L'OUTRE-MER
FRANÇAIS
Évolution institutionnelle et affirmations identitaires
Collection GRALE Déjà publiés
Oscar W. GABRIEL et Vincent HOFFMANN-MARTINOT, Les démocraties urbaines, 1999 Michèle BREUlLLARD, L'administration locale en Grande-Bretagne entre centralisation et régionalisation, 2000 Michèle BREUILLARD et Alistair COLE, L'école entre État et collectivités locales en Angleterre et en France, 2003 Stéphane GUÉRARD (dir.), Crise et mutation de la démocratie locale, en Angleterre, en France et en Allemagne, 2004 Stéphane GUÉRARD (dir.), Regards croisés sur l'économie
mixte, 2006
Jean-Philippe BRAS et Gérald ORANGE (dir.), Les ports dans l'acte II de la décentralisation, 2007 Nathalie MERLEY (dir.), Où vont les routes, 2007 François ROBBE (dir.), La démocratie participative,
2007
Roselyne ALLEMAND et Yves GRY (dir.), Le transfert des personnels TOS de l'Éducation nationale, 2007 Justin DANIEL (dir.), L'Outre-mer à l'épreuve de la décentralisation: nouveaux cadres institutionnels et difficultés d'adaptation, 2007 Roselyne ALLEMAND et Laurence SOLIS-POTVIN(dir.), Égalité et nondiscrimination dans l'accès aux services publics et politiques publiques territoriales, 2008 Jean-Luc ALBERT,Vincent DE BRIANT,Jacques FIALAIRE,L'intercommunalité et son coût, 2008 Cités et Gouvernements Locaux Unis, premier rapport sur La décentralisation et la démocratie locale dans le monde, ouvrage coordonné par le GRALE,sous la direction scientifique de Gérard MARCOU,2008 Jacques FIALAlRE, Les stratégies du développement
durable, 2008
Thierry MICHALON
L'OUTRE-MER FRANÇAIS Évolution institutionnelle et affirmations identitaires
L'HARMA
ITAN
Du même auteur
- Quel État pour l'Afrique ?, L'Harmattan, 1984, 190 p. (épuisé) Les régimes d'administration locale, Syros/Alternatives, coll. « La décentralisation» 1988, 206p. - Dix Leçons sur la Vie politique en France, Hachette, coll. « Les Fondamentaux », 1997, 158 p. Direction d'ouvrage: - Entre assimilation et émancipation. L'outre-mer français dans l'impasse?, Éditions Les Perséides, Rennes, 2006, 520 p.
@L'HARMATTAN,2009 5-7, rue de l'École-Polytechnique; http://www.librairieharmattan.com
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-07409-5 EAN : 9782296074095
75005 Paris
SOMMAIRE
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
INTRA-NATIONALE
NATIONALE:
PARTIE ET RÉPUBLIQUE
EXTRA-
UN PUISSANT CLIVAGE,
AUJOURD'HUI
ESTOMPÉ
CHAPITRE I : RÉPUBLIQUE INTRA-NATIONALE ET RÉPUBLIQUE EXTRA-NATIONALE, UNE OPPOSITION IMPLICITE MAIS TRADITIONNELLE I) La Nation, cœur de la République: le bloc des départements II) Les Territoires d'outre-mer, nations périphériques fédérées à la France? CHAPITRE II : CONTESTANT LEUR APPARTENANCE À LA NATION FRANÇAISE, LES DÉPARTEMENTS - RÉGIONS D'OUTRE-MER - ET LA CORSE - SONT À L' AVANT-GARDE DE LA DÉCENTRALISATION I) Des collectivités dotées d'une décentralisation particulièrement poussée II) L'affIrmation nationale dans les départements et en Corse
23 29
.4 48
d'outre-mer
CHAPITRE III : LA TECHNIQUE DE LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE SUI GENERIS A PERMIS D'ÉCHAPPER AUX CATÉGORIES I) L'uniformité interne de nos catégories, force ou faiblesse de nos institutions administratives? II) La confusion entre le nom et la catégorie, un des points faibles de notre droit public? CHAPITRE IV : LA RÉVISION CONSTITUTIONNELLE DE 2003 ESTOMPE LES CATÉGORIES I) Le nouvel article 73 permet un certain degré de spécialité législative II) Le nouvel article 74 n'implique pas la spécialité législative
7
21
55
63 64 66
73 74 78
CHAPITRE V: LES STATUTS DE SAINT-BARTHÉLEMY ET SAINT-MARTIN CONCRÉTISENT LA FIN DU CLIVAGE I) L'identité législative de principe ménage la spécialité dans certaines matières II) Une autonomie très limitée
85 87 90
DEUXIÈME PARTIE DERRIÈRE LA DIVERSITÉ PROCLAMÉE, DES SITUATIONS TRÈS SEMBLABLES CHAPITRE I: L'ÉCARTÈLEMENT ENTRE INTÉRÊTS MATÉRIELS ET AFFIRMATION IDENTITAIRE
101
1) Transferts massifs et rattrapage des conditions d'existence II) Une émancipation réclamée mais refusée
101 104
CHAPITRE II : LE DÉSIR DE CUMULER A UTONOMIE ET IDENTITÉ LÉGISLATIVE I) Des revendications statutaires ambiguës II) Des revendications statutaires relevant largement de la posture
109 110 114
CHAPITREIII : LA CULTURECRÉOLE,UNENTRE-DEUX? I) Les grands traits de l'héritage culturel africain II) Les grands traits du modèle culturel européen
119 119 125
CHAPITRE IV : UNE CULTURE RÉTIVE À L' « ESPRIT DU CAPITALISME» COMME AUX LOGIQUES DES INSTITUTIONS PUBLIQUES?
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I) La France de l'outre-mer demeure rétive aux logiques du marché II) La France de l'outre-mer demeure rétive aux logiques des institutions modernes CHAPITRE V : LE CONSTITUANT DE 2003 A PARALYSÉ L'ACTION DU SOUVERAIN I) Entre rêves et intérêts, des populations indécises II) La République bloquée par le constituant..
CONCLUSION
131 136
143 146 153
161
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INTRODUCTION
Exfiltré en février 1979 de N'Djaména en guerre avec épouse, enfants et trois valises, par un Transall décollant en tapinois d'un bout de piste - deux ans jour pour jour après avoir été expulsé en assez semblable équipage d'un Cameroun soucieux que l'on n'y parle point d'exploitation de la paysannerie - on se présenta quelques semaines plus tard, à Aix, devant le professeur Favoreu 1. «Laissez tomber vos histoires africaines, qui n'intéressent personne, dit celui-ci - évoquant une thèse sur les collectivités locales algériennes et un article proposant le fédéralisme ethnique pour la reconstruction de l'État en Afrique - et faites-nous un bon article de droit interne! Tenez: essayez de voir jusqu'où peut aller la décentralisation des collectivités territoriales de la République! » Et, de la main, il indiquait une hauteur, un niveau. Un plafond, en réalité, qui aurait été celui du degré de décentralisation maximum admissible - on parlait peu encore de libre administration - et aurait en même temps été le plancher du fédéralisme. Et l'on pressentait, le connaissant, qu'il souhaitait voir étayer sa conviction selon laquelle la décentralisation ne pouvait guère être développée sans que l'on pénètre dans un univers incompatible avec l'unité et l'indivisibilité de la République, univers qui serait, horresco referens, celui du fédéralisme. Muni de ce viatique, on se plongea dans les rayons de la bibliothèque, inexplicablement mû par le désir, délicieusement stimulant, de démontrer le contraire.
1. Le texte de cette introduction est repris d'une communication intitulée « La République française, une fédération qui s'ignore? ou la jubilation du chercheur », contribution à la table ronde de l'Institut de Droit de l'Outre-mer, Université de Montpellier, 3 mai 2006. Actes à paraître aux Presses universitaires d'Aix-Marseille.
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Une pépite ne tarda pas à se dégager, sous la forme de l'article premier de la loi du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores 2 : « L'archipel des Comores forme, au sein de la République fiançaise, un territoire d'outre-mer doté de la personnalitéjuridique et jouissant de l'autonomie interne3 dans les conditions prévues par
la présente loi. » Autonomie? Bigre! Et la suite du texte décrivait une organisation semblable à celle d'un État, composée d'une « chambre des députés », d'un « conseil de gouvernement» constitué de « ministres» collectivement responsables devant la « chambre », et dont le président, investi par celle-ci, devenait le premier personnage du territoire - au détriment du haut commissaire de la République - et exerçait le pouvoir réglementaire dans toutes les matières non expressément dévolues à une autre autorité. Évidemment, le régime législatif était celui de la spécialité, selon lequel le territoire était en principe régi par des textes spécifiques et non par les textes du droit commun. Quelques années plus tard, la loi du 3 janvier 19684était venue accroître encore cette autonomie: la chambre des députés avait reçu la liberté de déterminer elle-même, au lieu et place du législateur, le nombre, le mode d'élection, les incompatibilités de ses membres, ainsi que les conditions de mise en jeu par elle de la responsabilité politique du conseil de gouvernement; le haut commissaire perdait le droit de demander au gouvernement de la République la dissolution de la chambre, droit que seul détenait donc le président du conseil de gouvernement - lequel
disposait par ailleurs d'une «garde territoriale» -, et la compétence des organes territoriaux devenait de droit commun, l'État n'exerçant plus que des compétences d'attribution.
2. Loi n° 61-1412, JO 23 décembre 1961, p. 11822. 3. [Souligné par nous]. 4. Loi n° 68-4 modifiant et complétant la loi n° 61-1412 du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores, JO 1968, p. 112.
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L'on se trouvait là, de toute évidence, fort éloigné d'un régime de décentralisation, et les relations du territoire des Comores avec Paris évoquaient plus celles du Texas ou de l'Oklahoma avec Washington que celles d'un département avec les organes centraux de la République. On était donc face à une forme de fédéralisme, plus marquée encore que dans certains systèmes pourtant explicitement estampillés «fédéraux»: par exemple au Mexique, au Canada, en URSS, en Yougoslavie, les institutions des entités fédérées disposaient d'un pouvoir d'autoorganisation beaucoup plus réduit, et, au Canada comme en Inde et au Venezuela, la fédération conserve les compétences de principe.. . Il y avait donc bien, à l'intérieur de la République, des collectivités territoriales dont le régime s'apparentait étroitement à celui d'entités fédérées. On s'apprêtait donc à révéler que la République avait fauté, qu'elle s'était compromise - discrètement certes, car les manuels de droit administratif de l'époque, prudents, n'en pipaient mot - avec l'abomination fédérale, lorsqu'on s'avisa que la « doctrine» tenait sa réponse toute prête: «Impossible! Car la République est une et indivisible! Ce ne peut donc pas être du fédéralisme! » Fort bien: il fallait donc avant toutes choses réduire en poudre la notion d'unité et d'indivisibilité de la République, ce à quoi on s'attela avec jubilation. La République est-elle vraiment «une»? Pour Georges Burdeau, l'État unitaire repose sur «le postulat de l'homogénéité des forces sociales », donc de la nation: s'exprime dès lors une «idée de droit» unique, animant une puissance d'État unique, matérialisée par une organisation gouvernementale unique, les collectivités décentralisées ne pouvant aucunement « faire valoir une idée de droit qui leur soit propre ». L'organisation administrative, intégralement définie par le constituant et le législateur, est uniforme, et ne laisse pas place à des particularismes régionaux. Les citoyens sont en tous points soumis à un régime juridique identique, et leur participation à la chose publique obéit à des règles uniformes. À 11
cette aune, la République ftançaise se présente, releva-t-on, comme beaucoup plus hétérogène qu'elle ne le prétend: les collectivités territoriales de même catégorie n'ont jamais été identiques (les communes d'Algérie, des DOM et des TOM, se différenciaient de celles de I'Hexagone, les départements de métropole, d'Algérie et d'outre-mer n'étaient pas identiques, les territoires d'outre-mer, surtout, disposaient chacun d'un régime spécifique), certains territoires échappent ou ont échappé à toute catégorie (les « Îles Éparses» proches de Madagascar, Mayotte, l'Algérie, le condominium des Nouvelles-Hébrides), enfin le régime législatif, voire constitutionnel, n'est pas uniforme (les adaptations pour les DOM, la spécialité pour les colonies devenues TOM, les dérogations au caractère législatif de certaines matières pour certains de ces derniers). On en vint donc à émettre l'hypothèse que la République, loin d'être « une », se caractérise au contraire, de longue date, par son hétérogénéité juridique et son caractère composite... La République est-elle vraiment «indivisible»? Bien qu'aucune analyse du principe d'indivisibilité n'ait pu, à l'époque, être trouvée sous la plume des grands auteurs, il parut évident qu'il se distinguait de celui d'unité, et qu'il constituait une proclamation du caractère définitif et intangible de la délimitation du territoire de l'État et de la consistance de sa population, le chef de l'État étant d'ailleurs traditionnellement «garant de l'intégrité du territoire ». Et la République ne se limite pas à la France métropolitaine, puisqu'elle a englobé - et englobe toujours, quoique de manière plus modeste - nombre de territoires extra-métropolitains que l'histoire coloniale a, au fil des siècles, acquis à la souveraineté ftançaise. Or force fut de constater en premier lieu que de nombreuses fractions du territoire national avaient fait sécession, ne serait-ce que depuis 1946 (la Cochinchine, par son rattachement en 1949 à l'État associé du Vietnam, puis les Établissements ftançais de l'Inde, les territoires d'outre-mer d'Aftique, l'Algérie, les Comores, enfin le Territoire français des Afars et des Issas), et, en second lieu, que ces sécessions n'avaient pas été contraires à la Constitution: d'une part car certaines d'entre-elles avaient été 12
organisées par celle-ci, d'autre part car les autres s'étaient déroulées dans le cadre d'une coutume constitutionnelle. On en vint donc ainsi à se demander si, loin d'être indivisible, la République française ne se caractérise pas au contraire par la grande instabilité de la délimitation de son territoire et de la consistance de sa population, par la fréquence et l'ampleur des sécessions dont elle fait l'objet, et par le consensus qui - après quelques années de réticence voire de drames - accompagne ces sécessions. L'unité et l'indivisibilité de la République étant ainsi, pensat-on, ramenées au simple statut de slogan politique et idéologique sans valeur normative, on put se pencher sur la nature de la République, perçue à travers sa structure. Celle-ci apparut alors composée de deux volets: - la République intra-nationale, regroupant dans le bloc des départements les populations implicitement considérées comme assimilables à la Nation, et auxquelles s'appliquent les règles du droit commun, éventuellement« adaptées» ; - la République extra-nationale, regroupant sous le statut de territoires d'outre-mer les populations implicitement considérées comme constituant des nations périphériques, reliées à la nation française, au sein de la République, par un lien de nature quasi fédéral, et auxquelles les règles du droit commun ne s'appliquent en principe pas; ces collectivités territoriales, à qui la Constitution reconnaît des « intérêts propres », jouissaient de la liberté d'exprimer leur propre « idée de droit» (G. Burdeau), distincte de celle exprimée par l'autorité centrale. Le schéma fédéral - certes asymétrique - apparaissait en effet, contrairement à ce qu'assure le dogme jacobin, n'être nullement étranger à la réflexion juridique française: il avait imprégné la conception de l'Union française tout autant que celle de la Communauté (qui n'était plus, certes, constituée de collectivités territoriales de la République), il avait aussi imprégné les relations entre les États sous tutelle du Togo et du Cameroun avec la République, ainsi que celles entre l'A 1gérie et la métropole; enfin maints territoires d'outre-mer ont, sous 13
l'empire de la Constitution de la Ve République, été dotés d'une autonomie considérable, outrepassant celle dont jouissent les entités membres de certains États se présentant pourtant comme fédéraux. On put donc conclure qu'il ne paraissait guère défendable juridiquement de soutenir, comme on le faisait généralement, que notre droit interdit de doter une collectivité territoriale donnée d'un régime situé au-delà de la décentralisation mais en deçà de l'indépendance, puisque le législateur avait estimé nécessaire de conférer à certaines collectivités territoriales un tel régime, qu'il osait seul baptiser du qualificatif d'« autonomie », incompatible avec les dogmes professés par la doctrine... laquelle avait donc jusqu'alors préféré ignorer ces avancées. Et les motifs d'une telle réticence n'étaient donc pas de nature juridique. Le sursaut du professeur Favoreu lorsqu'on déposa devant lui «La République française, une fédération qui s'ignore? », constitua un salaire discret mais réel. On avait - la prescription permet aujourd'hui de l'avouer - eu assez clairement le sentiment de faire de la politique en rédigeant une telle étude, et ce sentiment fut confirmé à la fois par les trois années de refus de la Revue de droit public de publier ce texte malgré certains appuis, par l'évident embarras de L. Favoreu lui-même (<
constitutionnelle
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ftançaise », RDP
1982,
du professeur Jean-Yves Faberon, a depuis, effectué un travail d'approfondissement considérable, faisant du droit de l'outremer l'une des branches les plus vivantes de notre droit public. De la part de son auteur enfin, qui, au fil des années, et notamment à l'occasion de son affectation à l'université des Antilles et de la Guyane, a poursuivi sa réflexion sur les questions soulevées par l'outre-mer français dans une optique relevant d'ailleurs plus de l'anthropologie juridique que d'une approche strictement juridique. C'est ainsi que le présent ouvrage regroupe pour l'essentiel des travaux publiés au fil des ans6 - naturellement mis à jour en fonction de l'évolution du droit positif comme des analyses publiées par les spécialistes de la matière - selon une logique qui s'est progressivement imposée. En premier lieu le clivage traditionnel, implicite mais bel et bien réel, distinguant la République intra-nationale et la République extra-nationale, n'existe plus depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, comme le montrent de manière très concrète les nouveaux statuts de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. En second lieu, la pratique récente consistant à parler non plus de l'Outre-mer, au singulier, mais des outre-mers, au pluriel, afin de souligner la diversité de leurs statuts, censée refléter la diversité de leurs situations, s'avère, on le verra, peu justifiée tant leurs situations se révèlent en réalité semblables, autant sur le plan économique que sur celui des relations ambiguës avec « la France ».
6. Consacré à l'outre-mer, le présent ouvrage comporte néanmoins certains développements concernant la Corse, qui soulève des problèmes extrêmement semblables.
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Première RÉPUBLIQUE RÉPUBLIQUE
partie
INTRA-NATIONALE ET EXTRA-NATIONALE:
UN PUISSANT CLIVAGE, AUJOURD'HUI ESTOMPÉ
L'érection en départements des quatre «vieilles colonies », en 1946, a introduit entre elles et les colonies plus récentes un puissant clivage juridique traduisant dans le droit, aux yeux de ses initiateurs, un clivage culturel voire politique: leurs populations souhaitaient voir concrétiser sur le plan juridique leur appartenance déjà ancienne à la nation française (chap. I). Cette position, cependant, ne résista ni à la résorption des inégalités sociales qui l'avait suscitée ni à la montée de sentiments identitaires locaux, et la République se trouva ainsi contrainte à doter les départements d'outre-mer, de même que la Corse, d'une décentralisation plus poussée que celle octroyée aux collectivités territoriales de l'Hexagone (chap. II). Face à la nécessité de sortir du cadre contraignant des catégories de collectivités territoriales existantes, le législateur eut alors incité à cela par le Conseil constitutionnel - recours à la création de collectivités territoriales innommées, hors catégories, sui generis (chap. III), ouvrant ainsi la voie au constituant lui-même qui, par la révision constitutionnelle de 2003, estompa résolument la distinction entre collectivités territoriales soumises au droit commun et celles soumises à un droit spécifique (chap. IV), comme le montrent clairement les statuts récemment adoptés pour les îles antillaises de Saint-Martin et Saint-Barthélemy (chap. V).
Chapitre premier RÉPUBLIQUE INTRA-NATIONALE ET RÉPUBLIQUE EXTRA-NATIONALE, UNE OPPOSITION IMPLICITE MAIS TRADITIONNELLE
Solennellement proclamé par la Convention le 25 septembre 1791 puis repris par les Constitutions de 1793 (article 1eT),de l'An III (article 1er), de l'An VIII (article 1er) et de 1848 (Préambule, article I), habituellement invoqué comme l'un des piliers de l'ordre juridique français, le principe de l'unité et de l'indivisibilité de la République dissimule à l'analyse une relation dialectique entre deux blocs: la métropole, d'une part, ses possessions ultramarines d'autre part.7 L'idée, exprimée un jour avec effroi par un député de La Réunions, selon laquelle « l'appartenance à la communauté française serait fonction de la pigmentation de la peau» s'avère au contraire - sous une présentation certes plus identitaire et culturelle - revendiquée plus ou moins explicitement par une assez large fraction des populations de l'outre-mer. En d'autres termes, un problème de nationalités - pour reprendre une formule aujourd'hui obsolète - pourrait bien être à l'origine des différents régimes que la France reconnaît depuis 1946 à ses possessions ultramarines. Le professeur Fabre a autrefois développé, au sujet de
l'Union française 9, des analyses dont la transposition à la 7. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de «La République française, une fédération qui s'ignore? », Revue du Droit public et de la Science politique, 1982, n° 3, p. 625 et s. 8. Il s'agissait de J. FONTAINE,cité par l-Cl. MAESTRE,« L'indivisibilité de la République française et l'exercice du droit à l'autodétermination », Revue du droit public, 1976, p. 457. 9. « L'Union française est formée, d'une part, de la République française qui comprend la France métropolitaine, les départements et territoires d'outre-mer,
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structure de l'outre-mer sous la ye République - du moins jusqu'à la révision du 28 mars 2003 - est à la fois possible et éclairante. Il distinguait en effet deux volets dans l'Union française: - le volet interne, constitué par « le peuple métropolitain et certains peuples d'outre-mer assimilables par lui» ; - le volet international, formé des territoires coloniaux « émancipés parce qu'inassimilables ». L'Union française revêtait ainsi à ses yeux deux formes distinctes: - l'Union «intra-républicaine », associant, au sein de la République qui personnalise la nation française, le peuple de la métropole aux peuples (assimilables) des départements et territoires d'outre-mer; - l'Union « extra-républicaine », associant la nation française personnalisée par la République à d'autres nations, érigées en territoires ou États associés.1O Cette distinction pouvait aisément être transposée, sous l'empire de la Constitution de la ye République, à la structure de la République elle-même. Le constituant et le législateur distinguaient en effet, en son sein, jusqu'à la révision du 28 mars 2003, d'une part les départements - ceux situés outremer jouissant d'une assimilation juridique de principe à leurs homologues métropolitains, tempérée par les simples « mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière », régime dit d'identité législative - d'autre part les territoires d'outre-mer, auxquels étaient reconnus des « intérêts propres» justifiant une « organisation particulière» englobant une législation spécifique, selon le principe dit de spécialité législative. Ainsi, notre droit assimilait les départements d'outre-mer à la nation d'autre part des territoires et États associés. » Constitution du 27 octobre 1946, article 60. 10 M.-H. FABRE, « Une formule inspirée du fédéralisme: l'Union française », in Le Fédéralisme, Université d'Aix-Marseille, Centre des Sciences politiques de l'Institut d'Études juridiques de Nice, PUF, 1956, p.328.
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française, mais il tenait implicitement compte, au contraire, à travers la notion d'« intérêts propres », d'une certaine spécificité nationale des territoires d'outre-mer... On a donc pu distinguer 11, en transposant l'analyse du professeur Fabre, la République « intra-nationale» et la République « extra-nationale ». Les départements pouvaient être regardés comme constituant la Nation, cœur de la République, alors que les territoires d'outre-mer pouvaient, quant à eux, être considérés comme des nations périphériques entretenant avec la nation française, au sein de la République, des relations sortant de la simple décentralisation pour confiner. .. au fédéralisme.
I) La Nation, cœur de la République: le bloc des départements L'expansion coloniale française se fit, on le sait, en deux phases historiques distinctes: au XVIIe siècle en un premier temps, au XIXesiècle en un second temps12.Lorsque s'amorça la seconde de ces phases, seuls subsistaient sous souveraineté française quelques-uns des territoires ayant constitué le premier empire colonial: avaient du être cédés le Canada, la Louisiane (vaste territoire occupant l'actuel Mid-West des États-Unis, du delta du Mississippi jusqu'aux Grands Lacs), plusieurs îles de l'archipel antillais dont la « prospère» Saint-Domingue (partie française de l'île d'Hispaniola) ainsi que les actuelles îles Maurice, Rodrigue et Seychelles dans l'océan Indien. Les territoires subsistants (Martinique, Guadeloupe et ses dépendances, Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon, La Réunion, Saint-Louis et Gorée au Sénégal, les cinq «comptoirs» en Inde) Il
_ Th.
MrCHALON, « La
République
française,
une
fédération
qui
s'ignore? », in Revue du droit public, 1982, p. 623 et s. 12. Sur l'historique de l'expansion coloniale française, voir G. MARION, « L'outre-mer français: de la domination à la reconnaissance », in Pouvoirs n° lB, 2005, p. 23 et s.
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se réclamèrent alors, au sein du nouvel empire colonial en voie de formation, de l'ancienneté de leur rattachement à la France et, mettant en avant leur qualité de «vieilles colonies », demandèrent à être placés sous un régime reflétant l'antériorité de leur appartenance à l'ensemble français. Le sénatus-consulte du 3 mai 1854, qui confirma le régime juridique des colonies comme étant celui de la spécialité législative - formule résumant le principe selon lequel ces territoires ne devaient pas être régis par les lois ordinaires, constituant le droit commun, mais par des textes spécifiques, tenant compte des conditions particulières caractérisant chacun d'eux - classa, en effet, les colonies en deux groupes, prévoyant un régime distinct pour chacun d'eux. La Martinique, la Guadeloupe et La Réunion constituaient un premier groupe, le second englobant les « autres colonies », dont la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon. Pour ce second groupe, il était prévu que ces territoires seraient « régis par décret de l'Empereur jusqu'à ce qu'il (soit) statué à leur égard par un sénatus-consulte ». Ce dernier ne sera jamais adopté, et le pouvoir réglementaire demeura le législateur de ces colonies, pour lesquelles spécialité législative signifia donc « régime des décrets ». Pour la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion, le sénatus-consulte répartissait la compétence normative entre trois organes: - le vote des impôts était attribué aux conseils généraux de ces colonies; - les matières les plus importantes relevaient du pouvoir législatif; - toutes les autres matières étaient attribuées à l'Empereur, donc aux décrets13. Ce second régime était considéré comme doublement privilégié, d'une part car il attribuait à l'assemblée locale (nommée «conseil général» comme dans les départements) une compétence fiscale revenant, dans les autres colonies, au 13. F. MrcLo, Le régime législatif des départements d'outre-mer et l'unité de la République. Economica, coll. « Droit public positif», préface de L. FA YOREU, 1982, p. 48.
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gouverneur, d'autre part parce qu'il retirait les matières les plus importantes à l'exécutif pour les confier au législateur. Martinique, Guadeloupe et La Réunion bénéficiaient donc d'une considération particulière, traduisant l'image qu'elles donnaient d'elles-mêmes au sein de la République, celle de populations en cours d'assimilation à la Nation. Leurs conseils généraux demanderont d'ailleurs le statut départemental, respectivement dès 1874, 1881, et 1882.14 L'intégration de ces populations à la Nation s'effectuait d'ailleurs bel et bien, notamment sous l'influence combinée du gendarme, de l'instituteur, et du prêtre. Le premier, en effet, offrait aux citoyens «l'obéissance à la loi comme nécessité consubstantielle à l'ordre social et assurance d'une insertion reconnue dans le système et protégée par lui ». Le second intégrait les citoyens «dans un ordre qui leur permettra, socialement, économiquement, intellectuellement, de conquérir ce "plus" refusé à leurs ancêtres, et qui (les réhabilitera) à leurs propres yeux ». Le troisième enfin, délivrait l'individu «non seulement des passions attentatoires à son salut, mais aussi de tout ce qui pourrait subsister en lui [...] de paganisme et d'animisme ».15 Ce processus d'intégration des «vieilles colonies» à la culture française trouva finalement sa consécration dans le dépôt par cinq de leurs parlementaires - la plupart membres du parti communiste - les 17janvier et 12 février 1946, de propositions de loi tendant à faire accéder ces territoires au statut de département français. Ces propositions furent fusionnées en une seule, dont l'exposé des motifs affirmait sans ambages qu'il s'agissait de conclure «le double processus, historique et culturel, qui depuis 1635 a tendu à effacer toute différence importante de mœurs et de civilisation entre les habitants de la France et ceux de ces territoires, et à faire que l'avenir de ceux14. Ibidem p. 53. 15. R. SUVÉLOR,« Les vecteurs de l'intégration: le gendarme, l'instituteur et le prêtre », in J.-Cl. FORTIER(dir.), Questions sur l'administration des DOM, Economica/PUAM, 1989, p. 273 et s.
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ci ne peut plus se concevoir que dans une incorporation toujours plus étroite à la vie métropolitaine », car « la Martinique et la Guadeloupe, qui relèvent des mêmes lois civiles, pénales, commerciales et militaires que la France métropolitaine sont désormais dignes de bénéficier d'un statut définitif, plus conforme aux principes républicains de liberté, d'égalité et de fraternité [...] ». Le rapporteur de la proposition de loi, Aimé Césaire, s'exclamera: «la Martinique et la Guadeloupe [...] depuis trois siècles [...] n'ont cessé de s'inclure davantage dans la civilisation de la mère patrie. [...] Quant à ceux qui s'inquiéteraient de l'avenir culturel des populations assimilées, peut-être pourrions-nous nous risquer à leur faire remarquer qu'après tout, ce qu'on appelle assimilation est une des formes normales de la médiation dans l'histoire et que n'ont pas trop mal réussi, dans le domaine de la civilisation, ces Gaulois à qui l'empereur romain Caracalla ouvrit jadis toutes grandes les portes de la cité romaine.16 » Le statut de département a donc bel et bien été demandé par les «vieilles colonies », et accordé à l'unanimité des députés présents, dans le but de réaliser la complète incorporation à la République de populations qui se proclamaient et voulaient être considérées comme intégrées à la Nation. Une trentaine d'années plus tard, le statut départemental devait d'ailleurs concrétiser, de manière à peu près concomitame pour Saint-Pierre-et-Miquelon et Mayotte, ce même enjeu de l'appartenance à la Nation. La loi du 29 juillet 1976 imposa en effet à Saint-Pierre-et-Miquelon, jusqu'alors territoire d'outre-mer, un statut de département, contre le gré du conseil général de l'archipel qui avait, le 23 juin précédent, adopté à l'unanimité une motion donnant un «avis définitif défavorable au projet de loi portant départementalisation soumis 16. JO Débats, Assemblée constituante, 12 mars 1946, p. 660 et s. Pour une réflexion détaillée sur l'élaboration de la loi de départementalisation, se reporter à E. Jos, «La loi du 19 mars 1946: une lecture rétrospective », in G. MARroN, (dir.), Mélanges en hommage à Bernard VONGLIS,L'Harmattan, 2000, p. 175 et s.
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par le Gouvernement »17. Or le secrétaire d'État aux Départements et Territoires d'outre-mer avait rétorqué: « La transformation de Saint-Pierre-et-Miquelon en département d'outre-mer n'est en réalité que la consécration juridique du vœu unanime et constamment réaffirmé par les Français de ce territoire de rester au sein de la République »18,confirmant ainsi le bien-fondé de la protestation de M. Pen, président du conseil général: « [Le Gouvernement] nous a dit qu'il n'y avait de choix qu'entre devenir département ou quitter le giron de la République française, le statut de territoire d'outre-mer étant périmé! [...] Je prétends qu'une population ne deviendra pas française parce qu'on l'appelle département plutôt que territoire. Ces îles sont françaises parce qu'elles sont peuplées de gens qui ont envie de rester français. En ce qui concerne Mayotte, je prétends que ce n'est pas parce qu'on la baptisera département que l'on convaincra les Africains que Mayotte est peuplée de Français! 19»
Le cas de Mayotte présentait en effet, à la même époque, un second exemple de la portée culturelle du statut départemental, perçu comme la traduction juridique de l'assimilation à la Nation. Les élites créoles de cette île réclamaient en effet depuis 1958, début de leur brouille avec les autorités territoriales de Moroni, le statut de département d'outre-mer pour Mayotte. Cette demande avait été réitérée à plusieurs reprises, notamment lors de la déclaration unilatérale d'indépendance de l'Assemblée territoriale des Comores, le 6 juillet 1975, et lors de la consultation organisée à Mayotte le 11 avril 1976, où près de 80 % des votants avaient mis dans les urnes un bulletin - illégal
17. Journal officiel des îles de Saint-Pierre-et-Miquelon, session extraordinaire du 23 juin 1976, p. 360. 18. Intervention du secrétaire d'État devant le Sénat, JO Débats Sénat, 6 juillet 1976, p. 2113. 19. Journal officiel des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, session extraordinaire du 23 juin 1976, p. 359 et 363.
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- demandant pour l'Île un statut de département.2o Pourtant un tel statut, demandé avec autant de ténacité, fut refusé à l'Île, avec une argumentation brève mais limpide: «Une formule trop rigide, identique à celle de la métropole et des départements d'outre-mer, n'est pas adaptée à la situation et aux besoins réels de Mayotte. La presque totalité de la population a conservé le statut civil coutumier musulman.21 » Cette invocation du fort particularisme culturel des Mahorais était claire: l'on mettait en doute leur possibilité de s'assimiler, par le truchement du statut départemental - entraînant l'application d'un régime d'identité législative - aux valeurs et à la culture de la nation française. Et la loi du 24 décembre 1976 dota Mayotte d'un statut de collectivité territoriale sui generis conservant, derrière une organisation administrative de type départemental, la caractéristique essentielle des TOM qu'est la spécialité légis lative22.
L'attitude du législateur envers Saint-Pierre-et-Miquelon comme envers Mayotte a donc confirmé celle qui avait été la sienne en 1946 envers les «vieilles colonies»: le statut de département, entraînant l'identité législative, concrétise 20. J.-Cl. MAESTRE,« Les Comores. Chronique politique et constitutionnelle », in Annuaire des pays de l'océan Indien, CERSOI, Université d'AixMarseille III, 1976, p. 343. 21. Exposé des motifs, projet de loi n° 2667 relatif à l'organisation de Mayotte (1976). 22. Ce statut, après avoir subi plusieurs évolutions, notamment par extension à l'île de lois en vigueur dans les départements, a cédé la place à un nouveau statut, de collectivité départementale, adopté par la loi du Il juillet 2001 puis précisé par la loi organique portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer du 21 février 2007. À partir du 1erjanvier 2008 Mayotte est placée, comme les départements d'outre-mer, sous le régime de l'identité législative: les lois et décrets adoptés à Paris lui sont en principe applicables sous réserve d'éventuelles adaptations à la situation locale - hormis dans quelques domaines comme la fiscalité, l'urbanisme, le droit social. La polygamie, traditionnellement autorisée par le droit coutumier, d'origine coranique, est interdite pour les personnes ayant accédé à l'âge du mariage à partir de 2005. Lors de sa réunion du 18 avril 2008 le conseil général a adopté à l'unanimité une résolution invitant le Gouvernement à transformer Mayotte en département d'outre-mer.
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l'appartenance d'une population à la Nation française en l'intégrant au cœur même de la République, les populations considérées comme non assimilables à la Nation demeurant à la périphérie de cette dernière avec un statut de territoire d' outremer, caractérisé par la spécialité législative.
II) Les Territoires d'outre-mer, nations périphériques fédérées à la France? Les territoires d'outre-mer, qui ont succédé aux colonies23 dans la Constitution du 26 octobre 1946, ont reçu du constituant un traitement spécial les distinguant clairement des autres collectivités territoriales de la République. Il semble bien en effet que les rédacteurs des constitutions de 1946 et 1958 aient perçu en eux des entités nationales distinctes de la nation française, devant donc bénéficier, vis-à-vis de cette dernière, bien qu'au sein d'un même État, d'une grande autonomie. Parmi l'ensemble des collectivités territoriales de la République, seuls en effet les territoires d'outre-mer se sont vu reconnaître par le constituant des « intérêts propres» légitimant l'attribution à chacun d'eux d'une «organisation particulière [. ..] définie et modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée »24. Seuls, de même, ils ont reçu de la Constitution de la Ve République la possibilité d'opter - dans un délai de quatre mois après la promulgation de ladite
23. La notion de colonie correspondait à un statut politico-administratifprécis au sein de l'Empire colonial, qui comportait aussi des protectorats, des territoires sous mandat de la SDN, et un « groupe de départements », l'Algérie. Une colonie était une collectivité territoriale de la République essentiellement administrée par des agents déconcentrés de l'État donc ignorant toute décentralisation, hormis, on l'a vu, s'agissant de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion. 24. Article 74 de la Constitution du 27 octobre 1946 comme - dans sa
première version - de celle du 4 octobre 1958.
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Constitution - entre plusieurs statuts au sein ou en-dehors de la République.25 Le constituant avait donc perçu, et traduit dans la loi fondamentale, une différence de nature entre les territoires d'outre-mer et les départements d'outre-mer: les particularismes des premiers justifiaient qu'ils soient seuls exemptés de l'assimilation de principe au régime juridique de droit commun, c'est-à-dire au droit de la nation française stricto sensu. N'était-ce pas là leur reconnaître une essence nationale distincte? Par ailleurs, les notions d'« intérêts propres» et d'« organisation particulière », qui leur étaient réservées, étaient matérialisées par le fait que les assemblées de ces territoires étaient les seules assemblées de collectivités territoriales à recevoir constitutionnellement compétence pour connaître, en complément de l'intervention du législateur, de l'organisation de leur collectivité: elles exerçaient, dans le délai indiqué cÏdessus, la possibilité d'option entre plusieurs statuts que prévoyait l'article 76, et devaient ensuite, de manière générale, être consultées pour la définition et la modification de l'organisation de chaque territoire (art. 74). La première disposition, complétant le second alinéa du préambule 26, octroyait en effet aux «peuples des territoires d'outre-mer >P - pendant certes un bref délai - un droit de libre détermination qui était refusé aux autres populations de la République: n'était-ce pas là reconnaître implicitement leur spécificité nationale? Par la seconde disposition, le constituant retirait d'emblée au législateur le monopole - traditionnel - de 25. Article 76 : « Les territoires d'outre-mer peuvent garder leur statut au sein de la République. « S'ils en manifestent la volonté par délibération de leur assemblée territoriale prise dans le délai prévu au premier alinéa de l'article 91, ils deviennent soit départements d'outre-mer de la République, soit, groupés ou non entre eux, États membres de la Communauté. » 26. «... la République offte aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer, des institutions nouvelles... ». 27. Alors que le préambule s'ouvrait sur la notion de « peuple français », l'article premier, lui, évoquait les « peuples des territoires d'outre-mer ».
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l'organisation de ces collectivités, et attribuait à leurs élus une certaine compétence d'auto-organisation, limitée certes, mais totalement inconnue à l'époque des autres assemblées locales. Il jetait ainsi les bases d'un régime juridique nouveau conférant à certaines collectivités territoriales un degré de «libre administration» allant très au-delà de la simple et classique décentralisation administrative. En effet le législateur accordera rapidement à certains territoires d'outre-mer un statut qu'il qualifiera lui-même d'« autonomie» - notion alors inconnue de la Constitution - venant compléter le régime de spécialité législative et permis par celui-ci: c'est donc qu'il estimait que, à la différence des autres collectivités territoriales, les intérêts locaux dans les TOM n'étaient pas, par leur nature, réductibles à une simple composante des intérêts nationaux, mais d'une essence différente. Ce régime d'autonomie se présentera historiquement sous deux formes: une première dans les années 1960 et 1970 bénéficia essentiellement au Territoire d'outre-mer des Comores et au Territoire français des Afars et des Issas, une seconde, plus récente, concerne la NouvelleCalédonie et la Polynésie française.
A) L'autonomie première manière: les statuts des Comores et du Territoire français des Afars et des Issas 28 Le statut du territoire des Comores, adopté dès 1961 et remanié en 196829,témoigne de l'audace précoce, et longtemps méconnue par la doctrine, du législateur quant à l'octroi d'un régime d'autonomie aux populations ressenties comme non assimilables à la nation française.
Le législateur dota en effet par la loi du 22 décembre 1961 ce territoire de 1'« autonomie interne» 30 et d'une organisation 28. 29. 30. sein
Loi Loi Loi de
du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores. du 3 janvier 1968 modifiant et complétant la loi du 22 déco 1961. du 22 décembre 1961, article le': « L'archipel des Comores forme, au la République française, un territoire d'outre-mer doté de la
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fortement inspirée de celle d'un État. Les institutions des Comores étaient centrées autour d'une «chambre des députés» et d'un «conseil de gouvernement », sur lesquels le haut commissaire de la République exerça une tutelle de plus en plus lâche. Les services administratifs étaient répartis entre services à compétence d'État et services à compétence mixte, limitativement énumérés, et services à compétence du territoire (toutes les autres matières). La chambre des députés, comptant 31 membres élus pour 5 ans au scrutin de liste majoritaire à un tour, avait des compétences limitées: le domaine des services d'État lui échappait entièrement, tandis que celui des services mixtes ne pouvait faire l'objet d'aucun règlement de sa part sans l'accord préalable du haut commissaire. De même son intervention était exclue des matières législatives de l'article 34 de la Constitution: elle devait simplement être consultée pour toute modification de la loi portant statut du territoire, procédure jusqu'alors inconnue du régime des collectivités territoriales. Mais l'ensemble des affaires d'intérêt local relevait de cette assemblée, qui prenait à leur sujet des « délibérations », votait le budget du territoire que lui présentait le président du conseil de gouvernement, déterminait les règles de la fiscalité des subdivisions du territoire - chacune des quatre îles de l'archipel - comme de la péréquation des ressources du budget du territoire et des budgets de ces subdivisions. La chambre pouvait adopter, à l'encontre du conseil de gouvernement, une motion de censure à la majorité des deux tiers. Le président du conseil de gouvernement pouvait lui poser la question de confiance, dont le rejet à la même majorité entraînait la démission du conseil de gouvernement. Sa dissolution, par contre, ne pouvait être décidée que par décret en Conseil d'État, à la demande du haut commissaire. Le conseil de gouvernement était un véritable gouvernement local. Son président, investi par la chambre des députés à la personnalité juridique et jouissant de l'autonomie interne dans les conditions prévues par la présente loi. »
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majorité des deux tiers, choisissait librement ses ministres, sans intervention du haut commissaire, et la loi lui transférait certains pouvoirs jusqu'alors détenus par ce dernier: la convocation du conseil de gouvernement et la fixation de son ordre du jour, la répartition des différents services territoriaux entre les ministres, la révocation des ministres, enfin la responsabilité de la sécurité intérieure du territoire puisqu'il disposait des forces de gendarmeries - avec l'accord du haut commissaire, néanmoins. Enfin il avait seul l'initiative des projets à soumettre à la chambre des députés. Exécutif décentralisé, le conseil de gouvernement exerçait de multiples attributions: établissement du projet de budget, exécutions des délibérations de la chambre, gestion des affaires territoriales, direction des administrations relevant de sa compétence. Et c'était en son sein que son président exerçait le pouvoir réglementaire dans toutes les matières qui n'étaient pas expressément dévolues à une autre autorité. Le haut commissaire, représentant de la République, nommé par décret en Conseil des ministres, détenait quant à lui des attributions encore importantes, mais strictement délimitées. Il n'était plus chef du territoire ni, sur le plan protocolaire, le premier personnage du territoire, au profit du président du conseil de gouvernement. Ce régime d'autonomie déjà fort éloigné de la décentralisation des collectivités territoriales de droit commun fut encore accru par la loi du 3 janvier 1968. La chambre des députés reçut la liberté de déterminer ellemême le nombre, le mode d'élection ainsi que les incompatibilités de ses membres, au lieu et place du législateur. Son éventuelle dissolution pouvait dorénavant être prononcée par décret à la demande non plus du haut commissaire mais du président du conseil de gouvernement. Elle devait fixer ellemême les conditions de mise en jeu de la responsabilité politique du conseil de gouvernement devant elle, là aussi à la place du législateur. La réforme faisait aussi évoluer de manière
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importante la répartition des compétences, la compétence territoriale devenant de droit commun - nombre de matières y faisant d'ailleurs leur entrée - et la compétence de l'État faisant l'objet d'une énumération limitative. Le président du conseil de gouvernement, quant à lui, bénéficiait d'un surcroît de pouvoir et devenait une véritable autorité administrative. Au pouvoir réglementaire dont il disposait déjà venaient s'ajouter de nouvelles prérogatives en matière de tutelle des collectivités locales et de représentation des intérêts du territoire auprès du haut commissaire et du gouvernement de la République. Il recevait le pouvoir de demander, au même titre que le haut commissaire, l'annulation pour illégalité des actes de la chambre des députés, et pouvait désormais seul demander sa dissolution au Gouvernement. De plus, il disposait désormais librement de la garde territoriale. Le haut commissaire, pour sa part, voyait ses pouvoirs amputés sur plusieurs plans: il ne pouvait plus assister aux séances du conseil de gouvernement ou de la chambre des députés, il ne pouvait plus proposer à Paris la dissolution de la chambre, enfin les matières de la compétence de l'État, donc de sa compétence, faisaient désormais, on l'a dit, l'objet d'une énumération limitative, alors que la catégorie des matières de compétence mixte disparaissait, pour l'essentiel absorbée par la compétence territoriale. Il conservait néanmoins des compétences importantes, notamment dans le domaine de la tutelle.31 On le constate, le statut du territoire des Comores - qui accéda à l'indépendance, hormis l'île de Mayotte, en 1975, dans
des conditions controversées32 - mettait en œuvre un régime 31. Th. FLOBERT,op. cil., p. 434 à 453. A. MEUNIER,« Le statut politique et juridique de l'archipel des Comores de l'annexion à l'autonomie restreinte (1912-1968 », Penant, 1970, p. 442 à 454. 32. La chambre des députés des Comores proclama unilatéralement l'indépendance du pays le 6juillet 1975 pour éviter l'organisation par Paris d'une consultation d'autodétermination dont les résultats auraient été décomptés île par île, permettant ainsi à Mayotte de demeurer, elle, territoire français. Voir
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d'administration locale fort éloigné de la « libre administration» caractérisant la décentralisation de droit commun, et évoquant plutôt la situation d'une entité fédérée, notamment par l'ampleur de la compétence d'auto-organisation - l'un des caractères du fédéralisme reconnue aux institutions locales. Cette compétence d'auto-organisation ne devait d'ailleurs retrouver une telle ampleur dans aucun des statuts ultérieurs des autres territoires d' outre-me~3, que ce soit celui du Territoire français des Afars et des Issas de 196734,ceux de la Nouvelle-Calédonie de 197635et de la Polynésie française de 197736puis de 198437, dont certains s'avérèrent pourtant plus audacieux sur d'autres plans. De l'analyse de ces divers statuts se dégage une image assez précise d'un régime d'administration locale inconnu de la Constitution mais bel et bien explicitement mis en œuvre par le législateur, sous des formes variables, au profit de la plupart des territoires d'outre-mer: un régime d'autonomie. Cette autonomie à la française présentait les caractères suivants: - les organes territoriaux recevaient un certain pouvoir d'auto-organisation, selon une large palette de procédés allant de la simple obligation constitutionnelle de consulter l'assemblée territoriale intéressée avant toute modification de
Th. MICHALON,« Mayotte et les Comores. Droit des peuples à disposer d'euxmêmes et boulet diplomatique », Le Monde diplomatique, décembre 1984 ; O. GORIN, « Mayotte ftançaise: aspects internationaux, constitutionnels et militaires », in O. GORIN et P. MAURICE(dir.), Mayotte, Centre d'Études administratives et Centre d'Études et de Recherches en relations internationales et géopolitiques de l'océan Indien, Université de La Réunion, 1992, p. 155 et s. 33. Pour une présentation synthétique, voir Th. MICHALON,« La République ftançaise, une fédération qui s'ignore? », op. cit., p. 679-680. 34. Loi n° 67-521 du 3 juillet 1967. 35. Loi n° 76-1222 du 28 décembre 1976. 36. Loi n° 77-772 du 12juillet 1977. 37. Loi n° 84-820 du 6 septembre 1984.
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l'organisation du territoire38(donc, par extension, des règles de droit particulières qui y seraient en vigueur) jusqu'aux dispositions extrêmement audacieuses adoptées, on vient de le voir, en faveur de la chambre des députés des Comores; - pour être applicables dans les territoires d'outre-mer, les lois et décrets spécifiques à chaque territoire devaient, de manière générale, faire l'objet, en plus de leur publication au Journal Officiel de la République française, d'une promulgation et d'une publication spéciales dans le Journal Officiel local par le représentant de l'État dans le territoire intéressé; - les organes des territoires d'outre-mer étaient inspirés de ceux d'un État, selon un agencement proche d'un régime de type parlementaire, l'assemblée élisant un chef de l'exécutif distinct de son président, qui sollicitait ensuite un second vote d'investiture en faveur de l'équipe des ministres qu'il présentait, laquelle pouvait être renversée par une motion de censure; - la loi effectuait au profit des autorités territoriales un transfert massif de compétences allant bien au-delà de ce que connaissent les simples collectivités décentralisées, en dressant une liste limitative des compétences conservées par l'État et en énonçant le principe selon lequel toutes les autres matières relevaient des autorités territoriales... y compris certaines matières normalement législatives car figurant dans l'article 34 de la Constitution, par exemple la détermination de certaines peines privatives de liberté, ou la fixation des impositions, de leur assiette, de leur taux et de leurs modalités de recouvrement. Néanmoins les délibérations adoptées dans ces matières demeuraient soumises au contrôle de légalité par le représentant de l'État et le tribunal administratif car elles conservaient la valeur d'actes administratifs; - la loi portant statut d'un TOM organisait fréquemment une consultation obligatoire par l'État des organes du territoire lors 38. L'article 74, première manière, de la Constitution prévoyait que 1'« organisation particulière» des territoires d'outre-mer soit « définie et modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée. »
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de la présentation de mesures législatives ou réglementaires intervenant dans des matières demeurées de sa compétence, et permettait à l'assemblée territoriale d'adopter des vœux tendant soit à étendre des lois ou règlements du droit commun, soit à abroger ou modifier les dispositions applicables au territoire; - les organes territoriaux recevaient souvent la possibilité de se doter d'un système répressif propre, l'assemblée pouvant assortir les infractions aux règlements qu'elle édicterait de peines d'emprisonnement et d'amendes, et le président du gouvernement territorial recevant la responsabilité de la sécurité intérieure du territoire et disposant, dans ce but, d'une garde territoriale; - les territoires d'outre-mer jouissaient traditionnellement d'une large autonomie fiscale et douanière, héritée du régime colonial: il n'était perçu localement ni impôts d'État ni droits de douane d'État mais uniquement des impôts et droits de douane établis par les autorités territoriales et perçus au profit du territoire, des communes, et éventuellement d'autres collectivités territoriales, comme les provinces de NouvelleCalédonie; - les autorités territoriales pouvaient choisir les «signes distinctifs» du territoire, c'est-à-dire un drapeau et un hymne, lui permettant, selon la formule du législateur, de « marquer sa personnalité dans les manifestations publiques et officielles aux côtés des emblèmes de la République »39; - les autorités du territoire, et singulièrement le chef de l'exécutif, étaient associées de manière consultative aux relations internationales qu'entretient la République avec les États étrangers de la région, pouvaient faire des propositions en la matière et participer aux négociations; - à l'inverse des départements d'outre-mer, les territoires d'outre-mer ne faisaient pas partie de la CEE, devenue Union 39. Loi du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française, article 1er, alinéa 5.
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européenne, mais figuraient, en annexe au Traité, sur la liste des «Pays et Territoires d'outre-mer» faisant l'objet d'un régime spécial d'« association» défini par le traité et ayant pour but de favoriser leur développement économique: exemption de droits de douane à l'entrée dans la Communauté de produits non transformés originaires de leur territoire, mais liberté de frapper localement de droits et de quotas les produits venant de la Communauté; absence d'obligation aux autorités locales de favoriser sur leur sol l'implantation d'entrepreneurs de la Communauté; bénéfice des financements et des mécanismes de garantie de prix (Sysmin et Stabex) accordés aux pays dits ACP par les accords successifs dits de Lomé; - les territoires d'outre-mer jouissaient, non pas comme on l'écrit parfois d'une « vocation à l'indépendance », mais d'une procédure d'autodétermination. Le Conseil constitutionnel a, en effet, dans sa décision du 30 décembre 1975 sur l'affaire des
Comores 40,
incorporé dans notre droit constitutionnel la
«doctrine Capitant », consistant à interpréter l'article 53 alinéa 3 de la Constitution (<
40. L. FAVORED,« La décision du Conseil constitutionnel dans l'affaire des Comores », Revue du droit public, 1976, p. 557; J.-Cl. MAESTRE, « L'indivisibilité de la République française et l'exercice du droit d'autodétermination », Revue du droit public, 1976, p. 431 et s.
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qui, éventuellement, en tirerait les conséquences: il se trouve là dans une situation d'appréciation politique, discrétionnaire; - enfin, ce régime d'autonomie à la française, évoquant par maints caractères, on vient de le voir, la situation des entités membres d'un ensemble fédéral, s'en distinguait néanmoins par un point que la doctrine regardait comme déterminant: les actes des autorités territoriales, même intervenant dans des domaines relevant, dans les départements, de la loi, demeuraient soumis au contrôle de légalité et de régularité budgétaire selon des procédés semblables à ceux en vigueur depuis 1982 dans les collectivités décentralisées, ce qui leur conservait la nature d'actes administratifs et les privait de toute nature législative. Ainsi se présentaient les régimes d'autonomie appliqués à certains territoires d'outre-mer à partir du début des années 1960 jusqu'aux années 1980. Des régimes différents ont été mis en œuvre plus récemment au profit de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française.
B) L'autonomie deuxième manière: les statuts récents de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française Mieux connus car plus récents, les statuts de la Polynésie française (2004)41 et de la Nouvelle-Calédonie (1999)42 - ce dernier prenant avec certains principes essentiels de notre droit des libertés incompatibles avec la qualité de collectivité 41. Loi organique n° 2004-192 et loi ordinaire n° 2004-193 du 27 février 2004. Voir J.-E. SCHOETTL,«Un nouveau statut pour la Polynésie française après la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 », Revue française de droit administratif, mars-avril 2004, p. 248 et s., et A. TROIANIELLO, « Le nouveau statut d'autonomie de la Polynésie française », Revue française de droit constitutionnel, n° 60, 2004, p. 833 et s. 42. Loi organique n° 99-909 et loi ordinaire n° 99-910 du 19 mars 1999. Voir O. GOHIN,« L'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie », Actualité juridique/Droit administratif, 20 juin 1999, p. 500 et s., et l-Y. FABERONet G. AGNIEL(dir.), La souveraineté partagée en Nouvelle-Calédonie et en droit comparé, La Documentation française, 2000.
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territoriale de la République et que seule une révision constitutionnelle spécifique, en date du 20 juillet 1998, avait donc pu autoriser - se sont avérés moins audacieux que ceux des Comores et de Djibouti sur le plan des compétences d'autoorganisation, qu'ils ne reprenaient pas, mais globalement plus ambitieux43. Seule colonie de peuplement de l'empire colonial français hormis l'Algérie, la Nouvelle-Calédonie s'est toujours caractérisée par des tensions parfois vives entre la communauté autochtone et la communauté immigrée d'Europe depuis le XIXesiècle - rejointe plus récemment par d'autres immigrations - tensions auxquelles le législateur - voire le constituant luimême - a essayé à tâtons de trouver diverses solutions. Le territoire s'est donc vu appliquer une série de statuts que l'on a
pu à bon droit qualifier de «heurtée»
44,
le dernier en date
présentant, au regard des principes fondamentaux de la République, des audaces choquantes aux yeux de maints
observateurs45. Depuis la loi du 23 août et l'ordonnance du
20 septembre 1985 la Nouvelle-Calédonie est dotée d'une structure interne de type fédéral faisant des quatre « régions », devenues trois «provinces », titulaires des compétences de principe, les principales bénéficiaires de l'autonomie. Les deux lois du 19 mars 1999 - une loi organique et une loi ordinaire46adoptées dans le sillage de la révision du 20 juillet 1998 établissant dans la Constitution un titre XIII spécifique à la Nouvelle-Calédonie, ont mis en œuvre des innovations considérables, notamment en créant une citoyenneté propre à cette collectivité territoriale, emportant la jouissance de certains 43. Th. MICHALON,«La République et sa périphérie: la légitimité par la décentralisation? », in La profondeur du Droit local: Mélanges en l'honneur de Jean-Claude Douence, Dalloz, 2006, p. 331-334. 44. J.-Y. FABERON,«Le statut des territoires d'outre-mer », Les Petites Affiches, 9 août 1991, n° 95, p. Il. 45. Voir notamment A-M. LE POURHIET,«Nouvelle-Calédonie: la nouvelle mésaventure du positivisme », Revue du Droit public 1999, n° 4, p. 1005. 46. Loi n° 99-909 organique relative à la Nouvelle-Calédonie, et loi n° 99-910 relative à la Nouvelle-Calédonie, JO 21 mars, p. 4197 et 4226.
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privilèges, et en habilitant son assemblée à adopter, dans les matières relevant normalement de la loi, des «lois du pays» soustraites au contrôle de légalité mais soumises à un contrôle de constitutionnalité particulier par le Conseil constitutionne1.47 L'évolution statutaire de la Polynésie française a été plus cohérente, plus linéaire dans la progression vers l'autonomie, car plus significative - en l'absence d'un peuplement allogène massif comme en Nouvelle-Calédonie - des désirs ambigus des populations de maints territoires de la périphérie de la République: tendre vers l'émancipation tout en la refusant8. En application de la «loi-cadre» du 23 mai 1956 ayant chargé le Gouvernement d'« assurer l'évolution» 49 des territoires d'outre-mer, un décret du 22 juillet 195750, pris quelques jours avant la transformation des «Établissements français d'Océanie» en «Polynésie française », y introduisit une forme d'autonomie réservant pourtant un rôle central au représentant de l'État. L'assemblée territoriale élisait au scrutin de liste un conseil de gouvernement, présidé en principe par le gouverneur, chef du territoire. Les attributions du conseil de gouvernement étaient collégiales, mais ses membres, qualifiés de ministres, étaient placés à la tête des services territoriaux, ce qui leur conférait un important poids politique. 51 L'assemblée territoriale pouvait renverser le conseil de gouvernement par un vote de censure à la majorité des trois cinquièmes, et le 47. I.-Y. FABERON,« La loi du pays », in J.-Y. FABERONet G. AGNIEL(dir.), La souveraineté partagée en Nouvelle-Calédonie et en droit comparé, op. cit. p. 310 et s. 48 Ce que suggère le rejet par les électeurs corses (le 6 juillet 2003) et antillais (le 7 décembre 2003) de projets d'évolution institutionnelle impliquant la suppression des départements. 49. Loi n° 56-619, JO 24 juin 1956, p. 5762. 50. Décret n° 57-812 du 22juilIet 1957 portant institution d'un conseil de gouvernement et extension des attributions de l'assemblée territoriale dans les Établissements français de l'Océanie, JO. 23 juillet 1957, p. 7258. 51. B. GILLE,« L'évolution des institutions du territoire de 1842 à 1984 », in J-Y. FABERON (dir.), Le statut du territoire de Polynésie française, Economica-Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1996, p. 58.
41
gouverneur pouvait le suspendre ou provoquer l'annulation d'une de ses délibérations par décret en Conseil d'État. Les attributions des organes territoriaux faisaient l'objet d'une énumération par le décret: l'État conservait donc les compétences de principe. La Ve République naissante s'avéra d'emblée soucieuse de ne pas faciliter l'évolution des TOM du Pacifique vers l'indépendance, et une ordonnance du 23 décembre 195852vint limiter les pouvoirs du conseil de gouvernement au profit du gouverneur. À partir de 1967, le budget du territoire gagna, grâce aux activités du centre d'essais nucléaires, une aisance toute nouvelle, et les élus exprimèrent le désir de revenir à l'autonomie du décret de 195753,ce qui conduisit à l'adoption
d'un nouveau statut par la loi du 12juillet 1977 54. Le gouverneur cédait la place à un haut commissaire, qui exerçait la présidence du conseil de gouvernement et dirigeait les services du territoire, alors que, en sens inverse, l'assemblée recevait du législateur les compétences de principe, l'État ne conservant plus sur le territoire que des compétences limitativement énumérées. Les membres du conseil de gouvernement ne retrouvaient pas les attributions individuelles qu'ils avaient obtenues du décret de 1957; par ailleurs, ils pouvaient être renversés par une motion de censure. Les élus ne tardèrent pas à réclamer que le haut commissaire soit confmé au rôle de représentant de l'État, et que les services territoriaux et leurs agents soient placés sous l'autorité de l'exécutif territorial. La loi du 6 septembre 198455, ultérieurement 52. Ordonnance n° 58-1337 du 23 décembre 1958 relative au conseil de gouvernement et à l'assemblée territoriale de la Polynésie française, JO 27 décembre 1958, p. 11871. 53. B. GILLE,ibidem, p. 59. 54. Loi n° 77-772 du 12juillet 1977 relative à l'organisation de la Polynésie française, JO 13 juillet 1977, p. 3703. 55. Loi n° 84-820 du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française, JO 7 septembre 1984, p. 2831.
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modifiée par la loi du 12juillet 199056, vint alors doter la Polynésie française d'un statut d'autonomie beaucoup plus accentué, qui demeura en vigueur durant vingt années. Le territoire conservait les compétences de principe, l'État de simples compétences limitativement énumérées; l'exécutif territorial recevait la possibilité de participer à l'exercice des compétences de l'État en matière de relations extérieures; les mécanismes de contrôle de légalité introduits dans les départements par la loi du 2 mars 1982 se trouvaient, pour la première fois, étendus à un TOM; l'exécutif était un « gouvernement» comprenant un président élu par l'assemblée territoriale parmi ses membres, nommant ensuite ses ministres, la loi de 1990 venant remplacer la nécessité d'un vote d'investiture en faveur de l'équipe ainsi constituée par la simple possibilité pour l'assemblée de s'opposer à sa composition par une motion de censure; le président du gouvernement était le chef de l'exécutif territorial et des services du territoire, et représentait celui-ci; l'assemblée pouvait renverser le gouvernement par une motion de censure mais pouvait être dissoute par décret en Conseil des ministres.
57
Séduit par les extraordinaires avancées vers l'autonomie dont la Nouvelle-Calédonie avait bénéficié, dans la foulée des
accords de Nouméa 58, de par le statut du 19 mars 1999, M. FIosse, président du gouvernement de Polynésie française, s'efforça rapidement d'obtenir un statut permettant aux délibérations les plus importantes de l'assemblée territoriale d'échapper, sur le modèle des « lois du pays» que le congrès de 56. Loi n° 90-612 du 12juillet 1990 modifiant la loi n° 84-820 du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française, JO 14juillet 1990, p. 8319. 57. Pour une présentation synthétique des institutions du statut de 1986-1990, voir J.-Y. FABERON,«Le schéma institutionnel du statut de 1984 », in I.-Y. FABERON(dir.), Le statut du territoire de Polynésie française, op. cit., p. 77 s. 58. JO 27 mai 1998, p. 8039. Texte commenté par I.-Y. FABERON,«L'accord de Nouméa du 21 avril 1998: la Nouvelle-Calédonie, pays à souveraineté partagée », Regards sur l'actualité, mai 1998, p. 19 s.
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Nouvelle-Calédonie peut désormais adopter, au contrôle de légalité, à ses yeux insupportable, effectué par le tribunal administratif de Papeete. Deux lois du 27 février 200459 ont donc doté la Polynésie française d'un statut renforçant encore son autonomie. Collectivité d'outre-mer relevant de l'article 74 de la Constitution, la Polynésie française est désormais qualifiée de «pays d'outre-mer », et se « gouverne» librement (alors que les collectivités territoriales ordinaires, on le sait, s'« administrent »). Son assemblée élit un «président de la Polynésie française» qui procède à la nomination des ministres en précisant les attributions de chacun, dirige le gouvernement et représente la Polynésie française. Dans les matières relevant normalement de la loi mais ressortissant à la compétence de la Polynésie française ou de sa participation aux compétences de l'État, l'assemblée adopte des «lois du pays» soumises au « contrôle juridictionnel spécifique du Conseil d'État» prévu par l'alinéa 3 du nouvel article 74 de la Constitution: sur saisine par le haut commissaire, le président de la Polynésie française ou six représentants à l'assemblée, le Conseil d'État se prononce sur leur conformité à la Constitution, aux lois organiques, aux engagements internationaux et aux principes généraux du droit, les dispositions déclarées non conformes ne pouvant être promulguées, et aucun recours en illégalité devant la juridiction administrative n'étant recevable contre ces «lois du pays ». Enfin, la Polynésie française peut prendre des mesures ouvrant en priorité l'accès de personnes justifiant d'une «durée suffisante» de résidence sur son territoire aux emplois salariés, à ceux de la fonction publique territoriale, et aux professions libérales, de même qu'elle peut exercer un droit de préemption lors de la cession de biens fonciers de manière à préserver le
59. Loi organique n° 2004-192 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, loi n° 2002-193 complétant le statut d'autonomie de la Polynésie française, JO 2 mars 2004, p. 4183 et 4213.
44
«patrimoine
culturel» et 1'« identité» de sa «population».
60
Ainsi devrait se trouver réalisé le vœu de M. Gaston Flosse, celui de disposer de « tous les avantages de l'indépendance sans
aucun des inconvénients»
61.
On le voit, le constituant et le législateur ont bel et bien accordé historiquement un traitement différent aux populations implicitement considérées comme assimilables à la nation française, d'une part, et à celles ressenties comme lui étant non assimilables, d'autre part. Toutefois cette dichotomie, recouvrant traditionnellement le clivage distinguant les départements d'outre-mer des territoires d'outre-mer, s'avère à l'examen trop grossière. En effet, au sein du bloc des collectivités territoriales de droit commun - les départements et régions - certaines jouissent depuis les années 1980 d'une décentralisation plus poussée que les autres: il s'agit des départements et régions d'outre-mer et de la Corse, dont les populations contestent aujourd'hui, dans une certaine mesure, leur appartenance à la nation française.
60. Loi organique n° 2004-192 du 12 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, art. 18 et 19. 61. Formule prêtée à Gaston PLOSSE,citée par F. LAMBERT,« Un printemps ou un automne? Les élections de mai 2004 dans le Pacifique », Revue juridique, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, n° 4,2004, p. 3.
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Chapitre II CONTESTANT LEUR APPARTENANCE FRANÇAISE, LES DÉPARTEMENTS D'OUTRE-MER À L' AVANT-GARDE
À LA NATION RÉGIONS
-
- ET LA CORSE - SONT DE LA DÉCENTRALISATION
Les «vieilles colonies », on l'a vu, ont été retirées de la catégorie des colonies par la loi du 19 mars 1946 qui les érigeait en départements, puis placées sous le régime de l'identité législative par la constitution du 27 octobre 1946, au nom de leur assimilation postulée à la culture française, donc à la Nation62. La Corse, dont il faudra bien convenir un jour qu'elle se situe bel et bien «outre-mer» - non pas tant par la géographie que par les sentiments de sa population - avait été pour sa part érigée en département dès 1790, vingt-deux ans après son annexion, pour satisfaire à la demande de ses députés à l'Assemblée constituante tendant à ce que ses habitants soient «régis par la même constitution que les autres Français» 63 . L'égalité devant la loi, principe fondateur d'une République jacobine traditionnellement avide d'uniformité législative, a pourtant laissé place, à partir des réformes Defferre, tant dans les départements d'outre-mer qu'en Corse, à une organisation administrative plus fortement décentralisée qu'elle ne l'est dans l'Hexagone... car le législateur, sensible aux sentiments nationalistes qui s'y expriment, tente ainsi de faire, en quelque sorte, la part du feu.
62. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de « La légitimité par la décentralisation? » contribution à La profondeur du Droit local: Mélanges en l'honneur de Jean-Claude Douence, Dalloz, 2006, p. 329. 63. R. COLONNAD'IsTRIA,Histoire de la Corse, France-Empire, 1995, p. 164.
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I) Des collectivités dotées d'une décentralisation particulièrement
poussée
Les départements d'outre-mer, comme la Corse, ont été dotés par le législateur d'une décentralisation particulièrement poussée, leur conférant un degré de libre administration plus développé que celui reconnu aux départements de l'Hexagone.
A) La décentralisation particulière des départementsrégions d'outre-mer64 Le basculement des « vieilles colonies» dans le statut départemental a « produit mécaniquement un effet centralisateur» 65, car les organes de ces colonies jouissaient, dans le cadre de la spécialité législative, de compétences qui, dans les départements, étaient des compétences des services de l'État, et qui sont alors retournées entre les mains du préfet et des services déconcentrés des ministères. Toutefois les conseils généraux des nouveaux départements conservèrent, au titre des «mesures d'adaptation », certaines attributions particulières inconnues de leurs homonymes de l'Hexagone: proposition d'un tarif douanier local, fixation du taux et de la répartition de l'octroi de mer, gestion de la taxe spéciale sur les carburants et du fonds routier qu'elle alimente, et surtout - depuis le décret du 26 avril 64. Sur les départements et régions d'outre-mer, les principaux ouvrages de synthèse sont: - F. CONSTANTet J. DANIEL(dir.), 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, L'Harmattan 1997 ; - l-CI. FORTIER(dir.), Questions sur ['administration des DOM, Economica/Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1989; - N. RUBIO,L'avenir des départements antillais, La Documentation française, 2000 ; M. ELFORT et alii (dir.), La loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2001. 65. l-Cl. DOUENCE,« La décentralisation, facteur de stabilisation de l'institution gouvernementale », communication présentée lors du colloque de l'association « France Outre-mer », Un demi-siècle de décentralisation outremer, Sénat, 27 septembre 1996, p. 21.
48
1960 - intervention du conseil général dans la procédure d'adaptation des lois et décrets à la situation locale particulière, par voie de proposition et de consultation par le Gouvernement. Le train de mesures décentralisatrices inauguré par la loi du 2 mars 1982 fut applicable de plein droit aux départements d'outre-mer, mais deux textes spécifiques vinrent organiser les régions mono-départementales66 de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de La Réunion67et préciser leurs compétences.68 Les départements, eux, rejoignaient à peu près le droit commun car les compétences particulières qui étaient les leurs se trouvaient transférées aux nouvelles collectivités régionales, mais celles-ci recevaient des pouvoirs de consultation et de proposition en matière d'adaptation législative et réglementaire propres69et plus étendus que ceux que le conseil général tenait - et conservait - du décret du 26 avril 19607°. Depuis lors, les régions d'outre-mer concentrent les particularités représentant les « adaptations» prévues par la Constitution, sous la forme
d'une série de compétences spécifiques71 : - participation des conseils régionaux à l'activité normative de l'État, à la fois sur le plan interne par le droit de proposer au Premier ministre des modifications aux dispositions en vigueur ou en cours d'élaboration afin de les adapter à la situation
66. Après le refus des Antillais et Guyanais de se regrouper dans une région commune, d'une part, et d'autre part une décision du Conseil constitutionnel s'opposant à la mise en place dans chacun de ces territoires d'un conseil général et régional, dont les membres n'auraient pas été élus au scrutin cantonal. 67. Loi n° 83-1171 du 31 décembre 1982, JO 1erjanvier 1983 p. 13. 68. Loi n° 84-747 du 2 août 1984, JO 3 août 1984, p. 2559. 69. Loi n° 83-1171 du 31 décembre 1982, article 8. 70. Le décret n° 60-403 du 26 avril 1960 institua au profit des conseils généraux des départements d'outre-mer, dans le cadre de l'adaptation du régime législatif et de l'organisation de ces départements prévue par l'article 73 de la Constitution, un pouvoir de proposition et un droit à consultation, à l'intention du législateur et du pouvoir réglementaire. 71. l-Cl. DOUENCE,fasc. « Les départements d'outre-mer », in F.-P. BÉNOIT (dir.), Encyclopédie des collectivités locales, Dalloz p. 1920-1.
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particulière locale72, et sur le plan des relations internationales par celui de donner leur avis aux projets d'accords concernant la coopération régionale entre la République française et les États
de leur zone 73 ou l'exploitation des ressources de leur zone économique exclusive74 ; - des compétences particulières en matière de développement et d'aménagement, comme l'élaboration d'un schéma d'aménagement régional, la possibilité de créer des sociétés d'économie mixte de transport aérien ou maritime, ou l'organisation dans les établissements d'enseignement d'activités éducatives complémentaires relatives aux langues et cultures régionales; - la gestion des moyens financiers et fiscaux spécifiques que sont l'octroi de mer, la taxe de consommation des produits pétroliers et la section régionale du «Fonds d'intervention des DOM» ; - l'éventuelle création d'établissements publics dénommés « agences », chargés d'assurer la réalisation des projets de la région ainsi que le fonctionnement de ses services publics.75 Il faut aussi ajouter que les conseils régionaux sont outre-mer flanqués de deux conseils consultatifs au lieu d'un, un comité (devenu conseil) de la culture, de l'éducation et de l'environnement se rajoutant au comité (devenu conseil) économique et social. Dans son titre VI «De l'approfondissement de la décentralisation », la loi dite d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 200076 a encore renforcé cette décentralisation particulière aux DOM/ROM. En premier lieu son article 44 établit une consultation obligatoire des conseils généraux et régionaux « sur les projets de loi, d'ordonnance ou de décret 72. 73. 74. 75. 76.
Loi n° 82-1172 du 31 décembre 1982, art. 8. ibidem, art. 9. Loi n° 84-747 du 2 août 1984, art. 13. Loi n° 82-1171 du 31 décembre 1982, art. 7. Loi n° 2000-1207 du 13 décembre 2000, JO 14 décembre 2000, p. 19760.
50
comportant des dispositions d'adaptation du régime législatif et de l'organisation administrative» de ces départements et régions ainsi que sur les propositions de « mesures spécifiques» de l'Union européenne les concernant, et les habilite à présenter en ce domaine leurs propositions. En second lieu ce texte réaffirme certaines compétences des ROM, et prévoit les transferts des routes nationales à celles qui le demanderont. Enfin le titre VII « De la démocratie locale et de l'évolution des DOM» prévoit la réunion éventuelle du conseil général et du conseil régional, auxquels se joindront les parlementaires, en un «congrès des élus départementaux et régionaux» chargé de délibérer sur toutes propositions d'évolution institutionnelle ou de nouveaux transferts de compétences de l'État, que chacune des deux assemblées pourra ensuite adopter et transmettre au Premier ministre. Enfin, le nouvel article 73 de la Constitution, issu de la révision du 28 mars 2003, organise de nouvelles avancées de la décentralisation au profit des départements et régions d'outremer: -
le législateur pourra habiliter leurs organes à décider
eux-mêmes les «adaptations» aux lois et décrets, jusqu'à présent adoptées par le législateur ou le Gouvernement après consultation ou sur proposition de ces organes; - il pourra aussi les habiliter - exception faite de La Réunion 77 - à «fixer» eux-mêmes les règles applicables sur leur territoire dans certaines matières relevant pourtant, normalement, du décret ou même de la loi, faculté évoquant celle conférée de longue date à l'assemblée de certains territoires d'outre-mer; sur ces deux points (<
51
organique du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer a fixé la procédure à suivre, de la demande d'habilitation adressée par l'assemblée délibérante de la collectivité territoriale concernée, à l'adoption par celle-ci de délibérations empiétant sur le domaine législatif ou réglementaire78 ; - la création d'une collectivité territoriale unique se substituant au département et à la région, ou d'une assemblée unique pour ces deux collectivités, ne pourra avoir lieu sans le consentement des populations intéressées, selon une forme d'autodétermination interne fort éloignée du monopole traditionnel, en la matière, du législateur. Aiguillonné par les revendications des élus de l'outre-mer, le législateur (et même le constituant) a donc au fil des ans doté les départements et régions d'outre-mer d'une décentralisation plus poussée que celle dont bénéficient leurs homologues de métropole.
B) La décentralisation
particulière
de la Corse
Si la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 a donné le coup d'envoi d'une audacieuse politique décentralisatrice pour l'ensemble du territoire, la loi n° 82-214 promulguée le même jour, puis la loi n° 82-659 du 30 juillet 1982 ont attribué à la région de Corse un .caractérisé par un degré de libre «statut particulier» administration un peu plus poussé que celui que le législateur devait conférer quelques mois plus tard aux régions de droit
78. J.-Ph. TmELLAY,«Les lois organique et ordinaire portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer du 21 février 2007 », Actualité juridique Droit administratif, 26 mars 2007, p. 631 ; L. TESOKA, «Les transformations du pouvoir normatif des collectivités territoriales d'outre-mer par la loi organique du 21 février 2007 », Revue française de Droit administratif n° 4, juillet-août 2007, p. 661.
52
commun 79.
En premier lieu, le conseil régional reçoit
l'appellation plus flatteuse, car d'inspiration parlementaire, d' « Assemblée de Corse », ses membres sont élus au scrutin proportionnel dans une circonscription constituée - à l'inverse de la solution qui devait être retenue dans l'Hexagone80 - par l'ensemble des deux départements de l'île, et ils sont assistés de deux conseils consultatifs au lieu d'un seul, un conseil de la Culture, de l'Éducation et du Cadre de vie venant se rajouter au conseil économique et social. Cette assemblée reçoit une compétence inspirée de celle conférée aux conseils généraux des départements d'outre-mer par le décret n° 60-406 du 26 avril 1960: adresser au Premier ministre des propositions de modification des dispositions en vigueur ou en cours d'élaboration concernant les collectivités territoriales de Corse. Elle reçoit en outre une série d'attributions spécifiques, comme l'élaboration d'un schéma d'aménagement régional, l'élaboration de la carte scolaire du second degré, ou la répartition des emplois parmi les établissements d'enseignement secondaire. Neuf années plus tard, le législateur remit son ouvrage sur le métier en dotant, par la loi du 13 mai 199181,la région de Corse de certaines particularités le contraignant, de peur d'une censure du Conseil constitutionnel sur la base du principe d'égalité, à la retirer de la catégorie des régions pour l'ériger en collectivité territoriale sui generis. Celle-ci, de fait, jouit d'un degré de décentralisation poussé évoquant sur certains points l'autonomie des territoires d'outre-mer82. L'innovation principale consiste en 79. Th. MICHALON,« Les compétences particulières de la région de Corse », in F. MODERNE(dir.), Les nouvelles compétences locales, Economica, 1985, p.446. 80. Le législateur craignait que la création d'une circonscription électorale régionale n'entraîne la naissance de grands élus régionaux dont la légitimité aurait pu porter ombrage à celle des parlementaires. 81. Loi n° 91-428 du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse, JO 14 mai, p. 6318. 82. Th. MICHALON,« La Corse entre décentralisation et autonomie. Vers la fin des catégories? », Revue française de Droit administratif, sept-oct. 1991, p. no.
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la transposition d'un schéma institutionnel appliqué depuis 1961 dans la plupart des TOM, lui-même inspiré de celui d'un État: l'exécutif de la collectivité territoriale n'est pas le président de l'assemblée délibérante mais un «conseil exécutif», organe collégial composé d'un président et de six membres élus par .l'assemblée au scrutin majoritaire de liste, et responsable de sa gestion devant celle-ci, qui peut le renverser par le vote d'une motion de défiance. L'ex-région reçoit aussi de nouveaux pouvoirs - elle devra être consultée sur les projets de loi ou de décrets comportant des dispositions spécifiques à la Corse, elle pourra faire des suggestions sur l'organisation des services publics de l'État - et de nouvelles compétences comme l'établissement de la carte des enseignements supérieurs et de la recherche universitaire, l'élaboration d'un plan de développement économique, social et culturel, ou la gestion d'un fonds d'intervention pour l'aménagement de la Corse alimenté par une taxe sur les voyageurs débarquant en Corse ou la quittant.
83
Onze années plus tard, la décentralisation dont jouit la Corse sera une nouvelle fois approfondie, à l'issue d'un long processus de négociation entre le Gouvernement et l'Assemblée de Corse, par la loi du 22 janvier 200284, au préalable amputée par le Conseil constitutionnel de sa disposition la plus importante aux yeux d'une large part de l'élite corse: la possibilité pour l'Assemblée de Corse de demander que le législateur l'autorise à adopter à titre expérimental des dérogations aux dispositions législatives en vigueur.85Tel quel, ce nouveau texte ne modifie pas les institutions de la collectivité territoriale mais renforce son autonomie, tout d'abord en lui reconnaissant le pouvoir de « demander à être habilitée par le législateur à fixer des règles 83. J.-P. PASTOREL,«Les compétences de la collectivité territoriale de Corse », ibidem, p. 741. 84. Loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002, relative à la Corse, JO 23 janvier, p. 1503. 85. M. VERPEAUX,«La décision du Conseil constitutionnel n° 2001-454 DC du 17janvier 2002, une décision inattendue?» Revue française de Droit administratif, mai-juin 2002, p. 459.
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adaptées aux spécificités de l'île », ensuite en transférant à son profit un nouveau train de compétences jusqu'alors détenues par l'État, que ce soit dans le domaine culturel (financement et construction des établissements d'enseignement supérieur par exemple) ou dans celui de l'aménagement et du développement (comme le transfert des deux ports d'intérêt national et des aéroports, la fixation du montant et des modalités d'attribution des aides directes aux entreprises, ou le classement des stations touristiques et des établissements accueillant les touristes). Et l'État s'engage à transférer les services correspondants, ainsi que les ressources qu'il leur consacrait jusqu'alors, sous forme d'un abondement de la dotation globale de décentralisation et d'une part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers86. On le voit, les collectivités territoriales géographiquement périphériques à l'Hexagone, cœur de la République, bénéficient bien d'un régime de libre administration particulièrement généreux. Leurs élites semblent l'avoir obtenu en mettant en avant l'identité « culturelle », c'est-à-dire nationale, distincte de ces populations.
II) L'affirmation nationale dans les départements d'outre-mer et en Corse La rapide résorption des puissantes inégalités sociales coloniales, la fulgurante amélioration des conditions d'existence caractérisant les « Trente Glorieuses », le démantèlement des empires coloniaux au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, tous ces facteurs, parmi d'autres, ont favorisé à partir des années 1960 la montée dans les départements d'outremer comme en Corse d'une affirmation identitaire qui prend souvent la forme d'une affirmation nationale.
86. J.-P. PASTOREL, op. cit. ; P. FERRARI, « La loi du 22janvier 2002 relative à la Corse », Actualitéjuridique Droit administratif, fév. 2002, p. 86.
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A) L'affirmation nationale dans les DOM Le statut de département a été, on l'a vu, demandé par les « vieilles colonies », et accordé par la loi du 19 mars 1946, dans le but clairement proclamé de réaliser la complète incorporation à la République de populations qui se proclamaient et voulaient être considérées comme intégrées à la Nation. Mais, très rapidement, les initiateurs même du projet de départementalisation déplorèrent les effets de cette assimilation législative et regrettèrent la réforme qu'ils avaient arrachée en 1946. Aimé Césaire notamment condamna dès 1956 l'idéologie assimilationniste dont il avait été l'un des porte-parole, au nom d'une affirmation identitaire qui en prenait exactement le contre-pied, et expliqua plus tard que l'assimilation avait simplement été à ses yeux « le moyen pratique le plus efficace d'arracher en faveur de la classe ouvrière toute une législation sociale et d'associer notre pays aux perspectives d'accès au socialisme qui se dessinaient alors en France »87.Et il reconnaît aujourd'hui avoir considérablement sous-estimé l'impact que le basculement de ces pays dans le droit commun allait avoir sur la manière de vivre de leurs populations donc sur leur vision du monde: «nous croyions, mon Dieu, à la légère88, que cette assimilation ne tirait pas tellement à conséquence [...] ; ça nous a complètement perturbés.89 » Il s'était d'ailleurs dès 1968 exclamé: « S'il est vrai qu'une nation est une communauté déterminée d'individus vivant sur un même territoire, une communauté formant un tout économique, psychique et culturel parfaitement différent des autres, on voit mal au nom de quoi on pourrait refuser à la Martinique et à la Guadeloupe la qualité de Nation. [...] Étant 87. A. CÉSAIRE,in Action, revue théorique et politique du parti communiste martiniquais, Fort-de-France, 1966, cité par I.-C!. WILLIAM,«Aimé Césaire: Les contrariétés de la conscience nationale », in F. CONSTANTet I. DANIEL (dir.), 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, L'Harmattan, 1997, p. 318. 88. [Souligné par nous]. 89. A. CÉSAIRE,France-Antilles, 4 décembre 2001, p. 2.
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nation, la Martinique a comme toutes les nations le droit de disposer librementd'elle-même.90» En août 1971 se réunit à Morne-Rouge, en Martinique, une «Convention pour l'autonomie» à laquelle participaient des représentants des mouvances autonomistes des quatre DOM. L'une des motions adoptées affirmait: « les peuples des quatre territoires de La Réunion, de la Guyane, de la Guadeloupe, de la Martinique constituent, par leur cadre géographique, leur développement historique, leurs composantes ethniques, leur culture, leurs intérêts économiques, des entités nationales.91 » Cette identité nationale propre, appelant implicitement une autodétermination, a été solennellement réaffirmée plus récemment à la Martinique, en deux types de circonstances. Elle l'a été tout d'abord lors des élections régionales, où le Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) a obtenu d'excellents résultats, tant en 1998, avec 24,47 % des suffrages, qu'en 2004 avec 37,28 % au premier tour et 53,76 % au second: il dirige la région depuis 1998,92allié certes lors de la première mandature avec un courant conservateur. Cette identité nationale propre a été aussi proclamée sans ambages lors des débats du « congrès des élus départementaux et régionaux» issu de la loi d'orientation: le 20 février 2002, onze conseillers généraux ou régionaux seulement sur quatre-vingt-six - la majorité se bornant à s'abstenir - s'opposèrent à un amendement proposé par un élu indépendantiste, proclamant l'existence d'une « nation martiniquaise », qui fut adopté. Une sensibilité de ce type s'exprime, on le sait, dans les trois «départements français d'Amérique» (DFA). Quant à La 90. A. CÉSAIRE,Allocution pour le dixième anniversaire du Parti progressiste martiniquais, Fort-de-France, le 27 mars 1968. Cité par J.-C!. WILLIAM,op. cil., p. 330 à 332. 91. Cité par J.-C!. WILLIAM,op. cit., p. 332. 92. M. MARIE-JEANNE,député et président du conseil régional, a à cœur d'afficher le plus fréquemment possible son ressentiment envers la France, par exemple en refusant de prendre place à la tribune officielle aux côtés des représentants de l'État, comme lors de l'inauguration du nouveau port de commerce de Fort-de-France, le 25 juin 2004.
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Réunion, certains observateurs estiment qu'une fermentation identitaire semblable y a actuellement lieu, susceptible de brouiller assez rapidement l'image de «fille modèle» de la France que certains de ses élus s'emploient à lui conférer, notamment en refusant qu'elle soit concernée par certaines dispositions décentralisatrices audacieuses de l'article 73 révisé
de la Constitution 93. Il semblerait en effet que l'exemple calédonien y agisse depuis quelques années comme «un puissant révélateur» d'une quête identitaire qui se manifeste à la fois par « la répulsion à l'égard de l'institution scolaire, la défiance à l'égard des services publics de l'État» (notamment la Justice) et par l'invocation de «droits traditionnels que la population créole pourrait opposer aux règlements nationaux », alors même que, sur le plan culturel et politique, un « discours simplificateur» s'efforcerait de « réhabiliter tout ce qui touche à la "culture de l'esclave" par opposition à la "culture du maître", permettant ainsi d'établir un «clivage socio-politique binaire entre Créoles et Français de métropole »94. Implicitement reconnue, pour les ex-TOM, par le régime juridique de la spécialité législative, l'idée d'une identité nationale propre est aussi exprimée, on le voit, dans les DOM. Elle l'est aussi, et avec quelle vigueur, en Corse.
B) L'affirmation nationale en Corse Les Corses sont des résistants dans l'âme: ils ont toujours eu à se préserver de la domination de puissances étrangères venues de la mer, implantées dans les villes de la côte et s'efforçant de pénétrer l'intérieur de l'île pour en ponctionner les ressources et tenter d'y faire régner leur propre ordre. La conquête de l'île par Rome y suscita deux siècles de révolte avant de déboucher sur 93. Voir supra, note 76. 94. R. LAFARGUE,« Le réveil de l'identité réunionnaise à l'heure de l'accord de Nouméa: l'option "départementale" contestée par le discours sur la reconnaissance mutuelle et sur la "réparation" des séquelles d'un passé esclavagiste », Droit et cultures, n° 37, 1991/1, p. 203 et s.
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une cohabitation pacifique et une certaine osmose, mais ensuite le Saint-Siège, incapable de protéger l'île contre les razzias sarrasines, la confia à l'archevêque de Pise à la fin du XIesiècle, et les Génois n'eurent alors de cesse de s'en emparer, puis de la conserver, malgré les frondes constantes organisées par les
seigneurs corses95. Cédée à la France par la République de Gènes en 1768 puis conquise militairement l'année suivante par une victoire sur les troupes de Pascal Paoli, le «Père de la Nation », dont la date reste douloureusement inscrite dans les consciences insulaires, la Corse a toujours entretenu un puissant particularisme. La vieille culture de résistance aux pouvoirs publics s'est maintenue au fond des âmes, conduisant encore aujourd'hui à refuser, comme au long des siècles, toute confiance à l'Étranger et toute légitimité à ses institutions et à ses lois, par un repli à la fois rassurant et étouffant sur les connivences et les conflits claniques qui ont de tout temps structuré le monde corse. L'affirmation de l'identité corse face à la France est née dès la fin du XIXesiècle, avec la publication d'un premier journal et la naissance d'une littérature en langue corse, alors qu'avant l'annexion le Toscan était la langue écrite du pays. Elle s'est développée ensuite dès le début des années 1960 devant la régression des activités économiques et la dépopulation de l'île mais surtout du fait de l'humiliation ressentie face à l'implantation massive d'agriculteurs rapatriés d'Afrique du Nord dans la plaine orientale, jusque là vierge de toute mise en valeur, et où les premiers attentats à l'explosif eurent lieu en 1965. À partir du début des années 1980 la contestation s'est radicalisée en se qualifiant elle-même de «nationaliste », parvenant rapidement à exercer une influence déterminante sur l'Assemblée de Corse qui, par exemple, adopta en 1988 une motion reconnaissant « les droits du peuple corse à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses
95.
R. COLONNAD'IsTRIA, op. cit. p. 72 s.
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intérêts économiques et sociaux spécifiques dans le cadre de la constitution française »96. Plus généralement, en un quart de siècle, le thème de la décolonisation, directement transposé du langage tiersmondiste des années 1960, a permis de déculpabiliser et de légitimer les comportements violents traditionnels dans l'île, en permettant leur mise en scène moderne97. Et la cristallisation d'un certain nombre de clans autour de ce thème a permis l'émergence dans les esprits d'un parti de la Corse, qui n'a aucun mal à culpabiliser le parti de la France et à obtenir de lui, par un subtil dosage d'intimidation et de séduction, qu'il consente tacitement aux revendications, appuyées par la violence, qu'il formule au nom de l' honneur de la Corse. En se présentant ainsi comme une nation bafouée et lésée, la Corse est parvenue à convaincre la République qu'elle a des droits sur elle, et, comme le remarqua un inspecteur général des finances, à vivre « convenablement et même plutôt bien, mais [...] en bénéficiant de la solidarité nationale dans des proportions souvent étonnantes et en s'affranchissant fréquemment des disciplines fiscales et financières »98. Placé, on le voit, devant l'inconfortable nécessité de faire face aux demandes contradictoires de populations qui affirment de manière généralement diffuse mais parfois fort vigoureuse leur non-appartenance à la Nation mais en même temps leur désir de demeurer pleinement intégrés à la République et au droit commun, le législateur dispose d'une faible marge de manœuvre car la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme celle du Conseil d'État lui interdisent de continuer à baptiser « département» ou « région» des collectivités territoriales qui s'éloigneraient trop du régime des collectivités ainsi 96. J.-L. BRIQUET,« La question de la "spécificité" corse », Pouvoirs locaux, n° 47, déco2000, p. 67. 97. Pour cette analyse, lire N. GIUDICI,Le Crépuscule des Corses, Grasset, 1997. 98. F. CAILLETEAU, Note sur la situation de la Corse, Inspection générale des Finances, 16juin 1997, p. 14.
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dénommées. Fort opportunément, la technique de la collectivité sui generis lui a permis d'échapper à ce principe d'homogénéité des collectivités territoriales de même catégorie.
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Chapitre III
LA TECHNIQUE DE LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE SUI GENERIS A PERMIS D'ÉCHAPPER AUX CATÉGORIES
L'expression de sentiments particularistes par certaines des populations vivant en départements pose à la République des problèmes que l'on aurait tort de traiter à la légère 99. La philosophie jacobine qui sous-tend notre pays érige l'égalité devant la règle de droit en principe fondateur. Et ce rigoureux principe d'égalité se concrétise, notamment, sur le plan de l'organisation administrative, par un principe d'unité, d'homogénéité des collectivités territoriales de même catégorie, tant en ce qui concerne leur organisation que les règles de fond applicables à leur population. La prise en compte des attentes particulières exprimées par les élites des départements d'outremer comme de la Corse au nom de spécificités locales quotidiennement réaffirmées - mais rarement explicitées - s'est donc d'emblée avérée difficile. Le législateur, conforté par le constituant, a donc eu recours à une technique intellectuellement fort peu élégante - consistant à créer des collectivités territoriales innommées, ne recevant ni la qualification de département, ni celle de région, ni celle de territoire d'outre-mer, afin d'échapper à l'exigence d'unité des collectivités territoriales de même catégorie qu'impose, au nom du principe d'égalité, la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
99. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de « La Corse entre décentralisation et autonomie. Vers la fin des catégories? », Revue française de Droit administratif, septembre-octobre 1991, n° 5, p. no.
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I) L'uniformité interne de nos catégories, force ou faiblesse de nos institutions administratives? Si le droit consiste pour l'essentiel en l'ensemble des règles nécessaires à toute vie en collectivité, on ne conçoit guère qu'il puisse procéder autrement qu'en découpant des catégories de situations auxquelles il applique différentes règles. Mais c'est inévitablement violenter le réel social, multiple, mouvant, nuancé, que le découper en catégories, qui ne sont légitimes qu'en leur noyau, et le sont d'autant moins que l'on s'approche de leur périphérie: les frontières entre catégories sont en effet purement conventionnelles, liées à une culture déterminée, politiques donc. Et l'effort collectif des divers acteurs d'un système juridique libéral, dont certains tirent à hue et d'autres à dia, tend confusément à rectifier à chaque instant, par petites touches, le tracé des frontières entre catégories: ainsi s'effectue l'ajustement constant entre les diverses demandes du corps social, d'une part, les indispensables exigences de la sécurité juridique d'autre part. On peut toutefois remarquer que si les catégories, et la permanente rectification de leurs frontières, sont bien au cœur de tout système juridique, elles ne le sont pas, selon les cultures, de la même manière. L'« esprit de catégorie », en effet, s'avère plus marqué dans certaines traditions intellectuelles que dans d'autres. Ainsi un juriste français, plongé, par exemple, dans un environnement juridique anglo-saxon de common law, découvre-t-il que l'on peut faire du droit autrement qu'en classant à l'infini en catégories et sous-catégories, avec la jubilation que procure l'ordre et la symétrie: les règles écrites peuvent être plus imprécises, et laisser une plus grande place à l'arbitrage rendu par le juge in concreto. La République française, fille des Lumières et de l'esprit jacobin, repose sur le primat du rationnel face à un présumé désordre originel: seul un ordre rationnel, élaboré par une élite délibérément éloignée des réseaux relationnels et affectifs 64
locaux, peut faire barrage à notre propension naturelle à en revenir à la loi du plus fort - mâtinée des échanges de services qui cimentent tout clan - et créer les conditions de la liberté et de l'égalité. Il revient donc à la loi, établie par le Centre, de tracer des catégories auxquelles le Périphérique, le vivant, devra se plier quoi qu'il lui en coûte. Toute prise en considération par la loi de situations particulières est dès lors ressentie comme l'introduction d'une hétérogénéité juridique et politique menant à la désagrégation de la République: les réticences de maints parlementaires face aux règles particulières prévues pour la Corse ou les départements d'outre-mer par de nombreux projets de loi l'ont montré à l'envi. C'est ainsi que la rigoureuse homogénéité interne de nos catégories, délibérément plaquée sur l'infinie variété des situations particulières, est regardée comme l'un des piliers de notre système juridique et de notre contrat socialloo et est l'une des applications du principe d'égalité, considéré comme la première des valeurs républicaines et doté
par le Conseil constitutionneld'une valeur constitutionnelle.lOI Appliqué aux institutions administratives durant la longue phase de construction de la Nation, de structuration et de légitimation de la République, de développement d'une économie efficace, cette rigoureuse obsession de l'homogénéité interne des catégories de notre droit, de l'uniformité d'organisation et de régime des entités de même catégorie, fut ressentie comme la condition du progrès. Mais une fois la culture nationale implantée, la culture républicaine ancrée, la 100. Cette obsession d'une organisation rationnelle, géométrique, fut illustrée jusqu'à la caricature par la proposition SIÉYÈS-THOURET,présentée le 29 septembre 1789, d'un découpage du territoire national en 80 départements carrés, divisés chacun en 9 districts carrés dont chacun aurait comporté 9 cantons carrés. Voir G. DARCY,« Unité et rationalité dans la construction révolutionnaire », in J. MOREAU et M. VERPEAUX(dir.), Révolution et décentralisation, Economica 1992, p. 59 et s. 101. Les commentaires de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que font L. FAVOREUet L. PHILIP dans Les Grandes décisions du Conseil constitutionnel (Dalloz) font ressortir l'importance, au cœur de cette jurisprudence, du principe d'égalité des administrés face à la règle de droit.
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prospérité matérielle acquise, ces disciplines collectives apparurent - en premier lieu à certaines populations de la « périphérie» de la République tels les départements d'outre-mer et la Corse - comme d'illégitimes carcans niant les spécificités de leur situation au profit d'une logique uniformisatrice que plus rien ne justifiait. Historiquement fondatrice de l'unité de la République, la stricte uniformité interne des catégories de régimes d'administration locale est ainsi apparue comme la mettant au contraire en péril.
II) La confusion entre le nom et la catégorie, un des points faibles de notre droit public? Indispensable structure de tout système juridique, occupant peut-être dans le contexte français d'hyperrationalité délibérée une place démesurée, la catégorie est désignée par un nom. Et elle entretient avec son nom des rapports équivoques. Plusieurs exemples, dans le domaine des institutions administratives, le montrent. - Les Terres australes et antarctiques ftançaises (TAAF) ont été constituées en «territoire d'outre-mer» par la loi du 6 août 1955. La Constitution du 27 octobre 1946, alors en vigueur, classait les territoires d'outre-mer parmi les collectivités territoriales de la République (art. 85), indiquait que «dans chaque territoire est instituée une assemblée élue» (art. 77) et que « les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus au sufftage universel» (art. 87). Or les Terres australes et antarctiques françaises ne possèdent aucune population permanente, aucune assemblée n'y est donc élue, leur administration est confiée à un « administrateur supérieur» nommé par le Gouvernement - ne résidant d'ailleurs pas sur place - et, loin de jouir d'une compétence générale pour gérer les affaires locales (la « clause de compétence générale» dont bénéficient les collectivités territoriales), il leur est conféré une
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simple «spécialité»: la conservation de ces territoires et la gestion de la recherche scientifique qui s'y déroule. On le constate, les TAAF ne présentent aucun des caractères des collectivités territoriales mais bien plutôt ceux d'un établissement public territorial: personnalité morale et budget propre, certes, mais absence d'organe collégial élu par une population et compétence spécifique et non pas générale. Cette entité fait donc partie de la catégorie des établissements publics territoriaux, et la qualification qui leur a été conférée par la loi devrait être considérée comme erronée, être critiquée et ne point être utilisée. Tel n'a pas, jusqu'ici, été le cas, le nom conféré par le législateur l'emportant sur l'analyse des dispositions de fond de l'organisation de cette entité administrative. Et tel n'est toujours pas le cas: le dernier alinéa de l'article 72-3 de la Constitution, issu de la révision du 28 mars 2003 et intégré au titre XII Des collectivités territoriales dispose: «La loi détermine le régime législatif et l'organisation particulière des Terres australes et antarctiques françaises », et l'article 14 de la loi 2007-224 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer confirme la qualification de «territoire d'outre-mer» pour les TAAF... alors même que cette catégorie a disparu de la Constitution révisée! - L'établissement public, présenté par la doctrine comme une catégorie de personnes morales de droit public, présente-t-il 1'homogénéité juridique suffisante pour en être réellement une? Énoncer les traits communs à l'ensemble des établissements publics se fait par quelques considérations très générales; au contraire, passer en revue la variété des régimes existant au sein des établissements publics est à peu près impossible, tant les sous-catégories elles-mêmes sont diverses. Cette notion recouvre donc un contenu si disparate qu'il ne devrait pas être possible de la considérer sérieusement comme une catégorie juridique. Un énorme travail de classement demeure à faire au sein de ce qui n'est qu' un fourre-tout juridique, qu'un minimum
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de rigueur juridique devrait interdire de considérer comme une catégorie. - Dans sa décision du 25 février 1982 sur la loi portant statut particulier de la région de Corse, le Conseil constitutionnel a estimé opportun, alors que c'était en l'espèce, s'agissant de la région de Corse, inutile, d'entériner a posteriori la création par la loi du 24 décembre 1976 de la collectivité territoriale particulière de Mayotte, n'entrant dans aucune des catégories existantes - n'étant en l'occurrence ni un département d'outre-mer ni un territoire d'outre-mer - en affirmant: «la disposition de la Constitution aux termes de laquelle toute autre collectivité territoriale est créée par la loi102n'exclut nullement la création de catégories de collectivités territoriales qui ne comprendraient qu'une seule unité ». Le Conseil constitutionnel ouvrait ainsi au législateur, de la manière la plus solennelle qui soit, une échappatoire lui permettant de s'affranchir de l'exigence de quasi-uniformité intra-catégorielle qu'il s'apprêtait, au nom du principe d'égalité, à développer au fil de sa jurisprudence... Car telle fut bien la fonction que remplit par la suite cette disposition. Lorsque la départementalisation de Saint-Pierre-etMiquelon - jusqu'alors territoire d'outre-mer - par la loi du 19juillet 1976 s'avéra avoir été une erreur, notamment parce qu'un département paraissait alors devoir nécessairement entrer dans le territoire de la Communauté économique européenne et être soumis à ses règles, la décision fut prise de retirer l'archipel de la catégorie des départements afin qu'il puisse conserver le statut communautaire de «Pays et territoire d'outre-mer» qu'il 102. Jusqu'à la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, le premier alinéa de l'article 72 de la Constitution du 4 octobre 1958 était rédigé comme suit: « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d'outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi.» Cette dernière phrase habilitait le législateur à créer d'autres catégories de collectivités territoriales: ce fut le cas lorsque la loi du 2 mars 1982 transforma en collectivités territoriales les régions, jusqu'alors simples établissements publics territoriaux.
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avait en tant que territoire d'outre-mer. Pour ce faire, le législateur se borna pour l'essentiel, par la loi du Il juin 1985, à lui retirer la qualification de « département» en lui conservant
la seule qualification générique de « collectivité territoriale» 103. Cette simple opération sémantique eut plus d'effets juridiques que le maintien de l'archipel sous l'empire de l'application de plein droit des lois et décrets, caractéristique des départements, mis en œuvre par la loi du 19juillet 1976... Quelques années plus tard, lors de l'élaboration de l'avantprojet de loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, devant se substituer à la région, texte qui devait devenir la loi n° 91-428 du 13 mai 1991, le Gouvernement conçut très clairement que «l'enjeu était de savoir si l'article 72 pouvait
servir de machine à tout faire» 104, en d'autres termes si la création d'une collectivité territoriale non désignée par le nom d'une catégorie existante permettait d'échapper à l'exigence d'uniformité des collectivités territoriales de même catégorie. En effet le Conseil constitutionnel avait, dans sa décision du 2 décembre 1982, déclaré non conforme à la Constitution la loi instituant des organes communs aux départements et régions d'outre-mer car leur assemblée commune, n'étant pas élue au scrutin cantonal, n'aurait plus présenté les caractères d'un conseil général, ce qui aurait - au vu du principe d'égalité outrepassé les « adaptations» au droit commun prévues pour les départements d'outre-mer par l'article 73 de la Constitution et constitué une «organisation particulière» que l'article 74 réservait aux territoires d'outre-mer. Or le texte réformant l'organisation de la région de Corse y transposait une institution empruntée à certains territoires d'outre-mer, à savoir un exécutif collégial - et non pas individuel - collectivement responsable devant l'assemblée susceptible de le renverser par une motion 103. Voir Th. MrCHALON,« Une nouvelle étape vers la diversification des régimes des collectivités territoriales: le nouveau statut de Saint-Pierre-etMiquelon », in Revue française de droit administratif, 1986, n° 2, p. 192. 104. Entretien avec le directeur général des Collectivités Locales, le 6 juin 1991.
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de défiance: maintenir la dénomination « région» aurait alors amené le Conseil constitutionnel à estimer une telle innovation comme éloignant de manière inacceptable la région de Corse de l'organisation des régions de droit commun. Il importait dès lors de lui retirer cette dénomination au profit de la simple formule générique «collectivité territoriale », ce qui fut fait. Hormis s'agissant de l'organisation et du statut de son exécutif, la nouvelle collectivité territoriale sui generis demeurait une région: la disparition de cette dénomination satisfit néanmoins le Conseil, qui avalisa l'essentiel de cette nouvelle organisation. Il se confirma ainsi que les catégories de notre droit public sont délimitées par leur nom plus que par l'analyse des règles de fond qui s'y appliquent... Un incident significatif eut d'ailleurs lieu lors de la première lecture de ce texte devant l'Assemblée nationale, le 22 novembre 1990. Quatre amendements furent présentés, par des députés hostiles au projet de création d'une collectivité territoriale sui generis, tendant à conférer à celle-ci une appellation plus précise: «région insulaire à statut spécial », «région insulaire de Corse », «région Corse », «région de Corse ». M. Zucarelli, auteur de deux de ces amendements, expliqua: «Je souhaite que l'on donne un nom à cette collectivité. Je ne vois pas pourquoi elle n'en aurait pas sous le prétexte qu'elle est sui generis. » À ces demandes M. Joxe, ministre de l'Intérieur, improvisa avec sang-froid la réponse suivante, en se gardant d'éclairer leurs auteurs sur le véritable enjeu de l'affaire: «L'Assemblée de Corse elle-même pourra parfaitement prendre une délibération donnant le nom de région Corse ou de région de Corse. » En effet, seule la qualification de « région» par le législateur lui-même était susceptible d'entraîner la censure du Conseil constitutionnel. Ces quelques exemples, pris dans le domaine des institutions administratives, laissent penser que dans notre système juridique la catégorie est trop souvent faite par la dénomination, au lieu de l'être par les règles de fond du régime de l'entité considérée. Fondement de tout ordre juridique, nos catégories ne seraient-
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elles que des mots? Et le Conseil constitutionnel n'encourage-til pas le législateur à jouer sur les mots afin d'échapper à la rigueur avec laquelle il croit nécessaire d'appliquer le principe d'égalité à l'intérieur des entités de même catégorie? Ce procédé juridiquement peu élégant a, pour ce qui nous concerne, permis au législateur de contourner, du moins aux yeux de l'opinion, la dichotomie traditionnelle entre les collectivités territoriales ultramarines placées sous le régime de l'identité législative car implicitement considérées comme abritant une population assimilable à la nation française et celles placées sous un régime de spécialité législative car implicitement considérées comme abritant une population non assimilable à la Nation: c'est ainsi qu'il maintint en 1976 la «collectivité territoriale» innommée de Mayotte sous l'empire du régime de spécialité législative hérité du territoire d'outre-mer des Comores, et qu'il conserva en 1985 à la «collectivité territoriale» innommée de Saint-Pierre-et-Miquelon le régime d'identité législative qu'il lui avait imposé en érigeant cet archipel en département en 1976. Le constituant a récemment poursuivi ce travail de brouillage des catégories en mettant un terme à l'opposition des régimes traditionnellement représentés par les deux articles 73 et 74 de la Constitution, afin de permettre l'adoption de statuts «à la carte », susceptibles de tenir compte de la variété des situations et des attentes exprimées localement.
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Chapitre IV LA RÉVISION CONSTITUTIONNELLE DE 2003 ESTOMPE LES CATÉGORIES
Le Il mars 2000, dans un discours prononcé à la Martinique, le président de la République déclara: « Les statuts uniformes ont vécu, et chaque collectivité d'outre-mer doit pouvoir désormais, si elle le souhaite, évoluer vers un statut différencié, en quelque sorte un statut sur mesure. »
Exprimant ainsi les demandes que formulaient depuis des années les élites de ces collectivités territoriales, ce souhait fut entendu par le constituant, et la révision du 28 mars 2003 a mis fin à la distinction traditionnelle entre le régime législatif des départements d'outre-mer (l'identité législative avec adaptations) et celui des territoires d'outre-mer (la spécialité législative), pour laisser place à un continuum, à un large éventail de régimes concevables lOS au sein duquel le législateur est libre d'adopter le régime qui lui paraît adapté aux besoins de ces territoires... ou plus exactement aux désirs exprimés par leurs élus. De fait, il n'est plus possible de dire que les nouveaux articles 73 et 74 instituent deux régimes distincts, tant les régimes dont ils posent les fondements juridiques s'interpénètrent, en quelque sorte: le nouvel article 73 permet dans l'avenir un certain degré de spécialité législative, alors que le nouvel article 74 n'impose plus cette même spécialité législative. 105. E. Jas, « Quelques réflexions sur le statut constitutionnel des DOMROM après la révision constitutionnelle du 28 mars 203 », in J. DANIEL(dir.), L'Outre-mer à l'épreuve de la décentralisation: nouveaux cadres institutionnels et difficultés d'adaptation. L'Harmattan, 2007, p. 31 et s.
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I) Le nouvel article 73 permet un certain degré de spécialité législative Le premier alinéa de l'article 73 dans sa nouvelle rédaction réaffirme sans ambages le principe de l'identité législative avec d'éventuelles adaptations: « Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiqueset contraintesparticulières de ces collectivités.» La doctrine106relève dans cette nouvelle formulation d'une part une affirmation du principe d'identité législative explicite alors qu'elle n'était qu'implicite dans l'ancienne107, d'autre part une rédaction délibérément plus vague des conditions dans lesquelles il pourra être procédé à des adaptations des textes du droit commun: il s'agit non plus d'adaptations « nécessitées par leur situation particulière» mais de celles «tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». La formule « tenant à» - pour le moins maladroite, voire incorrecte, mais délibérément plus floue que celle de « nécessitées par» - précédant la notion de «caractéristiques et contraintes particulières », reprise de l'article 299 ~ 2 du traité de Rome modifié par le traité d'Amsterdam, permet de toute évidence des adaptations plus larges des textes du droit commun et affaiblit le principe d'assimilation juridique que comporte la première phrase de cet article. 106. Sur le nouvel article 73, on consultera notamment: Y. Brard, «Identité ou spécialité législative », in I.-Y. Faberon (dir.), L'outre-mer français: la nouvelle donne institutionnelle, La Documentation française, 2004, p.215 et s. ; - O. Gohin, «L'outre-mer dans la réforme constitutionnelle de la décentralisation », Revue française de droit administratif, juillet-août 2003, p. 678 et s. ; - A.-M. Le Pourhiet, «À propos du nouvel article 73 de la Constitution », Revue française de droit administratif, septembre-octobre 2003, p. 890-891. 107. Ancien article 73 : « Le régime législatif et l'organisation administrative des départements d'outre-mer peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière. » -
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Mais la véritable innovation que recèle, du point de vue qui est ici le nôtre, le nouvel article 73, réside dans ses second et troisième alinéas. Second alinéa: « Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s'exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées par la loi. » Ce texte rend possible le transfert ponctuel par le législateur, sur demande des autorités départementales ou régionales et à leur profit, du soin d'adopter elles-mêmes les adaptations aux textes législatifs et réglementaires qui leur paraissent nécessaires, alors que ces adaptations sont en principe - et ont toujours été jusqu'ici - adoptées par le législateur lui-même - s'agissant des textes législatifs - et par le Gouvernement - s'agissant des décrets - après, toutefois, consultation des autorités concernées ou sur leur proposition. L'apparition aux profit des autorités des départements et régions d'outre-mer d'un pouvoir d'« auto-
adaptation»
108
de textes adoptés par le législateur ou le
Gouvernement apparaît dans nos traditions juridiques comme une innovation décentralisatrice audacieuse, mais le constituant en a d'emblée, et considérablement, bridé la mise en œuvre: cette « auto-adaptation» ne pourra intervenir que dans les matières législatives et réglementaires de la compétence de ces autorités, dans les conditions prévues par une loi organiquel09, sur habilitation préalable par le législateur, et sans que puissent être mises en cause « les conditions essentielles d'exercice
108. O. GoHIN, « L'outre-mer dans la réforme constitutionnelle de la décentralisation », Revue française de droit administratif, juillet-août 2003, p.680. 109. Ces conditions ont été fixées par la loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer, JO 22 février, p. 3121 : il faut une délibération motivée du conseil général ou régional, adoptée à la majorité absolue de ses membres, exposant les « caractéristiques et contraintes particulières» justifiant la demande d'habilitation et précisant la nature et la finalité des dispositions qu'il envisage de prendre. L'habilitation conférée ne le sera que pour une durée maximum de deux ans.
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d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti ». Le troisième alinéa de l'article 73 comporte une innovation plus audacieuse encore, même si sa mise en œuvre est affectée des mêmes limites procédurales, fort restrictives comme on vient de le voir: par dérogation au principe d'applicabilité de plein droit des lois et règlements dans les départements et régions d'outre-mer, ces collectivités territoriales «peuvent être habilitées par la loi à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ». Bien que l'alinéa suivant exclue d'une telle habilitation un certain nombre de matières essentielles à l'exercice de la souveraineté de l'État 110,cette disposition transpose aux collectivités territoriales relevant de l'article 73 une compétence attribuée depuis plus de quarante ans à certains de nos territoires d'outre-mer et considérée par le Conseil constitutionnel, par une décision (nO65-34 1) du 2 juillet 1965, comme l'un des éléments de 1'« organisation particulière» que leur reconnaissait l'ancien article 74 de la Constitution: la possibilité pour l'assemblée locale de prendre des délibérations dans certaines des matières relevant de la loi selon l'article 34 de la Constitutionlll. S'il ne s'agit pas là d'un pouvoir législatif local, les délibérations adoptées dans ce cadre conservant la valeur d'actes administratifs, cette nouvelle disposition ouvre bel et bien aux conseils généraux et régionaux de la Guadeloupe, de la
110. Il s'agit des règles touchant à la nationalité, aux droits civiques, aux garanties des libertés publiques, à l'état et à la capacité des personnes, à l'organisation de la justice, au droit pénal, à la procédure pénale, à la politique étrangère, à la défense, à la sécurité et à l'ordre publics, à la monnaie, au crédit et aux changes, ainsi qu'au droit électoral, (art. 73, alinéa4). Ill. Cette technique, caractérisant l'autonomie de certains territoires d'outremer, avait été qualifiée de « décentralisation législative» par le professeur LAMPuÉ,dans une Note sous la décision du Conseil constitutionnel du 2 juillet 1965, Recueil Penant, 1966, p. 347 et s.
76
Martinique et de la Guyane
112
la possibilité de sortir
ponctuellement du régime d'identité législative pour basculer dans un régime de spécialité, jusqu'ici réservé aux collectivités régies par l'article 74 de la Constitution, implicitement considérées de longue date, on l'a dit, comme regroupant des populations extérieures à la nation française. La doctrine n'a pas manqué de relever l'importance juridique donc politique de cette innovation... voire de la dénoncer. Il s'agit pour certains auteurs d'un véritable article «73 et
demi»
113
destiné à permettre aux élus des Antilles et de la
Guyane de pouvoir, conformément à leurs vœux, se substituer dans certaines matières au législateur sans pour autant que leur collectivité territoriale bascule dans un régime de l'article 74, basculement dont ils craignaient une remise en cause de leur statut communautaire de région ultrapériphérique. Un auteur va jusqu'à reprocher au constituant de « vider le principe d'assimilation de son sens» 114 en «ôtant la condition de nécessité des mesures [...] d'adaptation, [...] en permettant aux autorités locales de décider elles-mêmes ces adaptations [...] » et en leur conférant « un second pouvoir normatif en matière législative », toutes dispositions qui, à ses yeux, «consacrent sans le dire le retour à la spécialité législative ». Le nouvel article 73, on le voit, n'enferme donc plus les départements et régions d'outre-mer dans un régime d'assimilation juridique de principe avec adaptations adoptées 112. Le cinquième alinéa de l'article 73 révisé a, on l'a dit, à l'initiative d'un sénateur de La Réunion, M. VIRAPOULLÉ, soustrait le département et la région de La Réunion du bénéfice de cette disposition. On peut se demander si l'argument mis en avant par ce parlementaire - mettre La Réunion à l'abri de l'insécurité juridique entraînée, localement, par la mise en œuvre de cette disposition - n'en recouvre pas un autre: attester auprès de Paris de la loyauté des Réunionnais, par opposition aux revendications empreintes de nationalisme des Antillais et Guyanais... 113. O. GOHIN,« L'outre-mer dans la réforme constitutionnelle de la décentralisation », Revuefrançaise de droit administratif, juillet-août 2003. 114. A.-M. LE POURHIET,« À propos du nouvel article 73 de la Constitution », Revue française de droit administratif, septembre-octobre 2003, p. 890.
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par le législateur ou le pouvoir réglementaire national: il ouvre de réelles perspectives de sortie du droit commun au profit d'un certain degré de spécialité... alors même que l'article 74, lui, n'impose plus cette spécialité.
II) Le nouvel article 74 n'implique pas la spécialité législative Le régime législatif des colonies a été fixé par un sénatusconsulte du 3 mai 1854 : les colonies autres que la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion - qui relèveraient partiellement de la loi - seraient régies non pas par le législateur mais par des décrets de l'Empereur. La spécialité législative coloniale était donc le régime des décrets, et ce principe demeura en vigueur sous l'empire des lois constitutionnelles de 1875: le Gouvernement intervenait par décrets dans le vaste domaine qui lui était ainsi ouvert, soit en adoptant directement des règles originales, soit en étendant aux colonies ou à certaines d'entreelles des dispositions législatives dont il modifiait plus ou moins le contenu, et qui n'avaient donc ainsi que la valeur juridique d'actes administratifs
115
.
L'article 74 de la Constitution du 27 octobre 1946 ne comporta pas, on l'a dit, l'énoncé du maintien au profit des territoires d'outre-mer du principe de spécialité législative, traditionnellement appliqué aux colonies, auxquelles ils succédaient - essentiellement en bénéficiant d'une prudente décentralisation qui avait été refusée à celles-ci, sauf aux «vieilles colonies» les plus assimilées. Ce principe était néanmoins réaffirmé par l'article 72 : « Dans les territoires d'outre-mer, le pouvoir législatif appartient au Parlement en ce qui concerne la législation criminelle, le régime des libertés publiques et l'organisation politique et administrative. En toutes autres matières, la loi française n'est applicable dans les 115. P. LAMPuÉ,Droit d'outre-mer et de la coopération, Dalloz 1969, p. 55 et 61.
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territoires d'outre-mer que par disposition expresse ou si elle a été étendue par décret aux territoires d'outre-mer après avis de l'Assemblée de l'Union »116.
La spécialité législative changeait dès lors partiellement de contenu, le législateur devenant compétent pour décider l'application des lois aux territoires d'outre-mer, lois que le pouvoir réglementaire conservait aussi la possibilité de leur étendre. Elle changea de nouveau partiellement de contenu à la suite de la «loi-cadre» du 23 juin 1956 habilitant le Gouvernement à prendre par décrets des mesures favorisant 1'« évolution» des territoires d'outre-mer, et du train de décrets qui s'ensuivit, territoire par territoire, les 4 avril et 22 juillet 1957: ils permettaient aux assemblées territoriales d'intervenir par leurs propres règlements, renforçant ainsi considérablement la décentralisation, jusqu'alors embryonnaire, dont elles jouissaient. Le retour vers la loi amorcé par l'article 72 de la Constitution de la lye République sera confirmé par celle de la ye République, de par la rédaction de son article 74 (<
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territoire, qui doit être «particulier». Dès lors la spécialité législative était bien maintenue au profit des TOM, mais ne signifiait plus «régime des décrets» mais «législation spécifique»: les lois et décrets ne s'appliquent à tel ou tel territoire que s'ils contiennent une disposition expresse en ce sens. En conséquence, dans chaque TOM s'appliquent soit des lois spécifiques, soit des lois générales comportant une mention spécifique d'applicabilité à tel ou tel territoire, mention prévoyant souvent des mesures d'adaptation prises après consultation de la ou des assemblée(s) territoriale(s) intéressée(s). Toutefois ce principe est écarté s'agissant d'un certain nombre de règles considérées comme une sorte de fonds juridique commun à l'ensemble de la République, devant s'appliquer à l'intégralité du territoire national. Il s'agit des principes généraux du droit, et des lois « de souveraineté» : lois constitutionnelles, lois organiques, lois autorisant la ratification de traités, règles relatives aux grandes juridictions nationales, au statut des personnes, à l'état des personnes, au cumul des mandats électoraux 117. Réserve faite de ces exceptions, le principe de spécialité législative aboutit donc à faire des territoires ultramarins placés sous son empire « le support d'un ordre juridique particulier et original, au sein du système juridique global de l'État »118. La nouvelle rédaction de l'article 74 anéantit le principe selon lequel les collectivités territoriales régies par cet article sont placées sous un régime de spécialité législative. Les premières lignes de cet article sont en effet ainsi rédigées: « Les collectivités d'outre-mer régies par le présent article ont un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République. 117. Circulaire du Premier ministre du 21 avrill988 relative à l'applicabilité des textes législatifs et réglementaires Outre-Mer, à la consultation des assemblées locales de l'Outre-Mer et au contreseing des ministres chargés des DOM/TOM, JO 1988 p. 5456 et 5457. 118. P. LAMPUÉ,« Le régime constitutionnel des territoires d'Outre-Mer », Revue du droit public, 1984, p. 14.
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« Ce statut est défini par une loi organique, adoptée après avis de l'assemblée délibérante, qui fixe: -
les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont
applicables; [...]. »
Cette formulation a pu, en un premier temps, être interprétée comme impliquant une non-applicabilité de principe des textes du droit commun, donc le caractère exceptionnel de leur application, déterminée dans chaque statut par le législateur organique: le principe de spécialité législative pouvait donc paraître préservé. Cette interprétation a été démentie, on le verra, par les dispositions de l'importante loi organique n° 2007-223 du
21 février 2007 119 portant statut des nouvelles collectivités d'outre-mer de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, qui maintiennent explicitement ces deux collectivités territoriales régies par l'article 74 sous un régime d'identité législative de principe, limitant la spécialité législative à des matières limitativement énumérées 120. La même formulation est d'ailleurs utilisée par cette même loi organique pour la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon (art. Lü 6413-1), placée sous un régime d'identité législative de principe depuis sa transformation - éphémère - en département par la loi du 19juillet 1976, mais aussi pour celle de Mayotte (art. Lü. 61131), qui fait son entrée dans ce régime législatif, ayant jusqu'alors été placée au contraire dans un régime de spécialité législative de principe. Par ailleurs l'article 74-1 de la Constitution révisée confère au Gouvernement une habilitation permanente à étendre par 119. Les lois organique (nO2007-223) et ordinaire (nO2007-224) du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer ont fait l'objet d'une analyse détaillée par six auteurs dans la Revue française de droit administratif, juillet-août 2007, p. 655 à 695, et d'une présentation plus synthétique par I.-Ph. THIELLAY dans Actualité juridique/Droit administratif, 26 mars 2007, p. 630 et s. 120. Articles Lü 6213-1 (Saint-Barthélemy) et 6313-1 (Saint-Martin) nouveaux du Code général des collectivités territoriales.
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ordonnances - dans les matières qui demeurent de la compétence de l'État naturellement - après avis des assemblées délibérantes intéressées, et avec les adaptations nécessaires, les dispositions législatives en vigueur en métropole: cette procédure nouvelle ouvre évidemment la porte à un rétrécissement de la spécialité. Cependant on ne doit pas perdre de vue que le groupe des «collectivités d'outre mer» régies par l'article 74 comprend deux collectivités territoriales placées par leur statut sous un régime de spécialité législative de principe, toutes deux d'anciens Territoires d'outre-mer: la Polynésie françaisel21, qui jouit d'une autonomie considérable, d'autant plus large que l'État n'y exerce plus que des compétences limitativement énumérées, et Wallis-et-Futuna, où le représentant de l'État conserve au contraire un rôle important122. Il est donc clair que, constatant d'une part l'hétérogénéité croissante, au fil des années, de la catégorie des «territoires d'outre-mer» et d'autre part la multiplication des collectivités territoriales ultramarines sui generis, le législateur organique a estimé préférable de recourir à un terme générique, celui de collectivités d'outre-mer, pour désigner toutes les collectivités territoriales ultramarines n'étant ni des départements et régions d'outre-mer d'une part (article 73), ni la Nouvelle-Calédonie d'autre part, qui - suite à l'accord de Nouméa du 5 mai 1998 et à la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 - fait l'objet d'un traitement particulier dans le titre XIII de la Constitution. Ce terme générique ne prétend donc pas désigner une catégorie juridique, mais un fourre-tout... susceptible de contenir des collectivités territoriales placées sous un régime législatif où les textes du droit commun occuperaient plus de place que dans certaines collectivités territoriales relevant de l'article 73 mais 121. Loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie ftançaise, article 7. On se reportera à la présentation de ce statut faite au premier chapitre de la première partie du présent ouvrage. 122. Loi n° 61-814 du 29 juillet 1961, article 4.
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parvenant à utiliser largement la faculté de dérogation aux lois que leur ouvre, on l'a vu, l'alinéa 3 dudit article! Qu'un tel chassé-croisé entre les régimes fondés sur l'article 73 et ceux fondés sur l'article 74 apparaisse juridiquement possible en dit long sur la préoccupation de «modulation» et de
« souplesse» 123 qui habitait le constituant de 2003... au point que la distinction entre ces deux articles apparaisse inutile, d'une part, et que le juriste, privé dans ce domaine des catégories qui lui sont un outil essentiel, en éprouve, d'autre part, un désagréable sentiment de confusion. .. Ce sentiment de confusion ne peut que s'aiguiser à la lecture des statuts récents de Saint-Barthélemy et Saint-Martin.
123. Y. BRARD, op. CÎt. p. 121.
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Chapitre V LES STATUTS DE SAINT-BARTHÉLEMY ET SAINT-MARTIN CONCRÉTISENT LA FIN DU CLIVAGE
Répondant aux vœux exprimés par les conseils municipaux de Saint-Barthélemy et de la partie française de Saint-Martin, alors communes du département de la Guadeloupe, par des délibérations adoptées respectivement les 30 avril et 8 août 2003 mais fruits d'une réflexion déjà ancienne124,le président de la République a soumis à leurs électeurs, le 7 décembre 2003, la question suivante: «Approuvez-vous le projet de création à (Saint-Barthélemy ou Saint-Martin) d'une collectivité d'outre-mer régie par l'article 74 de la Constitution, se substituant à la commune, au département et à la région, et dont le statut sera défini par une loi organique qui déterminera notamment les compétences de la collectivité et les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables? » La référence à l'article 74, véritable épouvantail aux yeux des opinions guadeloupéenne et martiniquaise en ce qu'elle évoquait traditionnellement la spécialité législative, donc le spectre de la fin du bénéfice de la législation sociale nationale125, ne pouvait 124. 1. MÉRION,«Saint-Barthélemy et Saint-Martin à la conquête de leur identité politique », in Th. MrCHALON (dir.), Entre assimilation et émancipation, l'outre-mer français dans l'impasse? Les Perséides, 2006, p. 153 et s. ; F. RENO,«Les usages politiques des notions d'intérêts propres et de spécificités: les cas de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy», in J. DANIEL (dir.), op. cit. p. 73 et s. 125. Voir U. ZANDER, «La consultation du 7 décembre 2003 et les manifestations d'inquiétude de l'opinion martiniquaise », in Th. MrCHALON (dir.), Entre assimilation et émancipation, l'outre-mer français dans l'impasse? op. cit. P. 133 et s.
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pas être évitée en l'occurrence, le nouvel article 72-3 de la Constitution, tel qu'issu de la révision du 28 mars 2003, imposant le rattachement à l'article 74 des collectivités territoriales ultramarines autres que les départements et régions d'outre-mer et les collectivités territoriales éventuellement issues de leur fusion. L'évolution statutaire ainsi proposée rencontra l'approbation massive des électeurs de Saint-Barthélemy, avec une participation de 78,71 %, et 95,51 % de Qui, une franche approbation de ceux de Saint-Martin, avec une participation de 44,18 %, et 76,17 % de Qui126.La loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer est donc venue ajouter au Code général des collectivités territoriales une sixième partie dont les livres II et III portent statut des collectivités d'outremer de Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Le contenu de ces deux statuts confirme clairement les analyses présentées au chapitre précédent sur la totale liberté laissée au législateur par le nouvel article 74, d'une part, sur la disparition du clivage traditionnel opposant l'article 73 à l'article 74, d'autre part, au profit de statuts véritablement « à la carte », empruntant - de manière assez déroutante - des solutions à des régimes autrefois bien distincts127. Les deux nouvelles collectivités territoriales se substituent à la commune, au département et à la région, donc héritent de leurs attributions, et de quelques attributions supplémentaires importantes. Leur régime effectue un surprenant panachage de techniques héritées des DOM d'une part, des TOM d'autre part: 126. A. ORAISON, « Réflexions critiques sur le maintien du statu quo institutionnel à la Guadeloupe et à la Martinique et sur le changement statutaire à Saint-Barthélemy et Saint-Martin à la suite des référendums antillais du 7 décembre 2003 », Revue française de droit administratif, janvierfévrier 2004, p. 53. 127. B. CASTAGNÈDE, « Souplesse du cadre institutionnel: de l'article 73 à l'article 74. L'exemple de la transformation statutaire des îles du Nord de la Guadeloupe. », in 1. Daniel (dir.), op. cit. p. 55 et s.
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en effet ce régime cumule identité législative de principe et autonomie, notions jusqu'ici incompatibles. Mais le choix de la première ménage un régime de spécialité dans certains domaines, alors que la seconde n'est invoquée que de manière largement formelle.
I) L'identité législative de principe ménage la spécialité dans certaines matières Les nouveaux articles LO 6213-1 (pour Saint-Barthélemy) et 6313-1 (pour Saint-Martin) du Code général des collectivités territoriales tranchent dans un sens novateur les hésitations que l'on avait pu éprouver à la lecture du nouvel article 74 de la Constitution quant au régime législatif des collectivités d'outremer. Ils disposent en effet en un premier alinéa que « les dispositions législatives et réglementaires sont applicables de plein droit (à Saint-Barthélemy et Saint-Martin), à l'exception de celles intervenant dans les matières qui relèvent de la loi organique en application de l'article 74 de la Constitution ou de la compétence de la collectivité en application (des articles Lü 6214-3 pour Saint-Barthélemy et 6314-3 pour Saint-Martin) », en un second alinéa que «L'applicabilité de plein droit des lois et règlements ne fait pas obstacle à leur adaptation à l'organisation particulière» de ces deux collectivités en un troisième alinéa enfin que,
«par dérogation aux dispositions du premier alinéa les lois et règlements relatifs à l'entrée et au séjour des étrangers ainsi qu'au droit d'asile ne sont applicables [...] que sur mentionexpresse. » Il est donc clair que l'identité législative est le principe - comme pour les collectivités territoriales régies par l'article 73 - la spécialité l'exception, solution à l'opposé de celle antérieurement retenue pour les collectivités territoriales régies par l'ancien article 74 (TOM et collectivités territoriales 87
ultramarines Miquelon.
à
statut
particulier)
hormis
Saint-Pierre-et-
Ces deux nouvelles collectivités territoriales reçoivent les compétences des communes ainsi que celles du département et de la région de la Guadeloupe, ce qui constitue d'emblée un bloc considérable pour des collectivités territoriales aux moyens humains limités. Elles peuvent, après y avoir été habilitées soit par une loi soit, selon le cas, par décret, «adapter» les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur «aux caractéristiques et aux contraintes particulières» qui sont les leurs. Elles reçoivent enfin compétence pour « fixer les règles applicables» dans un certain nombre de matières relevant normalement de la loi ou du décret, qui constituent donc le domaine de leur spécialité législative ou réglementaire, mais la liste en est - pour l'instant - un peu plus longue pour SaintBarthélemy que pour Saint-Martin: «- 1° : Impôts, droits et taxes [...], cadastre «- 2° : Urbanisme; construction; habitation; logement «- 3° : Circulation routière et transports routiers; desserte maritime d'intérêt territorial; immatriculation des navires; création, aménagement et exploitation des ports maritimes à l'exception du régime du travail «- 4° : Voirie; droit domanial et des biens de la collectivité « - 5° : Environnement, y compris la protection des espaces boisés «- 6° : Accès au travail des étrangers «- 7° : Énergie «- 8° : Tourisme «- 9°: Création et organisation des servIces et établissements publics de la collectivité.128» La loi organique n'attribue pas pour l'instant à la collectivité territoriale de Saint-Martin les compétences figurant aux points 2, 5 et 7, mais prévoit que celles énoncées aux points 2 et 7 lui seront transférées à partir de la première réunion de son 128. Art. Lü 6214-3 1.
88
conseil territorial « suivant son renouvellement postérieurement au 1erjanvier 2012» 129. Enfin elle prévoit que la collectivité territoriale de Saint-Barthélemy sera compétente en matière douanière « en cas d'accession [...] au statut de pays et territoire d'outre-mer de l'Union européenne et des Communautés européennes »130,les élus de cette île envisageant en effet de demander ce statut.
131
Les deux nouvelles collectivités territoriales sont donc soumises au principe d'identité législative pour les matières relevant des compétences de l'État, hormis pour les règles d'entrée et de séjour des étrangers; dans les matières relevant de leurs compétences, les lois et décrets nouveaux ne leur seront pas applicables, et il incombera à leurs organes d'adopter de nouvelles règles à partir du « stock» des textes en vigueur à la date de leur création132.Parallèlement, on l'a dit, elles peuvent, comme les départements et régions d'outre-mer, demander à être habilitées par la loi ou le décret, dans les matières relevant de la compétence de l'État - exception faite naturellement des domaines « régaliens» énoncés par le quatrième alinéa de l'article 73, auquel renvoie le second alinéa de l'article 74133- à adapter les lois et règlements aux spécificités locales. Elles disposent aussi, à l'instar des collectivités territoriales de l'article 73, d'une longue série d'attributions consultatives et de proposition, tendant notamment à obtenir la modification de dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ou l'édiction de nouvelles dispositions susceptibles de favoriser 129. Art. Lü 6314-3 II. 130. Art. Lü 6214-3 II. 131. « En ce qui concerne notre statut en droit communautaire, ma religion est faite: le statut de pays et territoire d'outre-mer serait plus adapté à notre situation»: Bruno MAGRAS, président du conseil territorial de SaintBarthélemy, Pointe-à-Pitre, Université des Antilles et de la Guyane, le 13 octobre 2007. 132. S. DIÉMERT,« La création de deux nouvelles collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution: Saint-Barthélemy et Saint-Martin », Revue française de droit administratif, juillet-août 2007, p. 674. 133. Voir supra, note 98.
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leur développement, ou bien concernant l'application à leur territoire des règles de l'Union européenne et de la Communauté européenne, ou bien associant de diverses manières les autorités locales à l'action internationale de la France dans la région. Cette identité législative de principe va toutefois de pair, de façon surprenante, avec un régime d'autonomie... au contenu étonnamment restreint.
II) Une autonomie très limitée Le troisième alinéa de l'article 74 dans sa nouvelle version introduit pour la première fois la notion d'autonomie dans une de nos constitutions, en envisageant que le législateur organique puisse placer certaines des collectivités d'outre-mer sous son empire, ce qui lui permettrait dès lors de doter celles-ci : - d'un contrôle juridictionnel spécifique par le Conseil d'État des actes de leur assemblée délibérante intervenant dans des domaines relevant normalement de la loi; - de la possibilité pour leur assemblée délibérante de modifier une loi postérieure à l'entrée en vigueur de leur statut, après avoir obtenu du Conseil constitutionnel une décision selon laquelle ladite loi était intervenue dans leur domaine de compétence; - de la latitude pour la collectivité territoriale d'adopter des mesures «en faveur de sa population, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier» ; - de la possibilité de participer, « sous le contrôle de l'État », à l'exercice des compétences que celui-ci conserve sur leur territoire. On reconnaît là la constitutionnalisation dispositions adoptées par le législateur organique Nouvelle-Calédonie et, plus récemment, de française, mais qui sont très loin de résumer
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de certaines au profit de la la Polynésie le contenu du
caractérisé régime d'autonomie ayant, depuis 1961 on l'a VU,134 certains territoires d'outre-mer. La loi organique du 21 février 2007 confère aux nouvelles collectivités territoriales de Saint-Barthélemy et Saint-Martin ces quatre compétences susceptibles - selon la rédaction de l'article 74 - d'assortir l'octroi de l'autonomie: - les délibérations du conseil territorial relevant du domaine de la loi peuvent être contestées par un « recours motivé porté devant le Conseil d'État» dans les deux mois suivant leur publication au Journal Officiel local, la procédure contentieuse étant celle du recours pour excès de pouvoir135; - le conseil territorial peut modifier ou abroger - en ce qui concerne la collectivité territoriale, bien sûr - une loi promulguée après l'entrée en vigueur du statut, si le Conseil constitutionnel, saisi soit par le président du conseil territorial sur délibération de celui-ci soit par le Premier ministre soit par le président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, a constaté que ladite loi est intervenue dans les matières ressortissant à la compétence de la collectivité territoriale136; - les deux nouvelles collectivités territoriales peuvent, afin de « préserver (leur) cohésion sociale, garantir l'exercice effectif du droit au logement de (leurs) habitants et sauvegarder ou mettre en valeur (leurs) espaces naturels» 137, «subordonner à déclaration les transferts entre vifs de propriétés foncières situées sur leur territoire» et exercer un droit de préemption sur lesdits biens si ces transferts sont envisagés au profit de personnes ne justifiant pas d'une durée de résidence « suffisante» dans la collectivité territoriale; - les deux collectivités territoriales peuvent « participer, sous le contrôle de l'État» à l'exercice des compétences que celui-ci 134. Voir supra, Premier chapitre. 135 Art. Lü 6243-1 et suivants pour Saint-Barthélémemy, Lü 6343-1 et suivants pour Saint-Martin. 136. Art. Lü 6213-5 pour Saint-Barthélemy, art. 6313-5 pour Saint-Martin. 137. Art. Lü 6214-7 et Lü 6314-5.
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conserve en matière de droit pénal en vue de réprimer les infractions aux règles qu'elles auront adoptées dans le cadre de leurs compétences dans des domaines relevant normalement de la loi ou du décret138; le conseil territorial institue lui-même les peines mais sa délibération doit être approuvée par décret139. Ces compétences spécifiques s'ajoutent, naturellement, à l'autonomie fiscale - seuls seront désormais perçus à SaintBarthélemy et Saint-Martin les impôts, droits et taxes établis par la collectivité territoriale et à son profit, exception faite des taxes que l'État pourra percevoir en contrepartie de ses missions en matière de sécurité aérienne et de communications électroniques - qui constitue le nœud du statut de ces
collectivités territoriales140, et à l'autonomie que leur confère désormais leur vocation à intervenir au lieu et place du législateur ou du pouvoir réglementaire dans les matières où elles bénéficient de la spécialité législative. Mais l'on chercherait en vain, dans ces statuts, les caractères de l'autonomie conférés de très longue date à certains Territoires d'outre-mer: - un certain pouvoir d'auto-organisation en complément de la loi organique: rien de semblable n'est ici prévu; - des organes semblables à ceux d'un État, comportant notamment un exécutif collégial (nommé gouvernement ou conseil de gouvernement, et parfois composé de « ministres») susceptible d'être renversé par une motion de défiance: la loi organique du 21 février 2007 dote les nouvelles collectivités territoriales d'un conseil territorial élu selon un mode de scrutin 138. Art. Lü 6214-5 pour Saint-Barthélemy, art. 6314-5 pour Saint-Martin. 139. Art. Lü 6251-3 pour Saint-Barthélemy, art. 6351-3 pour Saint-Martin. 140. Cette autonomie fiscale n'est pas une nouveauté puisque toutes les collectivités d'outre-mer non départementales sont de longue date dotées du pouvoir normatif en matière fiscale et douanière. Afin de prévenir la constitution de « paradis fiscaux », la loi organique prend des précautions en prévoyant la signature d'une convention fiscale entre l'État et ces collectivités et en exigeant une durée de résidence minimale de cinq années pour accéder à la qualité de résident fiscal.
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proportionnel avec correctif majoritaire d'un tiers des sièges, et dont le président, élu comme l'est un maire, est l'organe exécutif. .. mais peut être renversé par une motion de défiance « constructive », comportant le nom de son éventuel successeur; - le bénéfice des compétences de principe, l'État ne conservant que des compétences limitativement énumérées: tel n'est pas le cas ici, les compétences des deux collectivités territoriales étant limitativement énumérées; - le droit d'adopter des «signes distinctifs» exprimant la personnalité de la collectivité territoriale, à savoir un drapeau et un hymne: rien de tel pour Saint-Barthélemy et Saint-Martin; - un statut communautaire de PTOM les exemptant des contraintes du Marché unique et leur conférant le droit de protéger leur marché intérieur par des droits de douane ou des taxes d'effet équivalent: la loi organique du 21 février 2007 n'envisage que pour Saint-Barthélemy son éventuelle accession à un tel statut communautairel41, écartant implicitement cette hypothèse s'agissant de Saint-Martin. Toutefois la Conférence intergouvernementale de Lisbonne a, le Il octobre 2007, classé les deux nouvelles collectivités territoriales dans la catégorie des régions ultrapériphériques, ce qui n'empêche pas SaintBarthélemy de demander ultérieurement à passer dans un statut de PTOM. On est donc amené à constater que la notion d'autonomie dont l'article 74 ouvre la possibilité - sans en définir le contenu - est susceptible de revêtir une acception très différente selon la volonté du législateur organique, la palette, extrêmement large, s'étendant du simple octroi de l'une des quatre compétences énoncées à l'alinéa 3 dudit article (sans autonomie normative ni spécialité législative)142, jusqu'au libre gouvernement143 de la Polynésie française, comportant notamment une spécialité 141. Art. Lü 6214-3.-11. 142. Voir S. DIÉMERT,op. cil. p. 677. 143. « La Polynésie française se gouverne librement et démocratiquement... » : loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004, article 1er, alinéa 3.
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législative de principe, des compétences locales de principe, et une organisation institutionnelle inspirée du système parlementaire, avec un gouvernement collectivement responsable devant l'assemblée. On est donc fondé à considérer cette notion comme trop floue pour constituer une véritable catégorie juridique... et à estimer que l'emploi qui en est fait dans le nouvel article 74 l'a privée de l'homogénéité qui, jusqu'alors, ressortait de l'analyse des statuts successifs de la plupart des TOM depuis le début des années 1960. Loin d'en préciser le contenu, la constitutionnalisation d'une notion jusqu'ici employée par le seul législateur en a brouillé la signification juridique. .. Il ne reste donc rien aujourd'hui du clivage né en 1946, opposant les départements d'outre-mer, d'une part, regroupant des populations considérées - selon les propos mêmes des parlementaires à l'origine de la loi du 19 mars transformant en départements les « vieilles» colonies - comme assimilables à la nation française, et les territoires d'outre-mer d'autre part, regroupant les «peuples» regardés comme extérieurs à la Nation.144Ces catégories ne sont plus, remplacées par les statuts «à la carte» revendiqués par les élus ultramarins, et l'invocation par le constituant des «caractéristiques et contraintes particulières» d'une part - article 73 - et des « intérêts propres» d'autre part - article 74 - n'emporte plus de traitement juridique nécessairement distinct. Cet éclatement des catégories est regardé comme la transposition sur le plan du droit de l'extrême variété des situations locales, constamment invoquée par les élus de l'outre-mer à l'appui d'une prise en compte individualisée, par le Centre, de leurs revendications. Dès lors, il paraît légitime à beaucoup de parler aujourd'hui non plus de l'Outre-mer, mais des Outre-mers.
144. « La République et les peuples des territoires d'outre-mer qui, par un acte de libre détermination, adoptent la présente Constitution, instituent une Communauté. » Constitution du 4 octobre 1958, article premier.
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Cette vision des collectivités ultramarines de la République comme incarnant chacune une situation fondamentalement particulière ne résiste pas à l'analyse. En effet derrière la diversité juridique accordée par le constituant et le législateur car revendiquée avec vigueur, se révèle une unité foncière, à la fois dans les faits et dans les esprits.
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Deuxième partie DERRIÈRE LA DIVERSITÉ PROCLAMÉE, DES SITUATIONS TRÈS SEMBLABLES
L'usage s'est rapidement répandu ces dernières années, avant même la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, de faire référence non plus à l'Outre-mer mais aux Outre-mers145.Cette pratique semble procéder d'une sorte de mauvaise conscience rétrospective, voire de repentance de la République jacobine face à des peuples divers, qu'elle a jadis assujettis avant de les enfermer dans les deux catégories juridiques analysées plus haut: les départements d'outre-mer d'une part, les territoires d'outre-mer d'autre part. Il s'agirait, par l'emploi du pluriel, à la fois de reconnaître leurs personnalités propres et de leur appliquer le traitement individualisé que leurs élites réclament avec vigueur. L'usage du pluriel apparaît donc bien comme la reconnaissance officielle d'une diversité culturelle et juridique, à l'intérieur du cadre de la République. Si le législateur, soucieux de conforter aux yeux de ces populations la légitimité, qu'il sait fragile, de la République, a résolu de prendre pour argent comptant les proclamations de leurs élites affirmant la diversité des situations locales, et de les traduire dans le droit, le chercheur n'est pas tenu, lui, par cet impératif politique. Partout en effet il découvre des réalités très semblables, à la fois dans les faits économiques (une très grande dépendance envers la métropole) et dans les esprits (une réelle réticence à se reconnaître partie intégrante de la nation française), se traduisant par un véritable écartèlement de ces opinions entre le souci de leurs intérêts matériels et leur propension à affirmer une identité nationale propre (chap. I). Cet écartèlement se traduit, sur le plan juridique, par le désir des élites des départements d'outre-mer de cumuler identité législative et autonomie, cumul longtemps inconcevable (chap. II). Parallèlement, l'invocation constante d'une identité culturelle locale qualifiée - du moins aux Antilles, en Guyane et à La Réunion - de créole et présentée comme distincte de la culture française, conduit à s'interroger sur les caractères de cette culture (chap. III), dont on peut relever qu'elle s'avère 145. Voir notamment « La France et les Outre-mers, l'enjeu multiculturel », revue Hermès, n° 32-33, Éditions du CNRS, 2002.
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dans les faits assez rétive à 1'« esprit du capitalisme» comme aux logiques des institutions modernes (chap. IV). Enfin, on peut se demander si le souci manifesté par le constituant de 2003 de soumettre toute évolution statutaire de ces collectivités territoriales au consentement de leurs populations - écartelées entre leurs désirs contradictoires - n'aboutit pas, dans la pratique, à paralyser l'action du souverain, le législateur (chap. V).
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Chapitre premier L'ÉCARTÈLEMENT
ENTRE INTÉRÊTS MATÉRIELS
ET AFFIRMATION
IDENTITAIRE
Dans l'ensemble de l'outre-mer français se perçoit assez aisément une tension, que l'opinion exprime parfois plus explicitement que les élites, entre une dépendance ressentie comme humiliante envers une puissance qui fut coloniale - et demeure en partie perçue comme telle - d'une part, et la sécurité matérielle bien réelle que ladite puissance confère aujourd'hui à ces populations, d'autre part146.
I) Transferts massifs et rattrapage des conditions d'existence Ces territoires bénéficient tous de la solidarité nationale (et européenne) de manière massive. On a pu estimer en 2000 que les transferts nets sur budget de l'État s'établissaient à 884 euros par habitant au profit du Limousin, à 1 371 euros au profit de la Corse, à 3 046 euros au profit de La Réunion (soit 40 % de son PIBY47,et, en 2005, à 4 374 euros pour la NouvelleCalédonie148. De même les fonds européens, chargés d'assurer la« cohésion» 146. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de « Un déplorable fauxpas du constituant », communication au colloque Quel avenir institutionnel pour les collectivités françaises d'Amérique? organisé par l'Institut du Droit d'outre-mer, Cayenne, du 7 au 9 décembre 2005, 13 p. Actes parus à la Documentation française, sous le titre Les collectivités françaises d'Amérique au carrefour des institutions, 2006, 362 p. 147. L. DAVESIES, « Le coût de la Corse », Pouvoirs locaux, n° 47, décembre 2000, p. 90. 148. K. FABERON,« Financer la Nouvelle-Calédonie aujourd'hui: la voie étroite », in Th. MrCHALON(dir.), Entre assimilation et émancipation, l' outremer français dans l'impasse? Les Perséides, 2006, p. 519.
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des régions en termes d'équipements publics, ont représenté pour la Martinique 2 500 euros par habitant pour la période 1994-2006 au lieu de 400 euros pour la métropole.149En Corse comme dans les DOM, où le système de protection sociale national a été progressivement étendu, le montant des cotisations perçues sur place ne représente qu'une fraction des prestations verséesl50, et une importante proportion d'entreprises
ne règlent pas leurs cotisations151. Parallèlement les départements d'outre-mer figurent, avec la Corse, dans « la queue du peloton» quant au taux de recouvrement des impôts directs152. Le jeu de ces mécanismes de solidarité nationale - parfois quelque peu sollicités par les intéressés - a permis à ces terri-
toires des progrès de niveau de vie extrêmement rapides 153 : quelques indicateurs y témoignent d'une progression fulgurante de la prospérité globale. C'est ainsi qu'à La Réunion le PIB par habitant a été multiplié par 3,7 entre 1970 et 1983. À la Martinique le PIB a plus que doublé de 1950 à 1959, s'est trouvé multiplié par 3,3 de 1959 à 1969, puis par 7 de 1969 à 1989, le PNB per capita est passé de 877 dollars en 1970 à 7646 dollars en 1990154,entre 1950 et 2000 le niveau de vie 149. Entretien du préfet de la Martinique avec T. DELSHAM,février 2006, www.M-G-G.com 150. Cette fraction était en 1997, pour la Martinique, inférieure à la moitié des prestations versées. Voir Tableaux économiques régionaux, Martinique 1997, INSEE 1998, cité par J.-P. RÉVAUGER,« Protection sociale et débat identitaire aux Antilles », in Hermès, n° 32-33, « La France et les Outremers », CNRS 2002. 151. Le montant des arriérés dus fin 2006 à la l'Urssaf par les entreprises de Martinique était de 775 millions d'euros, ce qui faisait de la Sécurité sociale « le premier financeur de nos entreprises », France-Antilles, 12février et 26 juin 2007. 152. France-Antilles, 25-26 octobre 2003. 153. L. JALABERT,« La politique économique et sociale de la France dans les DOM depuis 1945, ou l'histoire d'un mal-développement. L'exemple martiniquais. » in Th. MICHALON,(dir.), Entre assimilation et émancipation, l'outre-mer français dans l'impasse? op. CÎt.p. 367 et s. 154. 1. NOSEL, « Appréciation de l'impact économique de la départementalisation à la Martinique », in F. CONSTANTet 1. DANIEL(dir.), 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, L'Harmattan, 1997, p. 31.
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moyen a été multiplié par 7, la proportion de logements dépourvus d'eau et d'électricité passant de près de 50 % en 1974 à 2 ou 3 % aujourd'hui 155, le parc automobile comptant aujourd'hui 190000 véhicules pour une population de 400000 habitants, alors même que la valeur des exportations ne représente plus pour chacune des collectivités territoriales ultramarines qu'une petite fraction de celle des importations.156 Une telle évolution a naturellement contribué à éloigner les territoires français des territoires voisins devenus indépendants, en conférant à leur population des conditions d'existence apparaissant comme privilégiées: alors que le PNB par habitant de la Martinique passait de 877 dollars en 1970 à 9500 dollars en 1993, celui de l'île voisine de Sainte-Lucie passait de 382 dollars à 3 000 et celui de la Jamaïque de 751 à 1 340157. Cette relative prospérité est très clairement perçue par les populations concernées comme due à l'ampleur des transferts plus qu'à un développement des activités productives locales, et le sentiment d'être assistés par l'ancienne - voire toujours actuelle, dans une partie des esprits - puissance coloniale suscite chez elles des sentiments douloureusement contradictoires, dont l'humiliation n'est pas absente, qui attisent le désir d'émancipation.
155. Extrait du rapport SUDRIEpour la chambre de commerce et d'industrie de la Martinique, France-Antilles, lor février 2005. 156. L'exemple de la Guadeloupe est caractéristique, avec un taux de couverture des importations par les exportations de 7,4 % en 2005 (Source: INSEE, Antiane-Eco na 66, « L'année économique et sociale 2005 en Guadeloupe »). Ce taux de couverture est pour la Martinique de 19,5 % pour l'année 2006, mais 60 % de ses exportations sont constituées par des produits pétroliers raffinés exportés vers la Guadeloupe et la Guyane (Source: INSEE, Antiane-Eco na 69, « L'année économique et sociale 2006 en Martinique »). 157. 1. NOSEL,op. cil. p. 33.
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II) Une émancipation
réclamée mais rejetée
L'élévation du niveau de vie est allée de pair avec la montée de l'affirmation identitairel5S, évident contrepoids au laminage de la culture traditionnelle locale par la rapide généralisation de
la culture consommatrice moderne159. Ces sentiments ambivalents d'amour-haine prennent la forme d'une double revendication, antithétique, d'intégration à la République, d'une part, de large autonomie d'autre part, la contradiction étant parfois poussée jusqu'au refus par le corps électoral d'une avancée décentralisatrice pourtant timide au regard de celles quotidiennement revendiquées. Les résultats de la consultation organisée par le Gouvernement le 7 décembre 2003 en Guadeloupe et en Martinique sur le projet d'y remplacer le département et la région par une collectivité territoriale unique héritant de leurs compétences - plus quelques compétences supplémentaires - et de leurs moyens, furent édifiants en ce qui concerne cet état d'esprit. Alors que les revendications tendant à obtenir l'autonomie sont, on l'a vu 160,récurrentes depuis les années 1950, alors que les principaux syndicats puisent leur légitimité dans des positions clairement «anticolonialistes» 161, alors que les 158. Voir supra, Première partie, chapitre II. 159. M. LOUIS,« La dialectique émancipation/assimilation dans les sociétés domiennes aujourd'hui. Le cas de la Martinique. » in Th. MrCHALON(dir.), Entre assimilation et émancipation, l'outre-mer français dans l'impasse? op. cit. p. 48 et s. 160. Voir supra, Première partie, chapitre II. 161. « Les luttes syndicales les plus radicales et les plus persistantes ces dernières années, celles menées par l'UGTG notamment (Union générale des travailleurs de la Guadeloupe), si elles visent, par leurs revendications même, des droits et avantages requérant encore plus d'assimilation à la France, le font pourtant avec des méthodes et selon une idéologie remettant en cause le statut départemental. Ainsi, lors des dernières grèves, ont été attaquées des cibles symbolisant l'État ou le service public. On eût dit que la stratégie de l'UGTG vise à délégitimer les institutions républicaines elles-mêmes (la justice, la police, l'autorité préfectorale et les représentants élus du peuple). À cela vient s'ajouter, de la part de certains groupes indépendantistes, un discours xénophobe virulent, frisant le racisme tout simplement et exprimé par des
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conseillers généraux et départementaux de Martinique, réunis en « congrès », avaient proclamé l'existence d'une nation martiniquaise, alors que l'humiliation d'être administrés par des autorités déconcentrées venues de l'Hexagone s'exprime quotidiennement, cette prudente proposition de collectivité territoriale unique162fut repoussée par 72,98 % des suffrages en Guadeloupe et par 50,48 % en Martinique. Des études d'opinion effectuées en Martinique sous forme d'enquêtes « qualitatives» ont révélé la force des contradictions qui traversent les esprits aux Antilles, la perspective de la sortie de l'île de la catégorie des départements - malgré l'intention sans équivoque du Gouvernement de la maintenir dans le régime de l'identité législative, qui est celui des départements d'outremer - agissant comme un véritable épouvantail ravivant la peur de manquer, caractéristique d'une société dont la misère était le lot commun il y a peu. Les élites hostiles à la réforme envisagée avaient d'ailleurs délibérément sollicité cette peur d'une perte de la sécurité matérielle liée au statut départemental en diffusant largement, quelques jours avant le scrutin, le tract ci-dessous, signé d'un énigmatique «Comité pour la majorité silencieuse martiniquaise », caricaturant grossièrement la réforme institutionnelle proposée:
graffitis comme celui-ci: "Les Blancs dehors l". Enfin, tout se passe comme si les partis traditionnels, toutes tendances confondues, étaient paralysés face à la montée de la violence revendicative et comme si l'État lui-même était prêt à fermer les yeux devant les diverses transgressions de la loi, pour ne pas faire de vagues. » J. DAHOMAY,« Antilles-Guyane: intégration sans assimilation », Le Monde, Il novembre 1999. 162. Le projet consistait à remplacer le département et la région monodépartementale par une collectivité territoriale unique héritant de leurs compétences, auxquelles se seraient rajoutées quelques compétences supplémentaires abandonnées par les services déconcentrés de l'État.
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Non Le 7 décembre 2003 sans hésitation il faut voter Non
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Non Non Non Non Non Non Non Non Non - Non - Non -
à l'indépendance à la perte de notre département et de notre région à la perte de nos acquis sociaux à la perte du RMI à la perte des 40 % des fonctionnaires à la perte de notre pouvoir d'achat au retour du colonialisme dans notre île à un pouvoir unique et dictatorial aux chants des sirènes à un avenir dangereux pour nos enfants à des impôts supplémentaires
« Pas acheter chat 'dan sak» Face au reproche fait à l'électorat par certains élus, d'avoir été précisément conduit par la peur irraisonnée de perdre les avantages matériels dus à l'identité législative, certains sondés ayant voté Non se cabrent, estimant le reproche humiliant, mais en confirment immédiatement le bien-fondé: «Moi j'aime pas l'expression "peur". Moi je n'ai pas peur de changer mais je ne veux pas (Intonation dans la voix, main à plat sur la table) perdre les avantages, ce n'est pas la même chose. Dire que les gens ont eu peur, c'est une manière de les mépriser. Ce n'est pas que tu es poltron, c'est surtout que tu ne veux pas perdre ce que tu as de bon, et tu sais que si la situation se dégrade, ce ne sont pas les élus qui vont souffrir, c'est le petit peuple. Pourquoi changer si on va perdre quelque chose? » [Infirmière libérale de 62 ans]163. Par ailleurs, si l'affirmation identitaire cède ainsi fréquemment - on vient de le voir - devant le souci de conserver les «droits acquis », il arrive qu'elle soit au contraire 163. Cité par J. DANIEL,«La consultation populaire du 7 décembre 2003, et ses implications: analyse de quelques paradoxes martiniquais. », in Pouvoirs dans la Caraïbe, revue du Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe, na 15,2005-2006, p. 166.
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invoquée pour préserver certains intérêts matériels ou pour conquérir certains avantages. En effet, l'invocation constante des «spécificités culturelles» à l'appui de demandes d'allègement des contraintes que comportent les lois, en d'autres termes d'un régime de discrimination positive, apparaît comme une efficace stratégie pour obtenir de la République, dont on rappelle quotidiennement le passé colonial et dont on stigmatise le jacobinisme, la satisfaction de revendications purement matérielles. Cette instrumentalisation délibérée de la «culture locale» a d'ailleurs été ingénument révélée, dans une autre « périphérie» de la République, par certains glissements sémantiques publics d'un vice-président du gouvernement du territoire de la Polynésie française: «Nous étions obligés d'ouvrir nos concours aux métropolitains. Mais que faire pour protéger l'emploi local? C'est pourtant la défense de la valeur locale, des valeurs culturelles locales, qui doit primer sur l'égalité républicaine.164» De tels propos, que les élus prennent généralement garde de ne pas laisser échapper, reflètent parfaitement l'une des préoccupations centrales de l'opinion ultramarine - et corse -: invoquer la culture locale à l'appui d'un régime de discrimination positive mettant le marché du travail local, comme la fonction publique, même d'État, à l'abri de la concurrence de personnes venues de l'Hexagone. L'écartèlement de chacun entre une affirmation identitaire qui s'est exacerbée avec la montée du sentiment de dépendance, d'une part, et la crainte de perdre les avantages matériels attachés à ladite dépendance, d'autre part, est donc réel, et douloureux. Il se traduit de la part des élites par le désir de cumuler autonomie et identité législative, notions jusqu'ici incompatibles.
164. M. BULLIARD,in J.-Y. FABERON(dir.), Le statut du territoire de la Polynésie française, bilan de dix ans d'application, Economica/PUAM, 1996, p.182.
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Chapitre II LE DÉSIR DE CUMULERAUTONOMIE ET IDENTITÉ LÉGISLATIVE
Les populations de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française et de Wallis-et-Futuna, territoires annexés dans le cadre de la seconde phase d'expansion coloniale, au XIXesiècle, et passés en 1946 du statut de colonies à celui de territoires d'outre-mer 165, n'ont jamais connu le régime de l'identité législative, et ont vu leur sort s'améliorer depuis les années 1960 grâce aux transferts publics effectués dans le cadre de l'autonomie166.
L'histoire des «vieilles colonies », on l'a vu, fut bien différente, car c'est de la départementalisation obtenue en 1946, donc de l'assimilation juridique, qu'elles escomptèrent l'effacement des séquelles sociales encore douloureuses de l'esclavage. Mais les réticences durables avec lesquelles la
165. Wallis-et-Futuna est passé directement du statut de protectorat à celui de territoire d'outre-mer en 1961. 166. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de : - Les collectivités territoriales françaises d'Amérique entre Nation et République », in E. MAESTRI(dir.) : La décentralisation, histoire, bilans, évolutions, actes du colloque pluridisciplinaire de Saint-Denis de La Réunion, 2-4 septembre 2003,
L'Harmattan/Université de La Réunion, 2003, p. 375 ; - « Les départements ftançais d'Amérique entre rêve caraïbeet attacheseuropéennes» in Ch. LERAT (dir.), Le Monde caraïbe: défis et dynamiques, actes du colloque international de Bordeaux, 3-7 juin 2003, Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine, 2005, tome II, p. 149 ; - « L'éclatement de la République intra-nationale », in P. DE DECKKERet I.-Y. FABERON,L'État pluriculturel et les droits aux différences, éd. Bruylant, Bruxelles 2003 (p. 185), actes du colloque de l'Institut de Droit de l'Outre-mer et de l'équipe d'accueil « Identité et Oralité dans le Pacifique », tenu à Nouméa, Nouvelle-Calédonie, 3 au 5 juillet 2002.
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législation sociale leur fut ensuite étendue 167, ainsi que les premiers indices de l'acculturation engendrée par l'application du droit commun, suscitèrent de la part de leurs élites, dès les années 1960, des revendications plus ambiguës. Porte-parole implicites d'un ressentiment populaire diffus envers «la France », elles expriment en direction du «Gouvernement français» à la fois une demande d'émancipation par rapport aux lois de la République et la volonté de conserver les «droits acquis» que comportent pour ces populations lesdites lois: les projets d'évolution statutaire élaborés en 2002 par les « congrès des élus régionaux et départementaux» aux Antilles et en Guyane portent la marque de cette ambiguïté. Mais les contradictions de fond contenues dans ces revendications amènent à se demander si les élus souhaitent réellement qu'elles soient satisfaites: ne puisent-ils pas, au fond, leur légitimité dans cette posture revendicative elle-même?
I) Des revendications
statutaires ambiguës
Les doutes très vite exprimés, on l'a vu, par un homme comme Aimé Césaire, sur le bien-fondé de la politique d'assimilation législative dont il avait pourtant été en 1946 l'un des principaux initiateurs, ne tardèrent pas à céder la place à l'affirmation plus radicale d'une identité nationale propre des populations de ces jeunes départements.168 Toutefois la représentation de la nation mise en avant par une large part des élites politiques et intellectuelles des départements français d'Amérique s'avère fort éloignée de la conception politique présentée par Renan comme étant le fondement de la nation française (un vouloir-vivre collectif, un plébiscite de tous les jours, le rassemblement autour de valeurs communes), mais,
167. Voir B. FRANÇOIS-LUBIN, « Les méandres de la politique mer », in F. CONSTANTet J. DANIEL (dir.), op. cU. p. 73 et s. 168. Voir supra, Première partie, chapitre II.
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sociale outre-
bien au contraire, comme une conception « culturaliste »169voire « généalogique» 170peu différente de ce qu'exprime Césaire luimême lorsqu'il s'exclame: «Je suis nègre, comment la Martinique peut-elle être département français à part entière? »171. La négritude chantée par Césaire comme elle l'était par Senghor suscita à la fois son prolongement et sa contestation par le courant de pensée de la créolité, plus soucieux de reconnaître le caractère composite, syncrétique, des populations et cultures antillaises. «Ni européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons créoles. Ce sera pour nous [...] une sorte d'enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience du monde172.[...] La Créolité est l'agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments culturels caraibes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l'Histoire a réunis sur un même so1.173»Il s'agit d'« une humanité nouvelle, celle où les langues, races, religions, coutumes, manières d'être de toutes les faces du monde se trouvèrent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinventer la vie ». Mais cette affirmation de soi n'est pas simplement culturelle: elle se prolonge dans les domaines-clés du politique et de l'économique, et débouche sur une «revendication de pleine et entière souveraineté
de nos peuples...
174
».
La créolité s'avère toutefois un concept ambigu. Bien plus qu'une simple culture, qu'une vision du monde, soumise comme toutes les cultures à une perpétuelle métamorphose, à une perpétuelle évolution, elle est implicitement, explique Michel 169. E. Jos, « Identité culturelle et identité politique, le cas martiniquais. » in F. CONSTANTet J. DANIEL(dir.), op. cU. p. 335. 170. M. GIRAUD,« De la négritude à la créolité : une évolution paradoxale à l'ère départementale. », in F. CONSTANT et J. DANIEL(dir.), op. cU.p. 394. 171. A. CÉSAIRE,in France-Antilles, 4 décembre 2001, p. 2. 172. J. BERNABÉ, P. CHAMOISEAU,R. CONFIANT,Éloge de la Créolité, Gallimard, 1989, p. 13. 173. Ibidem, p. 26. 174. Ibidem, p. 57.
111
Giraud, 175,«une représentation généalogique de l'identité, [...] qui naturalise les appartenances ethniques, culturelles et linguistiques [...] et non [...] des liens que l'on se donne et que l'on ne cesse de réélaborer ». Et pour Giraud, cette conception « essentialiste» de l'identité «contribue à la racialisation de l'affirmation identitaire » aux Antilles176. La montée d'une affirmation identitaire aussi radicale au sein de départements de la République française conduit naturellement une large part de leurs élites à affirmer l'inadaptation de la « loi française» aux réalités de ces peuples, et à appeler de leurs vœux un statut renouvelé transférant aux élus locaux une large part du pouvoir normatif, sans toutefois remettre en question l'application des règles du droit commun dans les domaines-clés qui furent à l'origine de la demande de départementalisation. En effet ni les élites se proclamant indépendantistes ni celles se disant autonomistes n'ont jusqu'ici envisagé le basculement dans un statut régi par l'article 74 (ancienne version) de la Constitution - spécialité législative et autonomie -, perspective exécrée en ce qu'elle signifie la rupture avec le droit commun, notamment dans les domaines (législation du travail et législation sociale) où les populations concernées manifestent énergiquement leur attachement aux «droits acquis », et en ce qu'elle évoque - éventuellement accompagnée d'un passage à un statut de Pays et Territoire d'Outre-Mer en droit communautaire - le tarissement de la manne des Fonds structurels. Ce qui est fondamentalement revendiqué par les collectivités territoriales françaises d'Amérique, c'est un statut de collectivité territoriale spécifique que chacun de ces pays souhaite négocier avec Paris, et qui cumulerait les avantages des DOM - assimilation législative, essentiellement dans les matières correspondant aux «droits acquis », et maintien du statut communautaire de régions
175. M. GIRAUD, Op. cit. p. 373 et s. 176. Ibidem, p. 398
112
ultrapériphériques 177 - certains de ceux des ex-TOM - très larges compétences des organes locaux et effacement des autorités déconcentrées de l'État - ainsi que certains de ceux accordés à la Nouvelle-Calédonie - notamment un pouvoir législatif dans certaines matières, ou la définition d'un corps électoral local restreint. Il s'agirait, en d'autres termes, de conserver le régime de l'identité législative inhérent à l'ancien article 73 de la Constitution tout en bénéficiant d'éléments d'autonomie empruntés aux ex-TOM ou même au statut de la Nouvelle-Calédonie. De telles attentes heurtaient de front les conceptions républicaines traditionnelles selon lesquelles les avantages de l'identité législative doivent s'assortir du respect des contraintes de la loi commune, et telle fut bien, en substance, la teneur des premières observations faites par Mme Girardin - alors secrétaire d'État à l'Outre-mer - aux projets d'évolution institutionnelle issus des travaux des « congrès des élus départementaux et régionaux »178lorsqu'elle indiqua qu'il fallait opter soit pour le régime de l'article 73 soit pour celui de l'article 74 mais qu'il n'était pas acceptable de réclamer le cumul des avantages des deux régimes et l'exemption des contraintes que chacun comporte. La souplesse toute nouvelle des articles 73 et 74 permet aujourd'hui - on l'a vu et les nouveaux statuts de SaintBarthélemy et Saint-Martin le confirment - de ne plus avoir à choisir entre deux régimes juridiques tranchés; mais il n'est pas certain que le législateur serait aussi compréhensif envers des collectivités territoriales plus vastes que ces deux minuscules territoires, d'une part, et il n'est pas certain non plus, d'autre part, que les élus antillais et guyanais souhaiteraient réellement, 177. Une récente enquête de l'institut Louis Harris a révélé que 92 % des Martiniquais souhaitent que la Martinique reste département français. FranceAntilles. 17 janvier 2002, p. 2. 178. On rappelle qu'i! s'agissait de remplacer le département et la région par une collectivité territoriale unique héritant de leurs compétences et de quelques compétences supplémentaires.
113
en demandant à emprunter la même voie, sortir de la posture revendicative, fort gratifiante pour eux, qui est de longue date la leur. ..
II) Des revendications statutaires relevant largement de la posture En formulant en 2002 des demandes d'évolution statutaire tendant à remplacer le département et la région par une collectivité territoriale à statut particulier demeurant sous le régime de l'article 73 (sous sa forme de l'époque) mais empruntant certains éléments d'autonomie aux statuts des TOM notamment la possibilité pour l'assemblée de la collectivité d'être habilitée par le législateur à prendre des délibérations dans certaines matières relevant normalement de la loi - les élus des DFA ont-ils trahi leurs électeurs, comme certains d'entre ceux-ci le proclament, par exemple à travers le «courrier des lecteurs» du quotidien France-Antilles, ou bien en affirmant, à l'occasion de sondages 179, leur attachement au statut de département? Il ne le semble pas, car l'opinion dans ces trois pays est, à l'évidence, traversée de sentiments très contradictoires qui révèlent l'extrême ambiguïté de l'image de la France dans ces populations. Cette ambiguïté se manifeste avec éclat à travers les revendications syndicales qui perturbent régulièrement la vie locale, voire l'ordre public, et qui, comme le relève Jacky Dahomay, professeur de philosophie guadeloupéen, demandent à la fois «des droits et avantages requérant encore plus d'assimilation à la France» et une rupture, ou du moins un considérable assouplissement des liens avec celle-ci: il en conclut que la citoyenneté est dans ces contrées «vécue de façon purement utilitaristel80 ». 179. Ibidem. 180. J. DAHOMA Y, « Antilles-Guyane: Monde, Il novembre 1999.
114
intégration sans assimilation. », Le
La réalité des esprits dans les départements français d'Amérique semble donc pouvoir se résumer comme suit. Marqués par une histoire profondément humiliante, ces peuples éprouvent un certain ressentiment envers «le Blanc », donc envers la France, dont ils attendent réparation, et se ressentent comme les créanciers de la République. Ils vivent donc les avantages matériels du statut départemental comme une légitime compensation, tout en éprouvant une certaine mauvaise conscience face à une situation qu'ils ressentent comme de 1'« assistanat». Dès lors, David éprouve un puissant besoin d'établir avec Goliath des rapports de force qui lui soient enfin favorables... et tel semble bien être la véritable fin des revendications statutaires formulées. Leur contenu était jusqu'ici trop contradictoire - en réclamant sous l'égide d'un régime de l'article 73 ancien des éléments d'autonomie inspirés de celui des ex-TOM voire de la Nouvelle-Calédonie - pour pouvoir être concrétisé par le législateur, mais la fin - le statut finalement obtenu - semble importer moins que la procédure elle-même, les élus éprouvant de toute évidence le besoin d'établir avec le gouvernement de la République une négociation d'égal à égal ce que l'équipe de M. Jospin semblait avoir compris en proposant aux élus locaux d'émettre eux-mêmes des propositions d'évolution statutaire - dont ils espèrent même qu'elle débouche sur une révision de la Constitution pour chacun de ces territoires. Et la culpabilisation de « la France» est de toute évidence utilisée comme un efficace moyen de pression dans le cadre de ce qui se présente bel et bien comme un rapport de forces. En d'autres termes, il s'agit probablement plus, de la part des élus des DFA, d'une posture revendicative que d'une véritable revendication. L'humiliation engendrée par les rapports de domination n'a pas encore été purgée, et les peuples concernés souhaitent parvenir enfin à faire plier la République sans toutefois mettre en jeu leur appartenance à celle-ci: présenter des revendications juridiquement et politiquement impossibles à satisfaire, car trop contradictoires puisque l'on tentait d'obtenir le cumul des avantages afférents à la République infra-nationale 115
avec ceux correspondant à la République extra-nationale, apparaissait dès lors comme le meilleur moyen de conserver sur le Centre un moyen de pression dans lequel on perçoit la véritable « réparation ». Pris en tenaille, le droit de l'outre-mer et notamment la jurisprudence du Conseil constitutionnel - a un temps sombré dans 1'« entremêlement des considérations juridiques et politiques» 1SI, et dans une confusion que la doctrine même la plus modérée n'a pu que dénoncer1s2. Le fragile masque du droit glissait en effet, révélant une réalité encore trop indécente pour être reconnue: de purs et simples rapports de force entre un Centre cramponné à ses valeurs fondatrices et une Périphérie qui prend peu à peu conscience de la peur qu'elle inspire au Centre en lui refusant toute légitimité autre qu'alimentaire -la République s'avérant prête à beaucoup de concessions devant la menace que sa faible légitimité soit publiquement révélée - et des avantages matériels qu'elle peut tirer de cette peur. La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 est venue désamorcer les prétextes juridiques de cette posture revendicative en faisant sauter, on l'a vu, le seuil séparant jusqu'alors le régime de l'article 73 de celui de l'article 74. Désormais tout, ou du moins beaucoup, semble juridiquement possible. Derrière la satisfaction affichée, il n'est pas certain que les élus antillais et guyanais s'en réjouissent véritablement: ils pourraient bien, au fond, déplorer secrètement la disparition d'un obstacle juridique qui leur permettait de maintenir sur les pouvoirs publics une pression fort gratifiante pour eux en leur permettant d'instrumentaliser le ressentiment diffus présent dans les esprits sans courir le risque que la République les prenne au 181. F. LEMAIRE,« La question de la libre détermination statutaire des populations d'outre-mer devant le Conseil constitutionnel. » RDP, n° 3,2000, p.907. 182. Lire notamment: - X. BlOY, « Le droit de l'outre-mer à la recherche de ses catégories. » Revue de la Recherche juridique, n° 4, 2001, p. 1785 et s. ; I.-C!. DOUENCEet B. FAURE« Y a-t-il deux constitutions?» RFDA 16 (4), juillet-août 2000, p. 746 et s.; - A.-M. LE POURHIET« La Constitution, Mayotte et les autres. » RDP n° 3, 2000, p. 883 et s.
116
mot, pensant tirer de cette posture une légitimité que leurs électeurs rechignent par ailleurs à leur reconnaître. Les années à venir montreront dans quelle mesure ces élus se saisiront des possibilités ouvertes par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 et par la loi organique du 21 février 2007, confirmant ou infirmant les analyses ci-dessus. La question de l'outre-mer français ne se ramène pas, en tout état de cause, au choix de régimes juridiques plus adaptés à des particularités que les intéressés eux-mêmes définissent fort mal autrement que par l'invocation de l'insularité et de l'éloignement. Elle touche aussi à des réalités plus impalpables car d'ordre culturel: la vision du monde caractérisant la culture créole se différencie toujours, dans une certaine mesure, de celle en vigueur dans les vieux pays industrialisés d'Europe.
117
Chapitre III
LA CULTURE CRÉOLE, UN ENTRE-DEUX?
Le courant de pensée de la créolité a affirmé avec fierté le caractère composite, syncrétique, de la culture antillaise, fille de la superposition dans les îles de l'archipel de multiples apports: amérindiens, européens, africains, asiatiques, levantins, essentiellement183.De culture créole elle aussi, La Réunion porte pour sa part une empreinte asiatique plus forte, une empreinte africaine plus discrète. En se penchant sur la culture créole telle que vécue dans les départements français d'Amérique, et plus précisément sur la Guadeloupe et la Martinique, il n'est pas illégitime d'y relever principalement, avec Edouard Glissant, à la fois la marque d'un héritage culturel africain et celle de la culture européenne, que la France s'efforce depuis plusieurs générations d'y implanter.
I) Les grands traits de l'héritage culturel africain On pénètre ici en terrain délicat. Si l'origine africaine des esclaves de l'économie de plantation est un fait historique, les composantes africaines de la culture antillaise ne sont pas aisément reconnues aux Antilles françaises, où l'on préfère imputer au statut des esclaves le système de valeurs qui constitue le fond de cette culture. Le dramatique échec de l'Afrique indépendante n'est pas étranger, très certainement, à 183. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de « Les Antilles entre deux mondes », communication au colloque international « Quels modèles pour la Caraïbe? », organisé à l'UAG-Martinique, les 10 et Il avril 2006. Actes à paraître sous le titre Quels modèles pour la Caraïbe ?, L. DAVIDASet Ch. LERAT(dir.), L'Harmattan 2008.
119
cette évidente réticence - quotidiennement constatable sur place - à se reconnaître un fond culturel africain. Et l'aliénation coloniale, relayée par la volonté assimilatrice de la République, a, non moins certainement, largement contribué au refoulement de cette composante culturelle africaine. On ne prétendra pas résumer ICI l'énorme travail ethnographique consacré de longue date aux traits culturels des peuples d'Afrique. Mais deux auteurs camerounais - Daniel Etounga Manguellel84, Axelle Kabou185- et un auteur centrafricain - Jean-Paul Ngoupandé186- ont plus récemment transgressé certains interdits bien réels en explorant la question ultrasensible des résistances culturelles des sociétés africaines à la modernisation. .. sans même opérer de distinction entre les cultures d'Afrique centrale (qui leur sont les plus familières) et celles de l'Afrique sahélienne ou australe. On empruntera ici à l'un d'eux, Daniel Etounga Manguelle, la présentation synthétique de ces traits culturels qu'il s'est efforcé de réaliser dans un ouvrage presque aussi provocateur que celui de sa compatriote Axelle Kabou, destiné - on doit le préciser ici
clairement
-
à mettre au jour sans ménagement les blocages
culturels de l'Afrique face aux impératifs du développement. Sa synthèse est donc présentée sous un jour délibérément critique et à l'aide de formules volontairement brutales, mais elle est saisissante et il n'est pas inutile - même si cela peut choquer car rien n'est plus politiquement incorrect - d'en présenter ici les principaux points. - «Une soumission totale à l'ordre divin »187: le monde tel qu'il est, ainsi que les comportements des hommes, sont des données immuables, léguées dans un passé mythique aux ancêtres fondateurs, auteurs de principes de vie respectés de 184. D. ETOUNGA MANGUELLE, L'Afrique a-t-elle besoin d'un programme d'ajustement culturel? Éd. Nouvelles du Sud, Ivry-sur-Seine, 1991, 139 p. 185. A. KABou, Et si l'Afrique refusait le développement? L'Harmattan, 1991,208 p. 186. J.-P. NGoUPANDÉ, L'Afrique sans la France, Albin Michel, 2002, 400 p. 187. D. ETOUNGA MANGUELLE, op. cit. p. 34.
120
génération en génération. Ce passé mythique est sacralisé et s'exprime à la fois dans le culte des ancêtres, des anciens, et dans le respect religieux de l'ordre naturel. Dès lors l'attitude de conquête et de domination de la nature qui fut au point de départ de la civilisation européenne, est tout simplement inconcevable.
- « Le refus de la tyrannie du temps»
188
: la conception
africaine du temps ne repose pas sur la distinction du passé, du présent et de l'avenir, indique Etounga-Manguelle. La durée s'apprécie par rapport à un moment fondateur, de nature largement mythique, et les moments successifs ne tournent pas le dos à ce moment fondateur mais « le regardent au contraire »189,le décompte du temps écoulé n'étant que celui des évènements qui ont eu lieu. Le temps africain est un temps cyclique, tournant le dos au futur et empreint de la conviction que le passé ne peut que se répéter. La sagesse africaine est dès lors « une sagesse de la conservation de ce qui est, de la fixité et de l'immuabilité des essences190».
- « Un pouvoir et une autorité indivisibles»
191
; les
fondements du pouvoir sont de nature magico-religieuse plus que rationnelle, et le souverain concentre entre ses mains les forces de l'invisible. La domination de l'homme fort est donc dans l'ordre des choses, de même que la soumission des gouvernés. - « L'effacement de l'individu face à la communauté »192:la notion d'une Personne autonome et responsable est assez étrangères aux cultures africaines, toutes centrées sur la communauté familiale lato sensu, qui confère un statut précis à chacun de ses membres. Toute affirmation du Je est réprimée, car elle met en danger la collectivité donc sape la sécurité qu'elle assure à ses membres. Aucun espace ni aucun temps 188. 189. 190. 191. 192.
Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,
p. p. p. p. p.
35. 36. 37. 39. 43.
121
d'intimité ne sont donc possibles dans les villages africains où formuler un jugement personnel, lire et écrire pour soi, sont choses inconcevables. Et Jean-Paul Ngoupandé considère en conséquence que «l'ignorance du sens de la responsabilité individuelle est le problème essentiel de l'Afrique noire contemporaine »193. De même, l'idée d'institutions anonymes face auxquelles chacun aurait des droits et devoirs délimités par la règle de droit est incompréhensible: les rapports avec les détenteurs du pouvoir ne s'effectuent que par le truchement des obligations d'échanges intra-communautaires de services, lesquels ne reposent pas, comme le pensent les observateurs « occidentaux », nostalgiques d'un paradis communautaire perdu, sur des sentiments d'amour, de confiance, de générosité mutuelle, mais constituent une pure et simple institution, une contrainte collective incontournable. - «Une convivialité excessive et le refus épidermique de
tout conflit ouvert» 194 : toutes les occasions de l'existence sont prétextes à fêtes, à banquets rassemblant le maximum de convives, explique Etounga-Manguelle. La sociabilité est regardée comme la vertu première de tout être humain, et «la recherche d'une paix sociale basée sur l'unanimité [...] pousse l'Africain à évacuer tout conflit et à refouler la violence dans le monde de l'invisible» 195, plus concrètement à préférer le consensus à l'expression d'un désaccord, quitte à recourir parallèlement à la sorcellerie pour régler les conflits. »196: l'économie, en effet, la - «Un piètre homo economicus production de richesses, n'est pas, dans beaucoup de cultures africaines - mais pas dans toutes, comme le montrent les exemples des Bamilékés du Cameroun ou des « Mama Benz» du Togo - une catégorie de pensée distincte de l'ensemble des rapports sociaux. La marchande de légumes, assise tous les matins au même emplacement sur le marché, accorde plus 193. J.-P. NGoUPANDÉ, op. cÎt., p. 229. 194. D. ETOUNGA MANGUELLE, op. cit. p. 45.
195. Ibidem, p. 46. 196. Ibidem, p. 46.
122
d'importance à la reproduction de son identité sociale par l'échange ritualisé auquel elle se livre avec ses clientes, qu'au bénéfice qu'elle réalise. En même temps le profit de l'entrepreneur est dans la plupart de ces sociétés considéré comme un bien communautaire, prélevé et consommé par les membres de la famille, ce qui rend tout réinvestissement impossible. Enfin, les dépenses ostentatoires interdisent toute accumulation dans un but d'investissement, et ce d'autant plus que la conception - cyclique - que l'on a du temps interdit toute projection vers l'avenir. »197: massif, surtout dans les - «L'enflure de l'irrationnel sociétés non islamisées des zones forestières, le recours à la magie et à la sorcellerie constitue un exutoire aux tensions opposant les uns aux autres, tensions qui ne peuvent s'exprimer dans des cultures où nul n'a le droit, par l'expression publique d'un désaccord, de mettre en danger le consensus sur lequel le corps social est bâti.
- «Des sociétés [...] totalitaires»
198
: la pesanteur de l'ordre
communautaire amène toute prise d'initiative individuelle à se heurter à de vives réactions de jalousie, de sorte que les membres du groupe, loin d'additionner leur énergie, se neutralisent mutuellement. Et la jeunesse instruite s'est touj ours heurtée au totalitarisme villageois avant même de se heurter, aujourd'hui, à des pouvoirs politiques autoritaires. Sans faire référence à un tel héritage culturel africain, Édouard Glissant a, de longue date déjà, relevé certains traits culturels créoles qui s'avèrent apparentés à ceux relevés, pour les cultures africaines, par Daniel Etounga-Manguelle. À ses yeux en effet «le Martiniquais n'est pas historiquement intéressé à des rendements ni à des améliorations techniques »199,mais il l'explique par le fait qu'« il ne maîtrise rien 197. Ibidem, p. 51. 198. Ibidem, p. 64. 199. E. GLISSANT,Le discours antillais, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p.58.
123
d'une production collective [...] dans son pays », situation qui est, peut-on noter, de manière générale celle de tous les salariés: il ne serait pas illégitime de chercher plus en amont - dans un arrière-plan culturel d'origine africaine - la source de ce désintérêt pour les exigences du progrès économique. De même, Glissant relève « le manque de confiance (du Martiniquais) dans son propre futur »200, ce qui peut s'expliquer certes par les traumatismes de l'esclavage, mais aussi, plus profondément, par un héritage culturel n'orientant pas les esprits vers la préparation de l'avenir. Glissant relève d'ailleurs parallèlement «une obsession de la jouissance immédiate »201s'apparentant fort à certains traits culturels africains notés, on l'a vu, par EtoungaManguelle. Enfin, l'auteur de La Lézarde note la fermeté contemporaine du refus, aux Antilles, de la famille nucléaire de type européen au profit de la famille élargie, dépeinte comme « un réseau invraisemblablement complexe de parenté: tantes, cousines, das 202, marraines» et dont il relève le caractère « tribal» et l'origine « culturellement africaine »203. André Lucrèce, pour sa part, relève le poids du magicoreligieux dans la culture martiniquaise, signalant notamment que la fréquence des incestes s'explique précisément par la croyance de leurs auteurs que de tels actes leur permettront d'« acquérir une puissance spirituelle et physique qui les protège du maléfice »204, et rappelle la célèbre distinction de F. T6nnies entre Gemeinschaft « communauté» et Gesellschaft « société », pour suggérer que la Martinique est aujourd'hui encore en voie de transition entre la première forme et la seconde205. Il n'est donc probablement pas illégitime de chercher l'origine de nombre de traits culturels antillais non pas 200. Ibidem, p. 150. 201. Ibidem, p. 507. 202. Le terme créole da désigne la nourrice, la« nounou ». 203. Ibidem, p. 150, 161, 168. 204. A. LucRÈCE, Société et modernité. Essai d'interprétation de la société martiniquaise, Case-Pilote, éd. L'Autre Mer, 1994, p. 32. 205. Ibidem, p. 154.
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simplement dans la condition de l'esclave, comme on le fait généralement, mais dans un héritage culturel plus lointain, celui de l'Afrique. Face à ce modèle, un autre système de valeurs pénètre, au fil des générations, ces sociétés.
II) Les grands traits du modèle culturel européen Il n'est pas interdit d'aller chercher chez ces «grands classiques» que sont Max Weber et Raymond Aron une analyse des traits fondamentaux du modèle culturel né de la société industrielle, lequel tend au fil des générations à pénétrer les sociétés antillaises et à en transformer la culture. On notera en premier lieu l'estompement des formes communautaires des rapports sociaux au profit d'une intégration individuelle à la vie économique, aux logiques de la concurrence: « la socialisation par l'échange sur le marché [...] archétype de toute activité sociale rationnelle, s'oppose maintenant à toutes les formes de communauté », relève Max Weber 206, avant de préciser que «le marché est le plus impersonnel des rapports de la vie pratique dans lesquels les hommes peuvent se trouver» car « il est en opposition complète avec toutes les autres communalisations, qui présupposent toujours une fraternisation personnelle et, la plupart du temps, les liens du sang »207.Raymond Aron renchérit en expliquant que si « toutes les sociétés ont à résoudre un problème que nous appelons un problème économique» elles n'ont pas toutes «conscience du problème économique, c'est-à-dire de l'administration rationnelle 208des moyens rares» 209. Et de
206. M. WEBER,Économie et société, Plon, colI. « Pocket », 1995, p. 154. 207. Ibidem, p. 410. 208. En économie, est « rationnel» le comportement s'efforçant de parvenir aux meilleurs résultats en mobilisant le moins de ressources possible.
125
préciser que l'Europe industrielle a inventé dans ce but l'entreprise, à la fois « radicalement séparée de la famille », exigeant une accumulation de capital - donc l'épargne à partir de la plus-value tirée du travail des salariés -, une division du travail, la distinction entre une minorité de détenteurs du capital et une majorité de salariés, enfin la nécessité d'un calcul rationneJ21o, bien éloigné de la reproduction traditionnelle des pratiques coutumières de production et d'échange. La société industrielle a aussi bouleversé la situation de chaque individu. L'autonomie de celui-ci est, on l'a dit, niée par les sociétés de type communautaire, qui assignent à chacun un statut, attendent de lui qu'il s'y plie, et sanctionnent toute velléité de sa part de s'en évader par ses accomplissements personnels: les manifestations de jalousie paralysent efficacement toute tentative de cette nature, ne laissant le choix à l'individu qu'entre l'acceptation résignée des pesanteurs collectives et l'exil. Tout au contraire, la culture de type industriel, loin d'enfermer l'individu dans un statut préétabli, s'efforce précisément de le retirer de sa communauté d'origine (qui lui assigne son statut) et le met en mesure - et en demeurede mériter sa place dans le corps social par ses accomplissements dans l'exercice de ses fonctions: la jalousie, efficace garant de l'égalitarisme communautaire, cède alors la place à l'émulation, à la stimulation mutuelle, qui permet aux énergies individuelles de se conjuguer au lieu de se neutraliser, au prix certes d'une grande solitude individuelle. C'est ainsi que l'économie de marché utilise l'instinct de compétition comme moteur d'un système économique qui s'est rapidement avéré le plus efficace, et de très loin, de tous ceux connusjusqu'alors211.
209. R. ARON, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, colI. « Folio », 1962, p. 103. 210. Ibidem, p. 97-100. 211. « Le sociologue d'aujourd'hui a tendance à penser qu'une bonne société est celle qui utilise les vices des individus en vue du bien commun. », R. ARON,op. cit. p. 124.
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Le modèle socio-économique né en Europe s'oppose donc trait pour trait aux caractères des sociétés de type communautaire tels qu'Etounga-Manguelle les a, on l'a vu, décrits: - la « soumission totale à l'ordre divin» a cédé la place à une démarche scientifique cherchant à désacraliser le monde pour en comprendre le fonctionnement et le dominer, le mettre au service de l'homme... quitte à le perturber en profondeur, comme on le constate depuis quelques décennies; - le «refus de la tyrannie du temps» - en une conception cyclique du temps incitant à prendre son parti de ce qui advient - s'est effacé devant une conception linéaire de l'histoire: l'humanité progresse, elle se construit, elle se dégage du clan primitif pour donner progressivement naissance à I'homme, et les énergies collectives tout autant qu'individuelles doivent être tendues dans cette perspective; - le pouvoir et l'autorité « indivisibles» des sociétés traditionnelles ont cédé la place à la démocratie, où chaque homme est réputé digne de participer, par son bulletin de vote, au choix des gouvernants donc à celui d'un avenir pour la Cité; - l'individu n'est plus sommé de s'effacer devant la communauté (Gemeinschaft) qui lui assigne son statut, mais il adhère - plus ou moins librement - à une société (Gesellschaft) au sein de laquelle il lui faudra conquérir sa place par ses mérites; - la crainte de tout conflit ouvert et la «convivialité» de commande à laquelle elle contraint chacun sont remplacées par la distance affective, par l'anonymat, et par l' institutionnalisation des coriflits: ceux-ci ne rendent plus intenable la vie quotidienne - qui se déroule dans le cadre de fonctions et non plus de relations à connotation affective - donc n'ont plus à être refoulés, et leur règlement est confié à des institutions, tels les mécanismes démocratiques ou les juridictions; - l'économie devient une catégorie de pensée distincte des rapports sociaux: dès lors l'affectivité, même de commande, 127
n'y a plus sa place et la recherche du profit à travers la concurrence cesse d'être incompatible avec l'entretien de bonnes relations sociales, l'épargne faite pour l'investissement cesse d'être détournée par les proches, l'accumulation de capital peut donc se faire et avec elle le progrès économique se produire; - le magico-religieux se trouve largement discrédité par une société toute centrée sur une préoccupation de gestion rationnelle... au risque, certes, d'entraîner la désastreuse disparition de tout repère éthique car, comme l'écrit aujourd'hui Régis Debray: «l'absence de sacré, aujourd'hui comme hier, est dévastatrice »212; - enfin, ces sociétés confèrent à leurs membres un degré d'autonomie et de liberté personnelle probablement sans précédent dans l'histoire... au risque, aujourd'hui avéré, de faire plonger dans le désarroi les individus n'ayant pas bénéficié d'une éducation suffisamment structurante. On le voit, le modèle socio-économique, donc culturel, proposé - imposé? - aux sociétés des DOM est fort éloigné de celui dont étaient, à l'origine, porteurs les esclaves africains. L'action combinée du gendarme, de l'instituteur et du prêtré13 a, au fil du temps, fait glisser ces sociétés d'une culture à l'autre, d'un modèle à l'autre, ce «glissement progressif» encore inachevé étant qualifié de « culture créole », notion qui devrait d'ailleurs être utilisée au pluriel tant est large aujourd'hui, d'un milieu social à l'autre, d'une classe d'âge à l'autre, la palette des métissages culturels que l'on peut relever. Et cette culture créole, ou plutôt ces cultures créoles, s'avèrent - à des degrés divers - peu compatibles avec les logiques de l'économie de marché comme avec celles des institutions publiques modernes.
212. R. DEBRAY, « Malaise dans la civilisation, suite », Le Monde, Il janvier 2006. 213. R. SUVÉLOR,op. cil, voir supra note 12, p. 10.
128
Chapitre IV
UNE CULTURE RÉTIVE À L'« ESPRIT DU CAPITALISME» COMME AUX LOGIQUES DES INSTITUTIONS PUBLIQUES?
L'exposé des motifs de la loi dite « d'orientation» sur l'Outre-mer du 13 décembre 2000 invoquait d'emblée la « situation particulière» des départements d'outre-mer « reconnue par l'article 73 de la Constitution », et ajoutait que cette situation se caractérise par « des handicaps structurels indéniables contraignant leur développement économique et qui ont été reconnus par l'Union européenne, à laquelle ils sont intégrés, dans l'article 299.2 du Traité instituant la Communauté européenne »214.De fait, cet article 299.2 précise la nature de ces «handicaps structurels» en évoquant «leur éloignement, l'insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d'un petit nombre de produits, facteurs dont la permanence et la combinaison nuisent gravement à leur développement ». Mais la «situation particulière» des DOM ne se limite pas, estimait l'exposé des motifs, à ces éléments naturels: elle « s'inscrit» aussi, ajoutaitt-il, dans « une histoire [...] marquée par la résistance à l'esclavage », « découle d'une géographie qui les place à la croisée de plusieurs mondes », « se manifeste par la présence en métropole de plusieurs centaines de milliers de leurs originaires », enfin « fonde une identité propre à chacun d'entre eux ». Il est donc légitime, à la suite du Gouvernement, rédacteur de cet exposé des motifs, d'intégrer les éléments culturels dans ce 214. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de « La France périphérique: crainte du marché et rejet de l'État. », Revue Politique et Parlementaire, n° 1009/1010, nov-déc. 2000/janv. fév. 2001, p. 107.
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qui constitue la «situation particulière» des DOM. Un important chantier s'ouvre alors dans ce domaine fort délicat, où prédomine le non-dit au profit du postulat implicite selon lequel la culture - comprise comme la vision du monde - des populations de l'outre-mer les prédisposerait tout autant que celles de l'Europe continentale au« développement économique et social ». Or un tel postulat fait litière précisément de l'histoire particulière de ces peuples, de leur situation géographique, et de leur identité propre, qui pourtant commandent des attitudes quotidiennes - face aux mécanismes de la vie économique comme face aux exigences de l'État de droit - parfois assez éloignées du « modèle» culturel qui accompagna le développement de l'Europe industrielle et plus précisément de la France métropolitaine. L'invocation rituelle et quotidienne par les élus et intellectuels de l'outre-mer des «particularismes culturels », des « spécificités» de ces populations, qui appelleraient l'application dans ces pays de règles particulières et la mise en place d'institutions spécifiques, aurait plus de poids si elle s'appuyait sur l'énoncé de ces « particularismes» et « spécificités» et s'accompagnait de l'analyse de leur incompatibilité avec les règles du droit commun comme avec l'organisation institutionnelle des collectivités territoriales de droit commun. Tel n'est pas le cas: les éléments culturels invoqués en termes très généraux - donc simplement évoqués cèdent immédiatement la place au rappel des simples éléments naturels que sont 1'« éloignement» et 1'« insularité », et l'on ne sait donc rien de ces « particularismes culturels» et « spécificités ». Il demeure donc une zone d'ombre, une terra incognita qui peut s'exprimer ainsi: En quoi la vision de la vie, et des rapports que les hommes ont entre eux, constatée dans les sociétés de l'outre-mer - en d'autres termes la culture qui y prévaut - se distingue-t-elle de celle caractérisant aujourd'hui la France de l'Hexagone?
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Cette enquête doit être menée sur les deux plans où se situe le nœud des sociétés modernes: celui des rapports avec l'économie de marché, d'une part, avec les institutions publiques, d'autre part. Elle conduit à émettre l'hypothèse suivante: la crainte du marché et une certaine forme de dévoiement du rapport à l'État ne seraient-ils pas les véritables spécificités culturelles des peuples de l'outre-mer?
I) La France de l'outre-mer demeure rétive aux logiques du marché La vision du monde que les populations des DOM ont héritée de leur histoire particulière, et largement conservée du fait de leur isolement géographique, s'avère - pourquoi le celer plus longtemps? - assez éloignée de celle qui a permis et accompagné, en Europe et aux États-Unis, le développement de l'économie capitaliste de marché. En effet, la société de plantation y a engendré une culture économique particulière, l'idéologie ascétique de la bourgeoisie capitaliste y est demeurée inconnue, et les transferts publics et sociaux prédominants y ont forgé une vision de la vie spécifique.
A) La société de plantation a engendré une culture économique particulière. La société de plantation était de toute évidence fort éloignée des deux types de sociétés entre lesquels l'Europe en cours d'industrialisation était, au XIXesiècle, en train de basculer. Ni société rurale fondée sur les lignées familiales et les disciplines communautaires, ni société urbaine naissante fondée sur la confrontation individuelle à l'exploitation capitaliste et sur la constitution des classes sociales, ce type particulier de formation sociale qu'était la société de plantation imprimait chez ses membres des valeurs contradictoires: intériorisation de hiérarchies fondées sur la coercition et la couleur de la peau, individualisme suscité par un mode de gestion de la main131
d'œuvre serve essentiellement soucieux de briser toute résistance collective, développement de diverses formes de solidarité permettant seules de survivre face aux rigueurs extrêmes des conditions de vie et de travail, entretien et valorisation d'un esprit de résistance et de fronde contre l'ordre établi menant fréquemment à la fuite héroïque et désespérée qu'était le marronnage, pour l' essentie1215. Et l'abolition de l'esclavage allait inciter l'homme libéré à éviter le salariat au profit de l'artisanat ou du statut de paysan indépendant, alors même que l'isolement dû à l'insularité protégeait ces pays des brassages de population et de la révolution industrielle, tous deux puissants facteurs, dans 1'Hexagone, de désagrégation des solidarités familiales traditionnelles au profit de l'émergence de solidarités nouvelles fondées sur des intérêts communs, les classes sociales. La culture économique issue du monde de la plantation, fort éloignée de celle née de l'entreprise, se caractérise donc, pour l'essentiel, d'une part par des réflexes de débrouillardise216 permettant de s'assurer individuellement du quotidien tout en demeurant en marge des circuits économiques officiels, d'autre part par des habitudes d'entraide familiale et amicale prenant notamment la forme des coups de main, échange de prestations sous forme de travail non rémunéré engendrant, aujourd'hui encore, toute une économie parallèle.
215. On trouvera des évocations de la société de plantation notamment chez L.-F. OZIER-LAFONTAINE,Martinique, la société vulnérable, Gondwana éditions, La Trinité, Martinique, 1999, et J.-L. BONNIOL,« La formation économique et sociale des Antilles », in Historiai antillais, éditions Dajani, T. I, 1980, p. 153 et s. 216. Débouya pa péché, proclame toujours, fièrement, le proverbe créole...
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B) L'idéologie ascétique de la bourgeoisie capitaliste est delneuréeinconnue Les sociétés de l'outre-mer sont demeurées fort éloignées de l'idéologie ascétique ayant imprégné la bourgeoisie européenne et américaine. Il est certes connu de tous que la longue phase d'accumulation primitive de capital, qui se traduisit par un investissement massif dans des moyens de production plus efficaces, donc par de rapides progrès de productivité 2J7 engendrant la baisse des coûts de production, donc des prix, donc la hausse du niveau de vie moyen, reposa sur une impitoyable exploitation d'une main d'œuvre industrielle dépourvue de pouvoir de négociation tant par l'ampleur du chômage que par la répression de toute forme de défense collective des intérêts des salariés au nom du libéralisme. Mais l'accumulation primitive de capital fut aussi rendue possible par un puissant trait culturel de certaines sociétés européennes et anglo-saxonnes, aujourd'hui trop méconnu malgré son analyse par Max Weber dès 1920218 : l'esprit d'ascèse dont était pénétrée la classe bourgeoise sous l'empire de la vision protestante du monde, certes, mais aussi sous l'influence des courants catholiques les plus culpabilisateurs. L'image - trop répandue - d'une classe favorisée menant insolemment une existence luxueuse grâce aux superprofits qu'elle réalisait ne correspond pas - il s'en faut - à ce que fut, jusqu'à la quasidisparition du capitalisme familial, la conception de la vie dont cette élite était pétrie, conception dont les traces sont encore aujourd'hui perceptibles dans certains milieux d'entrepreneurs. Toute jouissance étant un péché, le style de vie et le niveau de consommation demeurent marqués par l'austérité, interdits et privations structurant largement l'éducation comme certains 217. Sait-on que la productivité a été multipliée par 16, en France, au du xxe siècle, tous domaines confondus, et par 28 dans l'agriculture? Alternatives économiques, Hors-série n° 42, 4e trimestre 1999, p. 6. 218. M. WEBER, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Actuellement disponible chez Flammarion, coll. « Champs », (Traduction et présentation d'l. KALINOWSKI).
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cours Voir 1920. 2000
aspects de la vie quotidienne. L'effort sur soi devant permettre de mériter la grâce de Dieu, s'investir pleinement dans son métier devient une valeur morale et la recherche du profit une vertu en soi: ce profit n'a nullement pour but la jouissance par
la consommation219 mais il signe l'accomplissement de son devoir. Et la réussite professionnelle désigne l'élite qui satisfait aux attentes de Dieu. Cette éthique ascétique se concrétise donc très directement par la constitution d'une forte épargne permettant un important taux d'investissement dans des procédés de production plus efficaces, donc de rapides progrès de productivité se traduisant par la hausse du niveau de vie: on ne dira jamais assez le rôle essentiel du péché dans la montée en puissance de l'Occident... Les populations de l'outre-mer sont largement demeurées à l'écart de cette histoire et de cette culture. Certes les Blancs créoles ou Békés de la Martinique, de culture aujourd'hui encore assez traditionnelle, demeurent quelque peu marqués par cette éthique malgré sa mise à mal par les conditions de l'esclavage. Certes certains groupes ethniques réunionnais conservent de leur origine asiatique une culture valorisant le travail et le profit à l'intérieur d'une conception ascétique de l'existence, et ont ainsi acquis des positions importantes dans l'économie locale. Mais il ne s'agit là que d'exceptions. Pour l'essentiel ces sociétés semblent être demeurées extérieures à l'esprit du capitalisme, fait de prise de risques, de goût pour la compétition individuelle, d'inclination à l'épargne. Marquées par une conception encore communautaire de la vie, par un désir atavique d'échapper aux contraintes d'ordre institutionnel que représentent - notamment - les mécanismes du marché, par une vision négative du travail - légitimement héritée des abominations de l'esclavage - et par un appétit de consommation immédiate devant effacer l'humiliation d'une misère encore récente, ces cultures demeurent éloignées de celle ayant accompagné la naissance du monde moderne. 219. Ibidem, p. 89 à 92.
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C) Les transferts publics et sociaux prédominants ont forgé une vision de la vie spécifique L'intégration juridique et économique de ces territoires à la République a eu des effets importants sur les esprits. L'érection des quatre vieilles colonies en départements par la loi du 19 mars 1946 répondit à une demande explicite de leurs élus: l'extension, à ces peuples impitoyablement exploités, des lois sociales françaises 220. Cette extension, dont la lenteur, en pratique, suscita de vives frustrations locales, entraîna progressivement le versement aux populations de ces départements d'outre-mer de tout un éventail de prestations dont l'effet positif fut une considérable amélioration des conditions d'existence du grand nombre, aujourd'hui très éloignées de la misère régnant à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale. De surcroît, la mise en place de structures administratives départementales se traduisit par un considérable gonflement de la fonction publique dans l'ensemble de la population active locale, et par la généralisation à l'ensemble de cette fonction publique, même territoriale, des sur-rémunérations d'origine coloniale. Dès lors traitements de la fonction publique et transferts sociaux ont peu à peu occupé une place centrale dans les revenus des ménages221,ainsi de plus en plus déconnectés d'une activité économique productive. Et le flux croissant des Fonds structurels communautaires a, plus récemment, encore 220. « Nous croyions, mon Dieu, à la légère, que cette assimilation ne tirait pas tellement à conséquence et que, de toute manière, c'était le meilleur moyen d'améliorer rapidement le sort du peuple. C'était ça l'objectif. On s'est dit: en France, il y a un tas de lois sociales qui sont très bien, nous n'avons aucune législation sociale, nous devenons départements français donc d'un seul coup nous rattrapons le retard et on nous applique toutes les lois sociales que les Français ont conquises en cinquante ans. » A. CÉSAIRE,cité par J.-CI. WILLIAM, « Aimé Césaire: les contrariétés de la conscience nationale », in F. CONSTANTet 1. DANIEL(dir.), 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, op. cil. p. 320. 221. Traitements des agents publics et prestations sociales représentent grosso modo quatre cinquième des dépenses des ménages en Martinique et en Guadeloupe. Voir Th. GRUNS,in Antiane Eco., n° 23, déco 1993, p. 19.
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aggravé le caractère artificiel du niveau de vie constaté localement, largement déconnecté de l'activité économique marchande... comme de ses contraintes. Si les bienfaits de l'intégration de ces territoires périphériques aux structures administratives du Centre, à son système de protection sociale, à ses lois, et à son marché, ont été considérables en termes d'amélioration des conditions générales d'existence et de résorption des poches de pauvreté, les effets pervers en sont aujourd'hui importants: ces sociétés s'avèrent « surdéveloppées sur le plan social et sous-développées sur le plan économique »222.L'esprit d'entreprise, reposant sur la prise de risques et un renoncement volontaire à une consommation possible au profit de l'épargne et de l'investissement, demeure trop peu répandu dans ces sociétés trop récemment sorties de la pauvreté et de l'humiliation coloniale pour ne pas s'adonner aux délices et aux poisons de la consommation. Et la trop large place occupée - dans les esprits comme dans la réalité de sociétés où progressent dramatiquement l'inactivité et la délinquance - par les transferts publics et sociaux dans les revenus des ménages a développé une culture d'assistance peu propice au développement économique. Celui-ci est donc généralement escompté d'un nouveau gonflement des transferts publics et d'exemptions fiscales supplémentaires, exigés d'un État avec lequel on entretient des relations essentiellement utilitaristes.
II) La France de l'outre-mer demeure rétive aux logiques des institutions modernes Restée en marge de la révolution industrielle et urbaine, contrainte à la promiscuité par l'étroitesse et la forte densité de peuplement de trois des quatre départements d'outre-mer, leur 222. B. FRANÇOIS-LUBIN, « Les méandres de la politique sociale outre-mer », in F. CONSTANT et 1. DANIEL (dir.), 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, op. cÎt., p. 80.
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population s'est maintenue dans une culture politique rétive à la notion d'institution, tend à détourner les mécanismes démocratiques comme les logiques administratives, et, en dernière analyse, refuse à l'État toute légitimité autre qu'alimentaire.
A) La promiscuité contre les institutions La notion d'institution, tout d'abord, issue d'un effort collectif et de longue haleine pour fonder l'organisation de la Cité sur la raison, trouve très difficilement sa place dans les sociétés restées à l'écart de la révolution industrielle et du puissant mouvement d'urbanisation et d'affirmation de l'individu qui accompagna celle-ci, sociétés dans lesquelles solidarités et antagonismes ont de tout temps été fondés sur l'affectivité - ou plus précisément sur une affectivité feinte, convenue - regroupant les personnes apparentées - ou s'imaginant telles - dans la sphère intérieure, celle des obligations d'entraide, de dons et contre-dons, caractéristiques des cultures rurales, et rejetant les autres dans la sphère extérieure, celle de la méfiance, de la rivalité, de la jalousie. Dès lors ces cultures, où l'identité de chacun lui est conférée par ses relations bien plus que par ses fonctions, manifestent chaque jour de grandes difficultés à percevoir les institutions au-delà des personnes physiques qui les font fonctionner. Les notions d'État personne morale incarnant la nation -, de loi - règle de portée généra-le
et impersonnelle
-, comme
celle de citoyenneté
-
supposant l'exercice anonyme de droits et d'obligations identiques pour tous - demeurent donc fort abstraites pour ces sociétés habituées aux échanges de services sur une base relationnelle. Et ce malentendu fondamental prive les institutions d'une grande partie de la légitimité dont elles jouissent aux yeux des populations qui, dans l'Hexagone, furent de longue date associées à leur élaboration. Les conséquences de ce décalage des cultures politiques s'avèrent considérables, et se retrouvent au cœur de ces 137
«particularismes culturels» et de ces « spécificités» que tous évoquent sans en préciser la nature. Il se traduit en effet par un certain dévoiement des mécanismes démocratiques, des mécanismes administratifs, ainsi que des rapports avec l'État.
B) Un certain dévoiement des mécanismes démocratiques Les cultures de la France de l'outre-mer portent d'autres empreintes que celles engendrées par l'industrialisation de masse, l'urbanisation, l'anonymat de la ville, et la défense par chacun de ses intérêts socio-économiques au moyen d'une nécessaire solidarité avec ses pairs. Si l'univers de la plantation a, on l'a dit, donné naissance à d'implacables hiérarchies sociales calquées sur la couleur de la peau - dont les séquelles ne s'effacent d'ailleurs que lentemenf23 - en même temps qu'à l'affirmation d'un individualisme de débrouillardise pOUf la survie comme d'une attitude de défiance envers les institutions, il a engendré, après l'abolition de l'esclavage, la constitution, autour de la nécessité du partage du travail des champs comme de la répartition des récoltes ou du produit de la pêche, de sphères familiales plus vastes que celle de la famille nucléaire occidentale, ayant pour pivot non pas l'époux/père mais l'aïeule, la grand-mère, solide poto-mitan du clan224.Les liens familiaux demeurent donc aujourd'hui les plus prégnants, alors même que la vigoureuse stratification sociale d'autrefois s'estompe devant la montée d'une vaste classe moyenne. Il n'y aurait rien là de déplorable... si les mécanismes de la démocratie libérale n'avaient précisément été conçus par et pour des sociétés marquées par l'antagonisme des intérêts et des attentes des différentes classes, ces mécanismes ayant pour but de permettre leur libre expression pour en dégager pacifiquement, au moyen du suffrage, un compromis, lequel se 223. On consultera sur cette question M. GIRAUD,Races et Classes à la Martinique, Éditions Anthropos, Paris, 1979. 224. Voir L. LESEL,Le Père oblitéré, L'Harmattan, Paris, 1995.
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concrétise ensuite sous la fonne de règles de droit nouvelles infléchissant le fonctionnement du corps social dans un sens favorable aux intérêts majoritaires. Ce qui s'affronte en réalité, sur la scène politique de ces pays d'outre-mer, ce ne sont pas tant des visions différentes de l'avenir de la Cité, correspondant à des attentes antagonistes traduisant des intérêts divergents, mais - dans une mesure certes variable - des groupes désireux d'accéder au pouvoir, souvent afin de faire bénéficier leurs membres des privilèges qui y sont attachés. Pour ces cultures les institutions publiques ne représentent pas toujours ces lieux où se prennent des décisions d'intérêt général et où se gèrent les services publics, mais plus souvent des gisements de richesses sans maître (richesses matérielles ou symboliques) à se répartir à travers les réseaux relationnels: de leur point de vue, l'État (ou la collectivité décentralisée) est ainsi, d'une certaine manière, quelque chose que l'on consomme... Et la vie « politique» locale se trouve donc à la fois dépolitisée, car l'enjeu n'est pas le choix d'un avenir pour la Polis panni plusieurs avenirs concevables, et surconflictuelle, par le constant affrontement des groupes désireux de s'emparer des attributs du pouvoir, fascinants pour des sociétés marquées par une misère encore récente. Il s'agit bien là d'un certain dévoiement des procédures démocratiques, conséquence d'une vision du monde, d'une culture, héritée d'un passé encore récent.
C) Un certain dévoiement des mécanismes administratifs Méconnaissant la notion d'institution, détournant - dans une certaine mesure - les mécanismes démocratiques, la France de l'outre-mer demeure en outre trop extérieure aux valeurs républicaines, centrées sur l'égalité face à la règle. Ces territoires isolés ont en effet partiellement échappé aux brassages de populations et au mouvement d'homogénéisation culturelle délibérément organisés par l'État jacobin afin de casser les particularismes locaux et d'instaurer entre le pouvoir 139
et les administrés cet anonymat, cette distance, qui seules permettent l'égalité de traitement. Fondée sur les relations plus que sur les fonctions, ces sociétés ne peuvent en effet guère reconnaître de légitimité aux règles de portée générale et impersonnelle, issues de la volonté d'un pouvoir anonyme et prétendant s'appliquer indistinctement à des administrés anonymes. Dans ces mondes où l'identité de chacun lui est conférée par la place qu'il occupe dans un réseau relationnel déterminé, la règle générale et impersonnelle (la loi, le règlement) n'a pas grand sens puisqu'elle ne s'insère pas dans l'entrelacs des dons et contre-dons, des services demandés et rendus à l'intérieur d'un système communautaire donné. Dès lors, la demande et l'octroi de passe-droits sont au contraire considérés comme le mode de relation normal et légitime avec l'Administration, à plus forte raison s'il s'agit de celle de collectivités décentralisées, administrées par des élus locaux auxquels peuvent vous relier mille liens relevant de l'affectivité. En d'autres termes, les réseaux relationnels qui «font» les élections (nationales ou locales) servent ensuite de canal privilégié à la fourniture de leurs prestations par les collectivités publiques, et entraînent une inégalité foncière devant la règle qui ruine la crédibilité des institutions et contribue encore à priver de légitimité les normes que celles-ci feignent de mettre en application sur l'ensemble du corps social.
D) Un certain dévoiement du rapport à l'État Ces pays tirent de leur histoire propre un rapport singulier à l'État. Les populations des départements d'outre-mer, héritières de l'inguérissable humiliation engendrée par l'esclavage et fréquemment blessées par le regard du Blanc, cherchent une compensation dans la conviction de détenir sur la France une inextinguible créance: la départementalisation de 1946 a été et demeure le support juridique par lequel la
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République s'acquitte de cette dette. Mais le ressentimenr25 né de l'esclavage, ainsi que la mauvaise conscience très palpable qu'engendre aujourd'hui le sentiment - fort présent chez beaucoup - de vivre une situation d'assistance226, se combinent avec la faible légitimité reconnue à un État « blanc », à des institutions « françaises », à des lois présumées ignorer les « réalités locales », pour susciter non seulement des incivismes quotidiens traduisant un certain rejet de la loi « française », mais aussi des rancœurs croissantes que capitalisent aisément les mouvements se présentant comme autonomistes ou indépendantistes. Aussi la formule « marronnage institutionnel» est-elle souvent utilisée par les intellectuels et élus des départements français d'Amérique pour décrire, crûment, le désir profond de ces populations d'échapper aux contraintes de la République comme leurs ancêtres esclaves s'efforcèrent d'échapper à leurs maîtres. .. Les rapports des peuples de la périphérie de la République avec l'État apparaissent dès lors singuliers. Se ressentant - et se proclamant fréquemment - non membres de la nation française, ils demandent, au vu de leur situation particulière, à bénéficier d'un assouplissement des contraintes que comportent les lois. Affirmant, en sens inverse, leur volonté de demeurer dans la République, ils demandent à bénéficier pleinement des avantages de la loi. Il paraît ainsi assez clair que la République jouit à leurs yeux d'une légitimité essentiellement alimentaire, comme le diagnostique sans ambages, on l'a vu, Jacky Dahomay, qui parle d'une « citoyenneté vécue de façon purement utilitariste »227. L'État n'y est pas perçu comme la chose de tous, comme la personne morale permettant à la nation 225. M. COTTIAS,« L'oubli du passé» contre la « citoyenneté»: troc et ressentiment à la Martinique (1848-1946) », in F. CONSTANTet J. DANIEL (dir.), op. cit. p. 293. 226. « Mauvaise conscience? Le terme est faible! Nous avons honte, parce que nous avons échoué! » : Guillaume Suréna, psychanalyste, Fort-de-France, entretien avec l'auteur. 227. 1. DAHOMAY,« Antilles-Guyane: intégration sans assimilation. », Le Monde, Il novembre 1999.
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de s'exprimer et de s'organiser, mais comme un stock de richesses sur lequel on cherche à faire valoir des droits, au nom d'une histoire particulièrement blessante et d'une situation géographique comportant des handicaps structurels. Consciente de ne jouir, outre-mer - comme en Corse - que de cette légitimité largement utilitaire, et soucieuse d'en éviter l'aveu228,la République y accède aux désirs des élites politiques locales auxquelles elle a concédé, on l'a vu, une décentralisation particulièrement poussée prenant même, dans le cas des exterritoires d'outre-mer, la forme d'une considérable autonomie. Le constituant, lors de la révision du 23 mars 2003, en est même venu à soumettre toute modification du régime des collectivités territoriales ultramarines à l'assentiment de leurs populations, mesure audacieuse dont on peut craindre qu'elle ne paralyse l'action du souverain, le législateur.
228. « Pas de vagues! Surtout pas de vagues! », tel est le discret conseil glissé aux préfets nommés outre-mer ou en Corse, les incitant à tolérer un certain degré de non-respect de la loi afin que soit évitée la démonstration de l'incapacité de la République à faire accepter les contraintes qu'elle comporte.
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Chapitre V LE CONSTITUANT DE 2003 A PARALYSÉ L'ACTION DU SOUVERAIN
Le 7 décembre 2003, les électeurs de la Guadeloupe et de la Martinique étaient convoqués pour répondre par Oui ou par Non à la question suivante: « Approuvez-vous le projet de création [...] d'une collectivité territoriale demeurant régie par l'article 73 de la Constitution, et donc par le principe de l'identité législative avec possibilité d'adaptations, et se substituant au département et à la région dans les conditions prévues par cet article ?229»
Il s'agissait là de l'aboutissement d'un long processus amorcé par le rapport remis - à sa demande - au Premier ministre, en juin 1999, par le sénateur de la Martinique Claude Lise et le député de La Réunion Michel Tamaya, intitulé Les départements d'outre-mer aujourd'hui: la voie de la responsabilité. Dans ce rapport les deux parlementaires dénonçaient l'inachèvement de la décentralisation dans les départements et régions d'outre-mer et proposaient notamment qu'un organe nouveau, le congrès, composé des élus du conseil général et du conseil régional, s'y réunisse pour élaborer un projet d'évolution statutaire. La loi dite d'orientation pour l'outre-mer, promulguée le 13 décembre 2000, jettera alors les 230 bases d'un important aggiornamento du droit de l'outre-mer dont l'un des éléments essentiels sera, précisément, la possibilité 229. Le texte de ce chapitre est partiellement repris de « Un déplorable fauxpas du constituant », communication au colloque Quel avenir institutionnel pour les collectivités françaises d'Amérique ?, organisé par l'Institut du Droit d'outre-mer, Cayenne, du 7 au 9 décembre 2005. Actes parus à la Documentation française, op. cit. 230. M. ELFORT et alii (dir.), La loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2001, 614 p.
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donnée aux conseils généraux et régionaux d'outre-mer de se réunir en un congrès des élus départementaux et régionaux dépourvu certes d'existence institutionnelle autonome 231 car simple émanation des deux assemblées locales, mais chargé notamment de «délibérer de toute proposition d'évolution institutionnelle »232. Ces congrès commencèrent à siéger - dans les départements français d'Amérique mais pas à La Réunion, dont certains élus tiennent à ce qu'elle demeure ostensiblement à l'écart de revendications teintées de nationalisme - à la fin de l'année 2001 et au début de l'année 2002, encouragés par le gouvernement Jospin à faire preuve d'imagination en proposant aux pouvoirs publics des solutions novatrices que ceux-ci transformeraient ensuite en projets de loi. En leur conférant un rôle d'initiative, cette procédure était délibérément valorisante pour les élus concernés, qui se mirent au travail avec ardeur, lors de débats foisonnants largement reproduits par les medias, remarquablement suivis par la population, et esquissant les contours d'une réforme fusionnant le département et la région en une collectivité territoriale unique. Cet enthousiasme fut douché par la position d'emblée adoptée - à la suite des engagements pris, en vue de sa campagne, par le président de la République sortanf33 - par le gouvernement issu des élections de juin 2002. La balle, en effet, ostensiblement placée dans le camp des élus de la «périphérie» par le gouvernement Jospin, conscient de ce que cette procédure contribuait à panser de très anciennes humiliations, fut récupérée par le gouvernement Raffarin, soucieux de réintégrer les revendications décentralisatrices de l'outre-mer dans une politique nationale d'approfondissement de la décentralisation, diluant ainsi, 231. F. LUCHAIRE,« Le congrès dans les départements d'outre-mer », in M. ELFORTet alii, op. cil. p. 387 sq. 232. Art. L. 5915-1, CGCT. 233. « Chaque collectivité d'outre-mer doit pouvoir désormais, si elle le souhaite, évoluer vers un statut différencié, en quelque sorte un statut sur mesure », discours du président de la République en Martinique, Il mars 2000, quoditien France-Antilles. 12 mars 2000.
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politiquement, les revendications de l'outre-mer. Ce fut la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, dont le volet consacré à l'outre-mer a été largement commenté234.Le nouvel article 72, dans son alinéa I er, ouvre la voie à la création par la loi de collectivités territoriales nouvelles se substituant à « plusieurs» collectivités préexistantes: c'est là, certes, faire tomber l'obstacle que voyait une partie de la doctrine à la suppression d'un département. Politiquement toutefois, en paraissant ouvrir la voie aux revendications de l'outre-mer, cette révision démotivait leurs élus, les frustrant de la posture revendicative dans laquelle ils puisent leur légitimité... Aussi les « congrès» de Martinique et de Guadeloupe rechignèrent-ils à remettre leur ouvrage sur le métier et firent-ils parvenir au Gouvernement, à peine modifiés, les projets de collectivité territoriale unique se substituant au département et à la région et dotée de quelques compétences supplémentaires, qu'ils avaient élaborés avant la révision constitutionnelle. Ne pouvant s'engager sur le travail à venir du législateur, donc sur le contenu de la future loi, tout en indiquant que l'avant-projet s'inspirerait des propositions venues de Guadeloupe et de Martinique, le Gouvernement convoqua les électeurs pour solliciter leur avis sur les grandes lignes de la réforme envisagée, le 7 décembre 2003. Après une campagne extrêmement animée, le corps électoral repoussa la perspective d'une fusion du département et de la région en une collectivité territoriale unique. Que la perspective d'une réforme aussi modérée - eu égard à la vigueur des discours quotidiennement tenus par les élites locales sur la nécessité d'arracher à 1'« État français» une « domiciliation du pouvoir» au niveau local - ait été repoussée conduit à s'interroger sur les causes d'une telle impasse. Les populations concernées, en effet, semblent paralysées par la contradiction qui oppose leurs rêves 234 Voir notamment: O. GORIN, « L'outre-mer français dans la réforme constitutionnelle de la décentralisation », RFDA, juillet-août 2003, p. 678 s., J.-Y. FABERON,(dir.), L'outre-mer français: la nouvelle donne institutionnelle, La Documentation française, 2004, 217 p.
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d'émancipation et leur crainte de celle-ci, alors que la République elle-même se lie les mains en s'interdisant de trancher cette contradiction.
I) Entre rêves et intérêts, des populations indécises On s'efforce généralement d'oublier, dans les quatre « vieilles colonies », que le statut de département a été demandé par elles, et accordé par la loi du 19 mars 1946, dans le but explicite de réaliser la complète incorporation à la République de populations qui se proclamaient et voulaient être considérées comme intégrées à la Nation. On l'a VU235,le rapporteur de la proposition de loi, Aimé Césaire, argumenta clairement son soutien à ladite proposition en invoquant la nécessité de concrétiser par une assimilation juridique - application dans les « vieilles colonies », devenues à cet effet départements, des lois et décrets - une assimilation culturelle qu'il considérait comme réalisée. Le rappel des propos qu'il a tenus à la tribune de l'Assemblée nationale à cette occasion met aujourd'hui mal à l'aise les élites des départements français d'Amérique, qui s'efforcent au contraire d'ancrer leur légitimité dans des analyses mettant en exergue le refus de toute assimilation culturelle et même son impossibilité foncière, tant l'identité créole, affirment-elles, serait fondamentalement rétive à sa dissolution dans une « autre» culture... L'on voit ainsi monter, ces dernières décennies, une revendication identitaire croissante, alors même que toute perspective d'émancipation est rejetée par le corps électoral.
235. Voir supra p. 25-26.
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A) Une revendication identitaire croissante les initiateurs mêmes du projet de départementaOn l'a VU236, lisation ont rapidement déploré les effets de l'assimilation législative et regretté la réforme qu'ils avaient arrachée en 1946: dès 1956 Aimé Césaire condamna l'idéologie assimilationniste dont il avait été l'un des porte-parole, en en prenant l'exact contre-pied par une affirmation identitaire qui deviendra plus tard une véritable affirmation nationale237.Et il tirait à la fin de sa vie un bilan négatif - sur le plan culturel - de l'application quasi automatique dans les DOM des lois et décrets: « ça nous a complètement perturbés! 238 », et allait jusqu'à proclamer l'assimilation impossible: « Je suis nègre: comment la Martinique peut-elle être département français à part entière ?239» Simultanément en Guadeloupe, le parti communiste appela dès 1956 le « peuple guadeloupéen» à lutter pour l'égalité des droits à l'intérieur du statut départemental - les prestations du système de protection sociale national n'étant étendues aux jeunes départements ultramarins qu'avec une lenteur semblant traduire la réticence des pouvoirs publics - et son leader Rosan Girard s'efforcera de faire emprunter aux consciences le même chemin en assignant dès 1957 « à la lutte du peuple guadeloupéen un objectif stratégique précis: la libération politique de la Guadeloupe »240. la « Convention pour l'autonomie» qui a réuni On l'a VU241, en août 1971 au Morne-Rouge, en Martinique, des délégués des 236. Voir supra p. 56. 237 . A. CÉSAIRE, Allocution pour le dixième anniversaire du Parti progressiste martiniquais, Fort-de-France, le 27 mars 1968, cité par l-Cl. WILLIAM,ibidem p. 330 à 332. 238. Quotidien France-Antilles, 4 décembre 2001, p. 2. 239. Ibidem. 240. J.-P. SAINTON,« Des mots pour le dire... Note sur les équivoques du discours revendicatif de l'intégration et du discours revendicatif de la spécificité: une perspective historique », in Th. MICHALON(dir.), op. cit. p. 86. 241. Voir supra p. 57.
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mouvements autonomistes des quatre départements d'outre-mer, a proclamé le caractère d'entités nationales distinctes de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de La Réunion. Plus près de nous, en janvier 1999, six organisations « indépendantistes» de la Martinique (le conseil national des Comités populaires, le Groupe Révolution socialiste, le Mouvement indépendantiste martiniquais, le Mouvement des Démocrates et Écologistes pour une Martinique souveraine, le Mouvement populaire pour la Résistance martiniquaise, le « Pati kominis pou Lendépendans ek Sosyalizm », deux de la Guadeloupe (le « Konvwa pou Libérasyon nasyonal Guadloup » et l'Union populaire pour la Libération de la Guadeloupe), et deux de la Guyane (le Mouvement de Décolonisation et d'Émancipation sociale et le Parti national populaire guyanais), réunies à Fort-de-France, adoptèrent une déclaration commune dont on relèvera ici quelques passages: « Le système colonial, sous sa forme départementale et décentralisée, a abouti à une véritable impasse, plongeant (nos) pays dans une grave crise tant sur les plans politique, économique, social, écologique que culturel. La criminelle intégration à l'Europe n'a fait qu'accentuer cette situation et encourage, entre autres, une véritable invasion de nos pays par des Européens. Cette politique de "génocide par substitution" accentue la dépossession de nos terres et met en péril à terme l'existence même de nos peuples. Les organisations signataires dénoncent les manœuvres du colonialisme français pour trouver des solutions de replâtrage afin de maintenir et de renforcer sa présence dans la 242» Caraïbe et en Amérique du Sud
Enfin - et on a déjà eu l'occasion de le signaler 243 - l'idée d'une identité nationale propre, censée conduire vers l'autodétermination, a été réaffirmée ces dernières années à la Martinique, aussi bien par les excellents résultats du Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) lors des élections régionales de 1998 puis de 2004, résultats qui lui 242. Quotidien France-Antilles, 25 janvier 1999. 243. Voir supra p. 57.
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permettent de diriger la région, que par l'adoption le 20 février 2002 par le «congrès des élus départementaux et régionaux» d'une motion proclamant l'existence d'une «nation martiniquaise» . Il apparaît ainsi que la politique d'assimilation juridique conduite depuis 1946 dans le cadre du statut départemental a suscité un raidissement des esprits, pour des motifs successifs et contradictoires: en un premier temps parce que la réticence des pouvoirs publics à étendre dans les DOM les prestations sociales servies en métropole fut ressentie comme une humiliante discrimination, ensuite parce que l'assimilation juridique apparut comme porteuse d'une volonté d'assimilation culturelle. Ce raidissement des esprits a pris la forme d'une « exacerbation des revendications identitaires »244et d'une demande multiforme d'émancipation. Mais l'émancipation réclamée est en même temps refusée.
B) Le refus de toute forme d'émancipation L'extrême lenteur avec laquelle les pouvoirs publics ont, à partir de la mise en place du régime départemental, étendu aux jeunes départements d'outre-mer le système de protection sociale national245 a été ressentie comme une discrimination d'essence coloniale, a suscité durant plusieurs décennies des luttes et des revendications au nom du principe d'égalité, et engendré une réelle amertume, la départementalisation étant vécue comme « une espérance trahie »246... en même temps que le symbole d'une citoyenneté pleine et entière arrimant les populations des départements français d'Amérique à la sphère 244. J. DANIEL,« Les élus face à la réforme institutionnelle et à l'acte Il de la décentralisation: la difficile conciliation d'aspirations contradictoires », in Th. MICHALON(dir.), op. cit. p. 113. 245. B. FRANÇOIS-LUBIN, « Les méandres de la politique sociale outre-mer », in F. CONSTANTet J. DANIEL(dir.), 1946-1996: Cinquante ans de départementa/isation outre-mer, op. cit. p. 73. 246. J. DANIEL,op. cil. p. 118.
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de prospérité occidentale. Aussi le processus qui, à partir des propositions du rapport Lise-Tamaya, déboucha sur la consultation du 7 décembre 2003, a-t-il cristallisé dans les esprits des sentiments puissamment contradictoires. Une enquête de l'institut Louis-Harris, réalisée à la fin de l'année 2001, indiqua un très fort attachement des Martiniquais (92 % des sondés) au statut de départemenf47, mais une autre enquête du même institut, réalisée un an plus tard, traduisit le désir de 58 % des sondés de voir le conseil général et le conseil régional être fusionnés en une « assemblée unique », permettant ainsi au quotidien France-Antillei48 de titrer: Les Martiniquais veulent plus de pouvoirs. Issue des débats du «congrès des élus départementaux et régionaux» prévu par la loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000 comme organe de réflexion susceptible, dans chaque département d'outre-mer, d'esquisser à l'intention du Gouvernement les grands traits de l'évolution institutionnelle souhaitée, la proposition de créer en Guadeloupe et en Martinique une collectivité territoriale unique au lieu et place du département et de la région, et héritant de quelques compétences supplémentaires, a été repoussée, lors de la consultation du 7 décembre 2003, par 50,48 % des suffrages en Martinique et 72,98 % en Guadeloupe. Cette proposition s'avérait pourtant fort prudente eu égard à l'intensité des affirmations particularistes de la plupart des élus locaux et à la quasiunanimité avec laquelle, dans ces deux îles comme en Guyane, ils appellent constamment de leurs vœux de considérables avancées de la décentralisation à leur profit. Mais entre ces positions affichées, surfant sur le ressentiment diffus que ces populations éprouvent envers l'ancienne puissance coloniale, d'une part, et l'option concrète pour une évolution statutaire éloignant même légèrement ces collectivités territoriales du régime de droit commun, d'autre part, la distance psychologique s'est avérée importante. 247. Quotidien France-Antilles, 17 janvier 2002. 248. 14 janvier 2003.
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La campagne vit s'affronter partisans du Oui et partisans du Non sur deux registres bien distincts. Les premiers s'efforcèrent de mener un large travail de vulgarisation juridique tendant à expliquer que le remplacement du département et de la région par une collectivité territoriale unique demeurant placée sous le régime d'identité législative rendrait plus efficace et plus dynamique la gestion des affaires locales sans porter atteinte en quoi que ce soit aux avantages matériels inhérents au régime départemental et au statut communautaire de région ultrapériphérique. Les seconds au contraire, misant délibérément sur le modeste niveau de formation d'une large part du corps électoral, situèrent d'emblée leur campagne sur le terrain de la peur, agitant sans scrupules l'épouvantail du retour à une précarité matérielle encore très fraîche dans les esprits. En témoigne, notamment, le tract distribué quelques jours avant le scrutin dans les boîtes aux lettres de Martinique, signé d'un fantomatique « Comité de la majorité silencieuse martiniquaise », dont on a pu lire le texte plus hauf49. Le registre délibérément emprunté, celui de la peur de la perte des avantages matériels conquis depuis 1946, correspondait bien à des craintes populaires profondément ancrées, comme l'a montré l'enquête menée en Martinique par Mme Zander50. « Dans les représentations collectives, le cadre institutionnel du "département" est très étroitement lié aux "acquis sociaux", écrit-elle, avant de préciser « Il existe alors un grand attachement à ce cadre institutionnel, voire simplement à la dénomination "département" qui symbolise en effet d'un côté l'attachement à la France et à l'Europe et de l'autre le bien-être matériel et l'égalité sociale avec la métropole. »
L'organisation même de la consultation parut suspecte à une opinion toujours persuadée que le «Gouvernement français» 249. Voir supra p. 106. 250. U. ZANDER,«La consultation du 7 décembre 2003 et les manifestations d'inquiétude de l'opinion martiniquaise », in Th. MrCHALON,op. cit. p. 133 et s.
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cherche, par des moyens détournés, à se débarrasser des Antilles: Nous n'avons pas donné notre avis ni pour la départementalisation, ni pour la régionalisation, alors pour défaire pourquoi ont-ils besoin de l'aval du peuple? Que se cache-t-il derrière tant de bonté et de démocratie? La consultation n'aurait, organisée que pour mieux départements sans intérêt. . .
dans l'esprit de beaucoup, été pouvoir se débarrasser de ces
Mais à cette crainte d'une régression des conditions de vie matérielle s'en greffait une autre, celle d'« une peur du pouvoir local et de la responsabilité» (Zander) : Quels seront les contre-pouvoirs susceptibles d'empêcher l'Exécutif de la nouvelle assemblée d'abuser de ses pouvoirs? » ; « n y at-il pas de risque pour la démocratie?» ; ces élus qui « ne pensent qu'à leur poche» ne vont-ils pas « utiliser les pauvres gens pour aboutir à leurs projets, à leurs ambitions? )). « J'ai un peu peur qu'on donne la possibilité de légiférer aux gens, à nous... J'ai vraiment peur que demain matin on ait un pouvoir, quoi, sincèrement... 251»
Ainsi, le réel désir d'émancipation s'assortit-il d'un refus d'un pouvoir locaL.. On le constate, le discours identitaire, tout en s'exacerbant jusqu'au nationalisme, s'est en même temps banalisé en se diffusant à la plus large part de l'éventail politique, et dépolitisé, en se muant en une simple velléité autonomo-identitaire.252 Les contradictions présentes, on le voit, dans les esprits, débouchent sur une impasse bien réelle. Incapables de sortir des discours incantatoires sur une évolution institutionnelle qui permettrait enfin un «développement» dont aucun d'eux ne se hasarde à préciser les contours, croyant trouver leur légitimité dans une posture revendicative envers Paris dont ils ne 251. Ibidem. 252. J.-P. SAINTON,op. ci!. p. 75.
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souhaitent apparemment pas plus que leurs électeurs qu'elle obtienne satisfaction253,objets de la part de ces mêmes électeurs d'une défiance qui confine au mépris254,les élus de Guadeloupe et de Martinique s'avèrent impuissants à désamorcer un malaise qui, à l'instar de celui de la Corse, concerne pourtant le pays tout entier. Il apparaît dès lors déplorable que le constituant ait privé le législateur de la liberté d'adopter lui-même les solutions qui lui paraîtraient de nature à résoudre ce malaise.
II) La République bloquée par le constituant Le malaise que ressentent les «populations»
255
de l' outre-
mer, et qu'expriment quotidiennement les élites - politiques autant que culturelles - des DFA, ne constitue pas simplement un problème local, mais bel et bien - à l'instar du problème corse, avec lequel il présente maints points communs - un problème pour la République tout entière. Il est donc d'intérêt général de parvenir à le résoudre. Or il apparaît aujourd'hui qu'en conférant à ces « populations» un droit à l'autodétermination interne notre droit constitutionnel a paralysé dans ce domaine l'action du souverain.
253. Un certain nombre de maires, partisans officiels d'une réponse positive à la consultation du 7 décembre 2003, auraient en sous-main, selon des rumeurs insistantes en Martinique, incité leurs administrés à voter« non ». 254 . 72 % des Martiniquais, sondés par l'institut Louis Harris en septembre 2001, considèrent que les élus locaux utilisent malles pouvoirs dont ils disposent pour «gérer la Martinique». Quotidien France-Antilles, 13-14 octobre 2001. 255. Pour reprendre la formule du Conseil constitutionnel, désireux d'affirmer que la Constitution ne reconnaît qu'un seul «peuple», le «peuple français ».
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A) Les « populations» de l'outre-mer jouissent d'une autodétermination interne Comme on l'a vu plus hauf56 notre droit reconnaît depuis la décision du Conseil constitutionnel du 30 décembre 1975 sur l'affaire des Comores, ratifiant la fameuse « doctrine Capitant », que la formule de l'article 53 alinéa 3 de la Constitution de la Ve République selon laquelle « nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées» concerne aussi les situations de sécession, et qu'il existe donc, au profit des populations de l'outre-mer, une procédure d'autodétermination externe, que la doctrine qualifie d'ailleurs trop rapidement de droit à l'autodétermination... alors que seul le Gouvernement peut prendre l'initiative de la mettre en œuvre. Les évolutions récentes de notre droit constitutionnel peuvent, de même, être considérées comme ayant établi, au profit des « populations» de l'outre-mer, un droit à l'autodétermination interne, ou statutaire257. Dans sa décision du 4 mai 2000 sur la consultation de la population de Mayotte sur le nouveau statut qui lui était proposé, le Conseil constitutionnel a en effet considéré comme conforme à la Constitution que les « populations d'outre-mer intéressées» soient mises en mesure de formuler un avis « sur l'évolution statutaire de leur collectivité territoriale à l'intérieur de la République ». Et il a fondé sa position non pas sur l'article 53 alinéa 3 de la Constitution - interprété, on le répète, comme visant les situations de sécession, et qui exige le consentement des populations intéressées - mais sur le principe de libre détermination des peuples figurant à l'alinéa 2 du Préambule. En cela, d'ailleurs, il se conforme au droit international, qui étend le droit d'autodétermination en vue d'une sécession - dont 256. Voir supra p. 38. 257. F. LEMAIRE,« La question de la libre détermination statutaire des populations d'outre-mer devant le Conseil constitutionnel.» (La décision n° 2000-428 DC du 4 mai 2000), RD? 2000, p. 907.
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il proclame l'existence - à un droit d'obtenir, en droit interne, un statut d'autonomie258. La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a introduit dans notre droit positif deux niveaux de consultation des populations concernées par un projet de réforme de l'organisation et des compétences de l'une ou l'autre des collectivités territoriales dont elles relèvent. Ces deux niveaux de consultation reprennent deux des trois types d'avis que connaît le droit administratif, à savoir, l'avis facultatif, l'avis obligatoire et l'avis conforme259: - article 72-1, al. 3 : «Lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. [...]» ; - article 72-4, al. 2: «Le Président de la République [...] peut décider de consulter les électeurs d'une collectivité territoriale située outre-mer sur une question relative à son organisation, à ses compétences ou à son régime législatif [. ..] ». Il s'agit là, on le voit, d'un régime d'avis facultatif, le législateur ou le Chef de l'État ayant la latitude d'apprécier l'opportunité d'organiser la consultation, et l'avis recueilli ne liant pas - du moins juridiquement -les pouvoirs publics. C'est sur la base de la première de ces deux dispositions qu'a été organisée la consultation des électeurs de Corse, le 6 juillet 2003, sur le projet de remplacer les deux départements et l'actuelle collectivité territoriale à compétences régionales par une collectivité territoriale unique dotée de l'ensemble de leurs compétences. S'il s'agit, juridiquement, pour ces deux dispositions, d'un avis facultatif, il n'en sera pas de même politiquement, car les populations concernées par un projet de réforme institutionnelle accepteraient difficilement que la 258. Ibidem, p. 91l. 259. R. CHAPUS,Droit administratif général, Montchrestien, tome I, 2000, p. 1090 et s.
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possibilité de consultation prévue par la Constitution ne soit pas mise en œuvre: on est donc en présence, en pratique, d'une consultation obligatoire. Deux autres dispositions, par contre, établissent un régime proche de l'avis conforme: - article 73, al. 7 : « la création par la loi d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou l'institution d'une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités ne peut intervenir sans qu'ait été recueilli [...] le consentement des électeurs inscrits dans le ressort de ces collectivités» ; er: - article 72-4, al. 1 «Aucun changement, pour tout ou partie de l'une des collectivités mentionnées au deuxième alinéa de l'article 72-3, de l'un vers l'autre des régimes prévus par les article 73 et 74, ne peut intervenir sans que le consentement des électeurs de la collectivité ou de la partie de collectivité intéressée ait été préalablement recueilli [...] ». Ce régime consultatif est proche de l'avis conforme en ce sens que, si les pouvoirs publics ne peuvent pas poursuivre l'élaboration de leur projet de réforme sans le consentement des électeurs concernés, ce consentement ne les contraint pas, juridiquement, à donner suite à ce projet. Politiquement, par contre, il serait difficilement concevable que l'aval donné par les électeurs ne soit pas suivi d'effet, et il s'agit donc bel et bien, de fait, d'un avis conforme. Ainsi, sans aller jusqu'à parler, comme A. Oraison, d'un « droit d'autodétermination interne» ou de « libre détermination statutaire »260,on doit constater avec lui que « les populations des huit collectivités territoriales ultramarines [...] disposent du droit de s'opposer par la voie démocratique à tout changement statutaire» et que «personne - pas même le législateur - ne 260. A. ORAISON,« Réflexions critiques sur le maintien du statu quo institutionnel à la Guadeloupe et à la Martinique et sur le changement statutaire à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin à la suite des référendums antillais du 7 décembre 2003 », RFDA, janvier-février 2004, p. 45.
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peut désormais imposer une évolution statutaire à la population d'une collectivité d'outre-mer ou d'un département d'outremer »261.
Réservée à des populations qui expriment fréquemment - et dont les élites politiques et intellectuelles, du moins dans les DFA, expriment quotidiennement - leur malaise au sein de la nation française, cette procédure semi-décentralisée d'édiction de la loi a pour but, on le comprend aisément, de compenser le déficit de légitimité dont sont affectées à leurs yeux les institutions de la République. Mais elle engendre un déplorable effet pervers: la paralysie du souverain.
B) L'autodétermination interne paralyse l'action du souverain L'article 3 de la Constitution de la Ve République dispose, dans ses deux premiers alinéas: « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice. »
Ces formules puisent leur origine dans l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen: «Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément », devenu l'article premier du titre III de la Constitution du 3 septembre 1791 : «La Souveraineté est une, individuelle, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation: aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s'en attribuer l'exercice. » Il s'agissait, à l'époque, d'interdire au roi de se prévaloir de la souveraineté 262. Sous des formulations légèrement variables, cette idée a été, depuis, 261. Ibidem, p. 47 et 52. 262. F. LUCHAIRE,« La souveraineté », RFDC, 2000, n° 43, p. 452.
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«retranscrite dans les constitutions de façon mécanique» 263 ; devenue «une clause de style, elle est reproduite sans faire l'objet de discussion tant sa finalité paraît évidente »264,mais on lui prête une signification différente, celle de «souligner le caractère unitaire du titulaire de la souveraineté »265. Quel est alors le titulaire de la souveraineté? L'article premier de la Constitution du 4 novembre 1848 indiquait: « La souveraineté réside dans l'universalité des citoyens français. » et l'article 3 de la Constitution du 27 octobre 1946: «La souveraineté nationale appartient au peuple français.» La Nation ne pouvant pas exercer la souveraineté «puisqu'elle n'est pas seulement constituée des vivants mais aussi des morts et de ceux qui naîtront »266,son exercice est confié au peuple, c'est-à-dire au corps électoral, «organe collégial de formation de la volonté étatique », selon Carré de Malberg267.Les élus du peuple au Parlement ne sont donc pas élus par une circonscription, mais dans une circonscription, selon les termes même employés par les constituants de 1791, la circonscription électorale « n'exerçant aucun droit propre» : c'est ainsi qu'à la suite de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Empire prussien en 1871, l'Assemblée refusa la démission que lui présentaient les députés de ces circonscriptions en estimant qu'ils étaient et devaient rester « les représentants du peuple français »268. La Nation - ou plus exactement le peuple - est donc souveraine « au sens où toute édiction normative doit être le fait du peuple (en vérité du corps électoral) lui-même - c'est l'exception - ou du moins de représentants élus par lui - c'est la règle» 269, et la loi faite par le Parlement peut être ainsi 263. A. HAQUET, Le concept de souveraineté en droit constitutionnel français, PUF, 2004, p. 94. 264. Ibidem, p. 96. 265. Ibidem, p. 94. 266. Ch. DEBBASCHet alii, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Economica, 1990, p. 532. 267. Ibidem, p. 533. 268. Ibidem, p. 534. 269. L. FAVOREUet alii, Droit constitutionnel, Dalloz, 2000, p. 43.
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considérée comme « l'expression de la volonté générale »270,sa primauté procédant de «(son) identification avec la volonté
générale, c'est-à-dire avec la souveraineté nationale» 271. La Constitution du 24 juin 1793 indiquait donc dans son article 26 : «Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ». L'attribution par le constituant aux populations des collectivités territoriales ultramarines du pouvoir d'empêcher le législateur d'adopter pour lesdites collectivités territoriales les réformes qui lui paraîtraient de nature à résoudre les importants problèmes qui s'y posent soulève donc une question fondamentale: ne s'agit-il pas là d'un transfert à « une section du peuple» de 1'« exercice» de la souveraineté? Les « caractéristiques et contraintes particulières» de ces collectivités territoriales, dont le nouvel article 73 de la Constitution, dans son alinéa premier, reconnaît l'existence, légitiment-elles une telle dérogation, à leur profit, à la règle de l'article 34 selon laquelle « la loi est votée par le parlement» ? Sur un autre plan, est-il certain qu'une dérogation si exorbitante au principe de l'indivisibilité de la souveraineté soit, précisément, «à leur profit»? Le malaise croissant qu'y engendre dans les esprits la tension de plus en plus vive entre les rêves d'émancipation, d'une part, l'attachement à la sécurité matérielle que procure la dépendance, d'autre part, doit trouver sa solution, et cette question concerne l'ensemble de la Nation, donc met en jeu la «volonté générale ». Plus précisément un régime d'autonomie, conforme aux affirmations « identitaires » qui s'expriment de manière récurrentes, devrait pouvoir être adopté par le législateur, sans que les réticences motivées localement par diverses craintes puissent y faire obstacle. On le voit, l'attribution par le constituant aux populations des collectivités territoriales ultramarines d'un pouvoir de blocage 270. Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, art. 6. 271. J. GICQUELet I.-E. GICQUEL,Droit constitutionnel et Institutions politiques, Montchrestien, 2007, p. 201.
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de l'action du souverain sur une partie du territoire national pose un problème sérieux. Présenté comme une avancée démocratique par rapport au processus normal - intégralement central - d'édiction de la loi, ce pouvoir de blocage est néanmoins refusé aux populations des collectivités territoriales de métropole... hormis la Corse. Ses fondements sont donc clairs: il s'agit pour la République d'un effort de séduction de populations qui manifestent quotidiennement une réticence diffuse face aux contraintes de la loi, et dont les élites proclament de plus en plus nettement la non-appartenance à la nation française272. Cet effort de séduction est inutile pour les populations de l'Hexagone, auprès de qui la légitimité de nos institutions est plus tangible: le constituant leur refuse donc cette forme de participation à l'exercice de la souveraineté. Et ledit effort s'avère d'ailleurs jusqu'ici vain: en refusant, aux Antilles comme en Corse, toute forme d'éloignement du droit commun, qu'elles appellent pourtant de leurs vœux, ces populations se maintiennent délibérément, envers la France, dans une posture revendicative qu'elles ressentent, somme toute, comme plus gratifiante.
272. Une autre analyse est possible: la République, embarrassée par l'impasse dans laquelle se trouvent ses territoires ultramarins et incapable d'y concevoir une politique sur le long terme, prend au mot les revendications de leurs élites et y développe la libre administration dans l'espoir diffus de les amener à prendre plus largement leur destin en main.
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CONCLUSION
Considéré comme une modeste survivance du droit colonial, d'autant plus discrète que son aire d'application s'était réduite après la vague de sécessions permise par la Ve République naissante - à quelques petits territoires épars sur le globe, le droit de l'outre-mer n'attirait plus l'attention, au point de n'être plus guère enseigné dans les années 1970. Sous l'effet conjugué d'un renouveau d'intérêt de la doctrine et de la montée en puissance de revendications particularistes voire de postures indépendantistes, cette branche de notre droit public s'est au contraire depuis un quart de siècle avérée particulièrement évolutive et inventive. Longtemps figé, le clivage Départements d'outre-mer/Territoires d'outre-mer, recouvrant implicitement une distinction entre populations considérées comme assimilables à la nation française et celles regardées comme constituant des nations distinctes a, on l'a vu, totalement éclaté: la Constitution permet très clairement au législateur d'adopter des statuts à la carte, susceptibles de satisfaire au souci des élites locales d'obtenir la reconnaissance par la République de la spécificité de chaque territoire. Cette évolution - récente, on l'a vu - d'un droit s'affranchissant de ses catégories pour permettre un traitement particulier de chaque territoire légitime-t-elle la substitution - courante ces dernières années - du pluriel les outre-mers au traditionnel singulier l'outre-mer? L'affirmation quotidiennement réitérée par les élites locales de la spécificité des situations locales ne dispense pas d'un examen des réalités économiques et socio-culturelles de ces collectivités territoriales. Et un tel examen - on a essayé de le montrer en seconde partie - révèle au contraire une assez grande homogénéité de situation, tant objective (des conditions d'existence favorisées par des transferts massifs de deniers publics) que subjective (l'existence, latente ou explicite, d'un sentiment national propre et d'un certain ressentiment envers ce 161
qui est encore plus ou moins perçu comme une domination coloniale), ne justifiant guère le passage au pluriel les outremers. On s'en doute, cette question d'ordre sémantique présente en réalité une grande importance symbolique. En affirmant quotidiennement, et souvent avec vigueur, l'existence de spécificités locales qu'il n'explicite jamais, David maintient sur Goliath une pression tendant à obtenir de lui un traitement particulier, non pas tant par lefond du statut que lui conférera le législateur que par la forme, la procédure suivie: une loi (organique) particulière transposant les vœux des élus locaux et conférant à ceux-ci de larges prérogatives - qu'ils s'avèrent en pratique peu enclins à mettre en œuvre - voire, à l'instar de la Nouvelle-Calédonie, un traitement particulier dans la Constitution, forme suprême d'une reconnaissance que l'on veut arracher sans toutefois oser demander la sécession, de peur qu'elle ne soit accordée. Conjuguer le rêve d'émancipation que suscite une humiliation historique et qu'entretient un sentiment d'assistance, avec le maintien des avantages matériels de la dépendance, a ainsi conduit à obtenir l'explosion des catégories au profit d'une prise en considération particulière de chacun de ces peuples - le refus de la République de les qualifier ainsi, à l'image du peuple français, alimente d'ailleurs le ressentiment local - par le Centre. Et c'est dans cette prise en considération solennelle qu'ils cherchent à lire la fin d'un douloureux rapport de domination.
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