70 piézo-électricité, 16 pluridisciplinaire, 180 pluridisciplinarité, 170 polonium, 17 prévention, 10 propagande, 191 Q quantas, 18 R rad, 26 radiations ionisantes, 7 radio-cancer, 26 radio-physiologiques, 84 radioactivité, 13, 16, 17, 84, 100, 154 radioactivité artificielle, 150 radioactivité induite, 17 radiobiologie, 54, 162 radiochromomètre, 22 radiodermites, 49 radioéléments, 153 radiographie, 14 radioprotection, 123, 132
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radiosensibilité, 62 radiothérapie, 174 radiothérapie préopératoire, 120 radium, 17 radiumpuncture, 113, 120 radiumthérapie, 38, 52, 86 radon, 21, 39, 109 rationalisme, 161, 165 rayonnements électromagnétiques, 18 rayonnements ionisants, 13, 17 rayonnements uraniques, 16 rayons électromagnétiques, 18
Index des noms communs
rayons gamma, 18 rayons X, 13 S spermatogenèse, 45 spintermètre, 30, 35 statistiques, 9, 135, 185
tissus, 4 traitements conservateurs, 171 transmutation, 19 tube de Dominici, 53 U Université de Paris, 79 uranium, 16, 17
T technomédecine, 167 télécuriethérapie, 115
V virus, 7
Liste des crédits photographiques Assistance publique – Hopitaux de Paris : Fig. 3.9. Association Curie et Joliot-Curie : Figs. 2.5, 2.7, 2.8, 2.9, 2.10, 2.15, 2.16, 2.17, 2.22, 3.14, 3.15, 5.1, 5.3, 5.6, 6.2, 6.3, 6.4, 6.5, 7.3, 7.4, 7.10, 7.14, 7.15, 7.17, 8.1, 8.2, 8.3, 8.4, 8.14, 9.2, 10.1, 10.2, 10.3, 10.5, 10.6, 10.9, 10.11, 11.1, 11.4, 11.5, 11.6, 11.7. Centre Antoine Béclère : Figs. 2.1, 2.2, 2.12, 2.13, 3.1, 3.3, 3.4, 3.5, 3.6, 3.7, 3.8, 3.11, 3.12, 8.12. Collection Pallardy : Figs. 2.3, 2.4, 2.20, 2.21. Droits réservés : Figs. 1.2, 1.3, 1.4, 1.5, 1.6, 2.6, 2.11, 2.14, 2.18, 2.19, 3.2, 3.10, 3.13, 3.15, 5.4, 5.5, 6.1, 7.11, 7.15, 7.16, 8.13, 10.12, 10.13, 11.1, 11.2, 11.3, 13.4. Institut Curie – Claudius-Regaud (Collection personnelle entrant dans un fonds Claudius Regaud en cours de constitution) : Figs. 4.1, 4.2, 4.3, 4.4, 4.5, 4.6, 4.7, 4.8, 4.9, 4.10, 4.11, 4.12, 5.2, 5.7, 6.6, 6.7, 7.1, 7.2, 7.5, 7.6, 7.7, 7.8, 7.9, 7.12, 7.16, 8.5, 8.6, 8.7, 8.8, 8.9, 8.10, 8.11, 9.1, 9.3, 9.4, 9.5, 9.6, 9.7, 9.8, 9.9, 10.4, 10.7, 10.8, 12.1, 12.2, 14.1, 14.2, 14.3. Institut Gustave Roussy : Figs. 13.2, 13.3. Institut Pasteur : Figs. 6.1, 10.10. Ligue nationale contre le cancer : Figs. 1.1, 13.1, 13.5, 13.6.
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